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OLLO - Comité permanent

Langues officielles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Langues officielles

Fascicule 10 - Témoignages du 2 février 2015


OTTAWA, le lundi 2 février 2015

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd'hui, à 17 h 3, pour poursuivre son étude du projet de loi S-205, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications et services destinés au public).

La sénatrice Claudette Tardif (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Honorables sénateurs, je déclare cette séance du Comité sénatorial permanent des langues officielles ouverte. Je m'appelle Claudette Tardif, je suis une sénatrice de l'Alberta et présidente de ce comité.

Je demanderais aux sénateurs de se présenter, en commençant à ma gauche.

La sénatrice Fortin-Duplessis : Suzanne Fortin-Duplessis, de Québec.

La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal, au Québec.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Maltais : Ghislain Maltais, sénateur de Québec.

La sénatrice Charette-Poulin : Marie-Paule Charette-Poulin, du Nord de l'Ontario.

La sénatrice Chaput : Maria Chaput, du Manitoba.

La présidente : Merci. Aujourd'hui, nous étudions le projet de loi S-205, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications et services destinés au public), parrainé par la sénatrice Maria Chaput. Cette réunion vise à entendre le point de vue de juristes au sujet de ce projet de loi.

Nous avons le plaisir d'accueillir l'honorable Michel Bastarache, éminent juriste, ancien juge de la Cour suprême du Canada de 1997 à 2008, période pendant laquelle il a rendu des décisions sur un grand nombre de causes liées à l'application de la Charte canadienne des droits et libertés et des droits linguistiques.

Nous recevons également M. Mark Power, associé au cabinet Juristes Power. Il s'intéresse au droit constitutionnel, au droit des minorités et aux droits linguistiques. M. Power enseigne à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa.

Finalement, nous recevons aussi M. Allan Damer, président de la Fédération des associations de juristes d'expression française de common law inc., la FAJEF. M. Damer est originaire de ma province de l'Alberta.

Bienvenue à tous. Je donne la parole à M. Bastarache, qui sera suivi de M. Power et finalement de M. Damer. Après vos présentations, les sénateurs poseront leurs questions. À vous la parole, maître Bastarache.

L'honorable Michel Bastarache, c.r., ancien juge de la Cour suprême du Canada, Société professionnelle M. Bastarache : Bonjour. Je vous remercie de l'invitation. Étant donné que c'est une présentation très courte, je n'ai pas voulu faire une présentation qui ait pour objet de décrire le projet de modification de la loi et de le commenter.

Mon intention est principalement de faire valoir la nécessité de moderniser la loi et sa réglementation en ce qui concerne les services offerts au public, pour qu'elle soit conforme aux obligations constitutionnelles prescrites par la Charte, telle qu'elle est interprétée par la Cour suprême du Canada, pour qu'elle soit plus efficace pour répondre aux attentes du public, et pour qu'elle contribue, comme il se doit en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles, à la préservation et au développement des communautés de langues officielles.

Je voudrais rappeler, en commençant, que la Charte date de 1982, et la Loi sur les langues officielles, de 1988.

En 1988, le gouvernement expliquait que son intention était de mettre en œuvre les droits constitutionnels. Depuis cette date, il y a eu 81 décisions judiciaires portant sur le droit du public à des services fédéraux. Il va sans dire que ces arrêts ont permis de préciser la portée de l'article 20 de la Charte et des articles pertinents de la Loi sur les langues officielles et de sa réglementation. Dans bien des cas, ces décisions ont permis de conclure que la Loi sur les langues officielles n'était pas en mesure d'assurer le respect des obligations constitutionnelles.

Une analyse sérieuse des décisions aurait permis aux législateurs de préparer des modifications pour éviter de nouveaux recours aux tribunaux, mais surtout pour se conformer à l'obligation de respecter la Constitution, ce qu'il s'engageait déjà à faire en 1988. Pourtant, une seule modification a été apportée à la réglementation eu égard aux services offerts au public.

La loi a, de fait, été modifiée en 2005 par l'adjonction des paragraphes 41(2) et (3) pour obliger le gouvernement à prendre des mesures positives pour favoriser le développement des minorités linguistiques provinciales.

L'article 77 a été modifié pour préciser que les obligations de l'article 41 étaient dorénavant justiciables. Pour ce qui est des services au public, cependant, le législateur s'est contenté de répondre au jugement dans l'affaire Doucet, dans laquelle la Cour fédérale rejetait le règlement sur les services de la GRC sur l'autoroute 104, en Nouvelle-Écosse. La demande importante ne pouvait pas être établie, selon la cour, en fonction des données démographiques de l'endroit où l'infraction avait été commise. La demande importante devait tenir compte du flux des passagers sur l'autoroute. Avec égards, la demande importante ne pouvait être établie autrement que suivant la règle du gros bon sens.

D'ailleurs, les consultations effectuées à l'occasion de cet amendement avaient donné lieu à une recommandation de revoir toute la réglementation fédérale à la lumière des nombreuses décisions des tribunaux. La recommandation a été ignorée et le problème demeure, d'où la nécessité de soulever la question dans le cadre du projet de loi qui nous occupe en ce moment.

Quel est donc le problème à régler? D'abord, celui de définir correctement le public qui a droit à des services pour en établir la suffisance. Nous savons tous que, depuis 40 ans, le contexte sociolinguistique a changé. L'immigration a changé la configuration du Canada. La majorité des immigrants ont choisi de vivre en anglais, ce qui réduit la proportion de francophones sans en réduire le nombre.

Les minorités rurales ont déménagé en zone urbaine, ce qui a réduit davantage les nombres en région. L'exogamie s'est accrue, qui a augmenté l'effet néfaste du mode de calcul fédéral fondé sur la langue parlée le plus souvent à la maison. D'autre part, la minorité linguistique francophone a établi un large réseau d'institutions éducatives, culturelles, sociales et communautaires pour renforcer la vitalité des communautés de langues officielles.

La loi n'offre que quelques facteurs non obligatoires à considérer pour définir la demande importante et laisse à la réglementation la définition du droit et les mécanismes de mise en œuvre. La vitalité des communautés est un facteur qui est mentionné dans la loi, mais, jusqu'à ce jour, il a toujours été ignoré dans la réglementation.

La réglementation est très technique, objective, et axée sur les besoins non pas du public, mais de l'administration. La réglementation s'en tient à des données démographiques, mais ne tient pas compte des immigrants allophones qui s'identifient à la communauté francophone, des particularités des familles exogames et des personnes issues des écoles d'immersion qui ont choisi de vivre surtout en français.

L'article 20 ne prévoit pas le droit aux services seulement que pour la minorité linguistique. Il faut, de ce fait, une définition plus large pour satisfaire à l'objet de la loi constitutionnelle, et nous trouvons dans la jurisprudence plusieurs indices qui justifient une approche plus libérale.

Dans l'arrêt Pawley, la Cour suprême traitait de la définition d'un Métis et a favorisé l'auto-identification appuyée par des liens souhaités avec la communauté. Dans l'arrêt Beaulac, il fallait définir la langue de l'accusé. La Cour suprême a décidé qu'il fallait retenir comme critère le choix de l'accusé pourvu qu'il ait la capacité de communiquer dans la langue choisie avec son avocat.

Dans l'arrêt Solski, la Cour suprême devait décider si un élève qui veut changer de province peut poursuivre ses études dans la langue minoritaire. Elle a dit qu'il fallait rejeter les critères objectifs et évaluer le cheminement scolaire et, surtout, les indices d'attachement à la communauté linguistique choisie.

Vous voyez que l'approche mathématique a toujours été rejetée par la Cour suprême. Même dans le domaine scolaire, dans les arrêts Mahé et Arsenault-Cameron, la cour a déterminé qu'on ne peut évaluer les nombres suffisants en retenant les seules inscriptions. Il fallait tenir compte des ayants droit potentiels, du moins, en partie. Il fallait, en somme, faire preuve de réalisme, et retenir des critères qualitatifs.

Dans le cas qui nous préoccupe, il faut tenir compte de tous les locuteurs de langue française hors Québec qui pourraient vouloir obtenir des services en français. Notamment, il est logique de penser que ceux qui choisissent d'être éduqués en français et de consommer des biens culturels dans cette langue vont vouloir obtenir les services fédéraux en français. Il faut donc tenir compte de la vitalité des communautés plutôt que de se limiter à des critères objectifs pour décider, dans tous les cas, des nombres suffisants.

Ce critère existe, comme je l'ai dit, de façon non obligatoire dans la loi, ce qui milite tout de même en faveur de sa pertinence. Il faut aussi considérer qu'il est nécessaire de consulter les communautés pour établir le besoin et la pertinence des services. Il ne s'agit pas d'une exigence extraordinaire là non plus, puisque la Cour suprême s'est déjà penchée sur la question du devoir de consulter dans l'arrêt Desrochers qui portait justement sur la suffisance des services fédéraux.

Il faut aussi présumer que les services sont suffisants quand les services sont offerts dans la langue de la minorité par les autorités provinciales. Le gouvernement fédéral ne saurait faire moins que les provinces qui, à une seule exception près, ne sont même pas bilingues.

Enfin, à mon avis, il faut donner un air de respectabilité au bilinguisme à l'échelle nationale en offrant les services dans les deux langues officielles dans toutes les capitales provinciales et territoriales. Il y a aussi — c'est dans le projet de loi — nécessité de conditions spécifiques au possible retrait de services.

Je vous remercie de votre attention, et je suis disposé à répondre à vos questions en anglais ou en français.

Mark Power, associé, Juristes Power : Vous avez devant vous un petit fascicule bilingue comprenant quelques onglets. Évidemment, en sept minutes, nous n'aurons pas le temps de tout vous présenter, mais je voudrais en effleurer le contenu pour que vous puissiez y jeter un coup d'œil plus tard si vous le voulez bien.

J'ai eu la chance d'entendre certains des témoignages de gens qui ont déjà comparu devant le comité, et j'ai été particulièrement intéressé tant par celui de M. Corbeil, de Statistique Canada, que par celui de M. Tremblay, du Conseil du Trésor. J'ai cru bon d'aller un peu plus dans le détail quant aux véritables problèmes auxquels font face en ce moment les communautés de langues officielles, surtout à l'extérieur du Québec.

Sur ce plan, je donne suite à la présentation de Me Bastarache et je tenterai d'expliquer plus en détail le problème qui mérite une solution et, à mon sens, le travail de la sénatrice Chaput, qui règle une bonne partie de l'ennui.

L'ennui, en ce moment, tient compte de ce qu'on appelle la fameuse méthode 1 de Statistique Canada, qui est à la base de la réglementation existante pour déterminer où offrir des services en français hors Québec ou en anglais au Québec. À l'onglet 2, je vous ai reproduit l'extrait pertinent du règlement et, à la page 3, l'extrait du règlement qui réfère justement à cette fameuse méthode 1.

Qu'est-ce que cette fameuse méthode 1? Tournez à l'onglet 3, vous verrez un fascicule de Statistique Canada qui date de 1989. Il n'y a pas seulement la page titre qui aurait besoin d'être modernisée, mais le contenu aussi.

De façon concrète, le problème, c'est que cette méthode 1 de Statistique Canada met trop l'accent, d'abord, sur la langue maternelle et sur la langue parlée le plus souvent à la maison.

L'ennui, c'est que depuis 1989, Statistique Canada a modifié ce recensement, a posé de nouvelles questions et, comme Me Bastarache le soulignait, le visage de la francophonie a changé depuis. Le problème est-il théorique ou bien réel? En fait, il est très vrai.

Maintenant, je vous invite à consulter l'onglet 4. Pour entrer vraiment dans le concret, à l'onglet 4, vous trouverez le cas du témoin qui va me suivre, soit Me Damer, président de l'Association des juristes d'expression française de common law, donc un chef de file de la francophonie canadienne et de la francophonie de l'Alberta. Dans son cas, j'ai reproduit l'extrait pertinent de la fameuse méthode 1 — je suis à l'onglet 4, à la première page.

Me Damer, vous allez le constater, peut s'exprimer tant en français qu'en anglais. Sa langue maternelle est l'anglais et, à la maison, il s'exprime tant en français qu'en anglais. L'ennui, c'est que, présentement, suivant la méthode 1, le gouvernement du Canada l'exclut. Cela n'a pas de sens, parce que, au-delà de ses implications communautaires, sa conjointe est francophone, ses enfants ont fréquenté l'école de langue française en Alberta, et il est ayant droit au sens de la Charte. Il y a quelque chose qui cloche et, là où le bât blesse, c'est que, malheureusement, Me Damer n'est pas seul dans cette situation.

Si vous regardez au bas de la page 16 du fascicule, au bas de l'onglet 4, vous constaterez qu'il y a 23 580 Canadiennes et Canadiens qui se trouvent dans une situation similaire. Ils ne font pas partie des données compilées par le gouvernement du Canada pour déterminer où il doit offrir des services en français. Le seuil de base prescrit par la réglementation actuelle est de 5 000 personnes, donc 300, 400, 500 personnes peuvent faire toute la différence dans leur détermination.

À mon sens, le système doit changer. L'initiative de la sénatrice Chaput constitue un excellent début, d'ailleurs. Il faut s'éloigner de cette méthode révolue qui constitue à s'attarder uniquement à la langue parlée le plus souvent à la maison, uniquement à la langue maternelle et tenir compte, comme Me Bastarache le soulignait avant moi, des nouvelles réalités.

Pour ne pas trop abuser de mon temps de parole, je porte tout simplement à votre attention que deux autres études de cas figurent aux onglets 5 et 6, qui touchent respectivement 80 000 et 70 000 Canadiennes et Canadiens, des gens, encore une fois, qui ne sont pas considérés dans le calcul. À la toute fin, à l'onglet 7, vous pouvez constater les répercussions au Québec.

Alors qu'à l'extérieur du Québec, on compte environ 24 000 personnes qui sont dans la même situation que Me Damer, au Québec, il y en a 255. C'est ainsi dire que la réglementation actuelle est très injuste à l'endroit des francophones hors Québec par rapport aux anglophones au Québec.

Je vous remercie de votre attention. Je suis, bien sûr, à votre disposition pour répondre à vos questions tant en français qu'en anglais.

La présidente : Je vous remercie, monsieur Power.

Allan Damer, président, Fédération des associations de juristes d'expression française de common law inc. : Merci, madame la présidente. Honorables sénateurs, permettez-moi de commencer en vous parlant très brièvement de ce qu'est la FAJEF. La FAJEF est un regroupement de sept associations de juristes d'expression française et a pour mandat de promouvoir l'accès à la justice en français dans les provinces à majorité anglophone. Bien que composée largement de professionnels — avocats et avocates —, la FAJEF travaille de près avec son réseau d'associations de juristes d'expression française, avec des organismes nationaux juridiques et aussi avec la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada. D'ailleurs, je tiens à souligner que la FAJEF est membre de la Fédération des communautés francophones et acadienne et que j'y siège personnellement à titre de membre administrateur du conseil d'administration.

À titre d'information, il y a des associations de juristes d'expression française dans les quatre provinces de l'Ouest — la Colombie-Britannique, l'Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba —, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Nos sept associations de juristes d'expression française représentent environ 1 500 juristes, et le nombre de juristes d'expression française augmente chaque année.

D'entrée de jeu, la FAJEF tient à souligner qu'elle appuie les modifications proposées dans le projet de loi S-205, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, partie IV (communications avec le public et prestation des services), et ce, pour les deux raisons principales suivantes : premièrement, les modifications proposées sont entièrement conformes à l'objet de la Loi sur les langues officielles et à la partie VII de la Loi sur les langues officielles; deuxièmement, les modifications proposées sont cohérentes avec les tendances et l'évolution de la langue française au sein de la population canadienne. Je m'explique davantage.

Tout d'abord, la FAJEF croit qu'en proposant d'intégrer le concept de la vitalité institutionnelle de la population de la minorité francophone ou anglophone desservie aux critères prévus au paragraphe 32(2) de la Loi sur les langues officielles, partie IV, cette partie de la Loi sur les langues officielles ferait davantage le pont avec la partie VII de la Loi sur les langues officielles, qui traite, bien sûr, de la promotion du français et de l'anglais dans la société canadienne ainsi que de l'épanouissement des minorités francophone et anglophone au Canada.

D'ailleurs, la FAJEF est d'avis que les modifications proposées, en favorisant davantage la cohérence entre les parties IV et VII de la Loi sur les langues officielles, contribueraient à une meilleure atteinte de certaines composantes importantes de l'objet de la Loi sur les langues officielles, y compris celle d'appuyer le développement des minorités francophone et anglophone et, d'une façon générale, de favoriser, au sein de la société canadienne, la progression vers l'égalité de statut et d'usage du français et de l'anglais.

En deuxième lieu, la FAJEF croit que les modifications proposées sont aussi entièrement cohérentes avec les tendances récentes et l'évolution de la langue française au sein de la population canadienne. D'ailleurs, la FAJEF croit que la loi fédérale sur les langues officielles ne doit pas être une loi figée dans le temps ou qui demeure statique, mais qu'elle doit bel et bien s'adapter et évoluer dans le temps.

Depuis un bon nombre d'années au Canada, la langue française n'est plus seulement parlée par des Canadiens de langue maternelle française, mais aussi par de nombreuses autres personnes, par exemple les étudiants et les finissants en immersion, les nouveaux arrivants qui ont le français comme langue seconde ou même comme troisième langue, les enfants issus de foyers exogames qui se définissent comme bilingues, et cetera.

La réalité du français au Canada en 2015 est telle qu'on doit maintenant parler de la francophonie canadienne au pluriel et que le français n'appartient plus exclusivement aux francophones de naissance ou aux francophones de souche. Il y a maintenant de plus en plus de ce qu'on peut appeler des francophones par choix.

À notre avis, le critère plus souple et plus large du nombre de personnes pouvant communiquer dans la langue de la population de la minorité francophone ou anglophone de la région desservie est beaucoup mieux adapté et plus conforme à cette nouvelle réalité démolinguistique, tout en favorisant l'épanouissement des communautés minoritaires francophones ainsi que l'usage du français dans la société canadienne.

À titre d'exemple concret, si le critère de la langue maternelle française était utilisé et était obligatoire au sein de nos diverses associations de juristes, nous estimons qu'au moins un quart à un tiers de nos membres seraient exclus de nos associations. Dans certaines provinces, on parlerait facilement d'au-delà de 60 à 70 p. 100 de nos membres — en Colombie-Britannique, par exemple.

En dernier lieu, la FAJEF tient à souligner à l'avance qu'elle n'est pas présente au Québec, donc elle ne peut pas se prononcer sur les enjeux politiques qui s'y trouvent ou encore sur ceux de la communauté anglophone de cette province. Cependant, la FAJEF croit que le développement et la vitalité de la langue française à l'extérieur du Québec ne devraient pas dépendre des enjeux liés à la langue anglaise au Québec. À notre avis, si l'on s'inspire de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière de droits linguistiques, le principe de l'égalité réelle plutôt que formelle devrait guider toute réflexion en matière de langues officielles, étant donné les situations fort différentes du français et de l'anglais au Canada.

Voilà, chers sénateurs et sénatrices, nos quelques commentaires préliminaires. Il me fera plaisir de répondre à vos questions. Je vous remercie.

La présidente : Je vous remercie.

La sénatrice Fortin-Duplessis : Soyez tous les bienvenus; c'est vraiment très plaisant pour nous d'avoir eu la chance de vous entendre.

Le projet de loi dont nous sommes saisis vise, entre autres, à moderniser la Loi sur les langues officielles, une loi qui s'est fait accorder le statut de loi quasiment constitutionnelle par la Cour suprême du Canada.

Selon vous, une telle modification devrait-elle plutôt être à l'initiative du gouvernement?

M. Bastarache : Je crois que oui, parce que, justement, il ne s'agit pas seulement d'une modernisation de la loi; il s'agit aussi d'un ajustement de la loi pour qu'elle soit conforme aux obligations constitutionnelles. L'article 20 de la Charte ne dit pas que les services fédéraux seront offerts lorsque les membres de la minorité seront en nombre suffisant; c'est lorsque la demande sera suffisante. Or, comme tout le monde le sait, il n'y a pas de demande s'il n'y a pas d'offre active. C'est alors la responsabilité du gouvernement de faire une offre de service et ensuite de déterminer si la demande est suffisante. Cependant, si on calcule simplement en fonction de la minorité, on arrive toujours en deçà des seuils normaux qui sont requis pour l'offre des services.

J'aimerais profiter de votre question pour répondre à celle-ci qui m'est posée constamment : est-ce que les termes ne sont pas trop vagues? Faut-il éviter l'expression « les nombres suffisants »? Est-ce pour cela que la réglementation fédérale est incorrecte?

La réponse à ces questions est double. La première, c'est justement de savoir pour qui les nombres sont suffisants. Cela devrait être suffisant pour le public qui a accès aux services. Cependant, aujourd'hui, on calcule les « nombres suffisants » pour les besoins de l'administration fédérale. Quand on parle des « nombres suffisants » pour les intérêts du public, qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire qu'on a tenu compte de la qualité des services, de l'offre active et de la vitalité des communautés, puisque l'objet de la loi est d'offrir des services non seulement à des individus, mais à des communautés. Alors, si le service est nécessaire ou qu'il va permettre de contribuer à la vitalité des communautés, évidemment, c'est cela qui compte. Pour ma part, je pense qu'on est parti du mauvais pied au départ.

La deuxième partie de la réponse, c'est que des termes comme ceux-là sont nécessaires. On ne peut dire, de façon vraiment convaincante, que l'on offrira les services quand il y aura 3 000 personnes ou 5 000 personnes. C'est ce que la loi ou la réglementation d'aujourd'hui tente de faire. Qu'est-ce que cela signifie au juste? Cela veut-il dire qu'une communauté qui compte 2 999 personnes n'y a pas droit? Et que lorsque cette communauté comptera une personne de plus, elle y aura droit? C'est ridicule.

Les termes sont toujours vagues dans ces domaines où on essaie d'établir des droits qui ont un caractère social. Je vais vous donner des exemples. Évidemment, il y a l'exemple des nombres suffisants pour l'article 23 relativement aux droits scolaires. La Cour suprême a dit maintes fois qu'il faut trouver une formule pour examiner le potentiel; il n'y a donc pas de chiffres absolus.

Dans le domaine du droit de la famille, on dit qu'il faut faire une répartition équitable des biens acquis après le mariage. Que veut dire le terme « équitable » dans ce cas?

Au paragraphe 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui porte sur l'admissibilité des preuves en vertu de la Constitution, on dit que la preuve obtenue illégalement sera tout de même admissible si elle ne déconsidère pas l'administration de la justice. Qu'est-ce que veut dire le terme « déconsidérer »?

Dans la révision judiciaire qui est finalement la partie du droit public qui s'est le plus élargie, c'est évidemment le rôle des tribunaux de vérifier si la règle de droit est respectée par le gouvernement dans ses décisions. Mais quelle est la règle? C'est celle de la décision raisonnable. Est-ce que le terme « raisonnable » est plus précis que le terme « suffisant » dans ce cas? Il faut des critères — c'est évident —, parce qu'on ne veut pas prendre de décisions arbitraires, mais il faut aussi tenir compte de l'objet des lois quand on adopte une réglementation.

La sénatrice Fortin-Duplessis : Avez-vous quelque chose à ajouter, maître Power?

M. Power : J'ajouterais que, à mon sens, dans le meilleur des mondes, il s'agirait d'une initiative du gouvernement qui actualiserait la réglementation, mais qui actualiserait surtout la Loi sur les langues officielles. Toutefois, du point de vue des minorités, et surtout du point de vue des minorités francophones hors Québec, l'important, c'est que cela se fasse. Au bout du compte, qu'il s'agisse d'une initiative gouvernementale ou non n'a pas vraiment d'importance, surtout que, dans notre monde juridique, nous sommes habitués à un certain dialogue entre les tribunaux et le Parlement. Me Bastarache a souligné les 80 et quelques jugements qui ont été rendus depuis les années 1980; qu'il s'agisse d'une initiative gouvernementale ou de l'initiative de la sénatrice Chaput, cela revient au même.

Je conclurais simplement en soulignant qu'il est normal, pour les législateurs, de revoir la législation à des intervalles réguliers, notamment en matière de langues officielles. Au Nouveau-Brunswick, par exemple, la loi le prescrit carrément, et c'est l'un des articles proposés dans ce projet de loi. Si cet aspect du projet de loi devait recevoir un jour la sanction royale, cela ferait disparaître le lien entre l'identité du gouvernement au pouvoir et cet exercice de révision à intervalles réguliers, afin que la loi reflète la réalité sur le terrain.

La sénatrice Fortin-Duplessis : Monsieur Damer, j'aurais une question précise à vous poser. Quels sont les changements sociétaux qui doivent être pris en considération dans ce projet de loi qui tend à moderniser les langues officielles? Pouvez-vous nous donner des exemples de changements sociétaux?

M. Damer : Certainement. Du point de vue des gens de l'Est du Canada, les gens de l'Ouest ont moins d'intérêt ou moins d'appréciation pour l'autre langue officielle, soit le français. Pourtant, en Alberta, on me dit que, pour ceux qui cherchent à éduquer leurs enfants dans les écoles d'immersion, par exemple, il n'y a pas suffisamment de places pour ces élèves; il y a plus de demandes d'inscription que de places disponibles.

D'un autre côté, depuis 1993, nous disposons de nos propres écoles francophones en Alberta pour nos enfants, comme les miens qui ont fait leur éducation en langue française en Alberta. Afin de valoriser ce qu'ils ont fait, on se met à chercher des services partout au Canada, dans les parcs nationaux, dans les aéroports, dans les gares ferroviaires, pour les traversiers, et ainsi de suite. Cependant, lorsque j'arrive sur place et que la personne me dit : « Hello, bonjour », que l'on commence à parler en français et que la personne répond : « Sorry, I don't speak French », quel message est- ce que cela envoie à mes enfants? Pourquoi apprendre le français au Canada s'il n'y a pas de réelle égalité entre les deux langues officielles?

Je parle de changements démographiques linguistiques en ce qui a trait à l'intérêt des anglophones pour la langue française, lorsqu'ils aimeraient apprendre le français, parce qu'ils en comprennent la valeur. Cependant, une fois que les enfants sont éduqués dans la langue, si, lorsqu'on recherche des services ici et là au Canada, on ne reçoit pas un service de qualité dans n'importe laquelle des deux langues officielles, je pense que cela diminue la valeur du travail qu'ils ont fait pour l'apprendre. C'est, à mon avis, un non-respect pour l'une ou l'autre des langues officielles, selon laquelle de ces langues officielles se retrouve dans une situation minoritaire. Est-ce que cela répond à votre question?

La sénatrice Fortin-Duplessis : Merci beaucoup.

M. Bastarache : J'aimerais ajouter un mot à ce sujet. Quand on parle des changements dans la configuration de la francophonie canadienne, on parle constamment de nombres. Par exemple, un immigrant de l'Afrique du Nord parlera normalement l'arabe et le français, pas l'arabe et l'anglais. La langue parlée le plus souvent à la maison sera l'arabe et non le français. Ces gens ne comptent pas.

Ici, on a un francophone qui immigre de la France vers le Canada, dans une province de langue anglaise, au Yukon ou dans les Territoires du Nord-Ouest, et il n'a pas le droit d'aller à l'école française. Il est unilingue français, il y a une école française, mais il n'a pas le droit d'y aller, parce que les places sont limitées aux enfants qui correspondent à la définition de l'article 23. C'est totalement illogique.

Il faut faire attention et constater que non seulement il y a des changements démographiques, mais qu'il y a aussi des changements dans les mentalités et les attitudes. Je crois qu'il faut en tenir compte, surtout du côté des anglophones qui, par rapport à la minorité, n'ont pas la même approche, ni la même mentalité, ni le même rapport qu'ils avaient autrefois.

Je viens de la ville de Moncton. S'il y a un endroit sur la Terre où vous pouvez voir cette différence, c'est à Moncton. Quand j'étais jeune, on n'avait pas le droit de parler français à l'hôtel de ville. On n'avait pas le droit d'employer la langue dans l'édifice. L'affichage était unilingue anglais seulement — le sénateur McIntyre pourrait en parler aussi, j'en suis sûr. Le maire Jones était connu dans tout le Canada à cet effet. Il faut mettre du temps pour que les choses changent, mais il faut que le gouvernement encourage le changement de mentalité et non pas qu'il vienne y ajouter de nouveaux obstacles.

La présidente : Merci, sénatrice. Sénateur Maltais.

Le sénateur Maltais : Merci, madame la présidente. Bienvenue messieurs. Monsieur Bastarache, vous êtes une personnalité connue d'un océan à l'autre pour votre soutien à la langue française. Vous avez été reconnu, entre autres, par le Québec, en 1981, et par votre insigne de l'Ordre du Canada. Vous avez fait, dans votre province du Nouveau- Brunswick, un travail remarquable qui s'est reflété dans les autres provinces.

Vous avez parlé d'une expression qui résonne souvent dans mes oreilles, parce que j'ai vécu au Québec l'adoption des lois 63, 22, 101, 178 et 86. Vous savez fort bien que la Cour suprême, à l'époque, qui nous a obligés à modifier la loi 101, n'a pas été capable de définir l'expression « nombre suffisant ». Vous en avez donné deux versions. À l'époque, la Cour suprême n'a pas cru bon d'inclure dans son jugement la définition du nombre suffisant. J'ai demandé au commissaire aux langues officielles ce qu'il entendait par ces mots, et il m'a dit carrément qu'il n'y avait pas de définition. Pourquoi, aujourd'hui, en arrivons-nous à cela? N'y aurait-il pas un autre lexique dans l'une de vos versions? Cela me convenait très bien, parce que ce lexique empêche les gens de se servir de la loi sur la protection de la langue française au Canada et donne des pouvoirs accrus aux fonctionnaires qui ne veulent pas l'appliquer. C'est le principe de la pyramide inversée. Un jour, il faudra donner une autre définition que celle-là. Cela a posé problème au Québec, et je m'aperçois que cela en cause ailleurs aussi, mais là n'est pas ma question, monsieur Bastarache.

Que pensez-vous de l'argument du gouvernement du Québec en ce qui concerne le jugement qui est devant la Cour suprême, à l'heure actuelle, qui donne son appui au Yukon? J'aimerais qu'un éminent personnage comme vous puisse m'éclairer sur cette question.

M. Bastarache : Par rapport à la première question, j'ajouterais ceci : quand on parle du nombre suffisant, il faut se situer dans le temps. Nous avions de bonnes intentions en 1988 puis en 1991. Nous tenions compte de ce que nous savions selon le contexte de l'époque, mais aujourd'hui, nous savons que la population a changé, que la francophonie a changé, et qu'il y a une autre chose qui a changé — ce sont nos moyens de communication. Si le gouvernement fédéral est en mesure d'offrir davantage de services au moyen de la technologie moderne, cela signifie qu'il faut un plus petit nombre que dans le passé pour rejoindre beaucoup plus de monde. Alors, pourquoi ne fait-il pas un effort en ce sens pour s'ajuster? L'affaire du Yukon nous préoccupe énormément, car elle est très importante. Quand les nombres sont très petits et que l'assimilation dépasse les 60 p. 100 dans une communauté, il faut trouver des moyens non seulement d'offrir l'école française aux gens, selon l'article 23, mais d'amener les gens qui peuvent s'inscrire à le faire.

Ce que la commission scolaire a voulu faire là-bas, c'est exercer son pouvoir de gestion pour créer, par exemple, une maternelle ou une prématernelle, parce que si les enfants vont à une maternelle anglaise, il y a de bonnes chances qu'ils s'inscrivent à l'école en anglais plutôt qu'en français, même s'ils y ont droit en vertu de la Charte. Le gouvernement du Yukon affirme qu'on n'a pas le droit de faire cela, parce que la prématernelle n'est pas l'école, et que ce qui est prévu dans la Constitution, c'est le droit à l'école. Selon cette logique, ce que la Constitution garantit comme droit, c'est un maximum, pas un minimum. Or, c'est illogique.

Le gouvernement du Québec est préoccupé par cette question. Nous voulions, dans cette école, admettre un francophone de France et un francophone d'Afrique du Nord qui arrivent au Canada et qui parlent le français, parce que cela ne va pas déranger l'école, ni rien détruire; au contraire, cela va augmenter le nombre. Je ne crois pas que le gouvernement du Québec y voyait un problème. Son problème était plutôt lié à ce qu'il a appelé « l'extension des pouvoirs de gestion ». Je ne crois pas que c'est une extension, car dans l'arrêt Mahé, la Cour suprême a stipulé que les francophones avaient le droit exclusif de gérer les questions qui ont un impact sur la langue et la culture. Ainsi, la création d'une maternelle aurait un impact sur la langue et la culture. Le Québec se dit que, si on donne ce pouvoir à l'extérieur du Québec, ne le donne-t-on pas aussi indirectement aux commissions scolaires du Québec qui pourraient ensuite admettre des gens qui ne sont pas qualifiés en vertu de la Charte, mais dont la présence ne dérangerait rien et ainsi de suite, et tout cela ferait partie des pouvoirs de gestion! Nos représentants ont répondu que la Cour suprême a déjà décidé, dans l'arrêt Solski, que les pouvoirs doivent être évalués en fonction du contexte, et que le contexte québécois n'est pas le contexte du Yukon, ce qui fait qu'ils n'ont pas besoin d'avoir exactement la même latitude.

Le sénateur Maltais : Je suis totalement d'accord avec vous à ce sujet — mêlons-nous de nos affaires. C'est une bonne chose. Légiférer sur la langue est toujours très délicat, et vous le savez fort bien, dans chacune de nos provinces. Vous avez dit également que la révision du projet de loi S-205 permettrait d'indiquer les endroits où les services pourraient être offerts dans l'une des deux langues officielles. Cela va complètement, mais alors complètement, à l'encontre de la loi 178. Je ne sais pas si vous avez pris connaissance de la loi 178, mais c'est une patate chaude. Il faudrait trouver certainement une médiane, sans priver les francophones hors Québec, afin de ne pas intercepter la pratique habituelle adoptée depuis la prise des lois 178 et 85, pourvu qu'on se mêle de nos affaires comme gouvernement. C'est à M. Power que je m'adresse.

M. Power : Le point de départ est que, lorsque la langue de la majorité n'est pas menacée, il est logique de permettre à la minorité de s'autodéfinir autant que possible. C'est le lien, selon moi, avec votre question précédente au sujet du Yukon. Au Yukon, où l'anglais n'est pas menacé, qui décide qui est francophone? À mon sens, ce devrait être la minorité.

Au Québec, la dynamique est différente. Le français a besoin de protection. Ce n'est pas ici la tribune pour remettre cela en cause. De quelle façon le projet de loi qui est devant vous réussit-il à trouver cet équilibre? Il le fait de deux façons. Je regarde ici l'article 5 du projet de loi. D'abord, il souligne qu'il faudrait dorénavant tenir compte du nombre de personnes qui peuvent communiquer dans la langue. Bien entendu, c'est très intéressant pour les francophones hors Québec. C'est l'un des nombreux critères dont il faut tenir compte. Il faut également tenir compte de la spécificité, en vertu du projet de loi qui est devant vous, et de la vitalité institutionnelle. Il ne faut pas quatre cours classiques pour savoir que les résultats pourraient être bien différents entre le Québec, d'une part, et le reste du Canada.

La présidente : Je remercie le sénateur Maltais de ces questions. J'aimerais toutefois l'encourager à s'en tenir davantage au projet de loi S-205.

Le sénateur Maltais : Ma question y est justement liée, car il a une incidence. Je reçois très bien votre remarque, mais le projet de loi a une incidence capitale.

Au fond, le témoin a dit que si le projet de loi S-205 était adopté sous sa forme actuelle, le gouvernement fédéral viendrait indiquer aux gouvernements des provinces comment protéger leurs minorités. Or, je vous assure qu'une telle chose ne serait pas acceptée du tout au Québec. Avec la loi 178, M. le juge s'en souviendra fort bien, nous avons dû, à cause d'un jugement de la loi fédérale qui rendait invalide un pan de la loi 101, suspendre les deux Chartes des droits et libertés. Cette mesure était un cas unique dans la législation d'un Parlement qui faisait partie du Canada.

Le projet de loi S-205 a donc toute une incidence, et il faut le rappeler. Nous voulons faire adopter le projet de loi S- 205 sans brimer les droits du Québec ni les droits des minorités à l'extérieur du Québec. C'est la formule à laquelle il faut travailler ensemble.

J'ai été heureux, monsieur le juge, que vous nous ayez donné tout de même deux définitions exhaustives des mots « nombre suffisant ». Vous nous avez donné un excellent départ, et je vous en remercie.

M. Bastarache : Il ne faut pas perdre de vue, ici, que ce n'est pas la loi qui va définir le service, mais bien la réglementation. La loi crée le cadre juridique. Celui-ci indique qu'il faut tenir compte de la spécificité des communautés.

Il serait beaucoup plus logique pour le gouvernement d'adopter une différente méthode. La méthode que je favoriserais serait celle de consulter les communautés, de regarder les différentes statistiques et tous les autres critères, de décider où les services seront offerts et de dresser une liste. Ce serait beaucoup plus simple que d'envoyer des fonctionnaires sur le terrain, dont on ne connaît pas les approches, les attitudes ni les aptitudes, afin de définir le tout avec des moyens insuffisants.

Le sénateur McIntyre : Je remercie les trois témoins de leurs présentations. J'aimerais tout d'abord faire une observation. Il est vrai que, depuis l'adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1988, comme vous l'avez mentionné, monsieur le juge Bastarache, de nombreux jugements ont permis de clarifier la portée des obligations du gouvernement fédéral. Il est vrai aussi qu'au cours des 20 dernières années, la partie IV de la Loi sur les langues officielles n'a pas toujours tenu compte de l'évolution de la jurisprudence canadienne.

Cela dit, monsieur le juge Bastarache et monsieur Power, je comprends que vous avez tous les deux écrit un article qui traite du droit des Canadiens à des services fédéraux dans la langue officielle de leur choix. L'article qui a été publié, si je ne m'abuse, dans le Manitoba Law Journal, traite de la question d'un point de vue juridique et propose la prise en compte de deux principes, notamment l'offre de services et le concept sociologique.

Pourriez-vous nous en dire davantage sur ces deux principes? Vous avez effleuré le sujet tout à l'heure, monsieur le juge Bastarache, mais pourriez-vous nous parler de ces deux principes?

M. Bastarache : Je ne me souviens pas exactement comment on avait approché la question dans l'article. Cela revient un peu à ce que je disais tantôt, et je vais vous donner simplement un exemple. Je ne sais pas si vous connaissez M. Landry, de l'Université de Moncton, qui fait des études sur les langues. C'est un sociologue et un anthropologue. Il a fait une étude très intéressante en Nouvelle-Écosse. Il s'est rendu dans une région de la ville d'Halifax, je crois. À cet endroit, on retrouve un comptoir qui est le service général au public, comme il en existe maintenant dans presque toutes les provinces. Ils n'ont rien fait d'autre que de mettre une toute petite affiche sur laquelle il était inscrit « service en français ou en anglais ». Les chiffres ne sont peut-être pas tout à fait exacts, mais on a constaté que 7 ou 8 p. 100 des francophones demandaient les services en français.

Quelques mois plus tard, ils ont mis une grande affiche sur laquelle était inscrit « comptoir francophone » et « comptoir anglophone ». Ce sont les mêmes personnes qui y travaillaient et les mêmes services qui y étaient offerts. Tout à coup, 35 p. 100 des francophones ont demandé des services en français. Après un certain temps, ils ont chargé un francophone de la communauté d'offrir le service en français. Le taux est monté à 75 p. 100.

Cet exemple illustre le fait que, quand on veut des nombres suffisants, il faut prendre les moyens pour les obtenir. C'est bien beau pour le gouvernement fédéral de prévoir des fonctionnaires qui s'interrogent à savoir s'il y a des nombres suffisants à Thunder Bay. Ce n'est pas ainsi qu'il pourra établir de façon juste et équitable les normes de prestation de services. Il faut justement penser à ce que je vous ai dit dans l'exemple des gens de l'Université de Moncton, et se demander quelle est l'offre normale de services que l'on peut faire pour rejoindre les gens qui veulent vraiment se prévaloir des services en français. Je crois que c'est là la façon de procéder. M. Power pourra vous en parler plus précisément.

M. Power : Je ne connais pas l'article par cœur, sénateur, mais je ferai trois remarques.

Le sénateur McIntyre : L'article s'intitule « Au-delà des nombres : le droit du public canadien à des services fédéraux dans la langue officielle de son choix ».

M. Power : Voici trois exemples de changements sociologiques qui étaient à la base de cet article. Le premier porte sur les changements qui se sont effectués sur le plan provincial et même territorial. On parlait du Québec, mais voyons ce qui se passe en Ontario.

Depuis 1989, il existe une loi sur les services en français, qui devient de plus en plus généreuse et qui est mise en œuvre de plus en plus rigoureusement. Comme le soulignait Me Bastarache, au minimum, il serait logique que le gouvernement fédéral offre des services aux endroits où Queen's Park, le gouvernement provincial, décide d'en offrir.

Le deuxième exemple serait celui des écoles. Si les gouvernements du Manitoba et de la Saskatchewan croient bon de financer des écoles de langue française dans certaines collectivités, au minimum le gouvernement fédéral devrait en faire autant et offrir ces services dans les mêmes collectivités. Il s'agit, là aussi, que la loi fédérale en matière de services reflète la réalité provinciale.

Un troisième exemple, qui fait le pont peut-être avec certains des autres témoignages, est le suivant. Si vous reprenez le fascicule, sénateur McIntyre, cette fois-ci à l'onglet 6, c'est l'exemple d'une francophone qui perd son français. À la première page, on voit l'exemple d'une francophone qui perd son français et qui veut, tant bien que mal, transmettre la langue et la culture à ses enfants. Elle choisit donc, malgré son assimilation, d'inscrire ses enfants à l'école française.

Il y a une ou deux générations, du temps de ma mère, dans le Nord de l'Ontario, ce n'était pas possible. Aujourd'hui, c'est possible, justement parce qu'il existe des écoles de langue française. Combien de gens se trouvent dans cette situation? Si vous regardez au bas de la page, sénateur McIntyre, on voit qu'il s'agit de 70 000 personnes. C'est un chiffre important.

La sénatrice Charette-Poulin : Merci, madame la présidente. J'aurais une question complémentaire à celle posée par le sénateur McIntyre, avant de poser les trois miennes.

Maître Bastarache et maître Power, si j'ai bien compris vos réponses, on peut finalement choisir, en tant que gouvernement, d'appliquer la Loi sur les langues officielles à titre d'obligation ou de l'appliquer comme fierté.

M. Bastarache : Oui.

La sénatrice Charette-Poulin : Finalement, ce qu'on essaie de faire avec le projet de loi de la sénatrice Chaput, la modification à la loi, c'est justement de faire le virement par l'offre active afin d'en faire une fierté au lieu d'une obligation.

Cela me rappelle le témoignage d'un témoin, au sujet d'une autre question, qui nous a demandé pourquoi il fallait travailler si fort pour essayer d'offrir des services en français et en anglais, à qualité égale, partout au pays, alors que c'est le fondement même de notre pays. Cela m'a énormément frappée, et c'est pourquoi je vois tout à coup la distinction entre le fait de le faire par obligation et de le faire par fierté.

J'aimerais vous remercier, maître Bastarache, parce que, dans votre témoignage, vous nous avez permis, par votre argumentation, de comprendre l'importance du projet de loi de la sénatrice Chaput. Vous nous avez permis de comprendre pourquoi cette modernisation est la responsabilité du Sénat, où nous prenons justement du recul pour voir ce qui se passe au pays. Je pense, par exemple, aux changements socioéconomiques dont Me Damer nous a parlé; je pense aux changements dont Me Power nous a parlé. Vous nous permettez de vraiment saisir l'essentiel même du projet de loi.

Dans votre objectif, vous affirmez qu'il y a un problème fondamental à régler, et c'est la définition de l'« ayant droit ». Vous nous avez rappelé que la Cour suprême du Canada a toujours rejeté l'approche mathématique.

Nous sommes présentement dans un environnement où les chiffres sont plus importants que nos valeurs, que nos principes. Comment pouvez-vous nous convaincre que l'approche mathématique est moins importante que l'approche de l'importance même de cette fierté, de l'implication de cette fierté?

M. Bastarache : La première partie de ma réponse, c'est que l'approche mathématique est clairement inconstitutionnelle. La Cour suprême a déjà décidé que ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder, qu'il faut des critères qualitatifs. Alors, nous devons le rejeter tout simplement, parce que ce n'est pas acceptable.

La deuxième chose, c'est que cela ne peut pas refléter la demande. Cela ne peut pas refléter la demande, parce qu'il faut que l'offre précède la demande. Présentement, on travaille de travers, parce qu'on essaie de deviner la demande.

C'est aussi plus important pour le gouvernement, je crois, d'être cohérent. Selon moi, il y a un espace incroyable entre le discours du gouvernement et ce que fait le gouvernement. Il y a une contradiction entre ce que font le ministère de la Justice et le ministère du Patrimoine canadien.

Je crois qu'au ministère du Patrimoine canadien, on essaie de consulter les communautés, de déterminer avec elles les besoins prioritaires pour les aider. Au ministère de la Justice, je crois qu'on examine les lois afin de déterminer le minimum qu'on est obligé de faire.

J'ai lu une partie du témoignage de M. Tremblay. Celui-ci ne veut pas dire si ce qu'il fait est bon ou mauvais. Il dit : « Moi, je fais ce qu'on me dit de faire. Si on me dit de m'occuper des chiffres, je m'occupe des chiffres. Si je sais que cela n'a pas de sens, mais que ce n'est pas grave, ce n'est pas moi qui l'ai décidé. » C'est ce que j'ai compris de son témoignage.

Je pense que c'est la même chose pour les gens de Statistique Canada. Ils ne sont pas de mauvaise volonté. Ils disent : « On nous a dit de faire cela ainsi, et on le fait ainsi. »

Cependant, qui est celui qui « a décidé »? Est-ce le Parlement? Or, est-ce que le Parlement n'est pas intéressé à ce que sa loi soit valide sur le plan constitutionnel? Mais ce n'est pas assez. Il ne faut pas simplement qu'elle soit valide, elle doit aussi être efficace.

Je me dis que cela devrait être tout à fait apolitique, parce qu'il y a déjà une loi. Tout ce qu'on veut faire, c'est l'ajuster à nos obligations constitutionnelles et nous assurer qu'elle est bonne dans le sens qu'elle va répondre aux besoins du public, dans la mesure où un gouvernement peut le faire. Je crois que tous les gouvernements, de toutes les couleurs, devraient vouloir que leurs lois soient efficaces.

La sénatrice Charette-Poulin : Ma deuxième question s'adresse à MM. Power et Damer.

Monsieur Damer, vous avez remarqué que, dernièrement, on parle beaucoup de Statistique Canada dans les journaux quant aux effets des changements qui ont été apportés au processus de recherche dans le recensement.

Nous avons entendu un représentant de Statistique Canada qui nous a expliqué que l'élaboration de la variable de la première langue officielle parlée, ainsi que d'autres variables, telles que la langue parlée régulièrement à la maison ou la langue de travail, servait à mieux comprendre les dynamiques linguistiques actuelles. Maître Damer et maître Power, vous en avez parlé plus tôt.

La variable de recensement proposée par le projet de loi S-205 est celle de la capacité de communiquer dans la langue. D'un point de vue juridique, êtes-vous d'accord avec l'utilisation de cette variable ou aimeriez-vous en privilégier d'autres?

M. Power : Le projet de loi identifie tout de même deux variables, soit celle de la connaissance de la langue, mais aussi celle de la spécificité de la vitalité institutionnelle. Je pense que la nuance est importante, parce que pour résumer, oui, il faut tenir compte des mesures objectives, mais il faut également tenir compte des facteurs subjectifs.

Au sujet du premier point, les facteurs objectifs et les nombres, il faut savoir qui compter, quand compter et compter correctement. Les nouvelles questions qui figurent maintenant au recensement donnent des données beaucoup plus riches que celles qui étaient recensées au cours des années 1980, au moment où la méthode 1 a été créée.

Concrètement, de quoi parle-t-on? On parle justement de cette fameuse question de la langue de travail. On parle surtout de la langue parlée régulièrement à la maison — le français, par exemple —, même si l'anglais est plus souvent parlé, même si l'arabe ou une autre langue est plus souvent parlée. À mon sens, il faudrait que les fonctionnaires, comme le soulignait Me Bastarache, tiennent compte des bonnes personnes, et comptent les bonnes personnes.

Quant au deuxième point, l'aspect plus subjectif, il faut tenir compte du fait que, comme le diraient les économistes, l'offre crée sa propre demande. Il faut tenir compte que l'offre active, par exemple, va encourager la demande de services. Ainsi, lorsque le gouvernement fédéral peut faire un choix, il devrait le faire en faveur de la minorité, du moins hors Québec, étant donné cet adage.

Il faut également tenir compte d'autres facteurs, tel le fait que la minorité demande elle-même des services en français, facteur qui serait nécessairement pris en compte si cette initiative devait voir le jour.

M. Damer : Je suis entièrement d'accord avec les propos de M. Power. Je n'ai rien d'autre à ajouter.

M. Bastarache : J'aimerais comprendre ce qui fait peur au gouvernement dans tout ceci. Est-ce dangereux de s'éloigner d'un chiffre quand on veut déterminer, dans un village du Manitoba, si on veut y offrir des services en français ou pas?

En ce moment, ils ont un chiffre, point final. Si on se situe au-dessus ou en dessous du chiffre, on recevra le service ou pas. Pourquoi est-ce si compliqué d'aller rencontrer les gens de la communauté, de vérifier s'il y a une école, un centre culturel et un cinéma, puis de dire : « Bon, il semble y avoir ici une vraie communauté dont les membres vont se prévaloir des services, parce qu'ils se servent d'autres choses en français. »?

Je ne comprends pas la menace.

La sénatrice Chaput : Ma prochaine question s'adresse aux trois témoins.

La Loi sur les langues officielles a-t-elle une incidence sur les obligations des provinces envers les communautés de langues officielles en situation minoritaire? Est-ce que le projet de loi S-205 n'a pas plutôt une incidence sur les institutions fédérales qui doivent offrir des services partout au Canada?

M. Bastarache : Vous avez absolument raison. La loi fédérale sur les langues officielles n'a absolument aucune influence sur la législation ou la réglementation provinciale ou sur les décisions des provinces quant à la prestation des services provinciaux. Elle n'engage que le gouvernement fédéral, que les fonctionnaires fédéraux, que les institutions fédérales.

M. Power : Il doit nécessairement en être ainsi, parce que, en raison du partage des pouvoirs, le Parlement fédéral est tenu à ses champs de compétence; les provinces également. Je ne pourrais faire autrement que d'abonder dans le même sens.

M. Damer : Je suis d'accord.

La sénatrice Chaput : Puis-je poser une autre question?

La présidente : Oui.

La sénatrice Chaput : Maître Bastarache, dans votre présentation, vous avez évidemment utilisé à plusieurs reprises l'expression « la demande importante ». Est-ce que cette expression de la demande importante pose problème pour les tribunaux qui doivent l'interpréter?

M. Bastarache : Les tribunaux sont très habitués à employer ou à interpréter de tels termes. Comme je l'ai mentionné plus tôt, cela existe déjà à l'intérieur de la Charte elle-même. Plusieurs droits ne sont pas définis dans la Charte. On a développé une méthode, évidemment, pour arriver à interpréter ces dispositions.

Le plus souvent, la méthode fait appel à une analyse dite contextuelle. C'est le terme qu'emploie la cour. Il y a trois sortes de contextes. Il y a le contexte législatif, selon lequel on n'essaie jamais d'interpréter un mot dans une disposition de la loi sans tenir compte des autres dispositions de la loi qui traitent du même sujet, parce qu'on veut une cohérence législative. On tient compte même des autres lois qui s'appliqueraient au même sujet; c'est le premier contexte.

Le deuxième contexte, c'est le contexte social et politique. On se demande quel est l'objet de la loi. Qu'est-ce qu'on veut vraiment accomplir avec la loi? Est-ce qu'on veut changer quelque chose? Est-ce qu'on veut ajouter quelque chose? C'est là où on en arrive à dire que dans le cas de la législation linguistique, toute interprétation doit être libérale, « libérale » dans le sens de « généreuse ». En d'autres mots, lorsqu'il y a une ambiguïté, on la règle en faveur de la personne à servir et non en faveur du gouvernement.

Enfin, le dernier élément de contexte est celui qu'on pourrait appeler la « logique politique ». En d'autres mots, lorsqu'on adopte une loi, on a nécessairement l'idée de changer quelque chose. On dit souvent que le législateur ne parle jamais pour ne rien dire. Il faut donc que tous les mots utilisés aient un sens, et que ce sens s'accorde avec l'objet de la loi. C'est la raison pour laquelle les tribunaux se sont habitués surtout en interprétant la Charte à chercher l'objet de la loi. C'est pourquoi ils s'éloignent souvent de ce que les Anglais appellent « black letter law », des termes précis qui sont utilisés pour aller au-delà de cela. C'est ainsi que nous en sommes arrivés à décider qu'à l'article 23, lorsqu'on dit que les francophones ont droit à des institutions de la minorité, « de » veut dire « gérées par elles ». La distinction est subtile, mais dans le fond, elle a des impacts importants. Ils auraient pu dire « des institutions pour la minorité ». Or, ce n'était pas simplement « pour » la minorité; c'était « de » la minorité. Voilà comment on interprète toutes ces différentes législations.

La présidente : Avant de passer à un deuxième tour, j'aimerais poser une question. Je crois que vous avez déjà répondu à cette question, mais je vais tout de même la poser. En vous écoutant, je me demande comment vous pouvez concilier les exemples que vous avez décrits, c'est-à-dire les personnes francophones.

Maître Power, vous avez donné de bons exemples de personnes qui ne sont pas reconnues par la réglementation actuelle. Comment pouvez-vous concilier ces exemples de personnes avec la jurisprudence des 20 dernières années? Comme vous l'avez si bien dit, la finalité des droits linguistiques, c'est l'épanouissement des communautés de langues officielles en situation minoritaire. C'est offrir des services non seulement à des individus, mais aussi à des communautés.

Est-ce que la partie IV, dans sa forme actuelle et avec son approche limitative, pourrait tenir devant les tribunaux?

M. Bastarache : Elle a vieilli, la partie IV. Elle a vieilli, parce qu'elle a été développée à une époque où la francophonie ne ressemblait pas à ce à quoi elle ressemble aujourd'hui, et où on n'avait pas l'habitude de faire une offre active de services. Le temps a passé, mais 1988 est loin derrière. Justement, il est temps aujourd'hui de se demander ce qu'on veut accomplir avec l'article 20.

L'article 20, comme vous le savez, est vague, c'est-à-dire que c'est à nous de lui donner un contenu. Généralement, ce contenu se donne grâce à un cadre juridique tiré de la Loi sur les langues officielles et avec des mécanismes de mise en œuvre inscrits dans la réglementation fédérale.

M. Power : Selon moi, la Cour fédérale a déjà tranché par rapport au fait que l'un des articles du règlement était inconstitutionnel, et il faut croire que certains articles de la loi pourraient également être déclarés invalides. Face à ce constat et comme le souligne Me Bastarache, c'est, entre autres, parce que les choses ont changé , il me semble que le Parlement a deux choix : soit celui de laisser les tribunaux intervenir et, à la limite, décider pour lui; soit celui de prendre l'initiative et d'arrimer la loi et le règlement à la réalité, quitte à ce qu'on reparle de la chose dans 20 ans.

Le second modèle, celui où l'initiative provient du gouvernement, est nettement préférable, entre autres, parce que les litiges, même quand les minorités les gagnent, sont difficiles sur le plan sociétal. Au-delà de l'argent, c'est taxant pour les gens que d'être dans des situations de confrontation. Il me semble qu'il incombe à l'État, lorsqu'il est possible, de prendre l'initiative d'éviter ce genre de conflit et de moderniser, au besoin, sa réglementation et ses lois.

Le sénateur Maltais : Merci, madame la présidente. Il y a un sage qui a dit au XIXe siècle que la langue française, au Canada, c'était la plus belle langue parlée par si peu de personnes dans un aussi si grand pays.

En 2015, il y a toujours ce même défi, le cadre juridique d'une langue. J'arrive de Strasbourg où j'ai parlé avec des gens du domaine de l'éducation, et c'est un exemple frappant.

Au cours de l'histoire, l'Alsace et la Lorraine ont changé de côté de la table aussi souvent que notre maman nous passait une tranche de pain. Donc, elles ont une culture à moitié allemande et à moitié française. Dans les écoles, les deux langues sont admises et sont bien pratiquées sans trop de heurts.

Vous savez fort bien que fixer un cadre juridique linguistique est un travail herculéen. J'admire beaucoup une province comme le Nouveau-Brunswick, entre autres, qui a fait un travail exceptionnel et qui a rendu cette province bilingue.

Ma question s'adresse autant à M. Damer qu'à M. Power. Comment le gouvernement de l'Ontario, qui a tout de même des pouvoirs, se conduit-il face à la langue française? Comment ce gouvernement aide-t-il les francophones?

M. Power : Sénateur Maltais, les choses ont beaucoup changé. Je suis né à Ottawa, j'ai grandi à Toronto, et mon français est correct malgré tout. C'est en partie en raison des initiatives prises par mon gouvernement provincial. En matière de services, c'est ce qui nous occupe aujourd'hui. La Loi sur les services en français prévoit justement quels bureaux du gouvernement de l'Ontario doivent offrir leurs services en français, la qualité de ceux-ci et à quel endroit dans la province, que ce soit dans le nord-ouest, dans le nord ou ailleurs.

D'autres provinces ont pris des initiatives similaires. L'Alberta l'a fait avec une politique et non une loi, et le Manitoba a fait de même. Donc, les choses ont beaucoup changé, et je ne peux souligner suffisamment à quel point il serait utile que le gouvernement fédéral en fasse au moins autant, sinon plus, de sorte qu'il demeure, par rapport au français, avec le Québec, la figure de proue, l'exemple à suivre.

M. Bastarache : Il y a peut-être une différence. Je ne sais pas si c'est encore le cas aujourd'hui, mais il y a quelques années, il y avait des discussions entre les comités législatifs, les gens du ministère de la Justice qui rédigeaient les lois et les représentants de la communauté.

Il y avait beaucoup moins de conflits devant les tribunaux, parce qu'il y avait eu entente, au départ, sur ce qu'on allait faire. Les francophones acceptaient le fait que la province n'allait pas devenir automatiquement bilingue et offrir ses services partout. Ils acceptaient le fait qu'il fallait du temps et de l'argent, et ils s'entendaient sur les priorités et sur la marche à suivre.

L'entente de taille, c'est qu'il fallait prévoir, en parallèle, l'augmentation des services juridiques et l'augmentation des services publics. On a toujours tenu à cela en Ontario. Cependant, le gouvernement fédéral ne nous consulte pas au sujet des lois et des règlements. C'est ainsi, c'est imposé aux gens et ce n'est pas fondé sur des recherches.

Le sénateur Maltais : Je comprends qu'il ne consulte pas, mais le gouvernement fédéral est formé de députés élus dans chaque province. De temps en temps, le gouvernement fédéral consulte les provinces.

À l'aide de la nouvelle technologie d'aujourd'hui, je pense que cela devrait faciliter la diffusion de l'information, d'autant plus que personne ne s'entend sur l'expression du « nombre suffisant ». Aujourd'hui, à l'aide d'un ordinateur ou d'Internet, l'information peut être diffusée à tout le monde suffisamment rapidement, et on ne devrait pas aller jusqu'à exiger qu'une personne soit bilingue dans une communauté où personne ne l'est.

Ce que vous avez dit s'arrime très bien à ce que les représentants de Statistique Canada ont dit, à l'effet que cela pourrait être un moyen de communication. Si cela permet de fournir de l'information dans le cadre de services francophones, cela devrait être bon aussi pour les écoles francophones.

M. Bastarache : Il y a moyen de faire beaucoup de choses avec les statistiques. Cependant, le problème, aujourd'hui, c'est qu'on leur a imposé une façon de faire. On ne leur demande pas de chercher à l'améliorer. Or, M. Tremblay dirigera un comité d'étude. Le gouvernement finance tout un comité pour étudier la réglementation, mais pas pour la changer.

Le sénateur Maltais : Avec votre expérience, monsieur le juge, vous savez bien que la réglementation, c'est une façon de déformer une loi.

[Traduction]

La sénatrice Beyak : Merci, messieurs. Ma question ne porte pas tant sur l'aspect des communications et des services du projet de loi S-205 que sur la perspective plus vaste que le comité devra un jour envisager. Elle découle de la question que le sénateur Maltais a posée précédemment. J'essaie de me rappeler précisément comment il l'a formulée. La langue est une question si délicate, et je me demande si on a déjà mené une étude au Canada pour déterminer pourquoi il en est ainsi.

J'ai travaillé partout au Canada dans le domaine de l'éducation avec le Conseil ontarien des parents, et j'ai constaté que les gens ne se comprennent pas du tout entre eux. C'est une langue merveilleuse, une culture merveilleuse, et quand tout le monde se comprend mieux, tout le monde est bien plus ouvert à coopérer et à faire connaître la beauté de la langue.

Je me demande tout simplement si quelqu'un a déjà envisagé de mener une étude à l'échelle du Canada sur les raisons pour lesquelles il s'agit d'une question si délicate.

M. Bastarache : J'en ai réalisé une en 1981, au Nouveau-Brunswick, et elle a mené à une émeute.

La sénatrice Beyak : Je ne veux pas cela.

M. Bastarache : Nous avions un comité qui est allé dans diverses collectivités. Nous avons réalisé une analyse sociologique des raisons pour lesquelles les gens appuieraient ou rejetteraient le bilinguisme, et cela a été désastreux. Cependant, les choses ont changé, et je suis sûr que la réponse serait différente maintenant.

Avant la création de Patrimoine Canada, nous avions le Secrétariat d'État, et je sais qu'ils ont fait au moins deux ou trois études de cette nature.

M. Damer : Je pensais aussi à la question du sénateur Maltais dans ce contexte. Je ne sais pas si la sénatrice Tardif pense aussi à cela, mais je me souviens qu'à l'époque de la naissance de mon aîné âgé maintenant de 34 ans, quand nous parlions en français à Edmonton ou dans la région, la réaction autour de nous était souvent plutôt négative.

Je pense qu'en 30 ans, il y a eu une nette amélioration — je dirais une amélioration prodigieuse — dans l'attitude de la société en général, si l'on prend comme exemple l'Alberta, souvent perçue comme un terreau fertile pour les personnes réactionnaires, si vous le voulez. Je pense que plus la population générale est éduquée, plus il y a d'ouverture et de tolérance et, en réalité, d'appréciation de la valeur de cela.

Je mentionnerai tout simplement qu'il s'agit de l'un des projets de longue date de notre groupe, les sept associations d'avocats francophones : obtenir que la Loi sur les langues officielles soit modifiée de sorte que les juges de la Cour suprême du Canada, la plus haute instance du Canada, soient tenus d'être bilingues. Nombreux sont mes collègues qui se demandent pourquoi, au XXIe siècle, cette question n'a pas encore été résolue. D'autres vont dire : « Alors, Allan, est-ce que cela signifie que je ne pourrai jamais être juge à la Cour suprême si je n'apprends pas le français? » Et je réponds : « Oui, Joe, si c'est ce que tu veux faire, tu devrais apprendre le français. Tes enfants apprennent le français. Pourquoi ne t'es-tu pas encore lancé? »

Je pense qu'il y a un changement de société. Ce n'est pas tant une question d'ordre légal qu'une question d'ordre personnel. D'après moi, en ce qui concerne la population albertaine en général, le nombre de personnes qui nourrissent des sentiments négatifs pour la langue française ou n'importe quelle autre langue diminue. C'est l'impression que j'ai.

La sénatrice Beyak : C'est intéressant, ce que vous dites. Je pensais que des travaux avaient peut-être été réalisés à ce sujet.

Je sais que dans ma région, il y a eu une grosse controverse vers la fin des années 1980 et le début des années 1990 parce que nous obtenions des manuels scolaires dans les deux langues, mais qu'il n'y avait pas d'élèves francophones à l'époque. Les gens se demandaient — et ce n'était pas négatif ou méchant — si cet argent ne pouvait pas être mieux utilisé pour intéresser les gens à apprendre le français. Ce n'était pas malicieux ou méchant. On trouvait simplement que c'était beaucoup d'argent. Les manuels attendaient dans une boîte. Alors, pourquoi ne pas utiliser cet argent pour donner aux gens le goût d'apprendre le français?

Cela a commencé à cette époque. Il était difficile pour moi, en tant que présidente du conseil, de réunir les représentants anglophones, francophones et autochtones pour discuter sans que personne se fâche ou qu'il y ait controverse. Il vaudrait mieux que tout le monde se parle.

Je pense comme vous que c'est assurément mieux qu'il y a 30 ans.

[Français]

La sénatrice Chaput : La plupart de mes questions ont trouvé réponse, mais j'aimerais mentionner, toutefois, que le débat au sein de notre comité continue d'alimenter la compréhension et le respect de la langue française qui devraient prévaloir entre nous et à travers le Canada. La langue française est une langue minoritaire au Canada et elle doit être protégée. Elle est majoritaire au Québec, mais minoritaire au Canada.

Cela dit, j'aimerais maintenant poser une question à Me Damer. D'après vous, y a-t-il un lien entre la qualité de l'offre de services dans la langue de la minorité linguistique et le développement et l'épanouissement des communautés de langues officielles en situation minoritaire?

M. Damer : Je crois qu'il y a un lien très fort, comme Me Bastarache vient de nous le dire, si l'offre est active et s'il y a une clientèle potentielle. En ce qui concerne les écoles francophones, certains ont des hésitations qui trouvent leur source chez les grands-parents qui ont connu l'époque où le français n'était pas autorisé, comme à l'hôtel de ville de Moncton, par exemple. Cela se peut en Alberta également. Quand on parle de fierté de la langue et de vitalité des communautés, cela passe par une offre active, et c'est le gouvernement qui doit y voir, à mon avis.

La sénatrice Charette-Poulin : J'ai une question complémentaire pour nos trois témoins, qui donne suite à celles des sénatrices Beyak et Chaput. Si le gouvernement vous demandait, demain matin, de lui faire des suggestions pour qu'il puisse s'assurer que les Canadiens et les Canadiennes soient encore plus fiers du statut bilingue de leur pays, quelles seraient vos recommandations?

M. Bastarache : Je proposerais tout d'abord d'augmenter la visibilité du bilinguisme. Le gouvernement fédéral devrait faire valoir que le bilinguisme existe dans toutes les capitales provinciales, partout où les provinces ont fait un effort et partout où on peut inciter les gens à utiliser les services en français. Si l'offre est facile à obtenir, qu'elle n'est pas considérée comme une faveur, les gens vont s'en servir. Il faut aussi demander des services à la province. Il faut profiter de tout ce qui existe sur le plan communautaire dans la langue française. Je crois qu'il ne faut pas simplement se dire que les gens qui utilisent les services communautaires sont ceux qui vont demander des services fédéraux; ce sont ceux qui vont utiliser les services fédéraux qui vont demander les services communautaires. Je crois que cela marche dans les deux sens.

Une chose est certaine, c'est que le service ne doit pas être perçu comme une faveur que l'on vous fait. Quand j'étais jeune avocat, on avait décidé qu'on avait le droit de demander un procès en français; c'était à la discrétion du juge, ce n'était pas un droit absolu. C'était drôle, parce qu'il s'agissait d'une modification à la loi sur la preuve. Les gens n'osaient pas exiger un procès en français, car ils avaient l'impression d'incommoder tout le monde. À partir de cette expérience, le gouvernement concluait qu'il n'y avait pas de demande pour des services en français dans les tribunaux. On intimidait tout le monde, donc je comprends qu'il n'y avait pas de demande!

M. Damer : Je crois qu'il faut que le gouvernement instaure une espèce de climat de confiance dans ce genre de situation. J'ai vécu des situations du même genre avec des clients francophones. Une fois devant le juge, voyant que tous les intervenants dans la salle de la cour étaient anglophones, mon client voulait renoncer à son procès en français, car il ne voulait pas incommoder le juge. Je lui ai interdit de faire cela en lui répétant que c'était son droit. Le juge francophone auquel on avait affaire dans cette situation particulière a bien accueilli le client et l'a mis à l'aise. Autrement, je suis certain qu'il aurait laissé tomber.

Malheureusement, c'est dans un climat non respectueux que les services sont offerts. Si je veux interagir en français à l'aéroport d'Edmonton et qu'on est incapable de répondre à mes attentes, je considère cela comme un non-respect de la langue officielle. Je pourrais même dire quelque chose de pire à ce sujet. Je crois que le gouvernement doit créer un climat respectueux pour chacune des deux langues officielles afin que les gens se sentent complètement à l'aise n'importe où.

M. Power : Selon moi, il faut premièrement maximiser les occasions d'utiliser la langue, d'où l'utilité de l'initiative du projet de loi d'augmenter le nombre de bureaux fédéraux qui offriraient des services en français, pour permettre aux gens de vivre en français. Dans un deuxième temps, il faut maximiser les échanges, virtuels ou en personne, surtout chez les jeunes. Ils doivent pouvoir aller au Québec ou ailleurs où le français est parlé par de très grandes communautés, et vice versa.

La sénatrice Beyak posait la question à savoir ce qui fait que la langue est difficile. Entre autres, c'est parce que la langue, c'est beaucoup plus qu'un mode de communication, c'est aussi une culture. Les cultures sont différentes, les points de référence sont différents. Plus les cultures interagissent, plus les groupes linguistiques interagissent, mieux on se comprend et mieux on accepte la réalité décrite par Me Bastarache plus tôt.

La présidente : Y a-t-il d'autres questions de la part des sénateurs? Nos invités voudraient-ils ajouter autre chose? Non? D'accord.

Je tiens à vous remercier, honorable maître Bastarache, maître Power et maître Damer, d'avoir accepté notre invitation et d'avoir partagé votre expérience et votre expertise avec nous. Vos témoignages sont essentiels à la progression de cette étude.

(La séance est levée.)


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