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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 9 - Témoignages du 12 mai 2016


OTTAWA, le jeudi 12 mai 2016

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles s'est réuni aujourd'hui, à 10 h 30, en séance publique pour examiner la teneur du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir); et à huis clos pour l'étude d'une ébauche de rapport.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Mesdames et messieurs, bonjour. Je souhaite la bienvenue à mes collègues, à nos invités ainsi qu'aux membres du public qui assistent aujourd'hui aux délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous allons poursuivre l'examen préliminaire du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir).

Nous accueillons, en première heure, au nom d'UNICEF Canada, Marvin Bernstein, conseiller principal en matière de politiques; au nom de la Euthanasia Prevention Coalition of Ontario, Alex Schadenberg, directeur exécutif, et Hugh Scher, conseiller juridique, qui va intervenir, de Toronto, par vidéoconférence. Nous accueillons également Joan Gilmour, professeure à la Osgoode Hall Law School, de l'Université York, et Errol Mendes, professeur à la Faculté de droit, Section de common law, de l'Université d'Ottawa.

Je vous remercie tous de votre présence parmi nous.

Nous allons, monsieur Mendes, commencer par votre exposé. Nous passerons après cela à celui de M. Bernstein.

Errol Mendes, professeur, Faculté de droit — common law, Université d'Ottawa, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Permettez-moi de commencer par un rapide exposé. On vous en a, je crois, distribué un exemplaire.

Le projet de loi C-14, qui intervient après l'arrêt Carter, tente de concilier deux choses, d'une part la dignité humaine et l'autonomie de la personne, et d'autre part la protection des personnes les plus vulnérables. Je pense que nous sommes tous d'accord sur ce point. Or, si un projet de loi qui tente de concilier ces deux objectifs renferme des défauts rendant inconstitutionnelles d'importantes parties du texte, vous avez une obligation à la fois morale et constitutionnelle de le corriger. D'après moi, ce qui a le plus de chance d'être jugé inconstitutionnel a trait à la définition de ce qu'il convient d'entendre par des problèmes de santé « graves et irrémédiables ».

Comme beaucoup des spécialistes qui ont comparu devant vous l'ont déjà fait remarquer, les critères prévus à l'alinéa 241.2(2)d) sont incompatibles avec ce que la Cour suprême du Canada décidé dans l'arrêt Carter. Dans ce jugement, la cour n'exige en effet pas que les maladies, infections ou handicaps graves soient incurables, ou que la mort de ceux qui souhaitent qu'on les aide à mettre paisiblement fin à leurs jours soit raisonnablement prévisible.

Certains de ces spécialistes estiment par ailleurs que l'accès à l'aide médicale à mourir, tel que prévu dans la loi, reste tellement en deçà de ce qui devrait être un accès minimum, que Kay Carter n'aurait elle-même pas pu s'en prévaloir. Permettez-moi de vous citer des passages de ce que des proches de Kay Carter ont déclaré dans un reportage diffusé par la CBC.

Selon Lee Carter, sa mère souffrait de sténose du canal vertébral, une affection qui ne l'aurait pas tuée, mais qui l'aurait laissée paralysée.

« Elle n'avait pas une maladie mortelle, et elle n'était pas mourante, mais elle éprouvait des souffrances inimaginables qui auraient duré encore de longues années », Mme Carter a déclaré jeudi sur la Colline parlementaire.

« Mais, Kay Carter ne répondait pas aux conditions prévues par les dispositions législatives qu'on envisage d'adopter en matière d'aide médicale à mourir. »

Si cela est vrai, de nombreuses dispositions de l'alinéa 241.2(2)d) pourraient être jugées inconstitutionnelles et contraires à l'arrêt de principe rendu par la Cour suprême du Canada.

Que pouvons-nous y faire? D'après moi, si nous faisons un honnête effort pour concilier deux valeurs fondamentales, nous arriverons à modifier l'alinéa d) afin de l'aligner sur la Constitution. Dans mon exposé, je propose comment procéder.

Le temps nous est compté, et je ne vais donc pas reprendre les arguments avancés dans mon exposé, mais, en quelques mots, voici de quoi il s'agit : il conviendrait de fondre les alinéas a) et b) du paragraphe 241.2(2) en une seule disposition ainsi formulée : la personne est atteinte d'une maladie, d'une affection ou d'un handicap graves entraînant entre autres un déclin avancé de ses capacités.

En combinant les alinéas a) et b), on supprime le mot « incurable ».

Je propose également que le membre de phrase qui est le plus controversé — « raisonnablement prévisible » — qui figure à l'alinéa d), soit modifié en ajoutant la formule suivante : que leur maladie n'est pas nécessairement mortelle, mais que, compte tenu de leur situation médicale, leur mort n'est pas trop lointaine. Et le reste de l'article suit en l'état.

Ce qui me permet de dire que cette autre formulation serait, elle, conforme à la Constitution, c'est que, dans une certaine mesure, la ministre de la Justice semble elle-même favorable à un tel libellé. Dans les déclarations qu'elle a faites sur les dispositions envisagées, lors du débat sur ce projet de loi à la Chambre des communes, mais aussi devant votre comité, elle a déclaré que c'est délibérément qu'elle n'a pas prévu dans le texte le délai de six mois qui se trouve généralement dans ce genre de disposition, car elle a souhaité laisser aux médecins une marge de manœuvre leur permettant de prendre en compte l'ensemble des circonstances prévues dans ce paragraphe.

Lors du débat sur le projet de loi C-14, la ministre a semblé disposée à accepter un changement de formulation afin qu'il soit bien clair que, pour invoquer ces nouvelles dispositions, il ne serait pas nécessaire de souffrir d'une maladie mortelle, mais qu'il faudrait tout de même que la mort de la personne en cause ne soit pas trop lointaine.

Le président : Monsieur Mendes, puis-je vous demander de conclure?

M. Mendes : Pourquoi ne pas remplacer les mots « raisonnablement prévisible » par « pas trop lointaine? » D'après moi, en faisant cela, et en supprimant le mot « incurable », on rendra l'article 241.2 conforme à la Constitution.

Marvin Bernstein, conseiller principal en matière de politiques, UNICEF Canada : Je vous remercie de cette occasion de prendre la parole devant vous. On a convenu d'autoriser l'aide médicale à mourir pour les adultes jouissant de toutes leurs facultés, ce qui, d'après nous, est la condition de base de l'aide médicale à mourir. Nous sommes, cependant, naturellement portés à demander : mais qu'en sera-t-il des autres groupes, tels que les mineurs ayant atteint un certain degré de maturité? La question mérite d'être étudiée de près.

UNICEF Canada souhaite que la question soit examinée attentivement tant par votre comité, ainsi que par le comité de la Chambre des communes, avant son dépôt et son renvoi devant les comités spécialisés. Il importe de prendre le temps de bien y réfléchir afin de parvenir à la bonne solution.

Il serait préférable de procéder ainsi plutôt que de s'exposer plus tard à une mise en cause constitutionnelle qui, logiquement, sera inévitable si l'on refuse d'accorder le même droit aux mineurs ayant la maturité voulue. Je ne parle pas là des enfants, mais des mineurs parvenus à une certaine maturité.

C'est une question extrêmement complexe, difficile, délicate qui peut être envisagée de divers points de vue. La principale préoccupation de l'UNICEF concerne les droits et le bien-être des enfants. Faute d'éléments d'appréciation quant aux incidences que les dispositions envisagées pourraient avoir pour les enfants, notre position repose sur une approche équilibrée des droits de la personne, en l'occurrence de l'enfant, la jurisprudence des tribunaux judiciaires, les principes inscrits dans la Charte et la Convention relative aux droits de l'enfant.

D'après l'UNICEF, le droit à l'aide médicale à mourir devrait être reconnu aux mineurs ayant atteint une certaine maturité psychologique et qui ont par ailleurs les capacités voulues pour prendre des décisions de fin de vie en ce qui les concerne. Mais cela ne serait qu'une solution de dernier ressort, assortie en outre d'un certain nombre de garanties. L'actuel régime juridique reconnaît déjà aux mineurs mûrs et compétents, le droit de prendre en ce qui les concerne des décisions en matière de santé et de survie. Dans A.C. c. Manitoba (directeur des services à l'enfant et à la famille), la Cour suprême a estimé que « ... il serait arbitraire de présumer qu'aucune personne de moins de 16 ans n'a la capacité de décider de son traitement médical. » Cela s'entend même des cas où la décision en question peut être une question de vie ou de mort. En ce qui concerne les décisions concernant un traitement médical, la cour a retenu le principe voulant qu'un mineur puisse avoir la maturité nécessaire, mettant l'accent en effet sur la capacité et la maturité plutôt que sur une limite d'âge.

L'UNICEF Canada est favorable aux recommandations du Groupe consultatif provincial-territorial d'experts sur l'aide médicale à mourir, qui a lui aussi jugé qu'il serait arbitraire de fixer une limite d'âge. Nous sommes en outre favorables à la recommandation du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, selon laquelle l'adoption de nouvelles dispositions législatives en ce domaine devrait se dérouler en deux temps. Dans un premier temps, les dispositions s'appliqueraient immédiatement aux adultes âgés d'au moins 18 ans jouissant pleinement de leurs facultés, puis, dans un deuxième temps, au plus tard trois ans après l'entrée en vigueur du texte initial, les dispositions deviendraient applicables aux mineurs ayant la maturité voulue. Cela ressemble de près à la recommandation qu'UNICEF Canada a proposée devant le comité mixte. Cela donnerait le temps d'effectuer les recherches nécessaires et de procéder à de larges consultations avant de décider des garanties et des précautions dont il conviendrait de s'entourer.

Au cours de cette période d'attente, qui devrait être de trois ans — et non d'un an comme je l'indiquais unilatéralement dans mon exposé —, le texte d'une loi devrait ajouter à l'intention des mineurs ayant la maturité voulue, une exception leur permettant de solliciter d'un juge de Cour supérieure l'autorisation de voir leur cas étudié au regard des critères dégagés par la Cour suprême dans l'arrêt Carter, dans la ligne de l'approche retenue par la cour lorsque, après que soit intervenu l'arrêt Carter, elle a prescrit une prolongation de quatre mois afin d'éviter toute situation injuste et préjudiciable ayant pour effet que, pendant trois ans, les mineurs ayant la maturité voulue, n'auraient eu aucun recours.

Nous avons déjà, comme je l'ai dit, une jurisprudence. Nous avons la Charte, et nous devons tenir compte de la Convention relative aux droits de l'enfant. Rappelons, en effet, que le Canada a ratifié la Convention relative aux droits de l'enfant le 13 décembre 1991, et que les principes inscrits dans cette convention demeurent en vigueur. Dans l'arrêt A.C., la juge Abella, se prononçant au nom de la majorité de la cour, a cité les conventions internationales en matière de droit de la personne, a précisé que le principe du « mineur mature » est parfaitement compatible avec les principes inscrits dans la Convention relative aux droits de l'enfant.

Le président : Merci, monsieur Bernstein.

Nous passons maintenant à la Mme Gilmour.

Joan Gilmour, professeure, Osgoode Hall Law School, Université York, à titre personnel : Bonjour, mesdames et messieurs. Je vous remercie de cette occasion de prendre la parole devant vous.

Par rapport à ce que la Cour suprême du Canada a décidé dans l'arrêt Carter, ce projet de loi restreint de manière inadmissible la catégorie de personnes susceptibles de se prévaloir d'une aide médicale à mourir. Cela étant, le texte ne résistera pas à une mise en cause de sa constitutionnalité au regard des dispositions de la Charte des droits. Ce que le texte a de plus préoccupant, ce sont les facteurs qui conditionnent, selon le paragraphe 241.2(2), ce qu'on entend par des problèmes de santé graves et irrémédiables. Il conviendrait, d'après moi, que ce paragraphe soit intégralement supprimé.

Dans l'arrêt Carter, la Cour suprême a décidé de qui pourrait se prévaloir d'une aide à mourir, en l'occurrence les personnes adultes capables qui sont affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables leur causant des souffrances persistantes qui leur sont intolérables au regard de leur condition. Or, quelle que soit la teneur du texte de loi qui va être adopté, on ne peut pas rester en deçà de ce que la Cour suprême a décidé. Or, c'est justement ce que fait le projet de loi C-14, qui ajoute de nouvelles conditions restreignant la catégorie de personnes définie par la cour dans l'arrêt Carter, estimant que seules les personnes appartenant à cette catégorie plus restreinte peuvent être considérées comme ayant des problèmes de santé graves et irrémédiables.

Permettez-moi de concentrer mon intervention sur ce nouveau critère ajouté par le gouvernement, et selon lequel la mort naturelle de la personne en cause doit être raisonnablement prévisible. Cette condition ne figure pas dans l'arrêt Carter, et les faits de l'affaire ainsi que le jugement de la cour vont, justement, en sens inverse. Les personnes concernées comprenaient en effet non seulement Gloria Taylor, mais Kay Carter, qui souffrait de sténose du canal vertébral. Rien n'indique que sa mort ait été proche. Dans un document exposant le contexte législatif du projet de loi C-14, le gouvernement affirme que Mme Carter était proche de la mort, mais ne cite aucun élément autorisant une telle conclusion sur ce point. Quoi qu'il en soit, lorsque, dans l'arrêt Carter, la cour décrit combien il serait cruel de refuser une aide médicale à mourir aux personnes qui souffrent manifestement de problèmes de santé graves et irrémédiables, elle cite les témoignages de personnes atteintes de maladies des motoneurones et autres maladies dégénératives. Toutes ces maladies ne sont pas mortelles et il est fréquent qu'elles n'entraînent pas une mort précoce. Or, l'idée d'avoir à souffrir pendant de longues années peut rendre la situation des personnes qui en sont atteintes encore plus intolérable.

J'ajoute qu'il est impraticable d'exiger que la mort naturelle de la personne en cause soit devenue raisonnablement prévisible. Dans son exposé du contexte législatif du projet de loi, le gouvernement donne de cette notion des explications contradictoires — d'une part, il faudrait en effet que le temps du décès ne soit pas trop éloigné, ou, pour les personnes dont la maladie n'est pas mortelle, qu'elles « soient à l'approche de la mort », alors qu'il prévoit en même temps que l'exception s'appliquera à toute personne à qui des problèmes de santé causent « un déclin irréversible des capacités et de longues souffrances avant la mort ». C'est dire que sur la notion de mort « raisonnablement prévisible », les explications qu'en a livrées le gouvernement sont elles-mêmes contradictoires. Quoi qu'il en soit, ce que le droit entend par « raisonnablement prévisible » ne se limite pas aux événements rapprochés dans le temps. L'essentiel c'est la probabilité d'une certaine issue.

Je voudrais, deuxièmement, voir supprimer la disposition qui exige que juste avant de se prévaloir d'une aide médicale à mourir, la personne concernée confirme que c'est effectivement ce qu'elle souhaite. Par définition, les personnes à qui l'on reconnaît le droit à une aide médicale à mourir éprouvent des souffrances qui leur sont insupportables. Cela veut dire, pour certains, de terribles douleurs, ou autres symptômes difficilement supportables. Elles ont, juridiquement, le droit d'être traitées pour ces symptômes, traitement qui peut comprendre la sédation. Il serait cruel d'exiger d'elles qu'elles renoncent à ce traitement, afin d'être ramenées à un état qui satisfait aux critères juridiques conditionnant le consentement.

Troisièmement, je recommande que soit également supprimée du projet de loi la disposition qui prévoit une période d'attente de 15 jours. Sans doute s'agit-il de s'assurer que les personnes ne reviennent pas sur leur décision, mais c'est un délai parfaitement arbitraire susceptible de prolonger la souffrance. Un tel délai ne s'appliquerait d'ailleurs pas en cas de mort ou de perte de capacité imminentes, car ce sera alors le médecin qui décide. Je recommande que cette décision soit toujours laissée au médecin et à la personne en cause, comme c'est le cas de tous les autres traitements, y compris l'arrêt des traitements de survie.

Je ne vais pas aborder la question des mineurs ayant atteint une certaine maturité, puisque M. Bernstein en a déjà parlé. Je voudrais, par contre, évoquer l'idée, avancée par certains, d'ajouter une étape supplémentaire qui ferait intervenir les tribunaux judiciaires, ou quel qu'autre organe de décision. Je vous demande d'écarter complètement une telle idée. La décision en question doit être laissée à la personne en cause et à son médecin. Il s'agit, en effet, d'une décision primordiale, d'une décision essentiellement personnelle. Le fait de soumettre cette décision à une procédure supplémentaire d'examen serait une immixtion injustifiée qui ne servirait d'ailleurs pas à renforcer les garanties. Cela aurait essentiellement pour effet d'imposer, à quelqu'un qui éprouve déjà des souffrances insupportables, des conditions superflues et difficiles à supporter.

Permettez-moi de dire, pour terminer, que certaines des dispositions contenues dans ce projet de loi sont censées protéger les personnes en état de vulnérabilité, mais les dispositions envisagées vont trop loin. On ne peut pas faire l'impasse sur les droits d'une autre catégorie de personnes vulnérables, à qui, par l'arrêt Carter, la Cour suprême a reconnu le droit d'une aide à mourir. Cette catégorie de personnes est plus large que celle envisagée par le projet de loi. Si ce texte devait être adopté sous sa forme actuelle, leurs souffrances — bien qu'elles soient graves, irrémédiables, permanentes et insupportables — continueront. Or, il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi.

Le président : Je vous remercie. Nous allons maintenant écouter le dernier exposé du matin. Je tiens à rappeler aux représentants de la Euthanasia Prevention Coalition qu'ils partagent la plage de temps prévue pour les exposés.

Hugh Scher, conseiller juridique, Euthanasia Prevention Coalition of Ontario : Merci, monsieur le président, et honorables sénateurs. J'ai relevé ce que M. Mendes a dit au début de son exposé. Certains, semble-t-il, voudraient que des pratiques de fin de vie telles que l'euthanasie ou le suicide assisté échappent à toute restriction, alors que d'autres ne souhaitent pas que ce genre de pratiques soient reconnues par la loi. La position intermédiaire me semble être celle adoptée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Carter.

Nous souhaitons proposer à votre réflexion quatre principes fondamentaux et un certain nombre d'amendements qui, d'après nous, permettraient d'améliorer le texte du projet de loi. Je voudrais d'abord revenir aux arguments avancés par ma collègue Mme Gilmour. Il y a, en premier lieu, la question des mesures de contrôle efficaces.

Selon nous, il serait en effet essential d'instaurer un mécanisme de contrôle confié soit à un juge soit à un autre organe d'examen, car c'est, d'après nous, le seul moyen d'éviter les abus qu'on a pu constater dans d'autres juridictions telles que la Belgique. Cela est particulièrement important dans le cadre d'un régime tel que celui qu'on envisage ici et qui prévoit en fait un type d'euthanasie admis aux Pays-Bas ou en Belgique. Selon ce modèle, ce qui permet d'éviter des abus, ce sont deux exigences bien connues en matière médicale, le consentement, et le caractère volontaire de la mesure.

D'abord, l'adoption du modèle en vigueur au Benelux serait ici une grave erreur. Ce modèle comporte en effet les plus grands risques et on a, dans ces deux pays, relevé un grand nombre d'abus. Selon des études sur les certificats de décès émis en Flandre, dans 32 p. 100 des cas, les personnes euthanasiées en Belgique l'ont été sans qu'elles aient demandé à l'être, et sans qu'elles y aient consenti. J'ajoute que dans 47 p. 100 des cas, leur dossier n'a même pas été transmis après coup à l'organe de surveillance. Dans aucun de ces cas, le médecin n'a été mis en cause pour son comportement illicite. Voilà, donc, le contexte dans lequel il convient de situer ce projet de loi qui comporte bien des éléments à l'origine des abus constatés en Belgique.

Il est essentiel de soumettre les décisions en ce domaine à un juge ou autre tribunal indépendant afin d'assurer le respect des règles et/ou des mesures de sauvegarde que le législateur entend instaurer, car, sans cela, les mesures qui seront prises seront en fait des actes criminels. Ce projet de loi semble confondre les compétences du Parlement en matière de droit pénal, et les compétences provinciales en matière de santé. Ce faisant, le texte passe outre à la mission de contrôle que le législateur doit exercer en matière de droit pénal si l'on entend poursuivre ceux qui commettent des actes criminels.

À cet égard, l'aspect le plus inquiétant du projet de loi découle des dispositions, notamment celles qui figurent à l'article 246, qui confèrent une immunité totale à certaines catégories de personnes, aux professionnels de la santé, certes, mais également à toute personne qui joue un rôle, quel qu'il soit, dans une des pratiques de fin de vie prévues dans ce texte. Selon moi, une telle disposition est à la fois superflue et trop large. Elle s'écarte radicalement de tout ce que prévoient, dans d'autres pays, les dispositifs qui n'assurent pas l'immunité totale de personnes prenant part à ce type d'action. En présence d'une telle disposition, il sera quasiment impossible d'engager des poursuites contre quelqu'un qui souhaiterait contourner les mesures de sauvegarde que le législateur a entendu instaurer, et agir à leur encontre.

Il est donc essentiel que ce dispositif ne soit pas adopté comme cela a été fait, par exemple, au Québec, et cela en raison de son manque de transparence et de l'usage frauduleux qui peut en être fait. J'entends par cela que le Québec, et certaines autres juridictions, permettent aux médecins de falsifier les certificats de décès en déclarant que la cause de décès n'était pas la mort donnée intentionnellement au patient par un médecin, par euthanasie ou suicide assisté, mais que le décès est dû à telle ou telle maladie dont était atteint le patient. Or, c'est une pure fiction, une falsification qui crée un manque total de transparence, et qui risque d'entraîner les dérives que d'autres témoins vous demandent d'avaliser en élargissant de plus en plus le recours à de telles pratiques, y compris pour les mineurs qui auraient atteint un certain degré de maturité...

Le président : Puis-je vous demander de conclure.

M. Scher : Entendu. Je souhaite, pour terminer, simplement insister à nouveau sur le besoin de mettre en place un mécanisme de contrôle indépendant, et de faire en sorte que personne ne bénéficie d'une immunité totale. Respectons les compétences du législateur en matière pénale en instaurant un mécanisme de surveillance qui permette de mettre en cause la responsabilité de toute personne s'écartant des normes établies par ce texte de loi, car c'est une des bases essentielles de tout traitement de la question.

La sénatrice Jaffer : Je tiens à vous remercier de votre présence ici. Nous abordons une question extrêmement délicate. Vos interventions vont contribuer à notre étude du sujet.

Monsieur Mendes, vous avez évoqué les difficultés que ce projet de loi peut présenter sur le plan constitutionnel. Or, la ministre et ses collaborateurs ont, à cet égard, manifesté une grande confiance. La ministre a en effet déclaré être assurée que ce projet de loi est entièrement conforme aux dispositions de la Charte. Sur ce point, nous nous en remettons naturellement à elle.

Pourriez-vous, en reprenant ce que la ministre de la Justice a dit pour expliquer cette formule, nous dire en quoi les amendements proposés permettent de répondre aux nombreuses critiques qu'a suscitées le membre de phrase « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible »?

M. Mendes : Merci, sénatrice. Le fait de modifier les dispositions du texte dans le sens que je propose permettra de préciser, à l'alinéa d), que la définition n'englobe pas uniquement les maladies terminales. C'est une précision qu'il convient effectivement d'apporter. Si vous ajoutez le membre de phrase « pas trop lointaine », vous donnez au juge, ainsi qu'à d'autres intervenants, la possibilité, en cas de contestation, d'englober dans la définition le cas, par exemple, de Kay Carter.

Comme c'était notamment le cas de Kay Carter, la formule « pas trop lointaine » peut s'entendre d'une période de nombreuses années. Cette formule, je crois, répond nettement aux exigences de l'article 1 de la Charte et résisterait à toute contestation d'ordre constitutionnel. D'après moi, un tel amendement mettrait le texte du projet de loi à l'abri d'une mise en cause constitutionnelle. Il reprend la formulation de la ministre et répond par avance aux objections qu'on pourrait lui opposer.

La sénatrice Jaffer : Monsieur Bernstein, vous avez une longue expérience en ce domaine, d'abord en tant qu'ombudsman, puis en tant que défenseur des droits, et maintenant en vertu des fonctions que vous exercez à l'UNICEF. La procédure en deux temps devrait-elle, selon vous, permettre de reconnaître aux mineurs ayant atteint un certain degré de maturité une égalité de traitement?

M. Bernstein : Il nous faut, je pense, prendre le temps d'encadrer correctement l'accès à l'aide médicale à mourir pour les mineurs ayant atteint un certain degré de maturité, afin que ce droit ne soit pas uniquement reconnu aux personnes ayant plus de 18 ans.

On pourrait reporter l'entrée en vigueur des dispositions sur ce point, le temps d'étudier les mesures de sauvegarde qu'il conviendrait de mettre en place, et parvenir à un équilibre correct du dispositif. Y aurait-il lieu de prévoir un mécanisme de contrôle? Comment éviter que des jeunes personnes soient manipulées par le personnel soignant, leurs conseillers spirituels ou autres. Il nous faut tenir compte du fait qu'alors même qu'on leur reconnaît certains droits et certaines capacités liés à leur degré de maturité, ils peuvent néanmoins être exposés à diverses formes d'exploitation. Quel serait le bon équilibre? Il nous faut donc modifier le texte du projet de loi afin d'englober les mineurs ayant la maturité voulue, et prévoir des dispositions qui vont permettre d'étudier à fond la question.

Rappelons, par ailleurs, que les jeunes n'ont pas été consultés. Or, au regard de l'article 12 de la convention, c'est un aspect important de la question.

Ce qu'on ne comprend pas toujours, en outre, c'est que, dans de nombreuses provinces, la législation sur les soins de santé comporte, en matière de capacité à décider, une présomption qui doit préalablement être réfutée. Il n'existe aucune limite d'âge précise. Disons, de manière générale, que comme la juge Abella l'a rappelé dans l'arrêt A.C., plus la décision est grave, et plus ses conséquences peuvent être sérieuses, plus il convient qu'un tribunal ou un médecin soit convaincu que l'intéressé a effectivement la maturité nécessaire pour prendre la décision en cause.

Le sénateur White : Madame Gilmour, certaines des dispositions vous paraissent contradictoires. Je ne suis pas certain d'avoir bien compris comment vous résoudriez le problème.

Mme Gilmour : Il faudrait, selon moi, supprimer le paragraphe 241.2(2) qui définit ce qu'il conviendrait d'entendre par problèmes de santé graves et irrémédiables.

Les alinéas a) et b) sont, eux aussi, critiquables, mais j'estime que l'alinéa d) est particulièrement problématique et c'est pour cela qu'il conviendrait, d'après moi, de le supprimer.

Le sénateur White : Le supprimer, certes, mais le remplacer par quoi?

Mme Gilmour : Dans son état actuel, l'alinéa 242.2(1)c) parle de problèmes de santé graves et irrémédiables. J'y ajouterais la formule qui figure actuellement à l'alinéa (2)c) :

... sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans les conditions qu'elle juge acceptable...

Autrement dit, je reprendrais la formule de l'arrêt Carter.

Le sénateur White : Je vous remercie.

Le sénateur Baker : Je remercie nos témoins pour leurs excellents exposés — notamment leurs exposés écrits. Le comité ne manquera pas de tenir compte de leurs suggestions.

Ma question s'adresse soit à M. Mendes soit à Mme Gilmour. Ils sont tous deux spécialistes en ce domaine et ont tous deux eu l'occasion de nous rappeler la jurisprudence applicable. Cela est particulièrement vrai de M. Mendes en ce qui concerne l'article 7 de la Charte et, sur ce point, je m'en remets à lui.

Mais, nous avons aussi entendu l'argument inverse. Je n'entends pas poser de question complémentaire et j'espère par conséquent que la présidence me laissera le temps de formuler ma question.

On a fait valoir, par exemple, que dans l'affaire Carter, le jugement de première instance ne s'est pas prononcé, en ce qui concerne l'aide médicale à mourir, sur le cas de Mme Carter. La plaignante était en effet une certaine Mme Taylor. Or, au paragraphe 1414 du jugement de première instance, on trouve cette conclusion :

... la Cour accorde à Mme Taylor une dispense constitutionnelle lui permettant de recourir à une aide médicale à mourir à condition que :

a) Mme Taylor en fasse la demande par écrit.

b) Son médecin traitant atteste que Mme Taylor est en phase terminale, qu'elle est proche de la mort et qu'elle n'a aucun espoir de s'en remettre.

Au paragraphe 126 de son arrêt, la Cour suprême du Canada, saisie d'un pourvoi en cette affaire, s'est prononcée en ces termes au sujet de la déclaration d'invalidité :

Nous sommes arrivés à la conclusion que les dispositions prohibant l'aide médicale à mourir... portaient atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne...

La Cour ajoute que « ... aux personnes comme Mme Taylor... » et puis, au paragraphe 127 :

Cette déclaration est censée s'appliquer aux situations de fait que présente l'espèce.

Autrement dit, les situations de fait en question étaient celles de Mme Taylor, atteinte d'une maladie terminale et qui n'avait encore que quelques jours à vivre. Voilà l'argument inverse, c'est-à-dire ce que la Cour suprême du Canada a effectivement affirmé dans son arrêt.

En quelques mots, voici ma question : Ne pensez-vous pas que, quel que soit le libellé du projet de loi, ses dispositions vont susciter des objections constitutionnelles? Le texte sera contesté soit au regard de l'article 7 — c'est votre spécialité — pour cause d'atteinte aux droits de la personne, soit au titre de l'article 15, dans le cadre d'un litige d'intérêt public, comme nous l'avons vu dans l'affaire Downtown Eastside — je vois que vous opinez de la tête — concernant les travailleuses du sexe de Vancouver, en Colombie-Britannique. D'un côté, on va à l'encontre de l'article 7, mais si on va de l'autre côté, on porte atteinte aux garanties inscrites à l'article 15 et on s'expose à un contentieux d'intérêt public.

J'aimerais avoir votre avis sur cet aspect du problème.

Le président : Vous avez environ deux minutes pour répondre.

M. Mendes : Vous avez recueilli l'avis de Joe Arvay, qui représentait Kay Carter. Selon lui, le jugement en première instance ne concernait pas seulement Gloria Taylor, mais également Kay Carter et de nombreuses personnes se trouvant dans une situation analogue. La masse d'éléments produits en première instance ne concernait pas seulement Gloria Taylor mais également les circonstances dans lesquelles se trouvait Kay Carter.

Dans son arrêt, la Cour se réfère à de nombreuses reprises aux conclusions du juge de première instance. C'est cela qui permet d'affirmer que la déclaration finale s'applique autant à la situation de Kay Carter qu'à celle de Gloria Taylor. Le témoignage de l'avocat qui a plaidé en première instance montre bien que le jugement s'applique aux deux situations.

Mme Gilmour : Puis-je répondre à la question « Mais que faut-il entendre, au juste, par « des personnes comme Mme Taylor »? Il s'agit des personnes qui, selon la Cour suprême du Canada, sont affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables leur causant des souffrances persistantes qui leur sont intolérables au regard de leur condition. L'arrêt de la Cour suprême est sur ce point parfaitement explicite. Il ne s'applique pas uniquement aux personnes souffrant de sclérose latérale amyotrophique.

Si vous vous reportez au paragraphe 14 de l'arrêt de la Cour suprême, vous constaterez que la Cour évoque certains des témoignages qui on tété produits : « D'autres témoins ont également parlé du choix « horrible » devant lequel se trouve une personne atteinte d'une maladie grave et irrémédiable ». Ces témoins ont, par ailleurs « décrit la progression de maladies dégénératives comme les maladies des motoneurones ou la maladie de Huntington... ». Je ne pense donc pas que l'on puisse, comme certains proposent de le faire, interpréter de manière étroite le passage de l'arrêt Carter qui parle de « personnes comme Mme Taylor ».

Le sénateur McIntyre : Je tiens à remercier tous ceux qui nous ont présenté un exposé. Il ne fait aucun doute que la question est complexe, personnelle et controversée. Selon certains des témoins qui ont comparu devant nous au cours de ces deux dernières semaines, en matière d'aide médicale à mourir, le gouvernement s'en est tenu à une approche raisonnable. D'autres ont, comme vous venez de le rappeler, évoqué les objections juridiques que va susciter le projet de loi, estimant que le texte restreint par trop l'accès à l'aide médicale à mourir. Selon certains, l'aide médicale à mourir ne devrait être accordée qu'aux personnes souffrant d'une maladie terminale même si, comme vous le savez, le texte du projet de loi ne prévoit pas explicitement que seules peuvent avoir accès à une telle aide les personnes en phase terminale. Selon certains, ce serait aller à l'encontre de l'arrêt Carter que d'adopter un texte qui limite l'accès à l'aide médicale à mourir aux seules personnes en phase terminale.

Pourtant, certains intervenants estiment que le gouvernement fédéral pourrait encore invoquer la clause dérogatoire. D'autres considèrent que, pour prévenir les objections constitutionnelles, il y aurait lieu, comme l'a proposé le sénateur Baker, de renvoyer le projet de loi à la Cour suprême du Canada afin qu'elle dise si le texte est conforme à la Charte des droits et libertés et compatible avec l'arrêt Carter.

Monsieur Mendes, qu'en pensez-vous?

M. Mendes : Je suis convaincu que le mieux est, effectivement, l'ennemi du bien. Comme je l'ai dit dans mon exposé, nous tentons de parvenir à un équilibre entre deux valeurs fondamentales, la dignité et l'autonomie de la personne humaine, et la protection des personnes vulnérables.

Le sénateur Joyal, entre autres, a évoqué le cas de ces deux personnes qui, au Québec, se sont, littéralement, laissées mourir de faim. Je voudrais donc que le projet de loi tienne compte de ce genre de situation afin d'éviter que cela se reproduise. Les amendements que je propose alignent le texte du projet de loi sur la Charte des droits et cela devrait nous permettre d'éviter ce type de situation.

Les arguments qui pourraient être avancés au regard de l'article 33 de la Charte, ou de tel ou tel autre aspect de la question, seraient non seulement l'ennemi du bien, mais l'ennemi des personnes dont la vie serait en cause.

Le sénateur McIntyre : Quelqu'un d'autre souhaite intervenir sur ce point? Madame Gilmour?

Mme Gilmour : Merci. Il serait selon moi particulièrement regrettable de recourir en l'occurrence à la clause dérogatoire. Nous traitons en effet d'une décision essentiellement personnelle, intime et fondamentale. On ne peut pas prétendre que cette question échappe aux dispositions de la Charte.

Deuxièmement, en ce qui concerne l'éventuel renvoi du texte devant la Cour suprême, il serait préférable de faire en sorte que le texte réponde par avance aux objections possibles. Or, il y a moyen de le faire sans remanier le texte de fond en comble.

Alex Schadenberg, directeur exécutif, Euthanasia Prevention Coalition of Ontario : La Euthanasia Prevention Coalition of Ontario voudrait également que le libellé du projet de loi assure en même temps la protection des personnes qui, à telle et telle étape de leur vie, se retrouvent en état de vulnérabilité. Sous sa forme actuelle, le projet de loi assure-t-il un tel équilibre? Nous estimons, en ce qui nous concerne, que ce n'est pas le cas.

L'idée de laisser la décision à deux médecins ou à deux infirmiers praticiens répond assez bien au critère défini dans la loi, qui prévoit simplement que ces personnes doivent « être d'avis » que le patient répond effectivement aux critères établis. Or, ce libellé définit une norme minimum qui, en fait, ne protège pas quelqu'un en état de grande vulnérabilité. Le texte ne parvient donc pas à l'équilibre voulu. Selon nous, cette formule laisse à peu près à n'importe qui le soin de décider. C'est ce que prévoit le texte en sa forme actuelle. Nous serions ainsi le seul pays au monde à permettre cela. Le texte actuel permet à toute personne non seulement d'autoriser l'acte en question, mais même de l'effectuer.

En l'état actuel des choses, un conjoint, ou quelqu'un d'autre, peut désormais participer à la décision, et puis à l'acte entraînant la mort. C'est une situation extrêmement dangereuse. Elle écarte entièrement l'idée d'un texte équilibré qui assure la protection des personnes vulnérables.

Le sénateur Joyal : Êtes-vous, monsieur Mendes, madame Gilmour, au courant du débat qui a eu lieu au mois de janvier en Cour suprême lors de l'examen de la requête du gouvernement fédéral qui sollicitait une prolongation des délais?

M. Mendes : Oui.

Le sénateur Joyal : J'ai ici la transcription des débats. Deux juges de la Cour suprême ont rejeté l'interprétation voulant que, pour pouvoir se prévaloir d'une aide médicale à mourir, une personne doit être en phase terminale ou proche de la mort. Je cite la juge Karakatsanis. Elle a demandé à Me Frater, qui représentait le gouvernement fédéral :

Maître Frater, puis-je vous demander ceci : L'argument que vous avancez au sujet de la législation québécoise veut-il dire que, selon vous, cette législation est conforme à la jurisprudence Carter? Je pense en particulier aux dispositions prévoyant qu'une personne doit être en fin de vie, alors que, selon l'arrêt Carter, il n'est pas nécessaire qu'une personne soit en phase terminale. Ce qui m'inquiète dans les arguments que vous avancez c'est qu'ils semblent accepter ou présumer que c'est effectivement le cas.

Dans l'esprit de la juge Karakatsanis, l'arrêt Carter n'exige pas qu'une personne soit « en phase terminale » ou « en fin de vie » comme le prévoit la législation québécoise.

Selon le juge Moldaver de la Cour suprême :

... la loi promulguée au Québec est, à tout le moins, plus restrictive que ne l'est le critère dégagé dans l'arrêt Carter et, par conséquent, en respectant les dispositions québécoises, vous respecteriez forcément la règle énoncée dans l'arrêt Carter.

À deux reprises déjà la Cour suprême a précisé qu'en matière de décès l'arrêt Carter ne pose aucune limite de temps. C'est pourquoi, selon moi, même votre version amendée pourrait être attaquée en justice puisqu'elle emploie la formule « assez proche de la mort ». Vous introduisez là un facteur temps, la proximité du décès, alors que, selon les juges Karakatsanis et Moldaver, le facteur temps ne figure pas dans l'arrêt Carter. Or, il s'agit là d'un point extrêmement important lorsqu'on envisage d'amender le texte. Sur ce point, je serais beaucoup plus proche de la thèse de la professeure Gilmour selon qui il conviendrait de supprimer, de la définition de « problèmes de santé graves et irrémédiables » l'alinéa d).

M. Mendes : Sénateur, je persiste à croire que le mieux est l'ennemi du bien. Si, comme ma collègue le propose, on supprime certaines dispositions du texte, on nuit à l'équilibre entre l'autonomie et la dignité de la personne humaine et la protection des personnes vulnérables.

Il serait, d'après moi, à la fois acceptable et conforme à la Constitution de retenir la formule « assez proche de la mort », car cela répond à la situation dans laquelle se trouvait Kay Carter. Cela répondrait également à la situation dans laquelle se trouvaient ces deux messieurs qui se sont laissés mourir de faim. Au regard des définitions que je peux entrevoir, la formule « assez proche de la mort » englobe les personnes dont la mort n'est pas imminente, mais qui souffrent néanmoins. N'oublions pas que le texte actuel parle également de souffrances intolérables.

Une telle modification du texte répondrait donc à la situation dans laquelle se trouvaient les deux messieurs en question. Encore une fois, il s'agit de savoir si l'on souhaite adopter une loi qui risque d'être jugée inapplicable, car contraire à la Constitution, ou un texte qui n'est, certes, pas parfait, mais assez satisfaisant.

Mme Gilmour : Je suis d'accord avec vous que la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Carter, et les deux juges que vous avez cités dans le cadre du débat qui a eu lieu en janvier, ont déjà confirmé que la jurisprudence Carter ne s'applique pas uniquement aux personnes en phase terminale. Si le gouvernement a retenu la formule « raisonnablement prévisible », c'est parce qu'il savait ne pas pouvoir employer la formule « maladie terminale », condition exclue par l'arrêt Carter. Selon le gouvernement, la formule « raisonnablement prévisible » est trop vague et comporte par ailleurs une contradiction interne. D'après le gouvernement, l'échéance serait brève, mais l'intéressé pourrait néanmoins souffrir pendant longtemps. Cette formule n'a donc pas la précision nécessaire et elle permet d'aller dans tous les sens.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à vous tous. Madame Gilmour, je partage entièrement votre position par rapport à la non-judiciarisation de ce dossier. On l'a déjà fait dans le domaine de la santé mentale, et beaucoup de familles souffrent de se retrouver constamment devant des tribunaux pour régler des cas de santé mentale. Je pense qu'il faut laisser à la santé ce qui appartient à la santé.

Je crois que nous avons devant nous deux options relativement graves, soit celle d'adopter ce projet de loi ou celle de le rejeter. Il s'agit d'une question de risques, et le risque que je perçois si nous adoptons le projet de loi — et vous me direz si j'ai raison —, c'est que nous pourrions nous retrouver encore ici dans un an ou deux avec vous afin d'étudier un autre projet de loi qui servira à corriger le projet de loi actuel, qui m'apparaît plutôt bancal. D'autre part, si le projet de loi est rejeté, l'arrêt Carter de la Cour suprême s'appliquera et, selon la lecture que j'en fais, l'arrêt Carter propose des balises assez claires aux provinces pour qu'elles puissent gérer ce dossier d'un point de vue juridique et médical.

Est-ce que ma perception des risques liés au rejet ou à l'adoption de ce projet de loi est assez claire?

[Traduction]

Mme Gilmour : Si nous ne votons pas une loi encadrant ce texte de situation, et que nous nous en remettons entièrement à l'arrêt Carter, sauf au Québec, où un cadre juridique a été établi, les professionnels de la santé hésiteront beaucoup, selon moi, à participer à l'aide médicale à mourir. Je m'inquiète à l'idée que les réalités pratiques puissent bloquer la mise en œuvre des nouvelles dispositions.

Cela dit, les gouvernements provinciaux et instances disciplinaires vont avoir un grand rôle à jouer. Il serait préférable que la législation fédérale soit à la fois conforme aux dispositions de la Charte et compatible avec l'arrêt Carter.

[Français]

M. Mendes : Je vais répondre en anglais, parce que je veux préciser mes idées.

[Traduction]

Ce qui m'inquiète également c'est que si nous ne légiférons pas en ce domaine, les personnes qui souhaitent obtenir une aide médicale à mourir ne pourront se fonder que sur l'arrêt Carter. Or, et je pense que mes collègues en conviendront aisément, toute personne qui connaît un peu le droit sait que les actions en justice coûtent très cher. Il faut, en moyenne, 50 000 $ pour se pourvoir devant les tribunaux. Combien sommes-nous ici à en avoir les moyens? Et puis, il y a les éventuels appels, et cetera. Il est absolument essentiel que l'arrêt Carter soit suivi d'un texte de loi. Je vous supplie donc de ne pas rechercher la perfection, mais de donner votre aval à un texte somme toute satisfaisant.

Le sénateur Plett : Monsieur Bernstein, avant de vous poser une question, je voudrais citer un extrait de l'énoncé de mission de l'UNICEF :

L'UNICEF est chargé par l'Assemblée générale des Nations Unies de défendre les droits des enfants, d'aider à répondre à leurs besoins essentiels et de favoriser leur plein épanouissement.

Permettez-moi d'insister sur ces mots : favoriser leur plein épanouissement. Des études menées aux Pays-Bas et en Belgique démontrent que la probabilité de voir quelqu'un demander une aide au suicide est quatre fois plus forte chez les gens déprimés. Or, étant donné que ce projet de loi n'exige pas que la personne qui demande une telle aide soit en phase terminale, et que certains estiment que seules les capacités mentales devraient être prises en compte au niveau d'une telle décision, l'idée que l'on pourrait permettre à des enfants vulnérables de demander une aide à mourir ne vous paraît-elle pas créer un très sérieux problème?

M. Bernstein : Il est clair que les enfants ont le droit d'être protégés et de bénéficier d'une certaine qualité de vie, mais il y a des enfants qui éprouvent des problèmes de santé graves et irrémédiables qui leur causent des souffrances persistantes intolérables. Les enfants qui ont atteint un degré suffisant de maturité devraient eux aussi avoir le droit de prendre certaines décisions. Si nous prônons cette procédure en deux temps, c'est justement pour nous donner le temps d'étudier toutes les considérations qui peuvent intervenir et les mesures de sauvegarde qu'il conviendrait d'instaurer. Devrait-on faire intervenir d'autres médecins? Quel serait un bon mécanisme de contrôle et de surveillance?

Le sénateur Plett : Mais qu'en est-il de ma question? Estimez-vous qu'un jeune de 16 ans, atteint d'une maladie mentale, soit parvenu à son plein épanouissement? Cela figure pourtant dans votre énoncé de mission. Pensez-vous qu'une telle personne a réalisé son plein épanouissement alors que — je ne voudrais pas utiliser le mot « simplement », car c'est tout de même grave —, mais alors qu'elle souffre simplement de dépression?

M. Bernstein : D'autres facteurs peuvent intervenir qui, s'ajoutant à des souffrances psychologiques, peuvent entraîner un certain état de santé. Il est clair que les jeunes devraient avoir accès à des services de consultation psychologique et psychiatrique, bénéficier du soutien de leur famille ou d'une famille élargie, mais si à un certain point, leurs souffrances relèvent de la définition que nous avons donnée, et si un adulte capable a le droit de se prévaloir d'une aide médicale à mourir lorsque sont réunies certaines circonstances et certaines conditions, ce droit devrait être reconnu, je ne dis pas à tous les enfants, mais aux mineurs ayant atteint un certain degré de maturité.

M. Schadenberg : Permettez-moi une observation au sujet du manque de mécanismes de surveillance. Selon le dispositif prévu dans le projet de loi, la décision sera prise soit par deux médecins soit par deux infirmiers praticiens, soit, encore, par l'un de chaque, s'ils sont d'avis que la situation correspond au critère fixé par la loi. Ils se prononceront au regard des conditions prévues, conditions invariablement très difficiles.

Selon nous, pour assurer un bon équilibre de ces diverses considérations, il faudrait soit instaurer un mécanisme de contrôle judiciaire, ce que la Cour suprême a admis en janvier — et c'est le dispositif actuel — soit opter pour un système analogue à la Commission du consentement et de la capacité de l'Ontario, avec une procédure rapide qui permet effectivement l'exercice d'une surveillance efficace et qui répond à la préoccupation dont a fait état le sénateur Plett. Il s'agit, en effet, de veiller à ce qu'une personne déprimée ait accès à des mesures de soutien et à ce que les personnes vulnérables bénéficient d'une protection efficace. Un tel mécanisme permettrait effectivement d'assurer une surveillance efficace, mais un tel dispositif n'est pas prévu dans ce projet de loi.

La sénatrice Eaton : Ma question s'adresse à la fois à M. Bernstein et à Mme Gilmour.

Si vous supprimez l'exigence d'une maladie terminale irrémédiable, si vous reconnaissez ce droit aux mineurs, ce qu'on a pu constater en Belgique et en Hollande démontre que les enfants atteints d'autisme ou d'anorexie — et je parle de cela, car la souffrance est quelque chose d'essentiellement subjectif. Si nous faisions ce que vous proposez en supprimant du projet de loi l'approche de la mort, et que nous reconnaissions plus largement le droit à une aide médicale à mourir, pensez-vous que nous devrions prévoir que la décision devra être contresignée par un juge de Cour supérieure? Par quelqu'un qui peut prendre un certain recul, par rapport à la situation, juger plus objectivement, s'assurer que toutes les mesures de sauvegarde ont effectivement été observées, et que les gens ne se sont pas lancés à la recherche d'un médecin ou d'une infirmière complaisant. Seriez-vous favorable à ce type de solution?

M. Bernstein : D'après moi la décision devrait être laissée aux médecins, aux professionnels de la santé qui ont les connaissances voulues pour évaluer la capacité du patient et réfléchir aux conséquences de la décision.

La sénatrice Eaton : Mais ils pourraient faire valoir leurs arguments devant un juge.

M. Bernstein : D'après moi, ce ne serait pas la bonne solution. Comme mon collègue l'a rappelé tout à l'heure, cela ne ferait qu'augmenter les coûts, les délais et les complications, surtout si l'on considère d'éventuels recours en appel.

La sénatrice Eaton : Je ne pense pas que les considérations de coût devraient intervenir dans ces situations de vie et de mort. Je songe à ces centaines de personnes handicapées, et en particulier aux enfants souffrant de graves handicaps, à leurs parents, aux pressions dont ils peuvent faire l'objet. C'est cela qui m'inquiète. Il serait peut-être bon, justement, d'en référer à un juge indépendant surtout si, comme vous le proposez, madame Gilmour, on supprime la clause qui exige que la mort soit devenue raisonnablement prévisible.

Mme Gilmour : Je n'ai pas dit qu'il fallait supprimer le mot « irrémédiable ». Je le conserverais dans le texte; ce mot se trouve dans l'arrêt Carter. Ce que je voudrais supprimer c'est le paragraphe concernant une maladie grave et incurable.

Je n'ai pas abordé la question d'une maladie terminale, car ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans l'arrêt Carter, ni même dans le texte du projet de loi. En ce qui concerne les mineurs, je n'ai pas eu le temps d'aborder la question...

La sénatrice Eaton : Même pour les adultes. Si l'on ne retient pas le mot « terminale », quel terme employer?

Mme Gilmour : Eh bien le mot « irrémédiable ».

La sénatrice Eaton : Et vous souhaiteriez donc que l'on retienne ce terme dans le texte?

Mme Gilmour : Oui, mais en l'insérant au paragraphe 242.2(1).

La sénatrice Eaton : Jugez-vous souhaitable de faire avaliser la décision par un juge?

Mme Gilmour : Non. Je ne pense pas qu'une autorisation judiciaire soit nécessaire, et je ne pense pas que cela offrirait de meilleures garanties. De graves décisions sont déjà laissées à l'appréciation de médecins et autres professionnels de la santé, qu'il s'agisse de ne pas administrer un traitement de survie, ou de l'arrêter. Il n'y a pas lieu de modifier la manière dont est actuellement pris ce type de décision.

La sénatrice Eaton : C'est au patient d'en faire la demande.

Mme Gilmour : Lorsqu'on a affaire à un patient capable. S'agissant d'arrêter ou de ne pas administrer un traitement de survie, la question n'est pas abordée dans le projet de loi, mais là encore la décision peut être prise à la demande d'un décideur par procuration. Je préfère m'en tenir là, car ce n'est pas la question qui nous préoccupe actuellement.

Un patient capable peut effectivement demander l'arrêt d'un traitement de survie, et c'est ce qui s'est passé, par exemple, au Québec, dans le cas de Nancy B. Il se peut également qu'un décideur par procuration présente une demande en ce sens, soit parce que cela correspond à la volonté du patient, soit parce que c'est dans son intérêt. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans le projet de loi.

La sénatrice Eaton : En effet.

La sénatrice Batters : Monsieur Bernstein, je tiens à m'assurer que l'UNICEF, sigle qui fait depuis longtemps partie de notre vocabulaire, signifie bien le Fonds des Nations Unies pour l'enfance.

M. Bernstein : C'est tout à fait exact.

La sénatrice Batters : L'arrêt Carter vaut pour les adultes capables, et non pour les enfants. Dans son état actuel, ce projet de loi n'exige ni que l'intéressé souffre d'une maladie terminale, ni qu'il soit proche de la mort. Vous souhaiteriez que ces dispositions s'appliquent à des personnes de moins de 18 ans. Conviendrait-il d'exiger, pour les personnes qui ont moins de 18 ans, qu'elles soient atteintes d'une maladie terminale ou qu'elles soient en fin de vie?

Le rapport du Comité mixte parlementaire a recommandé que les personnes dont les souffrances sont purement psychologiques puissent, elles aussi, se prévaloir d'une aide médicale au suicide. Le projet de loi devrait-il, selon vous, permettre cela?

M. Bernstein : Compte tenu de l'arrêt Carter, c'est, selon moi, un minimum.

La sénatrice Batters : Je comprends, mais le temps nous est compté et je vais devoir m'en tenir à mes questions.

M. Bernstein : D'après moi, les adultes et les enfants devraient se voir appliquer les mêmes critères.

La sénatrice Batters : Ce qui voudrait dire que, même s'agissant de personnes âgées de moins de 18 ans, on ne saurait exiger qu'elles soient atteintes d'une maladie terminale ou qu'elles soient en fin de vie. C'est bien votre position sur la question?

M. Bernstein : C'est exact.

La sénatrice Batters : Mais qu'en est-il des personnes dont les souffrances sont purement psychologiques? Souhaiteriez-vous qu'elles puissent, elles aussi, bénéficier des dispositions prévues? C'est une des recommandations du rapport du Comité mixte parlementaire. Souhaiteriez-vous que cela soit aussi le sens des nouvelles dispositions?

M. Bernstein : L'UNICEF ne propose pas qu'en ce qui concerne les jeunes, les souffrances psychologiques constituent, en soi, un critère ouvrant accès à l'aide médicale à mourir ou permettent à elles seules de fonder une telle décision.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Nous sommes en train de courir un véritable marathon à cause d'un jugement qui nous demande de régler une situation au moyen d'une loi qui, de toute évidence, est incomplète. D'ailleurs, je me demande pourquoi nous devons nous précipiter pour prendre une décision.

Ma question s'adresse à Mme Gilmour. Si le gouvernement ne consentait pas à modifier le projet de loi C-14 selon vos recommandations — sans doute parce que le temps presse et que nous manquons de temps pour étoffer notre réflexion —, seriez-vous plus à l'aise que l'on vive temporairement avec les conséquences de l'arrêt Carter et que l'on mène des consultations publiques à l'échelle nationale sur les questions liées au consentement des personnes de moins de 18 ans, à la maladie mentale et à la période prévisible de la mort? Bien entendu, je vous demande de répondre brièvement.

[Traduction]

Mme Gilmour : C'est une question extrêmement délicate. À supposer qu'aucune loi n'est adoptée en ce domaine, va- t-on devoir vivre avec le vide juridique? Dans son état actuel, le projet de loi n'est pas conforme aux dispositions de la Charte. J'estime qu'en adoptant ce projet de loi, sous sa forme actuelle, vous allez voter un texte qui n'est pas conforme aux dispositions de la Charte et qui sera pour cela rapidement mis en cause.

Il est bon d'établir dans un texte législatif les conditions autorisant une aide médicale à la mort. Cela dit, je vous invite à un maximum d'effort pour amender le texte et l'aligner sur les dispositions de la Charte. Ce ne serait pas très difficile. Je ne peux pas vous encourager à voter un texte qui n'est pas conforme aux dispositions de la Charte, mais je crains que si vous n'adoptez pas une loi en ce domaine, sauf au Québec, ceux qui seront appelés à fournir cette aide à mourir hésiteront à le faire, car ils auront le sentiment que les mesures qu'on leur demande de prendre ne reposent pas sur une base solide.

Le président : Je vous remercie. Je tiens à remercier nos témoins de leur contribution aux travaux du comité.

Nous accueillons, cette deuxième heure, au nom de l'Association canadienne des infirmières et infirmiers en pratique avancée, Maureen Klenk, infirmière praticienne, et, au nom de la Société canadienne de pédiatrie, la Dre Dawn Davies, présidente du Comité de bioéthique. Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Maureen Klenk, infirmière praticienne, Association canadienne des infirmières et infirmiers en pratique avancée : Je vous remercie de cette occasion de prendre la parole devant vous. Je m'appelle Maureen Klenk, et je suis infirmière praticienne. Je comparais devant vous en tant que représentante de l'Association canadienne des infirmières et infirmiers en pratique avancée.

Je suis doublement heureuse d'avoir l'occasion de m'adresser à vous puisque c'est aujourd'hui la Journée internationale des infirmières. Dans le monde entier, les infirmières célèbrent l'anniversaire de Florence Nightingale, qui est en fait la fondatrice de notre profession. Elle a lutté pour améliorer l'état des patients.

Les infirmières praticiennes sont des infirmières diplômées qui ont acquis de l'expérience dans l'exercice de leur profession et qui, après les quatre années d'étude conditionnant l'obtention de leur diplôme, ont repris des études universitaires et obtenu une maîtrise qui sanctionne à la fois des études et une expérience clinique. En raison de leurs compétences, les infirmières praticiennes sont autorisées à diagnostiquer, à ordonner et à interpréter les résultats d'analyses de diagnostic, à prescrire des produits pharmaceutiques et des traitements, et à suivre la réaction des patients et l'évolution de leur maladie. Ces actes sont accomplis en partenariat avec nos clients qui, de concert avec leur infirmière praticienne, s'entendent sur un plan de soins acceptable.

La procédure d'agrément présuppose l'acquisition des compétences exigées par l'Association des infirmières et infirmiers du Canada.

Aujourd'hui, l'Association canadienne des infirmières et infirmiers en pratique avancée prend la parole devant vous pour faire savoir que nous sommes prêts à apporter aux patients une aide à mourir. Nous relevons que le texte du projet de loi C-14 reconnaît le rôle des infirmiers praticiens. Nous sommes conscients de l'importance d'assurer dans toutes les régions du pays un accès équitable à l'aide médicale à mourir. Les infirmières praticiennes sont à même d'assurer untel accès puisqu'elles exercent souvent en milieu rural ou dans des régions éloignées, où elles desservent des populations vulnérables et marginalisées. C'est très volontiers que notre association entend contribuer à un meilleur accès à l'aide médicale à mourir, mais notre propos aujourd'hui est simplement de donner notre avis sur la forme actuelle du projet de loi C-14.

Nous souhaiterions, d'abord, attirer votre attention sur l'article 241.1. Cet article ne permet pas en son état actuel de donner des conseils, et cela crée, pour les infirmières praticiennes, un risque. L'infirmière praticienne qui s'entretient avec un client des diverses solutions qui s'offrent à lui en matière d'aide médicale à mourir sont normalement consigner le fait qu'elle l'a conseillé au niveau du pronostique, de la manière dont il a réagi à certains traitements, et des solutions qui s'offrent à lui.

Nous craignons donc que le mot « conseil » soit pris hors contexte et permette de mettre en cause des professionnels de la santé qui agissent conformément aux normes applicables en matière de traitement. Nous souhaiterions donc, afin que tout soit clair, que les alinéas a) et b) soient fondus dans les paragraphes prévoyant une exemption.

Nous souhaitons aussi évoquer la question de la limite d'âge qui figure parmi les critères permettant de se prévaloir d'une aide médicale à mourir. Notre organisation, et la profession dans son ensemble, sont particulièrement attachées à l'égalité de traitement, et nous jugeons cette disposition discriminatoire. Cette limite d'âge ne prend effectivement pas en compte les circonstances propres au patient, ses antécédents, ou ses desiderata. La douleur, la souffrance n'a rien à voir avec l'âge. Un jeune de 16 ans atteint d'une tumeur au cerveau souffre tout autant qu'un patient qui, étant âgé de 28 ans, répond aux conditions prévues. Selon nous, il n'est pas raisonnable qu'un jeune qui souffre soit obligé d'attendre d'avoir 18 ans pour demander une aide médicale à mourir. Cette limite d'âge arbitraire devrait être revue.

Nous souhaiterions en outre que l'on modifie certains éléments de la définition de ce qui constitue un problème de santé grave et irrémédiable. Les alinéas a) et d) de l'article 241.2 concernent des choses qui ne sont pas mesurables. Le terme « grave » n'est pas défini et ne constitue pas un critère mesurable susceptible de fonder une décision clinique. Qu'est-ce qui fait qu'une maladie est plus grave qu'une autre? Qu'entend-on par maladie grave?

Dans ce même article, le terme « incurable » va lui aussi soulever des difficultés sur le plan pratique. S'il existe, quelque part dans le monde, un traitement qui permet de guérir cette maladie, sera-t-elle considérée pour autant comme guérissable? Est-on proche de trouver un remède? Ces questions doivent être posées, car il se peut qu'il y ait quelque part un remède qui ne soit, cependant, pas disponible là où se trouve le patient. Ou bien il se peut qu'un tel remède existe, mais qu'il ne soit pas remboursé par le régime d'assurance-médicaments du lieu de résidence. Ajoutons qu'un patient doit se voir reconnaître le droit de refuser un traitement même si un tel traitement existe.

Et puis, enfin, on trouve, à l'alinéa d), le terme « mort naturelle ». Ce n'est pas un terme qu'il convient de retenir en matière de pratique médicale, ou de documentation accompagnant cette pratique. Les services de l'état civil exigent que chaque décès soit expliqué par une cause diagnostique, qu'il s'agisse d'un cancer du poumon, d'une maladie rénale ou de l'Alzheimer.

Le terme « raisonnablement prévisible » ne correspond pas non plus à quelque chose de mesurable et, selon nous, l'alinéa b) — sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités » — fournit tous les paramètres permettant de se prononcer sur l'issue probable de la maladie. Il conviendrait donc, selon notre association, de supprimer de l'article 241.2 les alinéas a) et d).

Le président : Madame la docteure Davies.

Dawn Davies, présidente, Comité de bioéthique, Société canadienne de pédiatrie : Je m'appelle Dawn Davies. Je suis médecin spécialiste des soins palliatifs pédiatriques. J'exerce à Edmonton et je préside le Comité de bioéthique de la Société canadienne de pédiatrie. C'est à ce titre que je prends la parole devant vous.

La Société canadienne de pédiatrie est une association professionnelle qui représente plus de 3 200 pédiatres et sous-spécialistes pédiatriques exerçant dans les diverses régions du pays. Nous avons pour mission de promouvoir la santé et le bien-être des jeunes et des enfants du Canada. Nous sommes heureux d'avoir l'occasion de prendre part à ce dialogue.

Je souhaiterais évoquer la question des mineurs ayant atteint un certain degré de maturité, ou des jeunes de moins de 18 ans jugés capables de prendre eux-mêmes de graves décisions médicales les concernant.

La question de savoir si l'on doit reconnaître aux mineurs ayant la maturité voulue le droit de se prévaloir d'une aide médicale à mourir est naturellement très complexe. Nous ne disposons actuellement pas des connaissances permettant d'aboutir en ce domaine à une décision éclairée qui parvient à équilibrer l'intérêt des enfants et celui de leurs familles, en tenant compte des risques que cela présente.

Il est donc bon que cette première version du projet de loi sur l'aide médicale à mourir ne prévoie pas de reconnaître ce droit aux mineurs, même ceux qui ont la maturité voulue. Il serait prudent d'attendre les résultats d'études actuellement menées dans les quelques juridictions qui, comme la Belgique et les Pays-Bas, reconnaissent déjà ce droit aux mineurs. Rappelons en outre que la plupart des juridictions qui reconnaissent le droit à une aide médicale à mourir excluent de ce droit les mineurs. C'est le cas de tous les États des États-Unis d'Amérique, et de pays tels que la Nouvelle-Zélande et la Suisse.

Je voudrais, aujourd'hui, évoquer ce que nous allons devoir faire avant même d'envisager la possibilité d'étendre le bénéfice de cette nouvelle législation à la population pédiatrique, car il s'agit d'une question éthique sur laquelle la Société canadienne n'a pas encore eu l'occasion de se pencher avec toute l'attention voulue. Ce qu'il nous faut surtout c'est mieux connaître le sentiment des mineurs et de leurs familles au sujet de l'aide médicale à mourir, ce qu'ils en savent, leurs attitudes à cet égard. Or, nous n'avons pas encore entamé le dialogue nécessaire.

Le fait que l'on puisse déjà, pour certaines décisions médicales, prendre en compte la capacité décisionnelle d'enfants ou d'adolescents ne résout pas la question essentielle de qui devrait pouvoir se prévaloir d'une aide médicale à mourir, et ne permet pas non plus de dire s'il existe un besoin auquel nous ne répondons actuellement pas.

Dans le cadre de ce processus visant à recueillir les éléments d'information nécessaires, la Société canadienne de pédiatrie recommande fermement qu'une grande consultation nationale soit engagée auprès de divers groupes, y compris auprès de mineurs qui ont atteint une certaine maturité et qui souffrent d'une maladie terminale ou d'un handicap grave, auprès de leurs parents, de parents dont les enfants sont morts des suites d'une maladie terminale ou d'un handicap grave, et de spécialistes en soins pédiatriques.

En matière de pédiatrie au Canada, nous ne disposons actuellement pas de données statistiques sur les demandes d'aide médicale à mourir concernant des enfants ou des adolescents, ou sur l'attitude des pédiatres canadiens en ce domaine, ni, non plus, sur le rôle qu'ils entendent jouer, personnellement. La Société canadienne de pédiatrie compte, au cours des mois qui viennent, recueillir ces éléments auprès des professionnels de la santé.

Si le Parlement modifie le Code criminel et reconnaît aux mineurs le droit à une aide médicale à mourir, la SCP souhaite que le législateur formule de manière particulièrement explicite les arguments éthiques et juridiques qui le porte à légaliser cette pratique.

Selon des faits rapportés, des pédiatres canadiens ont effectivement reçu, de la part de parents agissant au nom de jeunes enfants qui n'ont jamais eu la capacité de décider pour eux-mêmes, des demandes d'aide médicale à mourir. La publicité faite à l'arrêt Carter c. Canada a porté certains parents à penser, à tort, qu'ils auront, en tant que parents, le droit de solliciter une aide médicale à mourir pour leur enfant. On a reçu de telles demandes, par exemple, de parents d'enfants atteints d'une maladie terminale bien connue telle que le cancer, ou souffrant de blessures neurologiques catastrophiques.

Des demandes d'aide médicale à mourir peuvent être présentées au titre de l'autonomie de la personne, même s'il existe d'excellents soins palliatifs, mais, avant de recourir à une aide médicale à mourir, il est essentiel de franchir l'étape d'un contrôle satisfaisant des symptômes.

Permettez-moi de vous citer une étude américaine portant sur 141 parents endeuillés par le décès d'un enfant mort du cancer. Selon cette étude, dans 13 p. 100 des cas, les parents ont envisagé de demander que l'on accélère la mort de leur enfant, mais 34 p. 100 des parents pensent qu'ils auraient demandé qu'on précipite la mort de leur enfant si celui-ci avait souffert de douleurs incontrôlables. Il est donc clair qu'avant de recourir à une aide médicale à mourir, il convient y a lieu d'assurer des soins palliatifs de qualité.

Les enfants et les jeunes qui ont besoin de soins palliatifs pédiatriques de qualité doivent pouvoir les recevoir. Or, ce n'est pas actuellement le cas au Canada. L'extrapolation des résultats de recherches menées en Colombie-Britannique permet de dire qu'un enfant de moins de 18 ans sur 1 000 exige des soins palliatifs. Cela donne environ 900 cas par an uniquement en Colombie-Britannique. Et pourtant, selon une étude de 2002 portant sur l'ensemble du Canada, de 5 à 12 p. 100 seulement des enfants qui en avaient besoin ont effectivement eu accès à des soins palliatifs spécialisés.

Une étude de suivi menée en 2012 permet de constater une légère amélioration, mais la vaste majorité des enfants n'a pas pu bénéficier de ce genre de programmes. Il conviendrait donc, dans l'ensemble du pays, d'améliorer les soins palliatifs pédiatriques, pour que les enfants et leurs familles puissent bénéficier de ces soins là où ils le souhaitent, et notamment chez eux ou là où ils habitent.

Selon la SCP, tant sur le plan philosophique que sur le plan clinique, les soins palliatifs et l'aide médicale à mourir sont deux choses distinctes, et cette distinction devrait être maintenue au plan de l'organisation. Les parents et les cliniciens ont déjà tendance à se méfier des soins palliatifs, et il nous faut souvent expliquer que les soins palliatifs permettent d'améliorer la qualité de vie même si celle-ci doit être abrégée. Nous craignons que si ces mêmes médecins sont appelés à participer en outre à l'aide médicale à mourir, leur méfiance vis-à-vis des soins palliatifs ne fasse que s'accroître.

Il est possible que la loi finisse par reconnaître aux mineurs ayant atteint une certaine maturité le droit de demander une aide médicale à mourir. Mais, avant cela, le législateur va devoir se pencher longuement et attentivement sur les questions morales, médicales et juridiques que cela pose. Il serait selon nous prudent de prendre le temps d'évaluer les résultats d'un dispositif d'aide médicale à mourir en faveur des seuls patients âgés de plus de 18 ans.

Le président : Nous allons entamer notre série de questions, en commençant par la sénatrice Jaffer, vice-président du comité.

La sénatrice Jaffer : Je tiens à vous remercier toutes les deux. Vous êtes les deux derniers témoins à intervenir dans le cadre de notre étude préliminaire, et ce que vous êtes venues nous dire contribue très utilement à notre étude de cette question importante.

Vous venez de le dire, madame Klenk, que la douleur, la souffrance, peut frapper à tous les âges. Un jeune de 16 ans atteint d'une tumeur au cerveau souffre tout autant qu'une personne de 28 ans se trouvant dans la même situation. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par limite d'âge arbitrage, et à partir de quel âge une telle limite devient- elle arbitraire?

Mme Klenk : Vous savez, je ne suis pas avocate.

La sénatrice Jaffer : Non, mais vous pouvez vous fonder sur votre expérience du domaine médical.

Mme Klenk : Eh bien, il m'est arrivé par exemple, d'accepter, de la part d'une jeune personne de 15 ou 16 ans, une formule de consentement autorisant une intervention chirurgicale pour son enfant. Nous admettons, donc, qu'une mère célibataire de 14 ans signe une formule de consentement. Pourquoi ne pourrait-elle pas signer une demande d'aide médicale à mourir, parfaitement consciente de ce qu'elle demande. Je ne pense pas que l'on puisse fixer une limite d'âge arbitraire. C'est d'après moi, une des questions auxquelles il nous va falloir répondre.

La sénatrice Jaffer : Docteure Davies, la sénatrice Lankin et moi entendons proposer à la Chambre un amendement, et proposer que dans les 180 jours, un groupe de réflexion soit constitué pour étudier la question de ce qu'il convient de prévoir pour les mineurs ayant atteint une certaine maturité. Nous allons proposer que ce groupe de réflexion remette son rapport dans les 360 jours. Comment, selon vous, ces groupes devraient-ils être constitués? J'estime, par exemple, qu'ils devraient comprendre des jeunes. Et puis, 360 jours suffisent-ils à un tel effort de réflexion?

Mme Davies : Je ne pense pas que 360 jours suffisent. Prenons le cas de la Belgique et des Pays-Bas. Depuis l'adoption de la loi belge, on ne relève aucun cas d'un mineur ayant la maturité nécessaire qui ait demandé ou à tout le moins bénéficié d'une aide médicale à mourir. Aux Pays-Bas, on relève de deux à cinq cas par an, mais même là les statistiques sont difficiles à établir.

Ma collègue a parfaitement raison de rappeler que la douleur et la souffrance peuvent frapper à tout âge. D'après moi, votre texte sera d'abord attaqué par des parents qui sollicitent une aide médicale à mourir pour des enfants qui n'ont jamais eu la capacité de décider pour eux-mêmes. D'après moi, ce n'est pas principalement au nom de mineurs ayant la maturité voulue que les premières objections constitutionnelles seront élevées. J'estime qu'il va falloir réfléchir à une catégorie qui englobe tous les enfants vulnérables, et que l'effort de réflexion prendra plus d'un an.

Le sénateur Plett : La sénatrice Jaffer vous a posé une question au sujet de la limite d'âge arbitraire, et c'est également un terme que madame Klenk a utilisé. Mais, cette limite d'âge n'a rien d'arbitraire. L'âge de 18 ans marque au Canada le passage à l'âge adulte. C'est pour cela qu'on a retenu cet âge. Cela n'a rien d'arbitraire. Ce qui serait arbitraire c'est de ramener la limite d'âge à 16 ans. Il ne fait aucun doute qu'il y a des mères de 14 ans. Mais elles n'en restent pas moins des enfants qui auraient besoin qu'on les aide.

Vous avez posé une question hypothétique : Doit-on considérer qu'une maladie est guérissable dans la mesure où il existe, quelque part dans le monde, un remède? Eh bien oui. S'il existe, quelque part dans le monde, un remède, cette maladie est guérissable.

Mais ce n'est pas sur ce point que je souhaite vous poser une question, mais au sujet des infirmières praticiennes. Selon vous, l'exemption prévue couvre les infirmières praticiennes, car elles exercent dans des régions éloignées. Le projet de loi ne prévoit naturellement pas une exemption particulière pour les « infirmières praticiennes exerçant dans des régions éloignées ». Le projet de loi s'applique en effet aux infirmières praticiennes exerçant n'importe où au Canada, y compris à Toronto. On a justifié l'exemption faite à leur égard en disant que ce sont les seuls professionnels de la santé à aller exercer dans ces régions éloignées du Nord, où j'ai d'ailleurs moi-même eu l'occasion de travailler.

J'ai posé à Carolyn Pullen une question au sujet de l'objection de conscience, et sa réponse s'applique d'après moi en toute hypothèse. Selon elle :

Qu'il s'agisse d'avortement ou d'aide médicale à mourir, il ne s'agit pas, à proprement parler, d'urgences. Même dans les zones rurales ou éloignées, un professionnel de la santé a le temps de se récuser...

... en l'occurrence parce qu'il éprouvait une objection de conscience, mais quoi qu'il en soit...

... les politiques et pratiques en vigueur permettent qu'en pareil cas on fasse venir un remplaçant.

Ce n'est pas comme si chaque jour il y avait des centaines et des centaines de personnes demandant à bénéficier d'un suicide assisté. J'espère d'ailleurs que ce ne sera jamais le cas. Mais, lorsqu'à Fort Hope, par exemple, quelqu'un souhaite qu'on l'aide à se suicider, c'est, me semble-t-il, une situation qui justifie tout de même qu'on fasse venir un médecin. Je préférerais que la décision soit laissée à un juge, mais exigeons, à tout le moins, l'intervention d'un médecin. Je crois savoir qu'en Ontario et en Colombie-Britannique, vous n'êtes pas autorisés à prescrire des opiacées.

Pourriez-vous me répondre sur ce point? Après cela j'aurais une deuxième question à vous poser, mais sans préambule, celle-là. Pourriez-vous, toutes les deux, me donner aussi votre avis au sujet de l'objection de conscience. À supposer que, pour quelque raison que ce soit, une praticienne souhaite ne rien avoir à faire avec une telle décision, doit-on l'exclure ou lui reconnaître le droit de se récuser?

Mme Klenk : Je précise qu'effectivement, nous travaillons surtout dans des zones rurales et des régions éloignées. Mais l'essentiel c'est que nous avons les connaissances, les aptitudes et le discernement voulus pour apporter une aide médicale à mourir. Que ce soit à Toronto, à Regina, ou à Arviat, au Nunavut, nos connaissances, nos compétences sont les mêmes. En tant qu'infirmière praticienne, je suis autorisée à exercer n'importe où au Canada.

La question du caractère rural ou éloigné d'une région survient surtout au plan de l'accès aux divers services. Il se peut que ce ne soit pas à proprement parler des urgences et la plupart du temps il serait en effet possible de faire appel à un remplaçant, mais je sais d'expérience que dans certains cas la décision doit être prise sans tarder. J'ai pu constater la détérioration rapide de personnes atteintes de sclérose latérale amyotrophique et, dans ces cas-là, le patient souhaite que la décision soit prise sans attendre.

Or, le patient va-t-il avoir accès à une telle aide? Il ne faut pas oublier qu'en médecine on ne travaille pas isolément. Si quelqu'un me demande, ou demande à un médecin une aide médicale à mourir, il est fort probable que cette personne soit affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables, et qu'elle ait déjà eu affaire à de nombreux spécialistes.

Le sénateur Plett : Êtes-vous d'accord sur l'objection de conscience? Désolé. Le président va devoir vous interrompre.

Mme Klenk : Je commencerais par contacter le spécialiste en question pour lui demander...

Le président : Le sénateur Plett aurait souhaité une réponse en quelques mots, car je vais sans cela devoir vous interrompre.

Mme Klenk : En ce qui concerne l'objection de conscience, bien sûr, j'estime que tout praticien doit pouvoir agir selon sa conscience.

Mme Davies : Selon moi, ce droit devrait figurer dans le texte de loi, mais pas une éventuelle obligation d'en référer à quelqu'un d'autre.

Le sénateur Joyal : Je vous remercie toutes deux des exposés que vous nous avez présentés.

Madame Klenk, comment une infirmière praticienne interpréterait-elle l'alinéa a) du paragraphe 241.2(2), page 5, c'est-à-dire le critère « de la maladie, d'une affection ou d'un handicap grave et incurable ». Vous avez fait une rapide allusion à la notion de maladie « grave et incurable ». En quoi cette expression serait, selon vous, difficile à interpréter? Cela voudrait-il dire qu'une maladie pourrait être à la fois grave, mais guérissable, ou, au contraire, qu'elle pourrait être incurable, mais pas grave? Pourquoi exiger qu'une maladie, une affection ou un handicap soit à la fois grave et incurable?

Mme Klenk : J'estime, en tant que praticienne, que dans le contexte de la société contemporaine, « grave » et « incurable » ne se réfèrent pas à des choses mesurables. Ce ne sont pas des termes suffisamment précis. D'après moi, l'alinéa c), qui contient la formule « sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui causent des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables » constitue une définition parfaitement consistante au regard de laquelle je pourrais, en tant que praticienne, évaluer l'état dans lequel se trouve le patient.

Le sénateur Joyal : Mais encore vous faudrait-il vous enquérir de son état de santé, car il faut, selon la Cour suprême, que cette personne soit affectée de problèmes de santé « graves et irrémédiables ». Or, ces deux alinéas a) et b), tentent justement de définir ce qu'il convient d'entendre par « grave et irrémédiable ».

Ma question est la suivante : Ne devrions-nous pas chercher à définir, aux alinéas a) et b), ce qu'il convient d'entendre par « grave et irrémédiable », en conservant cependant l'alinéa c), ou devrions-nous tenter de définir autrement les critères de ce qui constitue un problème de santé « grave et irrémédiable »? Je vous demande cela puisqu'à l'avenir vous serez parmi les personnes appelées à interpréter cette disposition.

Mme Klenk : En effet. D'après moi nous devrions conserver le terme « grave et irrémédiable », et, par conséquent, les alinéas b) et c).

Le sénateur Joyal : Vous n'hésitez donc pas devant la responsabilité d'avoir à décider si un patient se trouve effectivement dans une situation de déclin avancé et irréversible de ses capacités?

Mme Klenk : C'est, dans l'exercice de ma profession, quelque chose de mesurable. On peut, effectivement, mesurer, chez une personne atteinte de sclérose latérale amyotrophique, par exemple, une baisse de la fonction respiratoire ou l'évolution des analyses sanguines. C'est quelque chose que l'on peut mesurer.

Le sénateur Joyal : Et en ce qui concerne l'alinéa a), pourriez-vous nous dire, de manière plus générale, pourquoi il vous semble difficile de parvenir à une définition objective de ce qu'il convient d'entendre par « graves et incurables »? Pour éviter d'aboutir à un véritable patchwork de définitions, il conviendrait de retenir une définition fondée sur des critères médicaux, afin que, quelle que soit la région, l'état de santé du patient sera interprété de la même manière.

Mme Klenk : Ce qui vous pose problème c'est que le mot « grave » puisse être interprété différemment par différentes personnes. Mais, du point de vue d'un professionnel de la santé, que doit-on entendre par grave? À quel point un état de santé devient-il grave? Ce n'est pas un terme médical qu'on emploie normalement dans la profession. Normalement nous avons recours à des expressions telles que « déclin » ou « cancer de stade 4 ». Nous nous prononçons sur un état de santé en fonction d'indices qui sont mesurables et qui nous disent effectivement quelque chose.

Le mot « incurable » ne prend pas en compte ce que le patient peut lui-même penser de son état. Supposons, par exemple, qu'une maladie soit guérissable, mais que le patient ne pense pas qu'il vaille la peine d'entreprendre le traitement, ou qu'il ne souhaite pas subir ce traitement, alors même que son état de santé répond à tous les critères prévus. Afin d'accorder à ce patient une aide médicale à mourir, il vous faudrait encore satisfaire à tous les autres critères.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à la Dre Davies. Docteure Davies, j'ai écouté votre présentation attentivement. Si la loi était élargie pour inclure les mineurs — et il s'agit d'une hypothèse —, comment, en tant que professionnelle, pourriez-vous traiter une demande d'aide à mourir de la part d'un enfant, aussi mature soit-il, qui irait à l'encontre de l'avis de ses parents, lesquels seraient encore les responsables légaux de leur enfant?

Cela aussi fait partie de nos lois. Je comprends que la question est difficile, mais je voulais tout de même vous la poser.

[Traduction]

Dre Davies : Précisons que même dans les juridictions les plus permissives, la Belgique par exemple, la loi n'est pas, pour les mineurs matures, la même que pour les adultes et mineurs émancipés. En Belgique il faut, en outre, obtenir le consentement des parents. Jusqu'à l'âge de 18 ans, l'enfant a besoin de l'agrément de ses parents. Aux Pays-Bas, les parents de jeunes de 16 et 17 ans doivent être informés, alors que, pour les jeunes de moins de 16 ans, les parents doivent donner leur consentement.

Au Canada, pour qu'un mineur mature puisse bénéficier d'une aide médicale à mourir il faut, d'abord, que sa maladie soit en phase terminale, ce qui exclut la maladie mentale. Il faut que l'enfant soit manifestement en train de mourir, ou qu'il soit si profondément handicapé que sa vie ne présente pour lui plus d'intérêt. Pour répondre au reste de votre question, il faudrait, effectivement, que les parents donnent leur consentement.

Mais ce qui va arriver, dans notre société moderne, c'est ceci : il est normal que des parents qui sont encore en couple ne soient pas du même avis quant à la maladie terminale dont souffre leur enfant. Un parent peut être d'accord, et l'autre non. Mais que va-t-on faire, alors, lorsque les parents ne se parlent même plus, ou qu'ils sont divorcés et que l'un d'entre eux est d'accord, mais que l'autre s'y oppose? Il faudrait bien que les deux parents soient d'accord, et malgré la meilleure des bonnes volontés, la cause finira souvent en justice même si vous reconnaissez aux mineurs matures le droit à l'aide médicale à mourir.

Le sénateur McIntyre : Madame Klenk, aux termes du projet de loi C-14, pour aider médicalement un patient à mourir, il faut l'intervention d'un médecin et d'une infirmière praticienne, ou de deux infirmières praticiennes. Le gouvernement fédéral va devoir œuvrer de concert avec les provinces et les territoires et préciser les règles applicables aux infirmières praticiennes. Comment envisagez-vous la chose? Pourriez-vous, en même temps, nous en dire davantage sur l'exercice de la profession d'infirmière praticienne au Canada?

Mme Klenk : L'exercice de la profession d'infirmière praticienne est à peu près le même dans l'ensemble du pays. De nombreuses études ont été effectuées à ce sujet. Quelqu'un, je crois que c'était le sénateur Plett, a demandé tout à l'heure pourquoi, dans quelques juridictions, les infirmières praticiennes ne sont pas autorisées à prescrire certains médicaments réglementés. Je crois que sur ce point la situation évolue, mais il me semble bien qu'en Ontario et en Colombie-Britannique l'interdiction n'ait pas encore été levée. Nous sommes autorisés, nationalement, à prescrire, mais c'est simplement que certaines provinces n'ont pas encore fait le nécessaire pour cela. Le mouvement est cependant amorcé. Quand la question sera réglée, l'exercice de la profession d'infirmière praticienne sera essentiellement le même dans toutes les régions du pays.

Vous avez raison de dire que les compétences des infirmières praticiennes en matière d'aide médicale à mourir vont devoir être encadrées. J'imagine que cela vaut également pour les médecins. Je ne suis pas sûre de ce qu'il en est à cet égard, mais je suppose qu'il en sera ainsi.

L'adoption du projet de loi C-14, qui encadre, au niveau national, l'aide médicale à mourir, harmonisera les pratiques dans l'ensemble du pays et les diverses réglementations devront s'aligner sur des critères nationaux. J'imagine, pour ma part, qu'on verra adopter une réglementation nationale. Je sais que mon organisation, l'Association canadienne des infirmières et infirmiers en pratique avancée, entend se pencher sur la question de la réglementation. L'Association des infirmières et infirmiers du Canada entend elle aussi élaborer un cadre de pratique. Nous espérons qu'il sera repris par nos homologues des autres provinces.

Le sénateur McIntyre : Les organismes de réglementation de la pratique infirmière devraient, dans les diverses juridictions, agir dans le même sens.

Mme Klenk : C'est aussi notre avis et c'est vers cela que nous tendons.

Le sénateur McIntyre : Envisagez-vous qu'il puisse y avoir, entre les diverses juridictions, des différences sur ce plan?

Mme Klenk : Pas en ce qui concerne l'aide médicale à mourir. Nous estimons que la pratique devrait être uniformisée.

Le sénateur McIntyre : Disons que, de manière générale, on devrait s'entendre sur une réglementation cohérente.

Mme Klenk : En effet.

La sénatrice Batters : Madame Klenk, vous souhaitez que le texte du projet de loi soit amendé par l'ajout du mot « conseil ». Pourriez-vous préciser où ce mot devrait être ajouté?

Mme Klenk : Désolée, peut-être me suis-je mal exprimée. Ce qu'il conviendrait d'après moi de faire c'est qu'au paragraphe 2 de l'article 241, là où le texte prévoit que « Ne commet pas d'infraction prévue à l'alinéa 1b)... » On a supprimé la partie qui concernait le fait de conseiller. Or, mon organisation estime qu'il conviendrait de rajouter les alinéas a) et b) afin que l'exemption englobe non seulement le fait d'aider, mais également le fait de conseiller puisque le conseil fait partie intégrante de notre pratique.

La sénatrice Batters : Bon, et cela s'appliquerait tant aux médecins qu'aux infirmières praticiennes?

Mme Klenk : J'imagine que ça s'appliquerait également à elles, oui.

La sénatrice Batters : Bon.

Vous avez, plus tôt, cité l'exemple d'un jeune de 16 ou 17 ans atteint d'une tumeur au cerveau. Or, le texte du projet de loi n'exige pas que le patient souffre d'une maladie terminale ou soit proche de la mort, et donc l'exemple que vous nous avez cité ne me paraît pas entièrement probant.

Devrait-on, selon vous, ajouter une telle condition. Les gens de moins de 18 ans devraient-ils néanmoins se voir reconnaître le droit à une aide médicale à mourir? Conviendrait-il d'exiger qu'en ce qui concerne les jeunes de moins de 18 ans, seuls ceux qui souffrent d'une maladie terminale, ou qui sont en fin de vie puissent obtenir une aide médicale à mourir?

Mme Klenk : Non.

La sénatrice Batters : Plus tôt au cours de cette séance, un professeur de droit constitutionnel a dit qu'il souhaiterait que l'on ajoute au texte du projet de loi le membre de phrase « pas trop lointaine ». Vous disiez, tout à l'heure, que certaines des expressions contenues dans le projet de loi ne sont, du point de vue médical, pas suffisamment précises. Que pensez-vous de l'expression « pas trop lointaine »?

Mme Klenk : Encore une fois, dans l'optique d'un clinicien, ce n'est pas quelque chose de mesurable.

La sénatrice Batters : Bon, je vous remercie.

Le sénateur Lankin : Docteure Davies, vous avez dit, plus tôt, que vous reconnaissez aux praticiens le droit à l'objection de conscience, sans qu'ils soient pour cela tenus d'orienter le patient vers un autre professionnel de la santé. Je voudrais en savoir un peu plus sur ce point.

Nous avons recueilli l'avis d'autres témoins, et notamment de représentants d'organismes de réglementation de la profession. Or, pour eux, la question relève des compétences des organes disciplinaires provinciaux. On souhaite, par une approche centrée sur le patient, faire en sorte que celui-ci ait accès aux mesures en question, mais convient-il d'imposer une obligation de renvoyer le patient devant un autre praticien ou de procéder à un transfert de soins. La décision sur ce point devrait-elle être laissée aux provinces?

Selon vous, une telle obligation devrait figurer dans l'exemption prévue aux dispositions du Code criminel. Pourriez- vous nous en dire un peu plus à ce sujet? Pourquoi rejetez-vous l'idée de laisser la question aux autorités provinciales? Pourquoi est-il préférable de garder cela dans le projet de loi?

Et puis, afin d'aider le profane à mieux comprendre la différence entre l'obligation de renvoyer le patient à un autre praticien, et l'obligation de procéder à un transfert de soins, conviendrait-il, d'après vous, d'imposer l'obligation d'opérer un transfert de soins?

Dre Davies : Je vous réponds en tant que clinicienne. Vous vous êtes entretenus avec de nombreux dirigeants de collèges des médecins, qui expriment, dans une large mesure, l'avis de leurs adhérents. Ce qui nous est imposé en l'occurrence est, je dirais, sans précédent dans l'histoire de la médecine. Je sais qu'il s'agit surtout de l'intérêt des patients, mais je rejette complètement l'idée que nous allons tout simplement devoir nous y faire. Ce n'est pas pour cela que la plupart d'entre nous sommes entrés en médecine.

Je conviens que dans presque toutes les autres hypothèses il y a obligation de renvoyer le patient devant un autre praticien, ou d'opérer un transfert des soins. Je crois savoir que les autorités provinciales sont actuellement en train de dresser la liste des médecins qui acceptent de faire ce genre d'intervention médicale et que la décision sera laissée au patient.

Si l'on impose l'obligation de renvoyer le patient devant un autre praticien, ceux qui éprouvent déjà en cela de grandes réserves, risquent de se sentir un peu complices. Le mouvement est déjà tellement avancé cependant que les patients vont pouvoir décider d'eux-mêmes.

Le sénateur Lankin : Mais existe-t-il une différence entre l'obligation de renvoyer le patient devant un autre praticien, et celle d'opérer un transfert des soins?

Dre Davies : Peut-être pas au plan juridique, mais sur le plan pratique, j'estime que l'obligation que j'ai envers mes patients dure jusqu'à la fin de la relation que j'entretiens avec eux, ou jusqu'au moment où je dois effectivement opérer un transfert des soins à supposer, par exemple, que le patient a déménagé. Il s'agit, d'après moi, de deux choses équivalentes. Je ne sais pas, cependant, si ce serait la même chose sur le plan juridique.

Le sénateur Lankin : Je vous remercie.

Le sénateur Pratte : Je voudrais revenir à la question que le sénateur Joyal a posée quant au besoin d'affiner la définition de « problèmes de santé graves et irrémédiables » si nous supprimons les alinéas a) et d), et conservons les alinéas b) et c). Je pense qu'il est généralement convenu de retenir l'alinéa c), qui concerne la souffrance. Pourquoi pensez-vous qu'il y aurait lieu de conserver aussi l'alinéa b) qui concerne un déclin avancé et irréversible des capacités du patient?

Vous n'avez rien dit, madame Davies, du besoin qu'il y aurait d'interpréter le jugement de la Cour suprême. Quel est votre avis à cet égard?

Mme Klenk : Je vous remercie. J'envisage tout cela du point de vue du praticien.

Le sénateur Pratte : Entendu.

Mme Klenk : Comment ces dispositions vont-elles m'aider à évaluer l'état de santé de mon patient, et à lui prodiguer des conseils? Le déclin avancé est quelque chose de mesurable. On peut le documenter. Il s'agit d'étudier les analyses sanguines et les radiographies. Le déclin avancé est, en effet, quelque chose que l'on peut constater. À partir des données médicales recueillies, vous surveillez le patient et suivez l'évolution de sa maladie. À un certain point, il devient évident que les traitements ne servent plus à rien et que le patient est sur le déclin

Il convient de retenir l'alinéa b), car c'est pour moi, en tant que praticien, quelque chose de mesurable. Par contre, pour pouvoir affirmer que quelque chose est raisonnablement prévisible il faudrait employer une boule de cristal.

Dre Davies : La disposition est délibérément vague, car elle correspond à ce qui est affirmé dans l'arrêt Carter. Dans le cadre de la relation entre patient et praticien, cependant, on sait bien ce qu'il convient d'entendre par des souffrances graves, incurables et irrémédiables. Ce qui est raisonnablement prévisible découle naturellement de cela. Il ne s'agit donc pas de prédire ce qui va se passer dans deux ou trois mois. De toute manière, à cet égard, nous nous trompons toujours, mais, d'après moi, dans son état actuel, le texte nous permet d'intervenir utilement.

Le sénateur Pratte : Que conserveriez-vous, alors?

Dre Davies : Tout, me semble-t-il. Je suis désolée, mais je n'ai pas apporté un exemplaire du texte.

Mme Klenk : Aucun problème. Vous pouvez utiliser le mien, bien qu'il soit fortement annoté.

Dre Davies : Nous parlons de ces dispositions-là? Je ne m'oppose en rien aux alinéas a), b) et c).

Le sénateur Pratte : Vous ne voyez rien à redire?

Dre Davies : Non. Plus nous recueillons de données, et plus nous pouvons exercer notre pouvoir d'appréciation. Heureusement ou malheureusement, beaucoup va être laissé à l'appréciation des intervenants.

La sénatrice Cools : Je tiens à remercier nos deux témoins des éléments très utiles qu'elles nous ont apportés. Je vous remercie, docteure Davies, de nous avoir exposé le point de vue d'un médecin. Je me tiens pour une moderniste, mais je m'inquiète à l'idée que l'on va demander aux médecins de faire quelque chose qui s'écarte tout à fait de leur pratique habituelle. Il va falloir pas mal de temps pour s'y faire.

Pourquoi a-t-on confié cette tâche aux médecins? Pourquoi pas aux pharmaciens, ou aux coroners?

Je vois, à l'article 241.1, la définition suivante de l'aide médicale à mourir :

Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article...

aide médicale à mourir signifie le fait pour un médecin ou un infirmier praticien :

a) d'administrer à une personne, à la demande de celle-ci, une substance qui cause sa mort... »

Du point de vue médical, docteure Davies, s'agit-il bien d'un traitement? Cette substance est-elle un médicament? Des médecins administrent couramment des médicaments à leurs patients, mais je ne pense pas qu'ils leur administrent d'autres substances.

Je suis contente qu'on ne trouve pas dans le projet de loi l'expression « suicide médicalement assisté ». Une telle expression nuirait beaucoup à la profession médicale. J'éprouve, pourtant, de nombreuses réserves. Y aurait-il, selon vous, une meilleure manière de formuler tout cela?

Je suis de la vieille école. Je persiste à voir dans le médecin un être noble qui a fait le serment d'Hippocrate. Je n'ai pas encore réussi la transition entre l'idée du médecin qui guérit et celle du médecin qui vous aide à mourir.

Le sénateur Plett : Parfaitement.

La sénatrice Cools : Mais je souhaite y parvenir. Je ne parviens cependant pas à conclure que la Constitution renferme un pouvoir de permettre ou d'ordonner le décès. Selon un principe ancien, les êtres humains n'ont pas, même sur leur propre vie, un droit absolu, car le roi a, lui aussi, un droit sur la vie des citoyens, et Dieu a, lui, un droit sur la vie tout simplement. Nous avons donc, dans une certaine mesure, un droit sur la vie des autres et c'est d'ailleurs pour cela qu'il y a des lois réprimant le meurtre.

Pourriez-vous m'aider à concilier ce qui me paraît inconciliable?

Dre Davies : Tout cela s'écarte vraiment de la pratique médicale et, selon moi, l'arrêt Carter, et le texte de loi envisagé, visent essentiellement à soulager les souffrances les plus extrêmes. Or, tout cela est considéré comme un acte médical et si c'est l'approche que nous adoptons, il va falloir laisser beaucoup de choses à l'appréciation du patient et de son médecin, sans trop d'ingérence extérieure, car, comme l'ont rappelé vos témoins précédents, nous sommes, chaque jour, appelés à décider, par exemple, s'il y a lieu d'arrêter un traitement qui ne fait plus de bien au patient.

Pour répondre à votre question au sujet des substances, eh bien oui il s'agit effectivement de médicaments. Si je comprends bien, il s'agit d'éviter, aux personnes qui seraient tentées de s'administrer elles-mêmes ces substances, les tentatives de suicide manquées. Je suis loin d'être la seule à ne pas avoir actuellement, quant aux médicaments à administrer, et à leur posologie, les connaissances nécessaires afin, justement, de ne pas accidentellement augmenter les souffrances de la personne mourante. Ceux qui s'y intéressent vont devoir acquérir ces nouvelles connaissances.

La sénatrice Cools : Cela ne fait que confirmer la préoccupation que j'éprouve à l'idée que de nombreux médecins vont être affectés par tout cela.

Dre Davies : Affectés, en effet, et troublés.

La sénatrice Cools : Cela sera particulièrement vrai des pédiatres. Un de mes amis était pédiatre, mais il a finalement décidé de changer de spécialité, car il ne pouvait plus supporter de voir les enfants souffrir et mourir. J'en sais quelque chose, car à six mois d'intervalle, mes parents ont perdu deux enfants. L'un avait huit ans, c'était mon aîné, et l'autre avait deux ans, mon cadet. Cela m'a toujours préoccupée.

Il ne s'agit pas simplement d'une loi sur laquelle il va bien falloir s'aligner. Tout cela va provoquer chez de nombreuses personnes des cas de conscience que nous n'avons même pas envisagés. Cela dit, il nous faut bien tenir compte du fait que, malheureusement, le besoin s'en fait sentir.

La sénatrice Jaffer : Madame Klenk, que faut-il entendre par « soins axés sur le patient »?

Mme Klenk : Dans l'exercice de ma profession, on entend par soins axés sur le patient des soins qui dépendent de la décision du patient. Cela va quelque peu au-delà de soins axés sur le patient où le praticien s'attache à agir dans l'intérêt du patient. Nous demandons en effet au patient ce qui lui semble être le traitement indiqué. Nous lui fournissons les renseignements nécessaires, et nous l'encourageons dans sa décision, mais nous l'intégrons aussi à l'équipe thérapeutique afin de trouver un traitement qui lui paraît acceptable.

Le sénateur Joyal : Docteure Davies, ce n'est pas pour vous mettre dans l'embarras en envisageant la question d'un point de vue par trop juridique, mais certains de nos témoins ont évoqué l'arrêt A.C. c. Manitoba rendu en 2008 par la Cour suprême.

Dre Davies : Oui, je suis au courant de cet arrêt qui remonte à 2009.

Le sénateur Joyal : Ah bon.

Au paragraphe 96 de son arrêt, la Cour dégage sept critères permettant d'évaluer le degré de maturité d'un mineur. C'est une décision qui remonte à 2009, et votre association a donc eu le temps d'y réfléchir. Conviendrait-il d'y ajouter d'autres critères? Quels autres renseignements nous faudrait-il afin d'appliquer ces critères à des mineurs matures de manière à préserver leur autonomie afin que les adolescents matures ne soient pas injustement privés de la possibilité de prendre de façon autonome des décisions médicales? La Cour a, en effet, reconnu l'autonomie de la volonté des adolescents matures.

Quels seraient, selon vous, les éléments de réflexion qu'il conviendrait d'ajouter à ces critères avant de pouvoir reconnaître à des mineurs ayant la maturité nécessaire le droit à l'aide médicale à mourir?

Dre Davies : Je ne pense pas qu'il y ait lieu d'ajouter quoi que ce soit à ces critères. Il est curieux que vous me posiez la question, car je n'avais pas du tout prévu que vous m'interrogeriez à ce sujet, mais j'ai justement, hier soir, relu l'arrêt en question.

Le plus curieux est que bien que la Cour ait affirmé ces divers principes, elle a tout de même débouté l'appelante qui a perdu sa cause, car d'autres considérations sont intervenues.

Il en sera encore plus ainsi s'agissant d'un mineur qui revendique le droit à une injection létale. On parle parfois de droits positifs et de droits négatifs. Eh bien le droit négatif de dire « Je refuse ce traitement » est beaucoup plus fort que le droit de dire « J'exige ceci ».

Et puis il y a d'autres aspects de la question, dont l'intérêt supérieur de l'enfant, la justesse du pronostic, le sentiment des parents. Il ne s'agit même pas, là, de mineurs émancipés. L'adolescente qui a donné naissance à un enfant est une mineure émancipée. Le jeune qui est incarcéré est un mineur émancipé. Ce sont là des choses différentes, et il faut donc que les règles soient très précises.

La prise d'une décision aussi importante dépasse la simple question de la capacité à décider.

Le sénateur Joyal : Si j'ai bien compris, en ce qui concerne les mineurs suffisamment mûrs, ce qui est difficile c'est de mesurer la capacité mentale de l'intéressé, de savoir s'il comprend bien les incidences de sa décision, et le contexte entourant cette décision.

En ce qui concerne l'accès à l'aide médicale à mourir, la Cour, saisie d'une requête fondée sur l'article 15 de la Charte revendiquant le droit à un égal bénéfice de la loi, et quel que soit l'âge de la partie demanderesse, souhaitera se prononcer au regard des critères qu'elle a fixés, en y ajoutant peut-être d'autres.

D'après votre expérience clinique, quels pourraient être les autres critères que la Cour pourrait envisager afin de décider s'il y a effectivement lieu d'accorder une aide médicale à mourir?

Dre Davies : D'après ce que j'ai constaté au cours de ma carrière, l'essentiel est le caractère volontaire de la décision en cause. C'est toujours là que le doute est possible. Je pense à une certaine affaire, et à l'influence que l'église a pu exercer sur l'enfant. Dans quelle mesure les deux parents, chacun ayant une opinion différente, ont-ils influencé l'enfant? Comment se fait-il que, selon les infirmières, l'attitude de l'enfant changeait selon le parent qui se trouvait avec lui? C'est une question vraiment complexe. Au plan juridique, la situation semble relativement simple, mais en réalité, la question du caractère volontaire de la décision n'est pas du tout simple.

C'est sur ce point que je souhaiterais terminer. Dans l'optique des droits de la personne, l'essentiel en tout cela c'est le caractère volontaire de la décision. La société ne sera avantagée que si on envisage l'euthanasie uniquement pour les personnes qui en font la demande en toute liberté.

Je m'inquiète, en effet, des décisions qui ne seraient pas volontaires, car c'est ce qu'on voit se produire aux Pays-Bas, où les parents s'immiscent dans la décision. L'Association de pédiatrie des Pays-Bas estime qu'il est peut-être loisible de mettre un terme à la vie d'un enfant afin de soulager les souffrances des parents. Cela me paraît parfaitement dément.

C'est pour moi essentiellement question de ce qui peut être bénéfique et de ce qui serait nuisible. Or, la seule manière d'assurer que la décision est bénéfique est de garantir qu'elle est bien volontaire. C'est tout le problème de la situation des mineurs ayant la maturité nécessaire.

Le président : Je vous remercie toutes les deux. Vos témoignages ont été vivement intéressants et très utiles.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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