Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 10 - Témoignages du 6 juin 2016
OTTAWA, le lundi 6 juin 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, à qui a été envoyé le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir), s'est réuni aujourd'hui, à 10 h 59, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour et bienvenue à mes collègues, aux invités et aux membres du public qui suivent la séance d'aujourd'hui du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous commençons aujourd'hui nos audiences consacrées à l'étude du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir). Pendant notre première heure, nous allons accueillir des représentants du ministère de la Justice du Canada et de Santé Canada. Comme vous le savez, les ministres ont parlé du projet de loi en comité plénier la semaine dernière. Leurs représentants ne vont donc pas faire de déclaration préliminaire, mais ils vont répondre aux questions techniques que vous aimeriez poser au sujet du projet de loi. Nous accueillons Carole Morency, directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal, et Joanne Klineberg, avocate-conseil, Section de la politique en matière de droit pénal, du ministère de la Justice. Nous accueillons également Abby Hoffman, sous-ministre adjointe, Direction générale de la politique stratégique, Helen McElroy, directrice générale, Direction des programmes et des politiques des soins de santé, Direction générale de la politique stratégique et Sharon Harper, gestionnaire, Division des soins chroniques et continus, de Santé Canada.
Sénateur Baker, je vais vous demander de commencer les questions.
Le sénateur Baker : J'ai une question introductive pour les représentants de ces ministères. En l'absence du nouvel article du projet de loi qui va exempter de toute responsabilité pénale les personnes qui participent à un décès aidé par un médecin, est-ce que les provinces pourraient adopter des mesures législatives semblables qui auraient le même effet, à savoir exempter de toute responsabilité pénale toute personne qui apporte son aide, comme l'énoncent les articles de ce projet de loi — le pharmacien, un groupe, des infirmières et le reste? Ou est-ce un sujet de compétence fédérale exclusive? Je ne sais pas si vous avez réfléchi à cet aspect.
Joanne Klineberg, avocate-conseil, Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice : En droit constitutionnel, d'une façon générale, la création des infractions pénales ainsi que ce que la Cour a appelé la « décriminalisation » relève de la compétence exclusive du gouvernement fédéral.
Le sénateur Baker : Bien, pour ce qui est des articles du projet de loi qui vont empêcher qu'une personne soit accusée d'homicide coupable, le ministère estime-t-il qu'il est nécessaire de le mentionner dans une loi fédérale? Autrement dit, avec les commentaires qu'ont présentés au ministère les médecins, les infirmières et les autres internes dans les différentes régions du pays, est-il nécessaire de prévoir cette protection dans la loi?
Mme Klineberg : Du point de vue du droit pénal, les modifications contenues dans le projet de loi C-14 ont pour but de distinguer clairement la conduite qui constitue un homicide coupable de l'infraction d'aider une personne à se suicider. Comme nous le savons, selon les principes généraux du droit pénal, qui sont codifiés à l'article 21, toute personne qui accomplit quelque chose en vue d'aider quelqu'un à commettre une infraction pénale peut être également responsable pénalement de cette infraction. Le but des règles est de faire une distinction nette entre la conduite coupable et la conduite qui ne l'est pas. En général, le droit pénal vise à être aussi clair que possible.
L'arrêt Carter ne précise pas clairement le risque de poursuites pénales que courent les personnes qui ne sont pas médecins; c'est pourquoi j'estime que nous devrions viser la précision que les intéressés nous ont demandée, la précision que le droit pénal d'une façon générale essaie d'atteindre, et adopter à cette fin des dispositions pénales claires.
Le sénateur Baker : Monsieur le président, il me paraît important de souligner que, si ce projet de loi n'était pas adopté et sachant qu'aujourd'hui est la date limite, il est possible que les provinces présentent des mesures législatives qui viseraient à obtenir ce que ce projet de loi aurait permis d'obtenir s'il avait été adopté — la protection dont ont besoin nos infirmiers, nos pharmaciens, et cetera. Il est important de comprendre que c'est une question de droit fédéral et qu'il y aura un vide si ce projet, qui contient ce nouvel article du Code criminel, n'est pas adopté.
Êtes-vous d'accord ou en désaccord avec ce que je viens de dire?
Mme Klineberg : D'une façon générale, je suis d'accord avec vous sur ce point. Je peux citer au comité l'affaire Jorgensen de la Cour suprême, qui portait sur la possession de matériel obscène. Le matériel avait été autorisé par une commission de censure provinciale. Ce fait a été soulevé en défense contre une accusation pénale. Dans cet arrêt, la Cour suprême a précisé que, sur le plan constitutionnel, comme nous venons d'en parler, un régime de réglementation ou une loi provinciale ne peut avoir pour effet d'exempter quelqu'un.
Il y aurait un peu de flou dans l'application des lois provinciales et celle du droit pénal dans ce cas. Seul le droit pénal détermine ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Les tribunaux prendraient en considération les lois provinciales, mais celles-ci ne seraient pas déterminantes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : J'aurais quelques questions de nature technique. La première sera une question ouverte.
Est-ce que le projet de loi fait réellement une distinction entre les personnes ou les patients qui sont mourants, et dont la fin de la vie est très prévisible, par rapport à ceux qui sont souffrants, mais dont la fin de la vie n'est pas encore prévisible selon un échéancier? Le projet de loi fait-il une distinction entre les deux?
Mme Klineberg : Oui.
Le sénateur Boisvenu : Il fait une distinction de quelle nature?
Mme Klineberg : Seules les personnes qui répondent à tous les critères d'admissibilité sont admissibles à recevoir l'aide médicale à mourir, et l'une des conditions est le fait que la mort naturelle de la personne soit raisonnablement prévisible, en tenant compte de toute leur condition médicale. C'est une condition d'admissibilité.
Le sénateur Boisvenu : Est-ce que le projet de loi définit cette notion de prévisibilité?
Mme Klineberg : Non.
Le sénateur Boisvenu : Cela veut dire que, si je suis médecin, c'est moi qui aurai à définir cette notion de prévisibilité.
Mme Klineberg : Selon le ministère de la Santé et l'Association médicale canadienne, c'est un concept qui est compréhensible pour les médecins.
Le sénateur Boisvenu : Lorsque le ministre de la Santé du Québec déclare qu'il s'agit d'un principe qui est médicalement non applicable, tenez-vous compte de l'opinion d'un médecin?
Mme Klineberg : Nous écoutons tous les témoins, bien sûr. Je ne sais pas si mes collègues de Santé Canada, qui sont peut-être plus experts dans ce domaine, auraient quelque chose à ajouter.
[Traduction]
Abby Hoffman, sous-ministre adjointe, Direction générale de la politique stratégique, Santé Canada : J'ajouterais seulement que nous avons entendu les diverses parties intéressées. Certaines ont déclaré qu'elles pensaient qu'il était possible, de façon relativement cohérente, d'apprécier la notion de prévisibilité raisonnable de la mort. D'autres ont déclaré qu'ils estimaient que cette expression était ambiguë et qu'il serait peut-être finalement difficile d'en arriver, après mise en pratique, d'adopter une approche absolument uniforme. Je crois qu'il faut dire que la communauté médicale est partagée sur cette question.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Il y a absence de définition. Je comprends.
Maintenant, l'arrêt Carter signifie au Parlement qu'il a un an pour modifier le Code criminel, sans quoi ce sera cet arrêt qui s'appliquera sur le plan juridique. À partir de minuit ce soir, l'arrêt Carter s'applique, parce que le gouvernement n'a pas fait le travail qu'il devait faire.
Qu'il y ait adoption du projet de loi ou non, l'arrêt Carter prévaut. Les provinces auront-elles la possibilité d'adopter des directives dites médicales pour encadrer le travail des médecins et qui leur permettront de répondre aux attentes de leurs patients qui veulent mettre fin à leurs jours?
Mme Klineberg : Absolument. Ils ont le pouvoir d'encadrer leur pratique aux fins des lois sur la santé, de la perspective des règles du domaine de la santé.
Le sénateur Boisvenu : Ainsi, qu'il y ait adoption ou non du projet de loi C-14, celui-ci ne représente pas une contrainte majeure pour une province, laquelle peut décider de suivre les directives, en matière de santé, qui correspondraient à l'arrêt Carter.
Mme Klineberg : Oui. Cependant, je tiens à clarifier que ces directives n'auront pas d'application dans le domaine criminel.
Le sénateur Boisvenu : D'accord. Maintenant, prenons l'exemple d'un individu qui apprend qu'il souffre de la maladie d'Alzheimer aujourd'hui, et pour qui on prévoit une perspective de vie de cinq à dix ans. Si, par testament, il demande qu'on mette fin à ses jours au moment où il aura perdu ses capacités cognitives et de mémoire, mais que la maladie évolue plus rapidement que prévu, et disons qu'un an plus tard, il a perdu ses capacités, la double autorisation va-t-elle s'appliquer dans ce cas ou un tiers pourra-t-il prendre la décision pour lui?
Mme Klineberg : Selon le libellé du projet de loi en ce moment, ce ne serait pas possible.
Le sénateur Boisvenu : Donc, c'est la double autorisation qui va s'appliquer?
Mme Klineberg : Du patient, oui.
[Traduction]
La sénatrice Jaffer : Merci d'être venues. Je pourrais en dire long au sujet du texte du paragraphe 127 de l'arrêt Carter, mais je vais poser ma question parce que notre temps est compté.
Je crois que le fait que le projet de loi C-14 exige que la maladie soit « incurable » contredit directement le paragraphe 127 de Carter. Pourquoi a-t-on inséré ici le mot « incurable »? Je ne parle pas du point de vue des politiques. « Incurable » ne figure pas dans le paragraphe 127.
Mme Klineberg : On pourrait apporter diverses réponses à cette question. La première est que, selon la définition du dictionnaire, « irrémédiable » veut dire « incurable ». Pour donner un sens au mot « irrémédiable » que la Cour suprême a utilisé, il faut examiner la notion d'« incurable ».
Deuxièmement, presque toutes les lois qui traitent de la mort médicalement assistée que l'on retrouve dans le monde entier exigent expressément que la maladie soit incurable. Vous pouvez le constater, par exemple, dans la loi belge.
Troisièmement, comme le ministre de la Santé l'a déclaré lorsque le Sénat siégeait en comité plénier la semaine dernière, les médecins, lorsqu'ils déterminent si une maladie est incurable, prennent en compte l'existence de traitements. Par exemple, il se peut qu'un traitement expérimental ne soit pas offert à un patient à cause de l'endroit où il réside. C'est un facteur qui est pris en compte lorsqu'un médecin décide si une maladie est incurable ou non.
Enfin, je dirais que le droit pénal lui-même interdit l'administration d'une substance médicale à une personne qui s'y oppose. C'est l'infraction de voies de fait. Il faut que le droit pénal soit interprété de façon cohérente, pris dans son ensemble. Il n'est donc pas possible d'interpréter le mot « incurable » que l'on trouve dans le projet de loi C-14, s'il était adopté, comme s'il obligeait une personne à subir un traitement médical auquel elle n'a pas consenti. C'est un article du Code criminel qui précise ce qui est interdit pénalement par un autre article du Code criminel.
Notre réponse serait donc qu'il faut interpréter dans ce contexte le mot « incurable » à la lumière des normes en matière de pratique médicale. L'acceptation par le patient de suivre un traitement médical donné est prise en compte pour décider si sa maladie est incurable.
La sénatrice Jaffer : Vous avez entendu de nombreux médecins déclarer que cela obligerait le patient à suivre des traitements contre son gré, pour que leur maladie puisse être qualifiée d'« incurable », parce que s'il existe un traitement, alors sa maladie n'est pas incurable. Mais je n'ai pas le temps d'aller plus loin sur ce point.
J'ai une question pour Santé Canada. Les inégalités que l'on constate dans la société canadienne sur le plan de la diffusion de l'information en matière de santé visant à permettre aux Canadiens de prendre des décisions éclairées m'inquiètent énormément.
Madame Hoffman, je dois vous dire que j'ai été frappée par le fait que vous venez de déclarer que les avis sont partagés sur ce qui est « prévisible ». Si les avis sont partagés à ce sujet, alors vous ne pouvez dire que ce texte introduit une certitude. Ce sont les inégalités sur le plan du choix de mourir dans la dignité qui doit être accordé à toute personne qui subit des souffrances insupportables, même si la maladie n'est pas incurable, ni de nature physique, qui m'inquiètent. Certains médecins vont dire que la mort est prévisible; d'autres diront que non. Du point de vue de la santé, je crois que vous êtes en train de créer des inégalités dans notre pays. Cela m'inquiète énormément.
Mme Hoffman : Je ne peux que vous dire que pratiquement n'importe quel critère visant à préciser le sens de l'expression « graves et irrémédiables », fera appel à un certain jugement. Je ne crois pas qu'il soit possible de prédire à l'heure actuelle si les jugements posés seront libéraux ou restrictifs.
Lorsque j'ai fait référence plus tôt aux commentaires au sujet de la façon d'apprécier ce qui est une prévisibilité raisonnable de mort, je voulais simplement dire que cette notion n'est pas, comme vous l'avez mentionné, d'une précision absolue et que, par conséquent, elle peut entraîner certaines variations. Ces variations sont-elles raisonnables? Je dois vous dire franchement que je crois que nous devons attendre pour le savoir. Des professionnels de la médecine ont déclaré qu'ils étaient convaincus que ces variations, qui peuvent bien évidemment, être réelles, n'auront pas une ampleur telle qu'elles pourraient entraîner, comme vous l'avez laissé entendre, des inégalités dans l'accès à l'aide médicale à mourir.
Le sénateur McIntyre : Je vous remercie pour vos interventions. Ma question porte sur le suicide assisté. Le comité sénatorial s'est déclaré très préoccupé par le fait que le projet de loi autorise une personne à administrer une substance capable de causer sa mort, peut-être des mois ou des années après que la substance ait été prescrite, à la suite d'une demande d'aide médicale à mourir.
Pensez-vous que cette possibilité soit assimilable à une demande anticipée d'aide médicale à mourir? Quelles pourraient être les conséquences pour une personne qui conserve une ordonnance pour une telle substance ou qui conserve la substance pendant une longue période avant de se l'administrer elle-même et de causer sa mort?
Mme Hoffman : Je vais commencer la réponse et j'inviterai ensuite mes collègues à la compléter. Comme la ministre de la Santé l'a déclaré à plusieurs reprises, au cours de son témoignage et dans d'autres circonstances, il arrive déjà que des personnes aient accès, par le biais de prescriptions préparées de bonne foi, à des médicaments susceptibles d'avoir des conséquences mortelles et bien évidemment, nous espérons que ces médicaments sont conservés de façon sécuritaire dans le logement de ces personnes. Mais de toute façon, il n'est pas inhabituel que des patients aient accès, par le biais d'une ordonnance, à des médicaments qu'ils peuvent utiliser immédiatement ou plus tard.
Pour ce qui est de votre question sur le fait d'obtenir une ordonnance après que la personne concernée ait été déclarée respecter tous les critères d'admissibilité et que l'ordonnance soit remplie, pourvu que la personne en question demeure capable et qu'elle soit par conséquent en mesure de prendre elle-même le médicament ou de demander qu'on lui administre, dans cette limite assez étroite que prévoit le projet de loi, s'il y a quelqu'un pour l'aider sur certains plans, mais qui n'administre pas vraiment le médicament lui-même, pourvu que la personne en question soit encore capable, alors j'estime qu'il existe une distinction claire entre ce genre de situation et une demande anticipée.
Il y aurait demande anticipée dans le cas où la personne ne serait plus capable de préciser le moment et la façon dont elle souhaite mourir et où elle s'en remettrait à quelqu'un d'autre pour faire ce jugement et pour lui administrer un médicament mortel, conformément aux conditions qui ont été choisies antérieurement à un moment où la personne concernée était encore capable. Je pense que ce sont là des situations fort différentes.
Le sénateur McIntyre : Le comité de la Chambre a ajouté l'article 9.1 du projet de loi, qui prévoit que le gouvernement est tenu, dans les 180 jours de la sanction royale du projet de loi, de procéder à un ou plusieurs examens indépendants des questions touchant les mineurs matures, les demandes anticipées et la maladie mentale comme seule condition médicale invoquée. Quels sont les organismes ou les personnes qui seraient chargés d'effectuer ces examens? Le gouvernement serait-il lié par leurs conclusions? Le projet de loi ne ferait-il l'objet d'un examen qu'après cinq ans, comme le prévoit le paragraphe 10(1) du projet de loi?
Mme Hoffman : Encore une fois, je vous remercie d'avoir posé cette question. Je vais me faire un plaisir de vous présenter quelques commentaires.
Je pense que les personnes ou les organismes susceptibles d'entreprendre ces études n'ont pas encore été précisés. Si je me base sur tous les témoignages que nous avons entendus provenant de divers groupes de spécialistes des différentes régions, dans le cadre du processus qui s'est déroulé au cours de la dernière année ou à peu près, il m'apparaît clairement que nous possédons un ensemble considérable de connaissances et d'expertise sur ces questions.
Je dirais simplement que, pour le moment, la décision de savoir comment seront constitués ces comités n'a pas encore été prise. Il me paraît juste de dire que chacune de ces questions possède ses propres aspects complexes, de sorte qu'il ne serait peut-être pas raisonnable de demander à un seul comité d'examiner ces trois questions ensemble.
Quant à l'obligation qu'a le gouvernement d'agir, je crois que l'intention est que ces études — leurs mandats, les personnes concernées et les rapports à produire — soient publiques. Je crois qu'à ce moment-là, ce sera aux parlementaires de décider s'ils souhaitent suivre ce processus et si oui, comment le faire. En théorie, on pourrait effectivement procéder à un examen avant l'examen quinquennal, en fonction du moment choisi pour effectuer des études et présenter les rapports, ou cet examen pourrait se faire en même temps que l'examen prévu par la loi. Franchement, je dirais que c'est aux parlementaires de décider.
Le sénateur Joyal : Bienvenue au comité. Il existe des opinions carrément divergentes au sujet de la difficulté d'interpréter l'expression « raisonnablement prévisible » au sein des professions médicales, comme Mme Hoffman l'a admis il y a un instant dans une réponse à une question. D'après Mme Klineberg, il existe également une incertitude quant à l'interprétation du sens de l'expression « mort raisonnablement prévisible » parmi les professions juridiques et les grands experts canadiens.
Ne serait-il donc pas préférable que le gouvernement retourne aujourd'hui ou demain devant la Cour suprême pour lui demander de se prononcer sur la constitutionnalité du projet de loi C-14, en particulier celle du paragraphe 241.2(2)? De cette façon, les Canadiens qui souhaitent obtenir entre-temps de l'aide à mourir pourraient toujours s'adresser à la Cour supérieure, qui interviendrait comme gardienne, comme l'a déclaré la ministre.
Il n'y aurait alors plus d'incertitude. Nous pourrions continuer à autoriser les Canadiens à avoir accès à l'aide médicale à mourir selon les critères de l'arrêt Carter pendant que la Cour examine la constitutionnalité du projet de loi. Entre-temps, la Cour suprême pourrait faire une déclaration au sujet de la constitutionnalité du projet de loi qui supprimerait l'incertitude juridique et médicale qui entoure l'expression « mort raisonnablement prévisible ». Cela me paraît être la position la plus logique qu'un gouvernement soucieux de sa population devrait adopter.
Au cours des quatre derniers mois, les Cours supérieures de toutes les provinces ont tenté de mettre en œuvre les critères de Carter. Il me semble que prolonger cette situation d'un mois ou deux serait une solution tout à fait raisonnable et permettrait au gouvernement d'adopter une mesure législative solide qui ne poussera personne à soulever des questions au sujet de l'incertitude qu'elle crée.
Ne serait-ce pas, en réalité, la meilleure approche à adopter pour cette question?
Carole Morency, directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal, Justice Canada : Merci d'avoir posé la question.
Je pense que la ministre a répondu à la question qui lui avait été posée et que la position du gouvernement est que l'adoption du projet de loi C-14 constitue la solution à adopter. Les membres du comité comprennent que, lorsqu'une mesure législative est renvoyée devant la Cour suprême, celle-ci examine habituellement comment elle a été appliquée et interprétée. Quelle a été l'interprétation qui a été donnée dans les affaires qui découlent de cette mesure législative? À ce moment-ci, un renvoi n'offrirait pas cet avantage.
Comme le comité le sait, il y a également le fait que les tribunaux interprètent les mesures législatives, une fois qu'elles ont été adoptées — parce que c'est à ce moment-là que les tribunaux doivent se prononcer sur la façon de les appliquer — en examinant les travaux parlementaires. Ils prennent connaissance des déclarations des ministres ainsi que des observations présentées par les témoins au sujet de l'interprétation de ces diverses expressions. Tout cela alimentera l'interprétation qu'il conviendra de donner au projet de loi C-14, une fois qu'il sera adopté.
Je pense que vous avez laissé entendre dans votre question qu'il serait même peut-être possible de demander un renvoi dans un ou deux mois. D'autres pourront me corriger sur ce point, mais d'après mon expérience, il n'est pas nécessaire de réunir toutes les preuves lorsqu'une question est renvoyée à la Cour suprême. Il y aurait des parties qui souhaiteraient participer, alors que le projet de loi C-14 est le fruit d'un processus législatif, dans le cas où le Parlement déciderait de l'adopter. L'avantage qu'offre le projet de loi C-14, encore une fois si le Parlement l'adopte et une fois adopté, est qu'il propose un processus que pourront utiliser les patients qui souhaitent obtenir une aide médicale à mourir, sans avoir à présenter une demande devant les tribunaux, comme le prévoit le mécanisme provisoire qui a été créé pour la prorogation de la suspension.
Le président : C'est le désavantage de poser de longues questions. Je dois passer à la sénatrice Batters.
La sénatrice Batters : Merci. La sénatrice Jaffer a posé une question, il y a un instant, à Mme Hoffman au sujet de la diversité des opinions concernant une expression que l'on retrouve dans le projet de loi. J'aimerais tout d'abord demander, à Mme Klineberg et à Mme Morency, depuis combien de temps chacune d'entre elles travaille pour le ministère de la Justice. D'après mon souvenir, cela fait déjà pas mal de temps. Je me demande si elles ne pourraient nous dire brièvement qu'il est loin d'être rare qu'il y ait des avis divergents au sujet de dispositions pénales canadiennes.
Mme Klineberg : D'une façon générale?
La sénatrice Batters : Oui. N'est-ce pas un fait que les expressions utilisées dans les dispositions pénales canadiennes suscitent toujours des avis partagés?
Mme Klineberg : Oui. Si je me base sur les 20 ans que j'ai passés à travailler sur les politiques pénales et sur de nombreux projets de loi, je dois dire que je ne me souviens pas qu'il en ait eu un seul sur lequel tout le monde s'entendait. Je dirais également, pour revenir à la question que vous, sénatrice Batters, poursuivez également, qu'il existe une différence d'opinions sur la portée de l'expression « mort raisonnablement prévisible ». Mais il existe également des divergences au sujet de la portée médicale de l'expression « graves et irrémédiables ».
Les médecins et l'Association médicale canadienne ont déclaré que ces termes ne relevaient pas de la médecine. Le comité fédéral externe a formulé des commentaires sur cette question dans son rapport. Il a constaté, à la suite de consultations, que le sens de ces termes soulevait une grande incertitude sur le plan médical et qu'en fin de compte, il serait même possible d'interpréter ces termes en fonction des opinions subjectives des médecins concernés. De sorte que oui, des avis partagés et divers sont monnaie assez courante, dans ce dossier en particulier.
La sénatrice Batters : Merci. Étant donné que nous en sommes arrivés à la date butoir, de nombreuses provinces ont mis en place des cadres de réglementation. Quel est le nombre de ces cadres susceptibles de permettre aux personnes de moins de 18 ans d'avoir accès à un suicide assisté avant que ce projet de loi — le projet de loi C-14 — soit adopté?
Mme Hoffman : Je suis en train de vérifier, sénatrice Batters, mais nous pensons qu'il y en a au moins une.
La sénatrice Batters : L'Alberta, n'est-ce pas?
Mme Hoffman : C'est ce que nous pensons, oui.
La sénatrice Batters : Y a-t-il des provinces qui n'ont pas mentionné un âge particulier?
Mme Hoffman : Désolée, mais il faudrait le confirmer parce qu'il y a une certaine variation sur le plan de l'âge, qui est parfois 18 ou 19 ans.
La sénatrice Batters : Très bien. Y a-t-il des provinces qui ne mentionnent aucunement l'âge?
Mme Hoffman : Je ne le pense pas, mais nous allons le confirmer.
La sénatrice Batters : Très bien. Est-ce que toutes les provinces et tous les territoires ont mis en place des cadres de réglementation?
Mme Hoffman : Oui, ils l'ont fait. Tous ces cadres ont été élaborés et je dirais que, sur les principaux points, ils sont uniformes, mais pas de façon absolue. Je crois que la ministre Philpott a parlé de cet aspect devant le comité plénier, la semaine dernière.
La sénatrice Batters : C'était de façon assez brève, quand même.
Mme Hoffman : Oui.
La sénatrice Batters : Est-ce qu'un des cadres de réglementation territoriaux ou provinciaux autorise une personne autre qu'un médecin à approuver un suicide assisté et à évaluer la capacité du patient?
Mme Hoffman : Non, ils ne le font pas.
La sénatrice Batters : Aucun d'entre eux?
Mme Hoffman : Non, pas jusqu'ici.
La sénatrice Batters : Aucun de ces cadres n'autorise non plus un infirmier praticien à approuver le consentement du patient ou à évaluer sa capacité?
Mme Hoffman : Je crois que l'on peut dire qu'après Carter, qui fait référence aux médecins et a fixé la terminologie qui a été utilisée dans l'arrêt Carter — « aide médicale à mourir » — la plus grande partie du travail de réglementation effectué par les provinces et les territoires était axée sur les aspects provinciaux. Ce n'est qu'après que les travaux effectués par le gouvernement fédéral, y compris ceux du comité mixte spécial, aient introduit dans cette question l'idée qu'il peut se poser des questions d'accès si on se limite exclusivement aux médecins que la question des infirmiers praticiens a été soulevée. Avec le passage du temps, il est également devenu très clair que d'autres fournisseurs de soins pourraient être appelés à intervenir et auraient donc besoin d'être visés par des exemptions.
Avec tout ce qui se passait, la plupart des provinces et des territoires ont principalement axé leurs travaux sur les médecins, tout comme l'ont fait leurs collèges des médecins et chirurgiens.
La sénatrice Batters : Bien que la question des infirmiers praticiens ait été...
Le président : Sénateur Cowan.
Le sénateur Cowan : J'ai trois brèves questions.
Nous avons parlé de différences d'opinions et cela me paraît normal, mais vous savez parfaitement que les autorités de réglementation des différentes régions ont soutenu, en particulier, que l'expression « raisonnablement prévisible » n'est pas une expression relevant de la médecine. Je sais que l'Association médicale canadienne pense le contraire, mais pas les autorités de réglementation.
Pourquoi vos ministères n'ont-ils pas consulté les autorités de réglementation pendant que vous prépariez ce projet de loi, puisqu'il semble que vous ne l'ayez pas fait?
Mme Hoffman : Puis-je vous demander une précision, sénateur Cowan? Faites-vous référence expressément à la question du caractère raisonnablement prévisible de la mort?
Le sénateur Cowan : Je parle, d'une façon générale, des consultations au sujet du cadre, de la réponse fédérale et du manque de consultation des collèges des médecins et chirurgiens ou des organismes qui les régissent, pendant le processus d'élaboration de ce projet de loi.
Mme Hoffman : Des décisions ont été prises au sujet des personnes et organismes qu'il serait utile de consulter. Je peux vous dire que j'ai eu personnellement des conversations avec des représentants de la Fédération des ordres des médecins du Canada, l'organisation à laquelle vous faites référence.
Il est effectivement possible de se demander si l'adoption d'un processus plus formel aurait permis de jeter davantage de lumière sur les questions essentielles que soulève ce projet de loi. Nous savons que les organismes de réglementation des professions médicales ont participé : ils ont témoigné au cours des processus parlementaires et sénatoriaux, ils ont été consultés par le comité fédéral externe et ils ont également été invités à participer au débat devant le comité territorial provincial.
Le sénateur Cowan : Je parle de la période de préparation du projet de loi. C'est une décision qui a été prise par quelqu'un d'autre à un niveau politique.
Mme Hoffman : Non, je ne dirais pas cela. Mes collègues de la Justice souhaitent peut-être faire des commentaires au sujet des consultations.
Le sénateur Cowan : Ils disent qu'ils n'ont pas été consultés. Je vais passer à autre chose.
Madame Klineberg, vous avez déclaré ce matin, et votre ministre a déclaré au comité plénier la semaine dernière, que les mots « incurable » et « irrémédiable » voulaient dire essentiellement la même chose; ils sont interchangeables. Pourquoi alors utiliser le mot « incurable » dans ce projet de loi alors que la Cour suprême a utilisé le mot « irrémédiable »?
Mme Klineberg : La meilleure réponse que je puisse donner à votre question est que c'est un terme plus simple. Je ne pense pas que le terme « irrémédiable » soit bien connu.
Le sénateur Cowan : Voici ma dernière question.
Madame Klineberg, vous avez affirmé qu'il n'était pas possible d'imposer un traitement à qui que ce soit, parce que cela constituerait des voies de fait selon la common law. C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas mentionné, à l'alinéa a), que la personne en question doit être atteinte d'une maladie, d'une affection ou d'un handicap graves et incurables qui ne peut faire l'objet de traitement dans des conditions que le patient juge acceptable.
Vous avez choisi de ne pas utiliser cette formulation dans le projet d'alinéa 241.2(2)a), mais vous l'avez fait dans l'alinéa c). Pourquoi?
Mme Klineberg : L'alinéa c) tente de reprendre les termes utilisés par la Cour suprême. Le but était de mentionner dans le projet de loi qu'il n'était pas obligatoire de suivre des traitements. Si nous revenons aux faits de l'affaire Carter, il s'agissait de personnes qui souffraient de maladies incurables pour lesquelles il n'existait aucun traitement et elles demandaient de ne pas être obligées de suivre des traitements susceptibles de soulager leurs souffrances.
Le sénateur Cowan : Nous sommes en train de rédiger un projet de loi. Si je comprends bien, vous ajoutez cela implicitement. Pourquoi n'avez-vous pas inclus cette formulation dans a)? Vous dites en réalité que le patient qui est atteint d'une maladie incurable ne serait pas tenu de subir un traitement s'il le jugeait inacceptable; est-ce bien exact?
Mme Klineberg : Cela soulève en fait une question de politique, à savoir qu'il y a quelque chose de fondamental dans l'idée que, si une maladie est temporaire et guérissable avec un minimum de répercussions sur le patient, il faut alors se demander si dans ce cas il y a lieu d'autoriser l'accès à l'aide médicale à mourir.
Le sénateur Cowan : Et personne ne propose ce genre de choses.
Mme Klineberg : Alors...
Le sénateur Cowan : Parce qu'il ne s'agirait pas de problèmes de santé « graves et irrémédiables », n'est-ce pas?
Mme Klineberg : Cela dépend peut-être de la façon dont l'on définit « irrémédiable ».
Le sénateur Cowan : « Incurable ». Vous venez de le dire. Même chose.
Le président : Nous allons poursuivre.
Le sénateur Plett : Madame Klineberg, le projet de paragraphe 241.2(5) traite des témoins indépendants et énonce :
Toute personne qui est âgée d'au moins 18 ans...
a) elle sait ou croit qu'elle est bénéficiaire...
b) elle est propriétaire ou exploitant de l'établissement de soins de santé où la personne qui fait la demande reçoit des soins...
c) elle participe directement à la prestation de services de soins de santé à la personne qui fait la demande;
d) elle fournit directement des soins personnels à la personne qui fait la demande.
Quelle est la raison de tout cela?
Mme Klineberg : Quelle est la raison?
Le sénateur Plett : Quelle est la raison d'être de cet article du projet de loi?
Mme Klineberg : Il remplit de nombreuses fonctions. La première est que, lorsqu'un patient prépare sa demande écrite, il faut qu'il y ait des témoins indépendants pour observer le fait que la demande est faite et pour vérifier le caractère volontaire de la demande. Ces personnes sont également tenues de signer le document; elles doivent attester, en réalité, par leurs signatures, qu'il y a une demande qui reflète la volonté du patient qui l'a faite.
C'est une protection contre la possibilité qu'il y ait quelqu'un dans la pièce — par exemple, une tierce partie présente dans la pièce — qui dicterait la demande au patient.
Le sénateur Plett : Le projet de paragraphe 241(5), exemption — personne aidant le patient :
Ne commet pas l'infraction prévue à l'alinéa (1)b) quiconque fait quelque chose, à la demande expresse d'une autre personne, en vue d'aider celle-ci à s'administrer la substance qui a été prescrite pour elle dans le cadre de la prestation de l'aide médicale à mourir en conformité avec l'article 241.2.
Supposons qu'une personne obtienne un médicament sur ordonnance auprès d'un pharmacien et qu'elle place le médicament prescrit dans son armoire à médicaments, son sac à main ou un autre contenant. Ensuite, un an et demi plus tard, alors que son état mental s'est détérioré — elle n'est plus vraiment en mesure de prendre une décision — à ce moment-là, la personne quelle qu'elle soit qui aide le patient ne serait pas coupable.
De sorte qu'à ce moment-là, un bénéficiaire pourrait aider cette personne, si la maman ou le papa prend trop longtemps pour succomber à sa maladie. Pourquoi cette exemption n'est-elle pas là aussi — à savoir que, ne commet pas d'infraction la personne qui répond à tous les critères mentionnés dans l'autre paragraphe, mais pas dans cette partie?
Mme Klineberg : Je ferais d'abord remarquer que l'exemption telle que formulée exige que le patient demande expressément l'assistance d'une autre personne...
Le sénateur Plett : Pas dans cet alinéa, non. La disposition prévoit : « ne commet pas l'infraction... quiconque... »
Mme Klineberg : Excusez-moi, mais cela figure à la deuxième ligne :
... quiconque fait quelque chose, à la demande expresse d'une autre personne, en vue d'aider celle-ci à s'administrer...
Le sénateur Plett : D'accord, mais un bénéficiaire pourrait le faire à ce moment-là.
Mme Klineberg : Tout à fait, mais ces personnes ne peuvent le faire légalement que si le patient le leur demande explicitement.
Le sénateur Plett : Un an et demi auparavant, à un moment où la personne était capable.
Mme Klineberg : Non, à ce moment-là.
Le sénateur Plett : Ce n'est pas ce que dit le texte.
Mme Klineberg : Excusez-moi, mais ce serait ainsi que j'interpréterais cette disposition dans une affaire de droit pénal. Une personne ne commet pas une infraction si elle fait quelque chose à la demande expresse d'une autre personne dans le but d'aider cette personne à s'administrer la substance en question.
Le sénateur Plett : Si un bénéficiaire agit de cette façon sans que la personne concernée le lui ait demandé expressément, il n'y aura pas de témoin qui pourra dire par la suite que ce n'était pas ce que la personne en question avait demandé expressément; n'est-ce pas?
Mme Klineberg : C'est exact.
Le sénateur Plett : Pourquoi alors ne pas simplement ajouter aussi cela?
Mme Klineberg : Je pourrais fournir la même réponse à cette hypothèse, qui serait qu'il n'y a pas toujours dans certaines circonstances...
Le sénateur Plett : Sauf qu'il y a deux témoins indépendants ici, de sorte qu'il faut qu'il y ait plus d'une personne.
Mme Klineberg : Je pourrais répondre à cette question en disant que, dans une situation concrète, où le patient est en possession de cette substance chez lui pour qu'il la prenne lui-même, si l'on ajoute des restrictions supplémentaires au sujet des personnes susceptibles de l'aider, cela pourrait créer une barrière physique qui empêcherait cette personne d'accomplir ce qu'elle a décidé d'accomplir.
Le sénateur Plett : Nous ne voudrions pas que les choses soient trop faciles.
La sénatrice Marshall : Pourriez-vous nous en dire davantage au sujet de l'article 11 du projet de loi, qui fait référence aux articles 4 et 5 du même projet? Il semble qu'il va s'écouler un certain délai avant que les articles 4 et 5 n'entrent en vigueur. Il s'agit du cadre de réglementation, qui me paraît très important parce qu'il permet de surveiller toutes les situations dans lesquelles une aide médicale à mourir a été fournie.
Pourriez-vous nous dire pourquoi il va s'écouler un certain délai?
Mme Klineberg : Le règlement attribuant au ministre de la Santé le pouvoir de surveiller l'application du règlement n'a pas encore été élaboré. Toutes les règles concernant le régime de surveillance n'entreront en vigueur que lorsque le règlement sera prêt.
Par exemple, les médecins, infirmiers praticiens et pharmaciens sont légalement tenus de fournir des renseignements à l'organisme qui sera chargé d'effectuer cette surveillance. Ces obligations légales ne seront être déclenchées que lorsque le règlement sera lui aussi prêt.
Le régime devra attendre l'élaboration du règlement.
La sénatrice Marshall : Ne craignez-vous pas que, si nous commençons dès maintenant à fournir une aide médicale à mourir, les renseignements qui doivent être notés ne seront pas les mêmes d'une province à l'autre? On nous a dit il y a un instant que chaque province avait adopté son propre cadre de réglementation. Cela concerne de nombreux renseignements, comme ceux qui touchent la personne qui fait la demande, les raisons de cette demande et ce qui se passe avec ces renseignements. En l'absence de protocole, nous ne saurons pas avec certitude si les personnes qui demandent une aide médicale à mourir répondent effectivement à tous les critères. Je m'inquiète pour les personnes vulnérables qui ne répondent pas aux critères et qui reçoivent une aide médicale à mourir.
Mme Klineberg : Nos collègues de Santé Canada souhaitaient peut-être fournir quelques renseignements sur les activités de la ministre de la Santé sur ce point.
Mme Hoffman : Nous sommes régulièrement en contact avec les provinces et les territoires sur cette question précise. Nous savons qu'à l'heure actuelle, des programmes et des formulaires ont été élaborés et qu'ils vont porter sur les renseignements essentiels associés à l'aide médicale à mourir — des situations qui se produisent dans chaque province et territoire.
Nous en sommes arrivés au point où nous parlons également avec eux des renseignements supplémentaires que quelques provinces et territoires vont demander, conformément à leurs propres lignes directrices; mais l'objet de ces discussions est en réalité d'en arriver au point où nous allons obtenir un ensemble de renseignements beaucoup plus solides, comprenant, nous l'espérons, certains renseignements sur les aspects qualitatifs de l'aide médicale à mourir. Ce système plus robuste sera éventuellement codifié dans un règlement.
Pour le moment, en attendant l'adoption du projet de loi, nous participons à l'élaboration de ce système provisoire qui va permettre de réunir, je l'admets, moins de renseignements que ceux que nous obtiendrons plus tard.
La sénatrice Marshall : Quand pensez-vous que les articles 4 et 5 du projet de loi vont entrer en vigueur? Y a-t-il une date? Va-t-il falloir attendre plusieurs années ou pouvez-vous nous donner un calendrier?
Mme Hoffman : Je ne peux pas vous donner un calendrier précis. Je pense qu'il y a deux ou trois étapes critiques, la première consiste à en arriver à une entente sur les renseignements à obtenir et les moyens de le faire parallèlement à l'élaboration du règlement. Nous pensons qu'il faudra entre 12 et 18 mois pour mettre en place le système.
Entre-temps, je ne voudrais pas que vous pensiez que le système provisoire est aléatoire et disparate. Nous nous attendons à ce que chaque province et territoire obtienne des renseignements qui seront compilés et publiés pour l'ensemble du Canada.
La sénatrice Marshall : J'aimerais terminer en disant qu'un certain nombre de sénateurs ont exprimé quelque inquiétude au sujet de l'uniformité de la définition « raisonnablement prévisible ». Je m'inquiète également beaucoup de l'uniformité du cadre de réglementation que les provinces vont adopter.
Le sénateur Pratte : Madame Klineberg, j'ai encore de la difficulté à comprendre exactement pourquoi vous avez choisi le mot « incurable » pour l'ajouter à la définition de « irrémédiable » étant donné que ces deux mots sont des synonymes, mais je crois qu'il n'existe pas de synonymes parfaits. Il y a toujours quelques nuances qui séparent les mots.
Je ne suis pas avocat, mais je crois que les législateurs ne devraient jamais utiliser des mots sans avoir un motif. Est- ce qu'un tribunal qui serait amené à interpréter la loi ne se demanderait pas pourquoi le législateur a choisi d'utiliser « incurable » au lieu d'« irrémédiable »? N'y a-t-il pas le risque que le tribunal estime que le mot « incurable » a un sens différent de celui d'« irrémédiable »?
Mme Klineberg : Excusez-moi, mais je ne suis pas d'accord avec vous. Le mot incurable sera interprété comme l'a indiqué la ministre de la Santé, à savoir que les médecins parlent régulièrement avec leurs patients des maladies qui sont incurables, ils prennent en compte l'ensemble des circonstances, y compris les traitements offerts, les conséquences négatives potentielles du traitement, et les choix que le patient doit faire lorsqu'on lui présente la gamme complète des possibilités de traitement. Cela fait partie des décisions médicales normales.
Il convient de donner à ce mot un sens qui soit compatible avec le reste du Code criminel. Il ne peut être interprété comme s'il obligeait les personnes à suivre des traitements contre leur gré. Cela irait à l'encontre des autres dispositions de la même loi. Ce serait, à mon avis, une interprétation qui ne pourrait être acceptée.
Le sénateur Pratte : À votre avis, si nous supprimions simplement l'alinéa a), cela ne changerait pas le sens du projet de loi. Pour supprimer tous les risques, nous pourrions simplement supprimer le a) et cela ne changerait rien, parce que les sens sont semblables.
Mme Klineberg : Il faudrait y réfléchir davantage, examiner l'ensemble du projet de loi et toutes les conditions qui y figurent. J'aimerais également en parler avec nos collègues de Santé Canada. Je le regrette, mais je ne suis pas en mesure de fournir une réponse à cette question pour le moment.
Le sénateur White : Je vais poursuivre sur les commentaires de Mme Klineberg concernant les traitements offerts. Même avec ce projet de loi, les provinces et les territoires vont utiliser des définitions différentes puisque tous les traitements ne sont pas offerts dans tous les territoires et toutes les provinces. Est-ce bien exact?
Mme Hoffman : Je dirais que cela est possible, en théorie. Il y aura des variations dans la façon dont un fournisseur de soins peut expliquer sa maladie au patient ainsi que les traitements possibles; il pourrait arriver, par exemple, que le patient décide de suivre un traitement ou non. Cela dépendra des nuances dans la façon dont le fournisseur de soins explique tout cela au patient; cela peut varier.
Le sénateur White : La Cour suprême veut que nous apportions de la clarté. Dans le cas où ce qui est incurable au Manitoba ne l'est peut-être pas en Ontario, nous allons constater que les gens vont choisir la province dans laquelle ils peuvent obtenir une aide médicale à mourir. Nous n'apportons pas beaucoup de clarté si cela peut se produire.
Vous parlez de l'opinion des médecins et je parle de l'accès au traitement, de ce qui est offert et ce qui ne l'est pas. Je pourrais vous donner 20 exemples différents que l'on retrouve dans les provinces et les territoires.
Mme Hoffman : Il se pourrait même qu'il y ait des différences à l'intérieur de la même province ou du même territoire; par exemple, si la personne en question habite dans un grand centre urbain où il existe plusieurs hôpitaux universitaires axés sur la recherche ou se elle n'a accès qu'à un établissement de soins de santé local. Bien évidemment, l'objectif est d'essayer d'atténuer ces différences, mais cela ne veut pas dire qu'absolument tout le monde aura le même accès à des possibilités identiques de traitement, en particulier dans leur région.
Le sénateur White : Pour revenir aux commentaires de mon collègue au sujet des mots qui veulent dire la même chose, mais qui pourraient être interprétés différemment dans les différentes provinces, nous aimerions que cette question soit aussi claire que possible pour les Canadiens. Je reçois de milliers de courriels et ils ne sont pas tous favorables, les gens veulent de la clarté. Je ne suis pas sûr qu'ils voient de la clarté dans ce projet de loi. Nous parlons de ce qui est irrémédiable et incurable et ensuite, ils examinent l'arrêt de la Cour suprême du Canada, qui, pour la plupart des Canadiens, apporte plus de clarté que ne le fait ce projet de loi. Ne pensez-vous pas que nous pourrions adopter un texte qui soit plus clair et qui s'inspire à tout le moins de ce que la Cour suprême du Canada a déclaré?
Mme Hoffman : Je ne vois pas très bien comment vous proposez d'intégrer ces aspects dans les décisions. Ce sont des décisions personnelles — la situation d'un patient, y compris l'accès à ce qui peuvent être des traitements offerts dans certains établissements seulement pour des maladies rares ou inhabituelles ainsi que la décision de conclure que la maladie dont souffre le patient est, compte tenu des circonstances, quelles qu'elles soient, incurable, en tenant pour acquis qu'il lui a été expliqué que certains traitements étaient offerts et qu'il a exprimé son désir ou son refus de suivre ces traitements.
Le sénateur White : S'il s'agit d'une décision personnelle, alors pourquoi ne pas permettre au patient de présenter une demande anticipée? Il s'agit de respecter les droits de l'individu. Parlons de cette question.
Mme Hoffman : Bien sûr, il y a toute une série de questions qui touchent l'autonomie. Nous en avons déjà abordé une — à savoir si l'individu qui s'administre lui-même ce médicament devrait être accompagné par un ou plusieurs témoins. Dans ce projet de loi, une décision a été prise pour ce genre de cas — à savoir qu'il est raisonnable de respecter l'autonomie du patient et de ne pas exiger qu'il suive un processus très formel lorsqu'il s'administre lui-même le médicament.
Vous avez raison lorsque vous dites que l'autonomie soulève toute une série de questions. Mais l'autonomie n'est pas une notion noire ou blanche, en particulier dans un contexte comme celui-ci.
Le président : Il ne nous reste que sept minutes et j'ai quatre sénateurs pour le second tour.
Chers collègues, je vous suggère de poser vos questions, et je demanderais aux fonctionnaires d'en prendre note et de vous répondre par courriel par l'intermédiaire de la greffière, cet après-midi de sorte que nous puissions les recevoir aujourd'hui. Ainsi, nous les aurons avant l'examen article par article auquel nous allons procéder demain.
La sénatrice Jaffer : Madame Klineberg, vous dites que vous avez utilisé le mot « incurable » parce qu'il est plus facile à comprendre. Ce sont des professionnels qui vont interpréter la loi. Pensez-vous qu'il soit nécessaire pour les médecins d'utiliser un mot dont la définition est plus simple que celle d'« irrémédiable »? Pourriez-vous répondre à cette question dans votre courriel, s'il vous plaît?
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Avec le dépôt du projet de loi C-14, le ministère de la Justice a publié un glossaire; y retrouve- t-on la définition de l'expression « fin de vie prévisible »?
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Madame Klineberg, le projet de loi énonce que pour avoir accès à une aide médicale, la personne doit être affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables et uniquement, si elle répond au critère de l'incurabilité. C'est un des critères. Lorsque vous parlez ensuite de traitement, il faut qu'il soit accepté par la personne, d'après la façon dont vous avez expliqué le Code criminel. Vous le mentionnez à l'alinéa c) pour la souffrance, mais pas pour la maladie.
Ne pensez-vous pas que nous devrions utiliser le même critère pour la maladie pour qu'ainsi il n'y ait pas d'incertitude entre les deux situations — la maladie et la souffrance? Le fait de souffrir est atténué par la décision de la personne qui refuse le traitement susceptible d'apaiser ses souffrances. Pourquoi ne pas prévoir une exemption exactement identique à l'alinéa a)?
La sénatrice Batters : Premièrement, j'aimerais beaucoup recevoir des renseignements concernant les cadres territoriaux et provinciaux, et peut-être les âges. Pourriez-vous également nous exposer quelles sont les différences importantes entre les cadres de réglementation?
J'ai un commentaire qui découle d'une question que la sénatrice Marshall posée il y a un instant. À cause de l'amendement que la Chambre des communes a apporté à ce projet de loi, il est prévu d'accorder un délai de 180 jours pour le début de l'étude sur les demandes anticipées et sur les aspects que la majorité des Canadiens n'acceptent pas, comme l'inclusion des mineurs matures et la maladie mentale comme seul motif. Vous nous avez dit aujourd'hui que la mise en place du règlement pourrait prendre de 12 ou 18 mois.
Est-il possible que vous ne disposiez peut-être pas de l'information obtenue en réponse à ce règlement avant que ces études aient même commencé?
Le président : Ces questions sont-elles claires pour tous? Avez-vous besoin de précisions ou de plus de détails?
Je remercie les fonctionnaires d'être venus. Nous l'apprécions beaucoup.
Dans notre second groupe de témoins d'aujourd'hui, nous allons entendre Peter Hogg, chercheur invité, Blake, Cassels & Graydon s.n.c.r.l.; et Gerald D. Chipeur, associé, Miller Thomson s.n.c.r.l. Tom McMorrow, chargé d'enseignement, Institut de technologie, Université de l'Ontario. Tom McMorrow se joint à nous par vidéoconférence de la Nouvelle-Orléans. Catherine Ferrier, Section de la médecine gériatrique, Centre de santé de l'Université McGill, va également se joindre à nous par vidéoconférence, de Montréal.
Bienvenue à tous. Je demanderais aux témoins d'être aussi brefs que possible dans leurs déclarations préliminaires. Je sais que tous les membres du comité aimeraient leur poser des questions. Monsieur Hogg, nous pourrions peut-être commencer par vous.
Peter Hogg, chercheur invité, Blake, Cassels & Graydon s.n.c.r.l., à titre personnel : Merci, sénateur.
Je m'appelle Peter Hogg. J'ai préparé un mémoire et je crois qu'il a été distribué. Il est bref, mais je serais également bref dans mon introduction.
Je ne suis qu'un constitutionnaliste, je ne peux donc pas vous aider au sujet des grandes questions que pose l'aide médicale à mourir; je vais donc me limiter à l'aspect constitutionnel. Je sais que vous en avez déjà entendu parler et que la Chambre des communes en a également entendu parler, mais cela n'a fait aucune différence pour elle, de sorte qu'il me paraît bon d'y revenir.
Par l'arrêt Carter, la Cour suprême a suspendu pendant 12 mois la prise d'effet de la déclaration d'invalidité. Ce délai, ensuite porté à 16 mois, a pris fin aujourd'hui. Il devait permettre au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, « si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs ». Je dis bien « ... compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs ».
Or, le Sénat est notamment appelé à dire si le projet de loi C-14, sous la forme que lui a donnée la Chambre des communes, est compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans l'arrêt Carter. C'est la seule question que je souhaite aborder devant vous.
J'estime, pour ma part, que le projet de loi C-14 n'est pas compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans l'arrêt Carter. Les dispositions qui l'en écartent — les seules que j'entends évoquer aujourd'hui — ont trait aux exigences en matière de fin de vie : l'alinéa 241.2(2)b), « ... un déclin avancé et irréversible de ses capacités; » et l'alinéa 241.2(2)d), « ... sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible... ».
Or, l'ordonnance de la Cour ne comprend ni l'une ni l'autre de ces exigences, ni rien de semblable. Au départ, le gouvernement du Canada a fait valoir que les exigences touchant la fin de vie figuraient implicitement dans l'arrêt Carter, même si elles n'y étaient pas explicitement énoncées. Cet argument a depuis lors été carrément écarté par deux décisions de justice.
Vous êtes sans nul doute au courant de ces deux affaires. La première a été tranchée par la Cour d'appel de l'Alberta, l'autre par le juge Perell de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Dans ces deux affaires, la demanderesse, dans le premier cas, et le demandeur dans le second, souffraient de problèmes de santé graves et irrémédiables qui, n'avaient pas cependant, un caractère terminal. Dans ces deux affaires, après s'être livrées à une analyse approfondie des motifs de l'arrêt Carter, la Cour d'appel de l'Alberta et la Cour supérieure de justice de l'Ontario ont toutes deux estimé que l'arrêt Carter n'exigeait, ni expressément, ni implicitement, que l'intéressé soit en fin de vie. Dans les deux cas, un individu sollicitait en matière d'aide médicale à mourir, l'autorisation de la Cour, et dans les deux cas la Cour a fait droit à la requête.
Ces deux jugements, s'ajoutant à une interprétation naturelle de l'arrêt Carter, permettent d'affirmer qu'à l'heure actuelle, les personnes qui répondent aux conditions énoncées dans l'arrêt Carter, sans pour cela être en phase terminale, ont droit au suicide médicalement assisté. C'est la situation actuelle. Mais il est clair que si le projet de loi C- 14 est adopté sous sa présente forme actuelle, cette catégorie de personnes se verra retirer ce droit. Le droit dont elles bénéficient actuellement sera supprimé si le Parlement adopte sous sa présente forme le projet de loi C-14.
Le président : Je dois passer la parole à M. Chipeur.
Gerald D. Chipeur, associé, Miller Thomson s.n.c.r.l., à titre individuel : Je vous remercie. Il est toujours intéressant d'entendre deux avocats débattre, car on est alors certain de recueillir deux avis différents. C'est effectivement le cas en l'occurrence.
J'estime pour ma part qu'il nous faut aussi prendre en compte un autre passage de l'arrêt Carter. Je demande aux membres du comité de se reporter au paragraphe 97, où la Cour s'exprime en ces termes :
À ce stade de l'analyse, les tribunaux doivent faire preuve d'une certaine déférence à l'endroit du législateur. La proportionnalité ne nécessite pas la perfection... L'article premier exige seulement que les limites soient « raisonnables ». Notre Cour a souligné qu'il peut y avoir plusieurs solutions à un problème social particulier et a indiqué qu'une « mesure réglementaire complexe » visant à remédier à un mal social commande une grande déférence...
Or, je considère que le projet de loi C-14 est, sous sa forme actuelle, conforme à la Constitution. Cela ne veut aucunement dire que le texte ne pourrait pas être amélioré, mais il s'agit d'une question de politique sociale et, dans ce dialogue entre le Parlement et les tribunaux judiciaires, le Parlement doit avoir le dernier mot.
La juge en chef de la Cour suprême du Canada peut très bien dire que le dernier mot appartient à la Cour, mais il s'agit d'un dialogue, et vous avez par conséquent la faculté de répondre. Si vous présentez à la Cour, et à la population du Canada, un dispositif complexe dont vous estimez, au vu de l'arrêt de la Cour suprême du Canada, qu'il règle au mieux la question, la Cour respectera vraisemblablement la réponse que vous lui donnez dans le cadre de ce dialogue. Je vous encourage donc à prendre la décision qui vous paraît indiquée. Vous n'êtes pas contraints, vous n'êtes pas entravés. Votre avis compte.
Il est, en effet, absolument essentiel que le Parlement se prononce. Si le législateur n'intervient pas, au moins une demi-douzaine de dispositions du Code criminel vont immédiatement s'appliquer aux médecins, aux infirmières, aux établissements de santé et à leurs administrateurs. Ce sera, sur le plan juridique et constitutionnel, le chaos. Si un professionnel de la santé sollicitait mon avis en tant qu'avocat, je lui répondrais « Ne faites rien ».
Et c'est peut-être effectivement ce qui se passera, si le législateur ne se prononce pas. Tout professionnel de la santé qui connaît les dispositions du Code criminel, qui est au courant des risques d'être actionné pour négligence, et qui sait quelles sont les conséquences d'un vide juridique, sera porté à s'abstenir. N'oublions pas que le droit à la mort n'existe pas. Il n'y a que le droit à l'égalité en matière de décision touchant la mort. Il n'existe aucun droit à la nourriture. Il n'existe aucun droit aux soins de santé. Il n'existe aucun droit au logement. Ces droits ont été conférés par le législateur. Nous assurons des soins de santé à la population, mais, à cet égard, la Charte ne reconnaît aucun droit.
L'arrêt Carter ne dit absolument rien d'un éventuel droit de mourir, ou d'un droit en vertu duquel un médecin pourrait être contraint de mettre fin à une vie.
Je tiens à dire, en dernier lieu, qu'il vous est loisible de prévoir une exception à l'égard des professionnels de la santé et des établissements qui choisissent de ne pas donner la mort. Dans le cadre de la Loi sur l'impôt sur le revenu, le législateur a prévu une exception en faveur des organismes caritatifs. Le Parlement n'aurait pas pu voter une loi qui se serait uniquement appliquée aux organisations caritatives, mais il a pu exempter ces organismes des dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu.
Il pourrait en aller de même de la question du consentement. Vous pouvez, constitutionnellement, décider de ne pas élargir le choix des patients au détriment de la liberté de choix du personnel médical. Je vous remercie.
Le président : Merci. Docteur Ferrier, vous avez la parole.
Dre Catherine Ferrier, Division de médecine gériatrique, Centre universitaire de santé McGill, à titre individuel : Cela fait 30 ans que j'examine et traite des personnes âgées fragilisées. Souvent, elles souffrent de la maladie d'Alzheimer ou d'une autre forme de démence. Je les vois à la clinique et je les vois chez elles. J'évalue leurs capacités et suis appelée à intervenir dans le cadre de problèmes complexes concernant la démence, les maladies psychiatriques et diverses sortes de problèmes sociaux. J'ai l'occasion de constater les abus et la négligence dont les personnes âgées sont parfois l'objet, et il m'arrive souvent d'avoir à témoigner devant les tribunaux à l'appui de mes patients.
Or, ce projet de loi contient plusieurs dispositions qui m'inquiètent profondément pour la sécurité des personnes fragilisées. Je n'entends, cependant, évoquer devant vous que la recommandation formulée dans le rapport du Sénat au sujet de l'euthanasie ou du suicide assisté en vertu d'une directive anticipée. Cette idée me paraît extrêmement dangereuse. Permettez-moi de vous dire pourquoi.
Il y a deux ans, en Colombie-Britannique, une psychologue à la retraite, chez qui on avait décelé une démence précoce, a mis fin à ses jours. Elle avait monté un site web et lancé une campagne médiatique invitant les personnes se trouvant dans la même situation qu'elle à suivre son exemple. Elle affirmait être devenue un légume, une coquille vide, et voyait dans les soins qui lui seraient prodigués un grotesque gaspillage.
Je n'ai jamais entendu traiter avec autant de mépris toute une catégorie de personnes. Si des propos aussi désobligeants avaient été proférés à l'endroit de n'importe quelle autre minorité, il y aurait eu une levée de boucliers. J'ai exprimé ma colère dans une réponse envoyée au quotidien The Montreal Gazette, qui l'a publiée. Tous les patients, tous les proches de patients que j'ai pu voir cette semaine-là m'ont remerciée. Et des personnes parfaitement étrangères m'ont écrit dans le même sens.
Nul besoin d'être particulièrement perspicace pour comprendre que les principaux « bénéficiaires » de cette recommandation en faveur de l'euthanasie par demande anticipée sont les personnes qui, comme mes patients, sont fragilisées et atteintes de la démence. Ceux qui font campagne en faveur de cette idée agissent par peur, et sont poussés par une idéologie. Ce qu'ils affirment ne repose sur rien qu'ils ont vécu, et leur souci n'est aucunement d'assurer le bien- être des personnes les plus directement concernées, le genre de personnes dont je m'occupe au jour le jour.
Dans d'autres situations, on peut avoir recours à des directives médicales préalables, qui permettent de refuser un traitement ou d'y mettre fin. Je n'entrerai pas dans le détail, mais si ce genre de choses est parfois utile, elle soulève toujours des problèmes. Si les directives sont trop précises, les médecins ont les mains liées, mais si elles ont un caractère trop général, elles risquent d'être interprétées de manière inexacte ou abusive, que ce soit par la famille ou par le personnel médical. Et, dans ce cas-là, la volonté du patient n'est pas respectée. Je ne parle même pas du défaut de consentement, ou du manque de capacité au moment de la signature. Il est fréquent que l'on insère dans un mandat de protection des dispositions générales qui ne servent en fait à rien et qui peuvent, selon moi, se révéler très dangereuses.
L'idée que l'on puisse tuer quelqu'un, en vertu d'une directive écrite censée avoir été signée par la personne en cause à l'époque où elle en avait encore les capacités, entraîne de graves risques de maltraitance des personnes âgées. Il n'y a pas longtemps, deux quotidiens de Montréal ont raconté ce qui était arrivé à l'une de mes patientes, une immigrante veuve originaire d'Ukraine, n'ayant au Canada ni enfants ni proches. Une femme se présentant comme sa nièce avait produit un document censé avoir été signé par ma patiente. Il s'agissait de ce qu'on appelle au Québec un mandat de protection et ce qui s'appelle ailleurs une procuration perpétuelle. On s'est, plus tard, aperçu que ce document, censé avoir été signé par la patiente, était un faux. Elle avait fait déclarer ma patiente incapable, l'avait forcée à quitter son domicile, et s'était emparée de ses économies.
Par un temps glacial, ma patiente, à l'aide de sa marchette, s'est enfuie de la maison de santé dans laquelle elle avait été placée. Ce n'est qu'à ce moment-là que la police et les services sociaux ont commencé à mettre en doute les déclarations de la soi-disant nièce. Ma patiente n'était pas du tout incapable.
Ce genre d'histoire est très fréquent. Il arrive qu'un testament soit modifié à la dernière minute, alors que la personne est hospitalisée quelques semaines avant sa mort. La question se pose alors de savoir si l'intéressé avait la capacité de modifier son testament. J'ai vu des familles s'entredéchirer pour des questions d'argent, pour savoir qui contrôlera les économies du patient, et combien on va accepter de dépenser en soins infirmiers avant qu'intervienne la mort, car ces dépenses réduiront l'héritage des enfants. La validité des documents écrits est souvent mise en cause.
En ce qui concerne plus précisément l'euthanasie en vertu d'une directive anticipée, et même si la directive a effectivement été signée par une personne ayant toutes ses facultés, je ne manque jamais de signaler que la personne en question souffre de la maladie d'Alzheimer ou d'une autre forme de démence. Le fait d'apprendre qu'on est atteint d'une de ces maladies provoque en effet, chez la personne en cause, une crise majeure.
Vous pouvez imaginer...
Le président : Docteure, je vais devoir vous demander de conclure.
Dre Ferrier : Ce que j'entends par cela c'est que la personne à qui l'on vient d'apprendre qu'elle souffre d'une telle maladie est parfaitement incapable de demander qu'on la tue à un moment qui reste à définir. Il sera impossible à la famille de faire appliquer une telle directive, et les médecins auront eux-mêmes du mal à l'appliquer.
La législation des Pays-Bas les autorise, mais cela ne se fait presque jamais.
Le président : Je vous remercie. Je suis désolé, mais je dois maintenant passer la parole au professeur McMorrow.
Tom McMorrow, chargé d'enseignement, Institut de technologie, Université de l'Ontario, à titre individuel : Je vous remercie de cette occasion de prendre la parole devant vous. Je regrette de ne pas pouvoir comparaître en personne.
Vous êtes appelés à vous prononcer sur une question essentielle, celle de savoir si, aux termes de l'article premier de la Charte, le législateur peut restreindre la catégorie de personnes qui, selon l'arrêt Carter, peuvent au titre des droits qu'elles tiennent de l'article 7, se prévaloir d'une aide médicale à mourir. Selon certains, le texte du projet de loi est forcément inconstitutionnel, car les critères d'admissibilité qu'il définit sont plus restrictifs que ceux dégagés par la Cour dans l'arrêt Carter. Il n'en va pas nécessairement ainsi et je voudrais expliquer pourquoi.
Lorsque la Cour suprême constate l'inconstitutionnalité d'une loi, le Parlement et les législatures provinciales peuvent, comme il est fréquent qu'elles le fassent, adopter, en vue du même objectif, une nouvelle loi. L'exemple le plus connu de cela est l'arrêt R c. Mills, qui remonte à 1999. Bien que la loi finalement adoptée par le Parlement ait été sensiblement la même que celle qui avait été invalidée, cela n'entraînait pas automatiquement aux yeux de la Cour suprême, l'inconstitutionnalité du deuxième texte. En effet, selon la Cour :
L'évolution du droit passe par le dialogue entre les tribunaux et le législateur... Avec, comme toile de fond, l'arrêt O'Connor,...
(arrêt qui avait invalidé la loi en question)
... le législateur était libre de concevoir sa propre solution au problème, en conformité avec la Charte.
En principe, la Cour, et c'est effectivement ce qu'elle fait parfois, peut s'en remettre au législateur. Rappelons qu'aux termes de l'arrêt Carter :
Il appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs.
Notons que, selon la Cour, le législateur est mieux placé que les tribunaux pour créer des régimes de réglementation complexes. La Cour a ainsi, à deux reprises, suspendu la prise d'effet du jugement déclaratoire invalidant la loi en question afin que le législateur ait l'occasion d'adopter une nouvelle loi.
Selon l'article premier de la Charte, les droits et libertés qui y sont énoncés peuvent être restreints par une règle de droit, dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Or, il s'agit justement de savoir si les restrictions que le projet de loi C-14 apporte aux droits énoncés dans l'arrêt Carter sont effectivement raisonnables. Dans l'arrêt Carter, la Cour suprême a jugé que la prohibition générale de l'aide médicale au suicide ne constitue pas une limite raisonnable. Selon la Cour, l'objectif visé par le gouvernement n'exigeant pas une interdiction absolue, une telle interdiction est disproportionnée. La loi, selon la Cour, avait pour objectif « d'empêcher que les personnes vulnérables s'enlèvent la vie dans un moment de faiblesse ».
La Cour a donc rejeté l'argument du gouvernement qui soutenait que la prohibition générale de l'aide médicale à mourir avait pour but de protéger la vie, voire de prévenir les suicides. De manière générale, la Cour hésite beaucoup à laisser le législateur invoquer des objectifs vagues et symboliques pour justifier une atteinte aux droits garantis par la Charte.
Le projet de loi C-14 lève l'interdiction générale de l'aide médicale à mourir, mais seulement pour les personnes dont la mort est raisonnablement prévisible. Les personnes se trouvant dans la situation de Mme E.F., cette femme de 58 ans qui est morte cette semaine, n'auraient pas pu, aux termes des dispositions envisagées, se prévaloir d'une aide médicale à mourir. C'est elle qui, atteinte de troubles psychogènes du mouvement, s'est, comme nous l'avons vu plus haut, adressée à la Cour d'appel d'Alberta. La Cour a fait droit à sa demande. Les restrictions qu'impose le texte du projet de loi s'écartent du raisonnement suivi par la Cour suprême dans l'arrêt Carter.
La Cour suprême reconnaît elle-même qu'on ne saurait s'attendre à ce que les tribunaux judiciaires et les diverses législatures soient toujours du même avis. Il n'y aurait autrement pas de dialogue. Rappelons que la conséquence directe de l'arrêt Carter a été l'invalidation de la prohibition générale. On ne peut pas présumer qu'en cas de mise en cause de la constitutionnalité de ce projet de loi, la Cour adoptera le même raisonnement.
Si la Cour décidait d'invalider le projet de loi C-14, ce serait parce qu'elle estime que le fait de restreindre aux seules personnes dont la mort est imminente le droit de se prévaloir d'une aide médicale à mourir porte aux dispositions de la Charte une atteinte dont la justification ne peut pas se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Dans l'hypothèse inverse, la Cour justifierait son refus d'invalider la loi en invoquant son respect envers la légitimité démocratique du Parlement, sa reconnaissance du débat éthique qui entoure la question et son acceptation de la légitimité et de la souveraineté particulières du Parlement lorsqu'il s'agit de créer des régimes de réglementation complexes.
Les paramètres dégagés dans l'arrêt Carter sont plus larges que ceux que prévoient le projet de loi, mais ils ne sont eux-mêmes pas aussi larges qu'ils devraient l'être. Dans l'arrêt Carter, la Cour n'a en effet pas interprété la Charte d'une manière tendant à invalider toute loi refusant une aide médicale à mourir aux adultes capables de s'en prévaloir pour mettre fin à leur vie, à condition qu'ils aient donné un consentement volontaire et éclairé. La Cour a en effet limité ce droit aux personnes affectées de problèmes de santé. On voit mal comment pourrait se justifier, au regard de l'article 7 de la Charte, le fait de reconnaître aux seules personnes affectées de problèmes de santé le droit à une aide médicale pour mettre fin à leur vie.
Je n'entends nullement minimiser les souffrances de personnes telles que Mme E.F., auxquelles ce droit a été reconnu par l'arrêt Carter, mais qui, aux termes du projet de loi, ne seraient pas admises à s'en prévaloir. En cela, je rappelle simplement que l'arrêt Carter a lui-même limité l'accès à l'aide médicale à mourir. En principe, le législateur peut donc en faire de même. La question de savoir si la Constitution permet au législateur de restreindre, plus que ne l'a fait la Cour, l'accès à l'aide médicale à mourir dépend de l'application qui est faite aux dispositions de ce projet de loi, de la jurisprudence de la Cour suprême concernant l'article premier de la Charte. On ne saurait prédire quelle serait la décision de la Cour suprême dans l'hypothèse où est mise en cause la constitutionnalité des dispositions du projet de loi.
Le président : Monsieur le professeur, je vais devoir vous interrompre. Dix sénateurs sont inscrits sur cette liste et, même si je n'ai pas grand espoir d'y parvenir, je vais à nouveau demander aux sénateurs de faire preuve d'un maximum de concision. Je demanderais à nos témoins de bien vouloir en faire autant. Je vous remercie d'avance. Sénatrice Jaffer, vous avez la parole.
La sénatrice Jaffer : Monsieur McMorrow, si je comprends bien, le jugement Mills ne dit rien des restrictions supplémentaires qui sont actuellement prévues. Or, l'arrêt Carter n'énonce-t-il pas clairement les règles applicables?
M. McMorrow : Les règles dégagées dans l'arrêt O'Connor reposent sur l'idée que le législateur ne restreindra pas davantage les droits que l'article 7 de la Charte garantit à toute personne.
La sénatrice Jaffer : Monsieur Hogg, cela me pose en vérité un dilemme. Si je comprends bien ce qu'ont déclaré le ministre et ses collaborateurs, il ne s'agit en l'occurrence que d'une première étape. Mettons ces dispositions en œuvre et complétons-les par la suite. Voyons un peu ce que cela donne. La question revêt une telle importance que ce point de vue me paraît parfaitement justifié. Mais, en tant que parlementaire, je comprends très bien les difficultés que ce texte soulève au regard de la Charte. Nous avons tous lu l'arrêt Carter, qui précise bien que tout texte de loi adopté en ce domaine doit être compatible avec les paramètres constitutionnels. Pourriez-vous m'éclairer sur ce point?
M. Hogg : Je ne partage pas l'avis des deux autres juristes. D'après moi, la Cour s'est prononcée très clairement sur ce point. Le législateur devait essentiellement intervenir pour combler les lacunes subsistant après que la Cour suprême se fut prononcée sur la question. Ces lacunes concernaient notamment les garanties qui pourraient être introduites au niveau de la prise de décision ou de la procédure à suivre. La Cour envisageait que le législateur interviendrait effectivement, mais qu'il se conformerait en cela aux paramètres constitutionnels. Or, cela va entièrement à l'encontre de l'idée d'invoquer l'article premier de la Charte pour resserrer les paramètres et retirer le droit à une aide au suicide aux personnes à qui ce droit est actuellement reconnu.
Cela me semble évident. Il ne s'agit pas en l'occurrence d'une mesure législative ordinaire à laquelle l'article premier s'appliquerait naturellement. En l'occurrence, le législateur s'est vu confier par la Cour une mission définie de manière claire et précise. Il n'est, d'après moi, pas loisible au législateur de restreindre la catégorie de personnes à qui le droit en question a été reconnu. Il peut élargir la catégorie de ces personnes. Il peut ajouter de nouvelles garanties, mais il ne peut pas restreindre la catégorie de personnes auxquelles ce droit a été reconnu. C'est dans ce sens-là que j'interprète l'arrêt de la Cour suprême.
Le sénateur Plett : Monsieur Chipeur, vous suivez tout cela de près, et savez que je tiens particulièrement à reconnaître un certain nombre de droits aux médecins, aux professionnels de la santé, aux pharmaciens et aux divers types d'établissements. Je m'attache à trouver la bonne formule pour protéger l'objection de conscience. Permettez-moi de vous demander si, à votre avis, on pourrait insérer ceci dans le projet de loi.
La ministre a rappelé, ce matin à Radio Canada, que les règles applicables vont devoir être les mêmes dans l'ensemble du pays. Si nous modifions, à la page 8, la clause 3, en remplaçant les lignes 32 et 34 par ceci :
(9) Il est entendu qu'aucun individu ni aucune organisation ne sera tenu...
À l'heure actuelle rien ne les y oblige.
... à fournir ou aider à fournir une aide médicale à mourir, ou à orienter quelqu'un vers une aide médicale à mourir, ou à lui fournir des renseignements concernant une aide médicale à mourir.
Serait-on assuré de la constitutionnalité d'une telle disposition? Est-ce quelque chose que le gouvernement fédéral pourrait insérer dans le texte, et que les provinces seraient tenues de respecter?
M. Chipeur : D'après moi, oui. Je me rapporte en cela à l'exception que la Loi de l'impôt sur le revenu prévoit en faveur des organismes caritatifs. J'ai dit aussi que ce n'est pas quelque chose que le législateur pourrait prescrire directement. Or, s'agissant d'une disposition du Code criminel, le Parlement peut la façonner comme il l'entend. Une telle disposition l'emporte sur toute règle que pourrait édicter une province.
Mais, votre idée soulève à mon avis trois problèmes. Il y a d'abord le fait que l'article 241.3 prévoit une sanction qui ne renvoie pas à un éventuel paragraphe (9). Il s'agirait donc d'une déclaration en l'air, dénuée de sens et d'effet. Il faudrait que l'amendement que vous proposez soit joint à un amendement de l'article 241.3, ajoutant un paragraphe (9) à un des articles qu'il conviendrait d'amender.
Le sénateur Plett : Mais, cela pourrait se faire.
M. Chipeur : Sans doute. Deuxièmement, il faudrait ajouter le mot « quiconque », étant donné qu'à l'heure actuelle l'article 241.3 ne s'applique qu'aux médecins et infirmiers praticiens. Il faudrait donc également prévoir que cet article s'appliquera aux fonctionnaires, aux hôpitaux et à toute personne ayant la compétence voulue pour demander à un médecin ou à une infirmière de faire quelque chose de contraire à leur volonté.
Troisièmement, l'article 241.2 fixe un certain nombre de critères et de conditions. Or, votre projet de paragraphe (9) ne constitue pas une condition, et il serait peut-être mieux qu'il figure à part. Je n'ai aucune objection à cet éventuel paragraphe (9) dans la mesure où vous ajouteriez au paragraphe 241.2(7) les mots qui feraient l'objet d'un paragraphe (9).
Le sénateur Plett : Docteure Ferrier, qu'en pensez-vous?
Dre Ferrier : C'est la première fois que j'en entends parler, mais j'y suis plutôt favorable.
Le sénateur Cowan : Monsieur Hogg, au paragraphe 126 de l'arrêt Carter, la Cour se prononce sur la question de l'invalidité et dégage ce que j'appellerais les critères d'admissibilité à l'aide médicale à mourir. Au paragraphe 126, la Cour invite le Parlement et les législatures provinciales à répondre « ... si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs ». Or, ces paramètres constitutionnels ne sont-ils pas énoncés au paragraphe 126?
M. Hogg : D'après moi, ils le sont. La Cour n'invite pas le législateur à modifier les paramètres constitutionnels en invoquant pour cela l'article premier de la Charte. Il est, au contraire, assez clair qu'on ne saurait invoquer l'article premier pour borner les paramètres constitutionnels, mais ce n'est pas une question qui dépende de vous.
Le sénateur Cowan : Mais ce sont bien là les paramètres constitutionnels dont parlait la Cour, c'est-à-dire les critères d'admissibilité qu'elle a énoncés, non?
M. Hogg : En effet.
Le sénateur Cowan : Selon vous, ce projet de loi est, sous sa forme actuelle, inconstitutionnel. Pourrait-on remédier à cela en remplaçant l'actuelle formulation de l'article 241.2 et, plus précisément celle du paragraphe 241.2(2), par les mots employés au paragraphe 126 de l'arrêt Carter?
M. Hogg : Je ne sais pas si ce serait le meilleur moyen de procéder, mais c'est la solution la plus évidente. Cela permettrait de régler le problème.
Le sénateur McIntyre : Je tiens à vous remercier des exposés que vous nous avez présentés.
Je voudrais maintenant vous poser une question au sujet du lien qu'il semble y avoir entre les circonstances qui ont donné lieu à l'arrêt Carter et le texte du projet de loi C-14. C'est du moins ce que semble penser le gouvernement fédéral.
Je m'explique. Dans l'affaire Carter, la Cour n'a recueilli que les témoignages de personnes à un stade avancé d'une maladie incurable, dont la santé déclinait donc, et dont la mort naturelle était proche. La Cour a infirmé deux articles du Code criminel, estimant qu'ils portaient atteinte aux droits que la Charte garantit à quelqu'un se trouvant dans une telle situation.
J'interprète le projet de loi comme ne s'appliquant pas aux situations qui vont au-delà des témoignages au vu desquels la Cour s'est prononcée dans l'arrêt Carter, et ne s'appliquant donc pas aux mineurs matures, aux directives anticipées et aux personnes uniquement atteintes d'une maladie mentale.
À votre avis, était-ce dans l'intention du gouvernement d'adapter le texte du projet de loi C-14 aux circonstances de fait en cause dans l'affaire Carter?
M. Hogg : Non, je ne le pense pas, car Mme Carter n'était pas atteinte d'une maladie terminale comme le projet de loi C-14 aurait exigé qu'elle le soit.
Le sénateur McIntyre : Cela semble pourtant être la position du gouvernement fédéral. C'est comme cela qu'il justifie les dispositions du projet de loi C-14.
M. Hogg : En effet, mais ce n'est pas mon avis. En fait, il y avait, dans l'affaire Carter, tout un groupe d'appelants et le dossier était justement présenté de manière à ne pas uniquement reposer sur le cas d'une seule personne, comme cela avait été le cas de l'arrêt Rodriguez 20 ans plus tôt. C'est pour cela que l'Association des libertés civiles de la Colombie- Britannique comptait en l'occurrence parmi les appelants.
L'intention était de ne pas trop circonscrire les circonstances de fait. Je sais que, selon la Cour, elle se prononce uniquement sur le dossier dont elle est saisie, mais cela n'est pas, d'après moi, exact. Mme Carter ne répondait pas en effet aux nouvelles conditions inscrites dans le projet de loi.
Le sénateur McIntyre : Quelqu'un d'autre souhaite-t-il intervenir sur ce point?
M. McMorrow : D'après moi, ce raisonnement, sur lequel le gouvernement fédéral s'est peut-être fondé pour justifier sa position, a été examiné de très près dans le cadre de deux affaires récemment survenues, l'arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta, et le récent jugement de la Cour supérieure de l'Ontario.
Or, on envisage d'adopter une nouvelle loi qui instaure un régime plus libéral que celui que le Code criminel prévoyait à l'époque où a été rendu l'arrêt Carter, mais plus restrictif que le régime que l'arrêt Carter semblerait avoir prescrit.
Il s'agit donc de savoir si le législateur peut, dans le cadre de ce projet de loi, faire état d'un objectif au regard duquel les nouvelles dispositions plus restrictives pourraient paraître proportionnées. Selon moi, c'est la question essentielle qui se pose en l'occurrence au législateur, car il ne peut pas se contenter de cerner les paramètres dégagés dans l'arrêt Carter. Le législateur, je pense, dispose d'une certaine marge de manœuvre, mais il faut en même temps que le dispositif adopté se justifie au regard de l'article premier. L'arrêt Mills établit une sorte de seuil maximum, mais de solides arguments portent le législateur à agir avec beaucoup de prudence.
Le sénateur Joyal : J'aurais deux questions à poser, l'une à M. McMorrow, et l'autre à M. Hogg.
Monsieur McMorrow, vous avez cité l'arrêt Mills, que la Cour suprême a rendu en 1999, à l'appui de votre argument voulant que le législateur soit libre d'adopter des dispositions écartant les patients qui ne sont pas atteints d'une maladie terminale. Or, selon le paragraphe 22 de l'arrêt Mills :
Ces différences ne sont toutefois pas fatales parce que le projet de loi C-46 protège suffisamment tous les droits pertinents garantis par la Charte.
L'arrêt Mills fait clairement ressortir que les droits garantis par la Charte sont à l'abri du législateur. Celui-ci peut instaurer un régime qui permet de mettre ces droits en œuvre, mais il ne peut pas y porter atteinte. Or, me semble-t-il, c'est justement ce que fait le projet de loi C-14. D'après moi, l'arrêt Mills n'autorise pas le législateur à passer outre à ce que la Cour suprême a décidé dans l'arrêt Carter. C'est ma première question.
Monsieur Hogg, aux yeux du gouvernement, le projet de loi se justifie au regard de l'article premier, mais selon mon interprétation de cette disposition, le projet de loi ne doit atteindre que légèrement aux droits dont jouissent les Canadiens, et encore faut-il pour cela que l'on puisse établir un lien rationnel entre les objectifs que vise le projet de loi et les patients que l'on cherche à rendre non admissibles. Au regard des critères énoncés à l'article premier, le projet de loi ne me paraît pas assurer la légalité ou la constitutionnalité de l'exclusion de tous les patients atteints de souffrances intolérables et se trouvant en fait dans la même situation que les personnes atteintes d'une maladie terminale.
Le président : Le temps nous invite à la concision.
M. McMorrow : L'accusé de l'arrêt Mills ferait sans doute valoir que le régime juridique instauré ensuite par le Parlement a indûment restreint un droit que lui garantissait la Constitution. Si j'ai cité cet arrêt, c'est plutôt pour rappeler le principe voulant que le législateur a droit à une grande déférence. Ce n'est pas dire que le meilleur moyen de faire preuve de cette déférence est d'appeler à l'adoption de ce texte.
M. Hogg : On ne peut pas plausiblement affirmer qu'en prescrivant l'adoption d'une loi conforme aux paramètres constitutionnels qu'elle a dégagés, la Cour suprême entendait exclure une catégorie de personnes qui s'est vu reconnaître le droit en question après avoir franchi avec succès les trois étapes d'une action en justice tranchée en dernier ressort par la Cour suprême.
Je suis d'accord avec vous, sénateur, qu'il n'y a pas lieu en l'espèce de se livrer à une analyse au regard de l'article premier de la Charte. Il faudrait, pour exclure les personnes qui ne sont pas atteintes d'une maladie terminale, pouvoir invoquer un objectif pressant. Il faudrait alors montrer que la mesure en question correspond au strict nécessaire, que l'atteinte portée au droit en cause est aussi légère que possible et que, compte tenu des diverses circonstances, c'est la meilleure solution. Devant la Cour, le gouvernement pourrait chercher à se livrer à une analyse au regard de l'article premier de la Charte, mais rien dans le projet de loi C-14 ne justifie une telle approche.
Il est clair, selon moi, que l'autorité que l'arrêt Carter confère au Parlement ne permet pas au législateur de refuser à tout un groupe de personnes un droit que la Cour suprême leur a reconnu. Il est, selon moi, impossible que la Cour ait envisagé une telle issue.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Chipeur, en 2015 la Cour suprême, dans l'arrêt Carter, nous a indiqué qu'il n'est plus illégal pour un adulte compétent qui souffre d'une maladie ou d'un handicap grave et irrémédiable de demander et de recevoir l'aide médicale à mourir. L'arrêt Carter, c'est cela.
Dans le cas d'une personne qui est mourante, dont la mort est prévisible rapidement, et dans le cas d'une personne qui souffre d'une maladie dégénérative à long terme, le projet de loi C-14 s'applique-t-il?
[Traduction]
M. Chipeur : À mon avis, le projet de loi C-14 s'appliquera lorsque le diagnostic est que vous allez finir par mourir de la maladie que le médecin vous a diagnostiquée.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Vous répondez comme un avocat.
Le ministère de la Justice a dit, ce matin, que le projet de loi C-14 ne s'applique pas aux deux cas et qu'ils sont discriminatoires l'un par rapport à l'autre, alors que l'arrêt Carter n'est pas discriminatoire.
[Traduction]
M. Chipeur : Si vous voulez que je parle de la question précise de cette limitation, dans ce cas, je recommande au Sénat de se poser la question suivante : la limitation est-elle nécessaire pour protéger les personnes vulnérables contre les abus et les erreurs? C'est là le critère que la cour a établi, et je ne suis pas d'accord avec mon ami, M. Hogg : je ne crois pas que votre pouvoir vient de la cour. Il vient de la Reine; il vient du peuple. Et vous êtes libres de prendre la décision que vous pensez être la meilleure pour protéger les personnes vulnérables contre les abus et les erreurs.
Si vous croyez qu'il est nécessaire de limiter l'accès aux seules personnes qui ont un diagnostic qui mènera au décès, dans ce cas, il vous appartient de prendre cette décision. Il n'appartient pas à la cour ni à personne d'autre de prendre cette décision. Le Parlement est le seul décideur sur ce point.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Cependant, cela va à l'encontre de l'arrêt Carter. Je vous remercie.
[Traduction]
Le sénateur Baker : J'aimerais remercier tous les témoins de leurs excellentes communications.
J'aimerais adresser ma question à M. Hogg. Je vais énoncer toute la question, et, comme cela, le président ne m'interrompra pas.
Il a dit qu'il était seulement un constitutionnaliste. Monsieur Hogg, vous êtes le constitutionnaliste le plus cité de l'histoire du Canada. Il y a plus de 1 000 décisions de tribunaux judiciaires au Canada qui vous citent. En fait, vous êtes tellement souvent cité que, dans la décision de la juge de première instance dans Carter, vous avez été cité pour étayer son jugement. Ensuite, lorsque l'affaire a été portée en appel, la Cour d'appel vous a cité abondamment au soutien de sa décision d'infirmer le jugement du tribunal inférieur, même s'il est vrai qu'elle vous citait relativement à une question différente concernant la règle du stare decisis.
Voici la question que je veux vous poser...
M. Hogg : Vous pouvez continuer.
Le sénateur Baker : Je ne vais pas commencer à débattre avec vous. C'est vous, l'expert.
Ma question est motivée par ce que le sénateur Cowan vous a demandé concernant le correctif que vous suggéreriez d'apporter au projet de loi à l'étude devant le Sénat. Le sénateur Cowan a avancé que le correctif consisterait à supprimer tout ce paragraphe.
M. Hogg : Il y a deux alinéas.
Le sénateur Baker : Mais ce paragraphe ne contient pas seulement ces deux alinéas attentatoires que vous avez mentionnés : b) et d).
Est-ce que vous recommanderiez une de ces deux choses? Soit tout simplement supprimer les deux phrases attentatoires que vous estimez inconstitutionnelles — et, soit dit en passant, cet article principal s'inspire de la loi québécoise, et je présume donc que vous dites qu'elle aussi est inconstitutionnelle —, ou est-ce que la meilleure chose que le Sénat pourrait faire serait soit d'expurger le projet de disposition des deux phrases que vous estimez attentatoires, ou de les laisser là et d'avoir un article qui dit : « Dans les cas où des personnes ne satisfont pas aux exigences des alinéas b) et d), de nouvelles mesures additionnelles devront être prises, comme de plus longs délais, des évaluations psychiatriques, et ainsi de suite »?
C'est laquelle? Est-ce que vous préféreriez expurger le projet de loi des articles attentatoires que vous avez signalés, ou en restreindre davantage la portée en les laissant là, puis en rendant admissibles ceux qui ne sont pas légitimement admissibles aux termes du premier article?
M. Hogg : Je préférerais expurger le projet de loi de dispositions attentatoires, parce que je pense que cela s'accorde mieux avec Carter. Ces dispositions ne faisaient pas partie des exigences de Carter, et elles n'expriment pas d'idées qui ne sont pas des idées de vie terminale. Par exemple, l'alinéa b) énonce : « sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible [...] »
Le sénateur Baker : Ça, c'est inspiré de la loi québécoise. C'est identique.
M. Hogg : Est-ce que cela aussi, c'est la loi québécoise?
Je pense que cela pourrait être supprimé. Et il n'y a rien qui nécessiterait d'être conservé. L'alinéa d) énonce ensuite : « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu'un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie. »
Encore une fois, c'est tout une seule et même idée, simplement exprimée en beaucoup de termes différents. J'avancerais que retirer cela complètement, tout simplement, règle vraiment le problème.
Le sénateur Baker : Les deux, ou seulement le dernier?
M. Hogg : Les deux.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup. Monsieur McMorrow, vous avez écrit un court article sur le projet de loi C- 14 et sa constitutionnalité pour Options politiques. Voici un court extrait de ce qui vous y affirmez :
La Cour suprême n'a pas limité l'admissibilité aux personnes se trouvant en phase terminale, mais il ne s'ensuit pas nécessairement que le Parlement ne peut pas le faire. Ce qui doit être démontré, c'est que les restrictions constituent des « limites raisonnables » - non ce que la cour pourrait considérer comme des restrictions « optimales ».
Pourriez-vous nous donner plus de renseignements à ce sujet, précisément en ce qui concerne la question de la maladie terminale et de la fin de vie?
M. McMorrow : L'idée que je tentais d'exprimer là, c'est que le simple fait que les critères énoncés dans le projet de loi ne sont pas identiques à ceux énoncés dans Carter n'invalide pas automatiquement la loi.
Cela dit, je ne pense pas que le Parlement n'ait de motifs valables de méconnaître la jurisprudence de la Cour suprême ni qu'il soit autorisé à le faire. Ce que le Parlement doit faire, à mon avis, c'est cerner l'objet de cette loi. S'il s'apparente à l'objet que la cour a attribué à la dernière loi, à savoir, éviter que les personnes vulnérables soient incitées à se suicider dans un moment de détresse, la cour l'invalidera. À cause de l'arrêt Carter, ce n'est pas une justification convaincante.
Ce qu'il faut décider, c'est si l'objet — par exemple, le préambule parle d'affirmer la valeur inhérente et l'égalité de chaque vie humaine, d'éviter d'encourager les perceptions négatives au sujet de la qualité de vie des personnes âgées, malades ou handicapées, de pondérer, d'une part, les intérêts de la société et la protection des personnes vulnérables, d'autre part, l'autonomie de la personne. Est-ce que ces objectifs permettent selon vous de justifier le projet de loi au regard du critère de la proportionnalité?
La sénatrice Batters : Madame Ferrier, dans les discours prononcés à l'étape de la deuxième lecture au Sénat, certains sénateurs ont dit souhaiter que les directives anticipées s'appliquent au Canada tout de suite, et non après qu'une étude plus approfondie aura été menée aux fins de déterminer quelles mesures de sauvegarde devraient être instaurées, étant donné que le projet de loi C-14 prévoit une étude plus approfondie dans ce domaine, entre autres.
Compte tenu de votre vaste expérience en médecine gériatrique, pourriez-vous nous dire quels risquent présenteraient les directives anticipées dans votre pratique médicale courante si elles devaient être autorisées tout de suite au Canada?
Mme Ferrier : Ce que j'ai lu dans le projet de loi dans son libellé actuel, c'est qu'une personne peut donner une directive par anticipation lorsqu'on lui diagnostique une maladie qui pourrait mener à son incapacité. Dans un cas de démence, par exemple, la personne aurait très peu de temps pour prendre cette décision. Elle la prendrait à la hâte et dans un moment de crise. Ce ne serait pas nécessairement une décision réfléchie prise par une personne apte.
Comme j'ai tenté de le mentionner plus tôt, je pense qu'une prise de décision adéquate par une personne frêle et âgée pose beaucoup de problèmes relativement à n'importe quel document, mais tout particulièrement dans le cas de celui-ci puisque les conséquences sont autrement plus graves.
Aux Pays-Bas, où les directives anticipées sont légales, ce qui arrive, c'est qu'elles ne sont presque jamais appliquées, parce que les médecins estiment qu'ils ne sont pas en mesure de cerner les volontés du patient à ce moment-là, non plus que de déterminer si le patient éprouve des souffrances intolérables.
Il y a une différence, par exemple, entre une personne atteinte de démence et une personne dans le coma, parce qu'une personne dans le coma n'a aucun lien avec le monde extérieur et ne peut rien exprimer, tandis qu'une personne atteinte de démence peut, souvent pendant plusieurs années — à moins qu'elle en soit à un stade très avancé —, avoir des souhaits, et il se peut qu'elle ne souhaite pas mourir du tout.
La sénatrice Batters : Est-ce que la maladie mentale de ces patients accentuerait certains de ces risques? Pouvez-vous nous dire quelles mesures de sauvegarde additionnelles vous aimeriez que l'on instaure pour aider à éliminer ces risques?
Mme Ferrier : Une des caractéristiques de l'Alzheimer, par exemple, est une dépression au cours des premiers mois ou des premières années. Cela influerait certainement sur le désir de mourir. Il ne s'agit pas seulement d'une dépression liée au fait d'avoir appris une mauvaise nouvelle, mais aussi d'une conséquence physiologique de la démence, et cela peut donc contribuer à inspirer des idées suicidaires.
La sénatrice Batters : Tout comme peuvent le faire les médicaments qu'ils prennent, n'est-ce pas?
Mme Ferrier : S'ils prennent des médicaments pour la dépression ou des antipsychotiques, que nous devons parfois leur prescrire, oui, absolument.
Le sénateur Marshall : Ma question s'adresse à M. Chipeur. J'ai ici votre article intitulé Check List for Legislators : Towards a Canadian Approach to End-of-Life Choices.
Je vais en citer quelques passages. Vous affirmez notamment que la Cour suprême du Canada a souscrit au point de vue de la juge de première instance selon lequel un régime soigneusement conçu imposerait des limites strictes scrupuleusement surveillées et appliquées. Vous ajoutez qu'une surveillance et une application scrupuleuses de limites à l'aide médicale à mourir sont nécessaires pour protéger les personnes vulnérables.
Vous évoquez aussi dans votre article l'idée de faire jouer un rôle au bureau du médecin légiste en chef. Vous y mentionnez aussi le fait qu'il y a un taux de complication d'environ 25 p. 100 lorsqu'un médecin aide une personne à se suicider dans les pays et les territoires où l'aide médicale à mourir est actuellement permise.
Ma question concerne précisément l'article 4 du projet de loi, qui n'entrera pas en vigueur avec le reste du projet de loi. Cet article définit un cadre réglementaire éventuel, et il décrit les renseignements qui devraient être fournis dans le cadre de la surveillance, de l'analyse et de l'examen des cas lorsqu'une aide médicale à mourir a été fournie.
De manière générale, ces mesures visent à protéger les personnes vulnérables.
Nous avons entendu ce matin qu'il n'y a pas de cadre fédéral, que l'article 4 n'entrera pas en vigueur avant peut-être huit mois, et qu'il n'est pas certain qu'un règlement sera pris. On nous a également dit qu'il y a des cadres provinciaux, mais qu'ils ne sont pas uniformes.
Est-ce que le report de l'entrée en vigueur de l'article 4 suscite chez vous des préoccupations ou des commentaires?
M. Chipeur : Oui. L'article 7 de la Charte impose au Parlement l'obligation de protéger la vie des citoyens. On ne peut pas simplement s'en remettre aux provinces et leur dire : « Réparez cela. » Le Parlement a le devoir de s'assurer qu'en même temps que sont prévus les droits visés dans Carter qui sont garantis par l'article 7, selon l'arrêt Haas c Suisse, auquel j'ai renvoyé dans mon article, les Canadiens ont, de manière générale, le droit de s'attendre à ce que leur gouvernement protège la vie.
Des études soigneuses devraient être réalisées, mais il importe que le Parlement intervienne maintenant et dès que possible de manière à permettre l'instauration, pour parler comme la cour, d'un système complexe qui protège rigoureusement contre les abus les personnes qui pourraient être vulnérables.
Le sénateur Marshall : Merci beaucoup. C'est aussi ma conclusion.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Je ne suis pas avocate, mais économiste. Ma façon de penser et ma méthodologie ne sont pas exactement les mêmes que celles que l'on retrouve chez les hommes de loi, surtout lorsqu'ils sont professeurs émérites.
Ma question est la suivante : le projet de loi C-14 présente une certaine cohérence par rapport à la loi du Québec. La loi en vigueur au Québec est spécifiquement une loi de fin de vie et s'adresse à la personne qui est en phase terminale. On raccourcit un peu la vie de cette personne, mais il reste qu'elle est en fin de vie. Cela est très, très clair.
Dans le projet de loi C-14, les critères énoncés à l'alinéa 241.2(2)d) sont plus souples. On parle d'une mort annoncée, d'un diagnostic où la maladie, le handicap ou la situation amènera la personne à mourir, mais sans nécessairement que le diagnostic de mort annoncée soit lié directement à la maladie dans la deuxième section de l'alinéa d). Cela peut être lié à un ensemble de conditions qui font que, par exemple, le patient ne puisse plus marcher et que, à force de ne plus pouvoir marcher, toutes sortes d'autres fonctions se détériorent. Il y a donc un déclin général. Dans la troisième partie de l'alinéa d), il n'y a pas nécessairement de pronostic. C'est-à-dire qu'il y a un diagnostic de mort annoncée, mais qu'on ne peut pas prévoir exactement le moment où la mort arrivera. Le pronostic n'est pas clair.
La portée du projet de loi C-14 est donc beaucoup plus large que celle de la loi du Québec, mais le Québec peut s'inscrire dans ce texte de loi. Si on enlève toutes les dispositions que vous proposez d'enlever du projet de loi C-14 pour faire en sorte qu'il puisse s'appliquer à une gamme de personnes qui souffrent d'une manière intolérable, mais qui n'ont pas de diagnostic ni de pronostic, est-ce que la loi du Québec sera inévitablement contestée comme étant inconstitutionnelle selon ces paramètres? Les dispositions de la loi du Québec forment un sous-ensemble, mais s'il n'y a plus de sous-ensemble, qu'arrivera-t-il?
[Traduction]
M. Hogg : Il se peut que je donne une réponse insatisfaisante en anglais, si cela ne vous dérange pas, sénateur.
La loi québécoise, évidemment, a été adoptée avant le litige Carter, et elle ne visait pas précisément l'aide médicale à mourir; elle traitait de la fin de la vie dans un éventail de situations différentes. J'hésiterais à affirmer avec assurance qu'elle est inconstitutionnelle. Toutefois, dans la mesure où elle limite effectivement l'aide médicale à mourir d'une ou plusieurs manières qui sont incompatibles avec Carter, elle serait peut-être inconstitutionnelle dans cette mesure.
Je pense qu'il faudrait toutefois que je procède à une analyse beaucoup plus soigneuse. Je ne présumerais pas qu'elle est inconstitutionnelle. Elle vise vraiment un domaine connexe, mais distinct.
Le président : Je pense que ce sera tout pour nous. Au nom du comité, j'aimerais remercier tous nos témoins d'avoir comparu aujourd'hui et de nous avoir aidés dans nos délibérations. Nous l'avons beaucoup apprécié.
Notre troisième groupe d'experts aujourd'hui nous permettra d'entendre les témoignages de M. Amir Attaran, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit, santé de la population et politique du développement mondial, Université d'Ottawa. Il nous joint par vidéoconférence depuis Mexico. J'ai été avisé que le son ne serait peut-être pas très bon. Nous devrons tout simplement composer avec certaines des difficultés. Nous entendrons également les témoignages de Mme Trista Carey, associée du cabinet Schnell Hardy Jones s.n.c.r.l., et de M. Josh Paterson, directeur exécutif de la British Columbia Civil Liberties Association. M. Paterson se joint à nous par vidéoconférence depuis Vancouver. Je vous remercie tous d'être ici aujourd'hui. Encore une fois, je souligne les contraintes de temps auxquelles nous sommes assujettis. Si vous pouviez en tenir compte lors de vos déclarations liminaires, ce serait très apprécié. Madame Carey, si vous voulez bien nous faire votre déclaration liminaire.
Trista Carey, associée, Schnell Hardy Jones s.n.c.r.l., à titre personnel : Merci de m'avoir invitée à témoigner aujourd'hui. En tant que conseillère juridique d'E.F., la femme albertaine qui souffre de graves troubles de conversion, j'ai suivi de près le dépôt et l'évolution du projet de loi C-14. À mon avis, ce projet de loi est très loin de satisfaire aux exigences que la Cour suprême a posées dans l'arrêt Carter, et il ne devrait pas être adopté dans son libellé actuel. J'ai cru comprendre que l'honorable ministre de la Justice avait donné à entendre que notre cause n'avait rien à voir avec le projet de loi C-14. Soit dit avec tout le respect que je dois à la ministre, E.F., Carter et le projet de loi C-14 sont inextricablement liés entre eux.
Le projet de loi C-14 a été déposé environ une semaine avant que nous déposions notre demande et que nous élaborions notre stratégie. Nous croyions que notre cliente satisfaisait clairement aux critères d'admissibilité énoncés au paragraphe 127 de l'arrêt Carter en 2015, mais il nous apparaissait tout aussi clair qu'elle ne serait pas admissible à une aide médicale à mourir en vertu du projet de loi C-14. Nous étions engagés dans une course contre la montre pour faire valoir le droit de notre cliente à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne parce que nous craignions sincèrement que ces droits ne lui soient refusés après le 6 juin.
La procureure générale du Canada a joint une copie du projet de loi C-14 à l'affidavit qu'elle a déposé à la Cour d'appel. Lorsque la Cour d'appel l'a interrogé à ce sujet, le Canada a admis qu'E.F. ne serait vraisemblablement pas admissible à une aide médicale à mourir sous le régime de la loi proposée. Dans notre demande, nous n'avons formulé aucun argument fondé sur la Charte, en nous appuyant sur la décision dans H.S. dans laquelle madame la juge Martin avait statué que la Cour suprême avait déjà accordé une exemption constitutionnelle, et, par conséquent, la seule question que le juge des requêtes avait à trancher était celle de savoir si notre cliente satisfaisait ou non aux critères d'admissibilité énoncés dans Carter. Cela a été confirmé au paragraphe 5 de l'arrêt de la Cour d'appel.
Dans la demande originale, aucun document n'a été déposé par aucun des procureurs généraux; toutefois, le Canada, la Colombie-Britannique et l'Alberta ont tous comparu et ont contesté des aspects de notre demande ou s'y sont opposés pour différents motifs. Le Canada a soutenu qu'E.F. ne satisfaisait pas aux critères de Carter au motif que son état sous-jacent était de nature psychiatrique et non terminale. Le Canada s'appuyait sur le paragraphe 111 de Carter, dans lequel la Cour suprême avait affirmé que les paramètres proposés dans ses motifs ne s'appliqueraient pas à des cas récents, controversés et médiatisés d'aide à mourir en Belgique, tels que l'euthanasie pour les mineurs ou pour les personnes affectées de troubles psychiatriques ou de problèmes de santé mineurs.
Au terme d'une analyse approfondie des critères d'admissibilité dans ses motifs de décision prononcés de vive voix, madame la juge Best a conclu que les personnes souffrant de troubles psychiatriques n'étaient pas exclues au motif que les critères et les mesures de sauvegardes mis en œuvre au paragraphe 127 répondaient aux préoccupations énoncées au paragraphe 111. De même, la juge a conclu qu'il n'y avait rien dans l'arrêt Carter de 2015 qui en limitait l'application aux seules personnes souffrant de maladies terminales.
Devant la Cour d'appel, le Canada a passé un certain temps à plaider que la juge Best avait commis une erreur lorsqu'elle avait conclu qu'un trouble psychiatrique était admissible au regard des critères de Carter, mais il a surtout plaidé vigoureusement que l'arrêt Carter avait toujours été censé s'appliquer uniquement aux malades en phase terminale, comme Gloria Taylor, étant donné le nombre important de fois où celle-ci est mentionnée partout dans cet arrêt.
Malgré la formulation soigneuse du paragraphe 127, le Canada a soutenu que la véritable intention de la Cour suprême était de limiter les critères de manière à ce qu'ils s'appliquent uniquement aux faits de cette espèce, et, par conséquent, uniquement aux malades en phase terminale. Le Canada a invoqué au soutien de son argument les deux dernières phrases du paragraphe 127, qui sont ainsi rédigées :
Cette déclaration est censée s'appliquer aux situations de fait que présente l'espèce. Nous ne nous prononçons pas sur d'autres situations où l'aide médicale à mourir peut être demandée.
La Cour d'appel a catégoriquement rejeté ces arguments dans son arrêt, en commençant au paragraphe 41 :
[...] la déclaration d'invalidité dont il est question dans l'arrêt Carter de 2015 n'exige pas que le demandeur soit en phase terminale pour être admissible à l'autorisation. La décision est claire. Si la cour avait voulu qu'il en soit autrement, elle l'aurait affirmé clairement et sans équivoque. L'interprétation qu'en fait le Canada ne concorde pas avec la prémisse première de l'arrêt Carter lui-même, qui est énoncée au premier paragraphe de la décision, ni avec le jugement en première instance; elle va à l'encontre de la portée du dossier de première instance et des garanties qui étaient recommandées et que la Cour suprême du Canada a finalement validées.
Ce qui me consterne, c'est que la ministre de la Justice continue d'utiliser ces mêmes justifications pour limiter le projet de loi C-14 aux malades en phase terminale et exclure toute personne qui souffre d'une maladie mentale alors que ces mêmes arguments ont été présentés à la Cour d'appel en Alberta et ont été expressément rejetés. Au terme d'une analyse soigneuse effectuée par le tribunal de première instance puis par la cour d'appel, il a été conclu dans notre affaire que la Cour suprême n'avait pas opéré de distinctions au détriment de grandes catégories de personnes de la manière dont le présent gouvernement a tenté de le faire au moyen du projet de loi C-14. Le projet de loi dans son libellé actuel n'est pas conforme aux critères d'admissibilité que la Cour suprême a établis dans l'arrêt Carter de 2015, et il porte atteinte inutilement aux droits garantis par la Charte des personnes qui souffrent de problèmes de santé non terminaux graves et irrémédiables, qu'il s'agisse de problèmes de santé physique ou psychologique.
Amir Attaran, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit, santé de la population et politique du développement mondial, Université d'Ottawa : Merci, monsieur le président. Je suis Amir Attaran, professeur à la faculté de droit et à la faculté de médecine de l'Université d'Ottawa. Je ne vais pas ressasser ce que Peter Hogg a dit, sauf brièvement que le projet de loi C-14 est on ne peut plus inconstitutionnel. Je n'en ai pas le moindre doute. Permettez-moi de rappeler quelques détails historiques propres à convaincre le Sénat de ne pas adopter ce projet de loi.
En 2004, le Parlement a adopté le projet de loi C-6, mieux connu sous le nom de Loi sur la procréation assistée. Contrairement au projet de loi C-14, qui traite de mettre fin à la vie, la Loi sur la procréation assistée traitait de création de la vie. Mais, à cette l'époque comme maintenant, puisque l'objet touchait la vie elle-même, le Parlement estimait qu'il devait microgérer et que, sans normes nationales, il y aurait une mosaïque, les provinces ne parviendraient pas à gérer, et le ciel nous tomberait sur la tête, autant de choses que vous avez déjà entendues de la bouche d'autres que moi.
En 2004, la Chambre a procédé aux première, deuxième et troisième lectures de la Loi sur la procréation assistée en l'espace d'une seule et même journée. Le projet de loi a été rapidement renvoyé au Sénat, qui l'a confié à un de ses comités, qui l'a étudié un peu, mais pas beaucoup. Il s'est écoulé moins d'un mois entre le dépôt du projet de loi et l'adoption de la Loi sur la procréation assistée.
À l'époque, beaucoup ont fait une mise en garde : cette hâte n'est-elle pas terriblement ironique? Car si la création de la vie était si ultrasensible qu'Ottawa devait la réglementer, les parlementaires ne devraient-ils pas travailler sur la loi pendant au moins deux repas? Déjeuner sans dîner ne favorise pas la réflexion profonde. La rapidité dans ce cas-là était à peu près celle-là, à tout le moins à la Chambre — de la première à la troisième lecture en un jour.
Est-ce que cela commence à vous rappeler quelque chose? J'espère que oui, parce qu'écoutez bien la suite. Tout comme le projet de loi C-14 posait des limites en ce qui a trait à mettre fin à la vie, la Loi sur la procréation assistée posait des limites à la création de la vie. Une bureaucratie fédérale complète a été créée pour recueillir des données et pour établir des normes nationales relatives aux traitements de fertilité, mais le gouverneur en conseil n'a jamais pris le règlement à ces fins. La bureaucratie est donc demeurée oisive, même si le paiement des seuls frais courants à l'Agence de procréation assistée du Canada coûtait 10 millions de dollars par année.
Le Parlement savait qu'il y aurait des difficultés inévitables au départ, et il avait donc prévu dans la loi un examen après trois ans. Belle idée, mais l'examen parlementaire n'a jamais eu lieu. Puis, l'inévitable s'est produit. Le Québec a contesté la constitutionnalité de la Loi sur la procréation assistée, en soutenant que cette loi empiétait sur la compétence provinciale en matière de soins de santé; et cela a sonné la mort de la loi. La Cour suprême a éviscéré la loi. Aujourd'hui, seuls des vestiges de la loi subsistent, des fragments. L'Agence de procréation assistée est devenue un zombie à Ottawa. En sept ans, moyennant quelque 70 millions de dollars, elle a publié des dépliants et tenu des réunions, mais elle n'a jamais établi une seule « norme nationale » à caractère substantiel. Heureusement, elle est maintenant disparue.
Alors, à quoi je veux en venir avec cela? Le Parlement a adopté la Loi sur la procréation assistée à pleine vapeur avec une hâte imprudente. La promesse ministérielle d'un examen après trois ans ne s'est jamais concrétisée. Puis est venue la contestation constitutionnelle que tous avaient prédite, comme celle dont on entend parler aujourd'hui. Cela a vidé la loi de toute substance. Tout ce temps-là, une bureaucratie inefficace, mais coûteuse s'escrimait à se trouver une raison d'être parce qu'elle n'avait aucun règlement. Elle n'était maître de rien.
En termes simples, cette mésaventure concernant la procréation assistée — la mésaventure du Parlement — a fait plus de tort que de bien. Le Canada traîne de l'arrière en matière de procréation assistée.
Ce que je veux dire, c'est que l'histoire se répète. Le projet de loi C-14 est bousculé. Les promesses du gouvernement qui dit qu'il examinera la loi et la corrigera sonnent creux, parce que la même chose avait été promise au sujet de la Loi sur la procréation assistée aussi. Il n'y a jamais été donné suite.
De toute façon, les contestations en justice auront commencé à dénoncer les infirmités constitutionnelles de la loi bien avant cela. Je pense qu'une partie du projet de loi survivra aux juges, mais penser que l'ensemble du projet de loi survivra, c'est magistralement délirant. Ce qui restera après les contestations devant les tribunaux, c'est un vestige législatif déchiqueté, qui déclassera la norme de soin en matière d'aide médicale à mourir au rang d'une médiocrité insensible, exactement comme ce qui est arrivé à la procréation assistée.
La morale de l'histoire, c'est que lorsque le gouvernement fédéral intervient de manière à faire de la microgestion en santé parce qu'il s'agit d'une question « de vie et de mort » ou parce qu'il doit y avoir des « normes nationales », comme vous l'entendez dire, ses antécédents sont pitoyables. Les normes nationales sont mythiques et surfaites, de toute façon.
Le président : Je dois intervenir ici, je vous prie de m'en excuser. Nous allons devoir passer à M. Paterson.
Josh Paterson, directeur exécutif, British Columbia Civil Liberties Association : Honorables sénateurs, le projet de loi C-14 ne résistera pas à l'analyse au regard de l'article premier, parce qu'il maintient l'interdiction générale de l'aide médicale à mourir pour une catégorie de patients qui ont déjà gagné le droit à une telle aide. Je prends comme point de départ qu'une interdiction totale de l'aide médicale à mourir pour les gens qui ne sont pas des malades en phase terminale et ne sont pas vieux, et à qui le droit est toutefois conféré par l'arrêt Carter, viole les droits de ces patients prévus à l'article 7 de la Charte. Le droit est fixé sur ce point. Le gouvernement le concède d'ailleurs pour l'essentiel, dans la justification qu'il expose dans le document d'information au sujet du projet de loi. Néanmoins, le gouvernement a tort de soutenir que la violation de la Charte par le projet de loi est justifiée au regard de l'article premier.
Soit dit avec le plus grand respect pour le gouvernement et pour ceux qui lui font écho sur ce point, le fait qu'il y ait un nouveau régime légal qui soit proposé et un nouveau choix politique qui soit fait n'implique pas nécessairement une violation justifiée de la Charte. Même en faisant preuve de la plus grande déférence à l'égard du Parlement, il n'est tout simplement pas loisible au Parlement de dire « non » catégoriquement là où la Cour suprême du Canada a dit que la loi suprême du pays exige que la réponse soit « oui ». Interdire l'accès à l'AMM à qui que ce soit qui est admissible à l'AMM en vertu de l'arrêt Carter n'appartient tout simplement pas à la gamme de solutions raisonnables parmi lesquelles le Parlement peut choisir. Il s'agit d'un choix politique que le Parlement n'a pas le pouvoir de faire.
Peu importe, en particulier, que le projet de loi permette la mort assistée pour une autre catégorie de patients, et peu importe que le projet de loi C-14 ait de nouveaux objets énoncés expressément qui ne sous-tendaient pas la disposition invalidée. Peu importe qu'il y ait un nouveau régime législatif. Rien de tout cela ne peut corriger le refus catégorique du droit, par le projet de loi, à d'autres à qui ce droit a déjà été accordé.
Malgré ces nouveaux objets et ces nouveaux éléments législatifs, les mêmes arguments justificatifs ont déjà été invoqués et ont échoué, et ils échoueront de nouveau.
Pour qu'une atteinte à la Charte soit justifiée, comme le comité le sait bien, elle doit notamment porter une atteinte minimale au droit touché. L'interdiction totale anéantit le droit de toute une catégorie d'individus — les personnes qui ne souffrent pas d'une maladie en phase terminale et qui ne sont pas proches de mourir — de choisir une mort assistée. Et cela, sans qu'aucune mesure d'adaptation ni aucun soin ne soient pris pour attenter minimalement au droit établi.
Dans le cadre du dialogue sous le régime de l'article premier, le gouvernement peut réglementer la manière dont le droit est exercé, mais il ne peut pas éliminer le droit. C'est ce qui est fait ici dans le cas de la catégorie des patients qui ne sont pas en phase terminale et qui ont déjà été déclarés avoir gagné ce droit.
J'aimerais exposer une partie de ce raisonnement plus en détail aux sénateurs.
Il a été déterminé aussi bien dans l'arrêt Rodriguez que dans l'arrêt Carter que l'objet de la disposition originale était la protection des personnes vulnérables, motivée par le principe sous-jacent de la préservation de la vie. Justice Canada a ajouté de nouveaux objets au projet de loi C-14, alors qu'il avait tenté de convaincre la Cour dans Carter que bon nombre de ces objets étaient des objets de la dernière interdiction, mais sans succès.
Les nouveaux objets comprennent : reconnaître l'autonomie des personnes qui sont affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables; assurer de solides mesures de sauvegarde; affirmer la valeur inhérente et l'égalité de chaque vie humaine et éviter d'encourager les perceptions négatives au sujet de la qualité de vie des personnes âgées, malades ou handicapées; et — et nous en entendons tellement parler — protéger les personnes vulnérables contre toute incitation à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse.
Chacun de ces objets satisfait vraisemblablement au critère d'un objet urgent et réel. C'est là un des obstacles que le gouvernement doit franchir afin de réussir à démontrer qu'une violation de la Charte est justifiée. Mais le gouvernement échouera quand même sous le critère de l'atteinte minimale à cause de l'interdiction totale. Si bénéfiques soient ces objets, les tribunaux ont clairement affirmé qu'en ce qui a trait à l'aide médicale à mourir, pour cette catégorie de patients, une interdiction générale ne peut pas constituer le moyen d'atteindre les visées du gouvernement.
Le projet de loi lui-même constitue la preuve principale que l'interdiction absolue n'attente pas minimalement au droit établi. Des méthodes plus adaptées de réglementation de l'accès pour ces gens étaient possibles. Le projet de loi C- 14 lui-même en témoigne lorsque le gouvernement envisage un régime réglementé prévoyant des médecins, des témoins, des demandes écrites, et ainsi de suite. Certains sénateurs l'ont souligné la semaine dernière. Au nom de la logique, le gouvernement ne peut pas brandir une interdiction absolue et dire qu'elle est minimalement attentatoire tout en la plaçant aux côtés d'un régime réglementé. C'est tout simplement un argument perdant. Le projet de loi est donc inconstitutionnel.
La question de savoir si les gens qui se sont vu définitivement accorder le droit dans Carter devraient pouvoir avoir ce droit n'est pas un sujet légitime de dialogue entre le Parlement et les tribunaux. Ce dialogue peut avoir lieu au sujet des mesures de sauvegarde, mais il ne peut pas avoir lieu au sujet de la question de savoir qui peut avoir le droit. Je me ferai un plaisir d'élaborer lors de la période de questions.
Le président : Merci, monsieur Patterson. Nous allons passer aux questions, en commençant par la vice-présidente.
La sénatrice Jaffer : J'ai des questions à poser à chacun de vous trois, et je vous prierais donc de vous en tenir à des réponses concises, s'il vous plaît.
Monsieur Patterson, je vais commencer par vous. Vous êtes le directeur exécutif de la British Columbia Civil Liberties Association, et vous vous êtes exprimé très clairement au sujet du cadre avant et après le 6 juin. Comme vous le savez, les ministres s'inquiètent de la situation dans laquelle nous nous retrouverons tous si le Sénat n'adopte pas ce projet de loi aujourd'hui. Pouvez-vous expliquer? Y aura-t-il un vide? Dans quelle situation nous trouverons-nous?
M. Paterson : Avec plaisir, sénatrice. En bref, il n'y a aucun vide juridique aujourd'hui le 6 juin. Aujourd'hui, l'aide médicale à mourir est légale au Canada pour les patients qui sont visés par les critères stricts de l'arrêt Carter.
Il n'y a pas de vide. Il y a une loi fédérale : le Code criminel, qui est assorti de l'exemption décrite par la Cour suprême. Relativement à cette exemption, évidemment, dans toutes et chacune des provinces, d'un océan à l'autre, tous et chacun des organismes de réglementation de la profession médicale ont adopté des lignes directrices qui sont complètes, et dont la plupart sont à peu près les mêmes en fait de types de mesures de sauvegarde : il y a deux médecins; il y a des délais d'attente variables. On observe beaucoup des mêmes caractéristiques que le projet de loi C-14 partout au pays. Un territoire a adopté ses lignes directrices et les autres sont en voie de le faire.
La réponse est qu'il n'y a pas de vide juridique. Ce n'est pas le Far West. Nous sommes le 6 juin, et le ciel n'est pas en train de nous tomber sur la tête. C'est le nouveau droit, même sans que le projet de loi C-14 ait été adopté.
La sénatrice Jaffer : Monsieur Attaran, j'ai une question rapide à vous poser. Beaucoup de gens ont dit que le projet de loi C-14 devrait être renvoyé à la Cour suprême du Canada. Comme cela pourrait-il se faire?
M. Attaran : Mon conseil professionnel est le suivant : vous opposez votre veto à ce projet de loi. Je sais que cela est très rare, mais c'est ce que je conseillerais. Toutefois, si vous ne le faites pas — si vous voulez le modifier le projet de loi —, modifiez-le par l'ajout d'une disposition qui prévoit que, dans les 30 jours suivant la date à laquelle la loi aura reçu la sanction royale, le gouverneur en conseil devra la renvoyer à la Cour suprême du Canada. Tous les recours qui ont été intentés en Colombie-Britannique, en Ontario ou ailleurs peuvent être consolidés avec ce renvoi. Vous pourriez l'écrire. Le pouvoir de la Cour suprême est d'origine législative, et vous pourriez obliger législativement le gouverneur en conseil à renvoyer la loi. Si le gouvernement estime que cela est constitutionnel, je n'y vois aucun désavantage, pourvu que les recours intentés devant les tribunaux soient aussi consolidés avec la question soulevée dans le renvoi en même temps.
La sénatrice Jaffer : Madame Carey, j'ai lu l'affaire que vous avez portée devant la Cour d'appel, et il y a un fait qui me taraude vraiment. Je ne sais pas si vous pouvez clarifier cela, mais, si le projet de loi C-14 est adopté tel quel, où est- ce que cela vous situe si vous deviez avoir une autre cause? Cela vous placerait dans quel genre de dilemme?
Mme Carey : Je ne pense pas que je me retrouverais dans un dilemme si une autre cause m'était confiée qui présentait des faits similaires. Je suis l'arrêt Carter jusqu'à ce qu'il y ait quelque chose qui me dise, en tant qu'avocate, de ne pas le suivre.
La sénatrice Jaffer : Est-ce que vous dites que vous feriez tout simplement fi de ce projet de loi?
Mme Carey : Je ne dis pas que je ferais fi de ce projet de loi, mais je pense qu'il est pertinent que le juge des requêtes ainsi que la Cour d'appel aient souligné que ces mesures législatives avaient été proposées, mais que, jusqu'à ce qu'elles soient proclamées, elles ne lient pas les tribunaux.
La sénatrice Jaffer : Merci.
Le sénateur Plett : Monsieur Attaran, dans votre communication, vous avez certainement semblé avoir énormément d'assurance. Vous semblez être très sûr de vous-même. Toutefois, parmi nous au sein de ce comité, il y a un avocat constitutionnaliste. Ce n'est peut-être pas son titre officiel, mais M. Joyal est tout un avocat constitutionnaliste. Nous avons entendu ici aujourd'hui les témoignages de deux avocats, M. Hogg et M. Chipeur, qui avaient des avis opposés. Nous avons au Sénat, maintenant, le juge Sinclair, qui nous a dit l'autre jour que 50 p. 100 de tous les avocats qui n'ont jamais plaidé devant lui se trompaient.
Je ne suis pas très favorable à ce projet de loi, de sorte que je ne suis pas vraiment certain que je serais triste s'il était inconstitutionnel, mais comment nous convaincre que vous en savez beaucoup plus que le juge Sinclair — un juge du plus haut tribunal du Manitoba — lorsque celui-ci affirme que ce projet de loi est constitutionnel, et vous êtes absolument certain qu'il ne l'est pas? Et pas seulement que vous pensez qu'il ne l'est pas, mais vous savez qu'il ne l'est pas?
M. Attaran : Eh bien, la réponse simple est que vous avez mal rapporté les propos du juge Sinclair. Il n'a jamais dit que le projet de loi était constitutionnel. Il a dit qu'il y avait une chance qu'il survive à l'article premier, donc, vous évoquez un faux problème.
Je vais vous dire que je pense qu'il survivra à l'article premier, et je serai cité dans le hansard comme ayant dit qu'il échouera pour les motifs que M. Paterson et M. Hogg ont brièvement évoqués. Et, comme vous le savez, l'Association du Barreau canadien pense aussi qu'il ne survivra pas. Vous pouvez avoir votre propre opinion à ce sujet, mais, moi, j'en ai une.
Le sénateur Plett : Merci. J'ai un bref commentaire pour M. Paterson en réponse à la question de la sénatrice Jaffer. Vous avez dit que le ciel ne nous tombe pas sur la tête aujourd'hui, mais il n'est pas encore minuit. Merci.
Le sénateur Joyal : Bienvenue, madame Carey.
Monsieur Paterson, j'aimerais reprendre là où le sénateur Plett s'est arrêté relativement à la déclaration faite au Sénat selon laquelle, en fait, le projet de loi C-14 serait sauvé par l'article premier de la Charte. En toute justice pour le sénateur Sinclair, celui-ci n'a pas élaboré au sujet du raisonnement qui l'amenait à conclure que le projet de loi C-14 serait sauvé par l'article premier.
Pour le bénéfice des membres du comité, quel est le critère à appliquer pour apprécier l'argument selon lequel l'article 1 permet de sauver un projet de loi malgré que celui-ci ait pour effet de priver une catégorie de citoyens de leurs droits constitutionnels? Autrement dit, quels éléments de preuve doivent être présentés à un tribunal pour le convaincre que le projet de loi pourrait être jugé valide malgré une telle exclusion? Quels arguments ou quels éléments de preuve le gouvernement ou la procureure générale du Canada devraient présenter pour réussir à convaincre la Cour suprême du Canada que le projet de loi C-14 est constitutionnel dans son libellé actuel?
M. Paterson : Merci de votre question, sénateur. Évidemment, toutes les personnes ici présentes ont, comme moi, le plus grand respect pour le juge Sinclair, qui est certainement un géant. Mais je pense qu'il s'est trompé cette fois-ci.
Il est clair que refuser à ces gens le droit de faire ce choix porterait atteinte à leur droit à la liberté. Ce serait une violation de la Charte : cela porte atteinte à leur autonomie. Toutes ces choses ont déjà toutes été bien établies dans Carter. La question qui se pose maintenant est donc celle de savoir si cette violation est justifiée. Pour répondre à cette question, il faut appliquer un critère à trois volets en vertu de l'article premier de la Charte, et il faudrait que le gouvernement satisfasse à ce critère à trois volets pour pouvoir justifier une violation de la Charte. L'objectif que le gouvernement cherche à réaliser au moyen de la loi doit être urgent et réel. C'est la première étape du critère. Comme je le disais plus tôt, je ne pense pas que le gouvernement éprouvera de difficultés particulières à l'égard de cette exigence. Il pourrait être soutenu au sujet de n'importe lequel des objets énoncés qu'il est urgent et réel.
Mais l'analyse ne s'arrête pas là. Le gouvernement doit ensuite réussir à démontrer que la mesure qu'il a prise — dans ce cas-ci, l'interdiction absolue d'accès pour les patients non terminaux — porte une atteinte minimale au droit prévu par la Charte auquel il est porté atteinte. J'ai déjà traité de cela. Nous ne pensons pas que l'atteinte soit minimale, et nous pensons que cela ressort à l'évidence du libellé du projet de loi lui-même. Le gouvernement aurait pu choisir une autre solution, et il l'a fait à l'égard des patients en phase terminale.
Ainsi, le gouvernement échouerait au regard de l'atteinte minimale. Mais disons que nous avons poursuivi l'analyse au regard du reste du critère. Le volet suivant est l'exigence d'un lien rationnel. Cela signifie que la mesure que vous avez instaurée doit présenter un lien rationnel avec l'objet. Ici, nous avons vu que les objets consistent, par exemple, à protéger l'autonomie des gens. Or, nous pensons que la démonstration échouerait au regard de ce volet du critère parce que la mesure prive expressément les patients non terminaux du choix et de leur autonomie, de sorte qu'il n'y a pas de lien rationnel.
Ils ont dit que le projet de loi visait à protéger l'égalité des vies de tous et à éviter les perceptions négatives des personnes âgées. Ici, le projet de loi dit que les gens qui sont vieux ou proches de la mort de toute façon peuvent mourir, et il prive aussi d'égalité les jeunes atteints des mêmes maladies. Kay Carter était âgée de 89 ans, mais, si une personne était âgée de 59 ans et souffrait de la même maladie, elle ne serait pas admissible en vertu de ce projet de loi. Nous ne pensons pas que Kay serait admissible non plus, mais le gouvernement dit que oui. Donc voilà le volet suivant du critère.
Le dernier volet est un critère de proportionnalité. Même si vous avez satisfaisiez à ces autres exigences, il faudrait encore que vous démontriez que, dans le cas de la personne en cause et de ses droits, l'objet que vous tentez de réaliser n'est pas disproportionnel par rapport à la violation de droits. Ici, nous emprisonnerions des gens dans des souffrances inimaginables. Des souffrances inimaginables. Je veux dire, dans le cas de certains de ces patients, les éléments de preuve étaient dévastateurs selon l'arrêt Carter et bon nombre des décisions portant exemption.
À cela s'oppose la crainte que certaines personnes puissent être vulnérables, une crainte que nous pourrions éliminer par d'autres moyens. Nous pensons que le projet de loi échouerait au regard de ce critère aussi. Voilà les volets du critère auquel le gouvernement dit satisfaire. Je m'en remettrais davantage à vous, monsieur Joyal, qu'à qui que ce soit d'autre qui a probablement aidé à élaborer ce test au fil du temps.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup. Tout d'abord, monsieur Attaran, nous avons entendu plus tôt des témoignages de fonctionnaires des ministères de la Justice et de la Santé au sujet des différents territoires et provinces au Canada, et j'ai posé quelques questions au sujet de la teneur du cadre réglementaire qui est actuellement en vigueur, pour la période qui s'écoulera jusqu'à ce que ce projet de loi entre en vigueur.
Au moment où ils témoignaient, ces fonctionnaires pensaient que c'était peut-être seulement l'Alberta qui permettrait maintenant, en vertu de ce cadre réglementaire, le suicide assisté de personnes âgées de moins de 18 ans. Toutefois, après que le comité a levé la séance, ils ont dit que le Nouveau-Brunswick et le Yukon autoriseraient peut- être aussi les personnes âgées de moins de 18 ans. Pouvez-vous me confirmer cela?
M. Attaran : Je ne peux pas. Je n'ai pas lu toutes ces lignes directrices, mais je sais que certaines des provinces et certains des territoires permettent cela. Vous avez raison, mais je ne peux pas dire précisément lesquels.
La sénatrice Batters : Merci. Je pensais que vous étiez ici pour témoigner à ce sujet.
Madame Carey, dans le cas de votre cliente, il y avait trois médecins et un psychiatre qui ont approuvé la demande d'aide au suicide de votre cliente. Est-ce exact?
Mme Carey : Deux médecins et un psychiatre.
La sénatrice Batters : Deux médecins et un psychiatre, d'accord. Dans ce cas précis, le trouble de votre patiente était fondé sur la maladie mentale comme seul trouble sous-jacent, n'est-ce pas?
Mme Carey : Il s'agissait d'un trouble psychiatrique considéré comme un trouble de mouvement physiogène. C'est un peu différent, je pense, des stigmates attachés à la maladie mentale.
La sénatrice Batters : D'accord. J'ai lu un article plus tôt aujourd'hui, qui parlait du psychiatre dans cette affaire, qui « [...] avait examiné son dossier médical, mais ne l'avait pas examinée, elle. » Est-ce exact, et pouvez-vous me dire qui était ce psychiatre?
Mme Carey : Le psychiatre est protégé par une interdiction de publication, de sorte que je ne suis pas certaine s'il m'est loisible de divulguer cela.
Il est exact que le psychiatre qui a fourni les renseignements l'a fait sur le fondement de son examen de l'ensemble du dossier médical de la patiente, puis il a livré un témoignage d'expert au sujet de la maladie qui avait été diagnostiquée par un psychiatre précédent, pas lui, puis il a donné son expertise là-dessus.
La sénatrice Batters : Mais il ne l'a pas examinée, n'est-ce pas?
Mme Carey : C'est exact.
La sénatrice Batters : L'article disait aussi qu'un des médecins qui étaient intervenus « avait utilisé FaceTime pour interviewer E.F. » Donc, ce médecin ne l'a pas rencontrée, lui non plus?
Mme Carey : Le médecin auxiliaire ne l'a pas rencontrée, puisqu'il était à Vancouver et notre cliente était à Red Deer, mais c'était en plus d'autres critères qu'elle a utilisés.
La sénatrice Batters : Vous avez précisé plus tôt que trois médecins étaient intervenus, deux médecins et un psychiatre. De ces trois, il n'y a en fait qu'un seul d'entre eux qui a examiné votre cliente en personne?
Mme Carey : Nous avions le médecin traitant qui avait été son médecin pendant environ 28 ans.
La sénatrice Batters : Celui-là était le seul des trois à l'avoir effectivement examinée?
Mme Carey : Physiquement en personne, oui.
La sénatrice Batters : Ce médecin est un généraliste?
Mme Carey : Oui.
La sénatrice Batters : Monsieur Attaran, seulement pour clarifier, vous aviez mentionné plus tôt la position de l'ancien juge Sinclair, devenu depuis le sénateur Sinclair, à ce sujet, et j'ai tiré ceci des débats du Sénat, de son discours lors de la deuxième lecture. À la fin de ce discours, il dit ceci en guise de conclusion :
Ainsi, bien que je comprenne tous les arguments qui ont été présentés aujourd'hui sur la question de la constitutionnalité, je ne les trouve pas convaincants, sauf le respect que j'ai pour les sénateurs. J'estime que le projet de loi n'a pas à être conforme à l'arrêt Carter, seulement à la Charte, et que le gouvernement a donc retenu la bonne approche.
Je voulais vous communiquer cela parce que ce n'était pas une simple affirmation que le projet de loi était potentiellement constitutionnel, mais pourrait soulever une question : il a effectivement exprimé son avis selon lequel le projet de loi était bel et bien constitutionnel.
M. Attaran : Vous avez mal rapporté plus tôt ce qu'il avait dit. Ce qu'il avait dit dans ce passage que vous venez tout juste de me lire...
La sénatrice Batters : Je l'ai lu dans le hansard.
M. Attaran : ... c'est que la Charte s'applique. Le débat dans l'affaire Carter n'est évidemment pas rouvert, n'est-ce pas? Je pense qu'il s'agit d'une évidence.
La sénatrice Batters : C'est la conclusion de son discours lors de la deuxième lecture tirée des débats du hansard.
Le sénateur Baker : Merci aux témoins pour leurs excellentes communications.
J'aimerais féliciter M. Paterson et la British Columbia Civil Liberties Association. Ce sont eux qui ont porté l'affaire Sue Rodriguez jusqu'à la Cour suprême du Canada, et ils ont aussi porté l'affaire Gloria Taylor jusqu'à la Cour suprême du Canada. Ils ont beaucoup de mérite.
Aussi, madame Carey, vous devez être une avocate très compétente, et je vous félicite pour votre excellent travail.
Ma question est la suivante : Quelques-uns d'entre vous, au moins un ou une, ont suggéré que nous votions contre ce projet de loi, que nous le défaisions au Sénat. Il y a des articles de ce projet de loi qui traitent, madame Carey, de votre cause et de toutes les autres causes publiées devant les cours supérieures des provinces où le juge était le protecteur du public et le juge exemptait la personne qui administrait les médicaments. Il y avait une ordonnance judiciaire exemptant cette personne des dispositions du Code criminel, il y avait une ordonnance judiciaire qui exemptait le médecin, et il y a avait une ordonnance judiciaire qui exemptait le personnel qui aidait le médecin. Autrement dit, il ne s'agissait pas simplement de déterminer si quelqu'un remplissait les exigences de la Cour suprême du Canada, mais il y avait toutes ces autres ordonnances qui étaient nécessaires pour empêcher les poursuites pénales pour exempter ces personnes des dispositions du Code criminel dans lesquelles elles pouvaient être accusées d'homicide coupable.
Je me demande ce que vous pensez, madame Carey, de l'idée que nous défaisions un projet de loi qui laisserait nos médecins et nos infirmières et tout le monde dans une situation où l'on espérerait que le procureur général de la province dise aux poursuivants : « Ne poursuivez pas ces cas. » Ce serait la seule solution. Êtes-vous d'accord ou en désaccord avec moi?
Mme Carey : Si je comprends bien votre question...
Le sénateur Baker : Je suis certain que oui.
Mme Carey : Ce à quoi nous avions affaire, c'était à la période d'exemption de quatre mois au cours de laquelle la cour a accordé une suspension. Aussi, les ordonnances devaient être rédigées de manière à protéger ces individus parce que nous étions durant cette période de suspension.
Selon ma compréhension de l'arrêt Carter, à compter d'aujourd'hui, le 6 juin, ces dispositions du Code criminel sont maintenant déclarées invalides.
Le sénateur Baker : N'oubliez pas la Cour suprême du Canada — c'est nul dans la mesure où — allez-y.
Mme Carey : le paragraphe 127 le prévoit.
Le sénateur Baker : C'est exact.
Mme Carey : Nous avions affaire à une situation différente parce que nous avions affaire à une période durant laquelle il y a avait une suspension de cette déclaration d'invalidité.
Le sénateur Baker : N'êtes-vous pas d'accord que toutes ces décisions de cours supérieures comportaient des exemptions? Il y avait une exemption pour cette personne, une exemption pour cette autre personne, et c'est de cela que traite la première partie du projet de loi, des exemptions. Si nous n'adoptons pas ce projet de loi qui accorde ces exemptions, alors, certaines personnes pourraient faire l'objet de poursuites au pénal.
Mme Carey : J'imagine que ce risque existe, s'il n'y a aucun règlement provincial en vigueur.
Le sénateur Baker : De ne pas poursuivre, puisque la province ne contrôle pas le Code criminel, mais elle ordonne les poursuites.
Mme Carey : C'est exact.
Le sénateur McIntyre : Merci à tous pour vos communications.
Mme Carey, félicitations pour avoir agi dans l'affaire E.F.
Je note qu'E.F. a obtenu l'approbation judiciaire d'une aide médicale à mourir et, comme vous le savez, il y a des antécédents en matière de justification de l'aide médicale à mourir. Si je me souviens bien, madame la juge McLachlin l'a imposée dans sa dissidence dans l'affaire Rodriguez, tout comme l'ont fait les cinq juges qui ont permis l'autorisation provisoire en attendant le projet de loi C-14.
Dans votre discours d'ouverture, vous avez mentionné la ministre de la Justice, et la ministre de la Justice a souvent mentionné l'affaire E.F. Selon elle, en l'absence d'un cadre légal, de nombreux médecins ont refusé de fournir une aide médicale à mourir tandis que d'autres l'ont fournie à des personnes vulnérables qui ne devraient pas être admissibles, comme E.F. Donnez-vous à entendre que la version de l'affaire E.F. de la ministre de la Justice est inexacte?
Mme Carey : Je donne à entendre que deux niveaux de tribunaux ont examiné les éléments de preuve que nous leur avions présentés pour déterminer si notre cliente satisfaisait ou non au critère d'admissibilité énoncé dans l'arrêt Carter, que la procureure générale du Canada et — tout particulièrement — la Colombie-Britannique ont contesté le caractère suffisant de notre preuve, et que la Cour du banc de la Reine et la Cour d'appel ont toutes deux conclu que nous satisfaisions à cette exigence.
Après le 6 juin, alors qu'il n'y aura aucune loi fédérale en vigueur, je ne peux pas parler de ce que les professionnels de la santé feront ou ne feront pas.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Paterson, je comprends de votre communication qu'il n'y aura pas de vide juridique si le projet de loi C-14 n'est pas adopté en date d'aujourd'hui. Est-ce que ce projet de loi recueille beaucoup d'appuis au pays?
M. Paterson : Je ne suis pas tout à fait certain du sens de votre question. Les médecins qui fourniront une aide médicale à mourir en conformité avec les lignes directrices énoncées dans l'arrêt Carter ne commettront plus un crime lorsqu'ils fourniront cette aide. Ce ne sera tout simplement pas un crime.
Ce n'est pas lié au degré de soutien qu'il y a au pays. Comme le sénateur Baker l'a souligné, cette interdiction est nulle dans la mesure où elle était incompatible avec les droits des personnes concernées.
De plus, les médecins ont des lignes directrices dans chaque province, et, si les médecins se conforment à ces lignes directrices, celles-ci aideront à recueillir des preuves de leur observation de la loi. Si jamais il devait y avoir des poursuites, je suis certain que le fait que les médecins aient respecté ces règles strictes constituerait une preuve favorable à leur défense.
Enfin, pour les pharmaciens et les autres prestataires de soins, lorsqu'il n'y a pas de crime, il n'y a pas non plus de complicité à un crime. Bien que ce projet de loi mentionne expressément les pharmaciens, les infirmiers et infirmières, et ainsi de suite, toute personne qui aide un médecin à faire quelque chose qui n'est pas un crime ne commet pas non plus de crime, peu importe que le projet de loi soit adopté ou non.
Le sénateur Cowan : J'imagine que la réponse au dilemme du sénateur Baker n'est pas de défaire ce projet de loi, mais de le réparer. Je pense que c'est ce que nous tentons tous de faire.
Ma question, monsieur Paterson, concerne les directives anticipées. Nous avons été inondés de courriels de gens qui nous racontaient des histoires horrifiantes au sujet de leurs situations et de celles de leurs êtres chers et de leurs connaissances, et qui nous exhortaient à ajouter une disposition au projet de loi de manière à prévoir les directives anticipées, les demandes anticipées.
Pouvez-vous commenter les incidences de la Charte sur les demandes anticipées et sur le défaut de mettre quelque chose dans ce projet de loi à ce sujet? Monsieur Attaran, peut-être pourriez-vous commenter cela vous aussi.
M. Paterson : Nous pensons aussi que le défaut de mettre les directives anticipées ou les demandes anticipées dans le projet de loi est problématique au plan constitutionnel, et que si une personne qui se voyait refuser une telle demande lançait une contestation fondée sur la Charte, elle aurait vraisemblablement gain de cause. Ce n'est pas automatique de la même façon que l'est un retrait de protection à des gens expressément couverts par l'arrêt Carter. Ces groupes additionnels de personnes au-delà de Carter sont des domaines qui peuvent se prêter à un dialogue. Je crois que le dialogue a été mal compris ici.
Quand on y pense, les gens disent, tout comme nous, que des personnes finiront par se trouver piégées et souffrantes si elles perdent la capacité de communiquer leurs volontés avant le moment où, en vertu de ce projet de loi, elles deviendraient admissibles — avant le moment où leurs souffrances deviennent intolérables, et cetera. Ainsi, elles se trouveront confrontées à un choix difficile, qui s'apparente beaucoup au choix qui est évoqué au premier paragraphe de l'arrêt Carter : elles devront soit s'enlever la vie prématurément, ou demeurer dans une situation où elles finiront par se retrouver piégées et souffrantes sans pouvoir y faire quoi que ce soit.
Bien que ce ne soit pas couvert par Carter, c'est quelque chose dont le Parlement doit se préoccuper. Oui, lorsque vous adoptez un projet de loi, vous devez respecter la Cour suprême; mais, maintenant que vous agissez, vous devez examiner tous les autres arguments différents qui pourraient être formulés et vous assurer que le projet de loi respecte la Charte relativement à toutes ces choses différentes.
Nous pensons que c'est problématique. Il y a des dispositions qui auraient pu être proposées pour réglementer cela convenablement. Nous avons pris connaissance de beaucoup de témoignages au sujet des autres soins de fin de vie selon lesquels, régulièrement, les gens prennent des décisions et celles-ci sont respectées. L'argument de l'atteinte minimale serait très difficile relativement à cette violation potentielle.
M. Attaran : Permettez-moi d'exprimer cela en des termes plus simples. Je suis parfaitement d'accord. À l'heure actuelle, comme je l'ai écrit dans le New England Journal of Medecine à l'époque du prononcé de l'arrêt Carter, le droit permet les directives anticipées qui procurent la mort par omission. Vous pouvez rédiger une directive anticipée qui dit « omettez de me maintenir sous respirateur », et, évidemment, vous allez mourir. Cela est permis. Ce que ce projet de loi omet de faire, et il s'agit certainement d'une infirmité constitutionnelle, c'est de permettre les directives anticipées qui procurent la mort par commission plutôt que par omission. Vous ne pouvez pas donner une directive anticipée qui dit » allez-y, et donnez-moi cette dose létale si j'atteins tel ou tel stade » qui s'accompagnera d'énormes souffrances que je ne pense pas qu'un tribunal voudrait endurer pendant 10 secondes.
Je vais vous donner un exemple. Supposons qu'un patient fait un AVC. Il peut devenir paralysé du visage jusqu'au bout des orteils; bien souvent, la seule chose qu'il contrôle, c'est la capacité de battre des paupières, s'il est chanceux, ou de bouger un œil. C'est son seul moyen de communication. C'est ce qu'on appelle le « syndrome d'enfermement ». Ces patients peuvent avoir une espérance de vie plutôt normale de 10, 20 ou 30 ans, et ils ne seront donc pas admissibles en vertu du projet de loi parce que leur mort n'est pas raisonnablement prévisible. Mais bon sang qu'ils ont une vie misérable.
S'ils avaient une directive anticipée avant leur AVC, celle-ci serait seulement autorisée si elle disait des choses comme « si je contracte une pneumonie et je suis aux soins intensifs, débranchez mon alimentation, débranchez ma ventilation, et laissez-moi mourir ». Mais ils ne peuvent pas avoir une directive anticipée qui dit « dans ce terrible état d'enfermement misérable, veuillez s'il vous plaît me libérer ». Cette distinction entre omission et commission est tellement dénuée de sens que des milliers d'anges peuvent danser sur la tête de son épingle. La Chambre des Lords a rejeté l'idée il y a 20 ans, et le raisonnement de notre Cour suprême était loin d'être généreux à l'égard de cette distinction, et pourtant, la voilà dans le projet de loi C-14.
La sénatrice Jaffer : Premièrement, madame Carey, pour faire suite à la question du sénateur Batters, normalement, un expert n'examine pas physiquement un patient. Il examine habituellement seulement le dossier de l'intéressé pour émettre un avis d'expert. Est-ce vrai?
Mme Carey : Je dois préciser que je ne suis pas une avocate spécialisée en droit de la santé, de sorte que je ne peux pas vraiment répondre à cette question autrement qu'en me fondant sur mon expérience. La Cour d'appel a admis que, dans cette situation particulière, le psychiatre possédait une expertise suffisante dans ce domaine pour déterminer s'il devait examiner physiquement la patiente ou non avant de formuler sa recommandation et de produire son témoignage par affidavit. Il ne l'a pas examinée; et la Cour d'appel a admis son témoignage.
La sénatrice Jaffer : Monsieur Paterson, pour faire suite aux questions du sénateur Baker, est-ce que le procureur général doit dire à un poursuivant d'intenter une poursuite à l'égard d'un avortement en ce moment?
M. Paterson : Non. Pour que ce soit clair, les provinces sont responsables des poursuites en dehors des contextes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et d'autres lois fédérales. Il n'y a pas de procureurs généraux qui ont en tête de poursuivre des médecins pour avoir pratiqué un avortement en l'absence d'une loi fédérale ou provinciale.
Le sénateur Plett : Madame Carey, je n'étais pas au courant de certains des faits que la sénatrice Batters a évoqués dans votre cause relativement au psychiatre ou au médecin qui n'avait pas examiné physiquement votre patiente.
À l'évidence, il est manifeste dans cette cause qu'il y a des médecins praticiens disponibles pour aider. Seriez-vous en faveur de ce que je tente d'obtenir, soit une protection des objections de conscience des personnes qui ne veulent pas participer à cela? Croyez-vous que des cas urgents se présenteraient pour lesquels les effectifs seraient insuffisants si nous permettions aux médecins et aux établissements de refuser d'intervenir si tel était leurs choix?
Mme Carey : Je peux vous dire que si nous avons dû recourir à des moyens technologiques pour permettre à notre cliente et au médecin auxiliaire d'interagir, c'est parce que nous avons dû aller à Vancouver pour trouver immédiatement quelqu'un qui était en mesure de prêter son assistance.
Pour ce qui concerne les droits conscients, ce serait mon avis plus que toute autre chose. En tant qu'avocate, je n'ai nullement l'obligation d'accepter de représenter un client qui ne me paraît pas raisonnable ni d'accepter une cause semblable; je m'attendrais à ce que ce soit la même chose pour les praticiens de la santé.
Le sénateur Joyal : Madame Carey, la ministre de la Justice nous a dit qu'une des principales raisons pour lesquelles le ministère de la Justice était intervenu dans l'affaire E.F. à la Cour d'appel était que la preuve, à son avis, n'était pas suffisamment solide pour justifier une aide médicale à mourir. En fait, lorsque je lis le mémoire du ministère de la Justice, c'est davantage pour contester l'accès d'E.F. à une aide médicale à mourir alors qu'elle ne souffrait pas d'une maladie en phase terminale.
Le mémoire, surtout aux paragraphes 16 et 17 et à la dernière phrase du paragraphe 17, dit que la compréhension qu'a la cour elle-même de la portée du terme « vise une situation de fin de vie ».
Cela semble avoir été le véritable motif pour lequel le ministère de la Justice du gouvernement du Canada a décidé d'intervenir dans cette affaire. Est-ce que vous avez eu la même impression dans cette affaire — c'est-à-dire que l'intervention avait pour but de contester l'interprétation de l'arrêt Carter dans un sens restrictif, c'est-à-dire, de le limiter aux seules personnes qui souffrent d'une maladie en phase terminale?
Mme Carey : C'était l'objectif essentiel du Canada, bien qu'ils aient effectivement soulevé la question d'éléments de preuve périmés. Mais ils n'ont pas trop insisté là-dessus. Leurs observations étaient centrées en partie sur l'aspect psychiatrique du trouble de notre cliente, qu'ils ont plaidé plus vigoureusement devant la Cour du banc de la Reine, moins devant la Cour d'appel. À la Cour d'appel, l'attention était centrée sur le fait que notre cliente n'était pas atteinte d'une maladie terminale et n'était donc pas admissible.
C'était la Colombie-Britannique qui remettait en question le caractère suffisant de notre preuve. Comme je l'ai dit précédemment, la juge de la Cour du banc de la Reine et les juges de la Cour d'appel ont tous conclu que notre preuve n'était pas insuffisante.
Le sénateur Joyal : Compte tenu de votre expérience avec les tribunaux canadiens et les questions constitutionnelles, compte tenu de la force probante des éléments de preuve qui peuvent exister relativement à la constitutionnalité du projet de loi C-14, quelle est la probabilité qu'il y ait une contestation peu de temps après que le projet de loi aura été adopté, s'il est adopté, sans modifications qui pourraient être considérées comme suffisantes pour le rendre constitutionnel?
Pour être plus précis, est-ce que la British Columbia Civil Liberties Association participerait à une contestation future du projet de loi C-14 si celui-ci n'est pas modifié par rapport à son libellé actuel?
M. Paterson : Nous avons mené ce combat pendant de nombreuses années, et nous y avons consacré beaucoup d'énergie et d'argent afin d'obtenir la victoire que nous avons remportée. Nous serions très mécontents si nous avions fait tout ce travail seulement pour aboutir à ce projet de loi.
Nous pensons qu'il y aura inévitablement une contestation judiciaire. Nous allons attendre de voir ce que le Sénat a à dire au sujet du projet de loi. Toutefois, nous avons souvent porté devant les tribunaux dans le passé les causes qui nous tiennent à cœur.
Le sénateur Cowan : Est-ce un oui ou un non?
M. Paterson : Mon conseil ne m'autorise pas à répondre ni dans un sens ni dans l'autre. Une telle décision relèverait de mon conseil. Nous attendons de voir comment la situation évoluera au fil des semaines à venir.
La sénatrice Batters : Monsieur Paterson, dans votre déclaration liminaire, vous mentionniez différents cadres en vigueur aujourd'hui dans différents territoires et provinces. Avez-vous dit que deux territoires n'ont pas encore adopté de cadre réglementaire, qu'un seul l'a fait? Est-ce exact?
M. Paterson : J'ai vu celui du Yukon. Les Territoires du Nord-Ouest ont promis aux médias qu'ils publieraient leur règlement aujourd'hui. La journée n'est pas encore terminée. Je ne l'ai pas vu. J'ai vérifié pour la dernière fois il y a quelques heures. Le Nunavut était le seul qui a affirmé qu'il attendrait de voir ce que contiendrait le projet de loi C-14.
La sénatrice Batters : Donc, il se pourrait qu'il n'adopte pas de cadre réglementaire avant que le projet de loi C-14 ait été adopté?
M. Paterson : Le Nunavut a dit qu'il attendrait, mais, même au Nunavut, l'arrêt Carter s'applique. L'obligation normale des médecins imposée par leurs organismes de réglementation s'applique. Ce n'est pas non plus un domaine où il n'y a pas de règles. C'est régi de la même manière que le sont déjà les autres décisions touchant la fin de la vie et les autres décisions importantes pour la profession médicale dans ce territoire.
Le sénateur Baker : J'ai toujours trouvé M. Paterson remarquablement prudent lorsqu'il répond aux questions du comité du Sénat. Je trouve cela admirable.
Le gouvernement de l'Ontario a annoncé aujourd'hui qu'il allait prendre des mesures pour s'assurer que personne ne sera poursuivi pour avoir pris part à un processus d'aide médicale à mourir en Ontario. Cela a été envisagé comme une solution possible, tout comme cela l'avait été après que le Sénat avait défait le projet de loi sur l'avortement. Je m'en souviens parce que j'étais un parlementaire à cette époque.
Je vous félicite pour le travail de votre organisme dans l'affaire Gloria Taylor dont vous avez été les instigateurs. Les autres litigants se sont rajoutés après que vous avez initié le processus. C'est votre organisme qui a initié le processus.
J'ai lu 380 pages de caractères de 10 points. Je me demandais pourquoi à la fin du jugement, au paragraphe 1414, la deuxième condition imposée à Gloria Taylor pour qu'elle puisse recevoir une aide médicale à mourir était qu'elle prouve au moyen d'une lettre de son médecin qu'elle était atteinte d'une maladie en phase terminale. Pourquoi la juge de première instance en est-elle arrivée à cette conclusion que Mme Taylor devait prouver qu'elle était une malade en phase terminale pour pouvoir recevoir une aide médicale à mourir? Vous n'avez pas besoin de répondre à cette question si vous n'êtes pas parfaitement au fait de cette affaire.
M. Paterson : Je dois ouvrir le fichier de la décision. Je ne parviens pas à me souvenir du numéro de paragraphe que vous avez cité. Il était clair devant madame la juge Smith que Gloria Taylor souffrait d'une maladie en phase terminale. Dans cette affaire, l'analyse de la juge se situait dans le contexte où c'était encore criminel.
Je ne peux que spéculer. Elle aménage pour la première fois une exemption constitutionnelle. Il se peut effectivement qu'il s'agisse de quelque chose qu'elle a demandé à la patiente de démontrer. La Cour suprême, évidemment, n'a pas exigé cela, et donc, pour ce que cela vaut, la juge a exigé cela dans cette décision, mais ce n'est plus une exigence.
Le sénateur Pratte : Monsieur Paterson, plus tôt aujourd'hui, un fonctionnaire du ministère de la Justice a été interrogé au sujet de l'emploi du mot « incurable » au lieu du mot « irrémédiable ». Le fonctionnaire a répondu qu'« incurable » était un synonyme et était employé parce qu'il était plus facile à comprendre ou parce qu'il s'agissait d'un terme profane, mais il s'agissait en fait d'un synonyme d'« irrémédiable » et qui signifiait, de l'avis de fonctionnaire, exactement la même chose.
Êtes-vous d'avis qu'« incurable » veut dire exactement la même chose qu'« irrémédiable »?
M. Paterson : Sénateur, ce n'est pas mon avis. Tôt dans ma carrière juridique, alors que je faisais du litige, nous avons eu un exposé convenu des faits. L'autre partie a changé un mot. Je n'y ai pas prêté attention, et j'ai pensé qu'il voulait dire à peu près la même chose. Lorsque l'audience a commencé, j'ai pu voir pourquoi l'autre partie avait changé ce mot.
Ce mot est différent. Nous devons nous rappeler qu'« irrémédiable » dans l'arrêt de la Cour suprême n'était pas seulement irrémédiable. La Cour a aussi affirmé que le terme « irrémédiable » ne signifie pas que le patient doive subir des traitements qu'il juge inacceptables. Changer le mot et retirer cette condition restrictive, selon les préceptes de l'interprétation des lois, cela doit nécessairement signifier quelque chose de différent. Il y a une véritable conséquence à cela.
Une des personnes qui ont participé à notre cause avait un cancer anal de stade 3. Elle avait déjà eu trois rondes de radiothérapie. On lui avait dit que d'autres rondes réussiraient peut-être à éliminer son cancer, mais que, pour ce faire, il faudrait qu'ils irradient sa vulve, son anus et son vagin. Ses organes sexuels seraient dans un état permanent de douleur, de dysfonction et d'effondrement. Même si le traitement réussissait à éliminer les tumeurs, elle serait incontinente. Tout ce qui pouvait résulter d'un traitement réussi lui semblait odieux.
Elle a donc dit qu'elle ne voulait pas subir le dernier traitement. Pourtant, on aurait pu dire : « eh bien, cela a donné certains succès, c'est curable. » Elle serait emprisonnée par cette définition. Le médecin très sérieux, et désireux de l'aider pourrait dire qu'elle aurait peut-être une chance avec une autre ronde à ce stade. Nous forçons des individus à subir des traitements. Nous forçons des individus à soumettre leurs corps à des interventions qu'ils ne veulent pas à titre d'étape nécessaire pour pouvoir avoir accès à un droit que la Cour suprême leur a déjà reconnu. C'est choquant, et cela va causer des souffrances terribles, terribles.
Le président : Merci, madame et messieurs les témoins, merci à vous tous. J'apprécie beaucoup votre comparution et votre témoignage. Merci d'avoir été ici.
Avant que nous ajournions, chers membres, si vous prévoyez proposer des modifications ou formuler des observations lors des réunions de demain, il serait utile que vous les transmettiez par courriel au greffier aux fins de la préparation de notre rapport. Cela pourrait faciliter le processus. Un simple rappel : la réunion de demain se tiendra dans l'Édifice de l'Est, dans notre salle de réunion habituelle, à compter de 9 heures précises.
Le sénateur Cowan : Puis-je faire une suggestion? Nous essayons tous de faire la même chose ici. Il importera, à mesure que nos travaux avanceront cette semaine, que nous gérions le processus d'amendements et de discussions d'une manière rationnelle.
Je ne vois aucune raison de surprendre les gens à la dernière minute avec des amendements, et je proposerais donc que nous distribuions les amendements proposés à tout le monde afin que nous voyions tous où nous en sommes. Pas dans le but de nous persuader les uns les autres que ceci est un bon amendement ou que je voterai en faveur de ton amendement si tu votes en faveur du mien, mais parce que nous suivrions un processus rationnel dans l'ordre dans lequel nous proposerions des amendements de telle sorte que le processus aurait du sens en fin de compte et il déboucherait sur un meilleur projet de loi. Je serais tout à fait disposé à distribuer mes amendements proposés, et j'inviterais cordialement tous les autres à en faire de même.
Le sénateur Plett : Je n'ai certainement aucune objection à formuler à l'encontre de la proposition du sénateur Cowan, mais, est-ce que nous prévoyons présenter des amendements en comité, ou est-ce que nous attendons jusqu'à la troisième lecture, ou est-ce que c'est à notre discrétion?
Le président : C'est là une question intéressante. Je n'ai aucune réponse à y donner. On m'a dit que les amendements attendraient peut-être jusqu'à la troisième lecture, mais je ne suis pas partie à ces décisions.
Le sénateur Cowan : Il y a certainement eu des discussions au cours desquelles certains ont fait valoir que cela serait peut-être mieux puisque cela permettrait à tous les sénateurs de prendre part à la discussion. Pour ma part, je préférerais que nous traitions des amendements lors de la troisième lecture plutôt qu'ici, mais ma proposition de distribuer les amendements s'appliquerait dans l'un ou l'autre cas.
La sénatrice Jaffer : La plupart d'entre nous avons eu recours à l'aide du greffier légiste. Peut-être que nous devrions tout simplement téléphoner au greffier légiste. Tout le monde doit le faire, mais pour vous les envoyer à vous pour que vous ayez les bonnes copies, si cela vous va.
Le sénateur Joyal : Très rapidement, monsieur le président, je pense qu'il serait peut-être utile demain que, peut-être à huis clos — normalement, nous ferions cela quand nous préparons un rapport —, qui que ce soit parmi nous qui estime qu'un amendement serait requis, même si nous n'avons pas le texte de l'amendement, à tout le moins, nous partagerions de manière générale l'objectif de l'amendement. Cela permettrait de connaître les positions communes parmi les membres du comité.
Ce serait utile, certainement, si nous en arrivons à la conclusion qu'il serait préférable d'attendre jusqu'à la troisième lecture pour présenter officiellement des amendements.
Le sénateur Baker : Monsieur le président, il appartient à chaque sénateur de décider s'il veut proposer ses amendements en comité ou lors de la troisième lecture; je comprends cela. Oui, selon l'exigence énoncée au Règlement, lorsque nous préparons un rapport, soit à la fin de la troisième lecture, chaque article du projet de loi, oui, il faut tenir une séance à huis clos.
Je suis d'accord avec le sénateur Cowan que, dans un esprit de communication, dans l'esprit de l'arrêt Stinchcombe, que vous communiquiez la teneur de vos amendements afin que le reste d'entre nous, qui ne proposons pas d'amendements, ayons l'occasion d'examiner ces amendements au regard du droit afin de vérifier notre jurisprudence et de voir s'ils sont légaux.
Le président : La demande a été faite, et chaque sénateur décidera pour ce qui le ou la concerne.
La sénatrice Batters : J'aimerais avoir des précisions, parce que ce que la sénatrice Jaffer disait, chaque sénateur sera libre de distribuer ses amendements ou non, la question ne fera pas l'objet d'une instruction donnée par le greffier légiste.
La sénatrice Jaffer : Non, non.
Le président : Non, ce sera laissé à la discrétion de chaque individu.
Le sénateur Cowan : Je vais distribuer le mien.
(Le comité s'ajourne.)