Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 22 - Témoignages du 16 février 2017
OTTAWA, le jeudi 16 février 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 231, Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques), se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour l'étude du projet de loi.
Le sénateur George Baker (vice-président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Bonjour et bienvenue à mes chers collègues, à nos invités et aux membres du grand public qui suivent les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous poursuivons aujourd'hui l'étude du projet de loi S-231, Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques).
Nous accueillons aujourd'hui les représentants de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec : Stéphane Giroux, président du conseil d'administration; et Caroline Locher, directrice générale. Nous recevons également Tom Henheffer, directeur général de la Canadian Journalists for Free Expression.
Tom Henheffer, directeur général, Canadian Journalists for Free Expression : Comme les événements récents du Québec et d'ailleurs au Canada le démontrent bien, les journalistes sont vulnérables aux traitements souvent arbitraires et sommaires des mandats de perquisition et des ordonnances de communication relatifs aux sources.
Ben Makuch, de VICE News, a interjeté appel d'une ordonnance du tribunal qui l'oblige à remettre à la GRC ses communications avec une source. Pendant qu'il travaillait à VICE, Makuch a communiqué avec un présumé membre canadien de Daech, qui se trouve en Syrie, au moyen de l'application de messagerie Kik. C'est pour cette raison que la GRC a voulu avoir accès aux relevés de conversation en ligne de Makuch.
Ben risque maintenant l'incarcération, ce qui pourrait avoir des répercussions catastrophiques et profondes sur la liberté de la presse et l'intégrité du journalisme au Canada. Le droit de savoir du public est compromis.
Outre la poursuite contre Makuch, les médias ont divulgué en 2016 que la police avait délivré des mandats pour espionner au moins huit journalistes, avait vérifié des registres d'appels pour voir si des policiers avaient communiqué avec des journalistes, et avait saisi l'ordinateur portable d'un journaliste. Les autorités ont également demandé un renforcement des pouvoirs de surveillance policière et ont critiqué le chiffrement, sous prétexte qu'elle entrave le travail des policiers.
Le mois dernier, la Canadian Journalists for Free Expression, ou CJFE, a diffusé les résultats d'un sondage national. Seulement 11 p. 100 des 2 316 Canadiens interrogés trouvent acceptable que la police surveille les journalistes afin de trouver leurs sources, alors que 70 p. 100 sont d'avis que la surveillance des journalistes mine la liberté.
Les journalistes jouent un rôle unique au sein de notre démocratie. En raison de leur indépendance à l'égard du gouvernement et de leur nature objective, ils sont dans une posture rare qui leur permet de communiquer avec certains groupes et de recueillir de l'information auprès d'eux, qu'il s'agisse de personnes marginalisées, de membres du crime organisé, de terroristes présumés ou d'autres individus qui ne parlent habituellement pas au gouvernement, aux organismes de sécurité, aux policiers ou au grand public. Les journalistes sont l'intermédiaire du public; ils peuvent communiquer avec ces personnes, raconter leurs histoires et faire la lumière sur leurs intentions.
Ces histoires, qu'elles proviennent de manifestants, de membres des gangs, de présumés militants de Daech ou de toute autre personne, sont indispensables pour informer le public. La capacité des journalistes à diffuser l'information dépend d'une relation extrêmement fragile. Si les journalistes sont considérés comme un moyen d'application de la loi, ou si l'on croit que leurs communications sont surveillées, leurs sources vont se tarir. Dans un tel cas, la population, les gouvernements, la police et les organismes de sécurité seront tous perdants étant donné que les journalistes ne pourront plus raconter ces histoires. Ces relations sont donc essentielles pour que ces histoires puissent être racontées, et elles doivent être protégées.
Voilà pourquoi le projet de loi d'initiative parlementaire du sénateur Claude Carignan, chef de l'opposition au Sénat, est une bonne façon de commencer à combler une lacune de la loi canadienne en matière de protection des journalistes.
Le projet de loi S-231, dont est saisi le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, a de bonnes chances d'être appuyé en troisième lecture en mars ou avril, avant d'être soumis à l'approbation de la Chambre des communes. Nous en encourageons vivement l'adoption.
Notre sondage a également démontré que ces efforts étaient largement soutenus par 70 p. 100 des Canadiens, qui appuient la création d'une loi fédérale sur la protection de la presse. Il faut codifier la protection des sources journalistiques, qu'elles soient confidentielles ou non, notamment en ce qui concerne la délivrance de mandats de perquisition et d'ordonnances de communication menant à l'identification des sources.
Le projet de loi S-231 modifie la Loi sur la preuve au Canada afin de protéger la confidentialité des sources journalistiques. Plusieurs articles du projet de loi mettent en place la protection devant les tribunaux dont nous avons besoin de toute urgence pour protéger les sources confidentielles et ne pas les dissuader de communiquer avec les journalistes.
Le projet de loi propose une définition restreinte de ceux qui peuvent légalement se qualifier de journalistes. Nous proposons d'en élargir la portée pour refléter l'apparition de nouvelles formes de journalisme, comme les blogueurs. Voici donc notre proposition de définition d'un « journaliste » : « Personne qui contribue directement, soit régulièrement ou occasionnellement, à la collecte, la rédaction ou la production d'informations en vue de leur diffusion par les médias », y compris les journaux, les revues, la télévision, la radio et les médias électroniques ou autres, « ou tout collaborateur de cette personne. »
Voici maintenant notre proposition de définition d'une source journalistique : « Toute source qui transmet de l'information à un journaliste. » Le mot « confidentiellement » est expressément exclu.
Nous comprenons que ces définitions sont vastes, mais cela tient à deux raisons. D'une part, un tribunal ou un service de police ne sait généralement pas d'emblée si une source est confidentielle ou non, de sorte que cela ne devrait pas faire partie du seuil qui donne lieu à un traitement particulier.
D'autre part, comme c'est le cas dans l'affaire de Makuch, forcer la divulgation d'information au sujet d'une source, même si elle n'est pas confidentielle, a un effet dissuasif sur les sources journalistiques. Nous recommandons donc que tous documents saisis au moyen d'un mandat de perquisition contre des journalistes soient automatiquement scellés pendant au moins 48 heures pour donner aux agences de presse le temps de les contester.
En outre, il faudrait ajouter une disposition prévoyant un examen législatif régulier pour que la loi demeure pertinente.
Le projet de loi du sénateur Carignan pourrait donner lieu à une reconnaissance juridique complète de la façon dont les journalistes modernes et responsables sont au service de la population et protègent la démocratie. Les deux Chambres du Parlement devraient donc appuyer cette initiative.
[Français]
Stéphane Giroux, président du conseil d'administration, Fédération professionnelle des journalistes du Québec : Honorables sénateurs, je vous parle aujourd'hui au nom de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) qui représente près de 2 000 membres, ce qui en fait la plus grande association de journalistes au Canada. La FPJQ émet la carte de presse et offre de la formation professionnelle, notamment. Elle n'est pas un organisme syndical ou une corporatiste. Sa mission principale est de défendre la liberté de presse et l'accès du public à l'information.
Je suis président de l'organisme depuis novembre dernier, en plus d'occuper mes fonctions de journaliste judiciaire à CTV Montréal. Je suis accompagné de Caroline Locher, directrice générale et anciennement journaliste à la BBC à Londres et à la CBC à Montréal.
Je ne vous apprends rien ce matin en vous disant que la profession a été fortement ébranlée au cours des derniers mois, à la suite de ce qu'il convient d'appeler le scandale d'espionnage visant certains des journalistes les plus connus au Québec.
Pour bien comprendre la nécessité de protéger les sources journalistiques, il faut savoir pourquoi ces sources sont si importantes. Peu d'enquêtes, peu de reportages approfondis ne peuvent être réalisés sans l'apport de personnes bien placées au sein d'organismes publics et privés pour observer et dénoncer des actes répréhensibles.
Le Sénat ne peut oublier, par exemple, comment le journaliste Daniel Leblanc du Globe and Mail a révélé ce qui deviendra plus tard le scandale des commandites. Le tout venait d'une source confidentielle — « Ma chouette » — qui a accepté de parler au journaliste sous promesse de confidentialité.
Est-ce que notre démocratie peut se passer de l'apport semblable de gens prêts à mettre leur carrière en jeu pour exposer la vérité? Absolument pas.
Récemment, Daniel Leblanc m'a rapporté qu'il avait reparlé à sa source, « Ma chouette ». Elle lui a affirmé, sans équivoque, qu'elle ne lui aurait jamais parlé si elle avait su qu'il pouvait être sous surveillance policière. Voyez-vous, mesdames et messieurs les sénateurs, le scandale des commandites n'aurait sans doute pas vu le jour si cette source avait su ce que l'on sait aujourd'hui, c'est-à-dire que les policiers espionnent des journalistes.
À la lumière du scandale, peu de journalistes osent encore communiquer avec leurs sources confidentielles par téléphone ou par courriel. Ils encryptent leurs communications et tiennent leurs rencontres dans des endroits secrets. Tout cela pour protéger leurs sources qui craignent plus que jamais pour leur confidentialité.
Nous avons examiné de près le projet de loi S-231. Ma collègue, Caroline Locher, à qui je cède la parole, vous transmettra nos recommandations. Je vous remercie.
Caroline Locher, directrice générale, Fédération professionnelle des journalistes du Québec : Honorables sénateurs, notre président vous a témoigné de l'urgence d'agir dans l'intérêt du public. L'effet de refroidissement déjà enclenché se fait au détriment du public et de l'information qui lui revient. En ce sens, la FPJQ souhaite souligner le travail important qu'a entrepris le Sénat. La FPJQ appuie ce projet de loi qui représente une avancée considérable pour notre démocratie. Dans le court laps de temps qui nous est alloué, nous souhaitons nous concentrer sur trois recommandations importantes pour ce projet de loi.
Tout d'abord, il est question du pouvoir du tribunal. Actuellement, au moment de décider s'il autorise la surveillance d'un journaliste, un juge n'entend que la perspective des policiers qui souhaitent obtenir le mandat de surveillance ou de perquisition. Personne n'agit pour représenter les intérêts du journaliste, de la source surtout, et de l'information du public.
Or, nous savons aujourd'hui, dans le cas, par exemple, de demandes du Service de police de la ville de Montréal, qu'au cours des trois dernières années, les juges de paix ont octroyé 98,6 p. 100 des milliers de demandes et ordonnances. C'est dire qu'espionner un journaliste est devenu d'une facilité déconcertante. Pour assurer un équilibre devant le juge qui reçoit une demande de surveillance ou de perquisition, il faudrait permettre dans la loi les trois éléments suivants : 1) que les médias puissent se représenter eux-mêmes dans les cas où ils sont un « tiers innocent », c'est-à-dire que leur représentation ne nuira pas à l'enquête policière; 2) si cela n'est pas possible, il faudrait prévoir la présence d'un ami de la cour — ce qu'on appelle en droit un amicus curiæ — ou d'un avocat spécialisé qui représente l'intérêt de celui qui n'est pas représenté; 3) au strict minimum, le tribunal devrait obligatoirement lancer de lui-même le processus d'équilibrage des droits, même si le journaliste ne s'oppose pas au dévoilement de sa source, ce qui peut arriver dans le cas de petits médias et de journalistes qui se défendent eux-mêmes.
Je ne vous l'apprends pas, mesdames et messieurs, le Canada est un cancre en matière de protection des sources journalistiques. Nous devrions nous inspirer des lois internationales exemplaires comme celles de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l'Autriche et de la majorité des États américains. La loi belge, par exemple, limite la possibilité de surveillance d'un journaliste aux menaces graves pour l'intégrité physique d'une ou de plusieurs personnes, par exemple dans le cadre d'actes terroristes.
Comment donc restreindre le plus possible la divulgation d'une source journalistique tout en permettant aux policiers de poursuivre leurs enquêtes? Le dévoilement de la source doit être l'ultime recours. Il est donc important d'ajouter, à l'article 7, que « tous les efforts ont été faits par la personne qui demande la divulgation pour trouver une autre source que celle du média ».
Il est aussi important de se pencher sur la notion de « crime grave ». La Cour suprême a statué qu'il s'agissait d'une norme subjective. Par exemple, le fait de falsifier un document peut constituer un crime grave, au même titre qu'un meurtre ou qu'un attentat terroriste. Cependant, lequel de ces crimes justifie le fait d'espionner un journaliste et d'exposer sa source? Lequel de ces crimes justifie le fait de soustraire au public des informations importantes, parce que les sources ont trop peur de parler aux journalistes? Nous invitons le Sénat à se poser cette question. Pourrions-nous trouver une norme objective de ce qui constituerait un crime suffisamment grave pour justifier l'identification d'une source journalistique?
Nous terminerons avec la proposition d'élargir la définition de « journaliste », déjà très convenable dans ce projet de loi, à l'aide de deux recommandations mineures. Ainsi, à l'article 39.1, à la définition de « journaliste », après les mots « Personne qui contribue », nous ajouterions « ou a contribué », et après « tout collaborateur de cette personne », nous ajouterions « , incluant son employeur ».
C'est avec plaisir, mesdames et messieurs, que nous répondrons à vos questions, tant sur le contenu du projet de loi que sur la réalité de terrain du métier de journaliste.
[Traduction]
Le vice-président : Nous allons passer aux questions, à commencer par le sénateur Carignan.
[Français]
Le sénateur Carignan : Merci, monsieur le président. Je remercie nos témoins d'être ici et d'appuyer le projet de loi.
J'aimerais tout d'abord vous poser une question technique. Le consortium des médias a proposé une modification de la définition de journaliste qui incluait la notion de rémunération. Lorsque j'ai rédigé le projet de loi, je n'ai pas inclus cette notion, parce que je voulais couvrir le cas des pigistes ou des personnes qui travaillent pour bâtir leur histoire, et qui, par la suite, publient un livre ou « vendent » leur histoire à un média. Que pensez-vous d'ajouter la notion de la rémunération, comme journalistes? Êtes-vous en faveur ou en désaccord?
Mme Locher : Nous pensons que votre proposition est tout à fait adéquate, en fait. Dans notre réalité, nous ne représentons pas les intérêts des grands médias qui ont des journalistes qui sont rétribués ni des petits médias, des radios communautaires, par exemple, ou des journaux étudiants. Nous représentons l'ensemble de la profession, du métier de journaliste, et la diversité du métier est représentée au sein même de la FPJQ.
Ce qu'on sait, c'est qu'il y a des journalistes qui travaillent de façon bénévole, à Montréal, à CIBL, dans les petites radios communautaires, comme Radio Haïti, qui peuvent très bien être mis au courant d'actes répréhensibles, par exemple. De plus, la réalité des pigistes est de plus en plus grandissante avec la crise des médias. Il y a des journalistes étudiants, une grande presse étudiante. Est-ce qu'on peut penser que, à petite échelle, sur un campus universitaire, un employé de l'université puisse se confier à un journal étudiant, et que celui-ci se retrouve dans la même situation que celle d'une source journalistique? Ou encore, par exemple, à Radio Haïti, si un employé de l'ambassade d'Haïti est témoin d'une forme de corruption qui se produit et en parle à la radio communautaire, celle-ci devient une source journalistique également. Pour nous, il est important de conserver, comme vous l'avez fait, la notion la plus large possible de ce métier qui, on le sait, est en mouvance constante, mais qui représente aussi une grande diversité.
Le sénateur Carignan : Ma deuxième question porte sur la préautorisation devant un juge de représentation d'un ami de la cour. Il n'y a pas ce statut actuellement, même dans le cas du secret professionnel de l'avocat, lorsqu'il y a une perquisition dans le bureau d'un avocat, notamment. Ne pensez-vous pas qu'il y ait un risque de conférer un niveau plus élevé, à ce moment-là, ou que ce soit interprété comme le fait de donner une garantie plus élevée aux journalistes et aux médias que celle qui existe actuellement pour le secret professionnel des avocats?
Mme Locher : En ce moment, les intérêts du média ne sont pas du tout représentés au moment du lancement des mandats, donc il y a vraiment un déséquilibre de ce côté-là. Quand les policiers font leur demande, on le sait, il est presque automatique qu'on la leur accorde, comme dans les cas qui se sont produits au Québec. Il faudrait quelqu'un pour mettre le frein et vérifier si, au sein du processus, on a tenu compte de l'importance de la protection des sources journalistiques, de l'effet de refroidissement que cela peut créer et de l'impact à long terme sur la population et l'information du public.
Mes collègues et moi ne sommes pas juristes et, plus tard, vous allez entendre des avocats spécialisés qui seront beaucoup plus en mesure d'évoquer des approches possibles. Cependant, il semble évident que la présence d'un avocat spécialisé qui peut représenter non pas un média en particulier, mais le principe de la protection des sources journalistiques en général, soit très importante, ou la présence d'un ami de la cour. De toute façon, il serait obligatoire, au strict minimum, pour le juge de lancer le processus de l'équilibrage des droits lui-même. C'est pour cela qu'on propose, à l'article 39.1, de changer le mot « peut » par « doit », pour que ce processus d'arbitrage devienne au minimum obligatoire.
[Traduction]
Le sénateur Pratte : Depuis l'automne dernier, monsieur Henheffer, la question de la protection des sources et de la surveillance des journalistes a souvent été présentée comme un problème propre au Québec. Par conséquent, certains ont dit que le problème devrait être résolu au Québec — nous l'avons entendu hier encore devant notre comité —, notamment avec la commission d'enquête qui a été mise en place.
Certains se demandent pourquoi nous devrions modifier les lois fédérales, le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada puisqu'il s'agit essentiellement d'un problème québécois. Qu'en pensez-vous?
M. Henheffer : C'est un problème au Québec puisque c'est là qu'il a été mis au jour. Cela ne veut pas dire qu'il ne se passe rien de tel dans le reste du pays. Le fait est que les enjeux qui touchent le Québec touchent aussi le reste du pays. Le journalisme n'est aucunement protégé. Il y a un grave déséquilibre entre les pouvoirs de surveillance, comme le dénote l'exemple de Ben Makuch, le journaliste de VICE qui risque actuellement l'incarcération pour avoir refusé de remettre à la GRC ses notes d'entretien avec un militant de Daech.
L'exception de l'intérêt public prédominant s'applique ici, de sorte que les journalistes doivent pouvoir parler à ces personnes. Ben a dit à maintes reprises qu'aucune de ses sources ne lui aurait parlé, et qu'il n'aurait jamais pu communiquer avec elles si elles avaient cru que les échanges seraient remis à la GRC. D'un autre côté, il a publié tout le contenu de ses notes qui aurait pu donner lieu à des poursuites, de sorte que la GRC n'a aucune raison de chercher à obtenir l'information. Il s'agit là d'un exemple d'effet dissuasif.
Par ailleurs, nous avons la preuve que des moniteurs de téléphones sont employés partout au pays, et surtout en Colombie-Britannique. Ces appareils peuvent recueillir les données de tous les téléphones cellulaires qui se trouvent dans un rayon de deux à cinq kilomètres carrés. La police s'en sert pour retrouver des criminels, mais le dispositif récupère du même coup l'ensemble des métadonnées et des données cellulaires.
Un tel appareil peut même intercepter les appels téléphoniques des observateurs innocents qui sont à proximité, y compris des journalistes. Aussi, il pourrait éventuellement servir à retracer des sources journalistiques, étant donné que l'utilisation de ces dispositifs n'est aucunement surveillée à l'heure actuelle.
De nouvelles technologies émergentes exacerbent le risque plus que jamais, et il y a un profond déséquilibre à ce chapitre. Le problème n'est pas propre au Québec; c'est plutôt un enjeu national.
Le sénateur Sinclair : L'appareil détecte-t-il les téléphones des sénateurs?
M. Henheffer : Il est complètement agnostique. Il détecterait même le téléphone cellulaire du premier ministre.
[Français]
Le sénateur Pratte : Par rapport à la FPJQ, il y a un passage dans votre mémoire où vous parlez de la gravité d'un crime, de ce qui constitue un crime grave. Je comprends votre message, mais je ne comprends peut-être pas pourquoi vous faites ce commentaire dans le cadre du projet de loi S-231, qui ne fait pas mention de la gravité du crime. Je ne comprends pas tout à fait le rapport ou à quoi vous voulez en venir exactement.
Mme Locher : Ce serait de préciser les limites, dans la partie « Autorisation » de ce projet de loi, ou de préciser jusqu'où on peut aller pour restreindre la divulgation de la source. On pourrait donc s'inspirer du modèle belge, notamment, et rendre cela le plus difficile possible. Le crime grave est utilisé en ce moment pour avoir accès à ces sources, et cela comprend autant quelqu'un qui contrefait une signature que quelqu'un qui est sur le point d'effectuer un meurtre. Il y a là une disparité qui pourrait être corrigée. Nous ne sommes pas juristes, mais les médias ont proposé hier dans leur mémoire un seuil d'une peine de 10 ans de prison comme critère. Cela nous paraît tout à fait acceptable et cela deviendrait une norme objective. Ainsi, dans le cas d'un crime dont l'auteur écoperait d'une peine de moins de 10 ans, on ne pourrait pas espionner un journaliste. Cela nous paraît acceptable.
Le sénateur McIntyre : Si je comprends bien, madame Locher, vous souhaitez une légère modification à la définition de « journaliste ». Le projet de loi prévoit une définition de « journaliste » qui s'applique aux procédures et demandes concernant les mandats, autorisations et ordonnances visant les journalistes. Selon vous, la définition de « journaliste » devrait-elle encadrer les blogueurs et ceux qui diffusent des informations sur les médias sociaux? Croyez-vous que des individus qui n'effectuent pas de travail journalistique pour des médias reconnus puissent être visés?
Mme Locher : La catégorie des personnes qui diffusent de l'information sur les médias sociaux inclut tous les Canadiens et Canadiennes. La définition traite d'une personne qui fait la collecte, la rédaction ou la production d'informations à des fins de diffusion médiatique. C'est vraiment un rôle d'information. Les blogueurs peuvent être inclus dans cette définition, tout comme les chroniqueurs et les éditorialistes. Il y a maintes formes de journalisme. On le voit, le journalisme se développe tellement rapidement. Il y a cinq ans, on n'aurait pas eu la même idée d'un blogueur, et certains médias d'aujourd'hui, comme le Huffington Post et VICE News, n'existaient pas. Où serons-nous dans cinq à dix ans? Nous ne le savons pas, d'où l'importance de concevoir une définition la plus large possible et de ne pas y inclure de rôle spécifique, selon nous.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Monsieur Henheffer, quels sont les risques auxquels s'exposent les sources journalistiques? Peut-il s'agir de menaces physiques ou psychologiques, de rétrogradations ou même de pertes d'emploi?
M. Henheffer : L'un des principaux exemples est la perte d'emploi des dénonciateurs. Le pays n'offre aucune protection aux dénonciateurs du secteur privé. La protection des dénonciateurs qui a été introduite par le gouvernement Harper à l'intention de la fonction publique n'a jamais permis à qui que ce soit de se rendre devant les tribunaux. Elle est totalement inefficace.
Chez les dénonciateurs qui révèlent des renseignements comme ceux ayant fait éclater le scandale des commandites ou ce genre de choses, la crainte de représailles est bien réelle. Vous pouvez d'ailleurs le constater dans l'affaire Lagacé et d'autres dossiers à Montréal. De toute évidence, la police essayait de colmater la fuite, et c'est pourquoi elle exerçait une surveillance. Ceux qui se trouvent dans une telle posture courent donc un risque majeur.
Pour leur part, les autres sources craignent assurément de s'incriminer. Certaines personnes, en particulier les sources confidentielles, donnent des renseignements aux journalistes, mais elles s'exposeraient à des poursuites pénales si l'information était rendue publique, si leur nom y était associé, et si la police pouvait mettre leur téléphone sous écoute. Selon l'exception de l'intérêt public prédominant, il est préférable que l'information soit rendue publique. Or, les sources vont finir par se tarir. C'est déjà commencé étant donné que les gens pensent que les journalistes sont espionnés, ce qui n'est pas faux.
Le sénateur McIntyre : Estimez-vous que le projet de loi mettra fin aux recherches à l'aveuglette?
M. Henheffer : C'est un pas important dans la bonne direction. Si les amendements proposés sont adoptés afin de renforcer le projet de loi, d'élargir la définition des journalistes et de couvrir non seulement les sources confidentielles, mais aussi toutes les autres sources, il y a de très bonnes chances que les recherches à l'aveuglette soient limitées. Pour l'instant, le balancier penche beaucoup trop en faveur des organismes d'application de la loi et de leur capacité de surveillance.
[Français]
M. Giroux : Pour répondre à votre question, les sources journalistiques ont raison de s'inquiéter pour leur santé physique ou mentale. La plupart des gens qui choisissent de partager avec des journalistes des choses confidentielles au point où ils risquent leur carrière et leur réputation ne sont pas des gens qui le font de gaieté de cœur, mais qui sont profondément déchirés entre leur loyauté envers leur employeur et ce qu'ils croient être la nécessité de dénoncer une situation dans les médias. Il est certain qu'à partir du moment où la personne doit vivre avec ce stress-là, nous avons la responsabilité de nous assurer que cette source ne devienne pas encore plus vulnérable. Le poids de protéger cette identité-là nous revient sur les épaules. En plus de cela, si on doit commencer à s'inquiéter du fait que les forces policières nous écoutent, cela devient difficile, non pas simplement pour le journaliste, mais également pour sa source.
Je vais être honnête avec vous, sénateur. Depuis que le scandale a éclaté au début novembre, j'ai constaté que plusieurs de mes sources ne veulent pas m'appeler. Elles ont eu peur à la suite de ce scandale, et c'est très inquiétant.
Le sénateur Joyal : Je voudrais revenir à la proposition que vous avez faite qui est double au niveau de l'audition, à savoir que le média en cause soit informé et qu'il puisse comparaître, c'est-à-dire qu'il puisse faire valoir sa position, et/ ou qu'il y ait un avocat spécialisé, qu'on appelle en droit, en anglais, un « special advocate ». Celui-ci serait d'office désigné pour s'assurer que la présentation faite au juge contient l'ensemble des faits et que le juge ne devient pas lui- même l'enquêteur, c'est-à-dire qu'il n'est pas obligé par lui-même d'aller trouver de l'information pour remettre en cause la présentation qu'on lui fait. Personnellement, j'ai toujours hésité à transformer le juge en juge-enquêteur, de sorte qu'il soit à la fois le décideur et celui qui recueille les éléments d'information sur lesquels il doit se prononcer.
Il y a des cas où les médias, comme le journaliste, peuvent être des travailleurs autonomes. La présence du média dans un cas comme celui-là n'est pas possible, puisqu'il ne travaille pas pour un grand consortium d'emplois permanents. Comme vous l'avez dit vous-même, le nombre de journalistes à la pige est en croissance exponentielle par rapport aux journalistes qui demeurent salariés au sein de grands médias. Je pense en particulier aux médias écrits.
À quel endroit, dans le projet de loi, voyez-vous la nécessité d'apporter des amendements afin de garantir la présence de cet avocat spécialisé qui devrait normalement pouvoir être entendu par le juge?
Mme Locher : En ce qui a trait au pouvoir du tribunal, nous voudrions tout d'abord, au paragraphe 39.1(4), que le processus d'arbitrage devienne obligatoire, en remplaçant le mot « peut » par le mot « doit ».
Cependant, le principe est le même, qu'il s'agisse d'un avocat spécialisé, comme vous l'avez mentionné, ou d'un ami de la cour, c'est-à-dire que le média lui-même peut se représenter quand il est un tiers innocent. Pour la méthode, il faudra que les juristes y réfléchissent et examinent comment cela pourrait fonctionner dans le cadre du processus d'équilibrage des droits. Nous lançons l'argument de l'importance du principe, à savoir qu'un juge ne peut pas avoir qu'une seule partie de l'équation et faire lui-même le reste de l'enquête. Il faut que les deux parties puissent être représentées. Notre suggestion était tout d'abord de permettre que le média puisse se représenter lui-même, dans le cadre, par exemple, d'une enquête sur un événement survenu par le passé, lorsqu'il est un tiers innocent et que cela n'aura pas d'impact sur l'enquête policière.
Toutefois, la question de l'avocat spécialisé est très importante, parce que cet avocat ne peut pas représenter uniquement un groupe de médias, comme les grands médias ou une coalition de médias. Il doit représenter les grands principes de la liberté de la presse. Le journalisme est ouvert à un grand nombre de gens qui exercent ce métier, qui consiste à informer la population. Comme ces derniers peuvent effectivement ne pas avoir accès à un contentieux chez leur employeur, s'ils sont des pigistes ou des journalistes bénévoles, il serait important que l'avocat soit là pour défendre la protection des sources journalistiques et non pas les intérêts de certains médias en particulier.
Le sénateur Joyal : Monsieur Henheffer?
[Traduction]
M. Henheffer : J'aimerais ajouter que dans les arrêts Lessard et National Post, la Cour suprême dit très clairement qu'il faut protéger les sources confidentielles des journalistes.
À toutes fins utiles, puisque les ordonnances de communication sont obtenues et exécutées à l'insu des journalistes en question, comme le mémoire de la coalition des médias le décrit bien, l'application de ces protections devient impossible.
Par conséquent, il est absolument nécessaire que les journalistes soient informés préalablement de ces mécanismes, ou qu'ils bénéficient d'un avocat spécial qui défendra leur cause.
Le sénateur Joyal : J'ai relu Wigmore pour essayer de bien comprendre le principe de l'intérêt public qui est en cause. Wigmore part du principe que les journalistes doivent être protégés si l'on veut que notre démocratie puisse s'épanouir pleinement. S'il s'agit bien du principe à défendre, quelqu'un doit présenter des arguments en ce sens. C'est le cas, par exemple, lorsque la police doit expliquer au juge qu'elle n'avait pas d'autres moyens d'obtenir l'information nécessaire pour prendre l'inculpé en défaut.
J'essaie de tirer les choses au clair, et je crois que le projet de loi du sénateur Carignan est très important dans ce contexte. Il faut s'appuyer au départ sur le principe qui sous-tend l'objectif visé par Wigmore. Une fois que vous comprenez bien le but visé, vous pouvez concevoir un régime d'autorisation qui va dans le sens cet objectif.
C'est dans cette optique que j'essaie d'analyser l'approche du sénateur Carignan et le rôle de la police. Le tribunal doit parvenir à trouver le juste équilibre entre, d'une part, la nécessité de protéger la population contre les individus dont les activités criminelles, qu'elles relèvent du terrorisme ou du crime organisé, mettent en péril la sécurité publique, et, d'autre part, le principe d'une presse pleinement libre, un élément essentiel à notre démocratie.
C'est en pesant le pour et le contre au vu de ces deux aspects que le juge peut en arriver à une conclusion. Pour ce faire, il doit disposer de tous les éléments d'information nécessaires.
Si l'on met le juge dans une position où il devient celui qui doit plaider en faveur de l'intérêt public en l'espèce, on rompt l'équilibre qui doit caractériser le système.
C'est ce qui m'inquiète avec le projet de loi du sénateur Carignan qui est par ailleurs une mesure très importante du fait qu'elle permettrait non seulement de consolider notre démocratie, mais aussi de rendre les forces policières mieux aptes à exercer leurs responsabilités, ce qui va également dans le sens de l'intérêt public.
M. Henheffer : Tout à fait, mais il est important aussi de savoir que les critères de Wigmore ont leur raison d'être. Dans le régime actuel, la vaste majorité des fois où un journaliste fait l'objet d'une surveillance, les critères de Wigmore demeurent purement théoriques parce qu'aucun juge n'est jamais saisi de la question et qu'aucun avocat ne peut plaider la cause du journaliste.
Si 99,2 p. 100 des mandats de perquisition sont approuvés par les juges de paix, il devient impossible que les critères de Wigmore puissent s'appliquer. Il est bien évident que l'on ne peut pas en pareil cas trouver une solution d'équilibre dans le traitement des sources journalistiques aux fins de l'intérêt public. C'est ce qu'on essaie de corriger au moyen de ce projet de loi.
Le vice-président : En fait, Mme Locher a indiqué que c'était 98,6 p. 100.
Mme Locher : C'était dans le cas de la police de Montréal.
M. Henheffer : Oui, les chiffres peuvent varier.
Le sénateur White : J'aimerais parler d'abord des Stingrays, les simulateurs de sites cellulaires. Ils existent depuis plus de 20 ans. Ces simulateurs posent problème, mais je doute que cela ait quoi que ce soit à voir avec ce projet de loi. Il est question ici de renseignements auxquels on ne devrait pas avoir accès sans mandat, comme les Canadiens en conviendraient sans doute avec vous. Je ne veux pas brouiller les cartes, car rien n'indique que des simulateurs de sites cellulaires aient été utilisés au pays pour épier des journalistes.
M. Henheffer : Je disais que la surveillance numérique est une pratique très répandue au Canada. Il y a des cas à Montréal où des journalistes ont été expressément ciblés, mais leurs collègues du reste du pays pourraient tout aussi bien être visés.
Le sénateur White : Comme n'importe qui d'autre, d'ailleurs.
M. Henheffer : Oui, tout à fait.
Le sénateur White : Je ne veux juste pas que les gens puissent penser que nous avons un peu partout au pays des services de police qui se servent de Stingrays pour épier les journalistes.
M. Henheffer : Nous n'avons effectivement aucun élément indiquant que c'est le cas, mais c'est chose possible.
Le sénateur White : Nous n'en avons pas de preuve.
M. Henheffer : Non, pas pour le moment.
Le sénateur White : Je voudrais aussi que nous parlions de cet effet de « refroidissement ». Plusieurs événements qui sont survenus au Québec au cours des dernières années ont eu un effet dissuasif semblable dans le reste du pays. Cela ne signifie pas que nous devons réagir à l'échelle nationale en adoptant une loi pour régler un problème qui n'existe selon moi qu'au Québec.
Je suis à la recherche d'un cas où une autorisation d'écoute électronique aurait été accordée ailleurs au Canada pour identifier la source d'un journaliste, et je n'en ai pas trouvé. Je ne suis pas en train de vous dire que cela ne pose pas problème au Québec. En fait, j'en conviens tout à fait. Je cherche juste un exemple de cas semblable. Peut-être que vos collègues pourront m'éclairer. Si tel est le cas, j'aimerais bien en savoir plus long.
M. Giroux : Il y a eu récemment le cas très manifeste de Joël-Denis Bellavance de La Presse qui a été surveillé par la GRC.
Le sénateur White : C'était au Québec.
M. Giroux : Je crois que c'était à Ottawa et qu'il était surveillé par la GRC, et non par un corps policier québécois. Lorsque nous demandons aux gens de la GRC s'ils surveillent des journalistes, nous n'obtenons jamais une réponse directe.
Le sénateur White : Le projet de loi n'empêche pas la police de surveiller un journaliste. Nous parlons ici de mettre un journaliste sur écoute. S'il s'agit de prétendre que la police ne devrait jamais être autorisée à surveiller un journaliste qu'elle croit être impliqué dans une activité criminelle, alors c'est une tout autre histoire.
Il est donc question de mettre un journaliste sur écoute. Avez-vous la preuve que cela s'est déjà fait par un corps policier à l'extérieur du Québec?
M. Giroux : Je n'ai pas de preuve. Permettez-moi toutefois une analogie. Le Québec a été secoué par un scandale de corruption qui a mené à la création de la commission Charbonneau. Faut-il en conclure que la corruption sévit uniquement au Québec? Bien sûr que non.
Le sénateur White : Non, mais je vous dirais que nous ne sommes pas en train d'adopter une loi fédérale visant à régler les problèmes mis au jour par la commission Charbonneau.
Lorsqu'une conversation d'un journaliste est captée via écoute électronique, il faut savoir s'il était la cible principale comme ce fut le cas dans quelques affaires au Québec où l'on cherchait à identifier sa source, ou s'il est une cible secondaire du fait qu'il communiquait avec l'inculpé visé.
C'est le genre de choses que nous devrions chercher à tirer au clair, plutôt que de simplement tenter de déterminer si les sources journalistiques devraient être protégées ou non. Après 32 années dans les services policiers, je dirais que c'est effectivement le cas.
Je crains que nous ne ratissions trop large en risquant d'adopter une loi ne serait pas nécessaire si l'on avait mis en place au départ des mesures de supervision appropriées pour les services policiers au Québec.
M. Giroux : Comme je l'ai déjà indiqué, je ne crois pas que nous réglerions le problème en supervisant mieux le travail des policiers québécois. La liberté de presse n'est pas un principe qui s'applique uniquement au Québec. C'est un principe valable pour tout le Canada.
Si nous examinons les façons de faire de la Sûreté du Québec et des autres corps policiers de la province, nous devrions en faire autant pour la GRC, le SCRS et les autres forces policières au Canada.
Le sénateur White : Je ne dis pas le contraire. Nous allons d'ailleurs suivre de près l'enquête qui s'amorce au Québec. Mes réserves viennent du fait que nous allons adopter une loi qui va imposer des obligations à tous les corps policiers canadiens, alors même que des mécanismes de surveillance du travail de la police ont été mis en place en Colombie- Britannique, en Alberta et en Ontario. C'est d'ailleurs en Ontario que l'on retrouve peut-être les mesures les plus rigoureuses en la matière dans toute la planète.
Je crois personnellement que l'on fait fausse route en affirmant vouloir régler un problème qui n'a été relevé que dans une seule région au moyen d'une loi qui va s'appliquer partout au pays.
J'ai une dernière question au sujet de ce qu'inclut exactement la définition de média. Je ne voudrais pas qu'il me suffise aujourd'hui d'afficher quelque chose sur ma page Facebook pour être considéré comme un média. Selon moi, cette définition devrait s'appliquer uniquement aux organisations médiatiques. Je crains notamment que des blogueurs puissent ainsi avoir accès à un niveau de protection qui n'était pas vraiment prévu à leur intention.
Mme Locher : Il a été dit que nous, Québécois, formions une société distincte, mais il faudrait être extrêmement naïf pour croire que nos policiers agissent différemment de ceux des autres provinces canadiennes.
Le sénateur White : Je ne suis pas d'accord.
M. Henheffer : Vous demandez si quelqu'un avait des preuves relativement à des manœuvres d'espionnage ailleurs au pays. De par leur nature même, ces activités se déroulent dans le plus grand secret. Il est vraiment hors de l'ordinaire qu'une telle situation ait pu être mise au jour au Québec. D'une manière générale, il est toutefois extrêmement difficile de lever le voile sur des agissements de la sorte.
Le vice-président : Sénateur White, nous allons accueillir tout à l'heure les représentants des avocats. Nous pourrons alors vous accorder une certaine priorité. En fait, je peux même poser votre question si vous le désirez.
Le sénateur White : Pour faire suite aux dernières réponses données, il faut préciser que la loi nous oblige à aviser les personnes dont le nom figurait sur l'autorisation une fois l'écoute électronique terminée. Ces personnes doivent être avisées, sans quoi on contrevient à la loi. On ne peut donc pas vraiment affirmer que ces informations nous échappent, car la loi nous permet de connaître le nom des personnes visées par ces autorisations.
M. Henheffer : En présumant que la loi est respectée.
Le sénateur White : Mais ceux qui enfreignent la loi vont en faire tout autant avec la nouvelle loi.
M. Henheffer : Cela pourrait contribuer au changement de culture souhaité. Quant à votre question concernant les médias indépendants, il faut dire, comme Caroline l'indiquait, que la nature des médias a changé du tout au tout.
Compte tenu du libellé de ce projet de loi, il y a peu de chances qu'un terroriste ou qu'un membre du crime organisé puisse afficher quelque chose sur Facebook ou sur Twitter pour prétendre par la suite qu'il a droit à un privilège journalistique quelconque. Le juge ne le permettrait pas en exerçant le pouvoir discrétionnaire dont il jouit pour l'interprétation de la loi.
Nous avons notamment à Toronto une importante communauté érythréenne. Il faut absolument que les journalistes de cette communauté puissent faire leur travail, qu'ils soient rémunérés ou non vu les ressources insuffisantes, pour tenir les Érythréens au fait des nouvelles qui les intéressent.
C'est un peu la même chose pour tous les médias des communautés ethniques. Même s'ils ne sont pas nécessairement rémunérés, ces gens-là publient des informations d'intérêt pour leurs communautés respectives et ils méritent eux aussi d'être protégés par cette loi.
Le vice-président : Nous allons maintenant donner la parole au sénateur Dagenais qui a lui-même travaillé pendant 20 ans pour la Sûreté du Québec.
[Français]
Le sénateur Dagenais : J'aimerais ouvrir une petite parenthèse. Bien sûr, au Québec, il se passe beaucoup de choses. Toutefois, le scandale des commandites s'est produit à Ottawa. Enfin, on peut jouer sur les mots.
Monsieur Giroux, on parle beaucoup de l'intervention du juge pour protéger les sources des journalistes contre les enquêtes policières. Quand on en est rendu à ce point-là, souvent, la diffusion a déjà été faite sur les lieux. Comment peut-on s'assurer, puisque les journalistes indépendants sont de plus en plus nombreux, qu'il existera une autorité pour décider si les renseignements qu'une source donne à un journaliste correspondent vraiment à ce qu'on pourrait définir comme étant dans l'intérêt public? Qui sera en mesure de tracer cette ligne?
M. Giroux : L'intérêt public est quelque chose d'extrêmement subjectif. Beaucoup de gens ici prétendront que ce que dit un parti politique n'est pas d'intérêt public; seul ce que dit mon propre parti est d'intérêt public. C'est la version cynique de ce qu'est l'intérêt public.
Les médias d'information, en général, connaissent leur public et ce qui les intéresse. Est-ce d'intérêt public que de révéler qu'une administration municipale a un processus d'attribution des contrats qui ne respecte pas les règles? Oui. A-t-on reçu des renseignements de la part d'un fonctionnaire qui nous recommande de nous pencher sur un dossier, parce qu'il se passe des choses suspectes avec les appels d'offres? Oui, c'est d'intérêt public.
J'ai parlé aux journalistes, et j'ai même fait partie de ceux qui ont suivi ce qu'allait devenir la Commission Charbonneau. Voilà comment on détermine ce qui est d'intérêt public. Doit-on demander à un tribunal de déterminer ce qui est d'intérêt public? Cette question nous mène vers une pente glissante.
Le sénateur Dagenais : Comment la FPJQ fait-elle la différence entre ceux que vous appelez les journalistes professionnels et les autres qui font de la communication sur différentes plateformes? Selon vous, où doit-on tracer la ligne, avec le projet de loi du sénateur Carignan, pour dire qui sont les journalistes professionnels et qui sont les travailleurs indépendants qui travaillent sur certaines plateformes? Comment pourrait-on, dans le projet de loi, situer tous ces gens?
Mme Locher : À la FPJQ, nous avons mis en place nos propres règles. Nous sommes un organisme privé auquel les journalistes adhèrent de façon volontaire. En contrepartie, ils s'engagent à respecter le Guide de déontologie des journalistes du Québec. Tous les journalistes ne sont pas obligés d'être membres de la FPJQ.
À la FPJQ, nous demandons aux journalistes professionnels de travailler contre rétribution. Nous demandons, entre autres, que ce soit leur occupation principale, qu'il n'y ait pas de conflit d'intérêts ni d'occupations incompatibles.
Selon les principes de liberté de la presse, tout le monde peut être journaliste, et non pas seulement les membres de la FPJQ. On parle de tout le monde qui travaille dans l'intérêt d'informer le public. On le voit très bien dans la définition, il s'agit de la rédaction et de la production d'information en vue de sa diffusion par les médias. Ces gens doivent être inclus dans la loi et leurs sources doivent être protégées.
La sénatrice Dupuis : J'aimerais revenir à ce que vous avez proposé d'ajouter dans la définition de « journaliste ». Si j'ai bien compris, l'amendement que vous proposez consiste à inclure, à l'article 39.1, le collaborateur et l'employeur.
Mme Locher : Il s'agit d'une modification mineure. Dans certains cas, on pourrait tenter de forcer le propriétaire d'un média, qui n'est pas journaliste lui-même, à divulguer la source de son journaliste employé. On trouvait donc cet aspect important.
Les collaborateurs, en général, comprennent les recherchistes, les caméramans, les réalisateurs et toute l'équipe qui entoure le journaliste. On trouvait pertinent d'ajouter l'employeur dans le sens où l'employeur d'un organisme de presse n'est pas un journaliste.
L'autre petit amendement consistait à mentionner la personne qui contribue ou qui a contribué au travail, parce qu'on sait qu'il peut y avoir des enquêtes qui sont faites sur des sources du passé. Le scandale des commandites en est un exemple, et l'enquête s'est étalée sur de nombreuses années. Il ne s'agissait donc que d'un amendement mineur.
La sénatrice Dupuis : Vous nous parlez beaucoup de pigistes, d'employés contractuels qui n'ont pas d'employeur, en théorie. Est-ce que je comprends que vous voulez élargir cette définition non seulement au journaliste, mais également aux collaborateurs et aux entreprises de média?
J'essaie de comprendre si on veut protéger la source, le journaliste, ou le journaliste et l'entreprise média. Cela ne me semble pas clair.
Mme Locher : Pour nous, il est très clair que le but de ce projet de loi est de protéger la source journalistique avant tout. Cette source, le policier peut aller la chercher chez le journaliste à qui elle a parlé, mais, éventuellement, il pourrait y avoir des cas où on irait directement au chef d'entreprise, et c'est la raison pour laquelle on voulait inclure l'employeur.
M. Giroux : Sénatrice, j'aimerais ajouter que, souvent, dans des cas de reportages extrêmement sensibles, un journaliste peut se faire demander par son employeur de révéler ses sources. Dans la hiérarchie d'une entreprise de presse, il peut y avoir plusieurs personnes, en plus du journaliste, qui connaissent la source anonyme. Si mon caméraman ou mon preneur de son sont présents, celui qui installe le paravent pour cacher l'identité de la source la connaît, lui, l'identité de la personne qui est cachée. Le directeur de la station devrait le savoir également, dans l'ordre des choses.
Nous voulons donc nous assurer que ces gens soient protégés de la même façon.
[Traduction]
La sénatrice Boniface : J'aimerais obtenir certaines précisions sur la suppression du terme « confidentiellement ». Je ne me souviens plus lequel parmi vous l'a proposé. J'aimerais d'abord savoir ce que pourrait englober l'interprétation de la définition ainsi modifiée. Comment la Couronne ou la police pourrait savoir exactement qui peut être considéré comme une source? C'est une définition qui m'apparaît très large.
M. Henheffer : Cette proposition découle directement de l'arrêt Makuch, un journaliste auquel on a demandé de divulguer tout le contenu de sa conversation avec une source. Ce n'était pas une source confidentielle, mais elle s'était entendue avec le journaliste pour qu'il ne remette pas ses notes aux forces de l'ordre. Il était tout à fait libre de publier un article sur le sujet, mais il ne fallait pas qu'il mette l'ensemble de ses notes à la disposition des autorités.
La raison est qu'il faut un écran entre les journalistes et la police. Sinon, les journalistes seront perçus par ces sources comme étant un autre organe du gouvernement ou de la police.
En limitant cela aux sources confidentielles, les gens ne voudront pas transmettre des renseignements officiels aux journalistes, parce que les informations potentiellement incriminantes qui se trouveraient dans les notes du journaliste, mais non dans son article, pourraient être divulguées. C'est l'idée.
Ce n'est pas pour les sources qui ne veulent pas être identifiées. C'est aussi pour veiller à protéger les sources qui veulent être nommées et parler de façon officielle, mais qui ne veulent pas que la totalité de la discussion soit publiée.
Une des pratiques communes des journalistes consiste à dire que certains renseignements communs font partie du contexte. Une source désignée peut transmettre certains renseignements incriminants à un journaliste, mais ils font partie du contexte, alors ils ne seront pas publiés et ne lui seront pas attribués.
Cette protection ne vise que les sources confidentielles. Une ordonnance de communication pourrait être obtenue pour ce genre de renseignements. Ce serait donc une protection pour ces types de situations, et elle ne serait pas trop vaste. De façon générale, elle vise uniquement à protéger les sources. Elle ne nuit pas à l'intérêt public prédominant.
La définition du terme « journalistique » est très vaste, mais c'est voulu; nous croyons que les juges du pays connaissent suffisamment bien la loi et sont assez intelligents pour l'interpréter de manière à maintenir l'équilibre entre la sécurité publique et l'intérêt public.
La sénatrice Boniface : Je suis d'accord avec vous : les juges vont pouvoir démêler les choses et nous guider. Je pense à l'enquête en tant que telle. Tout d'abord, qui est le journaliste? J'ai soulevé cette question hier et nous l'approfondissons aujourd'hui.
Par exemple, le sénateur Sinclair a demandé hier si une personne qui avait écrit un livre et parlait à diverses personnes était un journaliste. La réponse a été oui. Je me demande comment un enquêteur peut déterminer cela et respecter les paramètres que vous avez établis. Ensuite, il y a la question de la source; si on enlève la notion de confidentialité, alors les sources sont plus vastes.
Si la définition et la question au sujet des sources confidentielles sont plus vastes et si l'on tient compte de toutes les étapes que doit franchir la police, est-ce que ces étapes sont toujours sensées?
M. Henheffer : Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire lorsque vous parlez des étapes que doit franchir la police.
La sénatrice Boniface : Je parle du témoignage devant un juge, selon ce qu'on décidera.
M. Henheffer : Vous vous inquiétez de voir un représentant spécial ou quelque chose du genre... que cela s'applique à tout le monde qui en fait la demande.
La sénatrice Boniface : Oui.
M. Henheffer : Je crois qu'on ne pourrait pas aller jusque-là. Lorsque vient le temps de délivrer un mandat, dès le début du processus, le juge peut faire la différence entre un membre du crime organisé qui publie des renseignements sur Facebook et un journaliste qui parle à des sources dans le but d'approfondir un débat démocratique au pays. Ces distinctions sont très claires.
Je comprends que le comité s'inquiète des abus possibles, mais je crois que c'est très peu probable. De façon générale, à l'heure actuelle, il n'y a aucune vraie protection pour les journalistes. Il vaut mieux adopter ces protections plutôt que de n'avoir rien du tout.
On parle d'élargir la définition des termes « journaliste » et « source », mais à l'heure actuelle, il n'y a aucune définition à élargir. Elle n'existe pas. Il faut commencer quelque part, et c'est un bon point de départ.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je reviens à la question de la préautorisation ou de la représentation par un amicus curiæ dans le cadre de l'autorisation du mandat de perquisition.
Pour moi, l'autre côté de la médaille ou la protection de la liberté de presse se manifeste lorsque, après la saisie, tout est mis sous scellés. Lorsque l'avis est donné aux journalistes ou aux médias concernés que le fonctionnaire ou l'agent veut examiner l'information, le journaliste ou le média peut faire valoir son point de vue et dire que telle information risque de dévoiler l'identité des sources. Il peut demander à ce que l'information ne soit pas divulguée ou que des mesures particulières soient prises pour que les sources ne soient pas identifiées.
Je crois que la mise sous scellés atteint l'objectif que vous soulevez. Ne trouvez-vous pas que le fait d'ajouter un amicus curiæ équivaudrait à ajouter une ceinture et des bretelles au dispositif? D'après moi, le fait que tout soit sous scellés règle le problème.
J'ai rédigé le projet de loi dans cette optique, je l'avoue. Je n'allais pas jusqu'à la préautorisation, étant donné que, pour moi, la mise sous scellés faisait le travail.
Mme Locher : Je comprends votre point de vue et votre réflexion pour y arriver. On sait, aujourd'hui, qu'il y a eu, par exemple, de la géolocalisation qui a été permise, et qu'on a autorisé le suivi par GPS de Patrick Lagacé. On sait qu'il peut y avoir de l'écoute électronique. Il ne s'agit pas simplement de la perquisition d'un ordinateur ou d'un document.
Donc, pour l'instant, nous croyons que le frein doit être mis pour protéger les sources bien avant que l'autorisation ne soit donnée, et non après qu'elle aura été donnée, parce qu'à ce moment-là, un juge aura déjà donné une autorisation. Alors, les principes de protection des sources et de liberté de presse, en particulier pour les journalistes qui ne sont pas en mesure de se défendre eux-mêmes, doivent être mis au premier rang. En fait, il existe réellement un déséquilibre, en ce moment, dans le processus où seul l'avocat du policier intervient.
On l'a constaté, le fait de donner des mandats est devenu un automatisme, et ça ne devrait jamais être le cas. La mise sous scellés, on le sait, on l'a appris, ce n'est pas toujours une solution et ce n'est pas toujours respecté. Il y a des problèmes là aussi. Prenons le problème de face et arrêtons-le dès le début, dès son origine.
[Traduction]
M. Henheffer : Cela pourrait fonctionner dans les cas où l'on délivre un mandat et la police peut obtenir le document papier et le mettre sous scellé. Toutefois, lorsqu'il s'agit de surveillance en temps réel et que la police voit qui une personne appelle au moment où elle fait l'appel, alors l'ordonnance de mise sous scellés ne sert à rien. Les gens sont surveillés en temps réel et les renseignements sont diffusés par la police en direct. Dans ce cas, la seule option pour protéger les sources, c'est d'arrêter avant que le mandat ne soit délivré.
Le sénateur Joyal : C'est une recherche à l'aveuglette.
M. Henheffer : Exactement.
Le vice-président : Je remercie les témoins de leurs excellentes présentations. Nous vous en sommes très reconnaissants.
Pour la deuxième heure, nous recevons le président du Conseil canadien des avocats de la défense, William Trudell; le président du Comité sur la protection des sources de l'Association canadienne des avocats en droit des médias, Christian Leblanc; et Iain MacKinnon, avocat en droit des médias. Nous recevons également Mark Bantey, associé chez Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l., par vidéoconférence.
Je ne vais pas poser de question avant de commencer, mais comme nous recevons des experts du domaine juridique, j'aimerais que vous réfléchissiez à quelque chose et que vous y reveniez pendant votre exposé ou lorsque vous répondrez aux questions.
Les sénateurs ont fait valoir que l'interception de communications privées au Canada ne se faisait qu'avec l'autorisation judiciaire d'un juge de la Cour supérieure en vertu de l'article 185 du Code criminel.
De plus, la loi en vigueur ne vise pas seulement l'autorisation judiciaire d'un juge de la Cour supérieure, mais aussi le pouvoir des ministres fédéraux ou des personnes qui représentent le ministre fédéral de la Justice ou le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, s'il s'agit d'une poursuite ou d'une enquête fédérale, et des ministres provinciaux. Comme l'a fait valoir le sénateur White lors de la dernière réunion du comité, ces protections existent.
La situation du Québec nous amène à nous demander si les dispositions générales sur les mandats pourraient nous permettre de faire quoi que ce soit qui n'est pas autorisé à l'article 487.011. Toutefois, les mandats ne peuvent être délivrés que par un juge de la cour provinciale ou un juge de la Cour supérieure.
L'enjeu au Québec avait trait aux juges de paix. Le sénateur Joyal, le sénateur Carignan et d'autres ont fait valoir qu'il fallait déclarer toute saisie de dossiers à un juge dans les trois mois suivant celle-ci ou à l'intérieur d'un délai raisonnable. De plus, il faut aviser la personne à qui appartiennent ces dossiers.
Vous pourriez peut-être nous dire ce que vous pensez de la situation du Québec, parce que certains sénateurs sont d'avis qu'il y a violation de certains articles du Code criminel.
Je ne fais que lancer la question parce que nous avons eu une importante discussion à ce sujet avec le dernier groupe d'experts et le sénateur White.
Tout d'abord, je demande au célèbre William Trudell, président du Conseil canadien des avocats de la défense, de nous présenter son exposé.
William Trudell, président, Conseil canadien des avocats de la défense : Honorables sénateurs, c'est un honneur et un privilège de témoigner à nouveau devant vous.
Je sais que vous n'avez pas demandé à une personne en particulier de répondre à votre question, mais elle correspond en quelque sorte à ce que je voulais vous dire. La protection de la vie privée, la protection de la liberté de presse et les autres protections qui sont essentielles à la démocratie doivent être assurées par des gardiens.
Dans ces cas et dans celui dont nous parlons au Québec, le gardien n'était pas un juge de la Cour supérieure ni un juge de la cour provinciale, mais bien un juge de paix. À mon humble avis, les juges de paix — sans vouloir les blâmer — n'ont pas la formation ou l'expérience juridique nécessaire pour dire « non » lorsque les circonstances le prescrivent.
J'ai écouté les autres et je ne veux pas simplifier les choses, mais je crois bien humblement qu'il y a quelques problèmes. Il y a un problème avec la délivrance des mandats et certaines directives données par les tribunaux, et il y a un problème d'enquête. En d'autres termes, certains pourraient critiquer la police et dire qu'elle est allée trop loin. La police ne reconnaît peut-être pas le journaliste comme une personne spéciale et perçoit l'application de la loi comme étant l'objectif à atteindre. Si les gardiens ne protègent pas les journalistes et ne les comprennent pas, alors ces problèmes vont exister.
Comme je l'ai dit plus tôt, vous avez la chance, dans le cadre de votre importante tâche, de pouvoir miser sur le travail qui est déjà fait. Au Québec, une commission étudiera exactement la même question que vous, et pas seulement dans le contexte de la province.
On présentera les demandes de qualité d'agir le 21 mars. Je sais que certaines associations nationales présenteront une demande. Il est impossible que la commission ne se limite qu'au Québec parce qu'il s'agit d'un enjeu national, comme l'ont fait valoir mes amis des médias.
Le projet de loi nous préoccupe. Nous croyons qu'il crée une nouvelle catégorie de privilège. Le projet de loi parle des sources, mais nous parlons en fait de journalistes. Cela peut être conflictuel en soi, mais je vous laisse en juger.
À notre humble avis, le projet de loi fait exactement ce que la Cour suprême du Canada et l'arrêt National Post disent que nous ne faisons pas au pays. Nous ne créons pas un privilège générique. C'est une analyse au cas par cas. Je crois que cela nous a bien servi.
Si, comme je l'ai entendu, il faut aborder la question de la protection des journalistes, non pas sur une base spéculative ou en se fondant sur ce qui aurait pu arriver ou ce qui pourrait arriver si la police abusait de son pouvoir, mais en se fondant sur les vrais enjeux, alors la définition du terme « journaliste » est trop vaste.
Le sénateur Joyal a parlé de l'équilibre des critères de Wigmore et d'éléments qui ne font pas partie du projet de loi, mais ce que je n'ai pas entendu dire, c'est que l'innocence est en jeu. En ce qui a trait à la divulgation, en tant qu'avocat de la défense, je ne veux pas avoir à prouver que je ne peux présenter une réponse et une défense complètes si les renseignements ne sont pas divulgués. L'innocence en cause n'est pas abordée par le projet de loi et doit l'être. C'est la ligne directrice du privilège de l'informateur.
Il y a des problèmes en matière de défense. Je serai heureux de parler des avocats spéciaux si la question est soulevée, mais c'est une importante étape contraire à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire National Post.
[Français]
Christian Leblanc, président, Comité sur la protection des sources, Association canadienne des avocats en droit des médias : Merci, monsieur le président, et bonjour, honorables sénateurs.
J'ai l'honneur d'être ici au nom de l'Association canadienne des avocats en droit des médias qui regroupe tous les avocats qui font du droit des médias et qui représentent des entreprises de presse et des journalistes. Nous sommes intervenus dans l'affaire National Post et dans l'affaire Globe and Mail à la Cour suprême du Canada. Nous sommes à même de témoigner de l'importance des sources journalistiques dans le travail journalistique.
Beaucoup de choses vous ont été dites et il est capital, je pense, d'en recadrer certaines. J'ai moi-même représenté Joël-Denis Bellavance dans l'affaire qui a mené à sa filature dans le cas du certificat de sécurité de M. Charkaoui à l'époque. J'ai été à même de constater, déjà à l'audience, la fébrilité des autorités policières. Il s'agissait de la GRC et non d'autorités policières provinciales. J'ai été en mesure de lire, comme tout le monde, comme on l'a vu dans les médias, notamment dans La Presse, qu'il avait fait l'objet de filature. Je l'ai accompagné personnellement de sa résidence à la Cour fédérale pour remettre en main propre au juge une copie d'un document qu'il avait reçu en toute confidentialité, comme il avait été déterminé à la Cour fédérale, non pas dans une cour provinciale, en l'occurrence celle du Québec, mais bien à la Cour fédérale du Canada.
Je crois qu'on doit constater que les tribunaux ont fait le maximum qu'ils ont pu faire. Nous avons connu l'affaire Globe and Mail et l'affaire National Post, et je suis en désaccord avec mon collègue, M. Trudell, avec beaucoup de respect, lorsqu'il dit « it served us well ». Malheureusement, ce qui s'est passé au Québec est une démonstration du fait que cela ne nous a pas rendu service et que l'on doit prévoir l'encadrement nécessaire.
Que ce soit un juge de la Cour supérieure ou un juge de paix, les juges ont besoin d'un encadrement. Je serai très heureux de répondre à des questions sur l'amicus curiæ, mais qu'il s'agisse de l'amicus curiæ ou d'un avocat au moment de la révision de l'ouverture d'un paquet scellé, il faut que cet éclairage soit amené à la cour. C'est exactement ce que l'on fait dans les ordonnances de non-publication.
Lorsque la Cour suprême a rendu sa décision dans l'affaire Dagenais — la décision clé en la matière —, deux éléments importants ont été présentés par le juge Lamer, à l'époque. Le premier, c'est qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les droits; le droit du public à l'information n'est pas moins important que le droit à un procès juste et équitable, puisque, habituellement, en matière de non-publication, ce sont les deux droits qui s'entrechoquent. Le deuxième élément qu'il a présenté, c'est qu'il faut que les médias soient avisés et qu'ils aient la possibilité de parler au juge avant l'émission de l'ordonnance.
Or, la même chose doit être appliquée en ce qui concerne les mandats visant les journalistes. Que ce soit au moment de l'ouverture de paquets scellés ou au moment de l'autorisation d'écoute électronique, cet éclairage de l'envers de la médaille qui est représenté par le droit du public à l'information, lequel est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, doit être donné au juge, qu'il s'agisse d'un juge de paix, d'un juge de la Cour supérieure ou du Québec, puisqu'on a une démonstration — oui, uniquement au Québec —, que la limite de la jurisprudence a été atteinte. Je crois que ce problème est certainement pancanadien, puisque ce sont les mêmes règles qui s'appliquent, notamment le Code criminel en ce qui concerne les mandats d'écoute.
[Traduction]
Le vice-président : Maître MacKinnon, voulez-vous dire quelque chose?
Iain MacKinnon, avocat, droit des médias, Association canadienne des avocats en droit des médias : Je serai très bref parce que je crois qu'on en parlera au cours de la période de questions également. Le comité a raison : l'un des principaux enjeux du projet de loi qui doit être abordé de façon précise, c'est la définition du terme « journaliste » et ce qu'elle englobe.
Les tribunaux du monde ont été confrontés à cet enjeu avec leurs propres définitions et dans le cadre de l'application des lois en matière de protection. Aux États-Unis, certains blogueurs ont été visés par la définition du terme « journaliste ». Je crois que c'était une décision de la cour d'appel pour le neuvième circuit. L'Australie est arrivée à des conclusions similaires.
Je ne crois pas qu'il y ait de formule magique. La définition doit tenir compte de la nature de l'activité de l'auteur, qui ne doit pas nécessairement être payé. Il ne doit pas nécessairement être professionnel. Il ne faut pas réinventer la roue parce que le Canada accuse un certain retard par rapport aux autres pays.
Quarante États américains, quatre États australiens et l'Union européenne ont tous été confrontés à cet enjeu. Ils peuvent nous guider; nous pouvons nous inspirer de leurs dispositions législatives pour déterminer dans quelle mesure nous voulons que cette définition soit vaste ou restreinte.
Par exemple, l'Union européenne définit le journaliste comme étant toute personne morale ou physique qui procède de façon régulière ou professionnelle à la collecte de renseignements et à la diffusion au public par l'entremise d'un quelconque moyen de communication de masse. On peut donc dire que la définition vise les blogueurs.
Toutefois, au cas où l'on s'inquiéterait qu'elle vise toute personne qui fait une publication dans les médias sociaux, la définition est restreinte par la description d'une personne qui diffuse ces renseignements de façon régulière ou professionnelle. Il faut que la personne le fasse de façon régulière, qu'elle soit payée ou non.
Comme nous l'avons déjà dit, en raison de la réduction des médias, des budgets et du personnel, d'anciens journalistes professionnels qui travaillaient pour de grands médias publient aujourd'hui de bons articles sur leurs blogues et leurs sites web. Ils le font parfois pour leurs abonnés ou parfois dans leur propre intérêt parce qu'ils jugent une histoire importante. Il n'y a aucune raison pour que ces personnes ne soient pas visées également. Je crois que la définition du terme « journaliste » est une question essentielle.
Le vice-président : Nous allons maintenant entendre Mark Bantey, associé chez Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l. Nous lui avons demandé de témoigner en raison de sa vaste expérience dans ce domaine du droit.
Mark Bantey, associé, Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l. : Honorables sénateurs, mesdames et messieurs, bonjour. En tant qu'avocat qui pratique le droit des médias depuis quelque 35 ans, je tiens à exprimer mon appui à l'égard du projet de loi S-231 proposé par le sénateur Carignan, avec les ajustements proposés par la Coalition des médias canadiens et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.
Il est clair depuis longtemps que les protections établies par la Cour suprême dans les arrêts Lessard et National Post sont insuffisantes pour protéger le rôle crucial des médias au sein d'une société démocratique. Bien que la liberté de presse soit un droit fondamental garanti par la Charte, la Cour suprême a établi clairement que ce droit en soi ne se traduit pas par une immunité constitutionnelle ou générique pour la protection des sources. Le modèle du cas par cas adopté par la Cour suprême a donné lieu à une grande incertitude et à une conduite arbitraire. Comme nous l'avons vu dans les cas récents au Québec, le modèle du cas par cas n'a pas su prévenir certains abus flagrants.
En l'absence d'une immunité constitutionnelle, qui peut ou non être souhaitable ou politiquement viable, la protection juridique est clairement requise. Le projet de loi du sénateur Carignan en fait beaucoup pour corriger les lacunes du modèle du cas par cas. Tout d'abord, il transfère le fardeau de la preuve du journaliste vers la personne qui demande la divulgation de l'identité de la source. Dans l'arrêt National Post, la Cour suprême a fait valoir qu'il incombait au journaliste de prouver que sa source méritait la protection de la cour en fonction des critères de Wigmore.
Premièrement, le projet de loi S-231 établit une présomption en faveur de la protection des sources et prévoit que la partie qui demande la divulgation de l'identité de la source soit responsable de prouver que l'intérêt public l'emporte sur le droit de protéger la source.
Deuxièmement, le projet de loi établit des critères clairement définis qui doivent être respectés avant qu'un journaliste ne puisse être forcé de révéler sa source. Cela ressemble aux mesures en place pour les interdictions de publication et à d'autres mesures visant à restreindre les principes de l'audience publique.
Troisièmement, le projet de loi reconnaît le privilège comme étant de nature générique et propose une définition du terme « journaliste » qui reconnaît le droit du public d'obtenir des renseignements d'intérêt public de diverses sources.
Quatrièmement, en ce qui concerne l'émission de mandats de perquisition, d'ordonnances de surveillance et d'autres mesures extraordinaires, il établit un mécanisme en vertu duquel le média est avisé et les informations recueillies ou reçues du média sont immédiatement mises sous scellé.
Ces mesures permettent aux médias de contester la validité de l'ordonnance avant que les autorités aient l'occasion d'examiner les documents saisis. Le projet de loi codifierait les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l'affaire Lessard et exigerait la mise sous scellé des documents, de façon à ce que la contestation d'une ordonnance de ce genre par un média ne soit pas qu'illusoire.
Le privilège établi dans le projet de loi du sénateur Carignan n'est pas un privilège absolu, mais relatif. À mon avis, il ne porte pas atteinte à la capacité des services de police et des autorités de mener enquête et de prévenir la commission de crimes.
De nombreuses administrations ont adopté des lois de protection des sources et des documents journalistiques. J'invite le comité à examiner les lois de protection de la Belgique, de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie. En outre, quelque 40 États américains ont également adopté des lois de protection, lois qui n'ont ni porté atteinte à la capacité des services de police de lutter contre la criminalité ni réduit cette capacité.
Dans le contexte actuel, où les médias sont pris à partie, même aux États-Unis, il est important que le Sénat appuie l'existence d'une presse libre et vigoureuse et qu'il adopte la mesure législative proposée par le sénateur Carignan.
Le vice-président : Nous passons maintenant aux questions.
Le sénateur Pratte : Maître Trudell, vous avez mentionné la question de l'innocence, et je crois comprendre, d'après vos commentaires, que vous êtes entièrement contre le projet de loi — ou peut-être pas. Si le projet de loi était adopté, quelles modifications souhaiteriez-vous que nous apportions pour rétablir l'équilibre que vous souhaitez, ou établir un meilleur équilibre concernant la présomption d'innocence?
M. Trudell : Nous ne sommes pas contre l'ensemble du projet de loi. Si ce comité sénatorial déterminait que c'est nécessaire, cela nous amènerait à la deuxième étape, soit l'aide que nous pouvons vous apporter, du point de vue de la défense. L'un des facteurs qui devraient être pris en considération et qui devraient faire partie intégrante du projet de loi est celui des circonstances dans lesquelles la communication serait autorisée.
J'ai déjà mentionné que je considère que le fardeau de la preuve ne devrait pas incomber à la défense, mais vous pourriez y indiquer que cela vise les cas où l'innocence ou la capacité d'assurer une défense pleine et entière sont en jeu. C'est un des aspects du projet de loi qui vise en particulier à protéger l'important principe de la présomption d'innocence et l'accusé. C'est la première chose. Cette notion est absente, et je pense qu'elle pourrait être intégrée facilement.
Dans l'affaire National Post, la Cour suprême a indiqué que d'autres administrations ont des lois de protection, et cetera. Elle a essentiellement déterminé qu'une analyse au cas par cas était importante et qu'un privilège générique n'était pas nécessaire et ne devait pas être créé.
Si des représentants des médias ou votre propre expérience vous ont convaincus qu'il s'agit d'un problème répandu à l'échelle nationale plutôt qu'un problème conjoncturel — je me permets d'utiliser le terme « abus » —, sans savoir si le mandat n'aurait pas dû être délivré, si la surveillance n'aurait pas dû avoir lieu ou si la loi n'a pas été respectée, il faut savoir que la création d'un nouveau privilège générique en réaction à un problème conjoncturel pourrait poser problème ou soulever des préoccupations.
Nous ne sommes pas contre la protection des journalistes. Cela ne fait aucun doute. Nous ne sommes pas contre la protection des sources. En tant qu'avocat de la défense, je dois constamment me fier à diverses sources. Certaines personnes pensent que les avocats de la défense se fient à des ouï-dire. C'est peut-être vrai, mais si vous tenez compte de la définition de ce qu'est un journaliste, obliger un juge de déterminer qui est un journaliste et qui ne l'est pas est un fardeau considérable, étant donné la nature subjective de cette décision, surtout à l'ère des fausses nouvelles, où n'importe qui peut se dire journaliste ou publier un blogue quelconque qui pourrait correspondre à cette définition.
Si vous regardez la définition de « source journalistique », cela s'entend d'une source qui transmet de l'information confidentiellement — un terme qui a déjà fait l'objet de discussions ce matin — à un journaliste, avec un engagement du journaliste. Ce projet de loi vise à protéger les sources, car c'est un privilège qui leur est accordé. Quelle est la nature de l'engagement dont il est question ici?
Dans l'affaire National Post et l'affaire Globe and Mail, on indique, dans un paragraphe, que le journaliste avait consulté son rédacteur en chef, une personne respectée, qui lui aurait dit d'honorer son engagement. Étant donné le recours réduit aux médias traditionnels, qu'en est-il de cette protection interne?
Qu'entend-on par engagement? S'agit-il d'un engagement verbal? S'agit-il d'un engagement écrit? En quoi le libellé utilisé ici protège-t-il la source?
Le Conseil canadien des avocats de la défense considère que la présomption d'innocence est essentielle dans le cas d'un procès. Si la divulgation est essentielle pour la défense et que l'innocence est en jeu, cela devrait se refléter dans le projet de loi. La présomption d'innocence et le droit d'être jugé sont des droits démocratiques qui ont autant d'importance que le rôle que jouent les journalistes pour faire la lumière sur des enjeux qui pourraient autrement passer inaperçus.
Cela revient à créer un privilège générique. Vous pourriez juger que c'est nécessaire; nous soulignons toutefois que la Cour suprême du Canada a déjà tranché la question. Si vous décidez de le faire, vous devez y intégrer plus de mesures de protection à cet égard pour la défense.
[Français]
Le sénateur Pratte : Monsieur Leblanc, pour ce qui est de la définition de « journaliste », dans le mémoire que la Coalition des médias canadiens nous a présenté hier, elle a proposé d'ajouter la notion selon laquelle un journaliste est une personne qui est « rémunérée » dans le cadre de son occupation « principale ». Il y a deux notions ici, soit une occupation qui doit être principale et rémunérée. M. MacKinnon a semblé dire qu'on ne devrait pas parler nécessairement de rémunération. Il y a donc deux notions.
J'aimerais entendre votre opinion au sujet de l'ajout de l'idée de rémunération et de la nécessité de préciser qu'il doive s'agir d'une occupation principale.
M. Leblanc : Tout cela est lié aux préoccupations que nous avons. On prend toujours l'exemple du blogueur ou de la personne qui publie sur Facebook. Il ne faut pas oublier que le juge — comme on a référé tout à l'heure au « gardien », et je suis d'accord — aura toujours cette pondération à faire. Il aura toujours à faire l'évaluation pour savoir s'il est dans l'intérêt public de protéger la source ou pas. Si des exemples extrêmes étaient capturés par une définition large de « journaliste », ils pourraient facilement être récupérés lors de cette pondération. Autrement dit, il ne faut pas rester trop accroché à la définition de « journaliste » et de « média », parce que, oui, il faut des guides, mais en même temps, la question se posera au cas par cas. Quand j'entends dire que la situation ne sera pas évaluée au cas par cas et qu'il y aura une application automatique, ce n'est pas tout à fait cela. Il y a un débat, il y a une demande devant un juge, il y a des représentations et il y a l'autorisation d'un juge, et le tout sera analysé au cas par cas.
La définition de « journaliste » que donne la coalition est très bonne. Il y a deux modèles. La loi australienne parle vraiment de médias grand public, et lors des débats tenus au Parlement australien, les politiciens disaient qu'il ne fallait pas trop élargir, parce que cela donnerait une protection à des gens qui n'en méritent pas. C'était dit. Par ailleurs, le modèle de la Nouvelle-Zélande est complètement à l'opposé. Il précise que ce n'est pas là que la protection sera bloquée, car il y a aura des mesures plus tard. En l'occurrence, ici, il s'agit de l'autorisation du juge, mais on ne la bloquera pas en fonction de la définition de « journaliste » ou de « média ». On va donc prendre une définition plus large, comme vous l'a indiqué mon ami et collègue tout à l'heure. Pour moi, les deux définitions sont bonnes. Avec beaucoup d'égard, la définition de « journaliste » et de « média » est presque un faux débat. Selon moi, ce qui est important, c'est le stade de l'autorisation et l'accompagnement que l'on donne aux juges dans le cadre de l'autorisation.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Messieurs, je vous remercie de vos exposés. J'aimerais faire appel à votre expertise juridique.
Il me semble y avoir deux ensembles de critères, soit les critères de Wigmore utilisés par la Cour suprême et les critères utilisés dans le projet de loi. En ce qui concerne les critères de Wigmore, les tribunaux examinent les arguments relatifs à la protection des sources journalistiques au cas par cas, en fonction de quatre critères, qui sont aussi liés aux notions de bien public et d'intérêt public. Les critères prévus dans le projet de loi visent l'établissement du mécanisme auquel le juge aurait recours pour autoriser la divulgation de renseignements, d'un document lié à un journaliste, et pour l'émission d'un mandat, d'une autorisation ou d'une ordonnance.
Selon vous, quels sont les liens entre les critères utilisés par la Cour suprême et les critères du projet de loi?
M. Trudell : Les critères du test de Wigmore ont résisté à l'épreuve du temps. Ils sont plus étendus.
On examine d'abord les rapports dans le cadre desquels la communication est transmise. Ces rapports sont fondés sur l'assurance que l'identité de la source ne sera pas divulguée. Ce critère est beaucoup plus facile à appliquer lorsque la définition de « journaliste » est à la fois claire et restreinte.
Deuxièmement, le caractère confidentiel est essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise.
Troisièmement, ces rapports devraient, dans l'intérêt public, être entretenus assidûment ou avec diligence.
Quatrièmement, l'intérêt public à protéger l'identité de l'informateur doit l'emporter sur l'intérêt public à la découverte de la vérité.
Je dirais respectueusement qu'à la quatrième partie de la définition, la notion d'intérêt public doit être interprétée de façon encore plus large. En tant qu'avocat de la défense, je ferais probablement valoir que cela puisse inclure les droits de l'accusé, qui pourraient ne pas être inclus dans la définition plus succincte contenue dans le projet de loi.
Le projet de loi comporte une disposition de divulgation. Le paragraphe (7) porte sur l'autorisation, tandis que le paragraphe (3) traite de la divulgation du document à un fonctionnaire.
Le sénateur McIntyre : Il y a aussi le paragraphe 488.02(3).
M. Trudell : Au paragraphe (3), le juge peut ordonner la divulgation; on indique ce qui suit :
a) qu'il n'existe aucun autre moyen par lequel les renseignements peuvent raisonnablement être obtenus;
b) que l'intérêt public à faire des enquêtes et entreprendre des poursuites relatives à des infractions criminelles l'emporte sur le droit du journaliste à la confidentialité dans le processus de collecte et de diffusion d'informations.
Nous sommes d'avis que la question de la démonstration de l'innocence se pose dès l'émission du mandat initial. Si vous lisez le projet de loi, vous constaterez qu'on semble avoir tronqué l'approche à quatre étapes du test de Wigmore. Je dirais, respectueusement, que ce qui est préoccupant, c'est qu'on pourrait considérer qu'il accorde moins de protection.
Le sénateur Joyal : En réponse au sénateur McIntyre, vous avez reconnu que cela avait modifié le fardeau de la preuve. Il s'agit d'une inversion du fardeau de la preuve, ce qui n'est pas le cas du test de Wigmore.
Le sénateur McIntyre : C'est en effet une inversion du fardeau de la preuve.
M. Trudell : Je l'ai indiqué dans mon exposé.
Le sénateur Joyal : Je n'avais pas entendu. Cela semble être un aspect fondamental du critère général.
M. Trudell : Je suis certain d'avoir évoqué la question dans mon exposé.
Le sénateur McIntyre : J'ai une question complémentaire, monsieur le président. C'est un projet de loi important, car il n'existe actuellement au Canada aucune disposition législative pour protéger la confidentialité des sources journalistiques, ce qui englobe les dénonciateurs. Essentiellement, ce projet de loi vise à protéger les activités journalistiques.
J'ai trouvé les propos de Me Bantey fort intéressants. Sans mesure législative claire, la cour continuera d'appliquer une approche au cas par cas pour déterminer si une source doit être protégée ou non.
Bien qu'imparfait, le projet de loi n'en demeure pas moins un point de départ. Il pourrait mettre fin aux enquêtes exploratoires ou à la chasse aux sources. C'est mon opinion; vous êtes libre de faire des commentaires à ce sujet.
M. Trudell : Je suis d'accord avec vous là-dessus, sénateur, mais il y a d'entrée de jeu un problème par rapport au « gardien ». Nous avons utilisé l'exemple de la situation qui semble être survenue au Québec. Sans ce problème initial, serions-nous ici aujourd'hui?
Autrement dit, serions-nous ici si un gardien doté de pouvoirs adéquats avait limité le recours au pouvoir d'enquête au Québec? Je suis convaincu qu'il y a beaucoup de réponses à cette question.
Le vice-président : Me Leblanc souhaite également faire un bref commentaire à ce sujet.
[Français]
M. Leblanc : Je crois que l'on a démontré que les juges doivent avoir un guide. La Cour suprême ne peut pas légiférer. Elle est prise avec des faits, des plaidoiries et le jugement qu'elle rendra. Or, vous pouvez légiférer. Tout à l'heure, j'entendais mon collègue, William Trudell, parler de « legal training » et de « background »; ce n'est pas un reproche que je lui fais. Les juges de paix sont des avocats qui ont été procureurs de la Couronne ou membres du Barreau de la défense criminelle. Ils ont tout le bagage juridique nécessaire. Ce qui leur manque, ce sont des guides. À mon avis, les juges de la Cour supérieure seraient en meilleure posture pour rendre ces ordonnances. Je pense que ce serait souhaitable.
Je reviens à l'exemple des ordonnances de non-publication où sont intervenus des juges de la Cour supérieure. Ils ont eu besoin de guides. La Cour suprême leur en a donné dans l'affaire Dagenais, notamment le fait que le droit du public à l'information est aussi important que le droit à la présomption d'innocence et le droit à un procès juste et équitable. De plus, ils ont ordonné aux cours de justice d'avoir la représentation des médias pour obtenir ce guide. Les juges font un très bon travail au Canada, mais il est important de les guider grâce à la législation, puisque c'est ce qu'ils appliquent.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Pour moi, l'essentiel c'est que nous n'avons actuellement aucune disposition législative à cet égard et que nous devons nous en remettre à la jurisprudence. Nous devons préciser le tout.
M. Leblanc : Je suis d'accord, sénateur.
Le vice-président : Dans certaines provinces, les juges de paix ne sont pas autorisés à délivrer des mandats de perquisition. Dans certaines provinces, les juges de paix n'ont aucune formation juridique. Dans d'autres provinces, c'est le contraire. Je le précise simplement pour appuyer les propos de Me Trudell.
M. Leblanc : Monsieur le président, mon point était que je ne crois pas que cela résulte d'un manque de formation juridique. Je pense plutôt que c'est lié à l'absence de lignes directrices dans les mesures législatives.
La sénatrice Batters : Maître Trudell, dans votre exposé, vous avez indiqué que vous préféreriez que ces questions relèvent de juges des cours supérieures plutôt que des juges de paix. Au cours de la dernière année, comme vous le savez, notre comité a étudié la question des délais dans le système de justice pénale. Vous avez comparu au comité à ce sujet.
Je me demande simplement si vous avez des commentaires à cet égard. Croyez-vous que cela pourrait accroître les délais dans le système de justice pénale, un problème qui suscite déjà de graves préoccupations dans notre système de justice?
M. Trudell : Madame la sénatrice, vous voulez savoir si le recours aux juges des cours supérieures garantit une protection accrue?
La sénatrice Batters : Si les juges des cours supérieures avaient cette responsabilité supplémentaire.
M. Trudell : J'estime, à l'instar d'autres membres du Conseil canadien des avocats de la défense, que les juges des cours provinciales sont extrêmement talentueux. On y trouve des juges extraordinaires qui ont les mêmes pouvoirs que les juges des cours supérieures et qui prennent des décisions tout aussi difficiles. Il peut être très difficile, dans une collectivité éloignée, d'avoir accès à un juge de la cour supérieure.
Je dirais, avec le plus grand respect, que je ne crois pas que les juges de la paix aient la compétence nécessaire, mais je ne crois pas pour autant qu'il est nécessaire d'avoir recours à un juge d'une cour supérieure, car cela pourrait être difficile. En outre, les juges des cours provinciales pourraient être tout aussi qualifiés pour traiter de ces questions. Même si cela alourdissait le fardeau aux étapes initiales, je pense que les juges des cours provinciales pourraient certainement exercer la retenue nécessaire à cet égard.
Je m'excuse si j'ai mal compris la question, mais un des problèmes que nous avons constatés concernant la question des délais est la possibilité d'un appel interlocutoire. Autrement dit, il semble y avoir un droit d'appel, que le juge interdise ou ordonne la divulgation, mais il ne semble pas qu'on doive attendre la fin des procédures pour interjeter appel.
Si un appel interlocutoire est interjeté en milieu de procès pour déterminer si des renseignements seront divulgués ou non, cela entraînera évidemment des retards. Si des modifications devaient être apportées au projet de loi, disons qu'il s'agit là d'un enjeu préalable au procès qui devrait peut-être relever d'un juge de gestion de l'instance.
Cela ne fait aucun doute. Si je présentais une demande pour qu'une source soit identifiée, que je considérais que c'était un aspect important pour présenter une défense pleine et entière et que j'avais le droit d'interjeter un appel interlocutoire, je le ferais.
La sénatrice Batters : Ce sont d'excellents points. Maître Leblanc, si la définition de « journaliste » que l'on trouve dans la loi actuelle n'est pas modifiée, craignez-vous une personne qui a simplement un compte Twitter ou une page Facebook puisse être considérée comme un journaliste aux termes de la loi?
[Français]
M. Leblanc : Madame la sénatrice, tout cela dépend toujours du contexte. Il ne faut pas oublier que, selon la définition, c'est dans un but d'une communication publique. Il ne peut s'agir d'un ami Facebook ou privé. Le danger, c'est que la notion de média et de la personne qui contribue au débat public par l'entremise des médias est très changeante en raison des médias sociaux. Il est donc difficile à l'entrée, en amont, d'avoir une définition qui, souhaitons-le, soit large.
Vous posez une excellente question sous-jacente en ce qui concerne les abus de personnes. Je reviens à la véritable protection. Si on est face à un tel abus par le biais de Facebook ou d'un blogue, le juge aura le loisir de le constater lorsqu'il pondérera le quatrième critère de Wigmore, et ce que la loi telle qu'elle est déposée en ce moment vient énoncer, soit l'intérêt public. C'est là que la partie la plus importante devrait se jouer. C'est ce qui me rassure sur le fait qu'il n'y aura pas d'abus de la part d'un blogueur ou d'une personne au moyen de son compte Facebook. Il ne faut pas oublier qu'il y a des blogues politiques aux États-Unis en ce moment qui sont très crédibles et qui sont utilisés davantage que certains médias plus connus.
[Traduction]
La sénatrice Batters : En général, un compte Twitter est public au Canada aussi, sauf s'il a été verrouillé. Il est possible d'avoir une page Facebook publique. J'en ai une; elle n'est pas seulement accessible aux personnes que j'ai acceptées dans ma liste d'amis, mais au public en général.
M. Leblanc : Je ne dis pas que M. Trump est un journaliste parce qu'il utilise Twitter, mais il s'en sert manifestement pour communiquer.
Le vice-président : Nous avons des problèmes de communication avec Me Bantey. Si vous m'entendez, maître Bantey, avez-vous des commentaires à faire ce que vous avez entendu jusqu'à maintenant dans la discussion?
M. Bantey : La question fondamentale de ce projet de loi est de savoir si l'intérêt public dans l'administration de la justice l'emporte sur le droit d'un journaliste de protéger sa source.
Quant aux préoccupations de Me Trudell concernant le droit d'un accusé à un procès équitable, ce droit est inclus dans la notion de bonne administration de la justice. Tout juge qui serait saisi d'une affaire dans laquelle le droit d'un accusé à un procès équitable pourrait être en jeu tiendrait compte de cet aspect dans l'examen d'une demande visant à contraindre un journaliste à révéler l'identité de sa source.
Comme le démontre l'interprétation du critère Dagenais/Mentuck par les tribunaux, la notion d'administration publique de la justice est très large. Elle comprend divers facteurs que la cour pourrait prendre en considération avant de contraindre un journaliste à révéler l'identité de sa source.
Le sénateur Joyal : Maître Bantey, je tiens à corroborer ce que vous avez dit et répondre en partie à la préoccupation de Me Trudell concernant le droit à un procès équitable. Au paragraphe 22 de l'arrêt Globe and Mail, le juge LeBel indique ce qui suit :
La Cour a conclu que l'approche fondée sur les circonstances de chaque cas, basée sur le test de Wigmore et imprégnée des valeurs de la Charte canadienne fournissait « un mécanisme suffisamment flexible pour soupeser et mettre en balance les intérêts publics contradictoires, selon le contexte ».
Lorsque la cour se prononce en mettant en balance les intérêts contradictoires, les intérêts publics concernant l'information ou le droit à la confidentialité et le rôle qu'a la police d'assurer la sécurité de la société en général, elle doit entendre la partie et tenir compte, comme le dit la cour, des valeurs de la Charte canadienne. Ces valeurs concernent le droit à un procès équitable. C'est un autre droit qui est en concurrence dans le processus.
La jurisprudence est bien claire à cet égard. Je ne suis pas sûr que nous ayons besoin d'amender le projet de loi pour reconnaître le processus visé au paragraphe (3). Voulez-vous intervenir là-dessus?
M. Trudell : Cela ne ferait pas de tort.
Le sénateur Joyal : Non, bien sûr.
M. Trudell : C'est précis et cela reflète quelque chose qui est très important; je pense surtout au fardeau, au changement à cet égard. Je souhaiterais que cela ne dure pas.
Le projet de loi porte sur les sources, les journalistes, les mesures de protection dans la création d'une nouvelle catégorie. À mon humble avis, on est presque tenu d'insister sur l'idée que l'un des aspects les plus importants, c'est l'innocence en cause.
Le sénateur Joyal : Au paragraphe 23 de la même décision, la cour a souligné l'importance du quatrième volet du test de Wigmore, qui est celui que vous mentionniez :
[...] l'intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l'identité doit l'emporter sur l'intérêt public dans la recherche de la vérité.
Voici ce que nous avons ici :
b) que l'intérêt public à faire des enquêtes et entreprendre des poursuites relatives à des infractions criminelles l'emporte sur le droit du journaliste à la confidentialité dans le processus de collecte et de diffusion d'informations.
Voici ce qu'a dit le juge Binnie à cet égard, et je cite :
[...] le quatrième volet est le plus déterminant et la tâche du tribunal est guidée par « l'objectif d'une certaine proportionnalité dans la recherche d'un équilibre entre les intérêts qui s'opposent ».
Voilà essentiellement la décision judiciaire qui est en jeu. Différents intérêts s'opposent. Quelle est la position du juge là-dessus? À mon humble avis, les juges de paix n'ont pas toute l'information et ne connaissent pas le contexte comme il le faudrait pour participer à un processus aussi complexe, surtout si nous avions le critère selon lequel il pourrait raisonnablement y avoir abstention concernant l'information et qu'il n'existerait aucun autre moyen.
Vous êtes avocat de la défense. Si vous deviez plaider cela, c'est une preuve véritable. Il n'y a aucune autre façon d'obtenir l'information. Le fait que la police dise à un juge qu'il n'existe aucun autre moyen n'est pas suffisant. Un juge n'accepterait pas cela comme déclaration véridique. Le juge voudra qu'on lui fournisse une explication des faits avant d'en arriver à cette conclusion. Cette conclusion est étroitement liée à l'intérêt public en jeu. D'après le projet de loi, les deux doivent être inclus dans la même opération.
Ce que nous faisons est beaucoup plus complexe que le test de Wigmore, à moins que je n'aie pas bien lu la jurisprudence et le projet de loi dans sa forme actuelle. Comme je l'ai mentionné dans mes réflexions et les questions que j'ai posées aux témoins, il faut qu'il y ait un avocat spécial. Autrement, on transformera le juge en enquêteur, surtout en ce qui a trait à l'alinéa a), car personne ne sera là pour faire contrepoids concernant les faits qui seront présentés au juge.
M. Trudell : Si un juge d'une cour supérieure accorde un mandat et qu'il y a un dénonciateur, il y a un élément distinct que nous ne voyons pas selon lequel le juge doit être convaincu de la fiabilité de ce dénonciateur et du contexte. Le juge suit cette étape importante.
À mon humble avis, le projet de loi doit inclure les mêmes tests et les mêmes étapes. Par conséquent, s'il faut qu'il y ait un avocat spécial, surtout si on élargit la définition de « journaliste », qui est la source? Il s'agit ici de la protection de la source. Nous parlons d'un journaliste, mais c'est comme le privilège de mon client. Il s'agit du privilège du secret de la source.
On crée ici une nouvelle catégorie, de sorte que nul ne doute que d'entrée de jeu, il faut qu'une grande attention soit portée concernant le gardien.
Le sénateur White : Nous parlons ici de 125 autorisations de mise sur écoute par année en moyenne qui sont demandées et approuvées au pays, dans une période de cinq ans, soit de 2009 à 2013. Si nous proposions et acceptions que 12 ou 10 p. 100 étaient liés à la mise sur écoute d'un journaliste pour savoir qui était le dénonciateur ou obtenir d'autre information, je dirais qu'on est loin du compte. Ce que nous utiliserons dépasse de loin la question, surtout lorsque nous entendons Me Trudell dire que le gardien est l'élément important.
Si seulement les poursuivants spéciaux, ou encore les poursuivants spéciaux et certains juges en particulier, pouvaient approuver la mise sur écoute, cela n'exigerait que des changements mineurs aux dispositions plutôt que l'adoption d'une mesure législative qui, je dirais, va bien au-delà de ce qui est nécessaire. Vous avez tout à fait raison, maître Trudell, d'après mon expérience, le gardien est l'élément le plus important pour ce qui est des autorisations de mise sur écoute. N'êtes-vous pas d'accord avec moi?
M. Trudell : Oui. Dans le droit criminel, nous avons abandonné les premières étapes et nous finissons par avoir des retards. C'est ce qui se passe au début. Il s'agit du respect de la confidentialité, des droits de l'accusé et d'une surveillance et une enquête appropriée. À cet égard, je suis d'accord avec vous, sénateur.
Le vice-président : Au Canada, seuls des juges de cour supérieure peuvent accorder des autorisations de mise sur écoute. C'est ce que prescrit la loi actuellement. Maître Leblanc, vous avez hoché la tête pendant un bon moment. Allez-y.
M. Leblanc : Les mesures ne s'arrêtent pas à la mise sur écoute. Dans l'exemple de Patrick Lagacé, au Québec, il s'agissait des numéros composés.
[Français]
Donc, les numéros entrant et sortant de l'appareil, ce qui n'est pas techniquement de la mise sur écoute, sont aussi documentés. On parle de la protection de la source au-delà de la mise sur écoute d'un journaliste.
[Traduction]
Le vice-président : Oui. L'article 492.2 du Code criminel. Cela peut être accordé par un juge d'une cour provinciale ou d'une cour supérieure.
M. MacKinnon : Si vous me le permettez, concernant la question du sénateur White et le point soulevé par Me Trudell, c'est-à-dire que c'est une question liée au gardien, je dirais que c'est bien beau en théorie. Le problème, et la raison pour laquelle il est nécessaire d'adopter le projet de loi, c'est qu'en fait, les gardiens ne font pas leur travail.
En 1991, dans l'affaire Lessard et dans l'affaire opposant la Société Radio-Canada et le Nouveau-Brunswick, le juge Cory de la Cour suprême a énoncé neuf facteurs à prendre en considération pour ce qui est de décerner une ordonnance de communication ou un mandat de perquisition visant les locaux d'un média. Le problème, c'est que nous ne savons même pas si les juges de paix connaissent ces facteurs. Nous ignorons si des gens les appliquent. Il semble que cela ne soit pas le cas.
La donnée la plus incroyable pour moi qui a été révélée dans le témoignage du représentant de la Coalition des médias canadiens qui a comparu hier, c'est qu'entre 98 et 99 p. 100 des mandats de perquisition décernés par les juges de paix sont approuvés automatiquement. Ils les approuvent presque systématiquement.
Les choses ne se passeraient pas ainsi s'ils appliquaient le facteur Lessard par exemple. C'est bien de dire que les gardiens devraient faire leur travail et qu'il y a les dispositions actuelles. Le problème, c'est qu'ils ne suivent pas les dispositions actuelles. Il nous faut une loi qui les force à les respecter. Cela ne peut être rendu possible que par l'adoption de mesures législatives; il ne suffit pas de dire qu'ils devraient faire telle chose et qu'ils en ont la possibilité. J'approuve cela. C'est tout à fait correct, mais le problème, c'est qu'ils ne le font pas.
M. Bantey : Je suis entièrement d'accord avec Me MacKinnon. Dans l'affaire Lessard, la Cour suprême a dit que les facteurs ne constituaient pas des exigences constitutionnelles. S'il en est ainsi, il faut qu'ils soient énoncés dans la loi. Il doit y avoir une protection législative s'il ne s'agit pas d'exigences constitutionnelles.
La beauté du projet de loi, c'est qu'il réunit dans une seule mesure législative les facteurs énoncés dans l'affaire Lessard et les quatre volets du test Wigmore et qu'il en fait des exigences. Un juge de paix ou un juge d'une cour provinciale les verront écrits noir sur blanc dans le Code criminel, dans la Loi sur la preuve au Canada, et ils n'auront pas d'autre choix que de les respecter.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup pour ces renseignements très éclairants.
Maître Trudell, votre opinion contraste un peu avec celle des autres témoins qu'on a entendus à ce jour au sujet de ce projet de loi. Ce qui m'intrigue, ce sont les deux termes que vous avez utilisés : « classe privilégiée » et « risque d'abus ». Vous n'êtes pas allé loin en matière de démonstration de ces possibilités. Quand vous parlez de la classe privilégiée, parlez-vous de journalistes qui jouiraient d'une protection spécifique en vertu du Code criminel? Lorsque vous parlez d'abus, parlez-vous des policiers ou des journalistes qui pourraient en abuser? Pourriez-vous nous en dire plus au sujet de ces affirmations que vous avez faites?
[Traduction]
M. Trudell : L'affaire National Post et l'affaire Globe and Mail fournissent des orientations au tribunal. Dans ces affaires, on a dit essentiellement que ce n'est pas un privilège générique, mais plutôt une situation précise qui doit être évaluée. Le projet de loi crée une catégorie de privilège pour les journalistes même si cela vise les sources.
Le fait est qu'un policier doit reconnaître qu'un journaliste joue un rôle important dans la société. S'il n'en tient pas compte, il ne communiquera pas l'information à l'agent émetteur et il ne suivra peut-être pas les lignes directrices au tribunal. C'est ma façon de voir les choses dans les deux cas. Nous allons à l'encontre de ce qu'a dit la Cour suprême du Canada et nous créons une nouvelle catégorie de privilège.
Seuls les avocats ont vraiment cela, et pour les dénonciateurs, c'est une autre situation, qui correspond à une catégorie. C'est une chose qui n'a pas été faite et que la Cour suprême a rejetée.
Le sénateur Pratte et le parrain du projet de loi disent qu'il y a un vide. Si vous trouvez qu'il y en a un, alors il est important d'avoir une orientation législative. À notre avis, le projet de loi suscite des inquiétudes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Est-ce que votre opinion est la même pour les risques d'abus? Lorsque vous parlez de risques d'abus, seraient-ils commis par les journalistes eux-mêmes? J'essaie de comprendre votre raisonnement.
[Traduction]
M. Trudell : Il est impossible de comprendre mon raisonnement. Je ne parle pas d'abus de la part de journalistes, car je n'ai aucune preuve qu'il y en ait eu. Je parle d'une situation où un journaliste dit qu'il doit protéger sa source. Un avocat de la défense dira qu'une défense pleine et entière nécessite la divulgation, et il y a donc un autre équilibre ici. Le sénateur Joyal parle d'un test de Wigmore combiné et cela soulève des préoccupations.
[Français]
Le sénateur Carignan : J'aimerais signaler mon désaccord avec Me Trudell sur la question de la création d'un nouveau droit. La Cour suprême a créé et reconnu que ce droit devait être protégé. Ce qu'on crée est un cadre juridique pour l'exercice et la protection de ce droit. On crée même, dans le fond, l'obligation pour les journalistes de protéger cette source. On donne des outils aux journalistes pour protéger cet engagement de confidentialité.
Maître Leblanc, lorsque vous parlez de la définition de « journaliste », la Cour suprême a précisé que cela pourrait inclure les blogueurs, mais qu'il est question d'évaluer s'il s'agit d'une relation qui doit être « entretenue assidûment ». Dans l'arrêt National Post, au paragraphe 57, il est indiqué ce qui suit :
Le troisième volet du test (selon lequel les rapports source-journaliste devraient, dans l'intérêt public, être « entretenus assidûment ») offre une certaine souplesse à la cour appelée à évaluer le cas de différentes sources et de différents types de « journalistes ». Ainsi, il se peut qu'on accorde un poids différent à la relation entre une source et un blogueur qu'à celle qu'entretiennent une source et un journaliste professionnel comme M. McIntosh [...]
Est-ce que je comprends de votre témoignage que c'est à cette affirmation de la Cour suprême que vous faisiez référence?
M. Leblanc : C'est exactement cela, sénateur. J'étais à la Cour suprême où je représentais la Coalition des médias, et le juge Lebel m'a posé la question à savoir que, si l'on va dans ce sens, on n'a pas besoin de définir ce qu'est un journaliste. Je lui ai répondu que, en effet, cette définition devenait moins importante. On évoque toute possibilité d'abus à ce stade du test. C'est exactement ce que je tentais d'exprimer, sénateur Carignan.
[Traduction]
M. MacKinnon : Je veux ajouter rapidement quelque chose. Il convient de souligner qu'en 2012, la juge en chef de la Cour suprême, la juge McLachlin, a dit ce qui suit dans un discours :
La croissance exponentielle du phénomène des nouveaux médias annonce une mutation du groupe de personnes qui rapportent l'actualité judiciaire. Les décisions des tribunaux pourraient cesser d'être la chasse gardée de journalistes professionnels formés à cette tâche. En effet, quiconque dispose d'un clavier d'ordinateur et a accès à un « blogue » peut aujourd'hui agir comme reporter. Et qui peut affirmer que ces personnes ne sont pas qualifiées pour le faire? Car, en effet, il y aura parmi ces « blogueurs » des professionnels et des universitaires préparant et diffusant des analyses et des commentaires réfléchis. D'autres par contre ne satisferont pas aux normes journalistiques de base.
Tout le discours sur les médias et les tribunaux se trouve sur le site web de la Cour suprême, dans « Discours ». Même la juge en chef a dit publiquement que c'est une réalité; les blogueurs peuvent être aussi des journalistes. Comme l'a dit Me Leblanc, c'est exactement ce qu'indiquent des cas de jurisprudence également.
[Français]
Le sénateur Carignan : Merci.
Finalement, j'ai une question technique au sujet de l'appel. Le projet de loi prévoit l'appel immédiat lorsque le juge ordonne la divulgation d'une source, particulièrement en ce qui concerne la preuve. Ce pourrait être épouvantable et étirer les délais si c'était fait en cours de procès. Il y a longtemps que je n'ai pas vérifié cela, mais j'avais commencé à rédiger une thèse sur le secret professionnel que j'ai dû mettre de côté à cause de mes enfants — cela dit, je ne voudrais pas qu'ils se sentent coupables. L'appel pour le secret professionnel est immédiat, parce que c'est un secret. Une fois la chose divulguée, on ne peut pas y remédier avec le jugement du fond. Est-ce encore la situation?
M. Leblanc : Oui. On dit qu'une fois que la pâte dentifrice est sortie du tube, on ne peut plus la remettre dedans. Voilà pourquoi il y a cet appel immédiat. Il y a aussi des appels pour des ordonnances de non-publication dans des procès criminels. Il y a 23 ans que je travaille en droit des médias et que j'interviens pour les médias dans les procès criminels, notamment en matière de non-publication ou de preuve. Jamais un procès n'a déraillé ou des délais indus n'ont été causés par ces interventions.
Dans l'affaire Dagenais de la Cour suprême, le juge Lamer a même affirmé qu'il y aura peut-être des difficultés inhérentes liées aux demandes de non-publication et au fait que les médias sont appelés à témoigner et à s'insérer dans un procès criminel. Cependant, comme c'est un droit garanti par la Charte qui est tout aussi important que les autres droits qui sont garantis, et il faut lui faire place.
[Traduction]
Le vice-président : Nous allons nous arrêter ici, mais j'aimerais demander aux membres du comité de rester 45 secondes après la fin.
Je remercie les témoins d'avoir présenté au comité d'excellents exposés sur une question très importante.
(La séance se poursuit à huis clos.)