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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 24 - Témoignages du 9 mars 2017 (Séance du matin)


OTTAWA, le jeudi 9 mars 2017

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 11 h 40 pour étudier les questions relatives aux délais dans le système de justice pénale au Canada.

Le sénateur George Baker (vice-président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le vice-président : Bonjour. Je souhaite la bienvenue à nos collègues, à nos invités et aux membres du grand public qui suivent la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles d'aujourd'hui. Nous poursuivons notre étude sur les délais dans le système de justice pénale au Canada.

Nous recevons trois experts du domaine : Christopher Sherrin, professeur agrégé à la faculté de droit de l'Université Western Ontario; Bruce MacFarlane, professeur à la faculté de droit de l'Université du Manitoba et Peter Hogg, chercheur invité chez Blake, Cassels & Graydon s.r.l. Nous vous remercions de témoigner devant nous aujourd'hui.

Vous avez la parole.

Bruce MacFarlane, professeur, faculté de droit, Université du Manitoba, à titre personnel : Merci beaucoup. Je remercie les membres du comité permanent de m'avoir invité à parler de cet enjeu important et complexe. J'ai déjà présenté un mémoire au comité; je vais donc seulement souligner certains points.

D'entrée de jeu, j'aimerais préciser que la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Jordan change les règles du jeu. Elle ne vise pas seulement à améliorer notre compréhension à l'égard de la question des délais; elle change la donne. Elle prévoit des changements fondamentaux dans la façon dont nous travaillons.

Je dis cela parce que je ne sais pas si les membres de la profession sont rendus là ou s'ils acceptent cette notion. Je m'attends à ce que certains témoins que vous entendrez s'y opposent et disent qu'il est possible d'apporter quelques changements mineurs, mais à mon avis, il faut des modifications fondamentales. Le statu quo n'est pas une option.

J'aimerais soumettre quatre recommandations précises à la considération du comité. Premièrement, je recommande que la procédure pour traiter les causes, qui est décrite dans le Code criminel, soit réexaminée et remaniée afin que nous nous dotions d'un système de justice pénale moderne plutôt que d'un système de l'ère de Charles Dickens.

Je sais que dans votre rapport provisoire, vous avez fait part de vos inquiétudes à l'égard des modifications fondamentales. Je tiens néanmoins à plaider vigoureusement pour cet examen et, dans cette optique, je soulève deux points. Nous bénéficions désormais des directives de l'arrêt Jordan, qui appellent à des modifications fondamentales. Ma recommandation concerne uniquement le réexamen et la refonte des aspects procéduraux de la législation et non du Code criminel au complet. C'est donc une tâche plus modeste, mais non moins importante, que je propose de réaliser.

Les trois prochaines recommandations sont somme toute plus modestes, mais sont tout de même très importantes. Deuxièmement, il faut éliminer ou réduire le rôle de l'enquête préliminaire. Par le passé, l'enquête préliminaire servait de mécanisme de filtrage et de mécanisme de communication de la preuve auquel a droit l'accusé. Ces mécanismes s'avèrent beaucoup moins pertinents aujourd'hui. L'absolution à la fin d'une enquête préliminaire est rare, et la communication se fait maintenant très efficacement depuis l'arrêt Stinchcombe. Ainsi, à mon humble avis, l'enquête préliminaire n'a plus sa raison d'être.

À mon avis, il existe deux options viables, si l'on garde en tête que la Cour suprême a exprimé clairement que l'enquête préliminaire n'était pas requise sur le plan constitutionnel. Je propose donc d'éliminer complètement l'enquête préliminaire ou — et c'est l'option que je préfère — de limiter son utilisation aux infractions les plus graves, comme le meurtre et le terrorisme, et de prévoir une disposition d'abrogation après cinq ans afin de pouvoir évaluer les effets du changement.

Troisièmement, je propose d'ajouter un nouvel article au Code criminel pour traiter des causes semblables à la cause Jordan, dont le titre pourrait être « Accélérer le déroulement des instances afin d'assurer la conformité aux obligations constitutionnelles ». Sous ce titre, serait présentée une série d'au moins trois principes à l'intention particulière des trois principaux acteurs du système de justice pénale afin d'expliquer clairement les attentes du Parlement.

Le premier principe vise à exprimer les attentes du Parlement envers les procureurs : ils doivent communiquer la preuve en temps utile et préparer l'affaire en tenant compte du nombre d'accusés, du nombre de chefs d'accusation et de la preuve à présenter à l'instruction. Ces attentes visent donc une mise au point. Enfin, le Parlement s'attend à ce que les procureurs soient prêts à procéder à l'instruction dans le délai stipulé à l'alinéa 11b) de la Charte.

Le deuxième principe viserait les avocats de la défense. Le Parlement s'attendrait à ce que, au moment de la communication de tous les éléments de preuve par la Couronne, les procureurs soient prêts à procéder à l'instruction, encore une fois selon le délai stipulé à l'alinéa 11b) de la Charte.

Enfin, un principe qui viserait les juges instructeurs, exprimant simplement qu'on s'attend à ce qu'ils gèrent la marche des procédures préliminaires de manière à ce que l'affaire procède à l'instruction dans le délai stipulé à l'alinéa 11b) de la Charte.

Les principes visent les trois acteurs principaux, qui sont assujettis à des obligations sensiblement équivalentes. Ils expriment toutefois clairement l'attente du gouvernement à l'égard du respect des exigences de l'alinéa 11b) de la Charte.

Ma quatrième proposition émane de mon expérience à la Cour pénale internationale d'Europe. J'ai été nommé à titre d'intervenant désintéressé par les Nations unies et j'ai eu une expérience intéressante au Tribunal pénal international pour l'ancienne Yougoslavie, pendant cinq ans. Ce système se veut une association du système continental et du système de justice pénale accusatoire, et il mise sur la contribution des juges de partout dans le monde, qui apportent leur expérience.

Il m'a semblé très évident que le fondement réglementaire de ce tribunal visait le contrôle des avocats par les juges. Ce système était très efficace et les avocats procédaient avec soin. Ils respectaient les délais prévus par le tribunal. Le juge pouvait par exemple dire aux avocats qu'ils disposaient de cinq jours pour préparer leurs témoignages, et le temps était compté. À la fin d'un procès, il pouvait dire aux procureurs et aux avocats de la défense qu'ils disposaient d'une heure pour faire leurs présentations, et il surveillait l'horloge.

De plus, tous les documents, toutes les requêtes comme les abus de procédure et autres, devaient être présentés par écrit à la cour et étaient associés à un nombre maximal de mots... 3 000 mots, par exemple. Pour dépasser ce nombre de mots, il fallait demander la permission à la cour. Ainsi, à toutes les étapes du processus, le tribunal contrôlait le temps et le compte de mots.

Lorsque l'accusé avait terminé son plaidoyer, il n'y avait plus de comparution, sauf pour des raisons spéciales. On avisait tout simplement par ordonnance les avocats de la date de début du procès. Cette date était habituellement déterminée en consultation avec les avocats, mais c'est le tribunal qui prenait la décision.

D'autres facteurs permettaient d'accélérer le traitement des cas, mais je vais laisser le soin au comité permanent de consulter mon mémoire à cet égard. Je dirais seulement que tous les points que j'ai abordés se retrouvent dans un document intitulé Règlement de procédure et de preuve, qui régit la conduite des dossiers de ce tribunal; je vous ai transmis le lien vers ce document.

Le vice-président : Merci.

Christopher Sherrin, professeur agrégé, faculté de droit, Université Western Ontario, à titre personnel : Je vous remercie de m'avoir invité ici aujourd'hui. Je vais restreindre mon exposé à la question de la réparation en cas de délai déraisonnable. Je vais tenter d'être bref.

À mon avis, la Cour suprême a commis une erreur il y a plusieurs années lorsqu'elle a décidé que la réparation minimale en cas de violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable était la suspension d'instance. Je crois que cette réparation entraîne de nombreuses conséquences malheureuses. En effet, dans certains cas, des accusations criminelles graves ont été rejetées malgré l'absence de preuves — ou très peu de preuves — relatives à l'atteinte des droits de l'accusé à un procès équitable.

De façon probablement plus fréquente — assurément plus fréquente, en fait, à mon avis —, la répugnance à l'égard d'une réparation aussi extrême a mené dans plusieurs cas les tribunaux à n'accorder aucune réparation, à conclure qu'il n'y avait pas eu violation, dans des cas associés à des délais importants, alors que l'accusé n'était que peu ou pas responsable de ces délais et qu'il subissait parfois des préjudices évidents comme de longues périodes d'incarcération ou l'obligation de respecter certaines conditions relatives à sa mise en liberté sous caution.

Je ne crois pas que la suspension soit une réparation nécessaire. C'est une réparation possible. Elle peut s'avérer appropriée dans plusieurs situations, mais pas dans toutes les situations. Lorsqu'elle a décidé il y a plusieurs années que la suspension devait être la réparation minimale, la Cour suprême du Canada s'est fondée sur un raisonnement simple : si un délai est mauvais, alors un délai supplémentaire sera encore pire. Ce raisonnement, bien qu'attrayant, n'est pas tout à fait juste, parce qu'un procès rapide ne protège pas tant l'intérêt de ne pas attendre, mais plutôt l'intérêt de préserver le caractère juste du procès, la liberté et la sécurité de la personne. Dans certaines situations, je crois qu'il est possible de protéger ces droits, de peut-être compenser les préjudices subis par l'accusé et d'éviter d'aggraver ces préjudices. Je crois que dans certains cas — peut-être un bon nombre d'entre eux —, il est possible de le faire sans ordonner une suspension.

À titre d'exemple simple, si le préjudice subi par un accusé a trait à sa détention pendant une période excessive, on pourrait le libérer sous caution, selon des conditions très souples. Ensuite, si à l'issue du procès, l'accusé était reconnu coupable, alors on pourrait réduire sa peine pour compenser la période excessive passée en détention avant le procès et la condamnation.

Je crois que la réparation est une camisole de force et que nous n'en avons pas besoin. Je crois qu'à tout le moins, une déclaration du comité à cet égard pourrait mener à la conclusion unanime que nous nous sommes trompés il y a plusieurs années et qu'il est maintenant temps de changer les choses.

Le vice-président : Merci, maître Sherrin. Me Hogg est le juriste le plus cité de la jurisprudence du Canada. Il a été cité avec approbation dans le rapport du juge Hill, que nous avons examiné plus tôt. Maître Hogg, vous avez la parole.

Peter Hogg, chercheur invité, Blake, Cassels & Graydon s.r.l., à titre personnel : Je vous remercie de m'avoir invité. Je vais vous chanter la même chanson que Me MacFarlane et Me Sherrin.

En ce qui a trait à la réparation, nous sommes tous d'accord — et je sais que le document de Casey Hill dont vous disposez va également dans ce sens — pour dire que le tribunal a commis une grave erreur en déterminant que la suspension était la seule réparation possible. Me Sherrin n'a pas utilisé le terme « simpliste », mais cette décision se fonde sur un raisonnement très simpliste voulant que lorsque les délais deviennent déraisonnables, il soit impossible de poursuivre le dossier. Je crois que c'est une drôle de façon de voir les choses.

On n'en a pas beaucoup discuté, mais dans mon livre sur le droit constitutionnel, je fais valoir que la réparation doit être une ordonnance en vue d'un procès rapide. C'est également l'avis de Me Anthony Amsterdam, un universitaire américain. Je ne sais pas si les États-Unis prévoient de telles ordonnances. Certains pourraient faire valoir que le procès a eu lieu il y a longtemps et qu'il ne s'agit pas d'une solution pratique. Or, il s'agit, à mon avis, d'une solution fondée sur le bon sens. Bien sûr, l'enthousiasme des avocats de la défense à l'égard de leur droit en vertu de l'alinéa 11b) aurait tendance à s'atténuer si la réparation principale était un procès rapide.

Je vais m'arrêter là, monsieur le président.

Le vice-président : Maître Hogg, les États-Unis ont la règle des 100 jours. C'est dans la loi. Êtes-vous d'accord avec la suggestion faite plus tôt par le juge qui a témoigné devant nous à huis clos, soit que le comité recommande que le procureur général du Canada fasse un renvoi à la Cour suprême du Canada dans le but d'infirmer la décision dans l'affaire Rahey, voulant que le tribunal perde sa compétence lorsqu'il y a violation de l'alinéa 11b) de la Charte?

M. Hogg : Je crois que c'est une très bonne suggestion. Le seul problème, à mon avis, c'est que la décision dans l'affaire Jordan a été rendue tout récemment et qu'il serait difficile de convaincre le gouvernement du Canada d'ordonner un tel renvoi, parce que la cour a abordé le sujet des procès rapides très récemment et de façon très inadéquate, comme l'ont fait valoir tous vos témoins, je crois, parce qu'on n'assouplit aucunement la question de la réparation. Je crois que c'est une bonne idée, mais je crois qu'il faut être réaliste : il sera peut-être difficile de convaincre le gouvernement à cet égard.

Le vice-président : Mais c'est une bonne idée.

M. Hogg : C'est une bonne idée, oui.

Le vice-président : Est-ce que quelqu'un d'autre voulait commenter le renvoi à la Cour suprême du Canada par le procureur général du Canada en vue d'aborder la question à laquelle a fait référence la Cour suprême du Canada dans ses décisions récentes sans en avoir traité directement?

M. MacFarlane : Je ne crois pas qu'un renvoi devant la Cour suprême du Canada soit utile. Je crois qu'elle ferait valoir qu'elle a déjà répondu à la question et ne comprendrait pas pourquoi nous revenons à la charge. Je recommanderais de modifier le Code criminel pour énoncer les options en matière de réparation, notamment une ordonnance visant un procès rapide. Je suis presque certain que c'est ce que dirait la Cour suprême; je ne vois donc pas l'intérêt de faire cela.

Le vice-président : Vous avez parlé de la question de la communication, que l'on a réglée dans l'arrêt Stinchcombe.

Malgré cela, dans la presque totalité des décisions faisant état d'une violation de l'alinéa 11b), la communication était l'un des principaux enjeux. Qu'il s'agisse de l'arrêt Stinchcombe ou de l'arrêt McNeil, la communication est un enjeu important. Ainsi, que pensez-vous de l'absence de communication ou d'une communication partielle?

M. MacFarlane : Bon nombre des affaires où la divulgation a constitué un problème et mené, par exemple, à une condamnation injustifiée ont été jugées avant l'affaire Stinchcombe. La divulgation complète, soit tout le dossier dont dispose la Couronne, est la nouvelle pratique. Donc, à cet égard, le monde a changé, mais je comprends ce que vous dites.

Le vice-président : Beaucoup des témoins que nous avons entendus ne partagent pas votre opinion, mais peu importe. Merci.

Le sénateur McIntyre : Messieurs, merci pour ces exposés. Le paragraphe 11b) de la Charte est un droit, mais il y en a d'autres, comme les droits des victimes et les droits sociétaux, des droits qui ne sont pas garantis par la Charte. Donc, ma question est la suivante : compte tenu de la portée de l'analyse du droit d'un inculpé à être jugé dans un délai raisonnable et des intérêts qui sont en jeu, les tribunaux ne devraient-ils pas tenir compte des droits des victimes et des droits sociétaux?

M. Hogg : Je peux répondre d'abord? Je crois qu'il s'agit d'une très, très bonne suggestion. Un des éléments très insatisfaisants dans l'affaire Jordan, c'est que, à mon avis, le tribunal ne fait aucune référence à l'intérêt public de mener un procès sur le fond, un procès qui, à tout le moins, devrait être équilibré par rapport à lui-même. Il s'agit, dans une certaine mesure, d'un droit constitutionnel, un droit clairement reconnu par la Constitution. L'établissement de ces périodes manquait quelque peu d'équilibre et rien ne laissait entendre qu'il devrait y avoir une certaine souplesse par rapport à cette valeur importante. Certes, la question a été soulevée dans d'autres affaires, mais à ce que je sache, pas dans l'affaire Jordan.

M. Sherrin : Je dirai simplement que je suis d'accord avec mon collègue. Il faut tenir compte des intérêts de la société, des victimes présumées et des témoins. Fait curieux au sujet du régime légal actuel : le recours le moins souhaitable pour les personnes concernées est le seul recours auquel elles sont accès.

J'imagine que le raisonnement est que si l'on admet un recours aussi radical, celui-ci servira d'incitatif fort pour pousser les parties poursuivantes, et peut-être les tribunaux et tous les autres intervenants du système de justice, à faire avancer les choses plus rapidement afin d'éviter ce résultat désagréable. Ce recours existe depuis maintenant 30 ans. Pourtant, l'an dernier, la Cour suprême parlait d'une culture de laisser-aller. Alors, je ne crois pas que cela ait donné grand-chose.

Peu importe, même si l'on modifie les règles pour permettre un recours autre que la suspension des procédures ou une solution de rechange à une suspension des procédures, le simple fait qu'une suspension des procédures puisse être imposée devrait inciter les autorités à procéder rapidement.

Le sénateur McIntyre : Comme vous l'avez souligné, maître Sherrin, la suspension des procédures n'est peut-être pas la meilleure façon de régler le problème des délais dans notre système de justice pénale. Vous avez également évoqué la possibilité d'adopter des solutions de rechange à une suspension des procédures, comme une peine réduite ou une caution, et j'ajouterais peut-être une compensation pécuniaire et une autorisation déclaratoire, notamment. Je suis d'accord avec vous.

Maître MacFarlane, dans votre exposé, vous avez formulé quatre recommandations, notamment en ce qui concerne les enquêtes préliminaires. Vous recommandez d'éliminer ces enquêtes qui servent à déterminer si la preuve est suffisante pour renvoyer l'accuser au procès. Que pensez-vous des mesures prises par certaines provinces en réaction à l'affaire Jordan, notamment, réduire le nombre d'enquêtes préliminaires en se tournant davantage vers la mise en accusation, en allant directement au procès et en utilisant une approche de triage, soit établir un ordre de priorité pour les affaires en fonction de leur gravité, entre autres?

M. MacFarlane : L'expérience de certaines provinces peut être vérifiée, en ce sens que, si la partie poursuivante craint que l'affaire soit en péril, peu importe la raison, la mise en accusation directe permet de porter l'affaire directement devant un tribunal tout en évitant le genre de problème vécu avec l'affaire Jordan. Il s'agit donc d'une sorte de recours, une mesure que peut adopter la Couronne pour éviter une suspension des procédures.

L'Alberta a mis au point une approche de triage ayant attiré beaucoup d'attention. Mais, selon mon analyse, et cette approche est toute récente, je n'ai constaté aucun changement, outre une plus grande priorité accordée à l'intérêt du public dans le cadre du critère à deux volets pour la mise en accusation et la procédure. Dans pratiquement tous les services de poursuite au Canada, et cela a toujours été le cas, les ressources et la disponibilité des ressources sont des facteurs dont on tient compte pour le volet intérêt public. Cela fait depuis longtemps partie du cadre stratégique écrit. Ce qui a changé, c'est que l'Alberta a publié une déclaration très claire selon laquelle les ressources et la capacité à composer avec les procès sont maintenant prioritaires. Par conséquent, si le critère de l'intérêt public n'est pas satisfait, une demande de suspension des procédures sera présentée. Donc, je ne vois aucun changement majeur, sauf que l'on accorde davantage la priorité à l'intérêt public.

Le sénateur Woo : Merci pour ces exposés très concis et clairs. Je suis d'accord avec Me Hogg : il devrait y avoir un éventail de recours plutôt qu'un seul. Toutefois, je tente, avec beaucoup de nervosité, de me mettre à la place de la Cour suprême si elle doit réexaminer cette affaire, peut-être pas dans le cas d'une référence, car, comme d'autres l'ont souligné, il est peut-être prématuré de procéder à renvoi de cette affaire et trop tôt pour que le tribunal change son fusil d'épaule, mais si jamais la Cour suprême doit réexaminer l'affaire.

Je n'ai aucune expérience dans le domaine juridique, mais si la cour doit réexaminer et réfléchir à la question, elle pourra consulter, comme le disait Me Hogg, les nombreuses régions qui font les choses différemment. Mais, je crois que la première chose à faire pour la Cour suprême serait de se demander si ce qu'elle a en place après l'affaire Jordan est efficace, s'il y a moins de délais et si l'objectif de pousser les trois parties à être plus efficients, à ajouter des ressources et à être plus novateurs, plus ingénieux, a été atteint. S'il y a moins de délais et que les résultats sont meilleurs, cela poussera-t-il le tribunal à renforcer sa décision?

M. Hogg : C'est une excellente question. Vous avez probablement raison de dire qu'il est prématuré de procéder à un renvoi de l'affaire Jordan, puisque le jugement n'a été rendu que tout récemment, mais une chose qui me frappe concernant cette affaire et d'autres cas individuels, c'est que le tribunal ne sait vraiment pas ce qui se fait ailleurs, seulement ce qui s'est produit dans cette affaire. L'avantage d'un renvoi, c'est que la preuve pourrait jouer sur l'accumulé criminel de toutes les provinces. Des spécialistes pourraient proposer des façons de régler la question. Ce serait tellement mieux que de simplement renvoyer la question dans le cadre d'un jugement en appel dans le cas d'une affaire de délai. On pourrait pousser le tribunal à réexaminer la question plus attentivement. La Cour suprême a fixé ces délais dans l'affaire Jordan sans savoir ce qui se fait dans les autres provinces, outre — dans quelle province a eu lieu l'affaire Jordan? J'oublie.

Le vice-président : En Colombie-Britannique.

M. Hogg : Il est lamentable de voir que la Cour suprême a imposé ces règles sans même penser que le fait d'appliquer ces règles à l'ensemble du pays pourrait être problématique et sans s'informer sur ce qui se fait dans les provinces.

La sénatrice Batters : Le point qu'a soulevé le sénateur Woo et auquel Me Hogg vient de répondre est exactement ce dont discute le comité depuis près de 14 mois maintenant, je crois. Nous avons amorcé cette étude sur les délais dans le système de justice pénale sachant qu'il s'agissait d'un énorme problème partout au pays. Nous souhaitions jouer notre rôle de gardiens et de représentants de nos régions en examinant le problème dans son ensemble et en procédant à un second examen objectif. Pour ce faire, nous avons visité plusieurs régions au pays pour recueillir des témoignages, même ici, à Ottawa, afin de constater la portée du problème dans différents endroits et de trouver des solutions. C'est exactement ce que nous faisons depuis tout ce temps.

Le sénateur Joyal : J'aimerais faire un commentaire général et vous demander d'y réagir. L'affaire Jordan a été jugée en été et le tribunal a parlé d'un changement de culture. Un changement de culture a un impact sur beaucoup de choses. La culture, c'est une façon de faire les choses, et une façon de faire les choses repose sur des règles, pratiques et habitudes, bonnes et mauvaises, et sur une mentalité. Un changement de culture touche beaucoup de choses.

Lorsque l'on a commencé à avoir recours à la suspension des procédures dans des cas notoires d'homicide et d'agression sexuelle et que les victimes, et le public, ont manifesté leur colère contre ces décisions, et avec raison, j'ai été surpris de voir que ni le juge en chef, ni le procureur général du Canada, ni la ministre de la Justice n'ont cru bon de dire au tribunal que, compte tenu des conséquences associées aux affaires concernées et, comme vous l'avez souligné, de l'approche de triage adoptée en Alberta et de la nécessité de former les gens et de nommer immédiatement des juges, notamment, et compte tenu des nombreux aspects touchés par ce changement de culture amorcé par un simple décret du tribunal, de dire, donc, au tribunal : « Dorénavant, voici comment vous allez procéder. »

Comme vous l'avez dit, maître Hogg, sauf le respect que j'ai pour la Cour suprême, je ne crois pas qu'elle n'avait aucune idée de toutes les affaires concernées dans les provinces et qui feraient l'objet d'un réexamen. Autrement dit, ce changement au système a créé un tsunami. Je suis surpris que le juge en chef n'ait pas organisé une réunion avec les procureurs généraux des provinces pour dire : « Vous faites partie de l'administration de la justice et je suis responsable de cette administration, alors, quelle approche allons-nous adopter? »

À tout le moins, il y aurait eu apparence de leadership. Pour le moment, les provinces sont en mode réaction. Je juge Joyal, au Manitoba, a demandé que les enquêtes préliminaires soient éliminées. L'Alberta a adopté une approche de triage. L'Ontario tente de composer avec toutes ces conséquences. J'ai l'impression que nous n'avons pas d'approche nationale uniforme qui permettrait de rassurer le public, les victimes et les divers intervenants, eux qui doivent avoir confiance au système de justice.

J'ai l'impression que tout le monde a été laissé pour compte et que nous tentons de rassembler les morceaux. Je donne peut-être l'impression de critiquer la ministre de la Justice, mais ce n'est pas le cas. Toutefois, plusieurs mois après le jugement dans l'affaire Jordan, où est le leadership?

Le vice-président : L'un d'entre vous souhaiterait réagir? Avez-vous un commentaire à formuler sur ce que vient de dire le sénateur Joyal?

M. Hogg : Sauf que ce que vous dites est tout à fait exact. Bruce et Chris voudront peut-être s'exprimer également. Ce qui me dérange énormément, c'est que la décision rendue dans l'affaire Jordan était une décision majoritaire, et que le juge en chef faisait partie de la minorité. On aurait pu croire que pour apporter un changement aussi important, la cour aurait rendu une décision unanime. Ensuite, les membres du tribunal ont le culot de dire qu'ils ont analysé le nombre d'affaires portées en appel en vertu du paragraphe 11(b), comme si c'était une preuve suffisante pour imposer une nouvelle règle applicable à l'ensemble du pays. C'est très, très insatisfaisant.

Le vice-président : Évidemment, la Cour suprême a prévu une période de transition afin de ne pas revivre une situation semblable au rejet de 50 000 dossiers lié à l'affaire Askov. Elle a prévu le coup.

Le sénateur Sinclair : Messieurs, merci pour ces exposés. Je vais poser la même question que j'ai posée à un autre témoin plus tôt. Je vais d'abord m'adresser à Me Hogg, mais j'aimerais tous vous entendre sur la question.

Quelqu'un a proposé d'apporter une modification au Code criminel en fonction des conséquences de la décision Jordan en ce qui a trait au recours à la suspension des procédures au titre de l'article 24 de la Charte, suivie ou accompagnée d'une clause de dérogation. Selon vous, si le Code criminel était modifié ainsi pour ces raisons, la conclusion selon laquelle la suspension des procédures est le seul recours possible au titre de l'article 24 de la Charte, l'ajout d'une clause de dérogation pourrait-elle être une option pour le Parlement?

M. Hogg : Ce serait certainement efficace, à mon avis. Je suis convaincu que Me MacFarlane et Me Sherrin voudront aussi intervenir sur la question. Le problème, c'est que les gouvernements, surtout le gouvernement libéral actuel, sont allergiques à l'idée d'avoir recours à une clause de dérogation. Ce serait efficace, oui, mais l'opposition dirait immédiatement que le gouvernement saccage la Charte et que personne n'a jamais posé un tel geste auparavant. Sénateur Sinclair, c'est une très bonne suggestion, mais elle n'est probablement pas pratique.

Le vice-président : Selon vous, maître MacFarlane, le gouvernement libéral est-il allergique à... non, je ne vous poserai pas cette question. Que pensez-vous de ce que le sénateur Sinclair vient de dire?

M. MacFarlane : Dans l'ensemble, je partage l'avis de Me Hogg. J'ajouterais simplement qu'il serait possible de jumeler certains éléments dont nous avons parlé. Par exemple, le gouvernement pourrait être ouvert à l'idée de renvoyer l'affaire à la Cour suprême de façon à ce que celle-ci puisse disposer d'un dossier de preuve complet et accompagner ce dossier d'un projet de loi pour modifier le Code criminel sur le plan des recours disponibles. Donc, fournir à la Cour suprême un dossier de preuve complet dans le cadre d'un renvoi et un projet de loi et lui demander s'il y a des obstacles constitutionnels à l'ajout de recours. Ainsi, on pourrait savoir s'il s'agissait pour la Cour suprême d'une simple décision stratégique applicable uniquement aux suspensions des procédures ou s'il s'agit d'une décision plus stratégique plus large.

Le vice-président : C'est une excellente suggestion. Maître Sherrin?

M. Sherrin : Je crois, moi aussi, qu'il s'agit d'une excellente suggestion. Je ne crois pas que le recours à une clause de dérogation soit très pratique, pour les raisons qu'a évoquées Me Hogg, mais si le gouvernement proposait un projet de loi décrivant clairement une série de recours disponibles et les circonstances justifiant l'utilisation d'un recours plutôt qu'un autre, et, comme le proposait le sénateur Woo, s'il jumelait ce projet de loi à des données concrètes sur les conséquences de l'affaire Jordan, la réponse du tribunal pourrait être intéressante.

L'un des problèmes au moment d'évaluer l'efficacité de l'arrêt Jordan, c'est qu'il est très difficile de déterminer comment nous y sommes arrivés ou de dire si c'est une réussite. Par exemple, nous pourrions adopter une approche simpliste et évaluer si le nombre d'arrêts des procédures a diminué. Cela laisse entendre que nous respectons les échéanciers. Évidemment, le problème avec cette approche, c'est que l'arrêt Jordan est flexible. Ce n'est pas seulement 30 mois et 18 mois; il s'agit de 30 mois en excluant les délais attribuables à la défense et en tenant compte des circonstances exceptionnelles, mais ces règles ne s'appliquent pas dans des dossiers particulièrement complexes, et j'en passe.

La cour aurait vraiment besoin d'avoir des données solides, réfléchies et très poussées sur toutes les conséquences de l'arrêt Jordan et peut-être aussi une méthode de remplacement moyennement détaillée, puis nous pourrions lui demander ce qu'elle en pense. Cela ne porterait pas vraiment sur la disposition de dérogation, parce que cela ne la concerne évidemment pas, mais cela viserait plutôt à déterminer s'il y a une question d'ordre constitutionnel.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci pour vos présentations extrêmement claires et relativement succinctes. C'est bien pour nous, compte tenu du volume de documents que nous avons à lire.

J'ai une question à vous poser, monsieur MacFarlane : à la page 4 de votre mémoire, dans votre troisième recommandation, vous parlez d'ajouter une nouvelle partie au Code criminel pour couvrir la question de la procédure. J'aimerais faire un parallèle entre cette recommandation et ce que vous avez répondu plus tôt, à savoir que la Cour suprême ne bougera pas et que, si on lui demande quoi que ce soit, elle répondra : « Je viens de décider ceci et je ne vais pas bouger ».

À votre avis, quels sont les intérêts en cause par rapport à cette question de recours en droit criminel au Canada, en 2017, qui vous amènent à suggérer autre chose, mais aussi à proposer une législation qui s'imposera à la fois aux trois parties du droit criminel?

[Traduction]

M. MacFarlane : Selon ce que j'en comprends, la question porte sur les intérêts en cause ici. J'espère être en mesure de répondre à cette question, étant donné que cela exige de modifier le statu quo et la pratique qui a cours depuis des décennies, voire des centaines d'années. Les trois principaux acteurs dans le système de justice pénale sont tout simplement habitués à agir d'une certaine manière; or, l'arrêt Jordan demande une réforme majeure.

Pour ce qui est de l'intérêt de la défense, normalement et traditionnellement, l'idée est que les délais font en sorte que les arguments de la Couronne commencent à s'effriter. C'est un intérêt énorme. Ce n'est pas souvent exprimé publiquement, mais c'est la réalité. C'est la triste réalité pour non seulement la Couronne, mais aussi la population, parce que la population a droit à ce que l'affaire soit jugée au fond.

Par ailleurs, je tiens à mentionner l'un des éléments dont je crois que le comité permanent devrait tenir compte. Pour ce qui est d'une approche contextuelle qui tient compte de l'intérêt du public, notre compréhension en est claire, c'est-à- dire que l'infraction doit être jugée localement dans la collectivité où l'infraction aurait été commise. La population a droit de voir l'affaire être jugée au fond, et cela représente un grand intérêt pour elle : la nécessité de voir l'affaire être jugée au fond pour déterminer si quelque chose ne s'est bel et bien pas passé comme prévu.

La Couronne a aussi un grand intérêt dans tout cela qui n'est encore une fois pas exprimé très souvent, et c'est que l'enquête préliminaire lui permet de consigner des témoignages parce qu'il arrive parfois que le témoin meure ou disparaisse. Il est possible de déposer cette preuve dans le cadre du procès.

Si nous regardons plus loin que la surface, le contexte nous permet de dégager un certain nombre d'intérêts. L'arrêt Jordan pose problème, parce que cet arrêt se fonde, à tous égards, sur une ligne de démarcation très nette, mais il ne tient pas compte de tous les intérêts contextuels et particuliers.

Le vice-président : C'est fascinant.

Le sénateur White : Je remercie les témoins de leur présence au comité. J'aimerais brièvement avoir une discussion avec vous qui nous amènera à parler d'un autre sujet. Je comprends le point sur lequel vous mettez l'accent, mais nous essayons également de réduire le nombre de dossiers qui engorgent notre appareil judiciaire.

Nous avons cerné les défis que pose l'arrêt Jordan, mais j'aimerais vous entendre sur la possibilité de prendre un certain nombre d'infractions criminelles et de les traiter au moyen d'un processus administratif, comme nous l'avons vu en Colombie-Britannique en ce qui concerne la conduite avec facultés affaiblies. Un grand nombre de dossiers de conduite avec facultés affaiblies sont maintenant traités au moyen d'un processus administratif. En fait, les responsables vous diraient qu'ils ont constaté une diminution considérable du nombre de dossiers de conduite avec facultés affaiblies qui sont reportés. Avez-vous un commentaire à ce sujet?

M. Hogg : Je crois que l'exemple de la Colombie-Britannique est très bon, étant donné que les autorités utilisent maintenant un processus pour les dossiers de conduite avec facultés affaiblies dont les tribunaux ne sont normalement pas du tout saisis. Cela court-circuite le système, et les autorités imposent ce qu'elles appellent des recours civils. Le véhicule du défendeur est saisi, et les divers frais engagés lui sont facturés. La facture peut s'élever à plusieurs milliers de dollars, et l'appareil judiciaire n'est pas du tout saisi des dossiers. C'est merveilleux. C'est pertinent dans les cas comme la conduite avec facultés affaiblies, mais ce serait peut-être difficile à étendre à d'autres domaines.

Le vice-président : En particulier lorsqu'il y a des peines minimales obligatoires.

Le sénateur White : À titre de précision, des dirigeants du milieu policier et même des représentants de la Couronne sont venus ici parler des possibilités.

Comme vous n'êtes pas sans le savoir, nous avons maintenant des infractions mixtes, mais je me demande si nous ne pourrions pas aussi avoir des infractions où, dans le cas des délinquants qui n'ont aucun antécédent criminel — vol l'étalage, voies de fait simples, infractions administratives, manquement aux conditions de la probation —, nous pourrions avoir recours au système de justice pénale ou à la voie administrative. La Couronne au Nouveau-Brunswick et en Colombie-Britannique et les forces de l'ordre dans les autres provinces pourraient choisir entre le système de justice pénale ou un autre processus. C'est ce qui se passe dans le cas de la conduite avec facultés affaiblies.

M. Sherrin : Je crois que vous avez mis le doigt sur un domaine où il est grandement possible de bien faire les choses, soit les infractions contre l'administration de la justice. Il y a des infractions contre l'administration de la justice, et il y a des infractions contre l'administration de la justice. Un grand nombre d'infractions ou d'accusations qui engorgent notre appareil judiciaire sont ce que nous pourrions appeler des manquements passablement techniques aux conditions de la libération conditionnelle ou de la probation, comme l'omission de signaler un déménagement. En soi, ce ne sont pas des comportements criminels. J'ai l'impression qu'au moins certaines de ces infractions pourraient être jugées de façon adéquate et appropriée en dehors des tribunaux criminels, ce qui pourrait vraiment contribuer à atténuer les problèmes liés aux délais, compte tenu du nombre de ces infractions dont sont saisis les tribunaux.

Le vice-président : Si vous consultez le registre de tout tribunal provincial au pays, vous constatez que la majorité des infractions sont liées aux manquements à une condition ou à une autre.

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur la question soulevée par le sénateur Sinclair et l'idée que nous pouvons aborder la question de nombreuses manières.

L'article 33 de la Charte est clair; c'est cinq ans. Cependant, la Cour suprême, dans des arrêts comme l'arrêt Carter, a suspendu pour un an la prise d'effet du jugement, ce qui a été une décision importante. Le gouvernement a demandé de prolonger la suspension de six mois et en a obtenu quatre. Autrement dit, le jugement a été suspendu pour un an et quatre mois.

Dans le dossier de la prostitution, lorsque des articles du Code criminel ont été invalidés, la cour a reconnu que le Parlement aurait besoin d'une année pour accoucher d'une loi. Autrement dit, le gouvernement peut se présenter devant la cour pour obtenir une prolongation. Ce ne sera peut-être pas de cinq ans, comme le prévoit l'article 33, mais cela peut être une prolongation raisonnable si le gouvernement peut, comme c'est mon avis dans le cas présent, expliquer à la cour le nombre de dossiers, leur gravité, les problèmes administratifs et la perception du public ayant trait à l'alinéa 11b). Comme vous l'avez dit avec raison, il y a un élément lié à la collectivité ou à la société dans cet alinéa, et c'est la confiance du public envers l'administration de la justice. Lorsque nous voyons toute une enquête, comme dans le cas de l'opération SharQc au Québec qui visait les motards criminels, être jetée à la poubelle après quatre ou cinq ans de travail par les forces de l'ordre, cela suscite une réaction dans la population. Je ne crois pas que les tribunaux peuvent y être insensibles.

Si le gouvernement se présente devant le tribunal et explique plus en détail les circonstances exceptionnelles pour lesquelles il ne faut pas prononcer l'arrêt des procédures dans un dossier, mais bien en autoriser la poursuite, je crois que le gouvernement respecterait sa responsabilité à l'égard de l'ensemble du système. À mon avis, il y a dans le système des soupapes de sécurité pour obtenir une prolongation dans le cas d'une question qui se révèle de nature systémique. J'ai parlé de « changements culturels », mais je parlerais plutôt de « changements systémiques » en ce qui concerne l'administration de la justice pénale au pays.

Je ne crois pas que les tribunaux sont insensibles à la réalité. Les juges lisent les journaux, comme vous et moi. Ils écoutent les nouvelles, comme vous et moi. Ils comprennent les réserves des forces de l'ordre et de tous ceux qui participent à l'administration de la justice au pays. Lorsque le tribunal dit que c'est ainsi que cela se fera, nous n'avons pas les mains liées au point où nous plions et nous nous résignons. Le gouvernement a la responsabilité dans de telles situations de retourner devant le tribunal et d'expliquer le tout. Il n'est pas trop tard pour le faire. Six mois plus tard, nous avons seulement une idée des conséquences de ce jugement.

Comme Me MacFarlane l'a mentionné, le gouvernement pourrait faire valoir d'autres critères à la cour, et je crois qu'elle doit les examiner sérieusement. D'après moi, à titre de pays, nous pouvons actuellement aborder ce problème de manière raisonnable et rationnelle avec, comme je l'ai mentionné, l'approbation du tribunal. Cependant, il se peut que je rêve en couleurs et que nous n'ayons d'autres choix que d'essayer de sauver les meubles, pour le dire ainsi.

M. MacFarlane : Je crois que c'est une excellente suggestion pour trois raisons. Premièrement, la Cour suprême a traditionnellement été raisonnablement consciente de l'effet d'un sursis à l'exécution de son jugement lorsqu'elle réalise que cela aura des conséquences considérables sur la société et ses institutions. La Cour suprême est traditionnellement disposée à examiner sérieusement un tel sursis.

Deuxièmement, je répète que cela donnerait l'occasion au gouvernement de présenter l'ensemble des éléments de preuve dont j'ai parlé plus tôt en ce qui a trait aux conséquences d'une telle décision.

Troisièmement, ce qui s'est produit à la suite de l'arrêt Askov de la Cour suprême a été franchement désastreux. Le nombre varie, mais environ 50 000 dossiers ont fait l'objet d'un arrêt des procédures, et ce, seulement en Ontario. Je crois que la Cour suprême en est consciente.

Le problème est que l'arrêt Jordan a eu l'effet d'une bombe dans le milieu juridique. Il est vrai que les dossiers déjà dans le système sont traités différemment, mais les accusations déposées demain le seront en fonction d'un autre régime sans donner l'occasion au gouvernement d'y répondre ou au milieu juridique de modifier sa culture en conséquence. C'était tout simplement une bombe qui a été larguée sans nous donner l'occasion de nous y préparer.

Je crois que la Cour suprême serait très ouverte à entendre cette proposition si le gouvernement lui présente une motion à cet effet.

Le vice-président : Étant donné que le paragraphe 24(2) de la Charte inclut l'intérêt de la société, le critère inclut les effets que cela aurait sur l'administration de la justice. Cependant, en vertu du paragraphe 24(1), cette norme est maintenant retirée, et ce nouveau régime de 18 mois pour les tribunaux provinciaux entrera en vigueur dans un an. Nous n'aurons plus de mesures intérimaires pour bloquer le raz-de-marée de dossiers qui seront rejetés par les tribunaux. Ai-je raison?

M. Sherrin : Vous avez raison. Toutefois, je n'ai qu'un bémol. Si vous saisissez trop rapidement les tribunaux d'un dossier, je ne serais pas surpris de les entendre dire : « Écoutez; nous avons une période de transition, et elle n'est pas terminée. Qui plus est, nous ne sommes pas encore rendus au moment où notre régime normalisé est en vigueur. Par conséquent, nous ne pouvons pas dire ce que cela donnera. Nous voulons voir certains éléments de preuve. »

Je crois qu'il faudrait peut-être attendre un peu avant d'en saisir la cour en vue d'être en meilleure posture et d'avoir les éléments de preuve nécessaires pour en démontrer les conséquences. La période de transition a eu un tel effet ou un autre. Maintenant que c'est derrière nous, nous pouvons présenter ce que les données démontrent.

Le vice-président : Êtes-vous d'accord avec cela, sénateur Joyal? Nous conclurons ensuite la réunion.

Le sénateur Joyal : Il y a un autre élément dont nous devons tenir compte. Lorsque le gouvernement se présente devant la cour, il faut comprendre que les décisions qui sont prises demandent des changements profonds dans le système. Par exemple, il faut réviser ce livre sur les enquêtes préliminaires. Nous devons nous présenter devant la cour et dire : « Nous avons des suggestions de notre collègue, le sénateur Baker, de juges du Manitoba et de l'Ontario et des intervenants de l'appareil judiciaire. » Cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Nous devons y réfléchir soigneusement et en soupeser les conséquences, par exemple. Il faut expliquer à la cour que, pour être en mesure de respecter l'objectif général des échéanciers, nous devons non seulement embaucher d'autres procureurs de la Couronne et nommer un nombre x de juges pour occuper les sièges actuellement vacants, mais aussi nous attaquer aux problèmes existants. Pour ce faire, nous devons demander au milieu juridique de suggérer des modifications nécessaires à apporter au code pour mettre en œuvre ces changements, mais c'est impossible de le faire en deux semaines. La cour en est bien consciente. Elle nous a donné un an ou un an et demi pour modifier le Code criminel, comme je l'ai mentionné, pour donner suite à l'arrêt Carter ou à l'autre arrêt que vous avez cité.

Il y a une certaine logique. Nous devrions faire comprendre assez clairement et assez fermement au gouvernement dans notre recommandation qu'il doit expliquer à la cour les conséquences des changements relatifs aux procédures dont il est également question ici. Cela prend du temps. Il ne faut pas indûment prendre notre temps, mais nous devons avoir pleinement conscience des changements systémiques qui doivent s'opérer au sein de l'appareil judiciaire canadien.

Le vice-président : Maître Hogg, aimeriez-vous faire un dernier commentaire?

M. Hogg : Sénateur Joyal, je crois que la suggestion de Me MacFarlane concernant un projet de loi qui porterait sur un certain nombre d'éléments du Code criminel que le gouvernement pourrait ensuite renvoyer à la Cour suprême aux fins d'examen est exactement ce que vous avez en tête. Cela donnerait également à la Cour suprême quelque chose à se mettre sous la dent en tenant aussi compte d'autres éléments du Code criminel. Étant donné que cela prendrait la forme d'un renvoi, nous pourrions inclure des témoignages d'experts concernant l'état des appareils judiciaires dans les diverses provinces.

Je me permets de dire à Me MacFarlane qu'à mon avis nous avons là le début d'une idée très constructive.

Le vice-président : Parfait; c'est la solution MacFarlane. Maîtres Sherrin, Hogg et MacFarlane, je vous remercie de vos témoignages intéressants, instructifs et informatifs.

Je tiens à rappeler aux membres du comité que la procureure générale du Canada, la ministre de la Justice, témoignera devant le comité à 15 h 30 cet après-midi pour discuter de ces questions. La séance est levée.

(La séance est levée.)

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