Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 28 - Témoignages du 4 mai 2017
OTTAWA, le jeudi 4 mai 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, à qui a été renvoyé le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, se réunit aujourd'hui, à 10 h 33, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour et bienvenue à mes collègues, à madame la ministre, à nos invités et aux membres du public qui suivent la séance d'aujourd'hui du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Il y a beaucoup de monde dans la salle aujourd'hui, comme vous pouvez le constater. Ceux qui sont debout ou qui, peut-être, viennent d'arriver peuvent se rendre dans la salle annexe où ils pourront regarder et écouter la séance. Cela sera un peu plus confortable pour vous dans cette salle, si vous voulez bien vous y rendre.
Nous commençons aujourd'hui notre examen du projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel.
Nous accueillons aujourd'hui pour commencer la séance, l'honorable Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureure générale du Canada.
Elle est accompagnée à la table par William Pentney, sous-ministre de la Justice et sous-procureur général du Canada, ainsi que par Laurie Wright, sous-ministre adjointe, Secteur du droit public et des services législatifs, tous deux du ministère de la Justice.
Merci à tous d'être venus aujourd'hui. Madame la ministre, vous avez la parole.
L'honorable Jody Wilson-Raybould, C.P., députée, ministre de la Justice et procureure générale du Canada : Merci, sénateur, bonjour à tous les honorables sénateurs et à tous ceux qui sont ici. Je vous suis reconnaissante de me donner la possibilité de présenter au comité le projet de loi C-16. Dans les remarques que je vais vous exposer aujourd'hui, je vais décrire les grands objectifs du projet de loi, expliquer les modifications qu'il propose et répondre à certaines questions qui ont été soulevées au sujet de ce projet de loi.
Une fois mes remarques terminées, je serai, bien sûr, très heureuse de répondre aux questions des honorables sénateurs.
Le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, représente une étape extrêmement importante pour ce qui est de protéger la dignité, la sécurité et la liberté des Canadiens trans et à diverses identités de genre. Comme chacun d'entre nous, ces personnes ont droit à la protection égale de la loi pour qu'elles puissent vivre de la façon qu'elles souhaitent.
Le principe sur lequel repose le projet de loi C-16 est que tous les Canadiens doivent être libres d'être eux-mêmes, sans craindre la discrimination, la propagande haineuse ou les crimes haineux. Malheureusement, ce n'est pas encore ce que vivent actuellement les personnes transgenres dans ce pays. Comme vous le savez tous, les personnes trans, à diverses identités de genre et à deux esprits risquent de subir de graves violences et d'être la cible des menaces de violence, notamment des agressions physiques et sexuelles, du harcèlement physique et verbal. Elles font également face à des obstacles importants lorsqu'elles souhaitent obtenir un emploi ou progresser dans leur emploi, et ce n'est pas faute de compétences.
Et pourtant, notre droit pénal et la protection que nous accordons aux droits de la personne ne protègent pas expressément ce groupe vulnérable. Avec ce projet de loi, le Parlement a la possibilité de déclarer, en termes clairs, que les personnes trans et à diverses identités de genre ont droit à une protection égale contre la discrimination, la propagande haineuse et les crimes haineux et que tous les Canadiens ont le droit d'exprimer leur identité de genre et leur expression de genre sans craindre pour leur sécurité.
La diversité du Canada est une force et cette diversité s'épanouit lorsque les institutions et les lois favorisent la participation et l'inclusion sociales pour tous. C'est là l'essentiel du but recherché avec ce projet de loi.
À cette fin, le projet de loi C-16 propose d'apporter trois modifications. Premièrement, il modifierait la Loi canadienne sur les droits de la personne pour ajouter deux motifs de distinction illicites : l'identité de genre et l'expression de genre. Avec cette modification, constituerait un motif de distinction illicite, le fait de désavantager une personne en raison de son identité ou de son expression de genre dans le domaine de l'emploi, de la fourniture de biens et services, de l'accès à des installations et lieux auxquels le public a normalement accès.
La Loi canadienne sur les droits de la personne s'applique uniquement dans les domaines de compétence fédérale, mais toutes les provinces et tous les territoires ont maintenant adopté des lois provinciales sur les droits de la personne en vue de protéger les personnes trans et à diverses identités de genre contre toute discrimination ou ont présenté des modifications semblables. Ce projet de loi serait le dernier morceau du puzzle qui assurerait une protection complète aux personnes trans et à diverses identités de genre de notre pays.
Deuxièmement, le projet de loi propose également de modifier le Code criminel. Il ajouterait l'expression ou l'identité de genre à la liste des groupes identifiables qui sont protégés contre la propagande haineuse.
Enfin, il préciserait que la haine fondée sur l'expression ou l'identité de genre devrait être considérée comme une circonstance aggravante au moment de déterminer la peine infligée pour une infraction pénale.
Ce n'est pas la première fois que le Sénat étudie cette question. Au cours de la 41e législature, le comité a étudié le projet de loi C-279, une mesure législative très semblable. Comme cela a été mentionné, les provinces et les territoires ont adopté des lois sur les droits de la personne ou présenté des modifications semblables et compte tenu de cette situation, j'estime que ces modifications auraient dû être adoptées il y a longtemps.
Il ressort néanmoins clairement du débat qu'a tenu le Sénat qu'il existe des interrogations sur les raisons pour lesquelles il faut adopter ces modifications et sur leurs effets prévus. J'aimerais maintenant aborder ces questions.
Certains s'interrogeaient sur l'opportunité d'adopter ces modifications. Il a été fait remarquer que les personnes trans pouvaient déjà déposer une plainte de discrimination fondée sur le sexe aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne et que les dispositions du Code criminel relatives aux peines applicables aux crimes haineux appelaient une interprétation large et comprenaient déjà l'identité et l'expression de genre. Permettez-moi de vous présenter trois réponses à l'argument selon lequel le projet de loi est redondant.
Premièrement, tous les Canadiens devraient pouvoir invoquer nos lois fondamentales, comme la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, et constater que leurs droits et obligations sont clairement et expressément reconnus. Pour promouvoir l'accès à la justice, il faut travailler constamment pour que nos lois soient plus claires et plus faciles à comprendre pour tous.
Les tribunaux judiciaires et administratifs ont été amenés à examiner des plaintes déposées par des personnes trans et à diverses identités de genre pour des motifs fondés sur le sexe, mais nous ne devrions pas en conclure que les Canadiens ordinaires estiment que l'identité et l'expression de genre est visée par ce terme. Les personnes trans et à diverses identités de genre qui estiment avoir fait l'objet de discrimination ne devraient pas avoir à devenir des spécialistes de l'interprétation des lois et de la jurisprudence relative aux droits de la personne pour pouvoir défendre leurs droits fondamentaux.
En outre, les employeurs et les fournisseurs de service devraient savoir clairement quelles sont les obligations envers leurs employés et leurs clients que la loi leur impose. Le fait d'ajouter ces motifs à la Loi canadienne sur les droits de la personne ainsi qu'au Code criminel rendra ces dispositions plus claires et cohérentes.
Deuxièmement, les Canadiens s'attendent à ce que leurs représentants au Parlement parlent en leur nom des questions sociales d'actualité et qu'ils affirment leurs valeurs et leurs droits fondamentaux. Avec ce projet de loi, le Parlement a la possibilité de déclarer que tous les Canadiens devraient se sentir libres d'être eux-mêmes. Le Parlement peut appuyer les personnes les plus vulnérables de ce pays, les personnes trans et à diverses identités de genre et déclarer qu'elles bénéficient d'un statut égal au Canada. Ce n'est pas seulement un geste symbolique. Il s'agit d'introduire des expressions nouvelles visant le respect et l'inclusion dans deux lois importantes qui influencent la façon dont nous nous comportons quotidiennement.
Enfin, ce projet de loi comble également une grave lacune du droit pénal. Les infractions relatives à la propagande haineuse du Code criminel s'appliquent à l'heure actuelle à un groupe identifiable en raison de son sexe, mais elles ne mentionnent aucunement l'identité ou l'expression de genre. Comme vous le savez, l'identité de genre ne peut s'assimiler au sexe. Étant donné que les interdictions pénales doivent être interprétées de façon restrictive, il est important que le Parlement légifère expressément sur ce point pour que cette infraction protège les individus trans et à diverses identités de genre contre la propagande haineuse qui les vise en raison de leur identité ou de leur expression de genre.
Ensuite, certains sénateurs se sont également déclarés préoccupés par le fait que ce projet de loi aurait des répercussions sur la liberté d'expression et qu'il imposerait certaines formulations comme l'utilisation d'un pronom de genre neutre au lieu de « il » ou « elle ». Pour répondre à ces questions, il est essentiel d'établir une distinction entre les modifications aux dispositions relatives à la propagande haineuse du Code criminel et celles qui visent la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Les dispositions du Code criminel relatives à la propagande haineuse visent les discours extrémistes et dangereux qui préconisent le génocide contre un groupe identifiable, qui fomentent volontairement la haine contre un groupe identifiable ou qui incitent à la haine contre un groupe identifiable dans un endroit public lorsqu'une telle incitation est susceptible d'entraîner une violation de la paix. À l'heure actuelle, l'expression « groupe identifiable » s'entend de toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l'origine nationale ou ethnique, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle ou la déficience mentale ou physique.
Dans l'arrêt R. c. Keegstra prononcé en 1990, la Cour suprême du Canada a jugé que l'infraction consistant à volontairement fomenter la haine contre un groupe identifiable, prévue à l'article 319.2 du Code criminel, était une limite à la liberté d'expression dont la justification pouvait se démontrer dans une société démocratique. La cour a jugé que le mot « haine » désignait uniquement une forme d'opprobre extrêmement intense et pour citer le jugement :
[...] le mot « haine » désigne une émotion à la fois intense et extrême qui est clairement associée à la calomnie et à la détestation.
Nous sommes là très loin de l'expression de la foi religieuse, des opinions dissidentes ou même des opinions que certains peuvent considérer choquantes.
Pour ce qui est des termes « fomente volontairement » la haine, la Cour suprême a examiné dans cette même affaire le terme « volontairement » et a déclaré qu'il voulait dire « intentionnellement » et non « de façon insouciante ». Elle a en outre déclaré que le mot « fomente » désignait une incitation ou un appui actifs et non un simple encouragement.
Enfin, il existe quatre défenses à l'accusation de fomenter volontairement la haine. Parmi celles-ci, il y a le fait d'établir que les déclarations se rapportaient à une question d'intérêt public dont l'examen était fait dans l'intérêt du public, si, pour des motifs raisonnables, leurs auteurs les croyaient vraies.
Les infractions relatives à la propagande haineuse imposent une limite à la liberté d'expression, mais une limite très circonscrite. Cette limite peut en outre se justifier dans une société libre et démocratique, compte tenu de l'importance des objectifs recherchés; à savoir, viser les déclarations extrémistes et dangereuses qui préconisent le génocide ou fomente la haine contre certains groupes vulnérables.
Cette infraction s'applique à l'heure actuelle à un certain nombre de groupes identifiables de la société canadienne. Le seul effet du projet de loi serait d'ajouter « l'identité de genre » et « l'expression de genre » à cette liste.
Examinons maintenant les répercussions que les modifications à la Loi canadienne sur les droits de la personne pourraient avoir sur la liberté d'expression.
La Loi canadienne sur la liberté d'expression vise à accorder à toutes les personnes un accès égal aux biens, services et emplois dans les secteurs réglementés par le gouvernement fédéral. Elle ne vise pas à réglementer, d'une façon générale, l'expression des croyances personnelles. En outre, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne légifère pas au sujet de types de discours particuliers. Pour être clair, ces modifications ne vont pas créer de règles particulières concernant l'utilisation de pronoms sexués.
La Loi canadienne sur les droits de la personne interdit toutefois les pratiques discriminatoires, y compris le harcèlement des employés et des clients dans le contexte des emplois et des autres entreprises relevant du gouvernement fédéral. Les paroles ou un comportement insistant et suffisamment grave pour créer un environnement hostile ou empoisonné constituent du harcèlement. Si une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances estimait que les paroles en question sont injurieuses, humiliantes ou constituent une insulte à sa dignité, alors cela serait considéré comme du harcèlement.
Ces protections existent déjà pour ce qui est du sexe, de la race, de l'orientation sexuelle, de l'origine ethnique et de plusieurs autres motifs. Les modifications proposées par le projet de loi C-16 ajouteraient une protection expresse pour les personnes trans et à diverses identités de genre.
J'aimerais parler maintenant de l'objection selon laquelle ce projet de loi risque d'introduire de nombreuses identités de genre. J'ai entendu dire que ce projet de loi aurait pour effet de créer plus de 70 types de genres. Ce n'est pas le cas, et je suis heureuse d'avoir l'occasion de rectifier les choses. Le projet de loi C-16 ne définit pas ou ne vise pas une liste particulière d'identités de genre ou un certain nombre d'entre elles. Le projet de loi est fondé sur la constatation qu'il n'est pas possible de classer tous les Canadiens dans une ou deux catégories, masculin ou féminin, homme ou femme.
Je sais également qu'on a posé des questions au sujet du fait que l'expression et l'identité de genre n'était pas définie dans le projet de loi et que le sens de ces expressions était trop subjectif. L'expression et l'identité de genre sont des termes que l'on retrouve dans la plupart — et bientôt dans tous, comme je l'ai dit — des codes provinciaux des droits de la personne. Des commissions, des tribunaux judiciaires et administratifs ont précisé le sens de ces motifs de distinction illicites dans des centaines d'affaires, en faisant référence, de façon raisonnable, aux objets de la loi. Les décideurs précisent ces motifs et, en fait, tous ces motifs grâce à l'application d'exemples réels qui permettent aux lois de régir des scénarios individuels conformément à leur objet.
À titre de comparaison, je note que le motif de la religion n'est pas non plus défini et que les croyances religieuses personnelles sont appréciées de façon subjective. Cependant, comme l'a déclaré la Cour suprême du Canada, pour être protégée, une croyance religieuse doit être sincère — une condition que les tribunaux judiciaires et administratifs connaissent bien lorsqu'ils appliquent la loi à une affaire donnée. On pourrait adopter la même approche pour ce qui est des motifs fondés sur l'expression et l'identité de genre.
J'invite le comité à examiner la véritable question qui se pose. Le projet de loi a pour but d'accorder aux personnes trans et à diverses identités de genre le même accès aux emplois et aux biens et aux services. Il vise également à renforcer leur sentiment de sécurité et de liberté en interdisant les formes les plus extrêmes discours haineux. Il s'agit de dénoncer ce qui, nous le savons, constitue des agressions bien trop fréquentes et d'autres crimes qui visent certaines personnes en raison de préjugés, de partialité, ou de haine. Je suis convaincue que nous pouvons admettre qu'il s'agit là d'objectifs essentiels qu'il est urgent de mettre en œuvre.
Le projet de loi C-16 apporte les modifications nécessaires à la réalisation de ces objectifs extrêmement importants.
Enfin, je tiens à mentionner le courage dont a fait preuve la communauté trans, ainsi que les initiatives et les décennies d'efforts qu'elle a déployés pour obtenir l'égalité.
Elle compte de nombreux représentants dans la salle aujourd'hui et d'autres nous regardent en ligne; je sais également que certains vont témoigner devant le comité. Votre dévouement, votre ténacité et votre appui indéfectibles à l'égalité des droits m'inspirent. C'est dans la nature de notre pays, un pays qui accepte la diversité, et je souhaite ardemment que cette mesure législative importante soit adoptée le plus rapidement possible. Merci de votre attention. Je serai heureuse de répondre à vos questions.
Le président : Merci, madame la ministre. Nous allons passer aux questions, en commençant par le vice-président du comité, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci, madame la ministre. J'aimerais d'abord vous féliciter pour l'excellent travail que vous effectuez pour essayer de régler des problèmes importants, des problèmes auxquels nous aurions peut-être dû nous intéresser bien avant.
Je vais poser ensemble ma question et ma question supplémentaire, parce que le président risque de me couper la parole lorsque nous arriverons aux questions supplémentaires. C'est un président très avisé.
Premièrement, je viens de Terre-Neuve-et-Labrador et notre Human Rights Act 2010 parle de « gender identity, gender expression », paragraphe 9(1). Le Nova Scotia Human Rights Act 1989 vise la « gender identity, gender expression ». En Alberta, l'article 4 se lit : « gender, gender identity, gender expression ». En Ontario, 1990, on parle de « gender identity, gender expression ». En Colombie-Britannique, la loi de 1996 parle de « gender identity or expression ». Dans les Territoires du Nord-Ouest, 2002, on trouve « identité de genre ». Dans la Charte du Québec, « expression ou identité de genre ». Enfin, à l'Île-du-Prince-Édouard, on parle de « gender identity », 1998; en Saskatchewan, 1979, on trouve prohibited ground gender identity. Le Code manitobain des droits de la personne, 1987, parle d'« identité de genre ».
La question que je vous pose, madame la ministre, est la suivante : pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il attendu aussi longtemps pour agir? Il n'est peut-être pas très juste de vous poser cette question, et il n'est peut-être pas judicieux de trop critiquer les gouvernements précédents. Je vais donc poser ma question supplémentaire — elle est très brève, à votre sous-ministre, une autorité juridique sur ces questions. M. Pentney, nous avons entendu des exposés concernant l'utilisation des salles de bain ou des vestiaires. Pourriez-vous dire au comité si ces questions relèvent des compétences provinciales, du droit provincial, qui remontent, comme je viens de le mentionner à 1987, et cela même dans les édifices fédéraux? Pourriez-vous nous expliquer l'aspect des compétences législatives qui a été soulevé devant le comité?
Mme Wilson-Raybould : Sénateur, je vous remercie d'avoir fait l'historique des modifications apportées aux lois sur les droits de la personne. Je pourrais peut-être répondre à la première question. Je serais heureuse de demander au sous-ministre de répondre à la question portant sur les compétences. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps? Je me concentre entièrement sur le travail que je dois accomplir, sur celui que notre gouvernement doit accomplir et celui que nous, les parlementaires, devons accomplir. Si nous ne le faisons pas maintenant, alors quand le ferons-nous, et si ce n'est pas nous qui le faisons, qui le fera?
J'espère beaucoup que nous allons adopter cette mesure législative importante, et je sais que les assemblées législatives du Nouveau-Brunswick et du Yukon le font également en ce moment. Nous avons le devoir, si je peux m'exprimer ainsi, de protéger les citoyens contre toute discrimination fondée sur leur identité de genre ou leur expression de genre, pour achever l'historique que vous venez de faire. Je suis heureuse d'inviter le sous-ministre à vous parler des aspects constitutionnels.
William Pentney, sous-ministre de la Justice et sous-procureur général du Canada : Merci, madame la sénatrice. L'histoire de la protection des droits de la personne au Canada a beaucoup évolué. Progressivement, nous avons ajouté des protections et il a fallu attendre un peu pour que les provinces et le gouvernement fédéral le fassent. De sorte que la première loi moderne sur les droits de la personne a été adoptée en Ontario en 1960, 1961, parce qu'on avait constaté que les interdictions pénales n'avaient pas donné de bons résultats, que l'État devait appuyer les victimes et qu'une commission pourvue de pouvoirs administratifs combinés à des outils d'application de la loi et d'éducation, pourrait être utile. Ce n'est qu'en 1976, que la Loi canadienne sur les droits de la personne a été adoptée pour introduire ces notions dans le domaine fédéral. Entretemps, les provinces avaient chacune adopté des lois différentes. Il est incontestable, si l'on examine cet historique, que l'adoption de la Loi canadienne sur les droits de la personne a changé la vie des Canadiens qui relevaient des compétences fédérales — employés fédéraux, clients des banques, personnes qui avaient accès aux lignes aériennes. L'adoption de cette loi, même si elle a peut-être été tardive, a eu un effet réel dans la période intermédiaire et, je pense qu'il est bon de rappeler cet historique.
Le sénateur Baker : Et la réponse à ma question?
M. Pentney : Pour ce qui est des compétences, je dirais simplement, sénateur, comme vous le savez, que la propriété et les droits civils relèvent, d'une façon générale, de la compétence exclusive des provinces. De sorte que les règles en matière d'accès, les règles concernant les salles de bain, d'une façon générale, sont régies par les lois provinciales. L'accès aux édifices fédéraux est une question plus complexe et la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que ces services doivent être offerts également à tous. Il y a donc des aspects qui relèvent des compétences fédérales. Je ferai remarquer sur ce point que les salles de bain qui se trouvent en bas ne sont pas réglementées, par exemple. Les salles de bain qui se trouvent dans cet édifice ne sont pas réglementées par les provinces, mais dans la majorité des cas, ce sont les lois provinciales qui s'appliquent.
Le sénateur Plett : Madame la ministre, je vous remercie d'être venue. Je tiens à dire, dès le début, que nous partageons tous exactement le même but. C'est simplement que certains d'entre nous pensent qu'il existe d'autres façons de l'atteindre, mais je suis bien sûr en faveur de l'objectif qui est, comme vous l'affirmez, celui du projet de loi.
J'aimerais toutefois apporter deux correctifs, madame la ministre, ou peut-être un, et ensuite, faire très rapidement un commentaire. Il existe des différences importantes entre le projet de loi C-16 et le projet de loi C-279. Ces projets de loi sont très différents.
Deuxièmement, l'expression de genre n'est pas un groupe identifiable. L'identité de genre l'est peut-être; l'expression de genre ne l'est pas. Vous pourrez faire un commentaire à ce sujet si vous le souhaitez. En ajoutant l'identité et l'expression de genre à la Loi canadienne sur les droits de la personne, nous demandons à la Commission canadienne de la personne d'élaborer des définitions, des paramètres et d'établir des lignes directrices. Je suis sûr que vous savez que, sur le site web de Justice Canada, dans la section des questions et réponses de la page consacrée au projet de loi C- 16, on peut lire, par exemple : « Des définitions des termes 'identité de genre' et 'expression de genre' ont déjà été formulées par la Commission ontarienne des droits de la personne. La Commission a fourni des commentaires et des exemples utiles qui peuvent servir d'orientation pratique fiable. La Commission canadienne des droits de la personne formulera une orientation comparable sur la signification de ces termes dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ».
D'après cette déclaration d'intention du ministère et compte tenu du fait que le régime fédéral des droits de la personne reflète habituellement celui que l'on retrouve au palier provincial, est-il raisonnable de penser que les lignes directrices et les politiques fédérales seront semblables à celles qui existent en Ontario. La CODP a publié une politique sur l'identité de genre et l'expression de genre et sur ce qui constitue du harcèlement et de la discrimination, notamment le fait de refuser de s'adresser à une personne par le nom qu'elle s'est donné et en utilisant le pronom personnel approprié.
C'est une citation. Maintenant, madame la ministre, souscrivez-vous à cette politique?
Monsieur le président, je termine ma question.
Si un individu, un dissident intellectuel peut-être, ne souscrit pas à la théorie selon laquelle il existe une gamme infinie de genres et si cet individu ne croit pas qu'il existe plus que deux genres — et là, je parle simplement du fait qu'il existe plus de deux genres, et non pas d'une personne qui souhaiterait appartenir à un autre genre — pour des raisons personnelles, scientifiques ou religieuses, pensez-vous qu'une telle personne devrait s'adresser à la personne concernée par un pronom personnel et est-ce que l'omission de le faire constituerait de la discrimination?
Mme Wilson-Raybould : Merci, sénateur Plett d'avoir posé ces questions. Je vais essayer d'y répondre en commençant par la dernière. Comme je l'ai mentionné dans mes remarques, il est impossible d'obliger quelqu'un à s'adresser à une personne en utilisant un pronom particulier ou autrement. Le projet de loi C-16 n'oblige aucunement qui que ce soit à s'adresser à une autre personne en utilisant le pronom « il » ou « elle » ou autrement.
Pour ce qui est des définitions, je vous remercie d'avoir lu ce passage. Nous n'avons pas défini l'identité ou l'expression de genre dans le projet de loi C-16. Cela dit, comme cela est mentionné dans cette citation, la Commission canadienne des droits de la personne, ainsi que d'autres commissions au Canada, ont déjà fait beaucoup de travail pour communiquer avec la communauté trans, pour élaborer des documents qui décrivent les différents paramètres autour desquels il serait possible de définir l'identité de genre.
Il existe des douzaines, voire des centaines, de décisions judiciaires qui parlent de l'identité ou de l'expression de genre et qui la définissent de façon précise. Évidemment, lorsqu'une personne a des croyances personnelles très marquées au sujet de son identité, il faudrait, dans le cas où quelqu'un alléguerait qu'il y a eu discrimination, examiner chaque affaire selon ses mérites.
Pour ce qui est de l'identité et de l'expression de genre, comme je l'ai dit dans mes commentaires, « l'identité de genre » est reliée à la façon dont une personne souhaite s'identifier en raison de ses croyances personnelles. Cela pourrait être une identité masculine ou féminine, cela pourrait être les deux, cela pourrait être aucune des deux. Elle reflète la gamme des genres.
Pour ce qui est de « l'expression de genre » — et c'est un débat qui a été lancé il y a quelques années — il est également important qu'elle soit mentionnée dans le projet de loi C-16, comme étant la manifestation ou l'expression extérieure d'une personne, ce que cette personne décide de porter comme vêtements sur les lieux de travail. Je suis vraiment convaincue qu'il nous appartient à nous, les législateurs, de protéger les personnes sur le plan de l'expression de genre, de façon à protéger ces personnes dans leur milieu de travail ou dans d'autres lieux réglementés par le gouvernement fédéral et de veiller à ce qu'elles puissent s'exprimer de la façon qui leur paraît appropriée.
Le président : Je vous rappelle qu'il y a beaucoup de sénateurs autour de la table et que notre temps est limité. Je vous invite donc à formuler des questions et des réponses aussi concises que possible.
La sénatrice Jaffer : Je remercie les témoins d'être venus. Je vous félicite pour le leadership dont vous faites preuve sur cette question et sur d'autres. Bien évidemment, chaque fois que vous venez devant ce comité, je suis très fière parce que vous venez de la Colombie-Britannique. Je vous souhaite donc la bienvenue.
J'aimerais dire aux jeunes qui se trouvent dans la salle en particulier, que je les remercie pour leur leadership, leur force et leur courage qui leur a permis de venir ici. Je sais que vous ne parlez pas seulement en votre seul nom; vous parlez également pour les autres. Je vous remercie donc d'être venus.
Madame la ministre, ma question se situe dans le prolongement de ce que disait, je crois, le sénateur Plett. Vous avez dit quelques mots sur ce sujet dans vos commentaires. La Cour suprême du Canada a confirmé la validité de l'interdiction de la fomentation volontaire de la haine à titre de limite à la liberté d'expression pouvant se justifier.
Un député a déclaré :
J'ai peur que ce projet de loi suscite des craintes chez de nombreux Canadiens, craintes selon lesquelles ils ne pourraient discuter de questions de politique publique, telles que celle-ci, à propos desquelles ils seraient en désaccord avec le programme imposé par le gouvernement.
Madame la ministre, pouvez-vous expliquer au comité comment ce projet de loi protégera les personnes trans en protégeant la liberté de parole des Canadiens?
Mme Wilson-Raybould : Je vous remercie d'avoir posé la question et d'avoir mentionné la présence de jeunes dans la salle. J'insisterais sur le leadership dont ont fait preuve les jeunes et je les en félicite.
Pour ce qui est de cette mesure législative, je dirais qu'elle a pour but de veiller à protéger l'identité de genre et l'expression de genre des individus.
Pour ce qui est des préoccupations — et j'en ai dit quelques mots dans mes commentaires portant sur les limites apportées à la liberté d'expression — voici ce que je dirais : les infractions du Code criminel relatives au discours haineux interdisent le fait de préconiser le génocide ainsi que les autres discours extrêmes, animés par la haine et je l'ai dit en faisant référence à l'arrêt Keegstra de la Cour suprême du Canada, la haine peut être définie comme étant un sentiment qui vise uniquement les formes les plus extrêmes de réprobation. Le fait d'exprimer de bonne foi une opinion religieuse, un point de vue dissident ou même une opinion qui peut être choquante, n'est pas interdit. Notre gouvernement estime que la protection de l'identité et de l'expression de genre, que l'on trouve dans cette mesure est justifiée, puisqu'elle cherche à protéger ces personnes pour faire en sorte qu'elles puissent exprimer qui elles sont et être à l'aise de le faire.
Le sous-ministre veut ajouter quelque chose.
M. Pentney : Rapidement, j'inviterais le comité à examiner ce que dit réellement le projet de loi et ce qui pourrait tomber dans la catégorie d'expression de la haine. Le sénateur Dupuis et moi avons été membres de la Commission canadienne des droits de la personne et nous avons été amenés à examiner de près des cas de ce genre. Il est important d'examiner les termes qui pourraient être visés par une interdiction pénale. Ce sont les appels à la violence. Nous savons que la violence existe et que les mots ont un sens.
Je vous invite, lorsque vous examinez l'argument fondé sur la liberté d'expression, à prendre en compte également les aspects violents de cette situation, la violence, que l'on retrouve dans ce qui se dit sur Internet, dont certaines paroles sont transmises parce qu'elles sont laides. Pour qu'une déclaration soit associée au fait de « fomenter volontairement et intentionnellement la haine » et sujette à une poursuite avec le consentement du procureur général, il faudrait que cette incitation à la violence soit particulièrement extrême. Je vous invite à explorer les aspects les plus violents de cette situation et j'encourage le Sénat à le faire.
La sénatrice Jaffer : Pouvez-vous fournir au greffier un échantillon de ce dont vous parlez?
M. Pentney : Nous pouvons vous fournir des éléments tirés d'exemples réels pour que vous puissiez voir, dans des dossiers précédents, le genre de langage qui a été jugé visé par cette interdiction.
La sénatrice Frum : Madame la ministre, lorsque Égale, l'organisation nationale des droits de la personne LGBTQ du Canada est intervenue sur le projet de loi C-279 sous sa forme originale, le prédécesseur du projet de loi C-16, son équipe juridique a affirmé qu'il était non seulement inutile d'inclure l'expression de genre, mais que cela soulevait des questions d'ordre constitutionnel.
Voici ce qui a été dit :
Le fait d'inclure « l'expression de genre » dans les modifications proposées au Code criminel pourrait entraîner une contestation constitutionnelle, et il y a de fortes chances que la notion « l'expression de genre » soit invalidée parce qu'elle est constitutionnellement vague et qu'elle constitue une restriction déraisonnable de la liberté de parole pour les accusés, surtout lorsqu'il est question de la disposition relative à la propagande haineuse. En fait, la disposition relative à la propagande haineuse du Code criminel a survécu aux contestations fondées sur la Charte parce qu'elle n'est pas trop vague et qu'elle impose une limite raisonnable à la liberté d'expression dans sa forme actuelle. Il serait beaucoup plus difficile de défendre « l'expression de genre » parce qu'elle laisse place à de nombreuses interprétations.
Pouvez-vous commenter ce passage?
Mme Wilson-Raybould : Je suis heureuse de constater que le député a complété mes déclarations au sujet de l'expression de genre. Je vous remercie de nous avoir cité le rapport d'Égale.
Il faut éviter de banaliser les droits que nous voulons protéger. Cela revient à mes commentaires précédents : l'inclusion de l'expression de genre a été demandée par des membres de la communauté trans pour qu'elle figure dans ce projet de loi de façon à protéger les personnes sur leur lieu de travail, et dans d'autres situations, pour qu'elles puissent s'exprimer comme il leur convient.
Pour ce qui est de l'expression de genre d'une personne — et cela doit s'apprécier en fonction de chaque affaire lorsqu'il s'agit d'une allégation de discrimination — les tribunaux ont eu recours à la notion de croyance sincère et le sous-ministre pourra vous en dire davantage sur ce point.
Il faut veiller à accorder cette protection par le biais des provinces et des territoires, par les lois qu'ils ont adoptées et, je l'espère, lorsque notre projet de loi sera adopté, cette protection sera encore renforcée pour ce qui est des décisions judiciaires.
M. Pentney : Nous ne pouvons souscrire à la position d'Égale parce que l'interdiction pénale s'attache à l'intention du locuteur. Dans la mesure où l'intention du locuteur est de susciter la violence ou la haine contre certaines personnes parce qu'elles s'habillent différemment, parce qu'elles portent des boucles d'oreilles ou d'autres formes de ce qui est considéré par certains comme une expression de genre non traditionnelle, et où l'expression est si violente et extrême qu'elle pourrait être visée par la disposition, nous pensons que les tribunaux vont traiter ce genre d'affaire très sérieusement, comme ils devraient le faire, en donnant à ces dispositions une interprétation restrictive et imposer à la Couronne un fardeau de la preuve plus strict, toutes choses qui sont parfaitement justifiées.
Il ne s'agirait pas d'un cas théorique; cela se passerait dans le contexte d'une affaire réelle. On peut penser que la police ne porterait pas d'accusation si elle n'était pas certaine que la déclaration était suffisamment extrême ou qu'elle visait directement un sous-ensemble de la communauté qui risque d'être ainsi visé et que la Couronne ne poursuivrait pas dans un tel cas et qu'un juge ne condamnerait pas l'accusé.
Je répète, « dans un cas hypothétique », d'une façon théorique et générale peut-être, le débat sur le degré de précision des termes utilisés portera sur l'application de la langue et nous pensons que des décisions constitutionnelles seront prises. S'il ressort clairement du dossier qu'il y a eu appel à la violence — allons battre quelqu'un qui se trouve dans le parc voisin — et pourvu que les termes soient suffisamment clairs, je crois que cette disposition résisterait à une contestation constitutionnelle. Je note qu'il existe une grande diversité dans l'expression des croyances religieuses. Les gens choisissent de vivre conformément à leur religion et de l'exprimer publiquement de façon très différente, mais nous avons néanmoins admis que le fait de réprimer l'expression de la haine contre des groupes religieux particuliers, malgré le fait que les gens mettent en pratique leurs religions de façon très diverse, a été jugé constitutionnel. Je pense qu'il en irait de même dans ces cas-ci. Encore une fois, dans un cas approprié.
La sénatrice Omidvar : Madame la ministre, je vous remercie d'être venue. J'aimerais que vous répondiez à une critique qui est souvent faite à ce projet de loi, selon laquelle quand on accorde des droits à un groupe, on en retire à un autre. Je ne souscris pas à cette affirmation, mais j'aimerais que vous commentiez la critique que j'ai entendue, par exemple, de la part de quelques groupes de défense des droits des femmes qui affirment que cela portera atteinte à leurs droits. Encore une fois, je ne souscris pas à cette affirmation, mais j'aimerais que vous répondiez à cette critique de votre point de vue et que vous nous disiez, au sein des compétences provinciales, s'il existe des éléments indiquant que cela pourrait avoir des effets préjudiciables sur d'autres collectivités?
Mme Wilson-Raybould : Merci d'avoir posé la question, sénatrice. Le projet de loi C-16 a pour but de veiller à ce que les individus soient libres d'être eux-mêmes, sans crainte de faire l'objet de discrimination. Le fait d'ajouter l'identité et l'expression de genre à titre de motif illicite dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ou à titre de groupe identifiable dans le Code criminel, ne fait que compléter les listes actuelles qui accordent une protection à différentes catégories de personnes. Il s'agit de compléter ces listes et de veiller à ce que les individus soient libres d'exprimer leur identité de genre ainsi que leur expression de genre sans craindre de représailles ou de discrimination.
J'ajouterais aussi qu'il n'existe pas de hiérarchie entre les droits. Nous devons faire tout ce qui est possible pour procurer à tous une protection égale, que ce soit contre une discrimination basée sur le fait qu'il s'agit d'une femme ou de la discrimination fondée sur le fait qu'une personne s'identifie d'une façon différente. C'est là le but de ce projet de loi. C'est là le but des modifications qui ont été apportées progressivement aux lois fédérales en matière de droits de la personne ainsi qu'à celles qu'ont adoptées les provinces et les territoires. J'estime que cela ne compromet en rien la protection dont bénéficient les femmes; cette mesure complète cette protection en comblant les lacunes qui existent dans la Loi sur les droits de la personne ainsi que dans le Code criminel.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci, madame la ministre, pour votre présentation et votre présence ici aujourd'hui. Je constate que l'entrée en vigueur du projet de loi devrait se faire immédiatement après la sanction royale. On peut donc dire que c'est dans un avenir rapproché, et que vous êtes prête à appliquer le projet de loi.
J'aimerais vous parler des mesures qui devront être mises en place pour respecter les dispositions de la loi. Par exemple, j'aimerais que vous me parliez de Passeport Canada. Que se passera-t-il le lendemain de l'adoption du projet de loi? Qu'est-ce qu'on écrira dans le passeport et quel genre de vérification devra-t-on faire avant de délivrer le passeport? C'est un exemple parmi d'autres.
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Merci d'avoir posé la question, sénatrice. Bien sûr, lorsque le projet de loi C-16 aura reçu la sanction royale, il y aura des mesures à prendre concernant Passeport Canada et les ministères pour qu'ils reconnaissent l'identité et l'expression de genre.
Si j'ai bien compris, lorsque je me suis préparée pour la séance d'aujourd'hui, le premier ministre et notre gouvernement ont, de concert avec Passeport Canada, examiné la question de la reconnaissance d'un troisième genre. Ce travail se poursuit. De la même façon, d'autres ministères travaillent à la mise à jour de leurs politiques et de l'application de celles-ci. Ce faisant, nous nous engageons à solliciter les commentaires de la communauté trans, un élément nécessaire à la mise en œuvre du projet de loi C-16.
Encore une fois, il faudra prendre des mesures pour faire savoir que le simple fait de demander de cocher la case « masculin » ou « féminin » n'est pas conforme à l'intention du projet de loi C-16. Nous poursuivons ce travail.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur une déclaration qu'a faite l'honorable Richard Wagner, juge de la Cour suprême du Canada. Il a fait cette déclaration le 9 mars 2017, au cours d'un symposium tenu à l'Université d'Ottawa au sujet des répercussions de l'application de la Charte depuis 35 ans.
Cela se trouve à la page 7 de la déclaration du juge Wagner. Elle se lit ainsi :
Lorsque le tribunal examinera une question touchant l'identité transgenre, ces deux propositions fourniront des cadres de référence fondamentaux : l'identité n'est pas un élément fixe, mais elle peut évoluer et cette identité n'est pas innée, mais contextuelle.
Lorsque j'ai lu la déclaration qu'a faite le juge Wagner il y a deux mois, et entendu la question qu'a posée la sénatrice Frum, j'ai essayé d'analyser les deux notions d'identité de genre et d'expression de genre par rapport à ces deux critères. Pensez-vous que l'expression de genre est nécessairement liée à l'évolution de l'identité, au fait que l'identité évolue et ensuite, que cette identité doit être définie en tenant compte du contexte?
Pourriez-vous nous dire comment vous interpréter les deux critères mentionnés par le juge Wagner que l'on retrouve dans les deux notions d'identité de genre et d'expression de genre? Il semble que la Cour suprême, même si le juge Wagner a dit « lorsque le tribunal » — il n'a pas dit « lorsque je » — quel est le poids que l'on peut accorder à ces deux critères pour définir l'identité ou l'expression de genre?
Mme Wilson-Raybould : Merci d'avoir posé cette question, sénateur. Je serai heureuse de faire certains commentaires et j'inviterais ensuite mon sous-ministre à faire d'autres observations au sujet des commentaires du juge Wagner.
Pour ce qui est de l'évolution des opinions concernant l'identité de genre ou la possibilité, le projet de loi a pour but de faire en sorte que les individus puissent s'identifier à leurs convictions personnelles profondes, à celles qu'elles ont choisies au sujet de leur identité de genre pour ensuite protéger l'expression de ces opinions, quelle que soit la façon dont cela se fait.
La croyance que les points de vue ou l'identité peuvent évoluer avec le temps, le tribunal va examiner la sincérité de ces croyances ou de cette entité et de cette expression et prendre tout cela en considération pour déterminer ce que ces personnes vont devenir et entamer une discussion à ce sujet.
Nous voulons être sûr — et je pense que c'est une réalité concrète de la conversation en cours concernant l'importance accordée à la situation à laquelle les individus trans font face dans ce pays — d'avoir cette discussion; à savoir qu'il est acceptable de s'exprimer de façon différente et que le fait de fournir une instance ou un environnement permettant de poursuivre cette discussion est une chose positive. Ainsi, les personnes qui ne se sont pas jusqu'ici senties à l'aise de préciser comment elles s'identifiaient se sentiront peut-être davantage à l'aise de le faire désormais. Voulez- vous ajouter quelque chose?
M. Pentney : Merci d'avoir posé la question, sénateur. Dans son allocution, le juge Wagner voulait bien évidemment explorer le sens de l'identité dans une société diversifiée. Il est clair qu'il ne parle pas d'une décision particulière. Ce qu'il a pu dire de l'attitude qu'aurait le tribunal à l'avenir dans une affaire hypothétique future en fonction des circonstances particulières, après avoir entendu les témoignages et les arguments des deux côtés, doit être considéré comme une simple expression personnelle d'une notion générale.
Au cœur de l'évolution des droits de la personne au Canada, il y a le fait que nous concevons l'égalité comme une évolution où les choses qui étaient considérées comme innées sont devenues des choses qui étaient au cœur de l'identité d'une personne, au cœur de la vision qu'elle a d'elle-même et qui ne devrait pouvoir être modifiée non pas par un employeur ou un fournisseur de services ou même par l'État, mais uniquement par choix.
Nous avons affirmé il y a longtemps que dans notre société, les employeurs ne devraient pas congédier les femmes qui décident de se marier. C'était ce qui se passait à l'époque. Pas pour les hommes, pour les femmes. On a dit qu'on ne devrait pas congédier les femmes parce qu'elles « décident d'être enceintes », qu'on ne devrait pas non plus congédier ou refuser d'embaucher quelqu'un parce qu'il a choisi d'exprimer ses convictions religieuses ou de ne pas le faire.
Dans la mesure où ces choses peuvent évoluer au cours de la vie, à mesure que l'on acquiert de l'expérience et que l'on change, nous disons simplement que notre société devrait considérer qu'il s'agit là d'espaces protégés. Le choix appartient à l'individu, pas à l'État, pas à l'employeur ni au fournisseur de services. Nous devrions adopter une attitude neutre et laisser les gens vivre leur vie comme ils souhaitent le faire. C'est ce que dirait ce projet de loi s'il était adopté par le Parlement.
Le président : Je dois intervenir. Il y a cinq sénateurs sur la liste et il nous reste environ 10 minutes. Je sais que ce n'est pas facile, mais je crois que certains ne pourront pas poser de question.
La sénatrice Batters : Madame la ministre, vous êtes en poste depuis 18 mois et c'est la première fois que vous comparaissez seule devant le comité au sujet d'un projet de loi gouvernemental. Vous avez comparu avec la ministre de la Santé au sujet du projet de loi C-14. J'aimerais me faire également l'écho de ce qu'a déclaré le sénateur Plett il y a un instant. Ce projet de loi n'est pas identique au projet de loi émanant d'un député que nous avons examiné sous le gouvernement précédent. Ce projet de loi du gouvernement libéral ne comprend pas uniquement l'identité de genre à titre de motif protégé, mais également l'expression de genre. Il y a beaucoup de Canadiens qui nous regardent aujourd'hui et qui seront surpris de l'apprendre.
J'aimerais revenir au mémoire qu'Égale Canada a présenté au sujet du projet de loi précédent. Il se lit ainsi :
Il est peu probable que le fait d'omettre l'expression de genre dans la disposition du Code criminel relative aux peines applicables aux crimes haineux ait des répercussions, étant donné que les tribunaux ont déjà le droit de prendre en compte tout autre facteur semblable lorsqu'ils imposent une peine, ce qui pourrait comprendre l'expression de genre.
Je me demande pourquoi vous incluez l'expression de genre dans ce projet de loi alors qu'il n'existe pas de consensus sur la définition de l'expression de genre.
Madame la ministre, comment définissez-vous l'expression de genre et pourquoi avez-vous inclus cette notion? En l'absence de définition, ce terme demeure vague, comme vous l'avez dit aujourd'hui, et en particulier, dans les articles du code qui traitent des discours haineux.
Je vous demande également de déposer aujourd'hui l'examen de la conformité à la Charte qui démontre que l'emploi des termes expression de genre risque peu, comme votre examen l'indique, d'entraîner l'invalidité du projet de loi pour des motifs constitutionnels? Compte tenu de ce risque, pourquoi inclure une expression aussi vague dans une modification au Code criminel?
Mme Wilson-Raybould : Merci sénateur, d'avoir posé ces questions. Je suis heureuse de pouvoir vous dire que, comme pour tous les projets de loi de la justice, lorsque je dépose un projet de loi, je dépose également un examen de la conformité à la Charte. Je me ferais un plaisir de faire distribuer par mes collaborateurs à tous les membres du comité l'examen de la conformité à la Charte du projet de loi C-16.
Pour ce qui est des définitions, je dirais que, dans l'ensemble, toutes les lois relatives aux droits de la personne qui ont été adoptées au Canada ne contiennent pas beaucoup de définitions. Il y a certains motifs illicites qui sont identifiés, par exemple, en matière d'incapacité, mais nous avons décidé de ne pas définir les mots identité et expression. Il en va de même dans les provinces et les territoires. L'identité de genre et l'expression de genre sont des termes qui sont expressément reconnus en Alberta, en Colombie-Britannique, à Terre-Neuve-et-Labrador, en Nouvelle-Écosse, au Nunavut, en Ontario, à l'Île-du-Prince-Édouard et au Québec.
Encore une fois, pour ce qui est de l'identité de genre et de votre question au sujet de l'expression de genre, notre but est de combler les lacunes qui existent dans la protection des personnes qui s'identifient parfois comme étant différentes des autres, dans ce qui est considéré comme normal, de façon à fournir aux individus une gamme de possibilités pour ce qui est de s'identifier et de veiller que, quel que soit l'environnement, qu'il s'agisse de l'environnement au travail ou ailleurs, ces personnes ne fassent pas l'objet de discrimination, en raison de leur expression de genre.
Je ne pense pas qu'il soit souhaitable d'inclure une définition de l'identité de genre ou de l'expression de genre. Comme je l'ai dit il y a un instant, il s'agit d'un travail évolutif. La Commission canadienne des droits de la personne a fait beaucoup de choses pour préciser les paramètres ou diffuser les débats qu'ont suscités certaines affaires pour ce qui est de l'identité et de l'expression. De la même façon, les tribunaux judiciaires ont, dans plusieurs affaires, contribué à définir cet espace. Je sais que ce travail va se poursuivre, parce que, malheureusement, nous continuerons à recevoir des plaintes pour discrimination.
La sénatrice Batters : Il est vrai qu'il s'est fait beaucoup de choses sans que ce projet de loi soit adopté. Merci.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci, madame la ministre, d'avoir accepté de venir nous rencontrer et de nous confirmer que votre gouvernement a l'intention de protéger des gens qui ont témoigné, depuis au moins une vingtaine d'années, devant différents comités — y compris un comité au sein duquel j'ai travaillé à la Commission canadienne des droits de la personne en 1999, des jeunes, des moins jeunes, des adultes —, afin d'exprimer clairement que la discrimination faite à leur endroit était fondée sur ce qu'ils sont.
En ce sens, je pense qu'il est extrêmement important que nous comprenions tous cette discrimination. Je m'adresse aux enfants qui sont présents et aux enfants francophones transgenres, qui sont venus nous expliquer, à la Commission canadienne des droits de la personne, les problèmes réels qu'ils ont vécus à l'école, pour faire coïncider leur numéro d'écolier dans le dossier du ministère de l'Éducation avec les services qu'ils reçoivent à l'école.
J'aimerais savoir si vous êtes d'accord avec le fait qu'il y a eu un changement de paradigme extrêmement important lorsqu'on a décidé de créer la Commission canadienne des droits de la personne pour protéger les gens dans ce qu'ils sont contre la discrimination.
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Ma réponse est que je suis tout à fait d'accord avec vous.
Pour ce qui est du projet de loi C-16, tout comme des ajouts aux motifs illicites et aux groupes identifiables, notre société change et évolue progressivement. En qualité de ministre de la Justice et de procureure générale du Canada, et je crois qu'en tant que parlementaires, il nous incombe de veiller à ce que notre pays favorise et accepte la diversité. Cette diversité nous enrichit et nous devons veiller, dans toute la mesure du possible, à ce que les citoyens puissent vivre et exprimer leur identité comme ils l'entendent, tout en étant protégés, et que grâce à cette protection, ils pourront obtenir, s'ils font l'effort, ce qu'ils souhaitent.
Je suis très fière d'avoir réussi à déposer le projet de loi C-16. Je serai très heureuse quand il sera adopté.
Le président : Madame la ministre, nous aimerions pouvoir poser les dernières questions.
Mme Wilson-Raybould : Merci, sénateur.
La sénatrice Pate : Madame la ministre et vos collaborateurs, je vous remercie d'être venus aujourd'hui et je vous remercie pour le leadership dont vous faites preuve dans de nombreux domaines et de nous indiquer dans quelle voie nous nous dirigeons pour certaines autres choses et je dois dire que j'apprécie ce que vous faites dans le domaine de la protection des droits de la personne pour tous les Canadiens.
Ma question porte davantage sur le plan stratégique. Comme vous le savez, nous avons examiné avec beaucoup d'intérêt certaines réformes de la justice pénale dans les domaines qui portent sur la détermination de la peine et l'exercice de la discrétion judiciaire. J'aimerais savoir pourquoi vous avez décidé d'ajouter les circonstances aggravantes dans ce projet de loi plutôt que d'attendre une réforme plus globale du droit pénal, que vous vous apprêtez à introduire et qui va toucher d'autres domaines?
Mme Wilson-Raybould : J'aimerais beaucoup parler avec les membres du comité de la réforme globale de la justice pénale à laquelle nous travaillons; elle apportera des changements substantiels au Code criminel, dont certains sont déjà en préparation.
L'ajout de l'identité de genre et de l'expression de genre à titre de circonstance aggravante en matière de peine s'harmonise avec l'ajout des motifs illicites et des groupes identifiables dans le Code criminel. C'est la communauté trans qui a proposé ces changements. C'est ce qu'ont également proposé d'autres parlementaires qui ont pris des initiatives dans ce domaine. Cet ajout démontre, pour renforcer la cohérence du Code criminel, que nous ajoutons non seulement l'identité de genre et l'expression de genre pour en faire un groupe identifiable, mais pour que cela constitue, au moment de la détermination de la peine, une circonstance aggravante dont devrait tenir compte le juge.
Le sénateur Sinclair : Madame la ministre, je vous remercie d'être venue. Étant donné que nous comprenons bien ce que veut dire la liberté d'expression, je vous félicite de n'avoir pas essayé de définir le mot « expression » dans ce projet de loi, parce que nous ne devrions pas définir un mot courant.
Je voudrais toutefois vous poser la question suivante : Récemment, de nombreuses provinces qui ont adopté des lois protégeant l'expression de genre et le transgenre ont autorisé les titulaires d'un permis de conduire de faire un X dans la case réservée au genre, si je peux l'appeler ainsi, sur les permis de conduire. L'Ontario vient tout juste, de le faire, je crois, le mois dernier.
Je me demande si vous avez prévu d'informer les membres de la fonction publique, ou la fonction publique et la population générale, du fait que ce genre d'option pourrait être offert.
Mme Wilson-Raybould : Merci pour vos commentaires et pour la question, sénateur.
Comme je l'ai mentionné plus tôt, le premier ministre est très conscient de la nécessité de prévoir une troisième case ou au moins la possibilité d'indiquer autre chose que « masculin » ou « féminin ». Ce travail a commencé à Passeport Canada. Certains ministres, et leurs ministères, ont admis qu'avec l'introduction de ce projet de loi, il faudrait poursuivre le travail dans ce domaine. Il est très important de diffuser largement l'information au sujet de l'objet recherché avec les notions d'identité de genre et d'expression de genre que contient le projet de loi C-16. Nous allons veiller à poursuivre notre collaboration avec la communauté trans sur la façon de diffuser de façon appropriée le contenu de ce projet de loi lorsqu'il aura reçu la sanction royale, et pour entamer et poursuivre avec la population canadienne une discussion au sujet des droits de la personne. Ce volet éducation et diffusion des renseignements est important, si nous voulons supprimer, autant qu'il est possible, toute discrimination et comprendre la réalité des défis auxquels font face certaines personnes.
Le président : Madame la ministre, monsieur le sous-ministre, et madame Wright, je vous remercie d'être venus et d'avoir témoigné.
Au cours de la deuxième heure nous allons entendre Brenda Cossman, directrice du Bonham Centre for Sexual Diversity Studies et professeure de droit à l'Université de Toronto; Kimberley Manning, directrice du Simone de Beauvoir Institute et professeure agrégée en sciences politiques à l'Université Concordia; et Melissa Potvin, porte- parole des parents et leader communautaire.
Je vous remercie toutes d'être venues. Je crois que Mme Manning va commencer. Vous avez la parole.
[Français]
Kimberley Manning, directrice, Simone de Beauvoir Institute et professeure agrégée, Sciences politiques, Université Concordia, à titre personnel : Je suis très heureuse d'être avec vous aujourd'hui pour parler de la réalité des jeunes trans.
[Traduction]
J'ai trois enfants dont l'aînée est transgenre. Je vous parle aujourd'hui en tant que parent, universitaire et défenseure des droits.
Florence avait quatre ans lorsque nous avons constaté que son expression de genre n'était pas une étape, comme certaines personnes nous le disaient, mais plutôt un aspect central de son identité. Heureusement pour nous, nous avons eu l'avantage d'avoir à notre disposition des ressources considérables : de bons revenus qui nous ont permis de déménager dans un quartier cossu pour que ma fille ait accès à un établissement d'enseignement alternatif; des relations et des connaissances universitaires que nous avons pu solliciter pour faire de la recherche et trouver de nouvelles formes de soutien; une communauté religieuse qui nous a fortement appuyés — Montreal's Christ Church Cathedral — et le privilège d'être des blancs.
En fait, nous avons été confrontés à des défis très concrets, mais ces défis ne peuvent se comparer à ceux que connaissent les personnes qui luttent pour survivre au bord de la pauvreté ou à celles qui sont victimes de transphobie et de racisme.
Florence est simplement une enfant parmi les centaines d'enfants canadiens qui vivent aujourd'hui ouvertement l'identité de genre qu'ils ressentent. À la différence de Florence, il y a toutefois de nombreux jeunes trans qui éprouvent de graves difficultés à obtenir aliments, éducation, soins de santé et refuge.
Avant d'accepter le fait que le genre de Florence était différent des normes, je n'avais jamais envisagé auparavant la possibilité qu'un enfant puisse être transgenre, et ce, malgré le fait que j'avais enseigné le genre et les politiques en troisième cycle à l'Université Concordia. Je comprends donc très bien pourquoi, pour certaines personnes, l'idée qu'un enfant soit transgenre ou qu'il ait un genre non conforme aux normes habituelles peut être troublante.
Les enfants transgenres sont des enfants dont l'identité de genre ne correspond pas au genre qui leur a été assigné à la naissance. De nombreux enfants transgenres savent qu'ils sont une fille ou un garçon, mais certains sont moins fixés sur la façon d'exprimer leur nature et de la comprendre.
La recherche notamment sur la génétique, la neuroanatomie et les études sur la diversité intersexuelle fournissent des preuves solides montrant que le fondement biologique de l'identité de genre est un aspect très fort. Il fait partie de la connaissance intime, profonde et très personnelle que nous avons de nous-mêmes.
Nous savons maintenant que l'insuffisance parentale n'est pas un facteur déterminant dans l'identité transgenre. Dans l'ensemble, il ressort de la recherche que l'établissement de liens étroits avec les parents est un élément clé du bien- être des jeunes trans.
Ce sont les conclusions que l'Association canadienne des travailleurs et travailleuses sociaux et de la Société canadienne de psychologie ont maintenant intégrées à leurs lignes directrices destinées aux praticiens.
J'aimerais donc soutenir devant vous que le Sénat devrait adopter le projet de loi C-16 sans l'amender pour trois principales raisons : affirmation, accès et autonomie.
En tant que parent, je veux que mon enfant soit perçue comme elle est vraiment. Je veux qu'elle puisse vivre dans la dignité, comme doivent pouvoir le faire toutes les personnes qui vivent au Canada. Je sais bien que l'adoption du projet de loi C-16 ne garantira pas que mon enfant sera respectée, mais je sais que le droit a un grand rôle à jouer pour modifier la conscience collective.
En tant que sénateurs, vous avez là la possibilité d'infléchir le cours de l'histoire. À une époque où l'antisémitisme, l'islamophobie, le racisme, le sexisme et la transphobie ne font que croître, vous pouvez offrir, non seulement à mon enfant, mais à tous les enfants du Canada la chance d'élargir leur compréhension de la diversité de l'expérience humaine et l'apprécier.
Je veux que les enfants canadiens, quelle que soit leur identité de genre, aient pleinement accès à toutes les institutions publiques et à l'espace public. Si le projet de loi C-16 est adopté, il pourra faire en sorte que les enfants et les jeunes à diverses identités de genre auront concrètement accès aux lieux publics, y compris aux salles de bain, aux services sociaux et aux refuges. Tous les enfants et les jeunes trans ne jouissent pas de l'appui de leurs fournisseurs de soins. En fait, c'est le contraire pour la majorité d'entre eux. Malgré tout cela, la plupart des refuges ne sont pas préparés à accueillir les jeunes trans et continuent d'exercer de la discrimination à leur endroit. Les jeunes trans, en particulier les jeunes femmes de couleur trans, font l'objet d'une discrimination particulièrement aiguë dans le réseau des refuges. Les personnes trans continuent à être victimes de la violence transphobique et d'être refusées par les refuges et les programmes de logement dans l'ensemble du pays.
Comme la plupart des défis auxquels font face les personnes trans au Canada, l'accès à un refuge sécuritaire et accueillant ne peut être assuré par l'adoption du projet de loi C-16. Néanmoins, l'adoption du projet de loi C-16 est une étape importante dans les efforts destinés à fournir aux jeunes trans l'appui dont ils ont grand besoin.
Surtout, l'adoption du projet de loi C-16 signalera aux agences, aux refuges et aux fournisseurs de soins que tous les enfants et les jeunes ont le droit d'être acceptés, protégés et chéris.
Il y a deux ans...
Le président : Concluez s'il vous plaît.
Mme Manning : Il y a deux ans, Florence et moi nous sommes rendues à Ottawa pour participer à une manifestation contre les amendements que votre comité a apportés au projet de loi C-279. Lorsque les critiques soutiennent que le projet de loi C-16 est adopté dans la précipitation sans respecter la procédure établie, je tiens à vous rappeler que deux ans dans la vie d'un enfant représentent en fait 10 ans.
Le président : Il faut vous arrêter là; passons à Mme Potvin.
Mme Manning : Je vous invite à procéder à un vote sur le projet de loi C-16. Je vous remercie.
Melissa Potvin (Schaettgen), porte-parole des parents et leader communautaire, à titre personnel : Il m'a été demandé de me présenter et de raconter l'histoire de ma famille. Je dois vous dire d'abord que je place ainsi ma famille et moi- même en grave danger. Il y a beaucoup d'autres personnes qui ont eu de la difficulté à parler de cette question sans risque et d'autres ont été obligées de se taire. La dernière fois que nous avons raconté notre histoire en public, nous avons été bombardés de lettres et de courriels dans lesquels on disait que nous étions malades et que nous devrions être tués et brûlés. La seule façon qui me permette de véritablement exprimer la peur que nous avons ressentie lorsque nous avons compris que notre enfant était trans est de vous communiquer une partie du message que nous avons affiché sur Facebook et qui était destiné aux membres de notre famille et à nos amis. Il a été affiché en août 2013.
[...] lorsque Warner avait deux ans, nous étions couchés un soir. Nous lisions une histoire et Warner m'a dit : « Maman, je crois que Dieu a fait une erreur. » Je lui ai demandé ce qu'il voulait dire exactement et il m'a répondu : « Je suis en fait une petite fille. »
Warner a été capable de verbaliser ce que nous avions déjà remarqué dans sa vie quotidienne, mais qui nous paraissait constituer une simple « étape ». Depuis ce moment, il a continué à évoluer et Warner insiste sur le fait qu'intérieurement, il est une petite fille. Je sais que certains d'entre vous se posent la question suivante : il a six ans, comment peut-il vraiment savoir cela? Je peux vous dire que j'ai pensé exactement la même chose que vous, mais le Warner que je vois aujourd'hui et, qui est assise derrière moi, est bien évidemment une petite fille, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Ce n'est pas une étape; cela ne passera pas.
N'oubliez pas que ce n'est qu'un enfant. Je vous demande de continuer à regarder Warner avec amour. C'est Dieu qui l'a fait de cette façon et il nous a fait découvrir beaucoup de choses.
Les autres se moquent déjà de Warner et il est très angoissé par la situation. Il nous a dit qu'il se tuerait si nous continuions à insister pour qu'il se coupe les cheveux et pour qu'il ressemble à un garçon lorsqu'il va à l'école.
Mon cœur se brise chaque fois que je pense à cette situation. J'ai beaucoup de mal à parler publiquement de notre situation et même après ce post, je ne sais pas si je pourrais le faire. Il a fallu prendre une grande décision, faire connaître la situation ou continuer à essayer de la minimiser et de la dissimuler, mais Warner ne nous permet pas de choisir cette option.
Auparavant, j'évitais d'afficher des photos de Warner lorsqu'il était habillé en petite fille parce que j'avais peur. Je ne cacherai plus jamais mon enfant. Elmar et moi avons du mal à vivre cette situation et c'est une question très émotive. Pensez à ce que nous recherchons avec ce post, nous voulons aider tout le monde à comprendre les gens comme Warner et à savoir que ces enfants n'ont pas le choix. Il souffrira énormément à cause de tout cela et il a déjà souffert. Notre société a fait beaucoup de progrès, mais pas tout à fait assez pour les enfants comme Warner. Il n'est pas malade et il n'est pas non plus perdu. Warner est en fait une petite fille, si l'on fait abstraction de ses « organes de garçon ».
Encore une fois, je vous demande de ne pas oublier que dans sa vie, Warner va faire face à des personnes qui vont le rejeter, se moquer de lui, lui faire mal et qui auront peur de lui. Par conséquent, quels que soient les choix que je fais comme parent, il va souffrir, comme beaucoup de gens comme lui ont souffert et souffrent.
J'ai confiance dans les gens qui nous entourent et j'espère que même ceux qui ont des croyances religieuses à ce sujet comprendront que, si je pouvais le changer, je le ferais. Le barbu là-haut n'agit pas par caprice et nous méritons tous de recevoir amour et respect.
Mes quatre enfants ont été reconnus comme étant de sexe masculin à la naissance par les médecins. Cependant, pour un de mes jumeaux, cela a été beaucoup plus compliqué que jeter un simple coup d'œil à ses organes génitaux. Warner a montré des préférences et des manières de se comporter féminines dès l'âge de trois ans. Nous avons essayé de l'encourager à accepter son identité masculine. Nous avons d'abord pensé qu'il ne s'agissait que d'une étape transitoire. Nous avons même pensé qu'elle était homosexuelle et nous espérions que, dans ce cas-là, nous pourrions retarder les jugements jusqu'à ce qu'elle atteigne la puberté. Dans les années qui ont suivi, elle disait constamment qu'elle était en fait une fille. Nous avons eu de nombreuses discussions avec notre médecin et nous avons commencé à rechercher des enfants qui avaient des comportements et des pensées comme les siennes. Je ne savais même pas que les enfants pouvaient être transgenres, avant que je rencontre ce mot dans une recherche Google. Nous avons des croyances conservatrices et catholiques et nous avons au départ rejeté l'idée qu'un de nos enfants puisse être transgenre. Nous avons lu tout ce que nous pouvions pour essayer de comprendre ce qui se passait et entre-temps, nous avons permis à Warner de porter des vêtements féminins chez nous. La peur d'être socialement rejetées et inévitablement victime d'intimidation nous a incités à dissimuler ce secret pendant six ans, et à ne pas en parler à nos amis et aux membres de la famille les plus proches.
Lorsque Warner a eu six ans, nous avons constaté que Warner souffrait de plus en plus d'être qualifiée de garçon. Elle était triste et très mal dans sa peau. Nous étions inquiets pour elle. Nous avons demandé l'aide de médecins et nous avons consulté notre prêtre. Je vais vous parler franchement et je vous dirais qu'à ce moment-là je voulais simplement que quelqu'un « répare » mon fils. J'ai rapidement compris que personne ne pouvait me donner le fils à qui, je le pensais, j'avais donné naissance, parce que Warner n'a jamais vraiment été mon fils.
Grâce aux conseils de médecins, aux études que nous avons lues, et avec l'amour et la foi que nous avions, nous avons réussi à comprendre que c'était en aidant Warner à être elle-même que nous lui donnerions la meilleure chance de devenir un enfant heureux et en bonne santé. Nous avons accepté de la laisser faire une « transition sociale ». C'est la décision qui a été la plus difficile à prendre pour moi. Les résultats sont apparus immédiatement. Ce garçon triste et mal à l'aise est devenu du jour au lendemain, une belle petite fille active et heureuse.
Nous avons rapidement connu toute la négativité à laquelle font face les familles comme la nôtre. Il y a beaucoup de familles qui vivent dans une crainte permanente et dans la dissimulation et qui n'envisagent même pas de pouvoir laisser leurs enfants vivre de façon libre et ouverte. Nous avons examiné nos options : quitter notre maison et recommencer notre vie ailleurs ou faire connaître la situation et accepter les conséquences.
Il y a, aujourd'hui encore, beaucoup d'amis et de membres de ma famille qui ne me parlent pas et qui refusent de voir mes enfants.
Le président : Veuillez conclure.
Mme Potvin : Je vais donc sauter un passage.
Warner a déjà subi de l'intimidation comme personne ne devrait avoir à en subir. Je peux vous donner un exemple du genre de mauvais traitement auquel font face les personnes trans. Warner a été agressée physiquement.
Le président : Je suis désolé, mais nous donnons à chacun un temps de parole de cinq minutes et vous l'avez dépassé. Nous voulons avoir du temps pour les questions. Notre dernière intervenante, Mme Cossman.
Brenda Cossman, directrice, Bonham Centre for Sexual Diversity Studies et professeure de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Sénateurs, bonjour; je vous remercie de m'avoir donné la possibilité de comparaître devant vous. Dans les brèves remarques que je vais vous présenter aujourd'hui, je voulais parler de la constitutionnalité du projet de loi C-16, en m'attachant particulièrement à la question de la liberté d'expression et à certaines préoccupations qui ont été soulevées au sujet des conséquences de l'usage des pronoms. Je vous prie de m'excuser, mais je vais revenir sur une bonne partie des sujets qu'a abordés madame la ministre ce matin.
Comme madame la ministre l'a mentionné, le projet de loi C-16 fait pour l'essentiel trois choses. Il ajoute l'expression et l'identité de genre au Code canadien des droits de la personne, aux dispositions du Code criminel concernant le discours haineux et aux dispositions du Code criminel concernant les crimes haineux. L'idée que je vous présente aujourd'hui est qu'aucune de ces réformes n'entraînera la violation de la liberté d'expression, telle qu'elle est garantie par la Charte des droits.
Commençons par le plus simple : Les peines sanctionnant les crimes haineux, prévues à l'alinéa 718.2a)(i) du Code criminel. Cette disposition permet aux tribunaux de prendre en compte, lors de la détermination de la peine, les éléments de preuve établissant que l'infraction était motivée par des préjugés ou de la haine. Cette disposition retient déjà comme facteurs de discrimination interdits, la race, l'origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, la déficience mentale ou physique et l'orientation sexuelle. Désormais, le tribunal pourra en outre tenir compte de preuves que la haine était motivée par l'identité de genre ou l'expression de genre.
Il convient de souligner que l'article 718 ne crée pas une nouvelle infraction. La modification apportée à cette disposition veut simplement dire qu'une infraction déjà prévue au Code criminel, tel que le meurtre ou l'agression sexuelle grave, expose son auteur à une peine plus lourde si c'est la haine qui l'a fait agir. Malgré l'ajout de l'identité et de l'expression de genre, cette disposition n'a absolument aucune incidence sur la liberté d'expression ou le genre grammatical des pronoms.
Il y a, en fait, en matière de propos haineux, trois infractions. Sont en effet réprimés : l'apologie du génocide, l'incitation publique à la haine, et le fait de fomenter volontairement la haine.
Ces dispositions imposent-elles l'emploi de tel ou tel pronom, ou incriminent-elles l'emploi d'un pronom qui n'est pas le bon? Loin de là. On ne peut absolument pas dire que cette disposition fait l'apologie du génocide.
La Cour suprême a, en matière d'incitation publique à la haine, placé très haut la barre. Il faut, en effet, que les propos en question soient susceptibles d'entraîner une violation de la paix menant à la violence ou entraînant des violences personnelles. Encore une fois, le fait de ne pas employer le bon pronom n'a rien à voir avec cela.
En matière d'incitation délibérée à la haine, là encore les dispositions qui incriminent les propos haineux placent la barre très haut. Ainsi que la ministre l'a plusieurs fois fait remarquer ce matin, la Cour suprême du Canada a, à de multiples reprises, retenu une définition de propos haineux qui n'englobe que les propos les plus extrêmes.
Manifestations extrêmes de détestation et de diffamation au-delà du simple dédain, aversion ou injure.
Et puis, comme la ministre l'a précisé, les poursuites pénales pour propos haineux exigent l'autorisation du procureur général. Le seul emploi d'un pronom impropre ne saurait entraîner une accusation de propos haineux, et encore moins une condamnation.
J'ajoute, ainsi que la ministre l'a rappelé au sujet des lois réprimant les propos haineux de façon générale, que la Cour suprême du Canada a régulièrement confirmé la constitutionnalité des dispositions en question, qu'il s'agisse du Code criminel ou des codes des droits de la personne. De l'arrêt Keegstra, qui remonte à 1990, à l'arrêt Whatcott, rendu en 2011 à l'unanimité, la Cour suprême du Canada a toujours maintenu que les restrictions que ces dispositions imposent à la liberté d'expression constituent une limite raisonnable au sens de l'article 1 de la Charte.
Et enfin, le projet de loi C-16 ajoute à la liste des motifs de discrimination interdits par le Code canadien des droits de la personne, l'expression et l'identité de genre, rejoignant en cela les 10 autres provinces et territoires qui ont déjà adopté des dispositions en ce sens, ainsi que les autres provinces et territoires qui sont en passe de le faire.
Qu'est-ce que cela veut dire au juste sur le plan des pronoms devant être employés? Les tribunaux ne se sont pas encore prononcés sur la question. Nous ne pouvons pour le moment que nous baser sur la politique adoptée en ce domaine par la Commission ontarienne des droits de la personne. En effet, d'après la Commission ontarienne des droits de la personne, et je cite :
Le harcèlement fondé sur le sexe peut inclure :
Le refus d'utiliser le nom et le pronom personnel appropriés qu'utilise une personne pour s'auto-identifier.
La commission a précisé sa position sur ce point, expliquant qu'elle n'impose pas l'emploi d'un pronom neutre. C'est ainsi que, selon la commission, ceux qui n'aiment pas les autres solutions n'ont qu'à employer le prénom choisi par la personne, tout simplement.
Le projet de loi C-16 n'impose pas l'emploi de tel ou tel pronom. Il n'exige pas non plus l'emploi d'un pronom neutre. Ce qu'il exige, c'est que l'on ne se trompe pas intentionnellement quant au genre de la personne en lui attribuant délibérément un genre avec lequel elle ne s'auto-identifie pas. Le texte ne lui confère pas le droit de revendiquer à son égard l'emploi d'un pronom neutre, et je ne pense pas non plus que le texte impose l'emploi de pronoms neutres. Les personnes à qui les nouvelles dispositions déplaisent peuvent se conformer à la loi en désignant quelqu'un simplement par son nom.
Ce que la loi exige c'est que l'on n'emploie pas le mauvais pronom, mais si le bon pronom ne vous plaît pas, vous pouvez simplement appeler la personne par son nom.
Certains ont prétendu que l'on voudrait imposer un type de discours donné et que, si la loi nous interdit parfois de dire certaines choses, elle entend en l'occurrence et pour la première fois, nous imposer la manière de s'exprimer. Cela n'est pas exact, car on trouve déjà, en droit canadien, de nombreux exemples de discours forcé.
Je peux à cet égard citer l'étiquette bilingue obligatoire sur l'emballage des aliments, les avertissements de santé sur les paquets de cigarettes et le serment d'allégeance à la Reine lors de la cérémonie de citoyenneté. Dans ces trois cas, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité des dispositions en question.
Le projet de loi C-16 n'a rien d'une atteinte à la liberté d'expression. Il concerne en effet un autre droit garanti par la Charte, le droit à l'égalité garanti à l'article 15 et appliqué en l'occurrence aux Canadiens transgenres et non binaires.
Le sénateur Plett : Je tiens à remercier nos trois témoins, et en particulier madame Potvin et madame Manning. Vous avez tenus des propos d'une sincérité exceptionnelle. Il n'y a, sans doute, dans cette salle, personne qui ne soit persuadé que la loi devrait effectivement interdire les propos haineux ou intimidants, deux formes de discours que la loi proscrit déjà. Nous sommes, je pense, tous d'accord sur ce point.
J'ai un peu plus de mal cependant à me faire à l'idée de garantir des droits fondés sur l'identité de quelqu'un. Selon vous, une personne peut-elle s'auto-identifier comme appartenant à une autre race, ou comme ayant un autre âge? Qu'en est-il des personnes atteintes de transcapacité? Pensez-vous que la position de ces personnes soit aussi solide que celle de ceux qui s'auto-identifient à un autre genre?
J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec un adulte biologiquement mâle, mais qui s'identifie à une petite fille de six ans. D'après vous, le sentiment que cette personne a d'être de sexe féminin, est-il plus légitime que son sentiment d'être enfant? Et puis, enfin, d'après vous, les personnes appartenant à ces catégories devraient-elles se voir garantir par la loi une protection particulière?
Madame Cossman, souhaitez-vous intervenir sur ce point?
Mme Cossman : Mais, le but de cette séance n'est pas d'explorer l'éventail de toutes les identités possibles. Si j'ai bien compris, nous sommes ici pour discuter d'un projet de loi qui assure une protection à quelque chose de très précis...
Le sénateur Plett : Pourrais-je vous demander de répondre à la question.
Mme Cossman : ... en l'occurrence, l'identité et l'expression de genre. Le projet de loi C-16 est, d'après moi, un texte d'une importance essentielle, qui répond aux désavantages et vulnérabilités auxquels ont depuis toujours été exposés les Canadiens trans et autres personnes à diverses identités de genre, vulnérabilités et désavantages auxquels ces personnes continuent d'ailleurs à être exposées. Je ne pense pas que les autres cas que vous avez cités fassent actuellement l'objet d'un débat sur les politiques publiques.
La sénatrice Jaffer : Je tiens à vous remercier tous les trois de votre présence ici. Les propos que vous avez tenus, Mme Manning et Mme Potvin, m'inspirent beaucoup de modestie, car il faut un grand courage pour parler de choses aussi intimes dans un débat public. Nous sommes, malheureusement, tenus par le temps, mais si vous remettez une copie de votre exposé à notre greffière, nous en prendrons connaissance, je vous assure.
Étant donné le temps qu'il nous reste, je ne vais poser à Mme Cossman et à Mme Manning qu'une seule question. Vous avez toutes les deux entendu ce qui a été dit au sujet de la liberté d'expression et des droits à l'égalité garantis à l'article 15. Lorsque ces deux catégories de droit entrent en concurrence, comment régler le problème qui en découle?
Mme Manning : On ne peut pas dire, d'après moi, que les deux catégories de droit en cause soient le moindrement en concurrence.
C'est pour moi essentiellement une question de dignité, car la loi a besoin d'être actualisée afin que le droit canadien assure à toute une composante de la diversité humaine, le respect et la protection auxquels ont droit les personnes concernées.
Personne n'y perdra. Ainsi que la professeure Cossman l'a très clairement expliqué, les chances que quelqu'un se voie privé de parole sont quasi nulles.
Mme Cossman : Permettez-moi d'ajouter qu'il existe, effectivement, des situations où les divers droits garantis par la Charte entrent en conflit. La Commission ontarienne des droits de la personne a élaboré des politiques applicables aux situations où, effectivement, un certain nombre de droits entrent en concurrence, et c'est alors aux tribunaux qu'il appartient de se prononcer.
Il arrive en effet que les droits garantis par la Charte se trouvent en conflit. Il en était ainsi dans l'affaire Keegstra, ainsi que dans l'affaire Whatcott. En pareilles circonstances, c'est à la Cour suprême du Canada qu'il revient de mettre ces droits en balance.
La sénatrice Pate : Je vous remercie, madame Manning et madame Potvin, d'avoir répondu à notre invitation, du soutien que vous apportez à vos filles, et du travail que vous faites dans l'intérêt de la communauté tout entière.
Je voudrais revenir, madame Cossman, sur un sujet que la sénatrice Omidvar a abordé avec la ministre, c'est-à-dire l'interdiction officielle de toute discrimination fondée sur l'identité ou l'expression de genre. Avez-vous effectué des recherches, ou êtes-vous au courant de recherches concernant d'éventuelles incidences défavorables que cela pourrait avoir sur la prévention de la discrimination fondée sur le sexe?
Mme Cossman : Jusqu'ici, très peu de recherches ont été faites sur la question. Dans l'affaire Nixon, tranchée il y a déjà bon nombre d'années, la Cour était appelée à résoudre le problème de l'opposition possible entre genre et identité de genre.
D'après moi, le fait de reconnaître des droits à un groupe ne diminue en rien les droits d'un autre groupe. Il s'agit simplement d'élargir le cercle des personnes bénéficiant de droits qui sont déjà reconnus.
Il peut arriver que les droits à l'égalité entrent en conflit avec la liberté d'expression, mais ce n'est pas, d'après moi, le cas de l'identité de genre et de l'expression de genre.
Mme Manning : Je sais qu'au sein de cette institution, certains se demandent si les dispositions du projet de loi ne vont pas avoir pour effet de saper les droits de la femme. Je n'entends aucunement éluder la question.
Je suis actuellement directrice du département d'études féminines le plus ancien du Canada. Je suis une féministe convaincue. Je me trouvais à Beijing en 1995. C'est dire que j'œuvre depuis longtemps dans les milieux féministes. Je dois dire que le projet de loi C-16 est actuellement le texte de loi le plus féministe que nous puissions adopter.
J'estime pour ma part qu'il est, à l'époque où nous vivons, absolument essentiel de soutenir et de proclamer les droits des personnes trans, et en particulier des femmes transgenres qui font actuellement l'objet d'attaques bassement misogynes, cela étant particulièrement vrai des femmes transgenres de couleur.
Mon père me corrigera peut-être, mais je crois pouvoir dire que je suis devenue féministe à l'âge de neuf ans — et j'estime que l'adoption de ce texte de loi serait actuellement la chose la plus importante que nous puissions faire en faveur du féminisme.
La sénatrice Omidvar : Je vais être brève, mais je tiens tout de même à vous remercier d'avoir partagé avec nous votre expérience de vie. J'ai été très touchée par ce que vous nous avez dit.
Ma question s'adresse soit à Mme Cossman, soit à Mme Manning. Quel pourcentage de la population canadienne est transgenre? Cette proportion a-t-elle évolué sensiblement? D'après vous, l'adoption de ce texte de loi va-t-elle avoir un impact sur le nombre? Si oui, comment expliquer cela?
Mme Manning : Je vous remercie. C'est une excellente question.
Nous ne disposons pas encore de statistiques fiables. Nous espérons qu'au cours des quelques prochaines années les changements apportés au formulaire détaillé du recensement nous procureront des données plus complètes. D'après les données recueillies en Nouvelle-Zélande, concernant les jeunes transgenres, notamment, environ 1,6 p. 100 des adolescents seraient concernés.
Nous constatons, avant même l'adoption de ce projet de loi, une très forte augmentation du nombre de jeunes se présentant en clinique pour une consultation. Lorsque je parle de très forte augmentation, j'entends une augmentation qui, de 2009 à 2015, se situe entre 400 et 500 p. 100. Nous ne sommes pas en mesure de savoir combien de jeunes seront touchés par l'adoption de ce projet de loi, combien verront leur vie s'améliorer. On ne peut pas calculer d'avance l'impact de ce texte, mais je peux vous dire que les jeunes transgenres vont être de plus en plus nombreux à se manifester, et qu'ils ont besoin de notre appui.
Le sénateur Sinclair : On ne peut pas, je pense, répondre en quelques mots, mais pourrais-je vous demander votre avis quant au besoin d'éduquer le public sur la question de l'identité et de l'expression de genre, afin d'éviter à l'avenir ce que vos enfants ont pu éprouver, tant dans leur vie personnelle qu'en public?
Mme Manning : C'est effectivement une question qui s'impose. Il serait essentiel d'engager auprès du public un effort de pédagogie. C'est d'ailleurs une des principales raisons m'ayant portée à prendre la parole devant vous aujourd'hui. D'après moi, le projet de loi C-16 nous offre l'occasion de faire beaucoup mieux comprendre aux Canadiens combien il est nécessaire de reconnaître les droits des personnes trans et des personnes à diverses identités de genre, et de nous soucier de leur bien-être.
Le besoin est en effet urgent. Cela ne peut plus être le seul fait de parents qui, comme nous-mêmes et comme de nombreux autres parents que nous connaissons, se sont impliqués pour intervenir auprès des médias. Jusqu'ici, en effet, les médias ont été pour nous le principal moyen de faire savoir aux autres parents qu'il est à la fois normal et bon de soutenir nos enfants en prenant fait et cause pour eux, et en faisant savoir aux conseils scolaires qu'il est non seulement sain, mais nécessaire d'instaurer des espaces sécurisés, des lieux où tous les enfants pourront se sentir en sécurité.
J'espère d'ailleurs que ce ne sera qu'une première étape. Il va en effet falloir en faire beaucoup plus, notamment dans l'intérêt de ceux qui non seulement se heurtent à la transphobie, mais qui sont en même temps marginalisés par la pauvreté, le racisme et de nombreuses autres formes d'oppression.
Le sénateur Sinclair : Je vous remercie.
Le sénateur Joyal : Madame Cossman, je cherche à cerner de plus près la différence, sur le plan juridique, entre l'identité de genre et l'expression de genre. Autrement dit, pour déposer une plainte au titre de l'un ou l'autre de ces motifs, quels seraient les éléments distinctifs que vous retiendriez pour choisir entre les deux? Ou bien, s'agirait-il simplement de fonder la plainte sur les deux en même temps, bien que le texte du projet de loi comprenne le mot « ou »? Le projet de loi fait effectivement une distinction entre les deux.
Pourriez-vous nous expliquer, par une définition juridique de ces deux concepts, comment faire la différence?
Mme Cossman : C'est une excellente question à laquelle il n'y a pour l'instant pas de réponse.
Comme il en est des autres motifs interdits de discrimination, c'est aux justiciables qu'il appartiendra de décider des critères sur lesquels ils entendent fonder leur plainte. Ce sera donc à chaque plaignant de préciser s'il s'agit d'une cause d'identité de genre ou d'expression de genre. J'imagine que dans un premier temps, les plaintes seront fondées sur les deux motifs à la fois. Puis, les tribunaux des droits de la personne et, après cela, les tribunaux judiciaires auront à cerner ces concepts de manière plus précise. Le fait que le projet de loi C-16 ne les définit pas ne veut aucunement dire que ces deux concepts ne seront pas progressivement affinés. Les éléments d'une définition seront donc progressivement dégagés par les tribunaux des droits de la personne, puis par les tribunaux judiciaires et, enfin, par la Cour suprême du Canada.
Je pense que la distinction qui sera faite petit à petit entre « identité de genre » et « expression de genre » portera les gens à se décider en fonction du concept qui semble le mieux correspondre à la situation en cause. L'évolution dépendra donc d'abord d'une décision des plaideurs, puis des jugements rendus par les tribunaux.
Le sénateur Joyal : On pourrait donc, en réponse aux arguments avancés par Égale, dire que les plaintes éventuelles seront fondées sur les deux motifs à la fois. Autrement dit, un tribunal n'aura pas à dire : « Vous obtenez gain de cause sur le volet identité de genre, mais vous êtes déboutés sur celui de l'expression de genre. » Les deux notions devraient donc, pour un tribunal, former un tout juridique. Ai-je raison ou non de penser que c'est comme cela que les tribunaux envisageront le problème?
Mme Cossman : L'expérience m'a appris à ne pas essayer de prédire la manière dont telle ou telle question sera tranchée par les tribunaux.
Le sénateur Sinclair : Il en va de même pour moi!
Mme Cossman : Il se peut que les deux notions finissent par former un même concept. Mais il est tout aussi probable qu'une distinction sera maintenue entre les deux. C'est, encore une fois, aux tribunaux qu'il appartiendra de régler le problème et de dégager progressivement une définition.
Quant à la question de savoir si la notion d'expression de genre est trop vague et qu'elle risque d'être pour cela rejetée en raison de son imprécision constitutionnelle, il va falloir attendre que les tribunaux aient l'occasion de préciser de quoi il s'agit, comme ils ont progressivement défini les autres motifs interdits de discrimination.
Le sénateur Joyal : Madame Manning, j'hésite à parler de cela, mais les numéros d'imitateurs, qui appartiennent depuis toujours au monde du spectacle, et qui continuent à faire recette au music-hall ont, dans une certaine mesure, banalisé la question du transgenre. Ce type de spectacle véhicule l'idée que l'on peut un jour décider d'être de sexe masculin, un autre jour de sexe féminin, et puis de mettre ces vêtements au placard pour redevenir ce qu'on était au départ. Il s'agit d'un véritable phénomène culturel.
Je suis conscient, monsieur le président, que je m'écarte là du texte du projet de loi, mais c'est, me semble-t-il, un aspect du volet pédagogique évoqué tout à l'heure par le sénateur Sinclair.
Mme Manning : Je ne suis pas sûre de comprendre. Il s'agit en l'occurrence de ce que l'on entend, en occident, par genre et par expression de genre. Il est clair que dans de nombreuses autres cultures, le concept de genre est envisagé de manière très différente, tout comme la manière dont le genre s'exprime.
L'idée que dans tel ou tel contexte, on puisse sentir que l'on fait partie d'un genre donné, alors que dans une autre situation, on se sentira plutôt appartenir à un autre genre, est non seulement admise, mais estimée. Souvent, cela s'inscrit dans le cadre de grandes traditions spirituelles.
Vous parlez là, je crois, de quelque chose qu'on a pu voir au cinéma et à la télévision et qui, en fait, véhicule une idée extrêmement trompeuse, et parfois même transphobique, des personnes trans et des difficultés très réelles auxquelles elles doivent faire face. Il est par ailleurs essentiel de garder à l'esprit le fait que, jusqu'à une époque récente, mais encore aujourd'hui, pour une personne transgenre, il est presque impossible de se présenter tel qu'elle est vraiment, étant donné le ridicule et le risque de stigmatisation auxquels elle s'expose.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie d'être venus prendre la parole devant nous. Je tiens à remercier tout particulièrement Mme Manning et Mme Potvin de ce qu'elles sont venues nous dire, car on ne parle jamais avec autant d'émotion que lorsqu'on évoque ses propres enfants. Je vous sais infiniment gré de votre témoignage.
J'aurais aimé savoir s'il y a des statistiques concernant les actes de violence ou les brimades. Les établissements scolaires recueillent-ils ce genre de renseignements? Il serait bon d'avoir de telles informations.
Mme Manning : Oui, tout à fait. Plusieurs enquêtes ont été menées à cet égard. La principale a été effectuée en 2015 par des gens de l'Université de Colombie-Britannique. J'en ai d'ailleurs fait état dans mon exposé. D'après cette étude, les violences ou menaces de violence éprouvées par des jeunes trans, à l'école notamment, sont extrêmement fréquentes, la proportion de personnes en ayant été victimes dépassant 60 p. 100. C'est, pour certains, quelque chose de quotidien. Il ne s'agit donc pas de personnes qui vont, de temps à autre, se voir poser une question un peu déplacée. Pas du tout, pour de nombreuses personnes, ce sont là des choses qu'elles éprouvent tous les jours. Il n'est donc guère surprenant que les jeunes trans soient si nombreux à éprouver des problèmes de santé, que le taux de suicide soit chez eux si élevé, et qu'ils soient particulièrement exposés au risque d'itinérance.
Ce qui compte le plus, c'est d'être acceptés et soutenus par ses parents, mais l'action des écoles vient en deuxième position, et là je regrette d'avoir à dire que les établissements ne se sont pas montrés à la hauteur.
Mme Potvin : Lorsque ma fille s'est, pour la première fois, déclarée, nous avons vécu des moments difficiles. Nous habitons une zone rurale des environs d'Ottawa, une communauté catholique, et l'école fréquentée par ma fille, est, elle aussi, catholique. Quelques mois après s'être déclarée, après avoir commencé à se présenter telle qu'elle est, elle a été attaquée par un groupe d'enfants deux fois plus âgés. Six ou sept d'entre eux l'ont clouée au sol et, voulant s'assurer de son genre, l'ont déshabillée pour vérifier ses organes sexuels.
Il n'est pas rare que cela arrive. Pour ces enfants, c'est même une chose commune. Ce genre d'incident n'a rien d'exceptionnel. Cela se produit tous les jours. Je pourrais vous en citer des centaines d'exemples. J'ai eu l'occasion de le constater moi-même, et d'autres fois, je me suis impliquée lorsque cela arrivait. Les écoles ne sont pas vraiment en mesure d'empêcher cela, car, faute de politiques ou de lois en la matière, elles ne savent guère quoi faire.
Le sénateur Mitchell : Je tiens moi aussi à vous remercier de vos témoignages si sensibles et si éloquents.
Je trouve ironique que certains de ceux qui s'opposent à ce projet de loi font valoir que le texte attente à la liberté de parole, qui est une forme d'expression. Or, en s'opposant à ce projet de loi, ils refusent de protéger une autre forme d'expression, l'expression de genre.
Je voudrais vous poser une question au sujet de ce qui se produira après l'adoption de ce texte. L'adoption de ce projet de loi voudra dire quoi, au juste, pour des parents comme vous, Melissa Potvin et Kimberley Manning, pour vos enfants, pour votre famille? En quoi cela améliorera-t-il votre vie?
Mme Potvin : Nous craignons chaque jour que quelque chose arrive à notre fille, et nous nous inquiétons pour son avenir. Nous sommes effrayés par ce qu'elle doit affronter, la discrimination, le harcèlement, la dérision. Je sais que l'adoption de ce projet de loi ne va pas régler tous les problèmes, mais cela fera cependant savoir aux Canadiens qu'il est interdit de s'en prendre à quelqu'un en raison de son identité ou de son expression de genre. Nous y voyons quelque chose d'essentiel pour l'avenir de nos enfants. C'est pour leur vie que nous nous battons. Pour nous, ce n'est pas un simple projet de loi, mais une mesure assurant à nos enfants une plus grande protection et un meilleur avenir.
Le sénateur Mitchell : La question suivante a un caractère un peu plus technique, mais elle concerne, elle aussi, l'aspect humain du problème. Je vois une étrange inconséquence dans le fait de vouloir définir, dans le projet de loi, ce qu'il convient d'entendre par identité de genre et expression de genre. En effet, ce serait les seules choses qui, dans ce projet de loi, seraient définies. N'est-il pas curieux, en outre, et ne serait-il pas néfaste, d'inscrire dans ce projet de loi censé prévenir la discrimination, une définition tant d'identité de genre que d'expression de genre. Une telle définition, en effet, n'est manifestement pas nécessaire, étant donné que les tribunaux des droits de la personne et les tribunaux judiciaires s'attachent déjà à préciser de quoi il s'agit et qu'ils vont continuer à le faire. Il me semble discriminatoire de vouloir réserver à ces deux notions un traitement particulier. Cela ne ferait-il pas en fait plus de mal que de bien?
Mme Cossman : C'est effectivement ce que je pense. Il convient de remarquer que, par le passé, lorsque de nouveaux motifs de discrimination ont été ajoutés au Code criminel ou aux codes des droits de la personne, ceux qui s'y opposaient avaient soulevé le même type d'arguments.
Récemment, lorsqu'on a rajouté l'orientation sexuelle aux motifs interdits de discrimination, toutes sortes d'arguments ont été soulevés, dont certains fondés sur un raisonnement par l'absurde concernant les types d'orientations qui pourraient être englobés, les gens demandant alors si cela n'ouvrirait pas la voie à la reconnaissance juridique de la pédophilie en tant qu'orientation sexuelle. De tels arguments ont effectivement été avancés par ceux qui jugeaient absolument nécessaire de définir ce qu'on entend par orientation sexuelle. Or, nous n'avons pas défini ce qu'on entend par orientation sexuelle, car chacun savait parfaitement qu'il s'agissait de protéger les droits de nos compatriotes gais et lesbiennes.
Il est, en l'occurrence, parfaitement clair qu'il s'agit de protéger dans notre pays les droits des personnes trans et à diverses identités de genre. On a tout à fait tort, d'après moi, de dire qu'il faut accorder à ces deux notions un traitement particulier. Les autres motifs de discrimination ne sont définis ni dans la Charte, ni dans les codes des droits de la personne, ni dans le Code criminel, et nous aurions tort d'opter en l'occurrence pour une autre solution.
Mme Manning : Pourrais-je ajouter quelque chose?
Le président : Oui, mais très rapidement, je vous prie.
Mme Manning : Je vous remercie. J'ajoute, en ce qui concerne les deux dernières questions qui ont été posées, au sujet de la protection des personnes vulnérables, que la dernière fois que la question a été soulevée ici, le comité a prévu une exception en faveur des zones fédérales protégées. Dans votre examen de ce projet de loi, ne perdez pas de vue le fait que 40 p. 100 des jeunes trans ne se sentent pas en sécurité dans les salles de bain de leur école. Lors de l'examen de mesures tentant à protéger les enfants et jeunes vulnérables, ne perdez pas de vue la situation des enfants trans et ce qu'ils ont à subir à l'instant même, et non ce qu'ils pourraient être amenés à subir dans un hypothétique avenir.
Le sénateur Plett : Mme Cossman voudra bien croire que les dispositions du projet de loi répondent à ce souci.
À l'heure actuelle, le seul motif de discrimination qui ne correspond pas à une caractéristique immuable, et qui repose sur le vécu d'une personne, sur sa vie intérieure, est la religion. La discrimination fondée sur la religion est permise, mais l'expression du sentiment religieux est implicitement incluse dans ce motif. Ne convenez-vous pas que l'expression de genre serait incluse dans l'identité de genre?
Mme Cossman : Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ce point. Si le projet de loi ne protégeait que l'identité de genre, il appartiendrait aux tribunaux de préciser ce que ce terme englobe au juste, et de décider s'il comprend l'expression de genre.
Si c'est effectivement le cas, en l'occurrence, le texte s'applique à la fois à l'identité de genre et à l'expression de genre, et les tribunaux devront définir ce que l'on doit entendre par cela, et préciser ce qui distingue les deux concepts.
Dans certaines provinces, le code des droits de la personne ne confère de protection qu'à l'identité de genre, mais dans d'autres ressorts cette protection s'étend à la fois à l'identité et à l'expression de genre. Les tribunaux des droits de la personne et les tribunaux judiciaires vont petit à petit préciser le rapport entre ces deux notions, et dire si l'identité de genre est un concept plus général qui englobe l'expression de genre, ou s'il s'agit de deux choses différentes et qu'il faut accorder à chacune d'elles une forme de protection particulière.
Le sénateur Plett : Selon la définition retenue en Ontario, ainsi que dans le projet de loi C-279, le sexe « a été assigné à [la] naissance. »
Est-ce votre avis que le sexe est assigné à la naissance? Mme Potvin nous a expliqué qu'à l'âge de six ans son fils est venu la voir, lui disant : « Je crois que le bon Dieu s'est trompé. » J'aimerais savoir si, selon Mme Cossman et nos autres témoins, le sexe est effectivement assigné à la naissance.
Mme Cossman : Je ne suis pas certaine d'avoir bien compris votre question.
Le sénateur Plett : Eh bien, selon la définition d'identité de genre retenue par l'Ontario, le sexe serait assigné à la naissance. Le parrain du projet de loi a dit à plusieurs reprises, dans les discours qu'il a prononcés, que le sexe est assigné à la naissance.
Mes études scientifiques se sont arrêtées au secondaire, mais je crois savoir que le sexe biologique est déterminé à la fois par l'anatomie et par les chromosomes, et qu'il n'est pas, par conséquent, assigné à la naissance. Or, certaines personnes prétendent qu'on leur a assigné, à la naissance, un sexe qui n'est pas le leur.
Mme Manning : Je pense pouvoir vous répondre sur ce point.
Ce qui arrive, c'est que lorsque le docteur ou la sage-femme disent en apercevant les parties génitales de l'enfant « Je vois un pénis », ou « Je vois une vulve », c'est à ce moment-là qu'ils décident quel est, selon eux, le sexe de l'enfant.
Le texte sur lequel nous nous penchons entend protéger par la loi l'identité de genre et de l'expression de genre. Vous venez de parler de génétique chromosomique; or, le sexe, en tant que vécu biologique, peut dépendre de divers facteurs, et ne concorde pas toujours avec l'identité de genre d'une personne.
Nous comprenons que lorsqu'un médecin ou une sage-femme, au vu des parties génitales du bébé, se prononcent sur ce qu'il en est, la suite des événements ne va pas nécessairement leur donner raison.
Le sénateur Plett : Mais ce n'est pas eux qui assignent le sexe. Je vous remercie.
La sénatrice Omidvar : On ne peut que trouver épouvantable le récit que vous venez de nous faire. Je tiens à dire le dégoût et la consternation que m'inspire ce qui se passe parfois dans les écoles canadiennes.
Je voudrais comprendre l'incidence pratique que ce projet de loi aura sur ce genre d'incident, car il s'agit en l'occurrence d'une loi fédérale, alors que les écoles relèvent des autorités provinciales. J'aimerais savoir ce que cela donnera.
Mme Manning : Je suis heureuse de constater que de nombreuses provinces ont pris les devants et déjà adopté des mesures qui font que les écoles commencent à réagir et à créer pour les enfants et les adolescents des espaces sécurisés.
Cela dit, je voudrais insister sur le fait que l'adoption de ce projet de loi, même s'il ne s'impose pas à proprement parler aux divers ministères de l'Éducation, va clairement faire savoir à la population canadienne et à l'ensemble des ressorts du pays qu'il est absolument interdit de faire subir des discriminations aux personnes trans et à diverses identités de genre.
Il appartient à votre assemblée de faire comprendre aux habitants du Canada combien il est important d'adopter ce projet de loi et d'assurer la protection des droits en question. Ce sera là le principal effet du texte.
Mme Potvin : Il y aura un effet d'entraînement. L'adoption de ce projet de loi va inciter les autres paliers de gouvernement à reconnaître le besoin d'assurer à ces enfants et à ces adultes la protection qui s'impose.
Le sénateur Joyal : Situons la question dans un contexte international. Madame Cossman ou madame Manning, compte tenu des recherches auxquelles vous vous intéressez, pourriez-vous nous dire si d'autres pays ont adopté des dispositions législatives analogues à celles du projet de loi C-16?
Je pense notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, deux pays que nous prenons souvent comme référence. Mais peut-être y a-t-il, dans l'Union européenne, ou plus généralement en Occident, d'autres pays qui ont inscrit de telles protections dans leurs lois. Ce qui me préoccupe, c'est qu'à partir du moment où ces dispositions sont inscrites en droit canadien, le gouvernement assume devant la communauté internationale, la responsabilité de promouvoir les droits ainsi protégés. Cela étant, il me semble important de savoir quels seront nos pays partenaires.
Mme Manning : Excellente question. Je vais laisser à la professeure Cossman le soin de dire ce qu'il en est dans d'autres pays.
Nous constatons, chez notre voisin du sud, le dépôt, et parfois même l'adoption de projets de loi essentiellement transphobiques. C'est le cas des projets de loi portant sur l'accès aux salles de bain.
Or, j'estime qu'à ce moment de notre histoire, le Canada doit faire savoir qu'il n'entend pas suivre cet exemple, et signifier qu'il entend assurer la protection de toutes les personnes habitant à l'intérieur de ses frontières. Sur la scène internationale, nous pouvons, en cela, donner l'exemple.
Mme Potvin : Puis-je vous faire part de quelque chose qui est arrivé récemment. Il y a peu de temps, nous avons été contactés par des gens de la BBC qui nous ont dit que le Royaume-Uni s'intéresse à ce que le Canada entend faire en ce domaine, ayant constaté, dans leur pays, une augmentation sensible du nombre de personnes revendiquant leur transexualité. D'où les efforts récents en vue de mieux protéger la santé des enfants. Or, les Britanniques souhaitent nous voir ouvrir la voie.
Nous avons récemment pris part au tournage d'un documentaire exprimant cette idée. Il s'agissait de montrer, à l'intention du public britannique, ce qui se fait ici. Nous avons actuellement l'occasion d'exercer, sur la scène internationale, un leadership en ce domaine.
Mme Cossman : Quel que soit le domaine en cause, en matière de protection, ce n'est pas le moment de suivre l'exemple des États-Unis.
De nombreux pays ont adopté diverses mesures afin de protéger les personnes trans. Cela n'est d'ailleurs pas toujours le fait de pays que nous nous attendrions normalement à voir intervenir. C'est ainsi qu'un arrêt récent de la Cour suprême de l'Inde a conféré aux citoyens trans le droit d'être protégés. La Nouvelle-Zélande prépare pour sa part des mesures intéressantes, et un tribunal de première instance israélien s'est prononcé sur la question des droits des personnes trans.
C'est une tendance qui se manifeste dans le monde de diverses manières, comme a fini par s'imposer ici et là le mariage entre personnes de même sexe. Le Canada a été à la pointe de cette évolution. Nous ne sommes pas le seul pays à agir en ce sens, mais les résultats sont parcellaires et inégaux et notre pays devrait donner l'exemple.
Le sénateur Joyal : Autrement dit, on peut citer à cet égard les pays auxquels nous avons l'habitude de nous référer, le Royaume-Uni notamment. Y a-t-il des pays de l'Union européenne qui ont adopté en ce domaine des mesures comparables? Je reconnais que j'ai été paresseux, et que j'aurais pu moi-même effectuer cette recherche, mais étant donné votre expertise, j'ai pensé pouvoir vous poser la question.
Mme Cossman : Il me faudrait moi-même effectuer une petite recherche afin de voir ce qui se fait dans les divers pays de l'Union européenne, et quelles peuvent être les décisions rendues par la Cour des droits de l'homme. N'oublions pas que bon nombre de pays envisagent actuellement de se retirer de l'Union européenne.
Le sénateur Joyal : Les Nations Unies mènent-elles des recherches sur les personnes trans?
Mme Cossman : Oui, la condition des personnes trans a retenu l'attention des Nations Unies qui, d'ailleurs, a nommé, il y a un an ou deux, un ambassadeur spécial chargé des droits des LGBTQ. Ce poste, de création récente, est actuellement occupé par un Thaïlandais. Le travail en ce sens a déjà débuté, mais il accuse un retard considérable par rapport à ce qui a déjà été accompli en faveur des gais et des lesbiennes. Malheureusement, les personnes trans sont souvent délaissées.
Le sénateur Mitchell : Madame Manning, vous avez, au cours des mois et des semaines que nous avons consacrées à cette question, fait un rapprochement entre les incidences précises que ce projet de loi devrait avoir sur le désespoir souvent éprouvé par les personnes trans, et les arguments souvent tout à fait hypothétiques avancés à l'encontre des mesures envisagées. Les difficultés éprouvées en ce domaine se manifestent dans plusieurs domaines, dont les sports et les abris. Pourriez-vous nous dire quelque chose à cet égard?
Mme Manning : Oui. Nous vivons actuellement une évolution de notre société et de notre droit. Nous n'ignorons plus maintenant ce que vivent certains de nos concitoyens, vécu que j'ai tenté de documenter dans mon exposé. Certains des récits sont atroces, mais ils correspondent à la réalité. C'est, effectivement, quelque chose qui continue à se produire dans notre pays.
D'après ce que j'ai pu voir, les arguments avancés à l'encontre du projet de loi C-16, ou en faveur de certains amendements ou de certaines modifications, reposent essentiellement sur des situations tout à fait hypothétiques. Or, notre institution judiciaire est puissante et avisée, et le projet de loi soumis à votre attention est le fruit d'un important travail de recherche. Je ne vois guère comment l'on pourrait douter du besoin de l'adopter.
J'aimerais, si vous le voulez bien, terminer en vous citant quelque chose que m'a dit ma fille Florence. Alors que je lui expliquais comment nous préparions notre intervention d'aujourd'hui, elle m'a dit : « Mais, maman, l'adoption de ce projet de loi est une question essentiellement de respect. »
Le président : Je tiens à remercier nos témoins de leur participation à nos délibérations. Nous vous savons gré des nombreux éléments instructifs que vous nous avez livrés et de vos témoignages d'une incontestable sincérité.
(La séance est levée.)