Aller au contenu
LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 44 - Témoignages du 24 mai 2018


OTTAWA, le jeudi 24 mai 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-74, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 27 février 2018 et mettant en œuvre d’autres mesures, se réunit aujourd’hui, à 10 h 34, afin d’étudier la teneur des éléments des sections 15 et 20 de la partie 6 de ce projet de loi.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

Le président : Honorables sénateurs, c’est avec plaisir que je vous accueille ce matin, ainsi que les personnes qui portent une attention particulière aux travaux de ce comité, puisque nous entamons l’étude de certaines dispositions du projet de loi C-74, un projet de loi qui vise à mettre en œuvre des dispositions budgétaires qui se rapportent à la Loi sur les juges, en particulier, et certaines dispositions du Code criminel, qui sont la prérogative de ce comité.

[Traduction]

Sénatrice Batters, vouliez-vous faire un commentaire?

La sénatrice Batters : Oui, avant de commencer, parce que nous entamons l’étude d’une section particulièrement importante de la loi d’exécution du budget. Je me demandais à quel moment la ministre de la Justice allait comparaître. J’ai pensé qu’elle serait peut-être là aujourd’hui pour démarrer cette étude.

Le président : Comme vous le savez, le ministre responsable d’un projet de loi comparaît habituellement devant nous. Nous avons invité la ministre de la Justice, par le truchement de la greffière du comité. Elle nous a fait savoir qu’elle n’était pas libre ce matin et nous essayons de voir si elle pourrait comparaître la semaine prochaine, lorsque nous allons reprendre mercredi l’étude du projet de loi C-74.

La sénatrice Batters : Je mentionne cet aspect parce que je l’ai vue ce matin à la télévision, sur l’émission Your Morning de CTV, et elle parlait des nouvelles dispositions de la Loi sur le divorce à 8 h 10, juste avant que je n’arrive au Sénat. Elle se trouvait à Ottawa à ce moment-là, et je ne sais pas très bien pourquoi elle n’est pas libre de venir. Toutefois je vous remercie parce qu’habituellement, si le ministre n’est pas là, le projet de loi n’est pas étudié. Nous espérons la voir bientôt.

Le président : Y a-t-il des sénateurs qui souhaitent faire un commentaire sur ce point avant que la séance se poursuive? Merci. Je pense que ce point a été noté.

[Français]

Revenons au sujet principal de notre séance de ce matin, l’étude de certaines dispositions du budget qui se rapportent à des amendements à la Loi sur les juges. Nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Marc A. Giroux, commissaire, Bureau du commissaire à la magistrature fédérale. Bienvenue, monsieur Giroux.

[Traduction]

Je suis sûr que vous savez quel est l’article du projet de loi C-74 qui touche la Loi sur les juges. Nous allons écouter votre exposé. Je pense que tous les sénateurs disposent de l’information concernant cet article du projet de loi C-74.

[Français]

Monsieur Giroux, au plaisir de vous entendre.

Marc A. Giroux, commissaire, Bureau du commissaire à la magistrature fédérale : Merci, sénateur Joyal.

[Traduction]

Je vous remercie de m’avoir invité ce matin.

[Français]

Je suis heureux d’être ici parmi vous.

[Traduction]

J’ai été invité pour vous parler du projet de loi C-74, la Loi d’exécution du budget, et plus particulièrement de la section 15, qui crée 47 nouveaux postes de juge des juridictions supérieures, à savoir de la Cour fédérale, de la Cour supérieure de l’Ontario, de la Cour d’appel de la Saskatchewan, et également 39 postes d’un bassin de juges, dont je pourrais vous parler plus tard si vous le souhaitez.

Je devrais commencer par vous dire quelques mots de mon commissariat, parce que je pense que certains de vous ne connaissent pas très bien ce que nous faisons. Mon commissariat a été créé aux termes de la Loi sur les juges. Le commissaire est responsable, à titre de délégué du ministre, de l’application de la partie 1 de la loi. Le commissariat a pour mission de protéger l’indépendance de la magistrature. C’est pourquoi nous sommes indépendants du ministère de la Justice.

Nous sommes également chargés, aux termes de la loi, de fournir des services au Conseil canadien de la magistrature, qui comprend les 39 juges en chef canadiens et de prendre des mesures relatives au personnel et aux locaux, par exemple.

Enfin, le ministre de la Justice peut nous déléguer d’autres attributions aux termes de la Loi sur les juges. Ce sont celles qui sont reliées à l’administration de la justice. C’est aux termes de cette disposition que nous mettons en œuvre le processus de nomination des juges de la Cour suprême du Canada, au nom du premier ministre et du ministre de la Justice. Nous fournissons des services au conseil consultatif que préside la très honorable Kim Campbell. C’est également selon cette disposition que nous administrons le processus de nomination des juges de toutes les juridictions supérieures, ce qui comprend la mise à jour des listes des postes vacants et l’administration des comités consultatifs judiciaires des différentes provinces.

[Français]

J’ai reçu une liste de questions de la part de votre greffière. Certaines touchent plutôt à la compétence du ministère de la Justice. Je comprends que nos collègues du ministère sont ici pour répondre à certaines de ces questions. Par exemple, je devrais dire d’emblée que les demandes qui proviennent des provinces pour de nouveaux postes de juge sont évaluées par le ministère de la Justice, qui fait l’évaluation des besoins des tribunaux.

On m’a demandé cependant de traiter de la question des ressources de mon bureau, essentiellement pour pallier la création de nouveaux postes et la nomination subséquente de juges. À ce sujet, je commencerais par vous dire que notre bureau est très petit. Nous avons 70 employés qui sont affectés à diverses responsabilités.

Bien que le mandat de mon bureau ait été statique par le passé, au cours des dernières années, on s’est vu confier beaucoup de responsabilités. C’est pour cette raison que nous avons entamé des consultations avec les responsables au Conseil du Trésor et du ministère de la Justice pour nous assurer que nous pouvions répondre aux nouvelles responsabilités qui nous étaient confiées.

[Traduction]

Les responsables du Conseil du Trésor et le cabinet du ministre connaissent les nouvelles responsabilités qui nous ont été attribuées et ils en tiennent compte. Nous travaillons avec eux en étroite collaboration pour déterminer quelles sont les ressources dont nous avons besoin pour faire face à ces nouveaux défis.

Ces nouveaux défis concernent non seulement les mesures découlant de la création de nouveaux postes prévus par le projet de loi d’exécution du budget, mais ils touchent aussi d’autres responsabilités. Je vais vous en nommer quelques-unes : nous jouons un rôle plus important, comme je l’ai dit, dans l’administration du processus de nomination des juges de la Cour suprême du Canada; nos responsabilités relatives au processus de nomination des juges des juridictions supérieures, qui a été revu il y a un an et demi, ont été augmentées; nous exerçons une nouvelle attribution à l’égard des protonotaires de la Cour fédérale et nous gérons leur processus de nomination; nous mettons en œuvre le plan d’action du gouvernement relatif aux langues officielles, notamment ses effets sur le processus de nomination des juges; à la suite du projet de loi C-337 d’origine parlementaire, nous sommes en train de préparer un outil de formation dans le domaine des agressions sexuelles pour les candidats à un poste de juge; mais surtout, et ce n’est pas le moins important, nous préparons l’entrée en vigueur du projet de loi C-58 et la mise en œuvre des nouvelles attributions qu’impose ce projet de loi au commissaire pour ce qui est de la publication des dépenses des juges.

Le projet de loi à l’étude crée des défis importants sur le plan administratif et sur le fond. Par exemple, il y a au Canada 1 160 juges de nomination fédérale. Nous recevons environ 20 000 demandes de remboursement par année de la part de ces juges et nous devons aménager la publication ordonnée de cette information. Surtout, le projet de loi prévoit une exemption visant à préserver l’indépendance de la magistrature. Pour l’essentiel, si le fait de rendre publique une dépense risque de compromettre l’indépendance de la magistrature, alors elle ne sera pas publiée. Nous allons devoir clairement préciser les règles dans ce domaine. Nous sommes en train de parler aux juges. J’ai également créé un conseil consultatif qui est composé de diverses personnes, pas seulement de juges, dont le commissaire à la protection de la vie privée est membre, par exemple, pour obtenir divers points de vue sur cette question et nous guider sur la façon de répondre au défi que constitue la publication des dépenses des juges. L’objectif est de concilier d’un côté, la loi et de l’autre, l’indépendance de la magistrature et le respect de la vie privée des juges.

[Français]

Pour conclure, c’est non seulement la création de nouveaux postes dans le cadre du projet de loi C-74 qui fait en sorte que notre bureau sera obligé d’augmenter ses ressources, mais c’est l’ensemble des nouvelles initiatives que nous avons entreprises qui font que nous tenons déjà des discussions avec le Conseil du Trésor.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux.

[Traduction]

Je suis certain que votre exposé va inciter les sénateurs à vous poser de nombreuses questions.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci, monsieur Giroux, de votre présence parmi nous. D’abord, je vais joindre ma voix à celle de ma collègue, la sénatrice Batters, pour déplorer l’absence de la ministre ce matin. On a appris au comité directeur qu’elle serait absente toute la semaine. Pourtant, elle s’adressera à l’autre endroit cet après-midi. Je trouve inconcevable qu’une ministre ne se présente pas pour répondre aux questions qui concernent un projet de loi aussi important. J’espère qu’elle se présentera la semaine prochaine. Sinon, nous devrons interrompre nos travaux jusqu’à ce qu’elle comparaisse devant notre comité.

L’an dernier, dans le cadre du projet de loi C-44, on avait examiné la question des postes de juge. J’essaie de comprendre votre position. C’est peut-être une question que je devrais poser à la ministre, puisqu’elle est de nature plus politique. Le Québec revendique la nomination de juges supplémentaires depuis des années. Vous avez reconnu dans le projet de loi un nombre prédéterminé de juges en Ontario et en Saskatchewan. Toutefois, le Québec n’a pas eu ce privilège. On devra piger encore dans le bassin de juges au Canada lorsque des juges prendront leur retraite. N’y a-t-il pas lieu d’inclure dans le projet de loi un nombre prédéterminé de juges afin que le Québec n’ait pas à quémander constamment des postes de juge auprès du gouvernement fédéral, surtout en raison des retards indus dans le système de justice du Québec, qui est le pire du Canada? Je ne comprends pas que vous n’ayez pas pris l’occasion de tenir compte de cette question dans l’élaboration du projet loi dont nous sommes saisis.

M. Giroux : Merci, sénateur. Je suis parfaitement conscient de la situation au Québec. C’est une question qui relève plutôt de mes collègues du ministère de la Justice. Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’évaluation des demandes faites par les provinces et les besoins de la cour se fait par le ministère de la Justice, dont une section s’occupe des politiques de la magistrature. Je sais que mes collègues pourront vous donner plus de précisions.

Le sénateur Boisvenu : En tant que commissaire à la magistrature, quelle influence avez-vous auprès de la ministre pour qu’elle indique dans la loi, une fois pour toutes, un nombre prédéterminé de juges au Québec?

M. Giroux : C’est une équipe de fonctionnaires du ministère de la Justice spécialisée dans ces questions qui pourrait vous répondre. Une fois que les nominations ont été faites et que les postes ont été créés, le dossier relève de notre responsabilité, mais la nomination des postes relève de son ministère.

Le sénateur Boisvenu : Merci. Nous attendrons que la ministre comparaisse devant notre comité.

Le président : Nous aurons l’occasion d’entendre des représentants du ministère de la Justice ce matin.

La sénatrice Dupuis : Merci, monsieur Giroux, d’être ici. Avez-vous des commentaires à faire sur cette partie du projet de loi, à part le fait que vous avez seulement 70 employés, de nouvelles responsabilités et des besoins en matière de ressources supplémentaires? Qu’en est-il du contenu, de la gestion que cela représente, des équipes chargées des tribunaux unifiés de la famille?

M. Giroux : Outre la question des ressources et de pallier la demande de nouveaux juges une fois qu’ils seront nommés, ce sont les fonctionnaires du ministère qui ont travaillé à l’élaboration du projet de loi qui pourraient vous répondre.

La sénatrice Dupuis : La gestion des postes de juges de la Cour supérieure de la Saskatchewan par rapport au tribunal unifié de la famille, cela ne pose pas d’obligations particulières pour vous?

M. Giroux : J’aimerais répondre de façon plus élégante, mais il ne relève pas de mes compétences de déterminer quelle cour à un plus grand besoin de ressources.

La sénatrice Dupuis : Dans la gestion de ces postes, est-ce que cela pose des obligations particulières pour vous, qu’il s’agisse des juges de la Cour supérieure ou du tribunal unifié de la famille, ou de leur affectation à ce type de tribunal?

M. Giroux : Non. C’est peut-être un peu plus de travail avec la nomination de nouveaux juges, mais autrement, il n’y a pas vraiment de différence.

La sénatrice Dupuis : Dans votre rapport annuel, y a-t-il un tableau qui indique exactement le nombre de postes que vous gérez? Avez-vous des données sur les tâches de gestion qui vous sont confiées?

M. Giroux : Sur notre site web, on peut cliquer à un endroit où est affiché le nombre de juges qui siègent dans chacune des provinces, le nombre de postes vacants, le nombre de postes surnuméraires, le nombre de juges qui sont des femmes. On y retrouve aussi beaucoup plus de statistiques sur le nombre de demandes qui sont adressées et un tableau qui indique si les gens font partie d’une minorité visible, par exemple, ou s’ils sont des hommes ou des femmes. On retrouve plus d’information à cet égard.

La sénatrice Dupuis : Est-ce qu’il y aurait aussi de l’information sur les 39 postes de juge du tribunal unifié de la famille? Où peut-on trouver cette information concernant l’initiative du tribunal unifié de la famille? Je comprends que quatre provinces ont demandé d’avoir accès à cette initiative. Peut-on avoir plus de données à ce sujet? Sont-elles disponibles?

M. Giroux : J’essaie de me rappeler si on a quelque chose sur notre site web. Je m’en remettrais plutôt à la loi qui prévoit, à l’article 24, un bassin de postes de juge qui peuvent être attribués soit aux cours supérieures, à la division des procès, soit aux cours d’appel, soit aux tribunaux unifiés de la famille. À savoir si le chiffre exact pour chacun de ces postes ou pour ceux qui seront accordés se trouve sur notre site web, je n’en suis pas certain. Je pourrais toutefois en faire la vérification et vous revenir.

Le sénateur Carignan : Ma question concerne le bassin de juges. Comment fera-t-on la distribution entre les provinces? Le bassin ne semble pas exprimer, surtout dans le cas des tribunaux unifiés de la famille, d’autres préoccupations. J’aimerais aussi savoir à quel moment on s’arrête. L’attribution semble temporaire. Ce n’est que lorsque le juge prendra sa retraite ou que les besoins seront déterminés que l’on changera de cour. Quel sera alors le mécanisme?

M. Giroux : Les articles précédents de la Loi sur les juges déterminent le nombre de juges par cour dans chacune des provinces. Il faut lire le nombre de postes, dans la Loi sur les juges, en lien avec la législation pertinente dans chacune des provinces et avec la Loi sur les tribunaux judiciaires, par exemple, au Québec. Il faut s’assurer, au minimum, que le nombre sera équivalent ou que la loi provinciale détermine un plus grand nombre de postes à une cour particulière.

Au-delà des postes attribués dans la Loi sur les juges pour chacune des cours des provinces, l’article 24 fait en sorte que la ministre peut décider, de temps à autre, d’accorder un poste soit à la Cour d’appel, soit à la Cour supérieure, soit au tribunal unifié de la famille, selon les besoins d’une cour particulière.

À l’heure actuelle, je crois qu’il reste dans le bassin deux postes pour les cours d’appel et six pour les cours supérieures. Avant le projet de loi C-74, je ne crois pas qu’il y en avait pour le tribunal unifié de la famille, mais peut-être que ma collègue me corrigera. Lorsqu’une loi, comme le projet de loi C-74, ordonne la création de nouveaux postes dans le bassin, comme pour les tribunaux unifiés de la famille, les 39 postes restent en place jusqu’à ce que la ministre fasse la détermination, à l’aide de son ministère, des besoins d’une cour particulière, à savoir combien seront attribués à une cour et combien le seront à une autre. La ministre a une équipe qui fait l’évaluation de ces postes.

Une fois qu’un poste a été attribué à une province ou à une cour en particulier, il reste avec la province. Par exemple, si le projet de loi C-74 est adopté, que les 39 postes des tribunaux unifiés de la famille sont créés, et que l’Ontario fait demande pour certains de ces postes, la demande sera évaluée par le ministère de la Justice. Celui-ci fera une recommandation à la ministre, et la ministre, à son tour, déterminera combien de postes devraient être attribués à l’Ontario. Lorsque le juge nommé prendra sa retraite, un poste sera vacant et demeurera avec cette cour.

J’essaie de simplifier le plus possible mon explication de la disposition. J’espère avoir été clair. C’est essentiellement la façon dont le mécanisme fonctionne pour les postes. L’évaluation des besoins de la cour est faite par le ministère.

Le sénateur Carignan : Ce n’est donc pas temporaire. Une fois attribué, même après le départ du juge, le remplacement se fera. On procède donc en fonction des besoins d’aujourd’hui, mais peut-être pas nécessairement des besoins dans cinq ou dix ans.

Toutefois, on crée un acquis et cela peut influer sur le volume. Par exemple, le volume de la Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard n’est pas le même que celui de la Cour d’appel du Québec. On n’a pas de mécanisme pour dire à ces juges qu’ils pourraient peut-être se charger des surplus d’une autre cour. Ils ne font pas partie d’un bassin où on pourrait, selon le volume dans une province, les faire passer d’une province à l’autre pour répondre à un besoin ponctuel.

M. Giroux : Vous avez raison. Une fois qu’un juge est nommé, par exemple, au Nouveau-Brunswick, à la Cour de première instance, il sera peut-être membre d’office de la Cour d’appel, mais il ne siégera qu’au Nouveau-Brunswick. La seule exception est la suivante. Dans les territoires, il y a des juges adjoints, car le nombre de juges est très restreint. Il peut se produire des conflits. Par exemple, un juge peut se trouver en conflit pour entendre une cause. La loi permet d’être juge au Nouveau-Brunswick et juge adjoint au Nunavut. Si un besoin se fait sentir au Nunavut, il pourra demander au juge en chef de s’y rendre pour entendre une cause. Ce sont les seules juridictions où cette pratique se produit.

L’idée a fait l’objet de discussions, par le passé, à savoir si on ne pourrait pas justement emprunter le juge d’une cour pour qu’il entende une cause dans une autre juridiction. Cependant, à l’heure actuelle, cette pratique ne se fait pas.

Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur Giroux, pour votre présentation. En ce moment, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario et le Manitoba ont des tribunaux unifiés de la famille. Pourquoi certaines provinces seulement possèdent-elles des tribunaux de ce genre? Quels sont les avantages et les désavantages de tels tribunaux?

M. Giroux : Je connais les provinces qui ont des tribunaux unifiés de la famille. Je pense que ma collègue du ministère de la Justice sera en meilleure posture pour en expliquer la raison. Ce que je comprends, c’est que dans certaines provinces on constate un besoin, pour traiter des dossiers de la famille, de créer ce genre de tribunal spécial afin d’amoindrir la charge de la Cour provinciale ou de la Cour supérieure et d’avoir des juges dédiés à ces fins. Par exemple, à Ottawa, je crois comprendre qu’il y a un tribunal unifié de la famille. Si on est juge à la Cour provinciale, on n’entend pas de causes en droit de la famille à Ottawa. Dans une autre région de l’Ontario où il n’y a pas de tribunal unifié de la famille, la division des tâches se fera selon les compétences respectives de la Cour provinciale et de la Cour supérieure. Au-delà de ce cadre, je regrette, mais je n’ai pas d’expertise à cet égard.

Le sénateur McIntyre : Dans la même foulée, les provinces qui possèdent de tels tribunaux sont-elles avantagées quant au nombre de juges de nomination fédérale qui leur seront attribués?

M. Giroux : Je répondrai que non. L’évaluation des besoins se fait quand même selon l’équipe du ministère. D’après ce que je comprends, il s’agit plutôt d’une gestion administrative de la cour pour déterminer si un tribunal unifié de la famille servirait mieux pour faire la gestion des dossiers.

Le sénateur McIntyre : J’aurais une dernière question. Je comprends que la proposition est de créer 39 postes additionnels de juge pour les tribunaux unifiés de la famille et que cette proposition entrerait uniquement en vigueur le 1er avril 2019, est-ce exact?

M. Giroux : C’est ce que je comprends du projet de loi.

Le sénateur McIntyre : Il semble que ce soit un délai déraisonnable, étant donné le manque et le besoin de juge à travers le pays.

M. Giroux : Je regrette, monsieur le sénateur, je n’ai pas participé à l’élaboration du projet de loi. Je ne suis pas vraiment en mesure de répondre.

Le sénateur McIntyre : Madame la ministre pourrait répondre à cette question.

M. Giroux : Et mes collègues du ministère qui suivront auront peut-être plus de détails à vous offrir.

La sénatrice Eaton : Monsieur Giroux, je vous remercie de votre présence parmi nous.

[Traduction]

Je n’étais pas membre du comité à l’époque. Je suis un nouveau membre, mais il y a eu l’année dernière un rapport qui parlait de la pénurie de juges. Il semble que cette pénurie se soit encore aggravée depuis l’année dernière. Il y a aujourd’hui 13 postes vacants de nomination fédérale dans les tribunaux. Les juges des tribunaux unifiés de la famille, oui. Pourriez-vous donc me dire pourquoi il y a autant de postes vacants? Comme vous le savez, les juges prennent leur retraite à 75 ans. Vous savez qu’habituellement, ils travaillent à temps partiel après 70 ans. N’avez-vous pas une liste de candidats à votre disposition?

M. Giroux : Encore une fois, je ne sais pas si je vais me faire critiquer par le comité ou par la ministre, si je vous dis que cette question relève de la ministre, mais je peux vous dire quand même quelques mots au sujet des nominations.

Le gouvernement a mis en place un nouveau processus de nomination des juges des juridictions supérieures en octobre 2016, un processus qui oblige tous les candidats antérieurs à présenter une nouvelle demande — remplir un nouveau formulaire, fournir davantage de renseignements — et il me semble que le gouvernement l’a qualifié de très utile pour les nominations et il a été fort bien reçu.

Depuis lors, de nombreux juges ont été nommés et depuis l’arrivée du gouvernement au pouvoir, un an avant donc, je peux vous dire, pour vous donner quelques chiffres, qu’il y a eu 225 nominations de juges des juridictions supérieures, ce qui représente un chiffre énorme lorsqu’on sait qu’auparavant, le nombre annuel moyen des nominations était d’environ 50.

Cela dit, il y a à l’heure actuelle 59 postes vacants et je sais que la ministre s’occupe activement de ces nominations. Voilà ce que je peux vous dire à ce sujet.

La sénatrice Eaton : J’espérais, en fait, que vous nous diriez qu’il y avait des obstacles concrets, qui vous ont empêchés de procéder aux nominations ou qui font problème.

M. Giroux : Le seul commentaire que je pourrais ajouter est que, depuis l’adoption du nouveau processus, qui exige que les candidats présentent à nouveau leur candidature, les demandes sont arrivées un peu plus lentement après octobre 2016. Je peux par contre vous dire que celles que nous avons reçues étaient nombreuses, et depuis cette époque, nous avons fait beaucoup de progrès sur le plan des nominations. Il y a malgré tout encore 59 postes vacants.

La sénatrice Eaton : Je vais simplement faire un commentaire. La plupart des cabinets d’avocats exigent maintenant que leurs associés prennent leur retraite à 65 ans; il doit donc y avoir beaucoup d’associés âgés au chômage qui aimeraient bien terminer leur carrière de cette façon.

Depuis l’arrêt Jordan, qui a fixé des délais, j’aimerais savoir si le nombre des postes vacants a eu une influence sur le nombre des gens qui ont vu leurs accusations rejetées à cause de l’expiration d’un délai?

M. Giroux : Je ne peux parler des conséquences juridiques de l’arrêt Jordan. Je peux vous parler des répercussions qu’il a eues sur les nominations et des pressions exercées pour en augmenter le nombre. Je pense qu’il y a effectivement eu beaucoup de nominations depuis l’arrêt Jordan. Par contre, je ne suis pas en mesure de vous parler des conséquences pratiques.

La sénatrice Eaton : Vous ne savez donc pas combien de demandes d’arrêt des procédures pour délais déraisonnables ont été présentées et combien ont été acceptées?

M. Giroux : Je l’ignore.

La sénatrice Eaton : Merci.

La sénatrice Batters : Merci d’être venu, monsieur Giroux. J’aimerais vous poser quelques questions.

Premièrement, je viens de la province de la Saskatchewan. Je voudrais particulièrement savoir pourquoi, avec ce projet de loi, le nombre des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan va passer de six à sept. Je me demande comment ce chiffre se compare, ce chiffre de sept juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan avec l’adoption de ce projet de loi, aux juges des juridictions d’appel des provinces de taille comparable?

M. Giroux : Encore une fois, madame la sénatrice, les demandes sont présentées au ministre par les provinces et c’est le ministère qui les analyse ensuite de façon approfondie. Avant que ce nombre soit augmenté par ce projet de loi, la province aurait eu d’excellents arguments à présenter aux collaborateurs du ministre en faveur de cette décision. Encore une fois, je vous prie de m’excuser.

La sénatrice Batters : Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est dans les provinces de taille comparable et quel est le nombre des juges qui siègent à la juridiction d’appel des provinces de taille comparable? Par exemple, dans la province du Manitoba ou dans certaines provinces maritimes?

M. Giroux : Cela varie d’une province à l’autre.

La sénatrice Batters : Il y a combien de juges à la Cour d’appel du Manitoba?

M. Giroux : Je n’ai pas le chiffre exact avec moi.

La sénatrice Batters : Pouvez-vous nous fournir ces chiffres?

M. Giroux : Bien sûr.

La sénatrice Batters : Merci. Vous pourriez alors nous donner les chiffres pour toutes les provinces du Canada; cela nous serait utile.

Je crois que le gouvernement du Canada a annoncé, dans le budget de l’année dernière, la création d’un certain nombre de postes de juges supplémentaires au Canada. Quel était ce nombre? Cela fait maintenant plus d’un an que cette annonce a été faite et je me demande quel est le nombre de ces nouveaux postes qui sont toujours vacants? Ce nombre est-il compris dans les 59 postes vacants que vous venez de mentionner ou vient-il s’y ajouter?

M. Giroux : Je crois que le projet de loi C-44, le projet de loi d’exécution du budget de 2017, attribuait 11 postes de juge à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 1 à la Cour du Yukon et 3 aux postes du bassin des juges destiné aux diverses juridictions d’appel, ainsi que 12 pour le bassin des juges des juridictions supérieures ou des postes de première instance.

Il est par contre plus difficile de savoir quel est le nombre des postes qui ont été dotés. En Alberta, je peux vous dire que six de ces postes ont été pourvus et qu’il y en a encore quelques-uns qui sont vacants. Je pense que le poste prévu pour le Yukon a été pourvu. Quant aux postes du bassin des juges pour la juridiction d’appel, il y en avait trois et deux sont encore à combler; parmi les postes du bassin pour les juridictions supérieures, il en reste six.

La sénatrice Batters : Il semble donc que cela a entraîné l’attribution de 27 nouveaux postes. À partir des chiffres que vous venez de nous fournir, il semble qu’il en ait 15 qui ont été pourvus. Est-ce bien exact?

M. Giroux : Oui, 27 postes ont été pourvus. Excusez-moi, il y a eu 27 postes créés. Je devrais toutefois dire que pour ce qui est de pourvoir des postes, le ministre commence habituellement par celui qui est vacant depuis le plus longtemps. Ces postes sont parfois nouveaux, ou ne le sont pas, selon la province concernée. Je ne peux pas vous parler de ce qu’était la situation en Alberta, par exemple, avant l’adoption de ce projet de loi, ni vous dire s’il y avait beaucoup de postes vacants ou non. Je veux en fait dire que, même si certains de ces postes n’ont pas été pourvus, cela ne veut pas dire que d’autres postes de ces juridictions qui étaient vacants ne l’ont pas été.

La sénatrice Batters : Oui. Les 12 postes restants qui ont été créés l’année dernière, mais qui n’ont pas encore été pourvus, sont-ils compris dans les 59 postes vacants ou viennent-ils s’y ajouter?

M. Giroux : Oui, ils sont compris dans ce chiffre.

La sénatrice Batters : En êtes-vous certain?

M. Giroux : Je vais vérifier, mais j’en suis assez sûr.

La sénatrice Batters : Merci.

Vous avez fait référence, dans votre déclaration préliminaire, au projet de loi C-337. C’est un projet de loi qui a été adopté à l’unanimité par la Chambre des communes et qui se trouve à l’étape de la deuxième lecture au Sénat, en attendant d’être étudié. Vous avez parlé de la préparation d’une formation en matière d’agression sexuelle pour les futurs juges, et j’aimerais que vous nous parliez de cette importante formation que vous êtes en train de mettre sur pied.

M. Giroux : Je ne vais pas prendre beaucoup de temps. J’ai comparu deux fois devant le Comité de la condition féminine de la Chambre des communes pour dire que j’étais bien sûr favorable à l’idée derrière le projet de loi, mais que le mécanisme prévu soulevait certaines questions. Les candidats devaient recevoir une formation complète dans le domaine des agressions sexuelles avant leur nomination. Les questions que j’ai soulevées portaient sur deux aspects. Premièrement, je voulais veiller à ce que les candidats reçoivent une bonne formation, et il n’y avait pas beaucoup de temps pour le faire.

La sénatrice Batters : Excusez-moi, mais avant que le président ne m’arrête, je voulais que vous abordiez directement la préparation en cours, celle à laquelle vous avez fait référence dans votre déclaration préliminaire, plutôt que de parler de ses avantages.

M. Giroux : Mon autre souci, parce qu’il touche la formation dont je veux parler, était que je voulais être sûr que cette formation ne retarderait pas indûment le processus de nomination. Compte tenu de ces questions et du fait que le projet de loi a été adopté par la Chambre, étant donné qu’aucune date de début de cette formation n’a été fixée, cela voulait dire pour moi que, si le projet était adopté très rapidement, il fallait que la formation puisse être donnée immédiatement; nous avons donc retenu par contrat les services du Conseil national de la magistrature, que vous connaissez probablement très bien, qui fournit une formation aux juges spécialisés dans ce domaine. Nous avons consulté divers organismes d’appui aux victimes d’agression sexuelle, ainsi que des survivantes, pour obtenir leur avis sur la meilleure façon de le faire. Cela n’est pas facile, comme je l’ai dit, parce que nous avons eu très peu de temps pour le faire. Nous avons préparé un outil sur lequel nous continuons à travailler, étant donné que le projet de loi n’a pas encore été adopté. Nous continuons à travailler sur cet outil pour qu’il soit aussi complet que possible, pour que les candidats ne suivent pas seulement une formation, mais passent aussi une épreuve pour vérifier qu’ils ont bien reçu la formation et ils doivent obtenir une note satisfaisante. Pour répondre en deux mots à votre question, je dirais que nous avons soigneusement réfléchi à la façon de le faire. Je pense que nous avons préparé l’outil le plus utile possible, compte tenu des conditions que nous devions respecter.

La sénatrice Batters : Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Avez-vous déjà étudié la possibilité, comme en Angleterre, je crois, de nommer des juges ad hoc qui pourraient également répondre à une surcharge de travail, ce qui éviterait peut-être la question d’un bassin où on crée des postes qui demeurent dans la juridiction, même en l’absence de besoins? Il s’agirait de nommer des juges ad hoc, que ce soit des avocats éminents dans un domaine, par exemple, qui pourraient servir pendant une certaine période de temps. Avez-vous déjà étudié cette façon de faire?

M. Giroux : Je sais que certaines personnes ont soulevé des questions semblables, des personnes au sein de la magistrature. La question devrait être examinée par l’unité du ministère qui voit aux politiques eu égard à la magistrature et entraînerait évidemment une modification à la Loi sur les juges. Compte tenu des délais, de la situation dans certaines provinces et de l’arrêt Jordan qui est soulevé, ma participation au débat serait de répondre aux questions qu’on me pose et d’apporter mes commentaires là où il y aurait lieu, mais le travail ou la détermination de la façon de faire reviendrait au ministère de la Justice quant à la modification de la loi en conséquence.

Le sénateur Carignan : Merci.

[Traduction]

Le président : Avant d’avoir le plaisir de vous remercier, monsieur Giroux, j’aimerais vous poser deux questions. La première concerne le rapport que le comité a publié il y a un an et demi — Justice différée, justice refusée. Je suis certain que vous connaissez la deuxième recommandation prioritaire, qui traite de la nomination des juges. J’aimerais vous la lire et connaître votre réaction. Je vais la lire en français :

[Français]

Le comité recommande que les juges des cours supérieures soient nommés le jour même du départ à la retraite d’un juge lorsque cela est connu d’avance; les exceptions à ce remplacement immédiat seraient une mort ou une retraite anticipée inattendues.

[Traduction]

Je vous demande donc pourquoi le système ne réussit pas à mieux planifier le remplacement des juges. Nous savons qu’ils vont prendre leur retraite à un moment précis. Par exemple, au Sénat, l’âge obligatoire de la retraite est de 75 ans, et nous savons combien de sénateurs vont prendre leur retraite cette année, combien vont la prendre l’année prochaine, et combien vont la prendre l’année suivante. Il semble que le système ne soit pas en mesure de prendre en compte le fait que les juges prennent leur retraite à une date précise, même si nous le savons à l’avance. Pourquoi le système ne réussit-il pas à mieux planifier la nomination des juges, pour que ces derniers soient prêts à entrer en fonction dès que leur poste est vacant?

[Français]

M. Giroux : L’étendue de ce que fait mon bureau à cet égard est de préparer la liste des vacances pour la ministre et d’indiquer la date à laquelle un poste devient vacant. La ministre a du personnel pour mener des consultations et faire des recommandations pour les nominations. Dans un monde idéal, il est certain que les nominations se feraient immédiatement. Ayant fait ce genre de travail par le passé, je vous peux dire qu’il arrive néanmoins parfois des cas où une cour peut indiquer qu’une vacance n’a pas besoin d’être comblée immédiatement, parce le juge en chef, par exemple, indique que le besoin ne se fait pas sentir. La situation changera peut-être compte tenu de l’arrêt Jordan.

Il arrive des situations où une cour pourrait avoir un besoin spécifique dans un domaine de compétence du droit après le départ du juge qui détenait cette compétence et où le bassin de candidats ne répond pas à ces exigences. Évidemment, dans les provinces qui ont les juridictions les plus importantes, il y a un bassin plus élevé de candidats, mais ce n’est pas la même chose dans les plus petites provinces. J’ai l’impression de contourner votre question, monsieur le sénateur.

[Traduction]

Le président : Comme nous disons en français, vous tournez en rond.

[Français]

M. Giroux : Dans un monde idéal, les postes seraient pourvus immédiatement, mais il n’est pas anormal de façon générale à ce qu’il y ait un certain nombre de vacances judiciaires dans le pays à n’importe quel moment.

[Traduction]

Le président : J’en conviens, mais si je regarde les statistiques qui figurent sur votre site, en mai 2016, ce qui remonte à deux ans, il y avait 45 postes vacants et nous en avons maintenant 59. Pendant ces deux ans, ce chiffre a été de 57, 62, 62, 53, 57, 54, 63. Il semble qu’il y ait un arriéré, un blocage qui touche entre 55 et 62 postes vacants, et que le système n’a pas réussi à rattraper cet arriéré au cours des deux dernières années. Comment expliquez-vous la situation? Est-ce parce que le système de recrutement ne fonctionne pas? Est-ce qu’il y a un manque de volonté politique de procéder à ces nominations? Comment se fait-il que ces deux dernières années, il ait fallu pourvoir, comme je le dis, entre 50 et 60 postes de juges qui ne sont toujours pas pourvus aujourd’hui? Bien évidemment, avec l’arrêt Jordan, comme vous le savez, le système doit démontrer son efficacité; sinon, les droits sont refusés. Cela semble être une situation très grave que le système devrait être en mesure d’expliquer et de régler. Nous constatons aujourd’hui que cela fait deux ans qu’il y a 50 postes vacants environ et nous ne voyons toujours pas la lumière au bout du tunnel. Personne autour de cette table ne sait quand ces 50 ou 60 postes seront pourvus dans les années à venir?

[Français]

M. Giroux : Je peux répondre en ce qui concerne la compétence de mon bureau et notre travail en ce qui a trait aux nominations.

Depuis l’entrée en vigueur du nouveau processus en octobre 2016, nous avons participé à un grand nombre de comités consultatifs dans chacune des provinces. Il y a eu 87 rencontres partout au pays. On a reçu 1 151 demandes dont 909 ont été évaluées à ce jour. Au début du nouveau processus, alors que notre bureau recevait un grand volume de demandes, les comités consultatifs ont été créés. Des rencontres d’urgence ont eu lieu et on s’est penché sur les retards qui touchent les candidatures. Dans la plupart des provinces, on a rattrapé les retards, sauf pour certains comités où il y a plus de demandes, notamment dans les provinces les plus populeuses, comme l’Ontario, le Québec et l’Alberta. Dans la plupart des cas, le système fonctionne et les candidatures sont évaluées de façon ponctuelle, mais il reste des postes vacants à pourvoir. Et sur ce point, je ne suis pas en mesure de vous répondre.

[Traduction]

Le président : Toutefois vous ne pouvez pas nous dire quel est le nombre des candidats que vous avez déclaré qualifiés et qui attendent que le gouvernement procède à leur nomination.

[Français]

M. Giroux : Parmi les candidatures qui sont évaluées, environ la moitié sont recommandées ou hautement recommandées, et l’autre moitié ne l’est pas. Si la moyenne est respectée, de 400 à 500 candidatures ont été évaluées. Évidemment, ce ne sont pas tous les gens qui sont recommandés ou hautement recommandés qui sont nommés, mais c’est le genre de bassin dont on dispose à l’heure actuelle.

[Traduction]

Le président : Autrement dit, les candidats sont là.

[Français]

M. Giroux : Oui. Dans certaines provinces, particulièrement les plus petites, il y a moins de demandes et le bassin de candidatures est plus petit. Parfois, on a besoin de candidats qui ont certaines compétences en droit ou certaines compétences linguistiques. Il arrive aussi que des juges viennent d’une même région. On doit atteindre un certain équilibre. Il arrive qu’on ait besoin d’autres candidatures pour combler certains besoins.

Le sénateur Boisvenu : Je tiens à vous rappeler, monsieur Giroux, que c’est dans les petites provinces que les délais sont les plus respectés par rapport à l’arrêt Jordan. Dans les provinces les plus populeuses, les délais sont plus longs.

J’en appelle de vos compétences pour intervenir auprès de la ministre de la Justice. Il y a un mois, le Québec a suspendu 400 dossiers et prononcé l’arrêt des procédures, soit tout près de 2 000 depuis trois ans. Et qui paie la note? Ce sont les victimes.

Je fais appel à vos compétences pour sensibiliser cette ministre qui retarde la gestion du problème au Québec. Elle fait partie de la solution, comme le ministère de la Justice du Québec fait partie de la solution. Elle est complètement sourde. J’ai regardé les nominations de juges au Canada depuis six mois. Au Québec, les nominations se font au compte-gouttes alors qu’on a réglé la situation dans plusieurs autres provinces anglophones du Canada.

Je vous demande de sensibiliser la ministre au problème du Québec, qu’il est fondamental de régler pour assurer le respect des droits des victimes d’avoir accès à un procès juste et équitable. Par exemple, 50 p. 100 des victimes d’agressions sexuelles abandonnent les procédures judiciaires à cause de délais indus. C’est inacceptable au Canada. Donc, je vous demande de bien vouloir parler à la ministre, de lui dire de se réveiller et d’assumer les responsabilités qui lui incombent.

[Traduction]

Le président : S’il n’y a pas d’autre intervention, pas d’autre question, je vais remercier M. Giroux de s’être libéré pour pouvoir comparaître.

[Français]

Nous avons beaucoup apprécié votre contribution à nos réflexions et à nos travaux. Merci et à bientôt.

M. Giroux : Merci bien.

Le président : Nous allons passer à la deuxième étape de notre réunion de ce matin. Je vais demander à Mme la greffière d’identifier nos prochains témoins du ministère de la Justice et de la Gendarmerie royale du Canada.

Du ministère de la Justice, nous accueillons Catherine McKinnon, avocate-conseil, Secteur du droit public et des services législatifs, Service des affaires judiciaires, des cours et des tribunaux administratifs. Nous recevons également Mme Ann Sheppard, avocate-conseil, Secteur des politiques en matière de droit pénal.

[Traduction]

Madame Sheppard et madame McKinnon, bonjour.

Nous allons également entendre des témoins de la GRC.

[Français]

Nous recevons Mme Joanne Crampton, commissaire adjointe, Opérations criminelles de la police fédérale, ainsi que l’inspecteur Gordon Aristotle, Criminalité financière, Opérations criminelles de la police fédérale.

[Traduction]

Bienvenue, madame la commissaire, et bienvenue, monsieur Aristotle.

Je sais que vous connaissez tous la formule. Certains d’entre vous ont déjà siégé à cette table et nous sommes heureux de vous revoir. Nous vous invitons à présenter vos exposés préliminaires, après quoi nous procéderons à un échange d’idées et de questions avec les sénateurs qui sont là ce matin.

Catherine McKinnon, avocate-conseil, Secteur du droit public et des services législatifs, Services des affaires judiciaires, des Cours et des tribunaux administratifs, ministère de la Justice Canada : Merci de nous donner la possibilité de parler de la partie 6, section 15 du projet de loi, qui modifie la Loi sur les juges et la Loi sur les Cours fédérales, pour créer de nouveaux postes de juges des juridictions supérieures provinciales et de la Cour fédérale.

Avant de parler plus précisément des modifications proposées, j’aimerais vous décrire le contexte du processus suivi pour examiner les demandes de juges émanant des provinces et des territoires.

La Section des affaires judiciaires, dont je suis membre, a pour rôle d’appuyer le ministre de la Justice lorsqu’il répond aux demandes de nomination de juges des juridictions supérieures. Lorsque ces demandes nous sont transmises, nous travaillons en étroite collaboration avec les représentants de la province ou du territoire dont émane la demande pour bien comprendre la charge de travail de la juridiction en question. En particulier, nous examinons la façon dont les juridictions s’acquittent de leur charge de travail, nous étudions l’arriéré de dossiers, les délais et des éléments comme la durée de l’attente pour la mise au rôle des procès ainsi que d’autres questions, et l’âge des inventaires.

En plus de ces indicateurs relatifs à la charge de travail, nous nous intéressons également à des facteurs plus qualitatifs, comme la mesure dans laquelle les conditions sociales, géographiques et démographiques influencent la capacité de la juridiction à gérer sa charge de travail. À titre d’exemple, la géographie peut être un élément très important, étant donné que les juges itinérants ont besoin de davantage de temps pour se rendre dans les régions isolées.

Les besoins et les nécessités de chaque province et territoire peuvent être très différents. C’est pourquoi nous ne faisons pas de grandes comparaisons entre les provinces et les territoires en utilisant des données numériques comme le nombre de juges par habitant.

Une fois que la province ou le territoire a présenté son dossier, nous fournissons un avis confidentiel au ministre de la Justice sur le nombre de juges supplémentaires dont la juridiction a besoin pour gérer efficacement sa charge de travail. Notre avis a pour but d’étayer la décision du ministre sur la question de savoir s’il convient de demander au cabinet d’approuver la création de nouveaux postes de juges.

Pour ce qui est de demandes particulières, les modifications actuelles proposées aux articles 298 et 299 du projet de loi répondent aux demandes de juges émanant de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour d’appel de la Saskatchewan.

L’Ontario demande des juges supplémentaires pour sa Cour supérieure de façon à mieux gérer l’augmentation des besoins et du nombre de dossiers. En particulier, cette juridiction a fait face à une augmentation du nombre des dossiers pénaux et, étant donné que des juges ont été réaffectés pour s’occuper de ces affaires pénales dans les délais imposés, il y a eu une augmentation correspondante du nombre des dossiers de droit civil et familial à instruire.

De son côté, la Cour d’appel de la Saskatchewan fait face à une augmentation du nombre des appels en matière civile et pénale, de la complexité des affaires et de l’accroissement des délais d’appel en matière pénale.

Les six nouveaux postes destinés à la Cour supérieure de justice de l’Ontario et le nouveau poste de la Cour d’appel de la Saskatchewan aideront ces juridictions à répondre à ces pressions et à régler plus rapidement leurs dossiers. Le financement correspondant à ces nouveaux postes est déjà disponible de sorte que l’on pourra procéder aux nominations dès que les modifications législatives nécessaires seront adoptées.

Comme vous le savez, les modifications proposées créeraient également 39 postes de juges nouveaux pour les tribunaux de la famille, dans l’ensemble du Canada. Ce modèle de tribunal a pour but de faciliter l’accès à la justice familiale en attribuant à une seule juridiction compétence sur tous les domaines du droit familial. Il prévoit un groupe de juges spécialisés, simplifie les procédures et offre toute la gamme des services d’appui communautaire et de justice familiale.

Le modèle de tribunal unifié de la famille, ou TUF, se retrouve actuellement dans certaines provinces canadiennes, à savoir la Saskatchewan, le Manitoba, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador. Comme vous l’avez remarqué, il n’y en a pas partout. C’est à chaque province et territoire de décider quelle est la structure judiciaire qui convient le mieux à ces besoins. Les provinces et les territoires assument les frais administratifs associés aux TUF, et le gouvernement fédéral nomme et rémunère les juges des TUF.

Les provinces et les territoires ont tous été invités à dire s’ils souhaitaient participer à l’initiative des TUF. Finalement, quatre provinces — Alberta, Ontario, Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve-et-Labrador — ont présenté des propositions détaillées pour appuyer leurs demandes de juges de TUF. Ces propositions contenaient des données sur le nombre des dossiers de droit de la famille existant dans les emplacements choisis pour les TUF, sur le nombre des juges qui s’occupent actuellement des dossiers de droit familial et la gamme des services de soutien et des mécanismes de règlement des litiges qui seraient offerts en association avec le TUF. Ces données ont étayé la décision contenue dans le budget de 2018 d’approuver des crédits pour les 39 nouveaux postes de juge des TUF.

Les modifications apportées au paragraphe 24(4) de la Loi sur les juges, dont vous venez de parler, autorisent la création pour les TUF d’un bassin de postes judiciaires qui peuvent être attribués à n’importe quel TUF au Canada. Cette disposition ne prévoit pas la répartition de ces postes entre les provinces et les territoires intéressés. Cependant, si l’on se base sur l’information contenue dans les demandes, les 39 nouveaux postes ont pour but de faciliter l’adoption du modèle des TUF dans des emplacements clés en Alberta, la prochaine expansion des TUF en Ontario et la mise en place, à l’échelle de la province, de ce modèle en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve-et-Labrador.

Le financement destiné aux postes de juge de TUF sera disponible à partir du 1er avril 2019. Le projet de loi contient une disposition en matière d’entrée en vigueur à l’article 309 à cet effet de sorte que les nominations de juges aux nouveaux postes de TUF seront autorisées à partir de cette date.

Entretemps, les mesures nécessaires à la mise en place des TUF dans ces nouveaux emplacements pourront être mises en œuvre. La ministre fera en sorte que ces nominations soient décidées le plus rapidement possible, avec l’appui de ses collaborateurs, qui ont déjà commencé à prendre des mesures pour accélérer le processus de sélection.

Je vais dire quelques mots des modifications touchant la Cour fédérale, qui autorisent le traitement associé au nouveau poste de juge en chef adjoint et à celui de juge puîné de la Cour fédérale et qui crée des postes judiciaires dans la Loi sur les Cours fédérales.

Le nouveau juge en chef adjoint partagerait les attributions en matière de gestion et de direction qu’assume actuellement seul le juge en chef de la Cour fédérale, et parmi les facteurs qui justifient la création d’un nouveau poste de juge en chef adjoint, il y a l’augmentation du nombre des dossiers, celle de la complexité des affaires qui ont alourdi les responsabilités administratives correspondantes, les changements dans les lois fédérales qui relèvent de la Cour fédérale et l’extension des attributions extrajudiciaires. Le fait d’ajouter un nouveau juge en chef adjoint à la Cour fédérale permettra également au juge en chef de se consacrer davantage à entendre des affaires, à rédiger des jugements, des éléments qui jouent un rôle important pour l’orientation de la cour.

Le poste a été créé en transformant le bureau du juge puîné en celui du juge en chef adjoint. Parallèlement, on ajoute un juge supplémentaire à la Cour fédérale, pour tenir compte de l’augmentation prévue de la charge de travail, en particulier dans le domaine de l’immigration.

Voilà qui termine mes remarques préliminaires. Je me ferais un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci.

Joanne Crampton, commissaire adjointe, Opérations criminelles de la police fédérale, Gendarmerie royale du Canada : Monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité, bonjour.

[Français]

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous parler aujourd’hui du rôle que joue la Gendarmerie royale du Canada dans la protection de la sécurité économique du Canada.

[Traduction]

La GRC a pour mission de faire enquête sur les crimes graves et le crime organisé, sur la criminalité financière et sur les activités criminelles reliées à la sécurité nationale. Ces crimes menacent la sécurité des Canadiens et compromettent l’intégrité de notre économie. C’est pourquoi la GRC a fait de l’intégrité économique une priorité stratégique nationale. L’objectif est de prévenir, détecter et éviter les crimes qui touchent l’économie canadienne.

Qu’il s’agisse de blanchiment d’argent, de fraude, de produits de la criminalité ou de corruption, la GRC fait enquête sur les crimes financiers qui posent les risques les plus graves pour le Canada, ses institutions et ses citoyens. Nous confions par exemple ces enquêtes à des équipes intégrées de la police des marchés financiers, ou EIPMF. Ces équipes sont un partenariat entre la GRC, le Service des poursuites pénales du Canada, Justice Canada, Finances Canada ainsi que les services de police provinciaux et municipaux. Nos équipes de Toronto, Montréal, Vancouver et Calgary sont chargées de faire enquête sur la manipulation des marchés, les délais d’initié et les fraudes en matière de valeurs mobilières qui ont une importance régionale ou nationale et qui sapent la confiance des investisseurs et la stabilité économique du Canada.

Chaque année, la GRC effectue en moyenne 10 grandes enquêtes aux termes de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers; elle fournit également son appui aux enquêtes internationales qui ont un lien avec le Canada. Aux termes de cette loi, la GRC est le seul organisme d’application de la loi qui est chargé de faire enquête sur les agents étrangers soupçonnés d’exercer des activités criminelles au Canada.

En résumé, le rôle que la GRC joue en matière d’enquête sur les crimes financiers graves veut dire que nous jouons un rôle essentiel dans la protection de l’intégrité économique du Canada.

L’ajout d’un régime d’accords de réparation applicable à une large gamme de crimes financiers graves va solliciter la capacité de la GRC d’effectuer des enquêtes. Le régime d’accords de réparation devrait faciliter les cas de divulgation volontaire des actes répréhensibles commis par des organisations, mais il pourrait également simplifier le processus de collecte des renseignements pour ce type d’enquête.

La GRC est favorable à ce nouveau régime puisqu’il va diversifier les outils existants au Canada pour prévenir et réprimer les actes répréhensibles des organisations et elle évaluera sa capacité à appuyer ce nouveau régime, à mesure qu’il sera mis en pratique.

Je vous remercie de votre attention. Je serais heureuse de répondre à vos questions.

Le président : Je pense que Me Sheppard souhaite ajouter quelques commentaires au sujet des articles du projet de loi C-74 qui sont à l’étude ici.

Ann Sheppard, avocate-conseil, Secteur des politiques, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Je vous remercie de m’avoir invitée aujourd’hui. Le comité m’a demandé de vous décrire le contexte du régime d’accords de réparation proposé et de vous en exposer les principaux éléments.

Compte tenu des répercussions des actes répréhensibles des organisations sur l’intégrité du marché, sur la croissance économique et sur la confiance des investisseurs et du public, le gouvernement a décidé de lancer une consultation publique l’automne dernier, du 25 septembre au 8 décembre, au sujet du renforcement des outils existants au Canada pour lutter contre les actes répréhensibles des organisations.

Avec cette consultation, le gouvernement souhaitait obtenir l’avis des intéressés sur les améliorations susceptibles d’être apportées au régime d’intégrité, qui détermine l’accès à la passation de marchés avec le gouvernement du Canada, ainsi que sur les accords de poursuite suspendue, ou APS, considérés comme un moyen supplémentaire donné aux poursuivants pour lutter contre les actes répréhensibles des organisations.

Au cours de la consultation, le gouvernement a reçu des commentaires provenant de nombreux intéressés venant du domaine de la justice, du monde des affaires et de la société civile. Nous avons reçu au total 75 mémoires en ligne, dont 45 portaient sur les APS, et nous avons tenu dans différentes régions du Canada environ 40 réunions auxquelles ont assisté plus de 370 participants, dont la majorité était favorable à l’adoption des APS.

Dans le sillage de l’engagement pris par le gouvernement avec le budget de 2018, la section 20 de la partie 16 du projet de loi C-75 contient des propositions qui, si elles étaient adoptées, modifieraient le Code criminel pour mettre sur pied un régime d’APS canadien qui serait connu sous le nom de régime d’accords de poursuite suspendue.

Un accord de réparation serait un outil supplémentaire qui pourrait être utilisé par un poursuivant s’il estime que les circonstances s’y prêtent. Il s’agirait d’un accord conclu entre le poursuivant et la personne morale ou l’organisation qui est inculpée d’une infraction figurant dans l’annexe de la nouvelle partie 22.1 du Code criminel. Les infractions figurant dans cette annexe comprennent les infractions de corruption et de fraude prévues par le Code criminel ainsi que les infractions à la Loi sur la corruption des agents publics étrangers, comme ma collègue l’a mentionné, à savoir la corruption d’agents publics étrangers, ce qui fait donc partie de la catégorie des infractions économiques graves. Lorsque l’accusé a respecté les conditions de l’accord, les accusations sont suspendues et si ce n’est pas le cas, les poursuites peuvent être réactivées.

Les éléments du régime proposé s’inspirent des résultats des consultations et d’une analyse comparative avec, en particulier, le régime des APS américain, de l’expérience des responsables chargés des APS au Royaume-Uni, un régime prévu par une loi de 2013, ainsi que des résultats de la consultation au sujet des APS effectuée en Australie. Des projets de loi ont été présentés au Parlement à l’heure actuelle.

Le régime proposé comprend une série d’objectifs, notamment le souci de dénoncer les actes répréhensibles, de tenir l’accusé responsable de ses actes par l’imposition de pénalités efficaces, proportionnées et dissuasives, de favoriser la mise en place d’une culture de la conformité, de faciliter la détection des crimes connexes en encourageant la divulgation volontaire des actes répréhensibles et en exigeant également que l’organisation aide à identifier les personnes physiques susceptibles d’être poursuivies pour leur conduite, d’assurer la réparation du préjudice causé aux victimes ou à la collectivité et de réduire les conséquences négatives d’une poursuite et d’une condamnation d’une organisation pour ceux qui sont innocents des actes répréhensibles, comme les employés, les clients et les retraités.

Le projet de loi décrit les conditions qui doivent être réunies avant que le poursuivant puisse inviter une organisation à négocier un accord de réparation. Pour l’essentiel, il faut qu’il y ait une perspective raisonnable de condamnation pour l’infraction; l’accord de réparation doit être conforme à l’intérêt public et approprié, compte tenu des facteurs suivants : comment les autorités ont-elles détecté les actes répréhensibles? Quelles étaient la nature et la gravité de l’infraction? Quel était le niveau de participation des cadres de l’organisation à l’infraction? La société a-t-elle pris des mesures disciplinaires ou autres pour réparer le tort causé par les actes répréhensibles?

Un accord de réparation ne peut être conclu lorsque la conduite a causé des lésions corporelles graves à une personne ou a porté préjudice à la défense ou à la sécurité nationale ou a été commise au profit d’une organisation criminelle ou d’un groupe terroriste.

La proposition expose ensuite ce que doit comprendre l’invitation faite par le poursuivant à négocier un accord. L’invitation doit préciser les effets juridiques de l’accord, le caractère volontaire du processus de négociation et l’utilisation susceptible d’être faite des renseignements divulgués par l’organisation durant les négociations, par exemple.

L’accord de réparation peut être adapté aux circonstances, mais le régime proposé impose des conditions obligatoires qui doivent figurer dans tous les accords. Ils doivent contenir une déclaration des faits, une déclaration portant que l’organisation se reconnaît responsable de l’acte répréhensible, mentionner l’obligation pour l’organisation de collaborer avec les autorités, prévoir le remboursement des bénéfices et le versement d’une pénalité financière.

Le régime décrit également les conditions clés facultatives comme l’obligation pour l’organisation d’appliquer des mesures de conformité ou de les améliorer et celle de nommer un surveillant indépendant. Cette liste n’est pas limitative, mais ce sont là des exemples.

Le régime protégerait également les victimes en exigeant que tous les accords de réparation prévoient l’indemnisation des victimes ainsi que le versement d’une suramende compensatoire pour toute infraction au Code criminel. Le poursuivant serait tenu de déployer des efforts raisonnables pour identifier les victimes et avant d’approuver un accord de réparation, le tribunal serait tenu de prendre en considération les mesures de réparation, la suramende compensatoire et toute déclaration de la victime ou au nom d’une collectivité qui lui est présentée.

Conformément aux commentaires obtenus au cours de la consultation, dans le but d’assurer la transparence et en raison du fait que l’accord de réparation est associé à une instance criminelle, ou pourrait l’être, le régime proposé donne aux tribunaux un rôle important à plusieurs étapes essentielles du processus ainsi qu’un rôle général de surveillance pendant toute la durée de l’accord de réparation. En outre, le tribunal serait tenu de publier tous les accords de réparation qui sont approuvés ainsi que les ordonnances d’approbation, de modification, de résiliation ou déclarant respectées les conditions de l’accord.

Il s’agit d’un outil discrétionnaire d’application de la loi dont les objectifs comprennent la détection des actes répréhensibles et l’imposition de pénalités efficaces proportionnées et dissuasives, mais le régime proposé pourrait être avantageux pour l’économie de deux façons différentes. Il pourrait atténuer les conséquences économiques négatives qu’auraient un procès et la condamnation d’une société sur des tiers innocents, comme cela a été mentionné, et en insistant sur la réparation, la conformité et l’amélioration de la culture corporative, le régime pourrait faciliter la réadaptation des organisations pour qu’elles puissent jouer un rôle efficace dans une économie de marché saine et dynamique.

Le régime serait applicable une fois l’organisation inculpée d’une infraction énumérée avant ou après l’entrée en vigueur du régime, pourvu que les accusations n’aient pas encore été résolues au moment où l’accord de réparation est soumis au juge pour approbation.

Je vous remercie et je serais également heureuse de répondre à vos questions.

Le président : Merci pour ce bref résumé qui décrit l’essentiel des dispositions que contient le projet de loi C-74.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci à nos invités. Je vais surtout m’attarder au projet de loi C-74 plutôt qu’à la question des juges; à ce sujet, nous poserons des questions à la ministre.

J’ai une question qui s’adresse à la GRC et une question qui s’adresse possiblement à Mme Sheppard.

Ce régime en est un de poursuite différée et cela représente au fond un assouplissement; il s’agit d’une déjudiciarisation du système, n’est-ce pas? Avez-vous suivi les travaux de la commission Charbonneau au Québec? Madame Sheppard, est-ce vous qui avez travaillé à l’élaboration du projet de loi C-74?

[Traduction]

Mme Sheppard : Oui, effectivement.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Avez-vous suivi les travaux de la commission Charbonneau au Québec?

[Traduction]

Mme Sheppard : Dans une certaine mesure, mais notre motivation première, comme je l’ai mentionné, était la consultation publique au sujet de…

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Avez-vous consulté les experts de la commission Charbonneau? Cette commission traitait de ce type de criminalité, à savoir de l’ingérence, des pots de vin et à peu près tous les types de crimes qui peuvent exister, et beaucoup de compagnies étaient impliquées. La tâche de la commission Charbonneau correspondait, selon moi, à ce projet de loi. Avez-vous consulté les experts de la commission Charbonneau pour élaborer ce projet de loi?

[Traduction]

Mme Sheppard : Nous n’avons pas consulté les experts de la commission Charbonneau. Nous avons participé à des réunions à la demande des parties intéressées. Nous avons tenu 40 réunions dans l’ensemble du Canada, mais pas avec la commission Charbonneau.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Avez-vous consulté d’autres provinces dans le cadre de l’élaboration du projet de loi, parce qu’on ne voit pas ce type de fraude seulement au Québec? Avez-vous consulté les 10 provinces canadiennes?

[Traduction]

Mme Sheppard : Oui, nous avons consulté des participants du secteur de la justice et également des représentants de l’industrie au palier territorial et provincial par le truchement des mécanismes de consultation existants.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Toutefois vous n’avez pas consulté les gens de la commission Charbonneau.

[Traduction]

Mme Sheppard : Non, nous ne l’avons pas fait. La loi québécoise est un processus complémentaire qui est distinct du régime des APS. L’accord de réparation ressemble davantage à une instance civile.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ma prochaine question s’adresse aux représentants de la GRC. Quel est le nombre de poursuites que vous avez effectuées auprès de compagnies frauduleuses au cours des dernières années?

[Traduction]

Mme Crampton : Je suis désolée, mais je n’ai pas ce chiffre avec moi. Nous pourrions certainement le chercher. À quelle période pensez-vous?

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que la GRC, avec sa connaissance de ce type de crime, a déjà porté un jugement à savoir si elle a les ressources nécessaires pour mener l’ensemble des enquêtes dans ce milieu? À la lumière de la commission Charbonneau, on sait qu’il y a beaucoup de criminalité dans ce secteur. La GRC dispose-t-elle des ressources suffisantes pour mener toutes les enquêtes possibles dans ce milieu?

[Traduction]

Mme Crampton : Pour le moment, je ne suis pas en mesure de vous répondre sur le financement qu’exigerait la mise en œuvre de ce projet de loi. Il est difficile de faire maintenant des hypothèses au sujet du nombre d’enquêtes.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ma question n’est pas liée au projet de loi. Excusez-moi, je n’ai peut-être pas été assez précis. On sait que, dans ce milieu, il y a beaucoup de criminalité. Vous me dites que vous n’avez pas les données sur le nombre d’enquêtes qui ont été menées. Vous n’avez sans doute aucune donnée non plus sur le taux de succès de ces enquêtes.

À votre connaissance, la GRC dispose-t-elle de suffisamment de ressources pour mener toutes les enquêtes nécessaires dans ce secteur? Peu importe le projet de loi C-74, je parle de la criminalité dans ce milieu. Faites-vous l’ensemble des enquêtes ou seulement une partie?

[Traduction]

Mme Crampton : Merci encore. Nous effectuons toutes les enquêtes dans ce domaine. Nous avons à l’heure actuelle 10 enquêtes en cours dans l’ensemble du Canada. Nous avons deux équipes différentes qui sont chargées de ces enquêtes, de la corruption, à ce niveau. Elles sont extrêmement motivées, effectivement.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ce projet de loi semble assouplir de façon importante le Code criminel en ce qui a trait aux entreprises. Si tel est le cas, peut-on supposer que la GRC va mener encore plus d’enquêtes?

[Traduction]

Mme Crampton : Je peux vous dire que nous prévoyons une augmentation du nombre d’enquêtes. Ce sera toutefois un type d’enquête différent parce que l’organisation nous donnera accès à ses dossiers, si je peux dire, et nous n’aurons pas besoin d’obtenir des autorisations judiciaires pour réunir tous les renseignements dont nous avons besoin. Je pense que ce sera un type d’enquête différent. Ces enquêtes ne seront pas aussi exigeantes que les enquêtes pénales habituelles, à notre avis. Encore une fois, nous allons devoir attendre de voir comment les choses se passent.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci de votre présence ce matin. J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Boisvenu. Qu’est-ce qui a été à l’origine de la consultation? Vous avez parlé de l’expérience du Royaume-Uni et de celle des États-Unis depuis 1990. Il doit y avoir des raisons qui ont mené le ministère de la Justice à faire cette consultation. À l’origine, qu’est-ce qui a mené à cette consultation et qui y a participé? On parle de crimes économiques importants dans le secteur commercial, tel le blanchiment d’argent, et on parle aussi de victimes. Dans les grandes catégories, qu’il s’agisse des services policiers, des autorités des marchés financiers ou des groupes de victimes, retrouve-t-on, dans la consultation qui a été menée, ce genre d’éventail de groupes ou d’organisations qui ont été consultés?

[Traduction]

Mme Sheppard : Merci d’avoir posé cette question. Vous avez raison. Cela fait déjà un certain nombre d’années que le ministère de la Justice examine cette question. Nous avons suivi de près les tendances internationales, en particulier dans le contexte d’organismes comme l’OCDE qui étudie ces questions en détail.

La consultation s’est tenue à l’automne dernier. Elle combinait deux processus, dont l’un concernait les juges; en réalité c’était une étude des APS à l’échelle du gouvernement. Au départ, différents ministères examinaient cette question. Il a été décidé de procéder à la même consultation avec tous ces ministères à cause de la complémentarité des deux processus — la consultation au sujet du régime de préservation de l’intégrité et la question des accords de poursuite suspendue. Certains pays ont procédé en deux étapes, mais nous avons pensé que nous avions suffisamment appris de leur expérience en matière de consultation qu’il a été décidé de les combiner.

C’était une consultation publique touchant l’ensemble du gouvernement avec un volet en ligne et des réunions. Les deux types de discussion étaient encadrés par la Justice pour ce qui est des APS et Services publics et Approvisionnement Canada, anciennement Travaux publics, s’occupait du régime de la protection de l’intégrité. D’autres ministères, comme Affaires mondiales Canada et les services d’innovation ont également appuyé les réunions de consultation et y ont participé. Cela a été un processus très inclusif.

Les discussions se recoupaient sur les répercussions qu’aurait l’introduction d’une certaine souplesse dans le régime de protection de l’intégrité et, il y avait parallèlement, la question des nouveaux accords de poursuite suspendue au Canada. Voilà qui vous donne une idée de l’opération.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci pour la réponse. J’ai la même question à poser à la GRC. Vous avez l’expérience des équipes intégrées de police des marchés financiers. D’après ce que vous avez dit, elles font l’objet d’un partenariat fédéral-provincial-municipal. Quelle est votre participation à l’élaboration de ce qu’on a devant nous comme étant un accord de réparation dans le projet de loi? Avez-vous participé à cette consultation? Avez-vous des conclusions particulières, compte tenu de votre expérience? Vous faites déjà des enquêtes. Avez-vous participé à ce processus? Dans l’affirmative, comment y avez-vous participé?

[Traduction]

Mme Crampton : Merci d’avoir posé la question. Oui, nous y avons effectivement participé. La GRC faisait partie d’un groupe de travail qui fournissait des conseils et l’opinion des services de police. Absolument.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Vous avez parlé de types d’enquêtes différentes. Quel sera l’élément déclencheur de ce type d’accord? Autrement dit, peut-on tenir pour acquis que ce sera forcément un type d’enquête différent, ou si, dans le cadre de vos enquêtes actuelles, il y aura un petit supplément qui découlera de cette possibilité? Quel est l’élément déclencheur de ce genre d’accord?

[Traduction]

Mme Sheppard : En fin de compte, c’est un outil discrétionnaire à la disposition des poursuivants. Ils doivent être convaincus que le seuil exigé pour intenter des poursuites est atteint. Il faut qu’il y ait une perspective raisonnable de condamnation.

L’information circule de la police au poursuivant. Ce dernier étudierait le dossier pour savoir s’il répond aux critères légaux et savoir si un tel accord serait approprié. Il se pourrait que les sociétés soient plus enclines à se faire connaître et à divulguer leurs dossiers et leurs registres parce qu’elles pensent qu’elles pourraient être invitées à négocier les termes d’un accord de réparation.

Toutefois, en fin de compte, il faut atteindre au Canada un seuil pénal très élevé, par rapport à celui des autres pays, pour que le poursuivant estime qu’un accord est approprié et invite l’organisation en question à négocier; un délai est fixé pour l’acceptation de l’invitation et tout part ensuite de là.

Le sénateur Gold : Je vous remercie d’être venue. Cela m’intrigue — le « cela » fait référence aux accords de poursuite suspendue. Je sais qu’ils sont controversés parce qu’on pourrait dire, dans un certain sens, qu’ils ont pour effet de soustraire les poursuites pénales au système judiciaire pour les transférer à un régime plus consensuel. J’apprécie le fait que les tribunaux soient tenus de publier les résultats.

Je sais que, au cours de vos consultations, vous avez entendu des personnes qui craignaient que cela ne favorise les grandes sociétés, trop grandes pour faire faillite — c’était l’expression utilisée — et que cela modifie le rôle du poursuivant au moins sur certains points, parce qu’il serait amené à négocier des choses qui ne sont pas habituellement négociées. Pouvez-vous nous dire si le projet de loi répond à ces préoccupations et j’aimerais savoir si vous pensez qu’il en a été suffisamment tenu compte?

Juste en passant, dans quelle mesure, si c’est bien le cas, une fois l’accord de réparation rendu public par le tribunal, y aurait-il également la publication régulière des mesures prises pour assurer la conformité? Ou cela ne se fera-t-il qu’une fois l’accord expiré ou s’il est un échec? Le degré auquel la société en question continue à se conformer à l’accord va-t-il faire l’objet de déclarations publiques régulières?

Mme Sheppard : Cela me donne beaucoup de sujets à aborder.

Le sénateur Gold : C’est une bonne chose.

Mme Sheppard : Nous avons entendu ces préoccupations et nous étions également au courant des préoccupations qui avaient été soulevées par la façon dont d’autres pays avaient utilisé ces accords. Chaque pays, qui examine ces questions, essaie de tirer les leçons de l’expérience des autres pays et d’intégrer à ces lois les éléments qui faciliteront le fonctionnement de ces accords et répondront à ces questions.

Un de ces éléments est la transparence. Des représentants de société et des membres du public nous ont dit qu’il ne faudra pas que ce type d’accord paraisse être une entente établie en privé, à l’insu de tous. Les sociétés elles-mêmes nous ont dit : « Eh bien, nous voudrions peut-faire le premier pas, mais nous aimerions savoir ce qui va nous arriver. » Il faut donc que les résultats soient relativement prévisibles et qu’il y ait un contrôle judiciaire. Tout au cours du processus, nous avons été régulièrement encouragés à renforcer le rôle des juges dans ce régime. On nous a dit qu’il fallait que cela ressemble beaucoup au régime du Royaume-Uni.

Le rôle de surveillance des tribunaux s’exerce pendant toute la durée de validité de l’accord de réparation. Les accords doivent être approuvés par un tribunal avant d’entrer en vigueur. Il y aura au minimum deux comparutions. À la fin du processus, si tout va bien et si toutes les conditions sont respectées, le poursuivant demandera alors au tribunal de déclarer que cela a bien été fait.

Il y a deux autres cas dans lesquels les tribunaux peuvent intervenir au cours de la durée de l’accord. Le premier est celui où le poursuivant s’adresse de nouveau au tribunal et sollicite une modification, comme il peut le faire. S’il estime que la société respecte les conditions, mais que celle-ci a besoin de plus de temps pour renforcer les mesures de conformité au sein de l’organisation, il peut alors demander une prolongation du délai. Au départ, disons que l’accord initial devait durer trois ans, mais l’organisation pourrait demander une année supplémentaire. Il y a donc la possibilité de modifier l’accord. Si les circonstances changent et si les conditions ne semblent pas appropriées, cela pourrait justifier également la modification de l’accord.

S’il semble au poursuivant qu’il n’y a pas de collaboration et que les conditions ne sont pas respectées, il peut alors s’adresser au tribunal pour demander la résiliation de l’accord et reprendre ensuite les poursuites. C’est une épée de Damoclès sur la tête de l’entreprise.

Certains ont dit que ce n’était qu’une petite tape sur la main qui n’aura aucune conséquence pour les sociétés. Les conditions obligatoires — et je devrais préciser, bien sûr, que chacune d’entre elles doit être adaptée à la situation. Une petite entreprise risque une petite amende; le but n’est pas de la mettre en faillite. Toutefois parmi les conditions obligatoires, il y a celle de remettre tous les bénéfices et toutes les sommes gagnées grâce aux actes répréhensibles commis et ainsi que celle de payer une amende, qui est souvent lourde. Également, dans le cas où il convient de confier à un tiers la surveillance de la conformité, ces coûts, comme nous l’avons appris grâce à l’expérience des États-Unis, peuvent être assez importants.

C’est loin d’être une mesure triviale. La société doit exécuter l’accord correctement, parce qu’il y a toujours la possibilité que les poursuites soient reprises tant que le tribunal n’a pas déclaré que les conditions de l’accord ont été respectées.

L’accord doit être rigoureusement respecté, mais il doit également rechercher d’autres objectifs, comme le dédommagement des victimes. Cela pourrait comprendre des choses qui vont au-delà de la restitution du Code criminel, qui se limite aux dommages liquidables et aux victimes identifiables. Ici, la société et le poursuivant pourraient s’entendre, par exemple, dans le cas d’une infraction à la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, et où une entreprise canadienne aurait causé un préjudice à un pays étranger, pour qu’elle construise un puits si l’eau a été contaminée ou prenne une autre mesure même si celle-ci est moins directement reliée aux dommages causés. Nous avons vu que, dans d’autres pays, l’entreprise a été obligée de donner des cours dans les écoles au sujet de la corruption ou sur les façons de la prévenir, devrais-je dire. C’est un aspect qui est privilégié, ce qui n’est pas nécessairement toujours le cas avec les poursuites habituelles.

Le changement apporté au rôle du poursuivant — un des aspects qui a soulevé des préoccupations est celui de la surveillance de la conformité des actes de l’organisation et ce qu’il faut faire si le poursuivant reçoit un rapport technique de 3 000 pages et qu’il est obligé de retenir les services de comptables judiciaires pour l’étudier. Le régime prévoit notamment, et cela se trouve dans les conditions discrétionnaires, que la Couronne peut demander le remboursement de ces dépenses. Elle pourrait demander que le rapport de surveillance de la conformité soit présenté sous une forme simple et peu volumineuse, mais dans un cas très complexe, nous pourrions être obligés de retenir les services de notre personnel ou de consultants pour apprécier l’importance des données et alors ces coûts pourraient être également remboursés. Le rôle du poursuivant n’a donc pas vraiment changé, mais il comporte des éléments supplémentaires dans le cas où il s’agit de surveiller la conformité des mesures prises par l’organisation.

Je crois que cela répond à la plupart de vos remarques.

Le sénateur Gold : Une brève question de suivi; je voudrais simplement savoir, sur ce dernier point, si le remboursement des coûts est une obligation qui peut être imposée à la société et à quel moment cela peut se faire. Ou s’agit-il plutôt d’un élément qui est négocié avec d’autres questions pour savoir quels sont les détails privés qui sont divulgués dans l’accord? Je pense à une analogie avec la médiation et l’arbitrage, un domaine où j’ai travaillé avant d’arriver ici. Il faut toujours rechercher un équilibre avec la divulgation publique de tous les défauts constatés, par exemple.

Mme Sheppard : C’est une excellente remarque. Jusqu’à un certain point, cela peut être négocié dans l’accord, mais il y a deux dispositions, l’une applicable à l’étape de la négociation et l’autre à l’exécution de l’accord. Je vais la lire :

Les aveux de culpabilité ou les déclarations par lesquelles l’organisation se reconnaît responsable d’un acte ou d’une omission déterminée ne sont pas, lorsqu’elle les fait dans le cadre des négociations d’un accord de réparation, admissibles en preuve dans les actions civiles ou les poursuites pénales dirigées contre elle et relatives à cet acte ou cette omission, sauf dans le cas où l’accord est conclu par les parties et approuvé par le tribunal et que ces aveux ou déclarations font partie d’une déclaration des faits ou d’une admission de responsabilité qui est rendue publique à titre d’élément de l’accord de réparation que le tribunal rend public.

On tente d’équilibrer la confidentialité du processus de négociation et d’aboutir sur un énoncé des faits convenu qui sera rendu public; ainsi, il y aura équilibre des aspects transparence et confidentialité.

Le sénateur Pratte : Je m’inquiète de la possibilité que certains accords puissent ne pas être rendus publics, que le juge puisse décider, pour une série de raisons, de ne pas rendre public l’accord de réparation. Bien sûr, c’est à la discrétion du juge, d’après une série de facteurs énumérés dans la loi. Je m’inquiète, car, bien sûr, ces accords ont pour objet, comme cela est dit dans la loi, de dénoncer tout acte répréhensible de l’organisation et le tort causé par celui-ci aux victimes ou à la collectivité, et de tenir l’organisation responsable de son acte répréhensible par l’imposition de pénalités efficaces proportionnées et dissuasives. Pour que cela se produise, il est extrêmement important qu’il y ait publication. Cependant, je comprends qu’il pourrait y avoir des circonstances, comme l’enquête, par exemple, qui rendent la publication moins souhaitable à ce moment-là.

Avez-vous envisagé la possibilité de rendre la publication obligatoire à un moment donné? Cela ne se trouve pas présentement dans la loi, mais la publication, par exemple, du moment où l’accord est jugé terminé pourrait être obligatoire. D’après ce que je vois maintenant, un juge pourrait décider que l’accord ne soit pas publié, et même sa décision de ne pas publier n’est pas rendue publique; par conséquent, l’accord demeure secret pour toujours. Est-ce que je me trompe?

Mme Sheppard : Oui et non. L’exigence de publication est bien là, comme vous l’avez probablement vu. Il y a aussi, vous avez raison, la possibilité que le tribunal décide de ne pas le publier si ce n’est pas dans l’intérêt de l’administration de la justice. C’est une norme plutôt élevée, à mon avis.

Nous avons vu, dans d’autres pays, des circonstances où il est possible que la publication d’un accord avec une entreprise puisse être retardée s’il y a des procédures connexes contre une personne et le risque que cela nuise à la présomption de son innocence. Ainsi, votre seuil de, disons, trois ans — si l’accord prend fin après trois ans —, pourrait se révéler trop court si la publication risque encore de compromettre la présomption d’innocence de la personne. Il y aurait un moment où cela ne serait plus le cas.

Assurément, la décision de non-publication serait traitée dans le contexte d’une procédure, et le tribunal aurait à publier le motif de sa décision dans le cadre du processus d’audience. Il publierait, on suppose, quelque chose qui ne contreviendrait pas à la confidentialité, ce qui, en quelque sorte, rend la chose inutile, mais c’est un aspect qui serait traité lors de l’audience.

Le sénateur Pratte : J’ai peut-être mal lu. D’après ceci, j’ai l’impression que le tribunal pourrait décider de ne pas publier le motif de sa décision de ne pas publier l’accord. Est-ce que je me trompe?

Mme Sheppard : Non. Le tribunal doit publier ses raisons. Si la publication même de ses motifs peut nuire à l’administration de la justice, cet aspect pourrait alors être exempté, je suppose.

Nous avons tenté de mettre en relief l’importance de la transparence et celle de la publication. Je suppose que, pour une bonne administration de la justice, le seuil à respecter serait plutôt élevé, mais là où il y a un intérêt contraire, comme la présomption d’innocence, le report pourrait être justifié.

Le sénateur Pratte : Je vous prie d’excuser mon ignorance. Cette norme de bonne administration de la justice dont vous parlez serait une norme très élevée. Je ne suis pas un avocat. Je suppose que les tribunaux peuvent avoir différentes interprétations de cette norme. Où puis-je trouver cela? Y a-t-il une décision de la Cour suprême? Quelle est cette norme?

Mme Sheppard : Nous nous sommes inspirés d’autres lois. Lors de la consultation, il est ressorti que la transparence et l’orientation étaient très importantes, et nous avons donc tenté d’inclure le plus possible de détails pour aider ceux qui s’en servent. Au paragraphe 715.42 (3), nous avons précisé les facteurs dont le tribunal doit tenir compte en décidant si la bonne administration de la justice l’amène à opter pour la non-publication ou le report de la publication, et nous avons réuni tous les facteurs que nous avons trouvés dans d’autres lois.

Un de ces facteurs est l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des infractions et la participation des victimes. Par conséquent, si cela met la victime en danger, ce pourrait être un des facteurs. Il y a aussi la nécessité ou non de protéger l’identité de victimes, la prévention de tout effet préjudiciable sur les enquêtes et les poursuites en cours et l’existence dans les circonstances d’autres moyens efficaces; c’est là qu’il pourrait y avoir une publication plus ciblée ou un moyen quelconque de publier l’information tout en en omettant les renseignements délicats et les effets préjudiciables de la décision de ne pas publier. Tous ces critères aideraient le tribunal à décider si c’est dans l’intérêt public.

[Français]

Le sénateur Carignan : J’aurais beaucoup de questions à poser sur la réparation. Concernant l’entente de compensation pour les victimes qui serait négociée par le poursuivant, possiblement avec un représentant des victimes, est-ce que cela va empêcher des victimes éventuelles d’exercer un recours devant les tribunaux civils pour obtenir l’entière compensation des dommages qu’elles subissent?

[Traduction]

Mme Sheppard : Je ne vois pas comment les deux seraient liés.

Le sénateur Carignan : Vous ne voyez pas comment cela pourrait être lié? Sérieusement?

Mme Sheppard : Il faut voir l’accord comme un contrat négocié entre le poursuivant et la société. Le poursuivant a le devoir positif d’aviser les victimes de la procédure, et l’approbation de l’accord se ferait devant le tribunal, de sorte que la victime pourrait faire une déclaration, si elle le souhaite.

Il est obligatoire de prévoir des mesures de réparation et de voir à ce que les parties négocient ce qui serait approprié dans les circonstances. Il faut garder à l’esprit la nature générale de l’infraction. Dans certains cas, ce pourrait être une infraction commise à l’étranger et la victime est dans un autre pays. Dans ce cas, la mesure négociée pourrait être autre que si une personne particulière avait été identifiée comme étant une victime.

C’est un élargissement du concept du dédommagement. Les parties ont la latitude de négocier dans le cadre de l’ensemble global de conditions qui seraient jugées équitables et proportionnées. Le juge devrait en arriver à cette conclusion, mais c’est aux parties que revient la responsabilité de négocier.

Dans certains cas, la victime pourrait participer à la négociation, et dans d’autres, non. Ceci s’explique en partie par le fait que, bien qu’il doive y avoir une accusation concrète au moment où le tribunal approuve l’accord, l’accusation peut avoir été portée plusieurs années plus tôt et les victimes sont au courant de la situation, ou encore l’accusation peut n’avoir pas encore été portée et les victimes n’en prennent connaissance qu’à l’occasion de cette procédure. Le degré de participation dépend de l’affaire, du stade où en est l’enquête et de ce qui est approprié dans les circonstances.

Ce n’est pas le tribunal qui ordonne ceci. Ce sont les parties qui s’entendent sur ce qui se produira, et le tribunal approuve ce qu’elles ont décidé s’il le juge équitable dans les circonstances.

[Français]

Le sénateur Carignan : Avez-vous imaginé la situation où les entreprises pourraient, si elles sont poursuivies au civil, invoquer la chose jugée s’il y avait une entente avec une personne représentant des victimes, et que la victime ne soit pas d’accord avec son représentant ou le montant négocié et qu’elle décide de faire un recours collectif au Québec en vertu de la Loi sur le recours collectif pour poursuivre l’entreprise? À ce moment-là, on invoque, à titre de défense, un accord intervenu dans lequel il y avait une réparation qui avait été prévue et qui avait été dûment négociée en vertu de la loi avec un représentant des victimes que vous aviez identifiées. Avez-vous examiné cette possibilité?

[Traduction]

Mme Sheppard : Nous l’avons examiné, mais une est une procédure au criminel, et l’autre une procédure au civil. Assurément, la défense avancerait cet argument. Il s’agirait de deux procédures différentes, bien que, bien sûr, des représentations seraient faites. De fait, vice versa. Pour décider s’il y a lieu d’offrir la négociation, il faut déterminer s’il y a eu réparation. Je ne dis pas que l’une n’influencerait pas l’autre, mais ce sont des procédures distinctes. Une est une procédure au civil, l’autre au criminel.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse à la GRC. J’ai été surpris d’entendre qu’il y avait seulement 10 enquêtes en cours pour ce type d’infraction de concurrence déloyale ou de blanchiment d’argent. Pouvez-vous me le confirmer et clarifier le chiffre? Avez-vous évalué le nombre de poursuites qui sont actuellement devant les tribunaux qui pourraient se prêter à cette entente? Pouvez-vous nous donner la liste des causes en cours que vous avez cernées et qui pourraient se prêter à ce genre d’entente?

[Traduction]

Mme Crampton : En ce qui concerne les 10 affaires dont vous parlez, celles-ci portent sur la corruption d’agents publics étrangers seulement, et non pas sur le blanchiment d’argent, la corruption ou les autres infractions. Je parlais d’une loi précise.

En ce qui concerne les enquêtes en cours portant sur le crime financier auquel vous faites allusion, c’est un domaine plutôt large et je n’ai certainement pas sous la main le nombre d’affaires dont sont saisis les tribunaux à l’heure actuelle.

[Français]

Le sénateur Carignan : Donc, vous n’avez pas évalué le nombre de cas publics dont sont saisis les tribunaux en ce moment et auxquels ces dispositions pourraient s’appliquer.

[Traduction]

Mme Crampton : Non, nous ne l’avons pas fait à ce stade. Je crois que ce serait très difficile à faire, parce que nous présentons simplement le cas, puis, comme mon collègue l’a décrit, c’est le poursuivant qui décide si cette loi s’applique dans ce cas précis. Ce n’est pas la police de la région ni la GRC qui peuvent déterminer cela. Nous rassemblons simplement les éléments de l’affaire, pour ainsi dire, dans le cadre de l’enquête, puis présentons tous les documents et c’est le Service des poursuites pénales qui prend la décision.

[Français]

Le sénateur Carignan : Est-ce que le ministère de la Justice a évalué le nombre de cas qui sont devant les tribunaux et auxquels pourrait s’appliquer cette nouvelle procédure de réparation et nous en donner le nombre?

[Traduction]

Mme Sheppard : Comme l’a précisé mon collègue, c’est le Service des poursuites pénales du Canada qui fait cela, et non Justice Canada. Nous sommes deux organismes distincts. D’après mes échanges avec le SPPC, je crois comprendre que les fonctionnaires examinent présentement leurs dossiers en anticipation de l’adoption du régime. Ils étudient l’adéquation de leurs cas. Ils ne nous ont pas parlé de leurs constations, mais je sais que cette évaluation est en cours.

[Français]

Le sénateur Carignan : Nous le demanderons à la Sécurité publique.

[Traduction]

Le sénateur McIntyre : Merci de vos exposés.

L’accord de réparation concerne les organisations accusées de certaines infractions économiques au titre du Code. Si j’ai bien compris, ces infractions comprennent le recel, la fraude, le délit d’initié et la corruption d’agents publics étrangers. Je crois comprendre aussi que les États-Unis et le Royaume-Uni ont un accord de poursuite suspendue qui est utilisé dans le cas du blanchiment d’argent. Ma question est la suivante : le projet de loi permet-il qu’un accord de réparation soit utilisé dans le cas du blanchiment d’argent?

Mme Sheppard : Oui. Vous ne le voyez pas dans la liste, à moins que celle-ci n’ait été réimprimée au cours de la nuit, mais il y figurera quand elle sera produite à nouveau.

Le sénateur McIntyre : Toutefois ce n’était pas possible par le passé.

Mme Sheppard : Non, pas par le passé. Comme je l’ai expliqué au Comité des finances, le bassin des infractions comporte les crimes économiques graves qui, dans d’autres régimes, incluraient le blanchiment d’argent. Certaines personnes s’inquiétaient de la possibilité que le crime organisé soit impliqué dans le blanchiment d’argent et étaient d’avis que le régime ne devrait pas être utilisé dans les cas où le crime organisé est impliqué; voilà pourquoi le blanchiment d’argent ne figurait pas initialement dans la liste. Cependant, une disposition de la loi précise clairement que le régime ne peut être utilisé dans le cas du crime organisé, ce qui a éliminé l’inquiétude et a entraîné une motion voulant qu’il soit ajouté à la liste. La motion a été adoptée, avec dissidence, mais je suppose que cela sera dans la prochaine publication.

Je vous signale aussi qu’il y a une disposition selon laquelle des infractions peuvent être ajoutées à la liste ou retirées de celle-ci, par décret. Bien que l’opinion majoritaire voulait que nous maintenions l’accent sur les crimes économiques pour l’instant, si le régime se révèle être une chose qui pourrait être utile pour d’autres types d’infractions, celles-ci pourraient être ajoutées sous réserve de la condition restrictive établissant que le régime ne peut être utilisé pour le crime organisé ou le terrorisme, ou encore lorsqu’il y a eu lésions corporelles graves ou mort.

Le sénateur McIntyre : Accorder un accord de réparation à une organisation, c’est une chose; mais qu’en est-il des particuliers derrière l’organisation? Ce sont eux qui sont responsables de ces actes. À votre avis, les accords de poursuite suspendue encourageront-ils la divulgation volontaire des actes répréhensibles, y compris les actes commis par la haute direction?

Mme Sheppard : La volonté d’identifier les personnes impliquées est mentionnée à deux endroits. Le poursuivant en aura tenu compte — si ces personnes ont été identifiées et si elles ont pris des mesures disciplinaires —, même au stade de l’invitation à négocier. Selon une des conditions obligatoires que l’accord doit comprendre, l’organisation doit faire des efforts raisonnables pour identifier les personnes qui ont participé implicitement à la conduite en cause. Cela est motivé par l’objectif non pas de laisser les compagnies s’en tirer impunément, mais de les assujettir à des pénalités importantes, sans aller jusqu’à la déclaration de culpabilité, étant entendu qu’elles identifieraient les personnes qui pourraient ensuite être poursuivies, ou aideraient à les identifier.

Il s’agit donc d’améliorer l’application de la loi pour ces infractions en ne mettant ces accords de réparation uniquement qu’à la disposition des entreprises. Le poursuivant identifie les victimes. Il doit aussi identifier les personnes impliquées.

Le sénateur McIntyre : Nous avons beaucoup parlé du rôle des poursuivants. Si je comprends bien, le poursuivant pourrait être un poursuivant fédéral ou un poursuivant d’une province ou d’un territoire.

Mme Sheppard : C’est exact.

Le sénateur McIntyre : Pensez-vous que les autorités réglementaires, comme les commissions des valeurs mobilières, sont mieux placées que les poursuivants pour imposer des mesures correctrices aux entreprises?

Mme Sheppard : Il s’agit ici d’une mesure fédérale au criminel, et c’est donc dans cette optique que nous l’avons examinée. Oui, vous avez raison, les poursuivants provinciaux pourraient participer et participeraient probablement dans le cas de certaines des infractions au titre du Code criminel pour lesquelles ils mènent la plupart des poursuites.

Le sénateur McIntyre : Une dernière question peut-être : elle avait été soulevée par mon collègue, le sénateur Carignan. Le nombre de condamnations d’organisations pour des crimes économiques au Canada est plutôt restreint. Cela étant dit, croyez-vous que les accords augmenteront le nombre de condamnations dans le cas de crimes d’entreprise?

Mme Crampton : C’est une bonne question. Je ne sais pas si cela augmentera le nombre de condamnations, parce que les poursuites seraient suspendues, mais j’espère bien que cela améliorerait le taux d’autodivulgation dans les sociétés et renforcerait, je l’espère aussi, notre régime économique.

La sénatrice Pate : Merci beaucoup à tous les témoins.

Nous sommes à une époque où les questions sont nombreuses en ce qui concerne, notamment, les peines minimales obligatoires et le pouvoir décisionnel qu’ont les poursuivants de décider s’il faut aller de l’avant ou non, en transférant ce pouvoir du juge à un poursuivant. Je serais curieux de savoir quel genre de discussions vous avez eues à ce sujet, et, en ce qui concerne cette question en particulier, pourquoi vous pensez qu’un tel transfert de pouvoir est approprié dans les circonstances.

Ensuite, donnant suite aux questions des sénateurs Carignan et McIntyre, je vous demanderais de nous donner quelques exemples, dans des cas qui ont déjà été traités, où justice aurait été obtenue si le poursuivant avait pu négocier un tel accord.

Mme Sheppard : Si vous parliez aux poursuivants, je ne pense pas qu’ils seraient d’avis que le pouvoir leur a été transféré, parce qu’il s’agit en réalité simplement d’un autre outil qu’ils pourraient utiliser, à leur discrétion. C’est donc comme un plaidoyer de culpabilité, pour ainsi dire.

Il y a présentement, dans d’autres circonstances, pour des particuliers, des moyens de s’écarter des processus criminels officiels. Ce n’est pas forcément nouveau, bien que l’application, comme le régime américain, concernait initialement les particuliers, et a pris naissance à partir de circonstances très différentes, mais on l’applique maintenant de plus en plus aux sociétés.

Je ne saurais vraiment parler de circonstances dans lesquelles justice eut été mieux servie, parce que les tenants et les aboutissants de tous les facteurs en cause, qui ont amené les poursuivants à choisir de procéder ainsi, ne sont connus que d’eux. Là encore, le ministère de la Justice et le Service des poursuites pénales du Canada sont deux organismes distincts, et ce dernier ne nous parle pas des détails des causes. Nous savons peut-être ce qui est du domaine public, mais lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut aller de l’avant, décider s’il faut utiliser l’outil ou non, cela relève entièrement de leur discrétion pour l’application des critères.

La sénatrice Pate : J’ai peut-être donc tort. Je pensais que certaines des consultations porteraient sur la cause « X » qui aurait été mieux réglée avec cet outil, pour ce qui est de la discussion quant à l’adoption de cette disposition. La GRC pourrait-elle nous donner un exemple, peut-être? Je ne demande pas les noms des causes, un exemple simplement du genre de situations qui vous ont amenés à penser que ce serait une bonne idée.

Mme Crampton : Je suis désolée, mais je n’en ai pas à ce stade.

Mme Sheppard : Ils nous ont parlé, sans nommer les causes, de situations qui, selon eux, auraient pu être…

La sénatrice Pate : Donc, la liste des…

Mme Sheppard : Oui, c’est là où nous… Comme l’a dit ma collègue, quand nous avons tenu les consultations officielles dans des ministères, nous avons aussi eu des groupes de travail dans lesquels nous avons parlé plus en détail avec la GRC et le SPPC de la façon dont ceci fonctionnerait ou pourrait fonctionner en pratique, ainsi que des considérations opérationnelles qu’ils pourraient avoir; c’est donc ce qui a grandement éclairé les critères que nous avons produits. Nous avons certainement revu les propositions avec eux de façon continue, tout au long du développement.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je voudrais faire un commentaire général : il s’agit là de changements majeurs quant au Code criminel, et je suis surpris qu’on ait inclus cela dans un projet de loi omnibus. On aurait dû prévoir un projet de loi autonome afin de l’analyser beaucoup plus en profondeur, plutôt que d’en faire un survol comme nous le faisons présentement, car cela a un impact important sur les victimes. Dans tous les processus judiciaires, quand les accusés plaident coupables, la grande appréhension des victimes, c’est de ne pas avoir accès à l’information. On le voit souvent, surtout dans les procès pour des affaires à caractère sexuel. L’accusé va plaider coupable, mais jamais l’information concernant le modus operandi ne sera rendue publique; tout sera gardé secret, car il y aura eu une entente entre la Couronne et la défense pour que rien ne soit rendu public. On l’a vu dans le cadre de beaucoup de procès au Québec de personnalités publiques importantes impliquées dans des scandales sexuels; tout a été caché de la victime et de ses proches.

Je regarde l’article 715.36, qui prévoit ceci :

Le poursuivant prend les mesures raisonnables pour informer les victimes [...]

Est-ce que vous savez que le Canada a adopté une Charte des droits des victimes en 2015, qui reconnaît quatre droits fondamentaux : le droit à l’information, le droit à la participation, le droit à l’indemnisation et le droit à la protection? Quand j’entends parler, dans votre projet de loi, de « mesures raisonnables », cela ne correspond pas du tout à un droit. Cela correspond à quelque chose qui sera négocié entre la défense et le poursuivant. Cet article aurait dû reconnaître le droit des victimes à être informées et indemnisées, et à participer au processus décisionnel juridique. C’est cela que prévoit la Charte des droits des victimes. Elle ne parle pas de mesures raisonnables, elle parle d’un droit, au même titre que le droit du criminel à un procès juste et équitable.

Je pense que l’article 715.36 ne correspond pas à la Charte des droits des victimes. Qu’est-ce que vous en pensez?

[Traduction]

Mme Sheppard : Nous avons consulté le Centre de la politique concernant les victimes, qui a participé à la production de la Charte des droits des victimes. Cet organisme est d’avis que cela est au moins l’équivalent. De fait, les mesures que contient le Code criminel sont quelque peu plus restreintes que ce qu’on a ici, et ce, en partie parce que ce régime peut intervenir avant que des accusations ne soient portées.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Le libellé qui aurait dû être utilisé est « mesures obligatoires pour informer les victimes », pas « mesures raisonnables ». Des mesures raisonnables, ça veut dire qu’il est possible qu’on les informe, mais qu’il est possible aussi qu’on ne les informe pas. La Charte des droits parle du droit d’être informé. L’expression à utiliser ici aurait dû être : « prend les mesures obligatoires pour informer les victimes ».

Je regrette, mais ce projet de loi va à l’encontre de la Charte des droits des victimes.

La sénatrice Dupuis : Je voulais être certaine de bien comprendre ce que cela introduit par rapport à l’ensemble de l’intégrité du système de droit criminel qui est le nôtre, où un individu peut être accusé, peut plaider coupable ou non coupable et peut négocier un arrangement avec la Couronne et recevoir une sentence moindre. Tout cela peut se faire publiquement, parce qu’il n’y a pas de moyen de le cacher, et donc, ultimement, un jugement sera rendu. Si je comprends bien cette partie du projet de loi, on a affaire à un système dans lequel le déclencheur, la décision du poursuivant de mener une négociation, ne sera pas nécessairement connu de personne d’autre que de la compagnie, parce qu’il s’agit d’une entente qui est ouverte seulement à des organisations, ce qui exclut les individus. Est-ce que j’ai bien compris?

[Traduction]

Mme Sheppard : C’est exact. L’accord ne peut intervenir qu’entre un poursuivant et une personne morale, et non pas une personne ou une organisation, telle que définie dans le Code criminel, ou un particulier.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ce qui n’est pas clair pour moi, c’est si ce genre d’accord avec une entreprise ou une organisation exclut la possibilité d’un engagement du poursuivant de ne pas poursuivre les têtes dirigeantes de l’organisation.

[Traduction]

Mme Sheppard : Non. De fait, il s’agissait d’augmenter l’application en exigeant de la société… C’est le poursuivant qui décide s’il veut entamer des poursuites ou non. Ce serait une autre cause. Il aurait, théoriquement, plus de renseignements disponibles, et davantage d’actes pourraient être divulgués en conséquence, car la société serait tenue d’identifier les personnes qui ont contribué implicitement à la conduite en question.

En ce qui concerne vos remarques sur la publication, j’aimerais éclaircir la façon dont le processus se déroule. Si des accusations ont été portées, de toute évidence, l’affaire est du domaine public. Cela s’applique dans ce cas. Cela pourrait s’appliquer aussi dans le cas où des accusations n’ont pas encore été portées, mais l’enquête a produit suffisamment de preuves pour que le poursuivant soit convaincu que le seuil de poursuite a été atteint. Dans ce cas, les négociations proprement dites ne sont pas rendues publiques, mais l’exposé conjoint des faits qui en découle et qui fera partie de l’accord, ainsi que toutes les conditions de l’accord sont publiés. Le tribunal doit les publier. L’audience devant le tribunal au cours de laquelle l’accord est approuvé est publique. Aussi, les victimes auraient été identifiées le plus tôt possible dans le processus, mais au plus tard au moment de l’audience devant le tribunal; celui-ci a donc l’obligation de prendre en compte les victimes de même que, comme l’exige la loi, toute déclaration de la victime qui a été soumise.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Avant d’arriver au texte de l’entente même, des négociations se tiennent. C’est le poursuivant qui détermine qui sont les victimes, si on peut les contacter, les identifier. Toutefois tout cela se fait sans que des gens puissent nécessairement être au courant qu’un processus de cet ordre-là se déroule. Vous pouvez ne pas savoir du tout que tout cela est en train de se passer, avoir l’impression ou être convaincu que vous êtes une victime, mais vous ne le saurez jamais. Cela peut même mener, ultimement, à un jugement, à une décision ou à une ordonnance, pour laquelle, en vertu de l’article 715.42, le juge, en fonction de tous les facteurs, peut décider de ne pas publier cette ordonnance ni sa décision, ni ses motifs. Donc, on arrive à un processus dans lequel, sans vouloir caricaturer, il y a un potentiel à ce que des victimes ne soient pas identifiées, ne puissent s’identifier et ne soient pas au courant du fait que cela a eu lieu. Elles ne vont peut-être même pas apprendre qu’il y a une entente.

Je le comprends, vous avez très bien souligné le fait que, pendant qu’une enquête est en cours, on veut peut-être empêcher de nuire à l’administration de la justice. Donc, on peut vouloir retenir la publication d’une décision ou d’une ordonnance. Toutefois à la fin du processus, il me semble qu’il devrait y avoir au moins quelque chose, ne serait-ce que pour nous permettre de déterminer, en tant que citoyens et contribuables, si c’est un système qui fonctionne bien et qui est économique.

[Traduction]

Mme Sheppard : Si vous regardez la liste des infractions, les infractions relevant de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers s’y trouvent. De fait, c’est dans ce contexte qu’un grand nombre de discussions se sont déroulées à l’échelle internationale.

Dans ces cas, l’exigence d’information des victimes doit être interprétée de façon raisonnable. Cette exigence est formulée ainsi, car il pourrait y avoir des cas relevant de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers où les victimes sont une ville entière à l’étranger ou un autre pays. Dans ces cas, il se peut qu’il ne soit pas pratique d’informer les victimes et que celles-ci ne puissent pas venir à l’audience, mais nous avons tenté de tenir compte du problème et avons prévu la possibilité que des tiers les représentent. Cette formulation ne vise pas à exclure les victimes au Canada, mais à tenir compte plutôt de la possibilité que des victimes soient à l’étranger et qu’il ne soit pas possible de les informer facilement. Dans ce cas, le poursuivant doit expliquer les raisons devant le tribunal. Le tribunal a l’obligation de prendre en compte toute déclaration et de pousser un peu plus en demandant : « Avez-vous fait tous les efforts raisonnables? » Toute tentative de faire participer les victimes au processus dépend des possibilités dans le cas des infractions relevant de la LCAPE. Voilà pourquoi vous voyez une certaine formulation qui n’aurait pas convenu tout à fait, s’il s’agissait exclusivement de victimes au Canada.

Le sénateur McIntyre : Ma question suit un point soulevé plus tôt par le sénateur Gold, et elle porte sur la perception. Il ne fait aucun doute que l’idée d’un accord de poursuite suspendue pour les organisations a été lourdement critiquée. En réponse à cette critique, si je comprends bien, le projet de loi comprend maintenant deux mesures importantes, comme vous l’avez précisé : la nomination d’un surveillant indépendant et l’approbation de l’accord par le tribunal. Le projet de loi s’inspire principalement des modèles des États-Unis et du Royaume-Uni, mais il y a des différences. Êtes-vous convaincue que le modèle canadien est meilleur ou plus fort que ceux des États-Unis et du Royaume-Uni, voire supérieur?

Mme Sheppard : Je ne mettrais pas cela dans un contexte d’infériorité ou de supériorité.

Le sénateur McIntyre : A-t-il des dents?

Mme Sheppard : Eh bien, nous croyons qu’il a des dents. Nous croyons qu’il règle certaines des lacunes repérées dans le fonctionnement de ces modèles en le projetant dans une application canadienne, et ce, parce que le Canada est différent. Notre seuil de poursuites est plus élevé, par exemple. Cela réduit la nécessité de passer devant le tribunal avant de décider si c’est approprié dans les circonstances. Il y a certaines différences qui tiennent compte de notre système judiciaire.

Nous nous sommes inspirés des observations de participants et nous aimons l’ouverture du système du Royaume-Uni, qui tentait d’inclure des mesures contrant certains des problèmes que nous percevions dans le système des États-Unis. Cependant, ce système a été élaboré dans un contexte différent, en fonction de leurs structures organisationnelles, et il n’est donc pas juste de le critiquer.

Nous nous sommes demandé comment nous pourrions faire jouer un rôle important au tribunal, tout en respectant l’indépendance du poursuivant; comment veiller à ce que les accords soient équitables et qu’il n’y ait aucune possibilité d’imposer aux sociétés des conditions qui pourraient être disproportionnées. Nous avons vraiment tenté d’adapter le régime au système canadien, tenant compte des préoccupations concernant la transparence, et en offrant une certaine orientation. Nous avons tenté de donner autant d’orientation que possible en précisant les facteurs qui doivent être pris en compte. Nous ne connaîtrons les résultats qu’après que le système ait été utilisé. Nous avons tenté de faire en sorte que le régime puisse accepter des éventualités, et espérons qu’il pourra être appliqué…

Le sénateur McIntyre : En fin de compte, nous voulons des résultats. Je suis d’accord avec mes collègues à la table. Il faut faire quelque chose au sujet des crimes de col blanc. C’est l’objectif premier.

Le sénateur Gold : Ma question était un suivi à ma question précédente, et mon collègue l’a déjà posée. Je vous remercie de cette explication détaillée. Elle est très utile.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Madame Sheppard, pourriez-vous nous fournir une liste des victimes ou des groupes de victimes qui ont été consultés dans l’élaboration de ce projet de loi?

[Traduction]

Mme Sheppard : Nous n’avons pas publié la liste des intervenants dans le système judiciaire. Je vais voir ce que je peux faire à cet égard. Nous avons invité la participation, mais ce ne sont pas toutes les personnes invitées qui ont été disposées à nous rencontrer. Je vais voir quels renseignements je vais pouvoir vous donner.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Le comité a besoin de cette information. Il y a dans le projet de loi des éléments fondamentaux qui concernent les droits des victimes, et c’est pourquoi j’aimerais savoir qui, des victimes ou des groupes de victimes, a été consulté. S’il s’agit uniquement de la ministre de la Justice, pour moi, ce n’est pas une victime d’acte criminel. À mon avis, c’est le minimum que vous devez nous fournir.

[Traduction]

Mme Sheppard : Je vous communiquerai cela certainement. C’est difficile, car, dans certains cas, les victimes sont représentées par des organismes consultatifs. Il faut que j’examine la question davantage. Je vais vous revenir là-dessus.

Le président : Merci.

Si vous me permettez une observation, le public a généralement la perception que les sociétés, ou 1 p. 100 des contribuables, les riches, ont toujours eu la possibilité de contracter des ententes pour éviter de comparaître devant les tribunaux. Vous savez très bien, maître Sheppard, qu’à la suite des Panama Papers, le gouvernement a ouvert un créneau de X nombres de mois offrant la possibilité de revenir et de conclure une entente avec l’Agence du revenu du Canada, et personne n’est au courant de ce qui a été conclu. C’est confidentiel.

Le public semble croire que le système vise à offrir aux sociétés prospères et aux riches le moyen de traiter avec le système judiciaire, alors que, par ailleurs, le citoyen moyen accusé au criminel doit passer par toutes les affres d’un procès. Le projet ne présente pas clairement les répercussions que l’accord conclu entre une société et le tribunal aurait sur les agents de cette société qui, de fait, sont responsables. La société est une idée abstraite. La société n’agit pas sans que les personnes qui la constituent négocient les pots-de-vin et les ententes, et recueillent les bénéfices de ce genre d’activités illicites ou criminelles. Le projet de loi ne présente pas clairement les répercussions que cela aurait sur les agents de cette société, les auteurs du crime que la compagnie est censée avoir perpétré. Je sais qu’il est difficile pour vous de répondre à cette question précise, mais le public percevra ce système comme une autre occasion pour les personnes privilégiées d’échapper à la justice.

Comme la sénatrice Dupuis et le sénateur Pratte le disaient, le fait est qu’il est possible que l’accord reste confidentiel, ce qui constitue la grande échappatoire dans ce projet de loi. L’œil critique et cynique des Canadiens qui cherchent à repérer ce genre d’occasion verra cela comme faisant finalement partie du Code criminel. Ce n’est pas une loi ordinaire. Le Code criminel s’applique à tout le monde et tout le monde doit être assujetti aux mêmes mesures de justice. À vous écouter, et à entendre les questions de mes collègues, je continue à me demander si ce projet de loi ne pourrait pas avoir une incidence négative sur la confiance qu’ont les Canadiens à l’endroit de l’égalité devant la loi dans le système de justice pénale.

Mme Sheppard : J’aimerais insister sur une chose. Vous avez raison; ces accords ne peuvent être négociés qu’entre un poursuivant et une organisation, qui n’est pas une personne physique. Toutefois il y a une obligation. Pour que la société puisse se prévaloir de la possibilité d’un tel accord, elle doit contribuer à l’identification. L’alinéa 715.34(1)c) précise clairement dans le contenu obligatoire de l’accord l’obligation pour l’organisation de communiquer tout autre renseignement qui est porté à sa connaissance ou qui peut être obtenu par des efforts raisonnables après la conclusion de l’accord et qui est utile pour identifier les personnes — et cela comprend les directeurs généraux — qui ont participé à l’acte ou à l’omission ou à tout acte répréhensible relatif à l’acte ou à l’omission. Il y a donc une obligation constante de coopérer et, en particulier, d’aider à identifier les personnes qui ont participé à l’acte répréhensible. Ensuite, le poursuivant étudie les arguments qui peuvent être invoqués contre elles, indépendamment de l’organisation.

La motivation, ici, est d’aider à repérer certaines de ces personnes. Les sociétés qui veulent assainir leurs rangs après avoir changé leur haute direction pourraient dire : « Regardez, ce sont ces personnes qui sont responsables. » Si elles n’ont pas assaini elles-mêmes leurs rangs et pris des mesures disciplinaires, ce serait un argument contre la possibilité de négocier de la façon prescrite.

Je ne suis pas sûre que c’est ce que vous recherchiez.

Le président : Je vois, en fait, le scénario du procureur qui négocie avec l’auteur du crime, parce que la société agit par le truchement de ses agents. La société n’est pas un Saint-Esprit abstrait. Elle agit par l’intermédiaire de ses agents, et ses agents sont les auteurs de la corruption. Ensuite, le procureur pourrait négocier avec ceux qui ont perpétré la corruption et qui pourraient faire l’objet aussi d’autres accusations.

Il y a un élément dans tout cela qui, comme je l’ai dit, peut soulever des questions dans l’esprit de tout observateur de l’extérieur, à savoir si le système fonctionne de façon équitable, posant un fardeau équitable de responsabilité criminelle sur les épaules de ceux qui ont commis le crime. C’est l’élément que je perçois. Je ne cherche pas à m’en prendre à vous, mais je vous dis simplement ce qu’un observateur de l’extérieur pourrait avoir comme réaction quand on voit ce genre d’accord fonctionner et qui participerait à la négociation et qui, en fin de compte, en bénéficierait. Quand on fait le bilan, qui, en fin de compte, paie dans tout ça?

Je laisse la question ouverte. Je ne mets pas en doute le fait que ce système existe aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais il n’en demeure pas moins qu’il crée en partie une certaine perception en ce qui concerne la législation fiscale et le crime de col blanc.

Le sénateur Gold : J’aimerais m’assurer de bien comprendre votre question. Ai-je bien compris, quand il y a une enquête, s’il est déterminé qu’une personne — le directeur général ou le directeur financier, actuel ou précédent — a commis à elle seule le crime, que c’est une question tout à fait distincte de la possibilité que la société subisse ou non des poursuites devant le tribunal ou ait accès à cet accord? Si je comprends bien, ce projet de loi ne met pas un agent à l’abri de tout risque d’être poursuivi personnellement pour tout acte criminel qu’il aurait pu commettre.

Ma question, comme vos remarques, va dans le sens de la perception qu’a le public, c’est-à-dire qu’il y a des règlements préférentiels pour les riches, et c’est une perception que rien ne pourrait déloger, parce qu’elle est vraie, sur bien des plans.

Toutefois ai-je bien compris en interprétant que ce projet de loi n’offre pas une immunité aux personnes qui ont commis des crimes? Que, parallèlement à tout accord conclu avec une organisation, ces personnes peuvent encore faire l’objet de poursuites — en supposant que l’enquête a atteint ce seuil et que les poursuivants décident de procéder à des poursuites au criminel —, et qu’elles ne sont pas admissibles à ces accords de poursuite suspendue?

Mme Sheppard : Vous avez tout à fait raison. Parfaitement raison. Ce serait au poursuivant de déterminer cela, parallèlement. Il examinerait les preuves, parce que la responsabilité criminelle de la société et la responsabilité d’une personne sont deux choses distinctes.

Le sénateur Gold : Droit 101.

Mme Sheppard : Oui. Il faut examiner chaque cas et déterminer que, dans certains cas, il y a peut-être un directeur général qui est, lui seul, l’auteur. Dans ce cas, ce pourrait ne pas être pratique d’envisager la façon dont cela fonctionnerait.

Il y a d’autres cas où les sociétés ont dit : « Écoutez, il n’y avait qu’une seule pomme pourrie. Nous avons renvoyé le directeur général, nous nous sommes réformés et nous avons pris toutes ces mesures de réparation. » Dans ce cas, ce serait peut-être pertinent et la société pourrait aider dans l’identification — pas seulement sacrifier le directeur général, mais collaborer à identifier d’autres auteurs de ces actes.

Il faut donc examiner chaque cas séparément, et faire la distinction entre la responsabilité criminelle de la société et celle des particuliers, ces derniers étant les personnes que ce régime cherche à mieux détecter.

Le président : Merci beaucoup. Comme vous pouvez le constater, c’est une question complexe. Je ne peux qu’appuyer l’opinion du sénateur Boisvenu. Je suis sidéré de voir qu’un tel amendement au Code criminel se retrouve dans un projet de loi d’exécution du budget. Toutefois ce n’est pas à vous de décider cela.

Le sénateur Carignan : Projet de loi omnibus.

Le président : C’est la réalité que nous devons confronter à ce comité en ce qui concerne le projet de loi C-74.

Merci à tous. Nous vous sommes reconnaissants de votre disponibilité et de la contribution que vous faites à notre réflexion.

(La séance est levée.)

Haut de page