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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 45 - Témoignages du 30 mai 2018


OTTAWA, le mercredi 30 mai 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 15 h 15, pour étudier la teneur des sections 15 et 20 de la partie 6 du projet de loi C-74, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 27 février 2018 et mettant en œuvre d’autres mesures, et à huis clos, pour examiner une ébauche de rapport

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour à tous. Je souhaite la bienvenue aux honorables sénateurs, aux distingués invités et aux téléspectateurs du grand public qui suivent les travaux du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous poursuivons aujourd’hui notre étude de la teneur de certains éléments des sections 15 et 20 de la partie 6 du projet de loi C-74, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 27 février 2018 et mettant en œuvre d’autres mesures.

Nous sommes heureux d’accueillir M. John Dillon, premier vice-président, Politique et avocat-conseil du Conseil canadien des affaires. Monsieur Dillon, soyez le bienvenu.

Nous avons également le plaisir de recevoir M. Mark Morrison, de l’organisme Transparency International Canada. Bienvenue, monsieur Morrison.

[Français]

Par vidéoconférence, nous accueillons Mme Norma Kozhaya, vice-présidente à la recherche et économiste en chef, Conseil du patronat du Québec.

[Traduction]

Comme vous le savez, les sections qui vous intéressent sont celles qui proposent des modifications au Code criminel. Je ne crois pas que les parties relatives à la Loi sur les juges soient vraiment de votre ressort. Libre à vous si vous voulez émettre une opinion, mais vous vous engagerez alors sur un terrain miné, je tiens à vous en avertir. Je vous suggère plutôt de vous en tenir à vos domaines de compétence et d’expérience.

[Français]

Nous vous écoutons donc, monsieur Dillon.

[Traduction]

John Dillon, premier vice-président, Politique et avocat-conseil, Conseil canadien des affaires : Merci, monsieur le président et honorables sénateurs. Je suis ravi de discuter avec vous de ces très importantes modifications proposées au Code criminel.

[Français]

Le Conseil canadien des affaires réunit les chefs d’entreprise pour formuler la politique publique dans l’intérêt d’un Canada plus fort et d’un monde meilleur. Le conseil est un organisme sans but lucratif et non partisan composé de chefs d’entreprise des 150 sociétés les plus importantes du Canada, qui représentent chaque région et secteur de l’économie.

[Traduction]

Les chefs d’entreprise ont très à cœur de maintenir l’excellente réputation de notre pays pour ce qui concerne la rigueur des normes en matière d’éthique des sociétés. À notre avis, les accords de réparation offriront aux procureurs de la Couronne un outil très important, qui renforcera leur arsenal de lutte contre les actes répréhensibles des entreprises.

Nous ne doutons pas de l’efficacité de cet outil dans certains cas, mais une chose est certaine : si les preuves établissent que les hauts dirigeants d’une société ont orchestré un délit, qu’ils en ont été complices ou qu’ils ont fermé les yeux, elle ne devrait pas être invitée à signer un accord de réparation. C’est d’ailleurs ce qui est prévu.

J’ai vu également que des conditions très strictes devront être remplies avant même que le poursuivant envisage le recours à ces accords. La société devra coopérer pleinement avec les enquêteurs et produire tous les renseignements pertinents dans le cadre d’une poursuite des fautifs, payer une amende assez salée et renoncer à tous les produits des actes répréhensibles perpétrés et autres avantages liés. Une autre exigence veut que la société rembourse toutes les personnes lésées par ces actes et qu’elle verse une suramende compensatoire, s’il y a lieu.

Le poursuivant et le tribunal devront être convaincus que la société a pris des mesures pour corriger ses pratiques et instauré un programme de conformité complet, qui garantira le respect de normes élevées en matière d’éthique commerciale à l’avenir. Dans certains cas, le tribunal pourra imposer des conditions strictes liées aux pratiques de l’entreprise, et nommer un surveillant indépendant qui en supervisera l’application.

La plupart des accords de réparation seront publiés et contribueront à améliorer la transparence des interventions contre ce type d’infraction.

L’approbation d’un juge sera requise et toutes les conditions devront être remplies avant que le poursuivant puisse suspendre les poursuites.

Entre autres avantages, ces accords auront un fort effet incitatif sur les entreprises pour ce qui est de dénoncer les irrégularités dont elles ont connaissance. Sans ces signalements, beaucoup d’actes illicites continueront d’être commis à l’insu des autorités chargées de l’application de la loi. Il peut être très difficile de faire la preuve d’infractions comme la fraude, la corruption ou la manipulation des soumissions, souvent perpétrées sous le couvert de stratagèmes complexes et difficilement décelables à l’extérieur d’une société. C’est la principale raison pour laquelle la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, par exemple, offre d’importantes récompenses financières à quiconque lui présente des éléments de preuve à l’égard de fraudes touchant des valeurs mobilières.

Les accords de suspension des poursuites ont un autre grand avantage : ils braquent les projecteurs sur les malfaiteurs. Souvent, il s’agit d’employés voyous qui agissent seuls ou en petits groupes, et dans leur propre intérêt. Les innocents sont ainsi mieux protégés.

Le Régime d’intégrité du gouvernement du Canada prévoit que les entreprises reconnues coupables de telles infractions peuvent être radiées de la liste de ses fournisseurs pendant une période allant jusqu’à 10 ans. Elles peuvent également être disqualifiées de l’obtention de contrats d’autres entreprises privées et d’organismes internationaux. Les conséquences peuvent être catastrophiques pour les gros fournisseurs du gouvernement radiés de ses listes, allant même jusqu’à menacer leur survie, mais elles peuvent l’être tout autant, à court et à long terme, pour des tiers innocents comme les employés, les retraités, les actionnaires, les clients et les fournisseurs.

Je pourrais citer en guise d’exemple le sort qui a été réservé au cabinet comptable Arthur Andersen après le scandale Enron au début des années 2000. Ce cabinet était le vérificateur de la société Enron et l’un des plus importants aux États-Unis. Sa dissolution a privé de leur gagne-pain des milliers d’employés.

Des accords de suspension des poursuites sont déjà conclus aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, et l’Australie projette de se doter d’un mécanisme du même genre. Il faut que nos lois canadiennes suivent si nous voulons maintenir la compétitivité de nos entreprises. Nous devons protéger les entreprises canadiennes contre le risque de perdre des contrats à l’étranger après que des compétiteurs ont mis en doute leur intégrité parce que des accusations de corruption ont été dirigées contre elles.

Monsieur le président, la prospérité de notre secteur privé dépend énormément d’une réputation sans tache sur le plan de l’éthique qui, ne l’oublions pas, est aussi garante de l’image de marque du Canada. Je l’ai déjà dit, les accords de réparation sont des instruments très efficaces pour convaincre les entreprises de coopérer avec les autorités et, ultimement, améliorer le respect des lois et ainsi renforcer l’image de marque du Canada.

Je vous remercie de me donner la possibilité de témoigner aujourd’hui. Je répondrai volontiers à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Dillon.

Mark Morrison, directeur, Transparency International Canada : Bonjour, mesdames et messieurs. Je vous remercie de m’avoir invité à m’adresser au comité à titre de directeur de l’organisme Transparency International Canada.

Transparency International Canada, ou TI Canada, fait partie de la principale organisation non gouvernementale de lutte à la corruption, qui compte plus d’une centaine d’antennes dans le monde. Depuis plus de 20 ans, TI Canada a été un porte-étendard du programme national de lutte à la corruption et d’amélioration de la transparence.

TI Canada a examiné de près le projet de loi à l’étude, qui établit un régime d’accords de poursuite suspendue, aussi appelés accords de réparation.

En juillet 2017, TI Canada a publié le document Another Arrow in the Quiver?: Consideration of a Deferred Prosecution Agreement Scheme in Canada, dans lequel il est question d’ajouter une arme à l’arsenal canadien. Ce document sera déposé auprès du greffier afin qu’il le remette au comité.

En fait, ce document était un peu visionnaire puisque, quelques mois plus tard, c’est-à-dire l’automne passé, le gouvernement canadien a annoncé la tenue de consultations publiques portant sur son projet d’instaurer un régime d’accords de suspension des poursuites. Je souligne au passage que le gouvernement fédéral a parlé d’élargir sa trousse d’outils, alors que nous avions nous-mêmes parlé d’ajouter une arme à son arsenal. Les deux analogies sont assez provocatrices, mais néanmoins tout à fait appropriées. À notre avis, les accords de suspension des poursuites assoupliront le cadre législatif en place et élargiront l’éventail des options à disposition pour renforcer la conformité aux mesures de lutte contre la criminalité en col blanc et la corruption au Canada.

Je dois toutefois insister sur l’importance d’adopter un régime qui prévoira les mesures accessoires et de protection requises. C’est ce qui ressort d’une analyse très rigoureuse de notre comité juridique, composé d’éminents avocats spécialisés dans la lutte à la corruption partout au pays. Nous avons amorcé cet examen sans a priori clair quant à l’avantage ou non de se doter d’un régime de lutte à la corruption au Canada. C’est seulement quand l’étude et l’analyse ont été bien avancées qu’un consensus a peu à peu émergé parmi les administrateurs et les membres du comité juridique de TI. Ce consensus est le suivant : s’il est bien structuré, un régime d’accords de suspension des poursuites peut accroître la transparence et faciliter la répression des actes de corruption, une cause qui nous est chère.

À notre avis, le régime canadien d’accords de suspension des poursuites devra remplir trois conditions essentielles.

Premièrement, il devra prévoir des réparations financières dignes de ce nom, qui ne pourront pas être perçues comme un coût pour faire des affaires. Le régime ne doit pas offrir aux sociétés une échappatoire facile en cas de problème. Les sanctions pécuniaires doivent être substantielles. D’après ce que nous avons pu constater dans le projet de loi, il remplit cette condition.

Deuxièmement, les accords de suspension des poursuites ne doivent pas être offerts d’emblée. Pour y avoir accès, les sociétés devront faire la preuve d’une réforme sincère de leur culture de conformité et d’une volonté réelle de s’attaquer au problème, de le régler et d’apporter les correctifs voulus en matière de conformité. Puisque c’est exactement l’attitude préconisée par le projet de loi, nous pensons qu’il contribuera à améliorer l’éthique et l’intégrité des sociétés à long terme.

Enfin, la troisième condition essentielle à nos yeux sera de tenir les malfaiteurs responsables de leurs actes. Si on y réfléchit bien, une société est en fait une entité artificielle. Elle n’agit pas par elle-même; ce sont les personnes qui la composent qui agissent. Toute conduite irrégulière ou illicite est le fait des personnes, et c’est elles qui doivent rendre des comptes et être rappelées à l’ordre quand elles ont commis une faute. Nous avons constaté que le projet de loi établit le devoir de dénoncer les individus dont la conduite est répréhensible. Cela devrait faciliter la poursuite des véritables auteurs d’actes fautifs au Canada puisque les sociétés seront incitées à les dénoncer aux autorités responsables de l’application de la loi.

Tout cela pour dire que le projet de loi remplit les conditions que nous considérons comme essentielles et devrait par conséquent contribuer à renforcer la lutte contre la corruption au Canada.

Très brièvement, je dirais que nous voyons dans ce projet de loi un outil assez prometteur pour améliorer l’efficience des enquêtes et des poursuites. Il s’agit d’un net avantage par rapport aux mécanismes actuels, qui sont compliqués, coûteux et laborieux. Nous sommes convaincus que le projet de loi permettra de dédommager les victimes plus rapidement et de manière plus satisfaisante. Elles ne feront plus les frais de procédures laborieuses et des lacunes flagrantes dans l’application des mesures en place. Nous sommes sûrs que les sociétés seront plus enclines à dénoncer les actes répréhensibles. L’effet conjugué de l’accroissement des dénonciations volontaires et des dispositions relatives à la transmission volontaire d’éléments de preuve aux autorités sera de faciliter le règlement des litiges et d’assurer un dédommagement plus rapide des victimes.

Nous devrions assister à une progression du nombre de cas car, dans un climat de confiance accrue, les sociétés seront plus portées à faire des dénonciations volontaires. Les poursuivants disposeront d’un outil de plus ou, si vous préférez, d’une arme de plus dans leur arsenal pour faire preuve de créativité et adapter les procédures aux circonstances de chaque cas. Tout comme M. Dillon, nous nous sommes penchés sur les lacunes des mesures actuelles de lutte au crime en col blanc, qui trop souvent se répercutent de manière démesurée sur des employés innocents qui perdent leur emploi à la suite de la perte de contrats, mais aussi sur les retraités et les actionnaires. Il est clair qu’un régime d’accords de suspension des poursuites permettra de moduler les interventions afin d’obtenir des résultats mieux ciblés.

TI Canada est d’accord avec les dispositions proposées relativement aux accords de réparation telles qu’elles sont formulées. Les législateurs ont su répondre à nos préoccupations fondamentales et proposer des solutions pour atténuer les risques qui en découlent.

Merci, monsieur.

Le président : Je vous en prie.

[Français]

C’est avec plaisir que nous accueillons maintenant Mme Norma Kozhaya, vice-présidente à la recherche et économiste en chef du Conseil du patronat du Québec.

Norma Kozhaya, vice-présidente à la recherche et économiste en chef, Conseil du patronat du Québec : Bonjour. Merci au comité sénatorial de donner l’occasion au Conseil du patronat du Québec (CPQ) d’exprimer son point de vue sur le projet de loi C-74, notamment sur la section 20 de la partie 6, qui concerne les régimes d’accords et de réparation.

Tout d’abord, le CPQ représente les intérêts de plus de 70 000 employeurs de toute taille directement ou par l’intermédiaire des associations sectorielles qu’il regroupe. Il a pour mission de promouvoir un environnement d’affaires propice à la prospérité et à un développement économique responsable.

Le CPQ est d’avis qu’il faudrait trouver une voie de passage entre, d’une part, la nécessité pour les entreprises qui ont commis des actes répréhensibles d’être redevables et, d’autre part, l’importance de ne pas pénaliser indûment des tiers innocents, au premier chef les employés de ces entreprises, mais aussi leurs retraités, leurs actionnaires et leurs fournisseurs. Selon nous, le régime d’accords de réparation proposé par le projet de loi C-74 va dans cette direction en permettant de punir de manière appropriée les crimes économiques graves commis par les entreprises. C’est pourquoi nous l’appuyons.

La mise en œuvre d’un tel régime au Canada nous permettrait notamment d’équilibrer notre compétitivité internationale avec celle de certains de nos importants partenaires économiques, tels les États-Unis, le Royaume-Uni et la France qui ont déjà mis ce type de mécanisme en place.

Rappelons qu’une déclaration de culpabilité devant les tribunaux peut être lourde de conséquences pour une entreprise, notamment en la privant d’accéder à certains contrats, en particulier des contrats publics, et en limitant ses possibilités de croissance et d’expansion à l’échelle internationale. Il en découle que d’autres intervenants qui n’ont pourtant rien à se reprocher sont aussi sévèrement touchés.

Plus spécifiquement, le régime d’accords de réparation proposé au Canada permettrait la négociation d’un accord de réparation entre un procureur et une entreprise accusée d’inconduite à la suite d’une enquête. Nous estimons que la surveillance proposée est appropriée afin qu’un accord de réparation serve uniquement l’intérêt public. La décision de négocier un accord de réparation serait soumise à la discrétion du procureur. La négociation exigerait le consentement du procureur général. Tout accord devra respecter la législation et recevoir l’approbation des tribunaux afin de confirmer qu’il protège l’intérêt public et que les modalités sont justes, raisonnables et équitables.

Le projet de loi incite clairement les entreprises à déclarer volontairement les crimes économiques aux autorités et à sanctionner les employés responsables, alors que le désir d’éviter une condamnation au criminel peut pervertir leur comportement et les inciter à cacher plutôt qu’à divulguer les preuves aux enquêteurs.

Avant de décider de négocier un accord de réparation, le procureur doit tenir compte de plusieurs facteurs, tels que les circonstances dans lesquelles les crimes commis ont été divulgués aux autorités, la gravité des crimes, si l’entreprise a sanctionné les responsables, et cetera.

Nous croyons que la législation encadre avec rigueur les modalités des accords de réparation. Tout accord exige en effet que l’entreprise coopère entièrement avec le procureur et qu’elle reconnaisse les faits dans une déclaration. De plus, la législation permet d’inclure dans l’accord de réparation d’autres mesures de conformité, la nomination d’un surveillant indépendant et le remboursement de tous les frais associés à la poursuite et à l’administration de l’accord. Également, l’accord prévoit que l’entreprise assume les crimes, renonce aux produits de ceux-ci, verse une amende et dédommage les victimes.

En conclusion, le régime d’accords de réparation proposé dans le projet de loi C-74 encouragera la déclaration volontaire des entreprises, permettra d’accélérer le traitement des poursuites et d’en réduire le coût, et améliorera la transparence, la conformité et la culture organisationnelle. Il contribuera à atteindre les buts de la justice — le paiement d’amendes et la punition des responsables — sans porter préjudice aux employés, aux actionnaires, aux retraités et à des tiers qui sont innocents.

Enfin, si cette mesure est adoptée, elle placera les entreprises canadiennes sur un pied d’égalité avec leurs concurrents ailleurs dans le monde, comme aux États-Unis et au Royaume-Uni, et elle nous évitera de perdre des investissements et des emplois au profit d’autres régions.

Nous estimons donc qu’il est dans l’intérêt public d’adopter cette loi. Je vous remercie de votre attention.

Le président : Merci, madame Kozhaya, de votre présentation.

La sénatrice Dupuis : Bonjour et merci d’être ici avec nous.

J’ai quelques questions très précises. Monsieur Morrison, vous avez dit que la réparation doit être réelle. Cela ne doit pas être considéré seulement comme un coût additionnel pour faire des affaires. Qu’est-ce que vous appelez une réparation réelle et comment le processus vous apparaît-il efficace pour rejoindre les victimes réelles de ce genre de fraude, lorsque c’est le cas?

[Traduction]

M. Morrison : Votre question soulève en fait quelques points intéressants.

Concernant le sentiment réel de remords et l’instauration d’un programme rigoureux de conformité assorti de toutes les attentes liées, les États-Unis et le Royaume-Uni ont, tous les deux, publié des orientations et beaucoup d’explications détaillées sur l’importance de s’attaquer aux causes profondes du problème. Lorsque des actes répréhensibles sont perpétrés au sein d’une entreprise, c’est elle qui doit faire le nécessaire pour trouver la cause profonde, c’est-à-dire la faille dans son programme de conformité, qui est à l’origine du problème, et qui sont les individus impliqués. Cependant, une fois que la cause profonde a été trouvée, la société doit apporter des correctifs efficaces dans son programme de conformité et imposer des mesures disciplinaires aux individus visés, qui peuvent aller jusqu’au licenciement si l’inconduite est grave. Par-dessus tout, elle doit véritablement investir dans son programme de conformité, s’assurer que les corrections apportées tiendront la route.

C’est à ce genre de mesures que nous pensons pour aider les sociétés à opérer des changements réels dans leur culture de conformité. La loi devrait en faire une condition préalable. C’est essentiel si nous voulons améliorer la transparence et le respect des règles en matière d’éthique au sein des sociétés.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à nos trois témoins d’aujourd’hui.

Du point de vue de la transparence, dans le contexte d’un processus entièrement confidentiel et d’un jugement ultime qui constaterait la réalité de ce genre d’entente, est-ce que vous êtes d’avis que les compagnies devraient être tenues de rendre public le fait qu’elles ont conclu ce genre d’entente?

[Traduction]

M. Dillon : Tout à fait. Le projet de loi dresse la liste des circonstances dans lesquelles la confidentialité de l’accord pourrait être requise pendant un certain temps. Cependant, je crois qu’il est prévu, à juste titre selon nous, que les accords devront être publiés. Ce processus comprendra, de toute évidence, une déclaration de l’entreprise, un énoncé des faits mutuellement convenu, comme c’est toujours le cas dans les procédures pénales, et des aveux de culpabilité de la part de l’entreprise, y compris la nature des actes perpétrés, bien entendu. Comme je l’ai dit, à moins d’une bonne raison de le garder confidentiel — par exemple, pour éviter de divulguer l’identité d’une personne, de bafouer le droit à la vie privée ou de compromettre de quelque façon une procédure judiciaire en cours —, la plupart des faits liés à un accord devraient être publiés.

M. Morrison : Comme vous l’avez certainement déduit en voyant le nom de notre organisme, Transparency International accorde énormément de poids à la transparence et, par conséquent, à la publication et à la transparence des accords qui seront conclus.

[Français]

Mme Kozhaya : Je suis du même avis. Encore une fois, à moins qu’il y ait des raisons spécifiques pour lesquelles ce ne serait pas le cas, soit des raisons d’administration de la justice, le projet de loi prévoit déjà la publication des ententes, à moins qu’il y ait des considérations spécifiques.

Nous sommes en faveur d’une plus grande transparence, car cela aide les entreprises, qu’elles aient commis des actes répréhensibles ou pas, à savoir à quoi s’attendre.

Le sénateur Boisvenu : D’abord, je souhaite la bienvenue à nos témoins.

Madame Kozhaya, avez-vous entendu parler des affaires Jones et Lacroix, au Québec?

Mme Kozhaya : Vous parlez du cas de Vincent Lacroix?

Le sénateur Boisvenu : Exactement, oui.

Mme Kozhaya : Oui.

Le sénateur Boisvenu : Je suis surpris de ne pas avoir entendu le terme « victime » lors de votre présentation, alors que ce projet de loi tente — de façon gauche peut-être — d’accorder de l’importance aux victimes.

Est-ce que vous croyez que, si ce projet de loi avait été en vigueur à l’époque, les victimes de Jones et de Lacroix auraient été mieux traitées par le système judiciaire?

Mme Kozhaya : Il est difficile pour moi de me prononcer. Vous m’excuserez. Je suis économiste et j’ai des connaissances en droit. Comme beaucoup de personnes au Québec, j’ai suivi ces deux dossiers. J’aimerais simplement attirer votre attention sur un mémoire que nous vous avons fait parvenir aujourd’hui, et dans lequel nous abordons le dédommagement des victimes. Je l’ai mentionné brièvement.

Quant à savoir si la situation aurait été différente, je ne peux pas me prononcer. Toutefois, ce que je constate dans ce projet de loi, c’est qu’à plusieurs reprises on fait mention des obligations à l’égard des victimes, et qu’il est question de réparation et de dédommagement. En ce sens, on estime que cela contribue à protéger et à dédommager les victimes.

Le sénateur Boisvenu : Comme je le disais la semaine dernière, le texte de loi est loin de reconnaître un droit aux victimes. Le texte stipule que le devoir d’informer doit s’appliquer de façon raisonnable. Lorsqu’on reconnaît un droit à quelqu’un, on doit l’appliquer de façon absolue et non de façon raisonnable, parce que la notion de « raisonnable » fait appel à la négociation entre la partie gouvernementale qui poursuit et l’entreprise, qui est la partie poursuivie.

Mon autre question est la suivante. Le projet de loi prévoyait à l’époque 30 p. 100 de suramende, alors que maintenant ce 30 p. 100 sera négociable. C’est ce qu’on constate à la lecture du projet de loi.

On sait que le phénomène d’autodivulgation est à la mode de nos jours. Les gens se dénoncent eux-mêmes, soit parce qu’ils ont caché de l’argent dans des abris fiscaux ou parce qu’ils ont fait de la malversation. On l’a vu dans le cas de la commission Charbonneau; vous en avez certainement entendu parler. Ne croyez-vous pas que, avec le principe de l’autodivulgation, la notion qui consiste à accorder plus de place à la négociation, surtout en matière de dédommagement des victimes, soit tirée vers le bas? Autrement dit, si une personne s’autodénonce, est-ce qu’elle négociera à la baisse les indemnisations auxquelles auront droit ses victimes?

Mme Kozhaya : N’oublions pas le but ultime de cette démarche qui est de faire payer les entreprises pour des actes répréhensibles qu’elles ont commis et de les inciter à collaborer plutôt qu’à cacher la preuve aux enquêteurs. En ce sens, je crois que le projet de loi est orienté dans la bonne direction.

J’aimerais revenir brièvement sur la question des victimes dans le cadre de ce projet de loi. Par rapport à d’autres cas que nous avons connus et qui concernent davantage des personnes qui sont au Québec ou au Canada en général, ce projet de loi touche également des victimes qui ne sont pas nécessairement au Canada. Donc, il y a des considérations pratiques qui sont peut-être plus difficiles à relever, même si le gouvernement fera l’effort de travailler sur cette question. Il faut aussi examiner l’alternative d’une poursuite criminelle et d’une déclaration de culpabilité qui pénalisera beaucoup de parties prenantes qui sont innocentes.

Quant à votre question, je pense qu’on doit faire confiance au procureur et au processus de négociation. De toute façon, ces discussions seront publiques et, si la situation est jugée déraisonnable, il y aura moyen de corriger le tir.

[Traduction]

La sénatrice Jaffer : Merci pour vos exposés. Je les ai trouvés très intéressants.

Ma première question s’adresse à vous, monsieur Dillon. Dans le document qu’il a publié, le Conseil canadien des affaires semble plutôt mécontent du projet de loi, mais salue globalement la proposition concernant les accords de réparation. En voici un passage : « L’instauration projetée d’un régime de poursuites suspendues pour renforcer la lutte du gouvernement contre les actes répréhensibles des sociétés et les inciter à faire des dénonciations volontaires est une bonne mesure de politique. »

D’aucuns ont déploré l’avantage que les accords de réparation semblent donner aux sociétés, mais les personnes accusées d’une infraction peuvent aussi obtenir une absolution conditionnelle ou inconditionnelle. Selon vous, les accords de réparation se comparent-ils à une absolution conditionnelle ou inconditionnelle pour les sociétés?

M. Dillon : Non, pas du tout. Ce n’est pas la même chose parce que, comme l’a souligné M. Morrison, les sociétés ne peuvent pas agir. Ce sont les personnes qui agissent. Ce sont les personnes qu’il faut poursuivre. D’ailleurs, pour être invitée à conclure un accord, une société devra, tout d’abord, identifier des individus en faute et aider les autorités à les poursuivre.

De plus, si une entreprise est reconnue coupable de l’une de ces infractions, comment serait-elle sanctionnée? Dans la peine infligée à une société, le juge pourrait imposer une amende importante, également prévue dans le cadre d’un accord de réparation, l’obliger à dédommager les victimes, ce qui fait aussi partie de l’accord, et édicter d’autres conditions qui pourraient être assimilées aux peines de service communautaire dans les affaires pénales. S’il est impossible d’identifier les victimes, l’accord de réparation devrait comporter d’autres sanctions afin que la société fasse la preuve de son engagement à servir la communauté.

Après la publication de l’accord de réparation, et probablement avant, la réputation de la société souffrira autant que si elle avait été reconnue coupable d’une infraction criminelle.

La sénatrice Jaffer : Je suis heureuse de vous l’entendre dire, monsieur Dillon. En effet, ce n’est pas la société qui agit, mais les personnes qui la composent. En ce sens, à quoi sert un régime d’accords de réparation si une personne peut obtenir une absolution conditionnelle ou inconditionnelle? Pouvez-vous nous éclairer un peu?

M. Dillon : Vous trouverez deux raisons importantes dans mon mémoire.

Premièrement, la perspective d’un accord de réparation peut inciter une société à dénoncer sur-le-champ des employés pris à perpétrer des actes répréhensibles, d’ordinaire à l’insu de la société et certainement en contravention de son code d’éthique commerciale. Les dénonciations et l’aboutissement de ces affaires seront beaucoup plus rapides que dans le cadre de procédures pénales.

Deuxièmement, nous avons, tous les trois, mentionné que la pénalisation des sociétés entraîne leur exclusion de certains marchés au titre du Régime d’intégrité du gouvernement du Canada et de mesures analogues ailleurs dans le monde. Les sociétés ont beaucoup à perdre si elles sont disqualifiées de l’obtention de ce genre de contrats, mais leurs employés et leurs actionnaires aussi.

La sénatrice Jaffer : Avez-vous autre chose à ajouter, monsieur Morrison?

M. Morrison : M. Dillon a fait le tour de la question. Il faut replacer ce projet de loi dans le contexte de l’application des règles en vigueur au Canada. Dans les faits, le Canada ne fait pas grand-chose pour lutter contre la criminalité en col blanc au sein des sociétés. Si nous nous plaçons dans une vision globale de l’application de la loi, même si le projet de loi incite les sociétés à dénoncer volontairement les actes répréhensibles, elles s’exposeront malgré tout à des pénalités assez lourdes. La différence est que le projet de loi leur offre des garanties qu’elles n’ont pas actuellement. Il faut diversifier et renforcer l’artillerie, pour attraper ceux qui sont les véritables voyous. Ce sont eux qu’il faut cibler, et c’est là le véritable intérêt du projet de loi selon moi — et, par moi, j’entends Transparency International Canada. Bien entendu, comme je l’ai dit, le régime doit être bien structuré.

Le sénateur Pratte : Si vous me le permettez, j’aimerais revenir à la publication des accords. La plupart le seront. Par contre, le tribunal pourra ordonner que certains accords restent confidentiels s’il estime que c’est fondé, notamment pour assurer la bonne administration de la justice.

Une chose me préoccupe. Dans sa formulation actuelle, le projet de loi ne comporte aucune disposition limitant la période de non-publication. Si un tribunal décide qu’il vaut mieux qu’un accord ne soit pas publié, et que même sa décision et ses motifs ne doivent pas être publiés, aucune échéance n’est prévue. Je serais rassuré si une disposition fixait une échéance à l’ordonnance de non-publication. Vous avez affirmé que vous seriez favorable à la publication de la plupart de ces accords. Pourriez-vous m’expliquer pourquoi, à votre avis, il est important que ces accords soient publics, dans la plupart des cas? Si vous me demandez mon avis, tous les accords devraient être publiés à un moment ou un autre.

M. Morrison : Transparency International estime que la transparence est importante, de même que la publication des accords. Selon ce que j’en comprends, la publication de certains accords pourrait être déclarée préjudiciable si les autorités craignent que la divulgation de renseignements compromette une enquête en cours dans le cadre d’une poursuite intentée contre des individus. C’est un scénario possible, je crois. Dans ce cas, nous serions d’accord avec votre proposition de fixer une échéance après laquelle la publication serait obligatoire. Il devrait y avoir une bonne raison de ne pas publier un accord, et il devrait être présumé qu’il sera publié.

Le sénateur Pratte : Monsieur Dillon, pourquoi est-il important de publier ces accords?

M. Dillon : Nous militons pour plus de transparence. Nos membres ne voient pas pourquoi il faudrait tenir dans l’ombre les actes répréhensibles des sociétés. Nous avons le droit de savoir ce qui se passe. La grande majorité des sociétés font tout ce qu’il faut, chaque jour, pour agir de manière éthique, et elles ne veulent pas que des compétiteurs dans leur secteur agir autrement en toute impunité. C’est pourquoi la transparence est essentielle selon nous.

Pour faire suite aux propos de M. Morrison et répondre à votre question, je dirais que si les circonstances justifient qu’un accord soit tenu confidentiel pendant un certain temps, par exemple pendant la tenue d’une enquête, il est clair que, à la fin de l’enquête, s’il n’y a plus aucun risque de préjudice, l’accord devra être publié. Il pourrait exister d’autres cas où il faudra préserver la confidentialité d’une partie d’un accord contenant des renseignements personnels de nature délicate.

[Français]

Mme Kozhaya : Merci. En effet, comme mes collègues, les personnes qui ont précédé, l’ont mentionné, je crois que pour les entreprises, tout d’abord, la réputation est très importante. Il faut éviter la perception que les entreprises qui ont commis des actes répréhensibles s’en tirent sans payer, sans qu’il y ait de conséquences. Donc, premièrement, c’est pour une question de réputation et d’image et, deuxièmement, c’est pour les entreprises qui ne commettent pas d’actes répréhensibles qui suivent la réglementation et la législation. C’est aussi important peut-être pour décourager d’autres actes répréhensibles futurs et empêcher des récidives. Comme on demande la divulgation d’autres éléments, je crois que ces éléments-là peuvent être publiés, à moins, encore une fois, qu’il y ait des raisons de croire que ce ne serait pas dans l’intérêt public de les publier.

Le sénateur Carignan : Ma question porte sur l’accord de réparation, et est peut-être plus juridique. Je vais l’adresser à Me Dillon. Lorsqu’il y a un accord qui est autorisé, le poursuivant peut désigner un représentant pour les victimes. Je suis préoccupé par le fait que cet accord puisse avoir un impact de chose jugée sur les poursuites éventuelles des victimes qui ne seraient pas satisfaites de l’accord ou qui le qualifieraient d’indemnisation partielle et qui voudraient poursuivre au civil pour obtenir une indemnisation complète. Y a-t-il un risque que l’entreprise poursuivie invoque la chose jugée en raison de l’accord d’indemnisation qu’elle a conclu avec le poursuivant, avec l’autorisation du tribunal et avec le représentant des victimes?

M. Dillon : Merci, sénateur Carignan.

[Traduction]

Je crains que votre question ne déborde mon champ d’expertise juridique. Toutefois, je ne crois pas me tromper en affirmant que la structure de notre système de justice pénale n’est pas vraiment pensée en fonction de l’indemnisation des victimes. Bien entendu, dans ces cas, les poursuivants pourraient s’en remettre à leur expérience et aux moyens à leur disposition pour déterminer, ou tenter de déterminer qui sont les personnes touchées par un crime, la nature du préjudice et le dédommagement possible dans les circonstances. Le recouvrement des dommages-intérêts relève d’un mécanisme civil distinct, comme vous le savez. Je ne vois pas pourquoi ces victimes ne pourraient pas s’en prévaloir. L’identification des victimes dans le cadre d’une procédure pénale ne peut pas être considérée comme définitive, évidemment, et rien ne les empêche de se prévaloir d’un recours civil ultérieurement. Toutefois, M. Morrison est sans doute plus compétent que moi dans ce domaine.

M. Morrison : La réponse de M. Dillon est tout à fait juste. Les filières pénales et civiles sont totalement distinctes. Je ne crois pas exagérer si j’affirme que la filière pénale n’a pas été très efficace jusqu’ici pour dédommager les victimes. Nous espérons que le mécanisme d’accords de réparation proposé dans le projet de loi améliorera la situation. Cela dit, je ne vois absolument rien dans le projet de loi qui interdirait d’intenter une action civile qui, je le répète, est une filière distincte.

[Français]

Le sénateur Carignan : Vous n’avez pas d’inquiétude?

[Traduction]

M. Morrison : Non.

La sénatrice Lankin : Merci beaucoup. J’ai écouté vos exposés avec beaucoup d’intérêt.

Hier, nous avons entendu les remarques du sénateur Wetston à ce sujet. À titre d’ancien directeur de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, il nous a donné le point de vue d’une autorité réglementaire. Vous nous donnez le point de vue des sociétés, en mettant l’accent sur la transparence, la gouvernance et la responsabilité.

Connaissez-vous l’opinion d’autres organismes à cet égard? En fait, c’est le point de vue des administrateurs qui m’intéresse. L’Institut des administrateurs de sociétés s’est-il prononcé sur la question? Nous connaissons également des associations d’actionnaires, comme la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance, et d’autres aussi qui sont formées d’actionnaires activistes. Savez-vous si des échanges ont eu lieu entre les parties prenantes sur la question, et que pourriez-vous nous dire à cet égard? Ou ont-elles attendu la présentation du projet de loi avant de se lancer dans le débat?

M. Dillon : Les fonctionnaires qui ont témoigné ici avant moi en savent certainement davantage sur le nombre et l’étendue des consultations qui ont été menées. Ce que je peux dire, parce que je m’entretiens avec ses représentants assez régulièrement, c’est que l’Institut des administrateurs de sociétés a exprimé son appui à ces dispositions dans un mémoire qu’il a soumis. Je crois qu’il a participé aux consultations. Je connais aussi des gens au sein de la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance. À brûle-pourpoint, je ne saurais dire si elle a participé aux consultations, mais je sais que d’autres associations représentant diverses facettes de la communauté des affaires y ont participé. Je crois qu’une quarantaine de mémoires ont été soumis, qui portaient sur la question précise des accords de réparation ou de suspension des poursuites.

La sénatrice Lankin : Selon ce que j’ai entendu dans mon réseau, l’appui à la proposition semble assez généralisé. À votre connaissance, existe-t-il des opposants et, si c’est le cas, quelles sont leurs doléances et que leur répondriez-vous?

M. Morrison : Les accords de poursuite suspendue existent depuis belle lurette aux États-Unis. Leur utilisation est très fréquente et on fait plus activement appliquer les lois.

L’un des principaux opposants à ces accords aux États-Unis est un universitaire qui a beaucoup écrit et parlé sur ce sujet. Je vais tenter de ne pas trop déformer sa pensée. Il dénonce en fait l’utilisation qu’en font les autorités judiciaires américaines, qui s’en servent comme tactiques d’intimidation pour forcer les entreprises à conclure des accords avant même que le gouvernement ait accumulé suffisamment de preuves pour lancer des poursuites. C’est ce que j’ai entendu. Je ne dis pas que c’est la seule critique, mais c’est celle dont j’ai eu vent.

Au Canada, étant donné le cadre actuel d’application de la loi, ce n’est pas vraiment un enjeu ni une source de préoccupation, et aucun excès de zèle ne pointe à l’horizon. Je dirais donc que la critique vaut plutôt pour le contexte américain.

La sénatrice Lankin : J’y reviendrai, parce que je veux réfléchir à la manière dont nous devrions aborder cette question. Inscrivez-moi pour le deuxième tour.

Le sénateur McInnis : Merci d’être venus à notre rencontre. J’ai deux ou trois questions brèves.

Ce qui est proposé me rappelle un peu le système de justice réparatrice qui a été instauré en Nouvelle-Écosse et à beaucoup d’autres endroits au Canada. Ces mesures visant les jeunes ont été introduites dans les années 1990. À l’époque, elles étaient controversées parce qu’elles étaient perçues comme une échappatoire pour les jeunes.

J’aimerais connaître votre opinion sur la question suivante : croyez-vous que cette mesure encouragera beaucoup de sociétés à faire des dénonciations? Actuellement, il doit être difficile de trouver des sociétés qui dénoncent ces crimes. Dans quelle mesure les sociétés et leurs dirigeants dénoncent-ils les actes répréhensibles dont ils ont connaissance?

M. Morrison : Je vais répondre à cette question, mais je vous annonce d’emblée que ma réponse sera influencée par mon travail quotidien. Je suis responsable du groupe chargé de la conformité et des enquêtes sur les crimes au sein des sociétés chez Blake, Cassels and Graydon. Inutile de dire que je vois passer beaucoup de dossiers d’enquêtes menées en interne dans les sociétés.

Je ne dis pas que ces enquêtes sont légion. Cependant, quand une entreprise découvre des actes répréhensibles, la première chose qu’elle fait généralement est de nous demander de faire enquête. Nous soumettons ensuite un rapport à son conseil d’administration ou à la haute direction, et jamais à des personnes qui ont été impliquées dans la commission d’irrégularités. Nos rapports sont destinés aux personnes qui ont détecté un problème et qui veulent le régler. Nous leur proposons un éventail de solutions, y compris la possibilité de dénoncer volontairement les inconduites, comment dépister un problème, le régler et prendre les choses en main pour qu’il ne se reproduise plus.

La même question revient, invariablement : si nous nous adressons aux autorités, quelles seront les conséquences? Pour l’instant, tout ce que je peux leur dire est qu’une dénonciation peut leur valoir une poursuite, ou non. C’est blanc ou noir. S’il existe des preuves d’actes répréhensibles, les autorités vous poursuivront. Elles doivent peser les conséquences d’une déclaration publique de culpabilité pour leurs actionnaires et la société. Bref, actuellement, le mécanisme est binaire et assez grossier.

Le sénateur McInnis : Aucune entente de règlement n’est possible?

M. Morrison : Non, aucune entente de règlement n’est possible. La seule perspective est une déclaration de culpabilité au criminel.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Monsieur Morrison, vous menez ce genre d’enquêtes pour les organisations. Si j’ai bien compris, vous dites que la règle devrait prévoir la poursuite des individus concernés, soit ceux qui sont à l’origine des crimes ou qui ont eux-mêmes commis des crimes à titre de président, de vice-président, de directeur de service outre frontière, peu importe leur poste.

[Traduction]

M. Morrison : Tout à fait. C’est le point de vue de Transparency International, mais je peux vous assurer que c’est aussi celui des sociétés qui font appel à mes services après avoir découvert des actes répréhensibles. Elles veulent que les responsables soient sanctionnés et, si l’acte est criminel, qu’ils soient licenciés. Le régime législatif doit faire en sorte que ces individus répondent de leurs actes. C’est l’un des objectifs des accords de réparation, qui exigent entre autres que l’identité de ces individus soit divulguée aux autorités et qu’ils soient poursuivis.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Seriez-vous d’accord avec le fait que le projet de loi indique clairement que la responsabilité de la compagnie inclut la divulgation du nom des individus quand elle les connaît? Il y a un langage qui est un peu flou qui peut signifier ceci : « J’ai essayé raisonnablement de trouver les individus, mais je ne les ai pas trouvés. » Est-ce qu’il devrait être clairement indiqué que la compagnie, pour pouvoir se prévaloir de ce genre d’ententes, devrait fournir le nom des individus en cause?

[Traduction]

M. Dillon : Oui, absolument, et je crois que c’est déjà prévu dans le projet de loi. Si je me trompe, alors il devrait y être indiqué clairement qu’une société doit divulguer l’identité des individus impliqués et, comme l’a suggéré M. Morrison, prévoir des sanctions sévères en cas d’infraction criminelle.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Une compagnie peut décider de vouloir dévoiler en amont un certain nombre de problèmes ou de crimes commis. Cependant, dans le cas des lanceurs d’alerte, le projet de loi devrait-il prévoir qu’ils soient protégés contre la compagnie d’une quelconque manière? L’information est donnée au poursuivant par le lanceur d’alerte; celui-ci devrait-il être protégé par le projet de loi C-74?

[Traduction]

M. Morrison : Votre question comporte deux aspects, je crois. Le premier est que le Code criminel renferme déjà des dispositions qui protègent les lanceurs d’alerte. Les mesures de représailles prises contre un lanceur d’alerte font partie des infractions criminelles. De plus, comme vous le savez, les lois régissant les valeurs mobilières ont beaucoup renforcé l’encadrement. Bref, je ne crois pas qu’il soit nécessaire que le projet de loi à l’étude en fasse plus.

Si votre question porte plus précisément sur les lanceurs d’alerte qui auraient eux-mêmes été impliqués dans un acte criminel, je ne pense vraiment pas qu’ils méritent de piger la carte « Vous êtes libéré de prison » pour la simple raison qu’ils ont lancé l’alerte.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je vous remercie.

[Traduction]

La sénatrice Eaton : Merci beaucoup, messieurs.

Ma question portera sur la transparence des accords de suspension des poursuites. Je pense que, aux États-Unis, l’issue de ces accords n’est pas publiée. En revanche, le régime proposé ici ressemble un peu plus à celui du Royaume-Uni, qui prévoit leur publication. Pouvez-vous me donner un exemple? Un juge pourra du moins je le crois, autoriser ou interdire la publication, selon les circonstances. Pouvez-vous me donner un exemple dans lequel un juge pourrait décider d’interdire la publication de l’issue d’un accord parce qu’il estime qu’elle nuirait à des procédures?

M. Morrison : Je vais être obligé d’inventer un peu.

La sénatrice Eaton : Oui, évidemment.

M. Morrison : Je vois très bien une situation dans laquelle la GRC mènerait une enquête liée à un accord de suspension des poursuites et mettant en cause les employés d’une société. En raison de certains aspects sensibles de l’enquête en cours, la GRC ou la Couronne pourrait faire observer au juge que pour en préserver l’intégrité, il vaudrait mieux conserver la confidentialité pour un certain temps. C’est un scénario possible.

La sénatrice Eaton : Si j’ai bien compris, l’enjeu de la confidentialité n’en serait pas vraiment un?

M. Morrison : Si vous faites référence à l’identité des sociétés qui signeront des accords de réparation, je ne crois pas en effet que la confidentialité sera un enjeu.

La sénatrice Eaton : C’est bien. Je voulais simplement savoir si vous étiez d’accord. Pour favoriser la transparence, la publication de l’issue d’un accord est requise, mais cette exigence risque-t-elle de dissuader les autres sociétés? Est-ce nécessaire pour donner l’exemple?

M. Morrison : Oui, sans aucun doute. La réputation d’une société est très importante, et tout ce qui l’entache peut avoir diverses répercussions, y compris sur la valeur des titres.

La sénatrice Lankin : Nous avons parlé de la manière dont cette section s’applique, et vous avez dit que l’accueil était globalement favorable. J’aimerais comprendre le contexte dans lequel la mesure a été présentée. Monsieur Dillon, vous en avez touché un mot lorsque vous avez parlé de rehausser l’image de marque du Canada. Pouvez-vous me dire si nous sommes désavantagés par l’absence d’un tel régime? Des décisions sont-elles prises qui peuvent dissuader des étrangers d’investir ou de se lancer en affaires ici?

M. Dillon : Je ne peux pas me prononcer à l’aveugle sur des cas particuliers, mais je n’ai aucun doute que ce pourrait être problématique, pour diverses raisons.

Tout d’abord, si des accusations criminelles ont été portées contre une société, ses compétiteurs peuvent mettre en doute son intégrité dans le cadre d’un processus d’appel d’offres, au Canada ou à l’étranger, tant que l’accusation pèse sur elle. Je le répète, il faut parfois des années pour régler des dossiers complexes et fastidieux. Si une société et les personnes visées peuvent signaler une infraction aussitôt qu’elles en comprennent la nature et négocier un accord de réparation, ce sera autant de temps de gagné pour ce qui est de préserver sa réputation.

Ensuite, les organismes internationaux, y compris ceux qui gèrent des projets financés par la Banque mondiale, appliquent des règles très strictes à cet égard. Des compétiteurs du Royaume-Uni, de France et des États-Unis peuvent être avantagés quand ils déposent des soumissions en vue d’obtenir ces contrats parce qu’ils auront réglé leurs problèmes par l’intermédiaire d’accords de poursuite suspendue ou de réparation. Sans cet outil, les entreprises canadiennes sont désavantagées.

La sénatrice Lankin : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse à M. Dillon. Vous savez que le Canada a adopté une Charte canadienne des droits des victimes récemment. Le paragraphe 715.36(3) indique ce qui suit, et je cite :

(3) Le poursuivant qui ne remplit pas l’obligation prévue au paragraphe (1) est tenu d’en donner les motifs au tribunal lors de la demande pour approbation de l’accord.

Ne croyez-vous pas que cet article fait fi du droit de la victime d’être informée des motifs pour lesquels elle ne sera pas informée?

[Traduction]

M. Dillon : Je suis désolé, mais je ne connais pas très bien cette disposition. La seule chose que je puis dire est qu’en général les victimes peuvent être dédommagées, mais c’est loin d’être toujours le cas. Par exemple, dans une affaire de corruption d’agents publics étrangers, la victime pourrait être le gouvernement de leur pays, et non une personne identifiable au Canada. Toutefois, je connais trop peu la teneur de cette disposition pour présumer des raisons de ne pas informer les victimes, mais je suppose...

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Dans le dossier Lacroix, il y a eu tout près de 2 000 victimes, et, dans le dossier Jones, près de 200 victimes. Dans le cas du dossier Lacroix, comme M. Lacroix a plaidé coupable, ce projet de loi encouragera les gens à la dénonciation volontaire. Presque automatiquement, lorsque vous plaidez coupable dans une cour, l’information n’est pas encore transmise aux victimes. Si on trouve qu’il y a motif de ne pas informer la victime, on en informe le tribunal et non la victime.

Il y a une contradiction philosophique dans ce projet de loi, parce que la victime devrait être informée en tout temps, qu’il y ait des motifs raisonnables ou non, ne croyez-vous pas?

[Traduction]

M. Dillon : Je peux simplement dire que nous sommes d’accord avec le principe du dédommagement de toute victime identifiable d’un acte répréhensible et qui a subi des préjudices graves, et je crois que c’est déjà prévu au projet de loi.

Dans certaines circonstances, comme je l’ai dit, il peut s’avérer très difficile d’identifier les victimes ou de déterminer de quels préjudices il est question. Par exemple, les victimes peuvent être très nombreuses et les préjudices assez modestes. Il reste toujours la question de savoir ce qui est faisable au vu du Code criminel et des processus en place. Je dois dire que les poursuivants ne sont pas très friands des affaires complexes dans lesquelles les victimes potentielles peuvent se compter par milliers.

Bref, je ne peux pas vraiment me prononcer sur l’objectif exact de cette disposition. En revanche, je réitère que nous sommes d’accord avec le principe du dédommagement des victimes identifiables qui ont subi des préjudices réels.

La sénatrice Pate : Merci à vous tous.

Je suis curieuse de savoir comment vous expliqueriez à la population à qui on présentera ce régime d’accords… Du point de vue sociétal, si on compare les sanctions criminelles et civiles, on peut penser que ces actes ne sont pas vraiment pris au sérieux, et qu’on n’offre pas ce genre d’accords aux indigents et aux moins nantis sur le plan des ressources. Avez-vous des craintes que la perception sociétale de cette nouvelle mesure jette du discrédit sur le système de justice criminelle ou l’appareil judiciaire en général?

M. Dillon : En fait, madame, la différence entre les accords de réparation et une déclaration de culpabilité n’est pas très grande. La conclusion d’un accord de réparation exigera la divulgation de l’identité des malfaiteurs et la prise de mesures rigoureuses de redressement. La société devra payer une amende importante, qui sera établie par le tribunal en fonction des circonstances de chaque affaire et qui pourra se chiffrer en millions de dollars dans certains cas. La société devra aussi indemniser les victimes et, s’il y a lieu, payer la suramende compensatoire prévue au Code criminel. En réalité, les conséquences sont essentiellement les mêmes pour une société reconnue coupable puisque ce sont les sanctions prévues en cas de condamnation au criminel.

M. Morrison : Transparency International a examiné cette question, car ce sont des craintes justifiées. Comme je viens de le dire, nous préférons envisager le projet de loi dans le contexte global de la répression de la criminalité en col blanc au Canada, actuellement assez timide. Nous sommes convaincus que les retombées, ou les fruits de ce projet de loi se traduiront par l’accroissement du nombre d’ententes de règlement avec les sociétés mises en cause, du taux de dénonciation de leur part, ainsi que du nombre de poursuites intentées contre les véritables auteurs d’actes répréhensibles. Donc, si nous regardons la situation dans son ensemble, nous avons le choix de ne rien changer et de ne pas poursuivre les sociétés fautives, ou de prendre des mesures pour les inciter à dénoncer les actes répréhensibles, en sachant qu’il y aura des conséquences négatives et qu’elles pourront conclure un accord de réparation. Ce deuxième scénario nous donnera aussi la possibilité de poursuivre un plus grand nombre de responsables. C’est dans cette optique que nous avons choisi d’envisager la proposition.

[Français]

Mme Kozhaya : Au fait, ce qui est prévu en termes d’amende, de dédommagement ou de compensation, à un moment donné, c’est proportionnel. Donc, cela peut s’appliquer à de grandes et à de moyennes entreprises.

Finalement, ce sont des procès au criminel plus coûteux, plus longs, plus incertains, alors que là, on parle de négociations avec des délais relativement plus courts, mais qui entraînent des conséquences importantes pour les entreprises sur le plan financier, de la compensation, des amendes et des suramendes. Cela ne s’applique pas à des particuliers qui ont commis des actes répréhensibles, mais à des entreprises.

Comme on l’a mentionné, les conséquences d’une condamnation au criminel pour une entreprise qui est une personne morale retombent surtout sur ses employés et sur d’autres parties prenantes qui sont innocentes et qui n’ont pas participé aux actes répréhensibles. Donc, pour ces individus, les employés, les retraités, les fournisseurs, les actionnaires, c’est quelque chose qui va davantage les aider, sans pour autant laisser tomber les dédommagements et négliger de pénaliser les actes répréhensibles.

À mon sens, il n’y a pas de contradictions ou d’aspects négatifs, parce qu’il y a des conséquences aux actes répréhensibles, des conséquences importantes. Cependant, c’est une autre façon de faire. Il est intéressant de voir, par exemple, qu’au Royaume-Uni — je suis tombée sur quelques articles —, il y avait exactement les mêmes motivations pour adopter ce genre de mécanisme, et le même point de vue sur l’importance de ne pas pénaliser des parties prenantes qui n’ont pas participé aux actes répréhensibles commis.

[Traduction]

La sénatrice Pate : J’aimerais bien savoir combien de condamnations criminelles ont été prononcées dans le cadre de la mise en œuvre de ces types d’accords. Selon l’un de nos collègues, le sénateur Wetston, des responsables de fraudes en valeurs mobilières ont été condamnés, mais, même s’ils ont fait de la prison, il ne s’agissait pas de condamnations criminelles. En va-t-il différemment sous d’autres régimes judiciaires? Y a-t-il des choses qui m’échappent ou que j’ignore en la matière? C’est un domaine dans lequel mes connaissances sont limitées.

M. Morrison : Aux États-Unis, lorsqu’on examine la situation d’ensemble, on constate littéralement que des centaines d’accords de suspension des poursuites ou de renonciation à celles-ci ont été conclus. C’est d’ailleurs le principe central de l’application de leur loi pour lutter contre la corruption d’agents publics étrangers, la Foreign Corrupt Practices Act des États-Unis. La quasi-totalité des poursuites en application de cette loi aboutit à des accords de suspension desdites poursuites.

Au Royaume-Uni, où la législation en la matière est beaucoup plus récente, je crois qu’on a compté trois accords de suspension des poursuites, dont le plus récent qui, si je ne me trompe, concernait Rolls-Royce, s’accompagnait d’amendes de l’ordre de 600 millions d’euros ou de livres. Cela fait beaucoup d’argent.

Aux États-Unis, les pratiques ont évolué dans le temps. De nos jours, la tendance la plus récente est qu’une entreprise conclut un accord de suspension des poursuites, mais elle doit alors transmettre la totalité de l’information sur l’ensemble des personnes qui ont eu un comportement transgressif. Je dirais que cela a entraîné une hausse du nombre de poursuites de personnes aux États-Unis.

Il y a également un certain nombre de poursuites personnelles au Royaume-Uni. Une fois encore, la législation y est plus récente qu’aux États-Unis.

La sénatrice Pate : Et des poursuites criminelles y sont-elles engagées?

M. Morrison : Oui, il y en a.

Pour revenir au point que vous avez soulevé au sujet des valeurs mobilières, une grande partie de mes commentaires porte sur la législation permettant de lutter contre la corruption. Au Canada, il s’agit de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers. Il y a également d’autres délits, concernant les valeurs mobilières, qui sont réglementés par les provinces et qui ont des répercussions de nature criminelle, sans pour autant relever du Code criminel.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Vous avez dit, monsieur Morrison, que votre deuxième critère devrait être offert seulement dans les cas d’entreprises qui veulent réellement régler la question. Vous faites ce genre d’enquête régulièrement, et vous avez peut-être des critères plus précis. Comment pouvez-vous déterminer le vrai désir de régler un problème qui existe?

[Traduction]

M. Morrison : Votre observation est, tout à fait, judicieuse. Je crois avoir parlé de « correctifs sincères pour assurer le retour à la conformité ». En tout cas, c’est ce que j’ai voulu dire. Il ne pourrait s’agir ici d’une entreprise se contentant de simples gestes symboliques. Il faut qu’elle fasse tout son possible pour régler le problème à la racine. Elle aura cerné les causes du problème, ce qui implique qu’elle aura enquêté sérieusement sur l’ensemble de sa situation. En règle générale, elle aura fait appel à une tierce partie, comme nous, pour examiner soigneusement ses politiques et ses programmes en matière de conformité afin de relever leurs lacunes et de s’assurer de façon minutieuse et diligente qu’ils sont désormais sains, et qu’elle dispose de mesures correctrices efficaces.

À mes yeux, ce texte de loi devrait s’appliquer de la façon suivante : pendant les négociations avec les responsables de la réglementation, le procureur devra être convaincu que l’entreprise va respecter ces critères. Si ce n’est pas le cas, la loi prévoit la nomination d’un surveillant, une pratique très courante aux États-Unis et qui a fait son apparition au Royaume-Uni. La nomination d’un tel surveillant a pour effet de retirer les modalités proactives de retour à la conformité des mains de l’entreprise et revient à lui dire : « Nous ne sommes pas certains que vous en ayez fait suffisamment et nous allons vous imposer, à vos frais, un surveillant qui va veiller à ce que vous fassiez tout ce qui doit être fait. »

Je suis d’avis que la législation va ainsi permettre de s’assurer qu’une entreprise désireuse de conclure un accord de réparation fera preuve d’une volonté sincère de réforme. Si ce n’est pas le cas, elle ne sera pas en mesure de conclure un accord où on lui imposera un surveillant, ce qui entraînera pour elle des coûts importants et beaucoup d’inconvénients.

Le sénateur McInnis : Je vais faire vite. Ce que j’ai à dire ne concerne pas les témoins, mais la section 15, si vous me permettez de formuler un commentaire pour qu’il soit inscrit au compte rendu.

Nous augmentons de six le nombre de juges à la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Il y a actuellement neuf postes vacants. La situation perdure avec 9 à 12 postes vacants. La nomination des juges est une procédure coûteuse. Il faudra probablement ajouter, à tous les autres coûts, entre 3 et 4 millions de dollars. Je suis convaincu qu’il y a une liste d’avocats prêts à accéder à la magistrature. Les modalités en place commencent par des entrevues des candidats, à la suite desquelles on dresse une liste des personnes satisfaisant les critères de sélection. Je ne comprends pas pourquoi ces nominations ne peuvent se faire au lieu de nommer six juges additionnels. C’était là mon commentaire.

Le président : Je vous remercie. Il est inscrit au procès-verbal.

Madame Kozhaya, messieurs Dillon et Morrison, j’ai deux questions à vous poser avant de vous remercier de vos témoignages.

La première porte sur les avantages du régime. Il ne s’agit pas, concrètement, pour une entreprise d’une solution pour conserver, par exemple, un permis délivré par le gouvernement, qu’elle pourrait perdre autrement si des sanctions étaient prises contre elle? Pour obtenir un permis, vous ne devez pas avoir de casier judiciaire, comme c’est le cas de toute personne qui veut obtenir un emploi. Dans certaines circonstances, un casier judiciaire est éliminatoire.

Ma seconde interrogation est de savoir s’il ne s’agit pas là également d’un avantage permettant à une entreprise de continuer, par exemple à être inscrite sur une liste de fournisseurs de biens et de services du gouvernement, ce qui peut, dans certains cas, avoir des répercussions financières très importantes? Je n’ose pas citer des noms d’entreprises, mais certaines ont fait les manchettes au cours des deux ou trois dernières années, mais cela ne m’empêche pas d’avoir le nom de certaines d’entre elles à l’esprit.

On peut donc se demander si, dans les faits, pour une entreprise, il ne s’agit pas là de l’incitatif le plus efficace à se conformer aux propositions et au régime instauré par le projet de loi C-74?

M. Dillon : Tout à fait. C’est un élément déterminant de leur motivation. C’est ainsi que le Régime d’intégrité du gouvernement du Canada fonctionne. Le nom de votre entreprise peut être effacé de la liste des fournisseurs admissibles du gouvernement si vous êtes reconnus coupables de l’un de ces délits. Vous pouvez aussi, comme dans certains cas que j’ai évoqués auparavant, être effacés de la liste des fournisseurs de la Banque mondiale qui finance certains de ces projets internationaux. C’est un motif puissant pour agir comme il se doit.

Cela s’ajoute au simple fait que l’entreprise parviendra beaucoup plus rapidement à corriger ses façons de faire en matière de conformité et à reléguer au rang de mauvais souvenirs les correctifs importants, qui peuvent être nécessaires pour reprendre le cours normal de ses activités.

Le président : Comme la sénatrice Eaton l’a rappelé, pour certaines entreprises, la réputation est un élément majeur de leur actif.

Mon autre question porte sur la liste des infractions criminelles inscrites dans l’annexe de la loi. La loi reprend à son compte les dispositions de l’article 380 du Code criminel, consacré à la fraude. En lisant cela, ma première réaction est la suivante : une telle disposition pourrait-elle s’appliquer à une entreprise qui, par exemple, pratiquerait la fraude fiscale et se livrerait à toutes sortes d’autres manipulations pour tenter d’éviter d’avoir à payer des impôts et tenterait ensuite de structurer ses activités pour escroquer les contribuables et le gouvernement canadien des montants qu’elle devrait verser au Trésor? Comme vous le savez, le grand public réagit très mal à ce genre de choses, parce qu’il a le sentiment que c’est injuste, parce que le contribuable ordinaire ne peut pas éviter de payer ses impôts. Le gouvernement a les moyens d’obliger ce contribuable à acquitter sa dette alors que les grandes entreprises trouvent toujours le moyen de s’en tirer ou de conclure une entente secrète avec Revenu Canada pour payer les montants exigibles, et personne n’en est informé. C’est ce qui donne naissance au sentiment d’injustice du régime. Lorsque je vois les délits qui sont couverts par la loi, à l’article 380 sur les fraudes, serait-il possible de les jumeler à d’autres obligations en application de la Loi de l’impôt sur le revenu pour que l’entreprise soit tenue de payer une partie des montants dus au Trésor?

M. Morrison : Je peux aborder cette question du point de vue de la transparence. Je pense que la loi veut que les victimes soient dédommagées et, dans un scénario comme celui que vous avez envisagé dans lequel on pourrait cerner très précisément les victimes, dans ce cas-ci le gouvernement du Canada et les citoyens canadiens qui ont été fraudés, je m’attendrais à ce que les fonds soient remboursés dans le cadre d’un règlement global à caractère punitif.

Le président : En d’autres termes, il faudrait ajouter le montant des pénalités aux montants exigibles. C’est pourquoi les gens ont toujours une réaction aussi négative. Ils doivent non seulement acquitter leur dû au Trésor, mais ils doivent en plus verser une pénalité, comme c’est le cas de tout contribuable qui paie ses impôts en retard. J’essaie de comprendre l’interaction entre ce projet de loi et la Loi de l’impôt sur le revenu pour m’assurer que ceux qui fraudent le système auront à répondre de leurs actes devant un tribunal et pour être certain que cet accord de suspension des poursuites s’ajoutera aux dispositions de l’entente signée par l’entreprise avec Revenu Canada, et dont personne ne sait rien. Il s’agit là, à mon avis, de l’un des principaux problèmes concernant ce projet de loi.

M. Morrison : Oui. Nous nous attendons à la transparence, et donc, il ne devrait pas, y avoir d’entente secrète, et cela peut être interprété comme un coût des affaires. Il faut garantir aux victimes une réparation réelle, et il faut que la législation ait des dents, et que les ententes conclues aient aussi des dents.

Le président : Madame Kozhaya, du Conseil du patronat du Québec, monsieur Dillon, du Conseil canadien des affaires, et monsieur Morrison, je vous remercie infiniment de ces témoignages.

Chers collègues, nous allons maintenant entendre M. Alexander Dyck. Il est professeur de finance, d’analyses et de politiques économiques, titulaire de la chaire Financière Manuvie en services financiers à l’Université de Toronto.

Je vous souhaite, monsieur, la bienvenue. Vous connaissez le sujet qui retient notre attention cet après-midi au sujet des accords de suspension des poursuites. Nous allons commencer par vous écouter, après quoi mes collègues auront l’occasion d’échanger des opinions avec vous et de vous poser des questions.

Alexander Dyck, professeur de finance et d’analyse et politique économique, titulaire de la chaire Financière Manuvie en services financiers, Université de Toronto, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui.

Permettez-moi de vous préciser que ma présence parmi vous est également justifiée par quelques autres activités dans lesquelles je suis impliqué à l’Université de Toronto. J’y occupe en effet les fonctions de directeur de notre Capital Markets Institute. J’ai également été directeur des études du Directors’ Education Program mis en œuvre conjointement par Rotman et l’ICD depuis 2004. Il faut également ajouter que je fais de la recherche et de l’enseignement dans le domaine de la gouvernance d’entreprise. J’ai des compétences précises dans le domaine des fraudes d’entreprise et des dénonciations.

Il me paraît utile de vous indiquer brièvement à l’avance le sens des commentaires que j’entends vous faire sur quelques points. Je suis d’avis que le Canada serait en bien meilleure posture s’il y avait moins d’actes répréhensibles dans les entreprises et je vais vous expliquer pourquoi je trouve que le système actuel est loin d’être idéal pour dissuader de s’adonner à de tels actes au sein des entreprises dans le contexte canadien. On pourrait recourir à d’autres modalités que les accords de suspension des poursuites, comme l’accroissement des ressources et le renforcement des sanctions que les responsables de la réglementation peuvent imposer, mais cela ne modifierait pas sensiblement la situation. Les accords de réparation, tels qu’ils sont envisagés dans ce projet de loi, s’ils sont structurés comme il convient, conduiront à mon avis à un plus grand nombre de détections d’actes répréhensibles et, en règle générale, à une diminution de leur nombre.

Il faut faire preuve d’une plus grande clarté en ce qui concerne les dispositions sur la divulgation, sur les pénalités et sur la temporisation, et vous avez abordé certains de ces points dans vos questions aux témoins précédents sur lesquels j’aimerais revenir à la fin de mon exposé. Je me ferais un plaisir de vous donner de plus amples détails sur ces sujets lors de la période de questions.

Je commencerai par vous dire que le Canada serait en meilleure posture s’il y avait moins d’actes répréhensibles dans les entreprises, qu’il s’agisse de fraudes d’entreprise, de fraudes à l’étranger ou de comportements anticoncurrentiels. Pour être précis, ces actes ont des coûts non seulement pour les entreprises impliquées, mais également pour l’ensemble de notre économie.

Les marchés financiers doivent toujours faire l’hypothèse qu’il y a un certain nombre de mauvais joueurs, et ensuite, pour compenser la présence de ceux-ci, ils imposent des pénalités aux entreprises quand elles essaient de réunir des fonds sur le marché. Un comportement de mauvais joueur se révèle donc néfaste pour l’entreprise concernée, mais complique également la tâche de toutes les entreprises désireuses de réunir des fonds. Il complique également la création d’entreprise. Je pense que s’attaquer aux actes répréhensibles au sein des entreprises à une vraie fonction sociale.

Je dirais que, à mes yeux, le système actuel est loin d’être idéal pour décourager les actes répréhensibles. Je crois qu’il importe de mettre l’accent sur les coûts que peuvent engendrer ces actes répréhensibles. Si ces coûts sont importants, du conseil d’administration à la direction, tous les acteurs au sein des entreprises vont consacrer des ressources importantes à l’élaboration de procédés pour faire face à ces problèmes. Il faut que chacun de ces acteurs craigne les coûts que de tels actes pourraient entraîner.

Je dirais que, sous le régime actuel, les coûts qui peuvent être imputables à des actes répréhensibles, en particulier dans certains domaines, comme ceux des pratiques de corruption d’agents étrangers et, en règle générale, ceux des fraudes d’entreprise, sont faibles. C’est parce nous avons accordé beaucoup d’attention aux sanctions. Nous avons discuté aujourd’hui de l’imposition de sanctions pénales bien concrètes qui pousseraient à se conduire correctement, mais, bien évidemment, les acteurs du milieu des affaires se préoccupent d’autant plus des sanctions auxquelles ils s’attendent à devoir faire face. Ces dernières dépendent de la probabilité de la détection de leur comportement et de l’application de la loi, outre les pénalités qui seront imposées. Quand ils s’inquiètent des sanctions, ce n’est pas uniquement des sanctions pénales, mais également des atteintes à leur réputation. Je suis d’avis que si nous analysions les données et la théorie dans le contexte canadien, ces coûts attendus seraient passablement faibles.

Permettez-moi de porter à votre attention quelques données. Si nous mettons l’accent sur les pratiques de corruption d’agents étrangers, au Canada, il n’y a eu, depuis 1999, que quatre cas dans lesquels les entreprises ont été contraintes de respecter la réglementation et la législation. Cela signifie 0,2 cas par année. Si nous nous intéressons aux 300 entreprises les plus importantes qui font partie de l’index, cela signifie qu’il y a 0,07 risque sur 100 qu’une entreprise se voie imposer une sanction pénale dans un cas de corruption d’agent étranger. C’est là, à première vue, un pourcentage dérisoire.

Si vous comparez ce pourcentage aux données concernant d’autres territoires, il est également relativement faible. Dans le cas des États-Unis, jusqu’à 2013 compris, 143 cas ont abouti à trois accords de réparation. La probabilité qu’une entreprise donnée soit impliquée dans des activités de corruption au point de se voir contraindre de prendre des mesures pour respecter la réglementation est d’environ 6 p. 100, si on se fie à au moins une recherche crédible sur la question. Cette probabilité est donc des milliers de fois plus élevée aux États-Unis qu’au Canada.

Si je devais siéger au conseil d’administration d’une entreprise, la probabilité qu’un acteur extérieur détecte des actes répréhensibles au sein de mon entreprise serait très faible. Comme quelqu’un l’a également fait remarquer dans des commentaires antérieurs sur les mesures incitatives, même si vous êtes un bon administrateur et relevez certains cas d’actes répréhensibles au sein de votre entreprise, la probabilité que vous rendiez la chose publique et châtiiez ouvertement l’auteur ou le responsable de ces actes est infime par ce que vous exposeriez l’entreprise à des sanctions pénales pouvant s’accompagner de lourdes pénalités.

Dans ce contexte, la solution la moins douloureuse, au moins d’après les administrateurs avec qui je me suis entretenu, consiste à traiter le problème à l’interne, en licenciant la personne responsable, et le plus souvent en la payant pour qu’elle s’en aille. Vous finissez alors par dénaturer la culture de l’entreprise parce que vous ne reconnaissez pas ce type de responsabilité, et vous vous retrouvez avec un autre problème, un scénario dans lequel chacun refuse de faire face au cas litigieux et redonne le dossier à un collègue. Le fait de ne pas rendre public l’acte répréhensible laisse place à la répétition de ce comportement. Dans le cadre du régime actuel, on peut donc se retrouver dans une situation qui n’est pas particulièrement avantageuse.

De façon instinctive, j’aurais tendance pour résoudre ce type de problème à accorder davantage de ressources aux responsables de la réglementation et aux législateurs pour voir si cela leur permettrait d’accroître la probabilité de sanctions, qui pourraient alors s’accompagner de pénalités plus lourdes. On peut faire état de quantité de bonnes raisons pour s’attendre à ce que cela ne réussisse pas.

Avec certains coauteurs des universités de Chicago et de Berkeley, j’ai dirigé une étude sur les fraudes d’entreprise aux États-Unis sur une période d’environ une décennie, soit de 1996 à 2004. Le titre de cette étude était Who Blows the Whistle on Corporate Fraud? Elle a été publiée dans le principal journal consacré aux finances. Nous avons constaté, ce qui nous a un peu surpris, que les gens qui dénonçaient les fraudes n’étaient pas des agents du gouvernement dont c’était le mandat. Ils n’étaient responsables que de 7 p. 100 des détections de fraudes. Ces dénonciations étaient le fait de quantité d’autres types de personnes.

Il s’est avéré que recueillir des renseignements sur les actes répréhensibles des entreprises était très difficile étant donnés les incitatifs à cacher les faits répréhensibles et à en déformer la narration. Même si vous permettez aux personnes qui ont pour mandat de détecter ces fraudes de recourir à davantage de mesures incitatives, elles ne vont pas obtenir beaucoup de résultats. Il faudrait que les personnes qui ont accès à l’information soient incitées plus énergiquement à la divulguer. C’est pourquoi, dans ce contexte, je trouve très bien que l’Ontario mette en place un Bureau de la dénonciation, qui devra instaurer des mesures incitatives plus efficaces pour mettre en lumière certains faits inacceptables.

J’aimerais que vous concluiez de tout ceci que si vous vous contentez de mettre davantage de ressources au service des agents du gouvernement pour essayer de détecter ces fraudes, il est peu probable que vous en voyez des résultats.

C’est pourquoi on en revient aux accords de réparation. S’ils sont bien conçus, ils devraient à la fois faire augmenter le nombre de détections d’actes répréhensibles et en réduire la gravité. La modification des mesures incitatives destinées aux intervenants au sein des entreprises devrait aboutir à un accroissement des dénonciations. Ces mesures devraient aussi avoir pour effet de réduire les coûts dans une certaine mesure. Les intervenants au sein des entreprises ainsi que les dénonciateurs devraient alors être plus enclins à faire connaître les actes répréhensibles.

Pourquoi cela devrait-il se traduire, au bout du compte, par une diminution du niveau de gravité des actes répréhensibles au sein des entreprises du Canada? Parce que cela réduit un peu la probabilité de sanctions et, si cela est fait comme il se doit, les nouvelles mesures feront grimper sensiblement la probabilité de détections d’actes frauduleux. Il devrait aussi s’ensuivre une augmentation des ressources de l’entreprise consacrées au processus destiné à résoudre ces problèmes à la racine. Ces mesures devraient également être vraiment efficaces pour soutenir les intervenants au sein des entreprises qui cherchent à bien faire les choses.

Je cherchais une façon simple d’illustrer le fonctionnement de ce mécanisme. Dans le cadre du régime actuel, avec ses sanctions pénales, 0,2 entreprise par année sont exposées à se voir imposer des pénalités importantes, de niveau 100 pour les fins de la discussion. Multiplier 100 par 0,2 nous donne une pénalité de 2. Si l’accord de réparation fonctionne comme prévu et permet de faire condamner deux entreprises par année, avec des pénalités beaucoup plus faibles, disons de 10 sur 100, la pénalité totale attendue serait de 20. Force est de constater que 20 est nettement plus élevée que 2. Les intervenants au sein des entreprises constatant que le montant des pénalités est passé de 2 à 20 consacreront davantage de ressources à la résolution de ce problème.

Il importe ici que vous souveniez qu’il ne faut pas mettre l’accent sur le petit nombre de personnes touchées. Ne vous préoccupez pas de celles qui, de toute façon, auraient été condamnées et à qui nous pourrions imposer une pénalité de 100 qui est maintenant réduite à 10. Ce qui compte est le nombre beaucoup plus élevé de nouvelles entreprises que vous allez probablement prendre en défaut avec ce processus et le montant des pénalités totales qui leur seront imposées. Cela se traduira par une amélioration de la santé des marchés financiers puisque l’information sera divulguée et digérée par le marché.

Je vous suggère donc de formuler les dispositions du nouveau régime avec davantage de clarté pour vous assurer que les calculs sont bons, ce qui, à mon avis, inspirera davantage confiance au public. Il faut que vous parveniez à être crédibles en affirmant au public canadien que ce régime qui semble bon, mais qui ne donne que très peu de résultats, sera remplacé par un autre dans lequel nous allons réduire un peu les pénalités imposées à certains mauvais joueurs, mais que, au bout du compte, un plus grand nombre de ceux-ci seront attrapés.

Pour que cette affirmation soit crédible, comme nous en avons discuté auparavant, il importe de mettre l’accent sur l’obligation de divulgation, parce que celle-ci est absolument essentielle pour réussir à imposer les pénalités attendues. Sans cela, la réputation des fauteurs de trouble ne sera pas entachée. Sans cette divulgation, vous ne pourrez pas vous en prendre à la culture de la société. Il faut absolument que les faits soient divulgués.

Je suis un peu préoccupé par certaines formulations du projet de loi et par la possibilité que certains puissent profiter du système. Il ne faudrait pas que, au nom d’intérêts puissants, certains n’aient à verser qu’une faible pénalité, sans que le cas soit divulgué, au lieu de payer une très lourde pénalité. Cela me paraît d’une importance toute particulière étant donné la crainte, au moins à un certain niveau, que tous les renseignements concernant ces accords ne soient pas divulgués.

En second lieu, je suis d’avis que les pénalités devraient être la règle et être suffisamment importantes. C’est une question qui a été discutée de nombreuses fois. Je trouve à la lecture du texte du projet de loi que la formulation est un peu vague concernant le montant des pénalités financières. Dans certains pays, comme les États-Unis, les pénalités financières sont la règle. Elles sont importantes. Je suis d’avis que certaines pénalités substantielles qui ont été communiquées au public lui ont permis d’estimer qu’il s’agissait de bons compromis.

Ma troisième suggestion, qui ne figure pas actuellement dans le texte du projet de loi, est d’envisager d’y ajouter une disposition de temporisation. Je crois que celle-ci serait utile en ce sens que, après un certain nombre d’années, la période d’application de la loi pourrait arriver à échéance, mais il serait possible de la prolonger, parce qu’elle obligerait réellement à s’assurer qu’un acte répréhensible a été divulgué et que des pénalités financières ont vraiment été imposées. Au moment de la prorogation, vous pourriez examiner ces données.

Ne serait-ce que comme citoyen, je crains que nous laissions ce processus se dissiper. Il y a tant d’exemples où il semble que de grandes entreprises défendant vigoureusement leurs intérêts tirent parti de cette possibilité et ne soient pas tenues de payer les pénalités. Des dispositions sur la divulgation, l’imposition de pénalités importantes, et la temporisation seraient utiles. Ces commentaires sont justifiés par la compréhension que j’ai de ce qui se passe avec les dispositions qui n’imposent pas de règlement final à la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et avec l’application du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires du CANAFE.

J’aurais d’autres propositions à vous faire que je me ferais un plaisir de les aborder en répondant aux questions que vous me poserez.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Dyck.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci, monsieur Dyck. Ma question porte sur la perception du public. Je tiens à vous remercier de nous soutenir dans notre étude. Si le processus est confidentiel d’un bout à l’autre, je perçois clairement les avantages que cela peut représenter pour les entreprises, mais non pour les consommateurs et les citoyens.

Vous avez fait allusion aux dénonciateurs. Les mesures incitatives qui sont prévues dans le cadre du projet de loi seront-elles suffisantes pour convaincre les entreprises d’aller de l’avant ou est-ce que l’expérience montre que ce sont les dénonciateurs qui dénoncent les crimes à un moment donné?

[Traduction]

M. Dyck : C’est une excellente question. Permettez-moi de réfléchir un instant à la façon de vous répondre.

Adopter des accords de séparation au lieu d’imposer des sanctions pénales suppose une modification des mesures incitant les intervenants au sein des entreprises à divulguer certains renseignements, mais cela n’en fait pas des personnes merveilleuses. Leur réputation va en souffrir et elles vont être pénalisées financièrement.

Si vous réfléchissez aux motifs des dénonciateurs, ils veulent souvent bien faire. Leur objectif n’est pas de détruire leur entreprise ni de l’empêcher d’obtenir dorénavant des contrats gouvernementaux. Avec le régime actuel, j’imagine qu’ils ne s’adresseront pas au gouvernement pour lui communiquer ces renseignements, par exemple au sujet de pratiques de corruption d’agents à l’étranger, parce que cela pourrait entraîner la fin de l’entreprise et c’est un prix trop élevé à payer. Toutefois, si vous retenez cette proposition, j’imagine que les employés dénonciateurs seront plus enclins à communiquer des renseignements internes et pourraient constituer un moyen additionnel d’obtenir davantage d’informations sur l’entreprise.

Je dois vous avouer que je serais curieux de voir comment cela pourrait s’articuler avec les modalités adoptées par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et par le Bureau de la dénonciation, qui poussent les dénonciateurs à fournir des renseignements en leur offrant des incitatifs financiers. En toute honnêteté, je ne vois pas très bien comment cela pourrait s’articuler.

Je réfléchis aux répercussions de ces accords de suspension des poursuites sur les dénonciateurs, parce que ce sont eux la source d’information la plus précieuse sur les actes répréhensibles commis au sein d’une entreprise. C’est sans l’ombre d’un doute ce que nous avons relevé dans l’étude que j’ai dirigée aux États-Unis, qui a montré qu’ils constituent le groupe le plus important à disposer de renseignements sur les actes répréhensibles des entreprises. Vous allez vraiment devoir modifier ces mesures incitatives pour que ces renseignements fassent surface, et c’est ce que va faire cette disposition.

Maintenant, quant à savoir s’il serait possible d’en faire davantage, je n’ai pas réfléchi suffisamment à la façon dont cela peut s’articuler avec le programme des dénonciateurs de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, mais il est possible qu’on puisse en faire davantage.

Le président : Je vous remercie.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Dyck, êtes-vous au courant du cas de Rolls-Royce, en Angleterre?

[Traduction]

M. Dyck : Je suis navré, mais je n’ai pas suivi ce dossier avec attention.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : D’accord. Je ne pourrai pas vous questionner à ce sujet. L’Angleterre à une loi semblable à ce projet de loi. Rolls-Royce a été poursuivie pour différents motifs, notamment pour corruption par les dirigeants. Dans cette cause, aucun dirigeant n’a été poursuivi individuellement. Si l’Angleterre a une loi semblable à celle qu’on adoptera, en quoi ce projet de loi fera en sorte que les administrateurs seront poursuivis et incarcérés, puisque d’autres pays qui ont une loi similaire ont de la difficulté à intenter des poursuites?

[Traduction]

M. Dyck : C’est également une excellente question. En lisant le projet de loi, dont j’ai le texte sous les yeux, on lit à l’article 715.34 (1)c) : « l’obligation pour l’organisation de communiquer tout autre renseignement qui est porté à sa connaissance ou qui peut être obtenu par des efforts raisonnables après la conclusion de l’accord et qui est utile pour identifier les personnes qui ont participé à l’acte ou à l’omission ou à tout acte répréhensible relatif à l’acte ou à l’omission. » Il semble que vous ayez déjà inclus dans le texte de ce projet de loi un mécanisme pour tenter de les inciter à désigner des personnes dans le cadre de l’entente conclue pour obtenir un accord de réparation. Cela semble parfaitement justifié. Si vous estimez qu’il est nécessaire d’adopter une formulation plus énergique, ce sera très bien. Cela dit, je conviens avec vous que l’obligation de dénoncer les personnes impliquées, qui revient à la reconnaissance d’une certaine forme de responsabilité, devrait être inscrite dans l’accord de réparation.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Le système de justice est marqué par une particularité : il apporte peu de soutien aux victimes. Quand on voit les cas de corruption au sein des grandes compagnies, en quoi ce projet de loi garantira-t-il un procès équitable aux victimes? Les entreprises ont souvent des moyens immenses pour se défendre en justice et prolonger les délais. Certains grands dossiers se sont éternisés pour des problèmes de toute nature. En quoi ce projet de loi fera-t-il en sorte que les victimes seront en mesure de se défendre contre les entreprises qui ont des moyens immenses pour éviter un processus judiciaire rigoureux?

[Traduction]

M. Dyck : Je vais emprunter deux approches pour vous répondre.

Vous devez, encore une fois, garder à l’esprit que, dans le cadre du régime actuel, et je m’en remets ici aux données dont je dispose sur les pratiques de corruption d’agents étrangers, quatre entreprises ont été rappelées à l’ordre en 19 ans. Actuellement, elles ne sont donc exposées à aucune pénalité. Je conviens avec vous que pour les quatre entreprises rappelées à l’ordre qui ont conclu un accord de réparation, elle pourrait s’en tirer à moins cher que dans le cadre du régime actuel. Je vous inviterai toutefois à prendre en compte que le nombre d’entreprises qui divulgueront des renseignements devrait augmenter sensiblement si ce régime de l’accord de réparation entre en vigueur, et il sera donc possible d’obtenir un plus grand nombre de règlements et donc de dédommagements des victimes.

Permettez-moi, pour vous éclairer, de vous expliquer ce qu’a fait la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. En 2014, elle a adopté des dispositions qui n’imposent pas de règlement et, à la fin de 2017, elle avait, avec 10 dossiers, récupéré un montant total de 350 millions de dollars à reverser aux investisseurs. Après m’être entretenu avec des gens du secteur en Ontario, on peut dire pour le moins qu’il est probable que ces fonds n’auraient pas été recueillis s’il y avait eu un autre régime tolérant envers les erreurs et permettant ensuite de parvenir à une entente.

Donc, une fois encore, des compromis sont faits. Il y a effectivement quelques cas dans lesquels les pénalités sont moins lourdes, mais vous allez découvrir un nombre beaucoup plus élevé d’actes répréhensibles, permettant de dédommager un plus grand nombre de personnes. Il me semble que l’exemple de la CVMO démontre l’intérêt de tels compromis.

Cela nous rappelle l’exemple de 20 pénalités contre 2 dont je vous ai parlé précédemment. Je trouve important que ces renseignements soient divulgués au public afin que celui-ci comprenne que si on abandonne ces deux pénalités, c’est pour en récupérer 20 de plus. Combien d’autres cas vont faire surface? De combien les dédommagements aux victimes vont-ils augmenter? Nous savons que leur montant total va augmenter.

Ce régime offre, à mes yeux, d’importantes possibilités d’accroître les versements aux victimes pourvu que les cas d’actes répréhensibles soient divulgués, que des pénalités financières réelles soient imposées et qu’il ne s’agisse pas simplement d’une excuse permettant aux grandes entreprises de se cacher et d’obtenir un traitement spécial dont le public n’entendra jamais parler. Nous avons déjà observé les effets néfastes du manque de divulgation des comportements d’entreprises individuelles dans le cas du Programme de sanctions administratives pécuniaires du CANAFE, comme lorsqu’une banque a été impliquée dans des activités de blanchiment d’argent. Le nom de la banque n’a pas été divulgué. La réputation de toutes les banques impliquées a été ternie. On a fini par apprendre que la banque fautive était Manuvie. Il vaut beaucoup mieux révéler le nom des entreprises et divulguer l’information au public plutôt que de la cacher, peu importe le motif.

La sénatrice Lankin : Monsieur Dyck, je vous remercie. Comme ancienne étudiante et diplômée du Director’s Education Program, je vous revois avec plaisir. J’ai trois questions rapides à vous poser.

Vous avez parlé de trois conditions de la réussite. Vous nous avez dit qu’il faut veiller à ne pas abuser des divulgations. Vous nous avez parlé des dispositions de temporisation qui permettent, au bout d’un certain temps, d’analyser les données, ou le dossier. Je crois par contre que vous ne nous avez pas dit s’il s’agit dans votre esprit d’un délai de trois ou de cinq ans, mais vous voudrez peut-être profiter de cette occasion pour nous le préciser. Vous nous avez enfin parlé de pénalités importantes.

Y a-t-il quelque chose dans la formulation de ce projet de loi qui, tout d’abord, vous incite à penser que, trop souvent, les divulgations de cas seront bloquées ou causeront un problème? En second lieu, à qui devrait, à votre avis, incomber la responsabilité de recueillir les données à analyser à la fin de la période de temporisation? En troisième lieu, que signifie, à votre avis, « des pénalités importantes », et avez-vous des raisons de vous inquiéter de la façon dont le projet de loi et le gouvernement abordent cette question? Que savez-vous de la façon dont il entend aborder cette question? Que pouvez-vous nous dire de plus à ce sujet?

M. Dyck : Madame la sénatrice, c’est un plaisir de vous revoir. J’ai eu le temps de noter vos deux dernières questions, mais pas la première. Pouvez-vous la répéter, s’il vous plaît?

La sénatrice Lankin : Elle porte sur la publication ou la divulgation. Y a-t-il quelque chose dans la formulation du projet de loi qui vous inquiète et que vous aimeriez pouvoir réviser pour garantir de façon suffisamment certaine la publication ou la divulgation de l’information?

M. Dyck : Je ne suis pas avocat et je ne sais donc pas avec certitude si ce texte laisse place à des échappatoires. Ce qui me préoccupe comme citoyen canadien et comme observateur du milieu des affaires dans notre pays, et donc comme membre du public, est de savoir si le projet de loi risque de permettre de ne pas révéler un cas concret avec le risque, alors que les grandes sociétés réussissent à profiter d’échappatoires.

Je ne suis pas en mesure de vous proposer une formulation précise qui rendrait cela obligatoire. J’ai entendu le président aborder ce sujet dans ses questions au dernier groupe de témoins, et je suis à même de comprendre l’intérêt d’une période de temporisation d’une durée limitée, permettant de ne pas divulguer l’information alors que l’enquête se poursuit, mais je ne vois aucune raison de ne pas passer à l’acte au bout d’un certain délai, à définir. Ce pourrait être là une solution pour durcir la législation, mais, une fois encore, je vous invite à consulter des avocats pour obtenir une formulation précise permettant de garantir ce résultat.

Vous m’avez aussi demandé à qui devrait incomber la collecte des données, et auprès de qui. C’est une excellente question. Là non plus, je n’ai pas de bonnes réponses à vous donner. Ce qui compte est que les données soient rendues publiques et que les chercheurs et d’autres personnes intéressées puissent s’y retrouver. Une fois encore, si vous voulez que ce genre de situation puisse dans une certaine mesure nuire à la réputation de la personne ou de l’entité concernée, il faut que les parties puissent accéder facilement aux données et soient en mesure de les comprendre. Le fait d’accéder à l’information vient en aide aux chercheurs, mais également aux acteurs publics. Cela ajoute une dégradation de la réputation à l’imposition des pénalités financières. Je ne sais pas précisément quel est l’organisme gouvernemental qui devrait en avoir le mandat, mais la diffusion à grande échelle de l’information est utile.

Vous aimeriez aussi savoir comment indiquer clairement l’obligation d’acquitter des pénalités importantes. Une fois encore, je n’ai pas de formulation précise à vous proposer. Il se peut aussi qu’une telle formulation n’ait pas d’utilité particulière. La meilleure façon de déterminer si les pénalités sont suffisamment importantes est de se doter d’une disposition de temporisation. Alors, au bout de quelques années, on peut voir si ces pénalités sont réellement importantes, causent des dommages et se révèlent être des mesures incitatives efficaces. Il faut que ces pénalités soient divulguées et traduisent un certain niveau de responsabilité.

Vous m’avez enfin demandé si la période de temporisation devrait être de trois ou de cinq ans. D’après mon expérience, il faut un certain temps pour que ces régimes se mettent en place, pour que les gens se tiennent vraiment debout et pour obtenir suffisamment de données. J’aurais tendance à privilégier une période plus longue, mais ce n’est pas une opinion à laquelle je tiens mordicus. Elle repose davantage sur l’expérience du temps nécessaire pour obtenir suffisamment de données afin que le public puisse constater s’il y a ou non un plus grand nombre de cas et si des pénalités importantes sont effectivement imposées.

Je vais profiter aussi de cette occasion pour dire quelque chose des récidivistes. On pourrait se demander si ces récidivistes doivent se voir imposer des peines croissantes ou si, à partir d’un certain moment, ils n’auront plus accès à ce régime. Dans le cas qui a été traité par la CVMO, avec les dispositions qui n’imposent pas de règlement, les récidivistes n’étaient pas autorisés à bénéficier de cette possibilité. Cela me semble être une mesure au caractère un peu punitif, mais j’imagine qu’on pourrait imposer des pénalités ou des amendes d’un montant croissant aux récidivistes pour tenter de décourager les grandes entreprises de retomber dans les mêmes errements en tentant encore d’en tirer parti.

Le président : Avez-vous, chers collègues, d’autres questions à poser à M. Dyck avant que je le remercie de son témoignage?

Je me permets de vous soumettre la réflexion suivante. À mon avis, en raison de sa nature, une disposition de temporisation a une durée limitée. Arrivée à échéance, elle n’existe tout simplement plus. Une clause de révision, elle, fait que, au bout d’une certaine période, qu’elle soit de cinq ou de sept ans, le Parlement est tenu de réviser la législation, d’analyser ses répercussions et de formuler les recommandations qui conviennent. C’est pourquoi les choses n’étaient pas claires pour moi quand vous avez utilisé le terme de « temporisation » au lieu de « révision ». Comprenez-vous la même chose que moi, ou suis-je induit en erreur par l’emploi des deux termes dans la proposition que vous avez faite?

M. Dyck : Je vous remercie de votre question.

La différence entre une mesure de temporisation, qui peut être prolongée, et une révision peut sembler être de nature sémantique. Toutefois, une disposition de temporisation implique une révision plus poussée. S’attendant à des révisions plus approfondies, les gens vont travaillent plus fort en prévision de celles-ci. Si cette mesure devait être supprimée en l’absence de preuves manifestes que le résultat visé sera atteint, les parties concernées seraient alors davantage incitées, en réfléchissant à l’importance des pénalités financières et à la difficulté d’entamer des poursuites contre les mauvais joueurs, à la nécessité pour elles de prouver qu’ils font réellement leur travail.

C’est davantage une question d’attente. Je n’ai pas de preuves manifestes dans ce domaine, mais je crois qu’une disposition de temporisation, quand elle prend fin avec une possibilité de renouvellement, conduit à une action plus concertée qu’une simple révision, qui peut se révéler, pour l’essentiel, n’être qu’un exercice bureaucratique. Toutefois, je tiens compte de votre point de vue.

Le président : Monsieur Dyck, je tiens à vous remercier, au nom de mes collègues, de vous être libéré pour venir nous rencontrer et d’avoir alimenté nos réflexions sur ces éléments essentiels du projet de loi C-74. Encore merci à vous.

M. Dyck : Merci beaucoup.

Le président : Mesdames et messieurs les sénateurs, je crois savoir que notre prochain témoin, un ministre, est retenu à la Chambre des communes par un vote qui a déjà commencé. Nous disposons donc probablement d’une vingtaine de minutes. Je vous propose, si vous êtes d’accord, de poursuivre à huis clos nos discussions sur le rapport. Lorsque notre hôte sera arrivé, nous reprendrons bien évidemment notre réunion. Cela permettra à tout le monde de dîner plus tôt que d’habitude.

Avant de poursuivre, j’aimerais savoir si vous consentez à ce que les membres du personnel puissent rester dans la pièce pendant cette partie à huis clos de notre réunion.

Des voix : Sommes-nous d’accord?

Le président : Je voudrais également obtenir votre accord pour qu’une copie de la transcription de la partie de la séance d’aujourd’hui qui se déroule à huis clos soit conservée au bureau de la greffière du comité afin de pouvoir être consultée tant par les membres du comité présents à la séance, que par nos analystes. Je vous demande en outre d’autoriser la greffière à détruire cette copie à la demande du Sous-comité du programme et de la procédure mais, au plus tard, à la fin de cette session parlementaire. Honorables sénateurs, êtes-vous d’accord?

Des voix : D’accord.

(La séance se poursuit à huis clos.)

(La séance publique reprend.)

Le président : J’ai maintenant le plaisir d’accueillir l’honorable Carla Qualtrough, députée, ministre des Services publics et de l’Approvisionnement. Elle est accompagnée de M. Marco Mendicino, député, secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada. Représentant le ministère de la Justice, nous avons Mme Catherine McKinnon, avocate-conseil, Secteur du droit public et des Services législatifs, Mme Ann Sheppard, avocate-conseil, Secteur des politiques, Section de la politique en matière de droit pénal et, représentant Services publics et Approvisionnement Canada, Mme Lynne Tomson, directrice générale, Intégrité et groupe de la gestion juricomptable.

Madame la ministre, vous nous avez surpris car, comme vous le savez, nous attendions votre collègue, la ministre de la Justice. Cela dit, je sais que vous êtes responsable de l’intégrité du système d’approvisionnement du gouvernement du Canada et que c’est votre ministère qui a affaire aux entreprises fournissant des services au gouvernement. C’est dire que vous êtes directement intéressée par ce projet de loi. Cela étant, je vous invite à présenter un exposé liminaire, après quoi nous procéderons à un échange de vues.

L’honorable Carla Qualtrough, C.P., députée, ministre des Services publics et de l’Approvisionnement : Je vous remercie. Je vous sais gré de votre accueil et tiens à m’excuser de mon retard. Nous avons dû prendre part à un vote à la Chambre et j’espère ne pas vous avoir fait trop attendre.

Je suis heureuse de cette occasion d’évoquer devant vous nos projets de renforcement des moyens de lutte contre les méfaits de certaines entreprises. Je suis accompagnée du secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, ainsi que par des représentants du ministère de la Justice et de Services publics et Approvisionnement Canada.

Les ententes illicites sur la fixation des prix, l’exercice d’une influence indue en vue de l’obtention d’un contrat et autres actes illicites en matière de marchés gouvernementaux entravent la concurrence loyale, menacent l’intégrité des marchés et sapent la confiance du public et des investisseurs.

Le gouvernement du Canada dispose de toute une panoplie de lois, de règlements et de politiques destinés à prévenir et à réprimer ces types de comportements, et notamment du Régime d’intégrité. Il s’agit d’un système de radiation explicitement conçu pour empêcher les fournisseurs accusés et jugés coupables de certains crimes, tels que la fraude, la collusion et la corruption, d’obtenir des contrats fédéraux.

Dans le cadre d’une consultation publique, notre gouvernement a, l’automne dernier, sollicité des avis quant aux moyens de renforcer le Régime d’intégrité et quant au recours à des accords de poursuite suspendue pour faire jouer la responsabilité des entreprises délinquantes.

Prenant en compte les avis ainsi recueillis, et comme nous nous étions engagés à le faire, le 27 mars, dans le cadre du budget 2018, nous avons annoncé une consolidation du Régime d’intégrité, et l’adoption de modifications législatives instaurant un régime d’accords de réparation. La mise en œuvre de ces deux initiatives combine la prise de mesures énergiques visant à étayer l’éthique des entreprises et la reconnaissance des efforts que les entreprises consentissent elles-mêmes afin de mettre en lumière les infractions commises et s’attaquer à leurs sources.

Le resserrement du Régime d’intégrité comprend notamment une plus grande souplesse au niveau des décisions portant radiation d’une entreprise, une augmentation du nombre des motifs de radiation; l’étude de mesures de substitution afin de réduire les risques de faire, sans le savoir, affaire avec des organisations criminelles; le renforcement des normes d’éthique qui s’imposent aux entreprises dans le cadre du régime; et les mesures permettant d’assurer que les fournisseurs s’acquittent de leurs obligations fiscales. Ces mesures vont se traduire par une nouvelle version de la politique d’inéligibilité et de suspension, qui sera publiée le 15 novembre 2018 et entrera en vigueur le 1er janvier 2019.

Je voudrais maintenant prendre quelques instants pour expliquer les origines du Régime d’intégrité, et les raisons qui ont porté notre gouvernement à en renforcer les dispositions.

Le Régime d’intégrité a été mis en place en 2012, à l’époque de la commission Charbonneau. Il s’agissait de lutter contre la fraude, la collusion et la corruption dans les marchés gouvernementaux. L’idée était d’éviter que le gouvernement fasse affaire avec des entreprises ayant de tels comportements. Ce régime s’appliquait exclusivement aux contrats et ententes conclus par mon ministère en matière de services immobiliers. Une entreprise ou cadre supérieur de l’administration déclaré coupable d’un nombre restreint d’infractions pénales, se voyait interdire pendant 10 ans de faire affaire avec le ministère. En 2015, le régime a été revu afin de s’appliquer désormais à l’ensemble du gouvernement. Il s’agissait d’assurer l’intégrité des contrats et opérations immobilières du gouvernement fédéral dans leur ensemble, et non pas seulement ceux conclus par mon ministère.

Compte tenu des avis recueillis dans le cadre des consultations que nous avons menées, et de ce que nous avons appris de l’application des mesures en vigueur, le gouvernement a décidé d’assouplir la durée des périodes de radiation. À l’heure actuelle, en effet, la radiation est prononcée pour une période de 10 ans quelles que soient les circonstances y ayant abouti. Selon la version affinée du régime, un fournisseur pourra se voir interdire la signature de tout contrat, ou la conclusion de toute entente en matière immobilière pour une période pouvant aller jusqu’à 10 ans. La durée de l’interdiction va dépendre de diverses circonstances, atténuantes ou aggravantes, telles que le degré de coopération avec les autorités.

Cela permettra également d’assurer que les mesures de radiation sont proportionnées, raisonnables et conformes aux pratiques en vigueur dans d’autres pays.

Cette approche plus raisonnable, quant à la durée des périodes de radiation, permettra d’assurer que les motifs de radiation englobent un éventail plus large de pratiques commerciales contraires à l’éthique.

Ces nouveaux motifs susceptibles d’entraîner la radiation d’un fournisseur comprennent désormais d’autres infractions pénales telles que le financement d’activités terroristes ou politiques; les comportements frauduleux interdits aux termes des lois provinciales sur les valeurs mobilières, ainsi que des infractions provinciales analogues aux infractions fédérales; les jugements civils prononcés par une juridiction étrangère pour des infractions exposant leurs auteurs à des poursuites pénales au Canada; les radiations décrétées par d’autres juridictions, y compris le Québec, les États-Unis et la Banque mondiale; et, enfin, que l’exécution insatisfaisante d’un contrat ou la violation du Code de conduite pour l’approvisionnement.

Ce modeste élargissement des normes d’éthique commerciale inscrites dans le Régime d’intégrité va également permettre d’invoquer de nouveaux motifs de radiation, y compris les infractions pénales liées à la traite des personnes prévues par le Code criminel et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés; les infractions graves en matière de santé et sécurité au travail prévues à la partie II du Code canadien du travail, ou à la partie III, touchant la durée normale du travail…

Le président : Pourrais-je vous demander de ralentir un peu?

Mme Qualtrough : Je parle trop vite?

Le président : Les interprètes ont fort à faire et sont légèrement à bout de souffle.

Mme Qualtrough : Excusez-moi, c’est un sujet qui me passionne.

… l’inscription au Registre des contrevenants environnementaux après une condamnation au titre de dispositions fédérales précises en matière d’environnement pour des infractions graves telles que le fait, de façon intentionnelle ou insouciante, de provoquer un accident écologique, ou lorsque le fournisseur est récidiviste.

Permettez-moi maintenant d’évoquer la question des poursuites différées ou, comme nous avons décidé de les baptiser, des accords de réparation. Le projet de loi C-74 propose notamment de modifier les dispositions du Code criminel afin d’établir un régime d’accords de réparation. On entend par cela une mesure d’origine purement canadienne dont le recours sera laissé à la discrétion des poursuivants en cas de délit économique reproché à une organisation.

Aux termes d’un accord de réparation négocié entre le poursuivant et une organisation, les chefs d’accusation retenus contre une organisation seront suspendus si celle-ci se conforme aux dispositions de l’accord, qui devra préciser les conditions auxquelles l’organisation devra satisfaire, et dire, par exemple, reconnaître les fautes commises, reverser les profits découlant de son comportement fautif et s’acquitter d’une pénalité financière.

En raison des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives qu’ils prévoient, les accords de réparation vont non seulement permettre de mettre en cause la responsabilité des organisations, mais peut-être aussi s’avérer être dans l’intérêt des Canadiens et de l’économie nationale, notamment en facilitant la détection des comportements répréhensibles en encourageant l’autodivulgation, en permettant d’indemniser les victimes et les collectivités, en évitant aux tiers à qui l’on n’a rien à reprocher, tels que les employés, clients, fournisseurs ou retraités, les pertes d’emploi et autres conséquences des poursuites et condamnations dont peut faire l’objet une organisation.

Avant d’entrer en vigueur, l’accord de réparation devra être entériné par un tribunal et sera, pendant toute sa durée, soumis à un contrôle judiciaire. Toute modification ou résiliation de l’accord devra, elle aussi, être autorisée par le tribunal qui sera aussi appelé à se prononcer sur la pleine exécution de l’accord.

Par souci de transparence, le régime exige par ailleurs la publication des accords et des ordonnances judiciaires dont ils peuvent faire l’objet.

L’intérêt d’une telle approche est qu’elle correspond concrètement aux avantages invoqués, lors des consultations, en faveur d’un tel régime. Comme il s’agit de favoriser un plus grand respect des dispositions en vigueur, et de faire progresser la culture d’entreprise, les accords de réparation pourraient se révéler plus efficaces que les poursuites pénales. Ils pourraient en effet encourager les entreprises à révéler spontanément leurs pratiques illicites, et atténuer les conséquences pénibles que les poursuites pénales peuvent entraîner pour des personnes à qui l’on ne peut pourtant rien reprocher, tels que les victimes, les employés, les fournisseurs et les investisseurs. Cela permettra peut-être aussi d’indemniser plus rapidement les victimes, et d’améliorer les chances de poursuivre pénalement les personnes qui sont en fait, au sein de l’entreprise, les responsables des actes répréhensibles. Cela éviterait en outre à l’entreprise de se voir interdire l’octroi de contrats d’approvisionnement aux termes des dispositions d’un régime de radiation essentiellement fondé sur les condamnations pénales.

Après cet exposé des éléments constitutifs du plan que le gouvernement a adopté afin d’élargir la panoplie de moyens de lutte contre les comportements illicites d’entreprises, c’est avec plaisir que nous répondrons, mes collègues et moi, à vos questions. Je vous prie de m’excuser et je vais faire un effort pour parler plus lentement. J’ai tendance à parler vite lorsque j’évoque un sujet qui me passionne.

Le président : Madame la ministre, je tiens à vous remercier.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Madame la ministre, merci de vous être rendue disponible pour nous rencontrer aujourd’hui.

Je comprends très bien la position du Conseil canadien des affaires, qui vous a demandé, à la fois, de réduire l’exclusion de 10 ans et d’introduire les accords de réparation. J’ai deux préoccupations principales à ce sujet. Des témoins nous ont dit que lorsque ce type d’accord est établi dans des pays où la loi est appliquée avec force, cela produit des résultats.

Ce qu’on nous dit, par ailleurs, c’est que, au Canada, il y a, depuis 1990, quatre cas où des compagnies ont été trouvées coupables. Ce que j’essaie de comprendre, c’est que dans le projet de loi, il y a la possibilité que tout le processus qui mène à ces ententes, y compris le jugement qui constate l’entente, demeure entièrement confidentiel. C’est très avantageux pour les organisations visées, mais cela pose un problème en ce qui a trait à la crédibilité du système et aux victimes. On prévoit qu’il faudra faire des efforts raisonnables pour contacter les victimes, mais rien ne garantit qu’elles seront contactées.

Premièrement, pouvez-vous nous assurer que le gouvernement veillera à ce que ce soit un régime public? C’est déjà un régime qui favorise les organisations par rapport aux individus qui sont coupables de fraude. Deuxièmement, comment s’assurer que ces ententes ne servent pas à rendre impossible toute autre procédure en vertu d’une loi provinciale sur les valeurs mobilières, comme une procédure administrative, ou des procédures civiles que les victimes pourraient vouloir mener, parce qu’elles ont été mal dédommagées en vertu de ce genre d’accord?

Marco Mendicino, député, secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada : Merci, sénatrice, pour votre question. C’est très important.

[Traduction]

Il nous faut prendre comme point de départ la présomption de publicité des procédures judiciaires. Le projet de loi entérine ce principe en précisant que, dans leur forme achevée, les accords de réparation doivent être sanctionnés par le tribunal, puis publiés. Ce principe de transparence est soumis cependant à certaines limites qui vont dépendre de considérations qui peuvent en effet entraîner une interdiction de publier. Or, quelles sont ces considérations?

Il y a, en premier lieu, le souci de protéger les victimes. L’accord de réparation peut en effet contenir certains renseignements sensibles, personnels ou confidentiels qui peuvent en faire interdire la publication.

Et puis, on souhaite également permettre à l’enquête de suivre son cours. Vous avez sans doute vu dans le texte du projet de loi qu’un accord de réparation doit obligatoirement contenir un exposé des faits, ainsi qu’une reconnaissance de responsabilité de la part de l’entreprise mise en cause. Or, tant que l’enquête est en cours, il n’est peut-être pas dans l’intérêt public de publier certains faits.

Enfin, nous devons, de manière générale, favoriser la divulgation éventuelle de nouveaux faits répréhensibles. C’est un des facteurs que le tribunal peut prendre ainsi en compte pour décider s’il y a lieu ou non d’interdire la publication de l’accord.

J’aurais deux dernières observations à faire. D’abord, je tiens à préciser que le tribunal qui décide d’interdire la publication d’un accord doit motiver sa décision. Or, ces motifs sont, eux, publiés. La personne qui s’intéresse au déroulement de la procédure saura donc que le tribunal a décidé d’interdire la publication de l’accord.

Deuxièmement, chose peut-être plus importante encore, car elle répond à un des soucis à l’origine de votre question, il y a le fait que l’interdiction de publier n’est pas permanente. Le tribunal peut effectivement, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, limiter dans le temps l’interdiction de publier. Cette interdiction peut ainsi s’appliquer à telle ou telle étape de la procédure, à l’époque, par exemple, où sont portées les accusations, ou à la fin de l’enquête préliminaire. L’interdiction peut aussi être prononcée en cas de disjonction de l’instance prononcée par le tribunal dans le cas où plusieurs accusés sont en cause.

Les nouvelles dispositions comprennent divers mécanismes qui permettent l’équilibre entre le principe de transparence et le besoin de préserver l’administration de la justice compte tenu des facteurs que je viens d’évoquer.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, madame la ministre et monsieur Mendicino. D’abord, merci beaucoup, madame la ministre, de vous être rendue disponible pour nous rencontrer. La semaine dernière, nous avons reçu plusieurs fonctionnaires du ministère de la Justice. Ceux-ci, en réponse à plusieurs de nos questions, nous ont renvoyés à la ministre de la Justice. Il est très inhabituel d’étudier un projet de loi, surtout dans le domaine criminel, dont le titulaire du portefeuille est absent de notre comité. Je voudrais savoir pourquoi la ministre de la Justice ne s’est pas présentée à notre comité aujourd’hui.

Mme Qualtrough : Merci.

[Traduction]

Je crois savoir que la ministre de la Justice n’a pas été en mesure de répondre à votre invitation. Lorsqu’on m’a demandé de prendre la parole devant votre comité, j’ai immédiatement saisi l’occasion, car j’ai une certaine connaissance tant du Régime d’intégrité et du processus de consultation que nous avons mené, que des discussions que nous avons eues au sujet des accords de réparation et des observations que nous avons recueillies auprès des diverses parties prenantes. Il est clair qu’à proprement parler je ne représente pas le ministère de la Justice, mais accompagnée des personnes qui m’entourent aujourd’hui, j’ai pensé pouvoir vous exposer certaines des considérations qui ont porté le gouvernement à agir en ce sens.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’ai deux questions à vous poser. Premièrement, est-ce que vous avez fait une étude d’impact sur le droit civil québécois et les droits des victimes d’actes criminels par rapport à ce projet de loi?

[Traduction]

Ann Sheppard, avocate-conseil, Secteur des politiques, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Non, ainsi que je l’ai précisé l’autre jour.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Deuxièmement, est-ce que vous avez consulté des groupes de victimes dans l’élaboration de ce projet de loi?

M. Mendicino : Merci, sénateur, pour la question. Nous avons tenu de nombreuses consultations dans le cadre de ce processus. Nous avons consulté des organismes représentant les victimes.

[Traduction]

J’ai moi aussi pris part à ce processus aux côtés de la ministre. Suite à ces consultations auprès de plusieurs groupes représentant des victimes, nous pensons pouvoir affirmer que leur point de vue a été pris en compte dans la rédaction du projet de loi. Cela se voit dans les dispositions prises dans l’intérêt des victimes. Permettez-moi, monsieur le sénateur, de citer à titre d’exemple l’obligation faite au poursuivant de prendre les mesures raisonnables pour informer les victimes qu’un accord de réparation pourrait être conclu. Les victimes ont par ailleurs l’occasion de faire une déclaration. Ce ne sont que quelques exemples de ce qui est prévu à cet égard.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Si vous avez consulté les victimes et tenu compte de la Charte canadienne des droits des victimes, pourquoi est-ce que, à l’article 715.36, où il n’y aura pas obligation d’informer les victimes, seul le tribunal sera informé des motifs de la décision de ne pas informer les victimes et non pas les victimes?

[Traduction]

M. Mendicino : J’interprète ce qui est appelé à devenir le paragraphe 715.36(1) du Code criminel…

[Français]

En français, c’est sous la rubrique « Devoir d’informer les victimes ». Il est indiqué ce qui suit :

[…] le poursuivant prend les mesures raisonnables pour informer les victimes […]

Le sénateur Boisvenu : Lisez la dernière phrase. Je vais vous la lire. Si la décision est prise de ne pas informer les victimes :

Le poursuivant […] est tenu d’en donner les motifs au tribunal […]

Pourquoi le projet de loi ne prévoit-il pas aussi la possibilité de communiquer les motifs aux victimes?

[Traduction]

M. Mendicino : Je pense pouvoir dire que cela a pour effet de renforcer la transparence des conditions dans lesquels le poursuivant exerce en toute indépendance le pouvoir discrétionnaire qu’il a de ne pas informer les victimes. Je pense qu’il peut y avoir pour cela de bonnes raisons.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je reprends ma question. La Charte des droits des victimes, qui a été adoptée en 2015, reconnaît le droit aux victimes d’être informées. Ici, dans votre projet de loi, vous dites que si l’on a des motifs de ne pas les informer, on ne les informera pas. Ne trouvez-vous pas que c’est une violation de la Charte des droits des victimes?

[Traduction]

M. Mendicino : En effet, car nous avons consulté le centre qui a contribué à l’élaboration de la Charte canadienne des droits des victimes, et nous avons tenu compte de leur avis. J’insiste sur le fait, monsieur le sénateur, que de nombreuses dispositions permettront d’assurer que les victimes ont effectivement accès à ces renseignements. C’est d’ailleurs un des piliers de la Charte et c’est un des principes à la base de ce projet de loi, comme en témoignent certains des exemples que j’ai cités plus tôt, qu’il s’agisse de l’avis aux victimes, ou en l’absence d’avis, des motifs qui leur sont fournis ainsi que de la possibilité, pour la victime, de faire une déclaration, de la suramende compensatoire et, ce qui me paraît être le plus important, monsieur le sénateur, de la possibilité d’offrir à la victime réparation, en la dédommageant et en l’indemnisant intégralement. C’est une des grandes caractéristiques de ce projet de loi, et nous devons ces dispositions au centre qui a élaboré la Charte canadienne des droits des victimes, et contribué au processus aboutissant à ces dispositions dont nous pouvons, je pense, être fiers.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : On ne lit pas du tout de la même façon un texte très clair selon lequel le tribunal sera informé, mais pas la victime.

[Traduction]

Mme Qualtrough : Certains des délits que nous tentons de sanctionner sont commis à l’étranger et nous ne sommes donc pas toujours en mesure d’identifier toutes les victimes. Cette disposition s’applique donc dans les cas où il ne nous est pas possible de nommer les victimes. Peut-être devrais-je plutôt dire de les identifier.

La sénatrice Lankin : Je vous remercie tous les deux de votre présence ici, et je tiens également à remercier vos collaborateurs. Nous vous saurons gré de votre apport.

Monsieur Mendicino, vous évoquiez tout à l’heure la publication des arrangements à l’amiable. Plusieurs de nos témoins se sont dits tout à fait favorables au but visé en l’occurrence par le gouvernement selon qui la publication de ces accords, et leur totale transparence sont essentielles au succès de ce nouveau régime. J’ai retenu de ce que vous nous avez dit que le tribunal peut avoir de bonnes raisons d’interdire la publication d’un accord, mais que sa décision doit être motivée. L’interdiction de publier peut valoir pendant un certain laps de temps.

Selon votre interprétation de cette disposition, arrive-t-il un moment où l’accord doit obligatoirement être rendu public? Le fait d’être assuré que, à un certain moment, l’accord finira par être publié est une des choses qui donnerait au public le sentiment qu’il existe un certain équilibre entre ces accords à l’amiable proposés aux entreprises et le sort des individus devant la justice. Prévoit-on cela ou, dans la mesure où cela n’est pas actuellement prévu dans le texte, serait-ce quelque chose qui vous semble acceptable?

M. Mendicino : C’est effectivement, madame la sénatrice, un point qui mérite réflexion.

Le paragraphe 715.42(2), où figure l’obligation, pour le tribunal, de motiver sa décision de ne pas publier l’accord, parle, au sujet de la non-publication, de ce qu’exige la bonne administration de la justice. En ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de rendre une ordonnance de non-publication, la common law veut que, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, la non-publication soit limitée dans le temps afin de respecter un principe essentiel de la procédure judiciaire, c’est-à-dire sa publicité. Je pense donc que la bonne administration de la justice, citée comme un des principes régissant l’exercice, par un tribunal, du pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu, portera le tribunal, dans l’immense majorité des cas, à assortir d’une limite temporelle sa décision de ne pas publier.

Le sénateur Pratte : Je comprends fort bien votre argument, qui me paraît parfaitement valable, mais la publication de ces accords serait une rassurance. Ce serait un important facteur de crédibilité, car aux yeux de nombreuses personnes, ces accords sont une bonne affaire tant pour les entreprises que pour les personnes qui commettent les délits en question. Ce n’est pas un point de vue que je partage, et je suis favorable à l’adoption de cette disposition du projet de loi C-74, mais la publication éventuelle des accords me paraît être essentielle si l’on veut asseoir leur crédibilité. J’estime, par conséquent, que cette partie du projet de loi devrait comprendre à cet égard une disposition précise, afin que chacun sache que la publication de l’accord sera garantie une fois passées les conditions qui justifiaient l’interdiction de le publier.

Vous nous avez dit plus tôt que les motifs de l’ordonnance de non-publication seraient rendus publics, mais, dans sa version actuelle, le projet de loi prévoit que l’interdiction de publication, et même les motifs de cette interdiction pourraient ne pas être publiés, ce qui fait qu’on ne serait au courant de rien de ce qui s’est passé.

Ce qui risque donc d’arriver, c’est que, ces accords et les circonstances entourant leur signature demeureront longtemps, sinon à jamais, confidentiels. Il est possible que cela n’arrive que rarement, mais cela peut tout de même arriver et il conviendrait, selon moi, de rassurer les gens que cela ne se produira pas.

M. Mendicino : Comme je l’ai dit en réponse à la première question qui m’a été posée, le point de départ de tout cela est la présomption de transparence. Il s’agit d’un principe qui est non seulement respecté, mais qui est en plus consacré par la Charte. Le projet de loi expose les divers facteurs qui conditionneront la décision du tribunal, qui sera par ailleurs basée sur la jurisprudence applicable au pouvoir discrétionnaire qu’a la cour de limiter la publication de certains faits.

Je voudrais enfin préciser — et la ministre souhaitera peut-être compléter ce que je vais dire — que dans ce genre de dossier les parties pourront toujours demander à la cour de modifier son ordonnance de non-publication, et que la cour aura ainsi l’occasion d’examiner à nouveau le besoin de limiter la publication de certains faits si les circonstances ont sensiblement évolué ou si les raisons qui avaient à l’époque motivé ou influencé la décision de ne pas publier n’existent plus ou ne paraissent plus aussi contraignantes.

Mme Qualtrough : Je voudrais ajouter que je comprends parfaitement l’argument que vous faites valoir. Il est effectivement dans l’intérêt public de publier ces accords et c’est quelque chose dont nous ne méconnaissons aucunement l’importance, mais il est, je crois, essentiel de prévoir en ce domaine une certaine latitude. Il peut en effet exister des circonstances où, par exemple, le simple fait de faire savoir que l’accord ne sera pas publié, car l’enquête est en cours risque de compromettre l’enquête. Il est clair, cependant, qu’une explication n’est pas tenable à long terme. Je vous remercie d’avoir souligné cet aspect de la question et nous ne manquerons pas d’approfondir notre réflexion sur ce point.

Le président : Votre réponse me semble répondre en même temps au souci dont nous a fait part le sénateur Boisvenu.

[Français]

Le sénateur Carignan : Il y a une partie du projet de loi qui me préoccupe. Il s’agit de l’accord de compensation ou de réparation par rapport aux recours éventuels des victimes en matière civile ou aux recours du processus disciplinaire, notamment le conseil de discipline, l’autorité des marchés financiers.

Dans le cadre de cet accord, le gouvernement fait-il en sorte que les victimes, lorsqu’elles font partie de l’accord, ne pourront pas aller devant les tribunaux civils? Est-ce que l’accord lie les parties et empêche les victimes d’aller devant les tribunaux civils pour obtenir un dédommagement plus généreux?

[Traduction]

M. Mendicino : Il n’est aucunement envisagé d’interdire aux victimes de se prévaloir des recours qui leur sont ouverts devant d’autres instances. Un des avantages du régime que l’adoption de ce projet de loi permettra de mettre en œuvre est que les victimes auront justement la possibilité de faire valoir leurs points de vue sur les efforts de restitution, et de dire si elles estiment avoir été intégralement indemnisées. Elles auront en effet cette possibilité.

[Français]

Le sénateur Carignan : Vous comprendrez que les témoignages seront utilisés. Nous avons les représentants du gouvernement devant nous. Quand quelque chose n’est pas clair, les tribunaux se pencheront sur l’intention du législateur. Ils tiendront compte des témoignages entendus ici au comité. Je veux m’assurer que si un jour quelqu’un invoque la chose jugée pour empêcher les victimes d’avoir un recours contre une organisation qui aurait commis des infractions, par exemple, cela ne se fasse pas.

Donc, je comprends que ce n’est pas l’intention du gouvernement, en adoptant ce système, de limiter les recours des victimes pour ce qu’elles considèrent leur être dû au-delà des amendes compensatoires, notamment, ou ce genre de chose. Par conséquent, elles pourront faire appel aux tribunaux civils.

[Traduction]

Mme Qualtrough : Il n’y a rien dans ce projet de loi qui empêcherait les victimes d’exercer d’autres voies de recours. Nous espérons néanmoins que, en fin de processus, les victimes estimeront avoir été intégralement indemnisées et qu’elles ne seront pas portées à engager des poursuites. Cela dit, aucune des mesures envisagées ne les empêchera d’exercer d’autres recours.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie de votre présence ici. Nous vous savons gré de votre contribution à nos délibérations. Cela dit, il y a certaines questions que je souhaiterais vous poser.

On a dit plus tôt que les personnes qui sont, au sein de l’entreprise, responsables des actes répréhensibles en cause seraient mises en accusation. Si j’ai bien compris, l’entreprise serait tenue de révéler l’identité des coupables, et les personnes responsables d’actes illicites feraient l’objet de poursuites distinctes. J’aimerais savoir comment ce processus va selon vous se dérouler.

M. Mendicino : Une des réalités qui nous ont portés à instaurer ce régime d’accords de réparation est la difficulté qu’il y a à poursuivre les actes répréhensibles commis par une entreprise. J’ai pu voir, au cours de ma carrière au sein de la justice pénale, ce qui arrive dans ce type de dossier. Les poursuites prennent des années et exigent que l’on y consacre des ressources considérables. Or, cette partie du projet de loi, va nous permettre de faire jouer la responsabilité des entreprises qui commettent des actes répréhensibles, sans pour cela nous empêcher éventuellement de poursuivre les principaux auteurs des crimes entraînant pour les victimes un préjudice. Ces deux possibilités ne s’excluent donc pas.

Permettez-moi de dire que cette idée n’émane pas entièrement de notre gouvernement, car l’OCDE et Transparency International ont tous deux demandé au Canada d’envisager l’adoption d’une telle mesure. Ces deux institutions internationales éminemment respectées estiment en effet qu’un tel mécanisme, intéresse non seulement le droit pénal, mais vise en même temps à protéger l’intégrité de nos marchés et de notre économie, et à préserver la compétitivité du Canada par rapport à d’autres ressorts tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et les autres pays développés qui ont déjà instauré un tel régime.

La sénatrice Jaffer : Permettez-moi une question sur un point technique. D’après moi, ces accords de réparation imposent, après une condamnation, une période de probation. Une menace va ainsi peser sur l’entreprise, qui sera désormais sous surveillance, car on sera maintenant au courant de ses agissements. Mais quelles seront les modalités de cette surveillance? C’est en effet une mesure qui me paraît indiquée. Vous avez étudié comment cela se passe en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Je crois savoir que le Royaume-Uni a prévu des mesures de surveillance, ce qui n’est pas le cas des États-Unis. Quel sera le type de surveillance exercée? J’imagine, en effet, que l’on va surveiller ces entreprises, au moins à court terme, sinon indéfiniment. Quelles mesures de surveillance avez-vous prévues?

M. Mendicino : Je ne voudrais pas monopoliser la parole et nous allons donc partager avec Mme Sheppard le temps qui nous est imparti.

Mme Sheppard : Les accords de réparation seront soumis à un contrôle judiciaire pendant toute la durée de l’accord. Aux termes du régime que nous proposons, les mesures de surveillance devront être approuvées par le tribunal qui décidera si elles sont justes, raisonnables, proportionnées et dans l’intérêt de la justice. En fin de processus, et cela, seul le régime canadien le prévoit, le poursuivant devra solliciter du tribunal une déclaration attestant l’exécution intégrale de l’accord. C’est à ce point-là que le processus prend fin.

Il existe également deux autres possibilités. Selon la première, le poursuivant peut solliciter de la cour une modification de l’accord s’il estime avoir besoin d’un délai supplémentaire. Et puis, le poursuivant peut également, en cas de non-respect des dispositions de l’accord, solliciter de la cour sa résiliation.

Le tribunal intervient donc aux étapes clés du processus, parfois à deux reprises, parfois plus souvent. L’accord comprendra en outre l’obligation de rendre compte des progrès accomplis afin que l’on puisse évaluer dans quelle mesure ses dispositions ont été respectées. Il y aura, en outre, une date limite — le délai pouvant être de trois ou de cinq ans — à laquelle la compagnie devra rendre compte au poursuivant des mesures mises en œuvre. Si un contrôleur indépendant a été nommé, l’accord de réparation prévoira un certain nombre de déclarations obligatoires quant au respect des conditions imposées à l’entreprise en cause.

La sénatrice Jaffer : Je ne suis pas très au courant des accords de réparation. Comprendraient-ils normalement une clause sur les conséquences d’un non-respect des conditions prévues? En pareille hypothèse, l’accord serait alors peut-être réputé, nul et non avenu, et l’affaire portée devant la justice pénale.

Mme Sheppard : Eh bien, les accords de réparation doivent comprendre certaines conditions obligatoires. Une d’entre elles concerne l’obligation de coopérer. Une autre exige que l’entreprise fasse des efforts raisonnables pour identifier les responsables. Or, ces obligations sont prévues non seulement dans le texte de l’accord, mais même dans l’invitation à négocier que peut lancer le poursuivant. Il y a aussi un avertissement voulant que l’exigence de coopération demeure en vigueur jusqu’à la fin des procédures, et que, en cas de manquement, les poursuites pénales pourront reprendre. Il y a donc déjudiciarisation, certes, mais si les intéressés ne coopèrent pas, le poursuivant peut solliciter la résiliation de l’accord et reprendre les poursuites.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie.

La sénatrice Batters : Madame la ministre, avez-vous comparu devant le comité de la Chambre des communes chargé de se pencher sur cette partie importante de du projet de loi d’exécution du budget? Si ce n’est pas le cas, quel est le ministre qui, sur ce sujet, a pris la parole devant le comité?

Mme Qualtrough : Ce n’était pas moi. Je suis désolée, mais c’était peut-être le ministre des Finances?

M. Mendicino : Donnez-moi un instant. Je vais essayer de trouver la réponse.

Le président : Les collaborateurs du ministère de la Justice sauront peut-être si leur ministre a comparu devant le comité. Ils l’auraient peut-être même accompagnée.

Mme Qualtrough : C’était le ministre des Finances.

Le président : Seulement le ministre des Finances?

La sénatrice Batters : Pour expliquer cette partie précise du projet de loi?

Catherine McKinnon, avocate-conseil, Secteur du droit public et des services législatifs, Services des affaires judiciaires, descours et des tribunaux administratifs, ministère de la Justice Canada : C’était devant le comité des finances et je crois pouvoir dire que sur ce sujet, seul le ministre des Finances a comparu.

La sénatrice Batters : Combien de temps le comité de la Chambre des communes a-t-il consacré à l’étude de cette partie précise du projet de loi d’exécution du budget?

Mme Qualtrough : Je pourrais, encore une fois, vous obtenir le renseignement, mais je suis désolée, je ne l’ai pas sous la main.

La sénatrice Batters : Pourrais-je vous demander de nous le transmettre dans les meilleurs délais, car le temps nous est compté.

Madame la ministre, le fait que votre gouvernement ait choisi d’insérer dans ce projet de loi omnibus sur le budget une modification très sensible des dispositions du Code criminel a inspiré des critiques à Michael Spratt, avocat-pénaliste en vue. Dans un article récent, Me Spratt s’en est pris à cette manière de faire, concluant en ces termes :

Lorsque, devant la Chambre, Trudeau a attaqué l’idée même des projets de loi omnibus, il a émis un modeste vœu. Il a dit au Président de la Chambre qu’il espérait que, « pour éviter ce genre de situations problématiques, les premiers ministres n’auraient pas à l’avenir trop souvent recours à ces projets de loi omnibus. »

Je formule le même vœu en souhaitant que l’actuel premier ministre évite cela, lui aussi.

Madame la ministre, cela dit, pourquoi votre gouvernement a-t-il choisi de procéder ainsi avec cette partie du projet de loi?

Mme Qualtrough : Nous avons décidé de nous attaquer au problème des actes répréhensibles commis par les entreprises, de manière générale, dans le cadre d’un éventail élargi de politiques et de mesures qui englobent un volet pénal, mais qui s’inscrit également dans notre régime administratif. Nous estimons que le budget concerne la situation économique du pays, et que les délits commis par les entreprises ont de fortes incidences sur notre économie, qu’il s’agisse des retraités, des travailleurs ou des actionnaires. Or, nous tentons de nous attaquer à des actes répréhensibles qui ne se limitent pas uniquement aux délits pénaux et à la criminalité des entreprises.

C’est pourquoi nous avons, l’automne dernier, mené des consultations sur la question. Le ministère de la Justice et SPAC ont, en cela, œuvré de concert. C’est pourquoi nous avons consulté les parties prenantes, qui s’intéressent tant au Régime d’intégrité qu’au volet pénal des nouvelles mesures que nous avons prévues. C’est de propos délibéré que nous avons dès le départ opté pour une approche plus large qu’une simple révision des dispositions du Code criminel.

La sénatrice Batters : Est-ce dire que, selon vous, cela nous permet — et le comité de la Chambre des communes, selon des rapports parus dans la presse, n’aurait eu que 15 minutes pour étudier cette partie du texte, alors que nous-mêmes ne disposons que de très peu de temps pour nous pencher sur ces changements très considérables apportés aux dispositions du Code criminel — n’êtes-vous pas d’accord pour dire que cela ne nous laisse que peu de temps pour remplir notre mission, qui est d’améliorer le texte autant que faire se peut?

Mme Qualtrough : J’ai la plus haute estime pour la mission dont vous êtes investis. Je peux simplement répondre que nous avons opté pour une approche élargie qui prend en compte l’ensemble de l’économie et des actes répréhensibles commis par des entreprises. Nous avons voulu mettre en œuvre tout un éventail de moyens allant du droit pénal à des mesures qui s’inscrivent davantage dans le cadre des politiques générales du gouvernement. Depuis l’automne dernier, entre les consultations publiques, les annonces que nous avons faites lors de la présentation du budget, puis les dispositions que nous avons à nouveau annoncées au mois de mars, nous réfléchissons à la question et œuvrons de concert avec les parties prenantes et les spécialistes de ces questions, tant au niveau national qu’au niveau international. Il était selon nous préférable d’opter pour une approche pangouvernementale, et de modifier à la fois les dispositions pénales et les politiques gouvernementales applicables en ce domaine.

La sénatrice Batters : Une dernière question, madame la ministre : Votre gouvernement a, dans cette partie précise du projet de loi, décidé que, uniquement les grosses entreprises pourront bénéficier de ces nouveaux accords de réparation qui vont désormais figurer dans le Code criminel, et non les individus, les syndicats ou d’autres organismes publics. Comment êtes-vous parvenus à un tel choix?

Madame la ministre, pourriez-vous nous expliquer cela?

Mme Qualtrough : Le mieux serait sans doute…

M. Mendicino : C’est très volontiers que je vous répondrai sur ce point. Je dirais simplement…

La sénatrice Batters : De manière générale, je préférerais que ce soit la ministre qui réponde, mais…

M. Mendicino : La question mérite en effet d’être posée.

Ce qui ouvre la voie à un accord de réparation, c’est moins la taille de l’entreprise que la nature de l’infraction. Le blanchiment d’argent, la fraude, mais aussi les comportements répréhensibles qui, comme le disait la ministre, dépassent le périmètre des délits pénaux. C’est essentiellement cela qui va justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire permettant de conclure un accord de réparation.

La sénatrice Batters : Mais pourquoi ne pas accorder cette possibilité aux individus?

Mme Qualtrough : Vous m’excuserez, j’espère. Je n’entendais certes pas éluder votre question. J’ai simplement pensé que la réponse, qui vous serait donnée, serait plus détaillée.

Nous envisageons le problème des actes répréhensibles commis par les entreprises dans l’optique plus large des politiques publiques. Le Régime d’intégrité est structuré de manière à nous permettre de voir si les entreprises ont un comportement éthique et qu’elles vont, par conséquent, être en mesure de faire affaire avec le gouvernement du Canada. Il y a aussi le volet pénal qui permet de réprimer la criminalité des entreprises. Ce dispositif à deux volets, si vous voulez, s’intéresse en effet essentiellement aux entreprises.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je vous remercie d’accepter de revoir la question qu’on avait soulevée sur la publication et la confidentialité par rapport à la confidentialité du processus. Elle est importante. Pour ce qui est de cette nouvelle politique publique d’adopter des accords de cet ordre, est-ce que vous avez envisagé une disposition de révision après un certain nombre d’années?

On part d’un régime où il n’y a pas vraiment de procès et où on n’arrive pas à trouver de coupables ou à identifier ceux qui commettent des crimes de type financier, afin d’adopter le système qui est proposé dans le projet de loi C-74. Est-ce qu’il ne vaudrait pas la peine d’examiner l’expérience et les résultats de cette expérience, de sorte à prévoir, après un certain nombre d’années, un examen complet de la loi et de l’application de la loi et l’élaboration d’un rapport à présenter à chacune des Chambres du Parlement?

[Traduction]

Mme Qualtrough : Je voudrais d’abord préciser que le caractère public des décisions prises dans le cadre de ce régime est justement ce qui fait sa force. Ce qui portera les entreprises à faire de bons choix, pour reprendre les termes que j’emploie avec mes enfants, c’est la possibilité qu’elles auront de continuer à faire affaire avec le gouvernement du Canada. Ça, c’est le volet Régime d’intégrité, mais cela va, par ailleurs, leur permettre d’éviter les poursuites pénales. Une des caractéristiques essentielles de ce nouveau dispositif, c’est le caractère public des accords de réparation.

Cela dit, et ainsi que nous l’avons vu, tout à l’heure, dans certaines situations, dans certaines circonstances, la publicité des décisions n’est pas dans l’intérêt public et risquerait même de nuire à l’administration publique ou à l’administration de la justice. Ce type de clause pourrait cependant être inséré dans un accord de réparation. Si j’ai bien compris, ce n’est pas encore le cas, mais ce que vous suggérez me paraît prudent.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Madame la ministre, dans notre système de justice, il y a deux grandes frustrations que les victimes vivent. La première, c’est l’absence d’information, et la deuxième, c’est d’avoir l’impression qu’une loi favorise les plus nantis. Je pense que c’est ce qui risque d’arriver avec cette loi, parce qu’il y a un aspect de négociation avec l’État très important, et des gens qu’ils vont s’auto-inculper.

Vous avez suivi les audiences de la commission Charbonneau au Québec. Pendant trois ans, elle a fait la une des médias, et en fin de compte, il y a eu très peu de responsables qui ont été condamnés, du moins dans les hautes sphères. Il y a eu le dossier Earl Jones et le dossier Lacroix. La plus grande frustration des victimes dans le dossier Lacroix, c’est qu’elles n’ont jamais su où sont passés les millions de dollars de leur fonds de pension. M. Lacroix avait plaidé coupable et, selon l’entente conclue avec la Couronne, une fois qu’un accusé plaide coupable, il peut garder le silence.

Ce n’est pas une question que je vais poser; c’est sans doute une suggestion que je vais faire. Il faudra que dans ce projet de loi, le droit des victimes à l’information ne soit pas étiqueté de « raisonnable », mais qu’il porte l’étiquette d’« obligatoire ». Sinon, lorsque vous aurez un projet de loi qui a l’apparence de respecter un droit, mais qui, dans le fond, est malléable à l’égard de la partie poursuivie, vous n’aurez aucune crédibilité par rapport aux victimes d’actes criminels.

Qui plus est, au Québec, on me dit qu’il y a très peu de groupes de victimes d’actes criminels qui ont été consultés. Les spécialistes de la commission Charbonneau n’ont pas été consultés. Je crains que ce projet de loi ne corresponde pas aux attentes des victimes.

[Traduction]

Mme Qualtrough : Je vous remercie de vos conseils. Un des avantages de cette approche me paraît être qu’elle va permettre de mieux indemniser les victimes. Ce type d’accord permet une plus grande créativité au niveau des solutions offertes aux personnes qui ont effectivement été lésées par les actes répréhensibles commis par une entreprise. J’ajoute, cependant, qu’il ne s’agit aucunement d’aggraver le préjudice causé en obligeant l’entreprise à fermer, avec les pertes d’emploi que cela entraînerait, ou les autres conséquences d’une rigueur excessive.

Je comprends fort bien, monsieur le sénateur, votre préoccupation à cet égard, et c’est très volontiers que j’en ferai part à mes collègues. Je réfléchis depuis un certain temps à ce que l’on pourrait faire lorsque l’on ne parvient pas à identifier les victimes. Il y aurait peut-être une solution. Je comprends fort bien votre point de vue. Soyez certain que j’en ferai part à mes collègues.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que vous croyez que, dans notre système de justice, la créativité est toujours du côté de celui qui est accusé, et non du côté de la victime?

[Traduction]

Mme Qualtrough : Il y a là une dimension philosophique que je ne suis pas certaine de saisir complètement, mais j’espère, et je pense que ce type d’accord va permettre de scruter le comportement des entreprises de manière plus complète que ne le permet la justice pénale, et de mieux indemniser les personnes lésées par certains comportements répréhensibles.

Le président : Avant de prendre congé, au nom de mes collègues du comité, je voudrais ajouter que ce que le sénateur Pratte a dit quant à l’intérêt qu’il y aurait à rendre public après un certain délai, les accords ayant fait l’objet d’une ordonnance de non-publication, vaut également pour les victimes, qui sont les personnes les plus directement intéressées.

Ce qu’a dit le sénateur Pratte concerne l’information du public, qui doit avoir confiance en l’intégrité de la justice. Ainsi que le disait M. Mendicino, le but est effectivement de rendre la procédure publique, étant donné que la publicité est un des principes de base de la justice fondamentale. Or, lorsque ce principe doit être mis de côté, il faut éventuellement expliquer pourquoi il a convenu, dans tel ou tel cas, de faire une exception au principe de publicité.

J’estime donc que l’argument avancé par le sénateur Pratte dans l’intérêt du public vaut également pour la victime. On comprend aisément que, dans certains cas, la Couronne ne puisse pas communiquer l’accord à la victime, en raison, par exemple, d’une enquête en cours visant certains responsables de l’entreprise, ou pour quelque autre motif. Toutefois, à partir du moment où les motifs qui justifiaient la non-divulgation ne sont plus en jeu, la victime doit se voir reconnaître le droit de savoir pourquoi elle n’en a pas été informée. Il ne faudrait pas que le dossier soit mis sous scellé pendant 50 ans, comme dans le cas du dossier de la Cour suprême dont on nous a entretenus la semaine dernière. J’estime donc que l’argument invoqué par le sénateur Pratte s’applique également à la préoccupation dont a fait état le sénateur Boisvenu. Je ne sais pas si vous souhaitez répondre sur ce point.

Mme Qualtrough : Permettez-moi simplement de dire que je comprends fort bien le sens de votre observation. Je tiens, en notre nom à tous, à vous remercier du temps que vous nous avez consacré.

Le président : Je vous remercie. Nous vous savons gré de vous être rendus disponibles. Madame la ministre, monsieur Mendicino, ainsi que les collaborateurs du ministère de la Justice et de Services publics et Approvisionnement Canada.

(La séance est levée.)

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