Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 52 - Témoignages du 7 novembre 2018
OTTAWA, le mercredi 7 novembre 2018
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence, se réunit aujourd’hui, à 16 h 37, afin d’étudier ce texte de loi.
Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, j’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue aujourd’hui dans le cadre de notre étude du projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence.
Nous aurons l’occasion d’entendre M. Marc Giroux, qui est le commissaire aux affaires juridiques. Par conséquent, il a un statut très particulier dans le cadre de notre étude en ce qui concerne certaines dispositions du projet de loi. Bienvenue, monsieur Giroux.
Je présume que vous avez eu l’occasion de consulter les témoignages de vos collègues du Conseil judiciaire du Canada et de l’Association canadienne des juges des cours supérieures que nous avons entendus la semaine dernière. Vous avez sûrement constaté que certaines questions vous ont été transmises compte tenu de votre poste et de vos responsabilités.
[Traduction]
C’est un plaisir de vous accueillir cet après-midi. Le sujet que vous allez aborder suscite un vif intérêt autour de la table. La parole est à vous. Prenez le temps qu’il vous faut pour votre exposé. Ensuite, nous passerons aux questions et à la discussion avec les sénateurs.
[Français]
Marc A. Giroux, commissaire, Commissariat à la magistrature fédérale : Merci, monsieur le président. Je suis heureux d’être ici à nouveau devant votre comité. Il est important pour moi de vous entretenir au sujet du projet de loi C-58 et de ses incidences sur la magistrature et sur l’indépendance judiciaire. Comme vous le savez, le mandat de mon commissariat est de protéger l’indépendance judiciaire. C’est vraiment la raison d’être de notre bureau.
Ma présentation aujourd’hui est divisée en trois volets. Dans un premier temps, j’aimerais vous parler des indemnités qu’on retrouve dans la Loi sur les juges et des responsabilités de mon commissariat à cet égard, de ce que nous faisons pour nous préparer au projet de loi, et des enjeux qu’il soulève.
D’emblée, je tiens à vous dire que mon bureau et les juges acceptent et comprennent bien l’objectif de transparence du projet de loi C-58. Cela dit, il contient des mécanismes qui posent tout de même certains défis importants.
Tout d’abord, abordons les indemnités prévues dans la Loi sur les juges et dont il est question dans le projet de loi C-58. Il y en a quatre. À l’article 34 de la Loi sur les juges, il est question des dépenses raisonnables de déplacement des juges lorsqu’ils doivent siéger à l’extérieur de leur région. À l’article 41, il y a les dépenses de déplacement des juges lorsqu’ils participent à des conférences à l’extérieur de leur région, comme celles organisées par l’Institut national de la magistrature. Le paragraphe 27(1) porte sur les dépenses raisonnables en matière de frais accessoires, qui sont limitées à 5 000 $ par juge, et le paragraphe 27(6) traite de l’indemnité de représentation pour les juges en chef et les dépenses extrajudiciaires qu’ils engagent dans le cadre de leurs fonctions.
[Traduction]
Le commissariat est notamment chargé de l’approbation ou du refus des demandes de remboursement des dépenses des juges, conformément aux indemnités prévues dans la loi. À cette fin, nous publions, en consultation avec les juges, des lignes directrices, ou bulletins d’information, sur les dépenses admissibles. Prenons à titre d’exemple l’indemnité pour frais accessoires au titre de l’article 34 de la loi. Parmi les dépenses donnant droit à un remboursement, notons les dépenses pour l’achat de l’uniforme officiel de la cour — toge, chemise de cour, gilet et languettes — et l’achat de téléphones cellulaires, d’ordinateurs portables et d’autres appareils électroniques que le gouvernement ne fournit pas aux juges. Nous remboursons également les livres, évidemment; les frais d’adhésion à des associations professionnelles comme l’Association du Barreau canadien; les frais de représentation dans le secteur judiciaire, comme des activités dans une faculté de droit; les dépenses pour les conférences qui ne sont pas remboursées sous le régime de l’article 41; les systèmes d’alarme aux résidences des juges, étant donné la nature de leurs fonctions et la vulnérabilité qui en découle. Les dépenses couvertes sont limitées à 5 000 $ par juge.
Nous recevons environ 20 000 demandes par année; quatre employés du commissariat travaillent à temps plein au traitement des demandes. En cas de doute sur une demande, si elle porte sur une dépense qui n’est pas habituellement remboursée, ils consultent la directrice des finances et le dirigeant principal des finances. Si l’incertitude persiste, on me consulte à mon tour, et il m’incombe de déterminer si les frais seront remboursés ou non.
[Français]
La question a été posée à savoir si on refuse des réclamations. La réponse est oui, de temps à autre. De façon générale, les juges réclament seulement des dépenses auxquelles ils ont droit. Il arrive qu’ils aient des questions quant à certaines situations exceptionnelles ou autres. Dans les cas où ce n’est pas acceptable, les réclamations sont tout simplement refusées. D’autres témoins vous ont dit que nous avons un système robuste pour administrer le traitement des réclamations des juges. C’est vrai, et nous sommes aussi soumis aux vérifications du vérificateur général. Nous avons fait l’objet d’une vérification, il y a un an ou deux.
Dans l’ensemble, les juges sont relativement heureux de notre travail à cet égard, mais peut-être moins lorsqu’ils se voient refuser une réclamation. Dans l’ensemble, je pense qu’on respecte notre travail. Si un juge n’est pas heureux de se voir refuser un remboursement quelconque, le recours est une demande en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Il n’y a pas d’appel à la ministre. À cet égard, le commissaire a un pouvoir décisionnel, qu’il exerce indépendamment de la ministre et du ministère de la Justice, et cet aspect est au cœur de la raison d’être de notre bureau. Nous sommes indépendants du ministère de la Justice.
[Traduction]
D’autres témoins ont dit que nous sommes le tampon entre le gouvernement et l’appareil judiciaire.
[Français]
Au cours de mes 13 années de service au Commissariat à la magistrature fédérale, jamais un ou une ministre ne nous a demandé de voir la réclamation du juge X ou Y pour savoir si on avait ou non remboursé sa réclamation. Ça n’est jamais arrivé. Nous sommes indépendants à cet égard.
[Traduction]
Passons maintenant au projet de loi lui-même, aux exigences qu’il établit pour le commissariat et aux dispositions sur la publication de renseignements sur les dépenses des juges. Quatre éléments doivent être divulgués pour chaque dépense : le nom du juge, la date de la dépense, son montant et une description.
Comme vous le savez, il y a deux exceptions. La publication de renseignements sur une dépense n’est pas exigée si la divulgation risque de compromettre la sécurité ou l’indépendance judiciaire.
[Français]
Je n’ai pas été consulté lors du dépôt du projet de loi, et la réaction des juges a grandement varié.
[Traduction]
Lorsque le projet de loi a été présenté, je me suis engagé à sensibiliser les juges sur le projet de loi, ses exigences et les enjeux qu’il soulève. Pour ce faire, j’ai prononcé des discours devant diverses instances, notamment le Conseil canadien de la magistrature, l’Association canadienne des juges des cours supérieures, des cours de presque toutes les provinces et tous les territoires et ici même aujourd’hui.
Peut-être de manière tout aussi importante, j’ai créé un conseil consultatif pour me conseiller sur les enjeux soulevés par le projet de loi. Ce conseil compte huit membres : le juge en chef Marc Noël, de la Cour d’appel fédérale; la juge en chef Mary Moreau, de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta; deux juges de l’association, soit l’ancien président Terry Clackson, de l’Alberta, et le trésorier Thomas Cyr, du Nouveau-Brunswick; l’ancien juge de la Cour suprême du Canada Michel Bastarache; l’ancienne commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Jennifer Stoddart; Peter Donolo, le vice-président d’un important cabinet canadien de relations publiques; Roger Bilodeau, le registraire de la Cour suprême.
Je considère qu’il est important de pouvoir compter sur un groupe diversifié pour discuter des enjeux soulevés et en débattre, au besoin, et pour me guider dans la mise en œuvre de ce projet de loi.
[Français]
Les défis soulevés par le projet de loi sont d’ordre pratique pour mon bureau, d’une part. Je vais seulement en mentionner un. Nous traitons environ 20 000 réclamations chaque année. Nous appuyons 1 200 juges de nomination fédérale, et mon bureau n’est pas très grand. C’est tout de même un défi de publier l’information de façon logique afin que ce ne soit pas perçu comme un « dumping » d’information. D’autre part, nous souhaitons maintenir l’intégrité et l’exactitude des informations que nous publions et continuer à traiter les réclamations de façon efficiente.
Nous avons des défis plus importants. On vous a parlé des conséquences en ce qui concerne l’indépendance judiciaire. Lors du dépôt du projet de loi, j’ai soulevé une préoccupation en ce qui a trait aux dépenses de déplacement des juges lorsqu’ils doivent siéger à l’extérieur de leur région, particulièrement pour les cours nationales, soit la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale et la Cour canadienne de l’impôt. Les juges de ces cours siègent partout au pays et ont plus de frais de déplacement que leurs collègues dans les provinces et les territoires. La préoccupation était la suivante : est-ce que ces juges seront perçus comme de grands dépensiers comparativement à leurs collègues? Lorsqu’un juge est appelé à siéger à une audience et que la cause est reportée ou annulée, cela entraîne tout de même des frais. C’est une inquiétude que j’ai quant à ces juges et au pouvoir du juge en chef de confier des dossiers à des juges. Dans ce cas-là, la seule considération du juge en chef devrait être liée au choix du meilleur juge dans le cadre de l’administration de la justice pour entendre la cause.
Dans le cadre du projet de loi, mon objectif général est de maintenir l’équilibre entre l’idée de se conformer au projet de loi et d’assurer un respect approprié de l’indépendance de la magistrature, et de la vie privée et de la sécurité des juges.
En ce qui concerne l’exemption sur l’indépendance judiciaire, il faut l’appliquer de façon très soignée et s’assurer de ne pas en faire une échappatoire aux critères du projet de loi.
[Traduction]
Dans vos délibérations au sujet de ce projet de loi, vous voudrez peut-être examiner une proposition antérieure, soit que la publication se fasse de manière globale, du moins pour l’indemnité de déplacement. Si le projet de loi n’est pas modifié, je serais porté à appliquer l’exemption relative à l’indépendance judiciaire pour les frais de déplacement engagés par les juges pour participer à une audience, afin d’obtenir, pour cette indemnité précise, toutes les informations requises aux termes du projet de loi, sauf le nom du juge.
Je n’ai pas pris position sur la question de l’exemption relative à l’indépendance judiciaire et de la personne chargée de son application. Je sais que certains juges en chef se sont exprimés à ce sujet. Ma responsabilité consiste à me préparer en fonction de la version actuelle du projet de loi.
Cela dit, étant donné notre rôle pour le remboursement des réclamations des juges, que nous exerçons en toute indépendance, et notre mandat de protection de l’indépendance judiciaire, je suis très à l’aise à l’idée d’être responsable de l’application de cette exemption, car nous sommes bien placés pour le faire.
Je peux vous dire que j’ai assuré les membres de la magistrature que je les consulterais pour l’application de cette exemption si le projet de loi demeurait dans sa forme actuelle.
Si vous considérez que le projet de loi devrait prévoir un rôle pour la magistrature par rapport à cette exemption, je dirais qu’il faudrait aussi inclure l’Association canadienne des juges des cours supérieures, et pas uniquement le Conseil canadien de la magistrature, car le conseil joue un rôle dans le processus disciplinaire de la magistrature. Par conséquent, il devrait établir un équilibre entre son rôle à cet égard et son rôle d’examen des réclamations des juges.
[Français]
Au minimum, je vous soumets qu’il est indispensable que le commissaire joue un rôle important en ce qui a trait à cette exemption, compte tenu de nos connaissances, de nos expériences et des subtilités que l’on rencontre dans l’administration des réclamations des dépenses des juges, et afin que des décisions soient prises de façon informée. Si le projet de loi C-58 demeure tel quel, je consulterai la magistrature de toute façon quant à cette exemption.
Monsieur le président, j’ai tenté de ne pas prendre trop de temps. Toutefois, en guise d’introduction, voilà mes commentaires.
[Traduction]
J’attends vos questions avec impatience. Je ferai de mon mieux pour y répondre.
[Français]
Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux.
[Traduction]
Je suis certain qu’il y aura des questions sur divers aspects de votre exposé.
[Français]
Il m’est donc très agréable maintenant d’inviter la sénatrice Dupuis, vice-présidente du comité, à ouvrir le débat cet après-midi.
La sénatrice Dupuis : Merci, monsieur Giroux. Est-ce que je comprends bien de votre présentation que vous jugez que ce qui est prévu dans le projet de C-58, soit cette nouvelle responsabilité de publier les dépenses individuelles des juges, entre dans le cadre de votre mandat? Autrement dit, voyez-vous des raisons de principes qui feraient en sorte qu’on ne pourrait pas vous confier ce genre de mandat?
M. Giroux : Je comprends que des soumissions vous ont été faites à cet égard. Je ne prends pas position sur les enjeux constitutionnels. De façon pratique, je vous dirais, par contre, comme je l’ai dit plus tôt, que nous voyons au remboursement de ces dépenses sans aucune ingérence du gouvernement. Dans le détail, à savoir ce qu’un juge X a dépensé lorsqu’il est allé à tel endroit pour siéger ou pour assister à une conférence, on ne s’ingère pas dans nos fonctions. On rend les décisions de façon indépendante.
Au risque de me répéter, si le projet de loi demeure tel quel, je n’ai pas de problème à assumer cette fonction pour exercer l’exemption. Je le ferais de toute façon avec la magistrature pour obtenir ses points de vue.
La sénatrice Dupuis : Vous avez dit que les seules dépenses où il y aurait un élément à considérer sont liées aux déplacements des juges individuels. Y a-t-il une objection de principe, dans votre esprit, à publier les dépenses des juges individuels? Puisque ces dépenses seraient publiées, je présume qu’on fournirait des explications sur le fonctionnement des tribunaux, le fait que ce soit une cour itinérante et que cela nécessite plus de déplacements. Y a-t-il une raison de principe, ou par la nature des choses, qui ferait en sorte qu’on ne puisse pas publier les dépenses liées aux déplacements des juges individuels?
M. Giroux : Lorsque viendra le temps de voir à la publication, on expliquera du mieux qu’on peut les fonctions des juges, les indemnités prévues dans la Loi sur les juges et les réclamations auxquelles ils ont droit.
Quant aux autres indemnités, soit les frais accessoires ou les faux frais, tel qu’il est indiqué dans la loi, ou les frais de représentation, il est difficile, à ce point-ci, de donner des exemples où l’exemption pourrait s’appliquer. Dans des cas individuels, il n’est pas impossible qu’on soulève certains aspects qu’on n’avait pas examinés. Toutefois, c’est moins évident.
Concernant les dépenses de déplacement pour siéger, un bon argument peut être fait. Je prends l’exemple de la Cour fédérale, où le juge en chef a une décision à prendre pour déterminer à quel juge il confierait un procès qui aurait lieu en Alberta pendant deux semaines. Il détermine qu’une juge en particulier serait la candidate parfaite pour entendre cette cause. Or, on vient de l’envoyer pour un mois en Colombie-Britannique durant le même trimestre, et elle a engagé certaines dépenses, entre autres, pour l’hôtel et l’avion. Si, en comparaison avec ses collègues, il apparaît que ses dépenses sont assez élevées, il se peut qu’on doive nommer quelqu’un d’autre pour entendre la cause. Cet aspect est au cœur de l’indépendance judiciaire institutionnelle et du pouvoir du juge en chef d’assigner un dossier à quelqu’un. D’après moi, la seule considération devrait être le choix de la meilleure personne pour entendre la cause. Le juge en chef ne devrait pas être obligé de tenir compte d’autres facteurs, comme les dépenses élevées.
À l’égard des frais de déplacement pour siéger, je peux y voir un argument valable.
La seule chose que j’ajouterais, c’est que les juges ne sont pas en mesure, non plus, d’expliquer aux médias pourquoi leurs dépenses sont plus élevées. Cet élément devient sensible si une personne est affectée à un procès de longue durée, ou à quelques procès de longue durée, et qu’elle engage des dépenses plus élevées que ses collègues.
La sénatrice Dupuis : Si je comprends bien votre réponse, vous êtes en train de dire aux contribuables qu’il est normal qu’un juge en chef veuille affecter le juge le plus compétent à une cause, même si le procès se tient à une certaine distance de sa base de résidence.
M. Giroux : Oui.
La sénatrice Dupuis : J’aimerais bien comprendre votre statut. Vous avez dit que le ministre ne s’ingère pas dans vos fonctions. On nous dit que le commissaire à la magistrature dépend de l’exécutif et qu’il y a interférence de l’exécutif dans le judiciaire, et qu’on n’est plus capable de bouger. Y a-t-il quelque chose contre nature dans la publication de dépenses prises en charge par les fonds publics quand il s’agit du travail des juges? Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre votre statut?
M. Giroux : Essentiellement, en vertu des dispositions de la loi, le commissaire est nommé par décret en conseil, à la suite de consultations auprès du Conseil canadien de la magistrature. Le commissaire, en vertu de la loi, est le délégué de la ministre pour l’administration de la partie I de la Loi sur les juges, qui traite des indemnités des juges. En vertu de cette même disposition, la ministre peut demander au commissaire de prendre d’autres responsabilités. C’est en vertu de cette disposition que mon bureau voit au processus de nomination des juges, à la formation linguistique ou à d’autres éléments semblables.
En ce qui concerne la nomination des juges, la ministre pourrait modifier le régime et indiquer le mode de fonctionnement dorénavant. Nous mettons en œuvre ce que la ministre nous demande de faire et d’administrer. J’ajouterais que la Loi sur les juges prévoit notre indépendance du ministère de la Justice.
Pour ce qui est de l’administration de la partie I de la Loi sur les juges, j’aimerais soulever un point. Les commissaires successifs ont indépendamment géré l’administration du remboursement des dépenses des juges indépendamment des ministres successifs. Je ne vous dirai pas qu’un ministre n’a jamais posé de questions sur certaines dépenses, mais jamais on n’a demandé de voir telle réclamation de tel juge. C’est fait de façon complètement indépendante par le commissaire. Il y aurait un problème si un ministre ou une ministre demandait ou exigeait d’en savoir davantage. À ce moment-là, je crois que la magistrature serait d’avis qu’il n’y a plus d’indépendance dans l’administration du processus.
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, monsieur Giroux. J’ai quelques questions à vous poser. Évidemment, nous sommes tous préoccupés par le fait qu’il ne faut pas que le projet de loi C-58 porte préjudice à la confiance du public à l’égard du système de justice. À mon avis, c’est fondamental, et notre réflexion doit porter là-dessus.
La semaine dernière, Normand Sabourin, du Conseil canadien de la magistrature, est venu témoigner devant notre comité, et il a affirmé que ce projet de loi, tel qu’il est appliqué, représente un risque sérieux et que l’accès à la justice est compromis, notamment dans les régions éloignées. Je pense à nos juges itinérants au Québec. J’en ai connu quelques-uns, comme le juge Couture, qui a voyagé dans le Nord du Québec pendant de nombreuses années, ce qui impliquait des dépenses importantes. Si on décide de publier les dépenses de tous les juges, est-ce que cela pourrait compromettre l’administration de la justice dans les régions éloignées, qui coûte beaucoup plus cher que l’administration de la justice à Gatineau ou à Longueuil, par exemple?
M. Giroux : Je vais répondre du mieux que je peux. À l’égard de certaines cours itinérantes, par exemple, la Cour canadienne de l’impôt, dont les juges ont l’obligation d’aller siéger dans des régions éloignées, il y aurait peut-être une hésitation à siéger dans ces régions, compte tenu de la publication des dépenses.
Le sénateur Boisvenu : Est-ce que cela pourrait avoir un impact sur la fréquence des déplacements, par exemple, pour un juge qui est appelé à se déplacer tous les mois? Étant donné que cela coûte cher et qu’il pourrait faire l’objet de critiques, il pourrait se déplacer tous les deux mois. Est-ce qu’on pourrait envisager une telle décision pour éviter des critiques?
M. Giroux : C’est un peu de la spéculation, parce que l’administration de la justice appartient au juge en chef. Donc, il lui appartiendrait de déterminer si, compte tenu de la publication, on change la façon de faire. Les cours itinérantes sont un atout à notre système de justice, parce qu’elles peuvent justement siéger dans des régions plus éloignées et pas seulement dans les centres urbains. Par exemple, on m’a déjà dit que la Cour canadienne de l’impôt a déjà siégé dans un sous-sol d’église ou dans la résidence d’un contribuable qui ne pouvait pas se déplacer. C’est bien d’avoir un tel système, mais à savoir si cela serait compromis par la publication des dépenses, il est un peu difficile pour moi d’émettre un commentaire à cet égard. Il appartiendrait au juge en chef de faire cette détermination.
Le président : Votre question pourrait être posée demain.
Le sénateur Boisvenu : J’écoutais la juge Gibeault, qui est une excellente commentatrice dans le monde de la justice. Elle vantait les mérites du projet de loi que mon collègue de l’autre endroit a déposé. Ce projet de loi vise à apporter une modification au Code criminel afin d’offrir un soutien aux membres d’un jury s’ils souffrent d’un choc post-traumatique. Les membres d’un jury doivent parfois assister à des causes difficiles et, à la fin du procès, on les abandonne.
Selon cette juge, beaucoup de juges vivent des procès très difficiles, et il arrive qu’ils doivent obtenir du soutien pour s’en remettre. Dans le cadre du projet de loi actuel, ce type de dépenses serait-il publié?
M. Giroux : Quand vous parlez du type de dépenses, faites-vous référence à du counselling?
Le sénateur Boisvenu : Un juge qui irait en thérapie pendant une semaine ou deux, par exemple?
M. Giroux : Non. Un programme de counselling est en place pour la magistrature. Ce programme est subventionné à même notre budget opérationnel et non par l’entremise des dispositions dont il est question dans le projet de loi. À cet égard, les dépenses d’un juge liées à ce programme ne seraient pas publiées. Je ne pense pas avoir déjà vu de cas où on ait dû faire appel aux dispositions dont il est question dans le projet de loi pour rembourser des sommes à un juge qui a obtenu du counselling. À ce moment-là, j’ose croire qu’on pourrait faire valoir un argument en vertu d’une exemption pour exclure ce genre de dépenses. Ce serait inacceptable, selon moi, qu’on publie de telles dépenses.
Le sénateur Boisvenu : J’aimerais vous poser une dernière question. Selon certains des témoins du milieu de la magistrature qui ont comparu devant notre comité, il y a eu peu de consultations, et on n’a pas vraiment été à l’écoute de leurs préoccupations. Le projet de loi ne semble pas avoir beaucoup progressé entre la période des consultations et le dépôt du texte de loi. Quelle a été votre participation dans le cadre de ce projet de loi? Avez-vous formulé des commentaires? Avez-vous mené des consultations?
M. Giroux : Je n’ai pas été consulté. Toutefois, compte tenu de mon rôle et de l’indépendance qui y est liée, je ne participe pas vraiment à l’élaboration de projets de loi ou de politiques qui concernent les juges. Il y a une unité spécifique du ministère de la Justice qui élabore de telles lois. Il ne serait pas nécessairement anormal que je ne sois pas consulté. Parfois, on le fait de façon informelle pour voir s’il y a des problèmes quelconques, mais en ce qui concerne ce projet de loi, on m’a avisé qu’il serait déposé seulement quelques jours avant.
Le sénateur Dalphond : J’aimerais revenir sur une question pour éclairer le comité. On parle de 20 000 réclamations par année, et c’est pour le total des réclamations, indépendamment des quatre catégories mentionnées plus tôt. Serait-il possible d’obtenir des chiffres sur le nombre de réclamations par catégorie? Cela nous permettrait de comprendre ce que représentent les frais de déplacement des juges, les frais liés aux conférences, les frais accessoires et les frais d’indemnité des juges en chef.
M. Giroux : Pour ce qui est des frais accessoires, soit ceux visés par le paragraphe 27(1) de la Loi sur les juges, ils sont sujets à une limite de 5 000 $ par juge. Donc, il y a 1 200 juges. À l’heure actuelle, il y en a un peu moins. Ce nombre varie selon le nombre de nominations et le nombre de postes vacants, mais habituellement, il y a environ 1 200 juges de nomination fédérale. L’année dernière, 5 010 000 $ ont été payés aux juges en vertu de cette indemnité, c’est-à-dire les faux frais. Pour ce qui est de l’indemnité de représentation — encore là, il y a une limite à ce que chaque juge en chef peut réclamer —, elle se situe à 10 000 $ par juge en chef ou à 12 500 $ pour le juge en chef d’une province. Au cours du dernier exercice financier, ces dépenses se sont élevées à 431 000 $. Les frais de déplacement prévus à l’article 34, c’est-à-dire les frais destinés aux audiences, pour 1 200 juges, l’année dernière, étaient de 10 800 000 $. Ici, on parle essentiellement de vols, d’autres moyens de transport, de frais d’hôtel, d’hébergement et de repas.
Le sénateur Dalphond : Vous avez dit 10 800 000 $.
M. Giroux : C’est exact.
Le sénateur Dalphond : Merci.
M. Giroux : En ce qui concerne les frais liés aux conférences prévus à l’article 41, les chiffres se situent — je vais les diviser en termes d’inscriptions à des conférences — à 9 471 000 $ l’année dernière pour les 1 200 juges. J’ajouterais à cela les frais de déplacement de 7 308 000 $ dans le cadre de conférences; par exemple, je fais référence aux frais de déplacement pour participer à des conférences organisées par l’Institut national de la magistrature ou un tribunal ou d’autres organismes qui offrent des conférences, ou à des conférences qui s’adressent aux juristes, comme celles de l’Association du Barreau canadien.
Le sénateur Dalphond : Donc, on parle d’une somme de 16 à 17 millions de dollars en frais de conférences.
La sénatrice Dupuis : Oui.
M. Giroux : C’est exact. Le total qui a été payé, en vertu de ces quatre indemnités, est de 33 620 000 $. Ces chiffres apparaissent dans nos états financiers, que vous pouvez retrouver sur notre site web. Évidemment, ils sont catégorisés selon les exigences du gouvernement en ce qui a trait aux états financiers, mais ils y apparaissent.
Encore là, il s’agit des réclamations de 1 200 juges de nomination fédérale, et je répéterais que les indemnités de frais accessoires et de frais de représentation sont sujettes à une limite par juge.
Le sénateur Dalphond : Concernant les frais d’inscription aux conférences, vous les distinguez des frais de déplacement pour se rendre à une conférence ailleurs au Canada ou même dans le monde. Les frais d’inscription, vous les avez départagés. L’un des témoins que nous avons reçus récemment nous a expliqué que les juges n’étaient pas au fait des montants qui sont imputés pour les frais d’inscription lorsque la conférence est organisée par l’Institut national de la magistrature; le juge ne réclame donc pas de remboursement pour les frais d’inscription. Est-ce votre bureau qui paie les frais d’inscription au nom des juges?
M. Giroux : Oui. L’INM est le plus grand pourvoyeur de formations judiciaires au Canada et a bonne réputation à cet égard. Étant donné que c’est surtout lui qui offre cette formation, à des fins d’efficience et pour éliminer les dédoublements, cette dépense est directement payée par notre bureau à l’INM. Ainsi, nous épargnons cette tâche aux juges; au lieu de payer et de se faire rembourser, la dépense est directement payée à l’INM.
Cependant, vous avez raison de dire que, dans certains cas, cela signifie qu’un juge ne connaîtra pas nécessairement la valeur de son inscription à une formation offerte par l’INM.
Le sénateur Dalphond : Si je peux terminer sur cette question, un juge qui assisterait à une conférence du Barreau canadien à Vancouver, si on applique la loi, déclarerait qu’il a dépensé X pour ses taxis, Y pour son hôtel, Z pour ses frais d’avion et A pour les frais d’inscription.
M. Giroux : C’est exact.
Le sénateur Dalphond : Cela donnerait le total de sa participation à ce colloque. Qu’allez-vous faire concernant le juge qui se déplace à Vancouver pour une conférence organisée par l’Institut national de la magistrature qui ne connaît pas la partie A, les frais d’inscription?
M. Giroux : Vous avez mis le doigt, monsieur le sénateur, sur un enjeu réel. À l’heure actuelle, ce que j’ai l’intention de faire, si le projet de loi demeure tel qu’il est, c’est de publier l’information relative au déplacement du juge, y compris ses frais de transport, de repas et d’hébergement, et de publier tout de même les frais qui seront payés, en vertu de l’article 41, à l’INM. Cela fera l’objet d’une publication quelconque si on ne l’assigne pas à un juge. On expliquera dans la publication que des frais ont été payés à l’INM pendant la période visée pour les formations offertes aux juges, et on tentera d’établir autant de détails quant au nombre de juges qui ont participé à cette formation et aux différents sujets de la formation.
Le sénateur McIntyre : Merci de votre présentation, maître Giroux.
Ma question porte sur les lignes directrices publiées par votre bureau. Je comprends que ces lignes directrices vous guident lorsque vous examinez les demandes de remboursement des dépenses judiciaires. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces lignes directrices?
M. Giroux : Oui. Essentiellement, nous avons trois genres de lignes directrices; trois bulletins d’information, si vous voulez, qui sont pertinents au projet de loi C-58 et pour les indemnités, dont l’un porte sur les dépenses des frais accessoires payables en vertu de l’article 27(1), et l’autre porte sur les frais de déplacement, autant pour siéger que pour assister aux conférences. Il traite essentiellement autant de l’article 34 que de l’article 41, parce qu’en fin de compte, il s’agit de déplacements, peu importe, et que les mêmes critères s’appliquent dans le cas d’une disposition ou de l’autre.
Tantôt, j’ai mentionné les éléments qu’un juge peut réclamer en vertu de l’indemnité des frais accessoires, et le bulletin d’information fait état de ces divers éléments. J’ai nommé une toge, par exemple, la tenue de rigueur pour aller en cour et la tenue de rigueur seulement. J’ai nommé des frais d’adhésion à une association juridique quelconque. J’ai nommé des frais d’équipement électronique, un BlackBerry, un iPhone, une tablette, un ordinateur portable, une imprimante pour la maison. Les frais de services Internet à la maison sont payés pour les recherches qu’ils effectuent, et des activités. Lorsque des cabinets privés et les cours veulent attirer les meilleurs candidats et candidates, parfois, un juge peut participer à ce genre d’activité à l’école de droit. Il pourra alors réclamer ses dépenses en vertu des frais accessoires. C’est essentiellement ça, les frais accessoires.
Quant aux frais de voyage, on impose des limites. En ce qui a trait à l’hébergement, on impose des limites par nuitée à l’hôtel. On a une indemnité quotidienne également pour les repas des juges. En tant que fonctionnaires, nous pouvons réclamer une indemnité quotidienne lorsque nous voyageons pour le travail, qui est établie par le Conseil national mixte. Essentiellement, pour les fonctionnaires, cette indemnité se situe à environ 107 $ et quelques cents par jour, à l’heure actuelle, pour les repas et les frais accessoires. Pour les juges, c’est 110 $. C’est essentiellement la même chose.
Le sénateur McIntyre : Ces lignes directrices sont-elles comparables à celles du Conseil du Trésor pour les cadres supérieurs?
M. Giroux : Elles sont très comparables. La question qui est soulevée, c’est que les juges ne sont pas des employés du gouvernement fédéral; on n’émet pas les mêmes lignes directrices que le conseil adresse aux fonctionnaires, mais on s’en inspire certainement pour appliquer les mêmes critères aux juges.
Dans le cas des frais hôteliers, par exemple, auxquels on impose des limites, si le juge a été appelé à siéger à Calgary pendant le Stampede, ou à Toronto pendant le Festival international du film ou à Montréal pendant le Grand Prix, il devient impossible de trouver une chambre d’hôtel selon les tarifs; à ce moment-là, on demande au juge de trouver trois endroits qui offrent des prix comparables, et si les prix se situent dans cette fourchette, on accepte de payer le prix, parce que l’administration de la justice l’exige. On a des critères et on exerce une certaine flexibilité là où il y a lieu de le faire. De façon générale, par contre, on applique les critères établis.
Le sénateur McIntyre : Votre bureau se base-t-il sur les mêmes lignes directrices que celles du registraire de la Cour suprême du Canada?
M. Giroux : Le registraire et moi nous échangeons des questions de temps à autre. Je vous dirais que la forme que prennent ses lignes directrices est un peu différente, mais essentiellement, c’est plus ou moins la même chose.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Merci beaucoup, monsieur Giroux. C’est un plaisir de vous accueillir au comité. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir pris le temps de comparaître.
Concernant les frais pour les conférences du Conseil canadien de la magistrature et le programme de counselling que vous financez à même votre budget de fonctionnement, par exemple, dois-je comprendre que ces choses ne sont pas attribuées, que les juges n’ont pas à présenter de demande de remboursement des dépenses à cet égard?
M. Giroux : Prenons le programme de counselling comme exemple. Depuis quelques années, une partie de notre budget de fonctionnement est réservée à cette fin pour que les juges qui ont besoin de ce programme puissent y avoir accès, puisque la loi ne comprend aucune disposition nous permettant de rembourser ces frais. Il existe des programmes de ce genre pour les fonctionnaires, par exemple, mais il n’y a rien de comparable pour les membres de la magistrature.
Quant aux conférences de l’Institut national de la magistrature, il a été décidé depuis longtemps que ces frais seraient payés directement, par souci d’efficacité, au lieu de demander aux 1 200 juges qui participent à plusieurs conférences par année de présenter une demande de remboursement au commissariat.
La sénatrice Lankin : Je comprends.
M. Giroux : Je souligne au passage que le nom des juges n’est pas précisé actuellement.
La sénatrice Lankin : Je pense que vous avez peut-être laissé entendre que si ce projet de loi est adopté, vous vous sentiriez obligé de publier les noms des juges. J’aimerais que vous me donniez des précisions à ce sujet.
M. Giroux : C’est une excellente question. Pour nous, c’est une chose avec laquelle il est difficile de composer. Actuellement, il y aurait deux options : attribuer cela à chacun des juges ou, si ce n’est pas possible, donner une explication adéquate pour les montants versés à l’Institut national de la magistrature en vertu de l’article 41, avec les raisons pour lesquelles on procède ainsi.
La sénatrice Lankin : Je ne comprends pas pourquoi la loi exigerait que cela soit attribué individuellement aux juges. Je pense qu’il existe toutes sortes de programmes institutionnels, si vous me permettez ce terme. Je comprends le point soulevé par la question du sénateur Dalphond, soit que d’autres programmes de formation seraient traités différemment et qu’il y aurait des dépenses.
Je suis certaine que d’autres membres du comité ont reçu, comme moi, une lettre du juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt. Malheureusement, je ne l’ai pas avec moi, mais c’était une lettre détaillée, réfléchie et utile. Je l’ai lue rapidement, et j’ai l’intention de la relire. Je pense qu’il a également fait valoir que le problème n’est pas tant lié aux frais accessoires qu’aux frais de déplacement.
J’essaie donc de comprendre cet aspect, pour les Canadiens, concernant l’utilisation des fonds dans la fonction publique. Il s’agit d’un élément extrêmement important de notre fonction publique, mais nous avons besoin de transparence et nous avons besoin de comprendre. Le seul argument que vous avez avancé pour expliquer en quoi il est délicat de divulguer les dépenses de déplacement des juges, c’est que cela pourrait obliger le juge en chef, de qui relève de l’affectation des juges aux causes, à veiller à ne pas causer un déséquilibre des dépenses d’un juge à l’autre.
Y a-t-il autre chose? Pour moi, le problème semble toucher davantage le juge en chef. Je pense qu’il y a des explications très valables. Au fil des ans, beaucoup d’entre nous ont examiné diverses choses — comme des listes dorées et la publication des dépenses publiques — et ont dû affronter le barrage initial de questions, en sachant toutefois que les choses finissent par se calmer.
Y a-t-il autre chose au centre des préoccupations sur la menace que représenterait la publication des dépenses de déplacement pour l’indépendance de la magistrature?
M. Giroux : Oui; il y a deux choses. Je vais d’abord traiter brièvement du point que vous avez soulevé concernant l’obligation de publier des informations liées à la formation des juges. La raison pour laquelle je me sentirais obligé de le faire, c’est que les dépenses sont remboursées en application de l’article 41, qui prescrit que ces dépenses doivent être publiées. Donc, j’estime que ces dépenses devraient être rendues publiques.
Quant à la question de l’indépendance judiciaire, pour aborder la question de façon générale, deux autres témoins qui ont comparu au comité la semaine dernière pourraient exprimer avec plus d’éloquence les raisons pour lesquelles cela pourrait être nuisible. J’aimerais souligner deux points qu’ils ont soulevés. Premièrement, ces renseignements pourraient aussi être utilisés par des parties comparaissant ou souhaitant comparaître devant un juge pour le mettre dans l’embarras, bref, il s’agirait d’utiliser ces informations de manière malveillante pour nuire au juge. Des juges partout au pays ont exprimé cette préoccupation.
L’autre aspect que je tiens à souligner est qu’au Canada, nous avons la chance d’avoir un appareil judiciaire qui jouit d’une très bonne réputation et de la confiance du public. La possibilité que la publication des dépenses puisse miner la confiance du public à l’égard de la magistrature suscite de graves préoccupations.
Voilà deux arguments qui ont été avancés. Je vous prie de m’excuser, encore une fois. Je pense que d’autres témoins ont parlé plus longuement de ces facteurs. Ce sont deux des principaux facteurs qui ont été soulevés.
La sénatrice Lankin : J’ai assisté à cette réunion et j’ai relu ces témoignages. Je vous dirai que j’ai toujours la difficulté à comprendre. Je comprends la préoccupation sur le risque d’embarras. Tous les titulaires d’une charge publique qui devaient divulguer leurs dépenses ont eu cette préoccupation avant que ce soit fait. Utilisés à des fins malicieuses... J’essaie vraiment d’avoir une réponse.
Votre commentaire le plus convaincant — sans vouloir minimiser l’importance des témoignages d’autres personnes — portait sur l’incidence sur les décisions du juge en chef concernant l’assignation des causes. Cette préoccupation peut-elle être atténuée en donnant au public des explications adéquates sur le processus d’assignation des causes, et cetera? Je n’essaie pas de me montrer difficile, mais je ne comprends pas comment, fondamentalement, cela peut nuire à l’indépendance judiciaire.
M. Giroux : Concernant votre dernier point, nous expliquerons le processus de notre mieux, évidemment. Nous communiquerons avec les médias avant la publication, s’ils le souhaitent, pour leur expliquer le processus de publication et les montants des indemnités des juges, pour qu’ils comprennent mieux le fonctionnement de tout cela. Toutefois, les dépenses de certains juges feront évidemment l’objet de discussions au sein du public, dont certaines de façon plus marquée.
Contrairement aux parlementaires, les juges ne sont pas en position de se défendre. Ils ne peuvent donner d’explications sur leurs dépenses. Ils ne s’expriment pas en public et ne discutent pas des causes en public. Les juges n’ont pas la possibilité d’aborder ces questions publiquement, ce qui pose problème.
La sénatrice Lankin : J’ai une question à ce sujet; je réfléchissais justement à cela pendant que vous parliez. C’est peut-être simpliste et cela trahit peut-être mon manque de compréhension des processus, mais serait-il possible d’avoir comme politique que toute enquête de cette nature soit référée au juge en chef, de qui relèvent l’assignation des causes et les déplacements?
M. Giroux : On l’a évoqué, et cela pourrait être une idée à explorer. J’ajouterais toutefois que le juge en chef est tout de même juge; je ne suis pas certain qu’il aimerait être un porte-parole auprès du public pour défendre les dépenses des juges. Nous ferons de notre mieux pour jouer un rôle à cet égard. Nous devrons renforcer nos capacités. Il est en effet difficile pour un juge en chef d’expliquer aux médias pourquoi les dépenses d’un juge sont raisonnables comparativement à celles d’un autre, ou même simplement pour dire en quoi elles sont raisonnables.
J’aimerais faire un commentaire au sujet des conférences. On peut certainement comprendre pourquoi les dépenses de déplacement des juges pour la tenue d’une audience peuvent poser problème. Au sujet des conférences, certains juges en chef m’ont dit qu’après avoir été nommés juges, ils ont assisté au plus grand nombre de conférences possible sur divers aspects du droit afin d’accroître leurs connaissances, puisqu’ils jugeaient ne pas avoir des connaissances aussi approfondies qu’ils l’auraient souhaité. Si ces informations sont rendues publiques, je pense que certains juges hésiteront ou seront réticents à participer à certaines conférences, mais pas à toutes, de crainte d’être perçus comme de grands dépensiers, ou comme un juge qui a assisté à tant de conférences en raison d’un manque de connaissances. Cet aspect suscite certainement des préoccupations.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aimerais poursuivre dans la même veine concernant les conférences. Est-ce que je comprends bien que ce qui entre dans cette catégorie, c’est la formation des juges en général? Est-ce que cela comprend une formation que doit suivre un juge parce que le Conseil canadien de la magistrature l’a décidé? Est-ce indiqué quelque part? Que comprend la catégorie « conférences »? Y a-t-il d’autres types de formation donnés ou reçus qui ne seraient pas publiés?
M. Giroux : En vertu du projet de loi à l’heure actuelle, nous aurions l’obligation de publier toute dépense liée à toute conférence. Les conférences varient énormément. Il y en a qui sont mandatées par le Conseil canadien de la magistrature, des conférences obligatoires pour lesquelles chaque juge doit participer à un certain nombre d’heures de conférence par année. Dans l’ensemble, elles sont offertes d’une part avec l’approbation du Conseil canadien de la magistrature. Ce dernier passe un nombre de résolutions chaque année quant aux conférences offertes. Celles-ci varient beaucoup et touchent la formation des nouveaux juges, ainsi que différents domaines de droit — que ce soit le droit pénal, de la famille, ou autre — et des sous-domaines particuliers à chaque grand domaine de droit. Par exemple, la formation en droit relatif aux agressions sexuelles est beaucoup plus offerte maintenant. La plupart de ces conférences approuvées par le Conseil canadien de la magistrature sont offertes par l’Institut national de la magistrature.
Il y a également, pour chacune des cours individuelles, de la formation offerte à ses juges. Chaque cour tient une assemblée de toute sa cour au minimum deux fois par année, et peut tenir d’autres assemblées de groupes plus restreints de sa cour. À presque chaque instance, il y a une formation offerte aux juges selon les besoins de la cour. Cette formation peut être offerte par l’Institut national de la magistrature, qui est contractée par la cour pour offrir cette formation. La cour peut aussi demander à un autre organisme d’offrir la formation, ou elle peut elle-même la mettre sur pied. Elle peut inviter, par exemple, un juge expert dans un domaine spécifique du droit à venir entretenir la cour de ce domaine. Je ne sais pas si je suis clair, mais il y a beaucoup de formation qui est offerte.
Les deux grandes divisions sont les formations approuvées par résolution du conseil, où un nombre restreint de juges peut participer chaque année, et celles offertes par les différentes cours aux juges. J’ajouterais une troisième catégorie, où un juge veut participer à une conférence offerte par l’Association du Barreau canadien — que je semble mentionner souvent aujourd’hui — ou un autre organisme semblable.
La sénatrice Dupuis : J’ai une sous-question par rapport à l’affectation, dans la même veine que celle de la sénatrice Lankin. Il y a la question de la sécurité des juges, où les parties au litige pourraient vouloir embarrasser ou menacer les juges. Dans la situation actuelle où des cours itinérantes se déplacent dans de petites villes, où à peu près tout le monde sait que le juge, les procureurs et les témoins sont de passage et que tout ce monde dîne ensemble le soir, qu’est-ce que cela va changer? Il existe des cas très bien documentés de cette réalité.
Qu’est-ce que cela va changer, le fait que ce soit publié éventuellement? Est-ce que la question de la publication des dépenses ne nous amène pas plutôt à un problème quant à l’affectation des juges aux causes? Vous avez raison de dire que le juge en chef n’est peut-être pas bien placé pour expliquer pourquoi tel juge a voyagé plus, parce que c’est ce juge qui a affecté les juges en question à ces causes. Cela ne met-il pas en cause la gestion de l’affectation et la base sur laquelle les juges sont affectés à ces fameux voyages et procès? N’est-ce pas la compétence des juges qui est en cause? Il est clair que les chiffres des dépenses peuvent refléter autre chose que le fait que tel juge est allé à telle place et que cela a coûté tant. Cela ne met-il pas à jour un problème d’affectation, finalement?
M. Giroux : Cela met à jour un certain problème d’affectation et un problème de communication également. Pour illustrer mon point, dans mon cas, mes dépenses, comme tout fonctionnaire, sont publiées sur notre site web chaque trimestre. Lorsqu’on publie cette information, j’ai un avant-goût de ce qui va paraître.
Dans certains cas, je peux le soulever, comme je l’ai déjà fait, auprès de ma directrice des finances. S’il est indiqué que je suis allé au Nouveau-Brunswick, mais je n’y suis pas allé, parce que j’ai dû annuler, elle me répondra que des frais ont été engagés. Cependant, j’ai un crédit pour ce type de situation, et on peut l’appliquer plus tard. Il me semble qu’il serait plus logique de l’appliquer à un voyage que j’effectue.
Je m’excuse de l’exemple un peu anodin, mais ce que j’essaie de dire, c’est que sur 1 200 juges, il n’y a pas d’occasion pour notre bureau de leur donner un aperçu de ce à quoi leurs dépenses ressembleront. À ce moment-là, il n’y a aucune occasion pour eux de signaler les problèmes, s’ils n’ont pas effectué le voyage, comme dans mon cas au Nouveau-Brunswick. Cela devient problématique et fait en sorte que des erreurs peuvent arriver. Malheureusement, il y a erreur humaine.
Je prenais l’exemple des audiences des juges qui peuvent être très imprévisibles. Cette semaine, un juge m’a dit que trois de ses procès ont été annulés dans la même semaine, et qu’il avait réservé chaque fois, parce que nous leur recommandons de réserver le vol le moins cher. Cela devient un casse-tête administratif pour réclamer le montant et l’appliquer ailleurs. Les audiences sont imprévisibles. Les juges peuvent être appelés à présider une audience à la dernière minute pour une quelconque raison. À ce moment-là, les frais sont plus chers. On peut annuler à la dernière minute et des frais sont engagés. Je ne sais pas si je réponds à votre question, sénatrice, mais essentiellement, oui, l’affectation des dossiers est une préoccupation importante à considérer, et sur l’ensemble de la communication et de la publication de l’information, ce n’est pas évident non plus.
Le sénateur Boisvenu : Merci, monsieur Giroux. Dans le cas des juges qui président des causes liées à la sécurité publique ou nationale — pensons aux causes liées au terrorisme —, est-ce qu’il pourrait y avoir une exception, pour protéger l’indépendance du juge, où l’on ne publierait pas d’information liée au coût du procès?
M. Giroux : Il se pourrait que ce soit le cas, monsieur le sénateur. À ce point-ci, il est difficile d’énumérer toutes les situations où des exceptions s’appliqueraient. Ce qu’on voit, c’est s’il y a des endroits où, de façon générale, cette exemption mérite d’être appliquée. En ce sens, les frais de voyage pour siéger sont probablement la première exemption qui vient à l’idée. On devra considérer, de temps à autre, certaines situations sur une base individuelle. Si un juge engage des frais pour siéger dans le cadre d’une cause en particulier, et si, pour une raison ou une autre, cela peut porter atteinte à sa sécurité ou à son indépendance judiciaire, il faudra l’examiner.
Le sénateur Boisvenu : À la page 2 du projet de loi, à l’article 90.11, on parle du rôle de l’administrateur en chef ou de l’administrateur adjoint. Je comprends que, dans le processus de publication des dépenses, la personne qui intervient est l’administrateur en chef ou l’administrateur adjoint, n’est-ce pas?
M. Giroux : Cette disposition traite du rôle du Service administratif des tribunaux. Or, ce domaine n’est pas de mon ressort. Dans mon cas, si on parle des dépenses des juges, j’ai une sous-commissaire qui m’assiste dans mes décisions. Le processus jusqu’à maintenant implique le personnel attitré à la vérification des réclamations. Lorsqu’on traite une réclamation, si tout va bien et qu’elle s’insère dans le cadre de nos lignes directrices, on procède. Lorsqu’il y a une question, on la soulève auprès de la directrice des finances, qui pourra assumer une certaine discrétion. Si elle ne veut pas le faire ou ne se sent pas à l’aise de le faire, elle me demandera de prendre la décision finale.
Le sénateur Boisvenu : Ces personnes peuvent traiter directement avec le juge en ce qui concerne une dépense.
M. Giroux : Vous parlez de quelles personnes?
Le sénateur Boisvenu : Je parle des administrateurs en chef.
M. Giroux : Dans le cas du Service administratif des tribunaux, je ne sais pas. Dans le cadre de ce service, je ne sais pas quelles dépenses des juges seraient payées. La plupart des dépenses des juges sont remboursées en vertu de la Loi sur les juges, dont on effectue l’administration.
Le sénateur Boisvenu : Est-ce qu’il serait intéressant pour le comité de rencontrer ces gens afin qu’ils nous expliquent leur rôle et le niveau de discrétion dont ils disposent pour publier une dépense par rapport à une autre? On pourra peut-être poser la question aux témoins qui comparaîtront demain.
M. Giroux : Aux fins du Service administratif des tribunaux, je crois que les dispositions visées dans le projet de loi C-58 quant aux dépenses des juges sont davantage du ressort de notre bureau.
Le sénateur Dalphond : Je crois que chaque décision doit être analysée en fonction des faits. C’est pourquoi je pose beaucoup de questions sur les chiffres. Je veux comprendre la réalité. Je comprends les grands principes, mais la réalité permet souvent de bien asseoir les principes.
Dans les chiffres qu’on a vus plus tôt, il y avait un total de 33 à 34 millions de dollars par année. Les frais de déplacement des juges s’élèvent à 10 800 000 $. J’ai plusieurs questions sur ce point. Ce montant comprend les frais des juges des cours fédérales, des cours supérieures provinciales et des cours d’appel provinciales.
M. Giroux : Il comprend les frais de déplacement des 1 200 juges de nomination fédérale. Cela inclut les juges des cours nationales, soit la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale et la Cour canadienne de l’impôt à travers le pays et les territoires, et toutes les cours supérieures, y compris les divisions de première instance et les divisions de la famille à travers les provinces.
Le sénateur Dalphond : Le chiffre comprend-il également les frais de déplacement des juges en chef pour assister aux réunions du Conseil canadien de la magistrature?
M. Giroux : Les frais de déplacement, tels que les chiffres que je vous ai donnés plus tôt, comprennent en effet ces montants.
Le sénateur Dalphond : J’arrive à 10 800 000 $ par année pour 1 200 juges. Si je divise rapidement, j’arrive à un montant inférieur à 10 000 $ par année par juge.
M. Giroux : Oui.
Le sénateur Dalphond : Mon collègue me dit même que le montant est de 10 300 $. On parle de moins de 1 000 $ par mois, par juge.
M. Giroux : En moyenne, c’est moins de 9 000 $ par juge, donc c’est exact.
Le sénateur Dalphond : On peut alors se poser la question suivante : si, tous les trimestres, on rend publique une information qui indique qu’un juge a dépensé entre 2 000 $ et 3 000 $ au cours du trimestre précédent, remet-on en cause l’indépendance judiciaire? Je me pose la question. Si on fait des rapports trimestriels et qu’on divise 8 000 $ à 9 000 $ par année en quatre, on obtient une moyenne de 2 500 $ par trimestre. Je comprends que, pour certains juges, le chiffre sera de 5 000 $ et que pour d’autres, il sera de 500 $.
M. Giroux : Exact.
Le sénateur Dalphond : Toutefois, même dans le pire des cas, si on prend la moyenne, certains seront beaucoup plus élevés que le point médian. Encore une fois, je vois difficilement comment le montant peut être très élevé sur une base trimestrielle.
M. Giroux : Les mathématiques n’étant pas mon point fort, je me fie à votre calcul.
Le sénateur Dalphond : Je ne suis pas comptable.
M. Giroux : Mes professeurs de mathématique pourraient en témoigner dans mon cas.
Le sénateur Dalphond : Mes compétences en comptabilité se limitent au calcul de pensions alimentaires il y a plusieurs années.
Je remarque que la moyenne donne un montant inférieur à 10 000 $ par année, par juge.
M. Giroux : Sur une base trimestrielle, vous pourriez avoir un grand nombre de juges dont les dépenses de déplacement pour siéger à l’extérieur sont de zéro. Si on est juge à la Cour supérieure à Ottawa, qu’on se rend à L’Orignal et qu’on revient le même jour, on aura engagé peut-être moins de 100 $ de dépenses. Cependant, si on est juge à la Cour fédérale et qu’on a siégé à Vancouver pendant presque toute la durée du trimestre, on est dans les milliers de dollars.
Si les médias traitent de cette question sans s’informer davantage quant aux raisons derrière la différence importante entre les dépenses, un argument peut certainement être avancé sur le fait que la situation devient embarrassante pour celui qui était à Vancouver tout ce temps, comparativement à son collègue qui n’a engagé aucuns frais de déplacement, alors qu’il était chez lui tous les soirs. Le juge à Vancouver, pour sa part, se trouvait, chaque soir, dans sa chambre d’hôtel en train de travailler sur son procès.
Le sénateur Dalphond : Est-ce qu’on ne peut pas expliquer que, pour un juge de la Cour fédérale, la loi exige qu’il soit basé à Ottawa, et le fait que ce soit une cour nationale qui doive rendre des services à travers le pays? Par conséquent, il est normal que, pour un juge de la Cour fédérale, les frais de déplacement, en moyenne, s’élèvent à 20 000 $ par année, alors que pour un juge de la Cour supérieure de l’Ontario, les frais puissent s’élever à 2 000 $ par année, étant donné qu’il se déplace moins loin.
M. Giroux : C’est certainement ce qu’on fait, monsieur le sénateur. Même au sein d’une seule cour, soit la Cour fédérale, il y aura des divergences, comme dans le cas du juge qui était à Vancouver et de l’autre qui n’a pas eu à voyager parce qu’il était à Ottawa pendant ce temps. Il est facile, si on veut rédiger quelque chose sans être complètement informé, d’embarrasser un juge par rapport à un autre en se servant de ces chiffres.
Le sénateur Dalphond : Merci.
Le sénateur Carignan : J’essaie de voir la différence entre les juges quant aux aspects plus délicats des dépenses ou au risque pour la sécurité. J’aimerais que vous fassiez le parallèle avec nous.
Nous avons aussi ces enjeux. En comparant mon allocation de dépenses et les chiffres qui sont publiés, on peut voir certaines de mes habitudes. Je ne veux pas trop entrer dans les détails, l’information est publique, mais vous comprenez ce que je veux dire. Nous avons également ces enjeux. La seule nuance que j’entends est le fait que les juges ne puissent pas se défendre publiquement pour expliquer leurs dépenses. Toutefois, vous pouvez le faire. C’est vous qui décidez si la dépense est admissible. Si vous jugez qu’elle l’est, vous avez une justification pour la dépense et vous pourriez très bien répondre aux médias ou au public en expliquant votre décision d’accepter la dépense.
J’ai de la difficulté à comprendre l’argument ou la réticence quant à la publication des dépenses, outre que l’indépendance judiciaire, c’est une question de droit. Ce sera à un juge, un jour, de décider de cela. Qu’en est-il sur le plan de la sécurité et de la non-divulgation?
M. Giroux : Je vais faire quelques observations, monsieur le sénateur. Encore là, mes collègues au Conseil canadien de la magistrature et à l’Association canadienne des juges des cours supérieures ont commenté cette question.
Pour ce qui est de justifier les dépenses, vous avez raison, je suis en mesure de le faire. Je le ferai du mieux que je pourrai en temps et lieu. Par contre, je ne connais pas nécessairement les détails des dépenses pour chacun des 1 200 juges. Je sais qu’elles sont raisonnables si elles ont été payées. Dans certains cas, je saurai peut-être pourquoi il y a une divergence. Parce que si les dépenses sont exceptionnelles, cela aura été porté à mon attention. Je vous dirais que ce n’est tout de même pas facile pour des juges d’apprendre les détails de leurs dépenses le même jour où elles sont publiées. Par la suite, des questions leur sont posées de la part de quelqu’un du Nouveau-Brunswick pour un juge de cette province-là, ou de la part de quelqu’un de l’Alberta pour un juge de cette province-là. Ce n’est pas toujours évident de répondre à toutes ces questions. C’est un enjeu qu’on doit clarifier.
Pour ce qui est de la sécurité, certains juges vous diraient que, compte tenu de leurs fonctions — il y a toujours un gagnant et un perdant, essentiellement —, même si le système fonctionne bien, parfois, des gens acceptent mal leur échec à un procès. Je pense au droit de la famille où les gens sont très passionnés, et avec raison. Par contre, ils peuvent s’emporter et en vouloir au juge qui a rendu une décision qui n’est pas en leur faveur.
Le sénateur Carignan : Avez-vous des statistiques sur le nombre de dossiers qui font l’objet d’une enquête sur les menaces que reçoivent les juges? Je suis avocat, ma conjointe est avocate. Je sais que les avocats reçoivent parfois des menaces.
M. Giroux : Je ne tiens pas de telles statistiques. De façon anecdotique, certains juges en chef nous avisent lorsqu’un juge fait l’objet de menaces particulières de la part d’une partie. Pour ces raisons, qu’est-ce qu’on peut faire pour assurer sa sécurité? Cela n’arrive pas si rarement. Cela arrive de temps à autre. On doit prendre des mesures particulières et on doit tenter du mieux qu’on peut de déterminer si les dépenses peuvent être payées selon les dispositions de la loi. Dans certains cas, on a recours à notre budget opérationnel lorsque les dépenses ne font pas partie des dispositions de la loi, parce que quelque part, il faut assurer la sécurité du juge quand une situation tombe dans un certain vide. On prend des mesures à même notre propre budget pour régler une telle situation. De temps à autre, des menaces assez sérieuses sont proférées envers certains juges, mais on ne tient pas de statistiques particulières à ce sujet.
La sénatrice Dupuis : J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Carignan. Je pense que vous avez ouvert une porte intéressante. Vous avez parlé de l’exception en ce qui a trait à la publication lorsque cela compromet la sécurité. D’une manière générale, peut-on envisager que la publication des dépenses des juges puisse être établie par province? Autrement dit, un juge qui se rend à L’Orignal, par exemple, n’a pas à se déplacer très loin. Il se déplace moins loin que la juge qui s’est rendue trois fois en Colombie-Britannique. On sait qu’elle y est allée, parce qu’elle y a été affectée par le juge en chef. Donc, on ne se pose même pas la question, à savoir si les dépenses de cette juge sont justifiées. Vous pourriez agréger les dépenses de chacun des juges ou les rassembler sous une catégorie pour chacune des provinces. Il s’agirait de faire un calcul : un juge siège pratiquement toujours en Ontario, mais presque jamais en Colombie-Britannique, et vice versa. Cette porte que vous avez ouverte semblait offrir quelques possibilités.
M. Giroux : J’ai soulevé la possibilité, et d’autres témoins l’ont soulevée également, de publier l’information selon la cour visée au lieu d’un juge individuel. Je pense que cela réduirait certaines inquiétudes de la part de la magistrature. Cela faciliterait peut-être notre travail. Je pense que la question des frais de déplacement, lorsque des juges doivent siéger à l’extérieur, mérite d’être explorée, peut-être davantage que dans le cas des frais accessoires, par exemple.
La sénatrice Dupuis : Je pensais aux questions de déplacement des juges. Les dépenses ne doivent pas être attribuées individuellement au juge, mais plutôt selon les territoires qu’ils doivent desservir par trimestre. Cela nous donnerait une indication très claire. C’est ce que j’avais compris de vos propos. On attribue les dépenses par trimestre à chacun des juges, mais on les attribue en fonction d’un territoire et non en fonction de chaque juge. On pourrait avoir des données qui seraient soit agrégées ou désagrégées, ce qui nous permettrait d’avoir un portrait plus juste. Si un juge a des dépenses plus élevées au cours d’un trimestre, c’est parce qu’il a siégé en Colombie-Britannique. On ne sait pas combien de procès ont été tenus, mais on sait que ce juge était en Colombie-Britannique, alors que son collègue était à proximité, à L’Original.
M. Giroux : Il faudrait que j’y réfléchisse plus longuement, madame la sénatrice. Évidemment, les juges des cours dans les provinces voyagent uniquement dans leur province ou leur territoire, alors que les juges des cours nationales voyagent partout au pays. J’essaie de voir comment cela pourrait se faire par territoire. Les juges des cours nationales sont tous basés en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. Par exemple, les juges de la Cour fédérale doivent résider à Ottawa. Il faut que je comprenne mieux le scénario pour voir si c’est possible.
Le sénateur Pratte : Pardonnez-moi mon retard, j’étais retenu en Chambre. Je poursuis sur la lancée de mes collègues. Les frais de déplacement ne m’inquiètent pas beaucoup. J’ai l’impression que la première fois que ce sera publié, les gens se poseront des questions, à savoir pourquoi tel juge a des frais de déplacement de 15 000 $ alors que l’autre a des frais de déplacement de 20 $. Une fois l’explication donnée, les gens comprendront très bien la situation.
Imaginons un cas, par exemple, pour une raison quelconque, où les frais de repas d’un juge sont beaucoup plus élevés que la moyenne. Le genre de cas qui pourrait soulever la controverse, c’est lorsqu’un juge, pour une raison quelconque, a des dépenses très élevées systématiquement depuis deux ans. J’aimerais que vous donniez des explications à ce sujet, parce qu’il s’agit tout de même d’une séance publique. On dit que les juges ne sont pas en position de répondre. Disons que le juge Giroux a des frais de repas qui incitent à la controverse. Pourquoi le juge Giroux ne pourrait-il pas répondre publiquement à cela? Cela peut paraître évident pour vous, mais ce ne l’est pas pour le public. Si ce n’est pas lui qui répond à la controverse, qui répondra? Le juge en chef? Vous?
M. Giroux : C’est une bonne question, monsieur le sénateur.
Par convention, une réserve judiciaire a été établie où, par exemple, quant à leurs décisions, les juges n’en parlent pas publiquement; ils laissent leurs décisions parler d’elles-mêmes. Avec cela s’est établie une grande réserve de la part des juges de commenter quoi que ce soit.
Je vais vous donner un exemple. Dans le cadre des nominations à la magistrature fédérale, si un représentant des médias communique avec le président du comité qui gère l’évaluation des candidats, qui sont souvent des juges, la plupart du temps, le président va nous téléphoner pour nous informer de son refus de s’adresser aux médias et qu’il préfère que nous en traitions. À cet égard, je comprends bien la réticence judiciaire à justifier des dépenses quelconques. Cela pourrait être fait par notre bureau. Comme je vous le dis, on n’a pas nécessairement la capacité de le faire à l’heure actuelle, mais on pourrait la développer.
Vous mettez vraiment le doigt sur une des questions qui nous préoccupent en ce moment. Lorsque la publication se fera, lorsque les questions se poseront, qui va répondre? Je crois que cette tâche ne revient pas aux juges. On a mentionné les juges en chef. Encore là, je crois que certains juges seraient préoccupés par cela, tandis que si nous nous en occupions, ce serait peut-être plus neutre.
Le sénateur Dalphond : Les repas, c’est parce que les juges sont assujettis à une indemnité quotidienne.
Le sénateur Pratte : Je comprends qu’il y a une indemnité quotidienne, mais j’essaie d’imaginer des cas qui pourraient soulever la controverse. Dans le projet de loi, c’est vous qui devriez déterminer les cas d’exception, d’accord? Si je me souviens bien des témoignages de la semaine dernière, il y a des juges, des représentants des juges qui voient là un problème majeur. Voyez-vous là un problème majeur, à titre de commissaire, de déterminer si telle ou telle publication nuit à l’indépendance judiciaire?
M. Giroux : Je répondrai en disant que je suis bien conscient des préoccupations de certains juges à cet égard. Je n’ai pas pris position sur la question. Ma responsabilité est de voir à appliquer le projet de loi tel qu’il existe. À l’heure actuelle, l’exemption est entre mes mains, et j’aurai à traiter de cela. Si ça change, ça changera, et je traiterai des changements.
Je vous dirais par contre que, compte tenu de mes fonctions en ce qui a trait au remboursement des dépenses des juges, qui sont tout de même exercées de façon indépendante de la ministre, et compte tenu de notre mandat de protéger l’indépendance judiciaire, je suis à l’aise d’exercer cette exemption. Sauf que, si le projet de loi demeure tel qu’il est, je peux vous assurer, comme j’ai assuré les juges, que je vais les consulter pour savoir comment ils se sentent, comment on peut bien appliquer cette exemption et quelles exigences ils ont à cet égard. Si on en vient à conclure que la magistrature devrait jouer un rôle à cet égard, je n’ai pas de problèmes avec cela non plus, parce que je le ferai de toute façon.
La seule chose, c’est que je crois qu’il est indispensable que notre bureau joue un rôle principal à cet égard, étant donné que nous effectuons les remboursements et que nous avons une certaine expertise dans le domaine. Je crois que les décisions seraient mieux informées si nous étions impliqués.
Je soulèverais un petit point quant aux frais de repas qui ont été soulevés. Les critères du projet de loi, à l’heure actuelle, prévoient que le montant total d’une dépense doit être publié sans que ce montant soit fractionné en fonction des frais de repas, d’hôtel et de déplacement. Il s’agit d’un montant global et, à cet égard, c’est un peu différent des exigences par rapport à un fonctionnaire qui doit publier ses dépenses et où il y a un fractionnement en fonction des repas, et ainsi de suite.
Le président : Avant de terminer, vous avez dit que vos activités de comptabilité des dépenses ont fait l’objet d’une vérification de la part du vérificateur général. Pouvez-vous nous expliquer davantage la nature de la vérification et quelle forme de conclusion vous avez reçue de la part du vérificateur général?
M. Giroux : Merci, monsieur le président. Essentiellement, le vérificateur général mène des vérifications sur une base régulière, qu’on appelle les vérifications de contrôle interne. Les divers ministères sont sujets à de telles vérifications de temps à autre, et il y a environ un an ou deux, notre bureau a fait l’objet d’une telle vérification dans le cadre de laquelle on a examiné nos pratiques quant aux remboursements des dépenses des juges.
Je dois vous dire que, compte tenu du rôle particulier des juges, il fallait tout de même mettre les fonctionnaires du vérificateur général aux faits des différences avec les fonctionnaires, et leur expliquer pourquoi la Loi sur les juges existait et pourquoi les directives du Conseil du Trésor ne s’appliquaient pas nécessairement aux juges. On a fait tout cela, et les recommandations ont été plutôt administratives.
On nous a dit, par exemple, que nos bulletins d’information ou nos lignes directrices devraient inclure toute information rajoutée, si vous voulez. Je m’excuse si je m’explique mal; essentiellement, si un bulletin d’information est émis pour les juges et qu’on précise ensuite certaines facettes de ce bulletin, on nous a suggéré de diffuser un nouveau bulletin, plutôt que d’y faire un ajout. De cette façon, les juges auraient accès à un guichet unique, si je peux m’exprimer ainsi. Ils retrouveraient toute l’information dans un seul bulletin. C’était l’une des recommandations.
Aussi, il y a un caractère de raisonnabilité dans la Loi sur les juges pour les dépenses. Essentiellement, pour toutes les dispositions dont on a traité aujourd’hui, les dépenses doivent toujours être raisonnables. Ce critère n’est pas toujours évident et on nous a suggéré de faire appel aux lignes directrices du Conseil du Trésor à cet égard. Si je me souviens bien, on a répondu qu’on s’inspirait déjà de ces lignes directrices et qu’on allait continuer à le faire.
Ce sont les deux conclusions majeures dont je peux me souvenir, mais dans l’ensemble, rien de choquant n’est ressorti de l’examen, et il s’agissait de recommandations de contrôle interne et plutôt administratives qu’autre chose.
Le président : Est-ce que ce rapport a été rendu public, et est-ce qu’il fait partie du rapport annuel du vérificateur général l’année où la vérification a été effectuée?
M. Giroux : Le vérificateur général, et je m’excuse si je ne suis pas nécessairement un expert à cet égard, produit un rapport et, quant à ses vérifications sur les contrôles internes, je pense qu’il formule des observations très générales, sans nécessairement nommer les ministères en particulier. Je pense que c’est uniquement dans le cadre d’une vérification, et encore là, le terme formel m’échappe, mais une vérification formelle et directe d’un ministère où des conclusions seront formulées à l’égard de ce que fait le ministère et des recommandations du vérificateur général.
Le président : Est-ce que vous êtes susceptible de faire l’objet de cette vérification de manière régulière ou est-ce inhabituel pour vous de faire l’objet d’une vérification?
M. Giroux : Je vous dirais que c’était inhabituel, parce que je n’en avais pas fait l’expérience auparavant, mais on nous a dit qu’on reviendrait nous voir. Nous avons des communications également avec des fonctionnaires du Bureau du vérificateur général pour voir essentiellement ce que nous avons fait pour répondre à ses recommandations. À cet égard, il y a un suivi de leur part et il n’est pas hors de l’ordinaire qu’on vienne nous voir pour s’assurer que nous avons observé les recommandations.
Le président : Est-ce que votre façon de fonctionner a des pendants dans d’autres pays de tradition de common law, comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, quant à la manière de rembourser les dépenses et de déterminer des critères, de vérifier le bien-fondé de la demande? Êtes-vous informé sur cet aspect de vos opérations ou non?
M. Giroux : Je suis au courant que, dans les différentes juridictions à l’étranger, il y a un organisme semblable au nôtre. Je ne pourrais pas vous dire s’il y a une loi sur les juges comme la nôtre et comment se font les remboursements. Dans les provinces du Canada, en Ontario, par exemple, les remboursements se font par l’entremise de la juge en chef de la Cour provinciale. C’est sous son autorité que tout se déroule. Il n’y a pas d’organisme comme le nôtre chargé de faire ce travail.
Dans notre cas — et je spécule un peu —, c’est sans doute lié au fait que c’est un organisme fédéral qui voit à rembourser les dépenses des juges, bien qu’ils soient de nomination fédérale, qui exécutent leur travail dans les provinces. Notre régime, à cet égard, est tout de même particulier, du fait qu’il y a un organisme indépendant du ministère de la Justice, tout en étant délégué de la ministre, pour effectuer le travail en vertu de la partie I de la loi.
Le président : À votre connaissance, est-ce que dans certaines provinces on publie le nom des juges et les dépenses afférentes à chacun des juges?
M. Giroux : Je ne crois pas. Je n’ai pas vérifié si c’était le cas. Je n’ai jamais entendu parler de dépenses de juges des cours provinciales qui soient publiées. Je crois que non, mais je ne peux pas vous dire que j’ai fait une vérification particulière à cet égard.
Le président : Merci de votre participation cet après-midi, et merci de vous être rendu disponible. Votre témoignage ajoute certainement une dimension à notre réflexion, puisque vous êtes, pour ainsi dire, près du tiroir-caisse. Vous avez la responsabilité de vous assurer que, avant de débourser, les reçus et les demandes sont conformes aux normes que vous devez appliquer.
Merci encore de vous être rendu disponible.
(La séance est levée.)