LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 10 mai 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, se réunit aujourd’hui à 16 h 15 pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour et bienvenue, chers collègues, invités et membres du public qui suivent aujourd’hui les travaux du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous poursuivons notre étude du projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel.
Nous recevons aujourd’hui, pour la première heure de la réunion, M. Gad Saad, professeur et titulaire de la chaire de recherche en science du comportement évolutif et consommation darwinienne de l’Université de Concordia, ainsi que Theryn Meyer. Je vous remercie de votre présence.
Monsieur Saad, je crois que c’est vous qui commencez. Nous vous écoutons.
Gad Saad, professeur et titulaire de la chaire de recherche en science du comportement évolutif et consommation darwinienne, Université Concordia, à titre personnel: : Merci beaucoup, monsieur le président.
J’ai passé plus de 20 ans à travailler au carrefour de la psychologie évolutive et des sciences comportementales, un élément central de l’exploration de l’incidence des principes évolutifs et biologiques sur la nature humaine. Au cœur de ce grand objectif réside la réalité particulièrement évidente que l’humain est une espèce qui se reproduit par voie sexuelle, qui est sexuellement dimorphe et qui se compose de mâles et de femelles viables sur le plan reproductif. Ce constat ne rejette en rien le fait tout aussi évident que notre riche mosaïque humaine inclut d’autres types d’identités individuelles, par exemple 1’intersexualité et le transgénérisme.
À la suite d’un exposé magistral au collège Wellesley, en 2014, sur la police de la pensée, je me suis entretenu avec une étudiante qui soutenait avec passion que les professeurs devraient sonder leurs étudiants au début des cours pour connaître leur identité sexuelle. Alors qu’une grande majorité aurait pu trouver sa position bizarre à l’époque, certains aujourd’hui l’estiment trop modérée.
Prenons l’exemple du Bureau de la vie étudiante BGLTQ de l’Université Harvard qui, pour lutter contre la transphobie, a récemment distribué un dépliant dans lequel on expliquait que l’identité et l’expression sexuelles d’une personne peuvent changer quotidiennement et que les notions d’« essentialisme biologique » et de « binarité fixe » constituent de la « désinformation transphobique » équivalant à de la « violence systémique ».
L’étudiante du collège Wellesley faisait-elle montre de transphobisme étant donné qu’elle ne tenait pas nécessairement compte de la fluctuation quotidienne de l’identité sexuelle? Qu’en est-il des changements à la minute? Les professeurs devraient-ils sonder leurs étudiants toutes les 10 minutes lors d’un exposé magistral pour savoir si leur identité sexuelle a changé depuis la dernière fois qu’on leur a posé la question? Les universitaires devraient-ils cesser, dans leurs enquêtes, de mesurer comme une variable binaire le sexe biologique d’un participant? Pourrait-on ici parler de violence systémique transphobique parce que cette méthode perpétue les notions d’essentialisme biologique et de binarité fixe?
Facebook et la ville de New York reconnaissent, respectivement, plus de 50 et 31 types d’identités sexuelles. Les professeurs devraient-ils élaborer leurs enquêtes de façon à reconnaître toutes ces identités? Serait-il systématiquement violent de ne pas le faire?
Les évolutionnistes devraient-ils cesser d’expliquer le fonctionnement de la sélection sexuelle, c’est-à-dire le processus fondamental par lequel évoluent les différences sexuelles? Ce mécanisme reconnaît deux sexes; par conséquent, il risquerait de « laisser pour compte » ceux qui rejettent les notions d’« essentialisme biologique » et de « binarité fixe ».
Bref, les principes fondamentaux de l’évolution pourraient être interprétés comme des transgressions légales selon les termes du projet de loi C-16, ce qui fait que l’évolution comme telle pourrait constituer une transgression.
À l’heure actuelle, le gouvernement déploie beaucoup d’efforts pour asseoir la neutralité de genre au sein de la société afin de plaire à un très, très petit nombre de personnes non binaires et n’appartenant pas à un sexe en particulier qui se sentent marginalisées parce qu’elles doivent indiquer leur sexe biologique dans leur profil. Appelons cela la tyrannie de la minorité: 99 p. 100 de la population devrait accepter de voir s’effacer une caractéristique intrinsèque de leur identité individuelle en raison de quelques personnes qui pourraient s’en trouver incommodées.
La pente glissante de la folie totalitaire se profile à l’horizon. Certains suggèrent maintenant que les catégories raciales constituent un « essentialisme biologique » et qu’il faudrait plutôt respecter les identités personnelles raciales, une notion appelée « transracialisme » revendiquée notamment par Rachel Dolezal, une femme de race blanche qui s’identifie comme étant de race noire.
Combien de temps s’écoulera-t-il avant que le gouvernement ne dépose un projet de loi visant à lutter contre la discrimination à l’encontre de la transracialité?
Et que dire de la lipidophobie? Le nombre de Canadiens qui font de l’embonpoint surpasse largement celui des Canadiens transgenres, et les préjugés dont ils sont victimes sont appréciables. Le gouvernement devrait-il légiférer sur une telle haine? Oui, l’enfer est sans contredit pavé de bonnes intentions.
En tant que personne ayant fui les persécutions religieuses au Liban et dont les parents ont été kidnappés à Beyrouth, j’appuie sans réserve la protection de tous contre la discrimination institutionnelle. Néanmoins, je m’inquiète de la mentalité de victimisation qui s’insinue dans notre culture. La devise n’est pas « Je pense, donc je suis », mais plutôt « Je suis une victime, donc je suis ». Je parle ici d’un « syndrome collectif de Münchhausen », comme une recherche pathologique de sympathie et d’empathie en se proclamant victime sur la base des politiques identitaires et de l’intersectionnalité. Les gens ont le droit de vivre comme des citoyens à part entière devant la loi. Toutefois, ils n’ont pas le droit d’exiger que leur identité soit surprotégée et célébrée pour ne pas être offensés.
Merci.
Le président : Merci.
Madame Meyer, c’est à vous.
Theryn Meyer, à titre personnel : Je m’appelle Theryn Meyer. Je publie des commentaires culturels en format écrit et sur YouTube, et je porte un regard particulier sur les enjeux actuels liés aux transgenres.
En tant que femme trans, je profite de la liberté d’expression que ce formidable pays m’accorde pour préconiser la tolérance et la compréhension de mes semblables, et pour explorer les meilleures façons de négocier l’intégration de mes frères et sœurs transgenres dans la société. Je ne crois pas qu’on peut réaliser cela de façon durable et efficace autrement qu’en se faisant entendre à titre personnel et en plaidant en faveur de cela. C’est exactement pour cette raison que je suis ici devant vous aujourd’hui.
La Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel nuit au processus même par lequel les voix des particuliers inspirent le changement dans une société démocratique. De là, le projet de loi C-16 nuit au groupe qu’on dit vouloir protéger.
Avant que vous acceptiez le but prétendu du projet de loi, qui serait d’assurer la protection égale des transgenres et des non-conformistes sexuels, pensez aux déclarations faites par la marraine du projet de loi, la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, Jody Wilson-Raybould. Après avoir affirmé que l’expression « groupe identifiable » employée dans le Code criminel protège légalement les personnes trans, étant donné qu’elle a une portée générale, la ministre Wilson-Raybould admet maintenant que le but du projet de loi qu’elle propose n’est pas tant d’inscrire dans la loi la protection des personnes trans, mais plutôt d’envoyer un message clair:
Avec ce projet de loi, nous affirmons sans équivoque que le Canada peut faire mieux. … nous proclamons haut et fort que, à l’égard des personnes transgenres, la simple tolérance est dépassée et doit céder la place à l’acceptation totale et à l’inclusion complète…
Il favoriserait l’inclusion et le respect des personnes transgenres…
Le droit des transgenres à l’égalité ne devrait pas être implicite; il devrait être écrit noir sur blanc.
On ne dirait pas qu’il s’agit d’une protection égale de la loi. On dirait plutôt que l’avocate la plus influente du Canada et ses copains utilisent leur pouvoir politique pour se donner un rôle de militants pour la justice sociale.
Voici une dernière citation de la ministre Wilson-Raybould:
Il se peut que certains mots et certaines notions utilisés dans le débat sur le projet de loi C-16 ne soient pas connus de tout le monde.
Cela vient aussi confirmer sans équivoque que le projet de loi ne cherche pas à modifier la loi en réponse à un changement culturel, comme cela devrait se faire dans une société démocratique, mais qu’il cherche plutôt à agir à rebours en utilisant la force de la loi afin d’intimider les Canadiens pour ensuite présenter cela comme un moyen de favoriser un changement social.
C’est antidémocratique et anti-libre expression, mais en plus, penser que le projet de loi C-16 va inspirer un Canada meilleur pour les personnes trans tient d’un dangereux délire et aura l’effet tout à fait contraire.
Les définitions des expressions « identité de genre » et « expression de genre » que les tenants du projet de loi ont proposées — l’une a quelque chose de subjectif et d’invérifiable qui est une pure créature de l’esprit, et l’autre n’est rien de plus qu’une mode — vont assurément créer un climat propice à l’hypersensibilité. Les gens auront l’impression de devoir marcher sur des œufs ou éviter même les personnes trans, par crainte de poursuites judiciaires. À cause de cela, les personnes trans et les non-conformistes sexuels vont vraisemblablement manquer des occasions d’emploi, car les employeurs vont éviter d’embaucher des personnes qui pourraient devenir pour eux une grave responsabilité légale. Le projet de loi C-16 risque de perpétuer la situation économique déjà difficile des personnes trans.
Le projet de loi donnera aussi aux Canadiens l’impression que les personnes trans sont trop faibles pour se défendre et pour plaider pour leur identité dans une société libre, et qu’elles ne peuvent exister parmi les autres que par l’adoption de mesures législatives draconiennes qui restreignent les libertés des autres. En faisant de nous une cause d’hypersensibilité, une obligation légale et un groupe dont l’existence dépend de la restriction excessive des libertés de tout le reste du monde, le projet de loi C-16 va assurément engendrer du ressentiment, de l’intolérance et une véritable transphobie qui va faire dérailler le processus d’acceptation et d’intégration des personnes trans et qui va nous repousser en marge de la société.
Si vous vous souciez vraiment des personnes trans et des non-conformistes sexuels, ainsi que de nos vies et de notre capacité de gagner notre vie, vous voterez contre le projet de loi C-16.
Je vous remercie.
Le président : Je vous remercie tous les deux. Nous allons passer aux questions, à commencer par le vice-président du comité, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci de vos exposés.
La question dominante qui vient à l’esprit après l’écoute de vos exposés est la suivante. Les codes encadrant les droits de la personne des provinces et territoires du Canada, sauf un je crois, comportent tous l’expression « identité de genre », et la plupart contiennent l’expression « expression de genre » aussi. D’autres ont « genre », et cela fonctionne bien aussi.
Je lis des textes qui font jurisprudence au quotidien, et ce, depuis 50 ans, et je ne peux souligner aucune affaire dans laquelle de telles dispositions législatives n’ont pas fonctionné à la satisfaction de tous.
Comment répondez-vous à cela? Ce n’est rien de nouveau. C’est une attente qui existe depuis de nombreuses années, car elle fait partie d’un domaine beaucoup plus vaste du droit, à l’échelle des provinces et des territoires.
M. Saad : Je ne peux pas me prononcer sur les aspects juridiques. Ce que je veux vraiment souligner, c’est qu’à titre de scientifique actif et de professeur qui se spécialise dans les sciences de l’approche évolutive des comportements, il y aurait d’innombrables cas, dans mes activités pédagogiques quand j’enseigne aux étudiants, et dans mes activités de recherche, où je serais à la limite de transgresser la loi si le projet de loi C-16 était adopté.
Je ne peux donc pas parler des ramifications d’ordre juridique. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai vu ce qui est arrivé à l’Université de Toronto à mon bon ami Jordan Peterson, qui va venir témoigner la semaine prochaine, je pense. Je vous assure que ce n’est que le fer de lance.
Nous devons donc bien veiller, d’un côté, à ce que tout le monde puisse vivre sans haine et sans discrimination, mais comment faire en sorte que ces droits se matérialisent? Littéralement, si je voulais expliquer en classe le mécanisme fondamental de l’évolution, soit la sélection sexuelle et la sélection naturelle, ce serait en soi considéré comme étant transphobique. Selon l’Université Harvard, l’essentialisme biologique et la binarité fixe sont une forme de violence systémique, comme je l’ai dit. Donc, puis-je arriver en classe et enseigner la théorie de l’évolution? Est-ce que je serai plutôt en train de m’adonner à de la violence systémique envers les transgenres? En tant que professeur, cela me préoccupe.
Le sénateur Baker : Je ne comprends toujours pas votre logique, car nous avons déjà cette loi. L’éducation, ce qui se dit dans nos universités et nos écoles, relève des codes des droits de la personne des provinces. L’identité de genre se trouve dans ces codes, de même que l’expression de genre.
En effet, il y a un ajout dans le Code criminel, mais nous avons dans le Code criminel des dispositions qui ont été clairement relevées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Keegstra en 1990. Je ne vois donc pas de fondement à vos préoccupations et je ne leur trouve pas de justification dans nos lois telles qu’elles s’appliquent aujourd’hui, concernant ces expressions.
M. Saad : Je le répète: je ne peux pas parler des enjeux juridiques.
L’Université Harvard, qui est assez prestigieuse, soutient que de prétendre que quelque chose est attribuable à l’essentialisme biologique constitue une forme de transphobie. S’il en est ainsi, mon domaine entier, celui de la biologie évolutive et de la psychologie évolutive, s’adonnerait à cette violence systémique. Que devrais-je faire? Qu’est-ce que vous me suggérez de faire, quand j’arriverai en classe, l’automne prochain, et que je voudrai enseigner la sélection sexuelle, soit le mécanisme qui explique comment les traits et les comportements évoluent entre les deux sexes? Est-ce que ce serait transphobique? Est-ce que j’aurai le droit de le faire? Je ne le sais pas.
Je ne peux pas parler de la légalité. Je vais m’en remettre à votre expertise juridique. Est-ce que le gouvernement pourrait m’accuser d’avoir transgressé la loi si c’était adopté?
Le sénateur Baker : Non.
Le sénateur Mitchell : Non.
M. Saad : Donc, Harvard est dans l’erreur, alors.
Le sénateur Plett : Je suis ravi que nous ayons ici autant de juges qui vont ultérieurement trancher cette question en cour.
Je remercie nos deux témoins de leur présence. Le sénateur Baker est pressé de faire du débroussaillage juridique. Nous recevrons des avocats la semaine prochaine, alors je vais leur réserver mes questions d’ordre juridique. Je suis sûr qu’il y aura d’excellentes questions.
Je vais me concentrer sur la science et l’idéologie entourant ce projet de loi, ainsi que sur les incidences possibles, et j’aimerais que vous notiez tous les deux mes questions pour y répondre ensuite.
Vous avez déjà parlé de Jordan Peterson. Il a participé à The Agenda, une émission animée par Steve Paikin, avec d’autres universitaires, et ils ont discuté de ce projet de loi.
Theryn, je pense que vous avez participé à cette formidable discussion.
Un professeur d’études transgenres de l’Université de Toronto a affirmé: « Le sexe biologique n’existe pas. »
Il a dit ne pas vouloir préciser sa pensée pour le public parce que le temps manquerait. Cependant, il a précisé que ce n’était pas une opinion personnelle, mais que la science prouvait cela depuis 50 ans.
J’aimerais que vous me disiez tous les deux ce que vous pensez de cela.
Deuxièmement, monsieur Saad, en tant qu’universitaire — et vous Theryn, si vous souhaitez répondre —, trouvez-vous troublant que Jordan Peterson ait reçu deux lettres d’avertissement de l’université en raison de son point de vue sur le projet de loi C-16, en particulier sur les pronoms, mais que l’université soit restée tout à fait muette à la suite du commentaire voulant que le sexe biologique n’existe pas?
Mme Meyer : Oui, cela me trouble énormément. La raison pour laquelle je suis ici, c’est que j’ai constaté directement les motivations idéologiques sans précédent derrière les termes employés, leur utilisation et la façon dont on les définit.
Je ne sais trop ce que cela signifie, que la jurisprudence de ces provinces fonctionne convenablement, et je ne sais trop pour qui elle fonctionne bien, parce que je connais les motivations idéologiques, qui sont sans précédent par comparaison avec tous les autres groupes énumérés dans ces lois.
Je crois qu’inclure cela dans les lois fédérales représente un pas dans la mauvaise direction. Je ne vois pas vraiment pourquoi nous devons empirer le problème, car tout fonctionnait bien jusqu’à maintenant.
Je ne sais même pas vraiment ce que cela signifie, car j’ai parlé à des avocats qui disent tout à fait le contraire: que c’est dangereux, que c’est draconien et que des gens ont souffert. Même sans incarcération ou sans amende, la possibilité d’un tel processus est problématique, car c’est déjà en soi traumatisant.
M. Saad : En ce qui concerne la débâcle de M. Peterson, j’ai présenté un exposé à la Manning Centre Conference, il y a quelques mois, et j’ai simplement lu des témoignages que j’ai reçus directement d’étudiants, de professeurs et de parents d’étudiants qui me parlaient de l’environnement suffocant des universités et de leur crainte de tenir des propos déplacés qui pourraient offenser quelqu’un.
Si je vous lisais ces témoignages, vous penseriez que ce sont les mots de Nord-Coréens. Je suis originaire du Moyen-Orient et j’ai probablement subi plus de persécution que l’ensemble des personnes réunies dans cette pièce, alors je ne veux pas que nos universités et nos lieux de réflexion soient à ce point suffocants.
Ce que Jordan Peterson a vécu, personne d’entre nous ne l’aurait envisagé il y a quelques années, mais cela se produit maintenant. De nombreux collègues m’écrivent pour me dire: « Dieu merci, vous avez — pardonnez-moi l’expression — la force testiculaire de parler, parce que nous ne sommes pas capables et que nous avons peur de nos étudiants et de nos collègues. » Ce type d’environnement est indigne du Canada. Je devrais savoir de quoi je parle, car je viens d’un endroit où nous n’avons pas facilement accès à de telles libertés.
La sénatrice Jaffer : Je vous remercie tous les deux de témoigner aujourd’hui. Je vous ai écoutés avec grande attention.
J’ai une question pour vous, monsieur. Vous et moi avons probablement le même vécu. À titre de personne de couleur, si je suis victime de discrimination raciale, je sens que j’ai le pouvoir de réagir dans ce pays en raison des codes fédéral et provinciaux. Si on me refuse un emploi ou un appartement en raison de ma couleur, je suis protégée.
Naturellement, si quelqu’un s’adresse à nous pour nous indiquer qu’il éprouve de la difficulté à trouver un emploi ou à louer un appartement et qu’il a besoin de la protection d’un code des droits de la personne, je sais qu’à titre de parlementaire, je vois mal comment je pourrais lui refuser cette protection.
M. Saad : Comme je l’ai indiqué, je suis tout à fait d’accord pour que tous vivent à l’abri de la discrimination, de la haine et de l’étroitesse d’esprit. Ce qui me préoccupe, ce sont ceux qui repoussent les frontières, comme dans les exemples que j’ai donnés dans mon exposé.
Jordan Peterson ne refusait pas de louer un appartement à une personne transgenre. Ce professeur permanent a failli se faire congédier parce qu’il refusait d’utiliser de nouveaux pronoms comme « iel », « yel » ou « ille » au singulier.
Je m’intéresse donc aux exemples où on repousse les frontières et au fait que j’enfreindrais le projet de loi C-16 si j’enseignais l’évolution en classe.
Vous et moi convenons que les personnes transgenres ne devraient pas faire l’objet de toutes les formes de discrimination sur lesquelles nous pourrions nous entendre, mais il faut faire attention aux détails. Mon rôle dans les domaines de la biologie et de la psychologie évolutionnistes constituerait une violation gargantuesque du projet de loi C-16, comme c’est le cas dans les exemples que je vous ai lus. C’est un problème qu’il faut résoudre.
La sénatrice Jaffer : Les points que vous avez soulevés sont très importants. Nous devons discuter de la question. La liberté d’expression est très importante. Espérons que nous pourrons poursuivre cette discussion, mais notre tâche ici consiste à ajouter des dispositions au code des droits de la personne et au Code criminel pour protéger les droits des personnes transgenres, des droits fondamentaux dont vous et moi bénéficions. C’est ce que le présent projet de loi vise à faire. Nous convenons tous deux qu’il faut assurer cette protection, n’est-ce pas?
M. Saad : À propos des droits fondamentaux. Mais si vous comptez me demander de sonder les étudiants toutes les 10 minutes pour vérifier si leur identité de genre a changé…
La sénatrice Jaffer : J’ignorais que vous le faisiez.
M. Saad : Harvard considère qu’il faut le faire.
La sénatrice Jaffer : Nous ne sommes pas à Harvard, mais au Canada.
M. Saad : L’étudiante de Wellesley pensait qu’il fallait le faire. Que se passe-t-il quand un étudiant vient nous dire qu’il s’attend à ce que nous nous adaptions à la fluctuation de son identité de genre au cours du trimestre, et qu’il souhaite qu’on l’appelle « il » aujourd’hui et « elle » demain? J’ai l’air de plaisanter, mais je ne blague pas. C’est déjà arrivé. Je dis simplement qu’il faut faire preuve de prudence.
La sénatrice Jaffer : Il importe que vous souleviez le problème, et je vous remercie de le faire.
M. Saad : Merci.
Mme Meyer : Je voudrais ajouter que les lois que le projet de loi vise à modifier protègent déjà les personnes transgenres, parce que le terme « groupe identifiable » s’applique à ces dernières. Nous sommes très identifiables. Ces lois ont déjà été invoquées: les lois provinciales englobent l’identité de genre et l’expression de genre. Des personnes transgenres ont invoqué ces lois quand elles ont eu l’impression d’être victimes de discrimination et ont utilisé l’expression « groupe identifiable » à cette fin.
Je comprends qu’il s’agit d’un geste symbolique. Cette démarche n’est pas pragmatique, mais symbolique. Elle doit dire quelque chose à propos du Canada. Je le comprends. Mais cela équivaut à utiliser l’arme nucléaire pour se débarrasser d’un barrage de castors encombrant. Vous réglez un problème relativement minime en posant un geste symbolique pour signifier que les personnes transgenres devraient être acceptées aux termes de la loi, mais l’élargissement substantiel de la portée de la loi n’est pas justifié.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci à nos témoins. Madame Meyer, ma question s'adresse à vous. On sait que les lois ne sont pas parfaites. On tente de les améliorer à l'aide des expériences et des témoignages que nous entendons. Quelles seraient, selon vous, les conséquences si certains éléments étaient ignorés ou oubliés lors de la rédaction du projet de loi?
[Traduction]
Mme Meyer : Oui, je conviens que le projet de loi n’est pas parfait. Pour de nombreuses raisons, il faut veiller à ce que les définitions restent assez ouvertes pour qu’elles puissent être interprétées sans restriction indue dans des affaires réelles.
Selon moi, il est possible d’amender le projet de loi afin de modifier les termes employés ou de peut-être chercher à les définir plus rigoureusement. Mais je pense que cela signifierait qu’il faut repartir à zéro.
On pourrait remplacer les expressions « identité de genre » et « expression de genre » par quelque chose comme « statut transsexuel », car c’est un fait qu’un médecin peut confirmer. On aurait au moins cela. C’est un bon départ. Ce n’est pas quelque chose qui existe dans l’esprit des gens et que ces derniers peuvent changer à loisir.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Vous venez de répondre à ma question. J’avais une question à vous poser qui était exactement celle-ci : est-ce que les termes « transsexual » ou « transgender » seraient plus acceptables, selon votre expérience? Je comprends que la réponse est oui.
[Traduction]
Mme Meyer : Oui, c’est un bon départ. Je devrai voir en quoi consistent les discussions à ce sujet, mais c’est certainement un pas dans la bonne direction.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma prochaine question s'adresse au professeur Saad. Si je comprends bien, vous êtes professeur à l’Université Concordia. Avez-vous eu l'expérience, que ce soit de la part de l’institution même, soit l’université, ou de la part de l’assemblée des professeurs ou de vos collègues, soit à titre de professeur individuel, de l’application de politiques qui limitent votre liberté de conscience dans votre enseignement, ou en ce qui a trait à des sanctions ou à des avertissements, peu importe la forme? C’est ma première question.
Aussi, pourriez-vous nous fournir des références sur la question dont nous sommes saisis? Il pourrait s'agir de vos travaux ou de travaux d’autres chercheurs que vous connaissez que nous pourrions examiner de façon plus approfondie.
[Traduction]
M. Saad : En ce qui concerne la première question, je dois dire que l’Université Concordia est, de façon générale, un endroit fort accueillant; récemment, toutefois, j’ai commencé à avoir l’impression que des problèmes pourraient se poser.
Par exemple, j’espérais organiser un sommet sur la liberté, et j’en ai fait l’annonce sur ma chaîne fort populaire, où je voulais inviter des professeurs qui sont aux premières lignes de la lutte pour la liberté d’expression. Un administrateur m’a alors averti qu’à titre de professeur titulaire d’une chaire de recherche universitaire, je ne pouvais utiliser ces fonds pour organiser cette rencontre, puisqu’elle ne cadrait pas avec mes travaux de recherche scientifique. L’organisation d’un sommet sur la liberté ne correspondait pas au mandat de ma chaire, alors que l’université appuie largement la liberté d’expression. J’ai trouvé cela quelque peu suspect.
Sachez en outre que je faisais régulièrement les unes au département des médias de l’université, mais il semble que je sois tombé dans l’oubli récemment. Par exemple, personne n’a parlé sur Twitter du fait que je venais témoigner devant le Sénat et parler ensuite de certaines de mes recherches devant les parlementaires.
Par le passé, on se serait empressé de faire connaître mon travail. Même si on n’a pas cherché systématiquement à restreindre ma liberté d’expression, il semble que je contrarie peut-être certaines personnes qui pourraient ne pas aimer mon franc-parler. Voilà qui répond à votre première question.
En ce qui concerne votre deuxième question sur certaines des recherches que j’effectue, j’ai fondé une discipline appelée consommation évolutionniste, dans le cadre de laquelle j’applique la biologie et la psychologie évolutionnistes afin d’étudier le comportement des consommateurs. J’examine notamment la manière dont les hormones influencent les comportements des hommes et des femmes, ainsi qu’un large éventail de différences sexuelles dans les comportements d’accouplement, de dons de cadeaux et de magasinage.
Mon travail se situe à la croisée de la biologie, de la psychologie et du comportement du consommateur. C’est à titre de scientifique spécialisé dans le comportement évolutif que je témoigne.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je remercie nos deux témoins de leur présence.
Madame Meyer, je suis encore un peu ambivalent par rapport à ce projet de loi. À mon avis, un projet de loi doit corriger une situation lorsqu’il y a un réel problème. J’étais persuadé que les lois canadiennes couvraient adéquatement les droits des transgenres. Il est intéressant de vous entendre. Cette loi ne s'adresse pas à des professeurs d’université ni à des parlementaires, mais à des gens comme vous qui vivent vraiment cette problématique.
Ma première question est la suivante. Étant donné que les lois laissent aux juges une interprétation très large de vos droits, pensez-vous que ce projet de loi pourrait créer de faux espoir pour les gens dans votre situation?
[Traduction]
Mme Meyer : Oui, je pense que c’est un risque. J’ai d’ailleurs indiqué que je pense que ce projet de loi sera préjudiciable pour les personnes transgenres. À mon avis, il suffit de se montrer quelque peu consciencieux et de réfléchir un peu à long terme. Je ne vois pas en quoi cette mesure pourrait aider.
Bien entendu, j’ai été victime de discrimination parce que je suis transgenre, mais je parle aussi à titre de personne originaire d’Afrique du Sud. Le Canada est un pays extraordinaire, et je crains que ce projet de loi ne me fasse perdre les libertés qu’on m’a conférées, particulièrement ma liberté d’expression.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Mais en quoi ce projet de loi constitue-t-il une barrière ou un recul pour vous, dans votre situation, par rapport aux lois actuelles? J’aimerais que vous soyez claire.
[Traduction]
Mme Meyer : Une barrière ou un recul?
Le sénateur Boisvenu : Oui.
Mme Meyer : Comme je l’ai indiqué, le projet de loi ne protégera ni plus ni moins les personnes transgenres ou non conformistes sur le plan de l’identité sexuelle; il élargira toutefois la portée de la loi au point où la liberté d’expression qui est la mienne à titre de personne transgenre et dont bénéficient les Canadiens s’en trouvera réduite d’une manière qui me préoccupe.
Je témoigne aussi en qualité de personne qui a fréquenté l’université et qui a agi en interaction avec le genre de personnes qui parlent de l’identité de genre et de l’expression de genre, et qui les définissent de la même manière que la ministre Wilson-Raybould, la Commission ontarienne des droits de la personne et les défenseurs de ce projet de loi le font.
Cela me préoccupe, car je crains que l’expression de genre ne devienne rien de plus qu’une question de mode. Quelqu’un qui considère faire l’objet de discrimination en raison de son apparence trop particulière pourrait affirmer que le fait d’arborer des tatouages et des perçages fait partie de son expression de genre, et qu’un refus de l’employer dans un coquet restaurant constitue de la discrimination fondée sur l’expression de genre. Comme je l’ai indiqué, la portée de la mesure est tout simplement trop large.
La sénatrice Pate : Merci beaucoup. Je pense que vous avez peut-être répondu à ma question quand la sénatrice Dupuis vous a interrogés. Je vous remercie donc tous les deux de vos commentaires.
Madame Meyer, je vous ai écoutée attentivement quand vous avez parlé des problèmes qui vous préoccupent. Au début, je pensais qu’il s’agirait des dispositions sur les sanctions, mais vous avez indiqué que ce sont principalement les définitions qui vous inquiètent. Avez-vous également examiné les dispositions prévoyant des sanctions?
Mme Meyer : Oui.
Ce qui me préoccupe le plus, c’est la nomenclature et le libellé proposé dans les définitions.
En principe, je n’ai rien contre un geste symbolique visant à protéger les personnes transgenres et non conformistes sur le plan de l’identité sexuelle, mais ce geste ne doit pas compromettre la loi et nos libertés autant que cette mesure le fait. Comme je l’ai fait valoir, une caractéristique comme le « statut transsexuel » est bien plus vérifiable par un tiers.
Le sénateur Sinclair : Monsieur Saad, j’ai soigneusement écouté vos explications sur votre domaine d’expertise professionnelle dans le cadre des recherches que vous effectuez, et je n’établis pas de lien avec la question qui nous occupe de la même manière dont vous le faites peut-être. À dire vrai, votre exposé portait principalement sur la question de la rectitude politique et les limites de la liberté d’expression, d’après ce que j’ai compris. Je tiens à ce que vous le sachiez alors que je commence ma question.
Pendant que je vous écoutais, je me disais que vous teniez mordicus à vous assurer que les mesures législatives comme celles-ci ne limitent pas la liberté d’expression; pourtant, d’après ce que j’ai compris, vous ne vous êtes pas montré préoccupé par le problème de discrimination qui se posera et qui se pose au chapitre de l’emploi, de l’accommodement, du logement, des avantages militaires, des prestations de retraite et de toutes les autres choses dont les personnes transgenres ne bénéficieront pas si on n’instaure pas de lois pour empêcher la discrimination. Ne souhaitez-vous pas prévenir la discrimination?
M. Saad : Je le souhaite ardemment, comme je l’ai concédé plus tôt devant la sénatrice Jaffer, il me semble. Pour sa part, elle a admis que nous semblons convenir qu’il faut protéger les personnes transgenres des formes de discrimination que vous évoquez.
Mais ce n’est pas dans ce monde que je vis. Je ne suis pas un propriétaire d’immeuble qui pourrait faire preuve de discrimination ou non à l’égard d’une personne transgenre. Je suis un professeur qui réalise des recherches sur les différences sexuelles et qui applique la biologie et la psychologie évolutionnistes dans le cadre de ses travaux et de son enseignement. Ce n’est donc pas seulement une question de rectitude politique.
Si je prends la parole devant une classe pour expliquer que des pressions évolutives ont causé des différences sexuelles entre les hommes et les femmes, est-ce qu’une personne transgenre se trouvant dans la salle pourrait faire valoir qu’elle se sent laissée pour compte et marginalisée parce que je n’ai pas tenu compte d’elle dans mes explications, et que j’ai donc des préventions contre elle? Que se passera-t-il si un de mes étudiants, dans le cadre de son projet de recherche, écrit « Êtes-vous un homme ou une femme? » dans ses questions? Cela sera-t-il considéré comme une forme de violence systémique à l’encontre des personnes transgenres parce que nous n’avons pas inclus 31 genres?
Ce n’est pas une blague. Ce sont des exemples bien réels, comme dans le cas de Jordan Peterson.
Je voudrais donc obtenir certaines assurances quant à la portée de ce projet de loi. Jusqu’où ira-t-il? Je ne peux le dire, ne bénéficiant pas de la formation juridique que possèdent un grand nombre des personnes ici présentes. Mais en lisant le projet de loi, j’ai pu déceler de nombreux passages qui feraient en sorte que le simple fait que je prenne la parole devant une classe constituerait une transgression, et cela m’inquiète.
Le sénateur Sinclair : Merci.
La sénatrice Batters : Je vous remercie beaucoup tous les deux de témoigner aujourd’hui.
Madame Meyer, nous avons entendu, la semaine dernière, des mères d’enfants transgenres qui nous ont indiqué que ces derniers étaient victimes d’une terrible intimidation. Elles considéraient que cette politique et ce projet de loi devaient être édictés, parce qu’ils permettraient entre autres de protéger ces enfants de l’intimidation et parce que les taux de suicide sont élevés parmi les transgenres.
Or, il existe depuis maintenant bien des années des mesures semblables dans plusieurs provinces, notamment en Ontario depuis 2012; pourquoi n’ont-elles pas réussi à mettre fin à l’intimidation, à la discrimination et aux conséquences malheureuses? Par exemple, pourquoi n’ont-elles pas contribué à réduire les taux de suicide dont nous entendons parler? Pensez-vous que l’adoption d’un projet de loi comme celui-ci par le gouvernement fédéral changera la donne?
Mme Meyer : Habituellement, ce sont des jeunes qui intimident les enfants transgenres. J’ai été victime d’intimidation, mais je ne voudrais pas que ceux qui m’ont intimidée soient accusés de crime haineux ou doivent comparaître devant un tribunal des droits de la personne. Je ne pense pas que les lois comme celle dont nous parlons ici ont quoi que ce soit à voir là-dedans.
Pour ce qui est des taux de suicide, je pense que les gens établissent des liens de cause à effet alors qu’il existe au mieux une corrélation. Nombre de personnes transgenres souffrent de dysphorie de genre, une maladie mentale que l’on peut diagnostiquer. C’est un fait qu’il faut prendre en compte. Ce n’est pas parce que des enfants transgenres se font intimider à l’école qu’il faut adopter un projet de loi qui élargit la loi au point de compromettre entièrement notre liberté d’expression. Il faudrait que je voie plus de preuves établissant le lien de cause à effet.
La sénatrice Batters : Merci.
À titre de femme transgenre qui s’oppose à ce projet de loi, quels commentaires avez-vous entendus? J’imagine que vous avez reçu des observations défavorables de la communauté transgenre en raison de la position que vous avez exprimée publiquement.
Mme Meyer : J’éprouve de la difficulté à comprendre le concept de « communauté transgenre ». Il est très étrange de réunir un grand nombre de personnes sous cette appellation.
J’ai parlé à des mères d’enfants transgenres. En fait, l’une d’elles a témoigné ici. Son nom m’échappe, mais nous avons discuté de la question et je lui ai fait part de mes préoccupations. Elle a semblé comprendre ma position.
Je n’ai pas trop reçu de courrier haineux.
La sénatrice Batters : Tant mieux.
Mme Meyer : Je suppose que c’est la réponse.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup de comparaître.
Le sénateur Joyal : Merci de vos contributions. Parfois, il faut aller à l’extrême limite pour comprendre où se trouve le juste milieu.
J’ai lu le projet de loi C-16, que vous nous avez demandé de rejeter. Pour reprendre les mots que Mme Meyer a employés à la fin de son exposé, ce projet de loi vise essentiellement à empêcher la promotion du génocide des personnes transgenres. Vous me dites aujourd’hui que je devrais voter contre un projet de loi qui vise à empêcher quelqu’un de préconiser le meurtre d’une personne et de tous ceux qui se déclarent transgenres. Je dois vous dire que cela me pose un problème.
Les personnes transgenres sont humaines, et je considère qu’il faut empêcher tout être humain de préconiser le meurtre d’une autre personne parce que cette dernière s’est déclarée gaie, non gaie, hétérosexuelle ou transgenre. C’est de génocide dont il est question ici. Lisez l’article 318.
J’ai donc de la difficulté à concilier la valeur d’une vie humaine avec le droit à la vie de la personne concernée, car il s’agit d’un être humain qui a exprimé son identité de genre. Ce projet de loi indique qu’il faut protéger la vie de la personne concernée, peu importe l’identité qu’elle s’attribue. Or, vous me demandez de voter contre cette mesure.
Votre demande me pose un problème moral, du moins par rapport à cet article du projet de loi, l’article 3.
C’est ce que demande le projet de loi, monsieur Saad. Vous venez du Liban. J’ai vu ce pays être déchiré pour des motifs religieux, par des histoires de meurtre moins graves qu’un génocide.
Cela me pose un problème moral lorsque quelqu’un me demande d’accepter que l’on puisse promouvoir le génocide des personnes transgenres en invoquant uniquement le fait qu’elles affirment être transgenres. Je n’aurais pas le droit de prôner le génocide des homosexuels, mais en faire autant pour les transgenres serait acceptable.
Où est la valeur d’une vie humaine dans votre point de vue? Cela me pose certains problèmes. Je peux comprendre que notre façon de définir la droite, la gauche, le centre et ainsi de suite peut poser des problèmes d’ordre pratique. Je suis tout à fait d’accord avec vous; nous pouvons en discuter. Cependant, à propos du principe même du projet de loi, de la défense du génocide des personnes transgenres, c’est ce que le projet de loi promeut.
Le président : Je crois qu’il convient de laisser les témoins répondre.
Le sénateur Joyal : Excusez-moi de me laisser emporter par votre position.
M. Saad : Il était peut-être trop tard quand j’ai lu le projet de loi, mais je n’ai pas eu l’impression qu’il y était seulement question de génocide. Si c’était le cas, je serais peut-être mieux placé pour défendre cette protection étant donné que je viens du Liban et que je suis juif. J’en sais donc probablement plus que vous sur la persécution religieuse.
Je n’ai pas eu l’impression que le projet de loi se limitait au génocide. Quand on a tenté d’obtenir le renvoi de l’Université de Toronto de Jordan Peterson, un psychologue très estimé, ce n’est pas parce qu’il défendait le génocide des personnes transgenres, mais plutôt parce qu’il ne voulait pas que quelqu’un lui impose le pronom qui sera employé pour s’adresser à lui.
Je vous ai donné de nombreux exemples dans lesquels, d’après mon interprétation du projet de loi, je transgresserais le projet de loi en affichant un préjugé contre les transgenres. À titre d’exemple, je me livrerais à de la violence systémique en parlant des différences entre les sexes dans les comportements d’accouplement sans reconnaître la panoplie d’autres identités individuelles.
Je n’ai donc pas de leçon à recevoir au sujet de l’importance du génocide. Aucune personne raisonnable n’appuierait une telle possibilité. Je ne suis pas ici pour défendre le génocide; je suis ici pour discuter des détails qui ont mis Jordan Peterson sur la sellette et qui risquent vraisemblablement de me mettre dans la même situation.
Mme Meyer : J’ajoute que le projet de loi C-16 ne porte pas seulement sur le génocide, sur l’idée qu’un ajout est nécessaire parce qu’on pourrait prôner le génocide des personnes transgenres. Tout d’abord, les termes « transgenre » ou même « transsexuel » ne sont pas dans le projet de loi. On emploie plutôt les expressions « identité de genre » et « expression de genre ». J’ai déjà dit très clairement pourquoi je n’aime pas ces termes.
Où allons-nous nous arrêter? Devrions-nous ajouter le poids des gens? Devrions-nous inclure les préférences vestimentaires des gens, ce que nous allons déjà faire au moyen de l’expression de genre? À quel endroit devons-nous tirer la ligne? Je peux diviser le monde en autant de sous-groupes et d’identités que je le veux et prôner ensuite le génocide de l’un d’eux — comme les gens qui portent du bleu canard.
La sénatrice Omidvar : J’ai de la difficulté à choisir une question à poser. Je vais essayer de donner une orientation différente à la conversation.
L’un de vous a dit que l’expression et l’identité de genre sont dans la tête des gens et qu’on ne peut pas réglementer ni codifier ce qui s’y trouve.
Eh bien, je vous dirais que la religion est dans le cœur, dans l’esprit, et nous accordons tout de même une protection aux gens. Vous avez mentionné la persécution religieuse. Nous accordons une protection aux gens pour qu’ils puissent pratiquer leur religion.
J’ai de la difficulté à comprendre la notion selon laquelle on peut se prévaloir des droits de la personne seulement lorsqu’on invoque une identité concrète. Vous avez parlé des transsexuels, et on peut vérifier et valider la transsexualité auprès d’un médecin. Je me demande ce que vous avez à dire à propos de ma difficulté à comprendre ce point de vue.
Mme Meyer : Je ne pense pas que l’identité de genre est une chose qui n’existe que dans la tête des gens. Je dis que selon la définition du Code des droits de la personne de l’Ontario, qui a été invoquée comme précédent par la ministre Wilson-Raybould, la parraine du projet de loi, c’est une chose qui n’existe que dans l’esprit humain. Elle n’a pas employé autant de mots, mais elle a dit qu’être homme ou femme, les deux ou aucun des deux, est une perception subjective. C’est contradictoire en soi. C’est très vaste.
Encore une fois, au moins, les religieux se rassemblent. Ils prient. Il y a des églises et des mosquées. Ce n’est pas une chose qui existe uniquement dans la tête des gens. C’est peut-être ainsi pour la spiritualité. Je ne pense donc pas que c’est nécessairement comparable à la façon dont l’identité de genre a été définie jusqu’à maintenant.
La sénatrice Omidvar : Je veux juste vous poser une question à propos de ce qui vous préoccupe tous les deux — encore plus Mme Meyer, je crois —, à savoir une accumulation rampante de droits. Aujourd’hui, c’est l’expression de genre, tandis que demain, ce sera le droit de porter du bleu canard.
Au cours de l’histoire du pays, un pays auquel vous et moi sommes venus pour jouir des libertés qui y sont offertes, on a assisté à un élargissement des droits de la personne, en incluant notamment les femmes. Quand je suis arrivée, il aurait été impossible de penser que les gais seraient protégés en vertu du Code des droits de la personne, et c’est pourtant le cas aujourd’hui, et le monde n’est pas tombé à la renverse. Nous avons ensuite poursuivi sur cette lancée.
Je me demande si vous pouvez parler de ce que je considérerais comme l’élargissement civil et civilisé des droits de la personne en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de votre notion de restrictions à cet égard. Pensez-vous que d’autres identités seront ajoutées un jour? Peut-on en limiter le nombre maintenant?
Mme Meyer : Je suis désolée. Je ne suis pas certaine de comprendre la question, mais je vais répondre en disant ce que je pense.
Je suis pour la protection des transgenres, même si c’est juste symbolique, même si nous les protégeons déjà. Je suis pour, mais il faut faire preuve d’un peu de prudence et de rigueur, comme je l’ai dit, et ce n’est pas ainsi dans le projet de loi.
Au cours de l’histoire, la question a toujours subi l’effet de l’alternance entre libéraux et conservateurs, ce qui fait en sorte que nous progressons sans perdre l’équilibre.
M. Saad : Si je ne m’abuse, vers la fin de ma déclaration liminaire, j’ai mentionné deux cas liés à votre question. J’ai parlé de personnes transraciales qui affirment que même si elles sont blanches, elles s’identifient comme étant noires. C’est du transracialisme. C’est une chose réelle.
Je donne aussi l’exemple de la phobie des personnes grosses. De plus en plus de Canadiens font de l’embonpoint, et si nous avions une mesure collective de la douleur qu’ils éprouvent compte tenu de l’intolérance et de la discrimination auxquelles ils font face tous les jours, on verrait qu’il serait plus rentable d’adopter une loi contre les gens qui ont la phobie de ces personnes. Est-ce une chose que nous devrions faire?
Le président : Nous devons poursuivre.
Le sénateur Mitchell : J’aimerais revenir à la réponse de M. Saad qui a évoqué à quelques reprises la préoccupation associée à M. Peterson, à savoir le risque de perdre son emploi. C’est ce qu’il a dit. C’est peut-être vrai, et personne ne devrait être menacé de perdre son emploi.
Il est intéressant de noter qu’une personne dans vos fonctions ou les siennes a obtenu sa permanence. Il avait donc des ressources et sa réputation pour défendre son emploi.
En revanche, les personnes transgenres qui perdent leur emploi, qui n’en obtiennent pas un et, ce qui est bien pire, qui subissent sans cesse une discrimination violente et un harcèlement ont rarement une permanence, des ressources et une réputation à leur disposition.
Par conséquent, comment ne pouvez-vous pas comprendre que ce que propose le projet de loi C-16, en ne menaçant d’aucune façon votre personne et tous les avantages dont vous jouissez dans notre société, c’est de mettre tout le monde sur un pied d’égalité en accordant certaines protections et une certaine reconnaissance à l’un des groupes les plus vulnérables et les plus touchés par la discrimination dans notre société? N’est-il pas éminemment canadien d’élargir la portée de notre bienveillance et de notre protection pour englober des gens qui en ont désespérément besoin?
M. Saad : Si le projet de loi était rédigé de manière à faire exactement ce que vous dites, et rien d’autre, et qu’il nous prémunissait contre les zones grises dont j’ai parlé, je l’appuierais sans hésiter.
Comme je l’ai mentionné dans ma déclaration liminaire, compte tenu de mon expérience personnelle, peu de personnes sont mieux placées que moi pour expliquer pourquoi tout le monde devrait être protégé sans tenir compte de l’identité sexuelle. Vous prêchez pour votre paroisse.
Je suis tout simplement ici pour jouer le rôle du canari dans une mine de charbon, ou peu importe l’expression, pour dire que nous devons faire preuve de prudence à l’égard de certains détails, et je vous fais part de ces détails en tant que professeur. Cela n’a rien à voir avec ma permanence ou mon statut privilégié. Il est plutôt question du risque très réel qu’une personne me dise que la façon dont je donne mon cours la marginalise, que je dois enseigner autrement si je ne veux pas être considéré comme étant arbitraire.
Le sénateur Mitchell : Une grande partie de ce que vous avancez pour défendre votre point de vue est extrêmement hypothétique. Nous avons toutefois une hypothèse qui a été vérifiée. Dans votre cas, elle l’a été de manière directe. Vous dites que votre cours sera ou pourrait être déclaré transphobique si le projet de loi est adopté, mais il est visé par la législation québécoise. Au Québec, l’identité de genre est protégée depuis plusieurs années en vertu de l’article 10 de la charte québécoise, et cette situation ne s’est jamais produite. Vous donnez encore votre cours, et personne ne vous a officiellement accusé d’être transphobique.
Par conséquent, pourquoi le projet de loi C-16, qui ne touchera aucunement la province où vous enseignez, pourrait-il mener d’une certaine façon à ce que votre cours soit déclaré transphobique? Vous répétez sans cesse que vous n’êtes pas avocat, et je ne sais donc pas comment vous pouvez faire ce genre de déclarations.
M. Saad : Je pourrais parler de l’atmosphère générale dans les tranchées du milieu universitaire. Pour cette raison, je pourrais formuler des hypothèses sur la trajectoire de la victimisation qui empêche les gens de s’exprimer.
J’ai donné l’exemple des innombrables témoignages sans fin que j’ai reçus. Tous les sénateurs présents se sentiraient mal de recevoir ce genre de courriels. Dans cette optique — et j’ai peut-être tort sur le plan juridique; ce que vous dites est peut-être correct —, cela ne veut pas dire que c’est une chose qui ne devrait pas nous préoccuper.
J’évolue dans les tranchées du milieu universitaire et je vois à quel point mes collègues sont terrifiés à l’idée de dire un mot déplacé de peur que quelqu’un soit offusqué. C’est inacceptable, et nous devrions mettre fin à cette situation.
Le sénateur Mitchell : Les gens présents...
Le président : Pouvons-nous conclure?
Je remercie les témoins de leur présence et de leur contribution à nos délibérations.
Pour la deuxième heure, nous accueillons Meghan Murphy; Paul Dirks de WOMAN Means Something Campaign; et Hilla Kerner, qui est membre collectif du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter.
Merci d’être ici. Vous avez chacun jusqu’à cinq minutes pour faire une déclaration liminaire, et nous allons commencer par Mme Kerner.
Hilla Kerner, membre collectif, Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter: : Les personnes transgenres doivent vivre en sécurité et avoir les mêmes droits et les mêmes possibilités que l’on promet à nous tous.
Nous sommes persuadés que les gens dont le comportement n’est pas conforme à la définition tyrannique de la masculinité ou de la féminité qu’impose la société, y compris les transgenres, sont victimes de réprobation, de discrimination et de violence. Les femmes sont punies depuis le début du patriarcat lorsqu’elles ne se soumettent pas aux restrictions suffocantes de la féminité attendue de la part des filles et des femmes.
Pour les Canadiens, le massacre de Montréal est un exemple extrême de châtiment réservé à celles qui osent aller au-delà des normes scolaires et professionnelles imposées aux femmes de leur époque. Partout dans le monde, les femmes sont punies parce qu’elles se font avorter et parce qu’elles ne se soumettent pas à l’hétérosexualité imposée et se tournent plutôt vers le lesbianisme. Des femmes et leurs enfants vivent dans notre propre refuge étant donné que leur mari menace de les tuer parce qu’elles ont rompu leur mariage. Chaque fois que les femmes remettent en question le carcan responsable de leur subordination, elles risquent d’être punies.
Nous craignons que des lois ayant un objectif louable servent à porter atteinte aux droits des femmes et au travail crucial des groupes de femmes qui consiste à aider les personnes nées femmes et à les rassembler. À partir du moment où nous voyons le jour, pendant notre jeunesse et à l’âge adulte, nous sommes traitées différemment. Ce traitement est notre source d’oppression.
Les personnes nées femmes et les hommes qui s’identifient comme des femmes vivent des expériences différentes. Je ne sais pas ce que veut dire « se sentir comme une femme », mais je sais ce que c’est qu’être une fille et une femme, et je sais ce que vivent et ressentent les femmes. Je me reconnais dans ce que me disent les femmes qui nous appellent. Nous connaissons l’embarras dû à des tâches de sang sur nos vêtements pendant nos règles, l’anxiété attribuable à une grossesse non voulue et la crainte d’être violée. Nous connaissons l’horreur du viol et le confort ressenti lorsque nous nous regroupons entre femmes.
Nous établissons un lien entre notre expérience personnelle du traitement réservée aux filles et aux femmes et la réalité politique collective de l’oppression des femmes.
À propos des dispositions du projet de loi C-16, de l’emploi des termes « identité de genre » et « expression de genre », leur signification ne fait l’objet d’aucun consensus social. Comme d’autres féministes, nous utilisons le terme « genre » pour parler de la division des sexes imposée par la société. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir a écrit: « On ne naît pas femme: on le devient »; et « [...] c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société. »
Nous comprenons que les auteurs du projet de loi emploient le terme « genre » pour décrire un sentiment personnel ou un état d’esprit qui peut être conforme ou non au sexe d’une personne. Certains disent que ce sentiment personnel est inné et d’autres, qu’il est fluide, ce qui renvoie donc au concept selon lequel assumer sa véritable identité de genre est censé être libérateur, pas restreignant.
On utilise le terme « expression de genre » de la même façon. Dans le projet de loi, il désigne la manière dont une personne affiche son genre en public, ce qui peut comprendre le comportement et l’apparence comme le fait de porter une robe, la coupe de cheveux et le maquillage. De notre point de vue, l’expression de genre se rapporte aux comportements qui servent à opprimer ou à contrôler les femmes. Or, la violence faite aux femmes par les hommes en fait partie. Les hommes ne sont pas foncièrement violents. Ils le sont à cause de la construction sociale de la masculinité et de l’homme. Dans ce contexte, le viol est une expression de genre.
De toute évidence, c’est une question très controversée, et pas seulement au Canada. Nous sommes à peine parvenus officiellement à l’égalité des droits des femmes, sans parler de changer la réalité vécue par les femmes, et on nous demande d’accepter un concept et des applications juridiques qui contredisent le fondement de ce qu’on entend par l’oppression des femmes, qui est le point de départ de la lutte pour notre libération.
Nous demandons au Sénat de procéder à un deuxième examen objectif. Nous devons avoir des lois qui protègent autant le droit à l’égalité des femmes que le droit à l’égalité des personnes transgenres. Nous exhortons le Sénat à approfondir l’étude du projet de loi pour rendre possibles une discussion approfondie, une réflexion sérieuse et ardue ainsi qu’une formulation prudente et nuancée qui se traduiront par une loi qui donne suite à la promesse noble de protection et de progression de l’égalité pour tout le monde.
Merci.
Meghan Murphy, à titre personnel : Un des principaux problèmes du projet de loi est qu’il propose de modifier une chose aussi importante que la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel pour y ajouter une notion que l’on ne peut même pas définir.
Selon Justice Canada, l’« identité de genre » est définie comme l’expérience personnelle ou intime d’une personne par rapport à son genre, mais ce n’est pas une bonne interprétation. Le genre ne se rapporte pas aux expériences personnelles ou intimes; c’est une construction sociale. Le genre est un moyen de renforcer les stéréotypes sexistes ainsi que les concepts qui oppriment les hommes et les femmes. Cela ne renvoie pas à la notion d’homme et de femme, mais plutôt à la notion de masculinité et de féminité.
Il y a un siècle, les femmes canadiennes n’avaient pas le droit de vote et n’étaient pas considérées comme des personnes aux yeux de la loi à cause de leur sexe. Le concept du genre laisse entendre que les hommes sont foncièrement violents, agressifs, indépendants, fermes et rationnels, tandis que les femmes sont foncièrement passives, délicates, affectueuses, irrationnelles et émotionnelles. Ces idées ont été démenties en grande partie grâce au mouvement féministe. Par conséquent, en créant et en soutenant aujourd’hui la notion selon laquelle nous avons une identité de genre personnelle, nous faisons marche arrière.
Personne ne naît avec un genre. Nous naissons de sexe féminin ou masculin et le genre est ensuite imposé par la socialisation. Les femmes ne savent pas qu’elles sont des femmes parce qu’elles naissent avec un intérêt pour les talons hauts ou la couleur rose. Elles savent qu’elles sont des femmes parce qu’elles sont de sexe féminin. Traiter le genre comme s’il était interne ou qu’il relevait d’un choix personnel est une pratique dangereuse qui indique un manque de compréhension total de la façon dont les femmes, en tant que groupe, sont opprimées par le patriarcat — et des raisons pour lesquelles elles le sont.
Le patriarcat a été inventé pour contrôler la capacité de reproduction des femmes et la notion de genre a été créée pour naturaliser et renforcer ce système hiérarchique. Des femmes et des filles de partout dans le monde sont assassinées, prostituées, violées et abusées chaque jour, et ce n’est pas parce qu’elles portent des robes, qu’elles ont les cheveux longs ou qu’elles ont adopté un comportement passif, mais parce qu’elles sont de sexe féminin. Et dans le cadre du patriarcat, on considère que les personnes de sexe féminin sont inférieures, qu’elles sont des objets qui existent pour l’usage des personnes de sexe masculin, et qu’elles peuvent être achetées, vendues et regardées.
Les droits des femmes existent sur le fondement que les membres de la société comprennent que les femmes sont victimes de discrimination et de violence exercée par des personnes de sexe masculin, peu importe leurs vêtements, leur langage corporel ou leur comportement, qu’on définit apparemment sous le terme « expression de genre ».
L’idée selon laquelle les femmes peuvent simplement s’exprimer ou s’identifier différemment pour éviter l’oppression dans une société patriarcale est insultante et fausse — et on peut le prouver. Toutefois, c’est ce qu’on communique par l’entremise de notions telles l’identité de genre et l’expression de genre. Si nous affirmons qu’un homme est une femme en nous fondant sur quelque chose d’aussi flou qu’un sentiment, ou parce qu’il choisit d’adopter des traits féminins stéréotypés, quelles sont les répercussions sur les droits et les protections des femmes? Devrait-il avoir le droit de poser sa candidature pour obtenir des postes et des subventions réservés aux femmes, même si nous savons que les femmes sont sous-représentées ou marginalisées dans les domaines dominés par les hommes, et que les femmes sont payées moins que les hommes et sont souvent congédiées ou non embauchées parce qu’elles sont enceintes ou parce qu’on présume qu’elles le deviendront un jour?
La façon dont se sentent les hommes à l’intérieur ne change pas le fait qu’ils ont du pouvoir et qu’ils sont privilégiés dans la société, et la façon dont les femmes se sentent à l’intérieur ne change pas le sexisme dont elles font l’objet. Je n’ai pas l’impression qu’on devrait me qualifier de noms misogynes, qu’on devrait me traiter comme un objet et qu’on devrait m’abuser ou me harceler sexuellement, mais j’ai tout de même vécu ces choses. Je n’ai pas choisi d’être traitée comme une femme dans la société patriarcale, et je ne me suis jamais sentie à l’aise avec la féminité. Cela fait-il de moi un homme?
La dissolution des catégories « hommes » et « femmes » pour permettre la fluidité peut sembler progressive, mais ce n’est pas plus progressif dans les circonstances actuelles que si l’on affirmait que les races n’existent pas et que les Blancs ne sont pas privilégiés dans ce monde s’ils ne se sentent pas Blancs ou s’ils adoptent des stéréotypes racistes liés à des personnes de couleur. Si un Blanc agissait de cette façon, nous affirmerions à juste titre qu’il s’agit de cooptation et nous dénoncerions ce comportement. Pourquoi acceptons-nous l’idée qu’un homme qui adopte des stéréotypes sexistes traditionnellement associés aux femmes peut changer de sexe par magie et abandonner son statut de personne de sexe masculin dans ce monde?
Les droits des femmes et des filles sont mis de côté au profit d’une mode. Le projet de loi C-16 peut sembler convaincant dans ses efforts pour être ouvert d’esprit et inclusif, mais il repose sur des fondements très instables. Je vous implore d’étudier davantage les conséquences et les répercussions de ces idées, de ce langage et de ce projet de loi avant de suivre le mouvement.
Paul Dirks, WOMAN Means Something Campaign : Je considère qu’il s’agit d’un privilège de vous parler aujourd’hui, honorables sénateurs, contre le projet de loi C-16. Je crois que ce projet de loi a de bonnes intentions, mais il fait pourtant courir aux femmes et aux enfants le risque d’être victimes de violence sexuelle, et peut-être encore plus grave, il élimine le droit d’une femme au consentement lorsqu’il s’agit de son intimité corporelle.
Dans le cadre de notre campagne, nous avons mené des centaines d’heures de recherche sur la violence commise par les hommes contre les femmes dans des endroits publics. Nous avons enregistré 255 incidents du type qui, selon de nombreuses personnes, n’existe pas. Il s’agit en grande partie de voyeurisme dans des espaces tels les vestiaires unisexes dans les piscines et les salles de bain unisexes, mais dans 29 cas, il s’agit d’hommes qui ont exprimé une identité de sexe féminin et qui ont commis des infractions violentes dans des endroits sûrs pour les femmes. Permettez-moi de vous donner quelques exemples qui se sont produits au Canada.
En 2012, Christopher, ou Jessica Hambrook, a agressé deux femmes dans des refuges de Toronto, au moins dans un cas, trois semaines après s’être identifié comme femme.
En 2013, Darren Cottrelle s’est habillé en femme et a commis l’infraction de voyeurisme dans une salle de bain pour femmes du Centre commercial Dufferin, à Toronto.
En 2015, Xingchen Liu s’est habillé en femme et a commis l’infraction de voyeurisme par vidéo dans un vestiaire pour femmes au Leduc Recreation Centre, à Edmonton.
Aussi en 2015, l’Université de Toronto a dû battre en retraite et infirmer sa décision visant à rendre un grand nombre de ses salles de bain sans distinction de sexe lorsqu’au moins deux femmes ont été victimes de voyeurisme pendant qu’elles prenaient une douche.
Nous avons récemment mené une analyse géographique de ces incidents. Nous avons comparé le taux d’incidents par habitant dans les régions où l’on avait adopté une loi sans distinction de sexe au taux dans les régions où l’on n’avait pas adopté une telle loi. Dans les régions où l’on avait adopté une loi sans distinction de sexe, les incidents violents contre les femmes étaient 1,8 fois plus susceptibles de se produire que dans les régions où l’on n’avait pas adopté une telle loi.
Les cinq régions qui avaient le taux le plus élevé d’incidents par habitant étaient celles où l’on avait adopté une loi sans distinction de sexe, et l’Ontario occupait le deuxième rang parmi tous les États, les provinces et les territoires.
Les meilleures données à notre disposition démontrent que les lois sans distinction de sexe sont liées à l’augmentation des préjudices vécus par les femmes.
Les magasins Target représentent une étude de cas intéressante qui corrobore ces résultats. Il est bien connu qu’en avril 2016, Target a fait la promotion de sa politique sans distinction de sexe. Dans les 13 mois suivants, huit incidents de violence sexuelle contre des femmes se sont produits dans les salles d’essayage et les salles de bain de ses magasins. Ce nombre est plus élevé que le nombre total des autres années combinées.
L’un de ces incidents les plus notoires s’est produit en Idaho, en juillet 2016. Shauna Smith, une femme transgenre, l’une des quelques femmes transgenres représentées dans notre base de données, a filmé une jeune femme de 18 ans pendant qu’elle changeait de vêtements. Lors de la détermination de la peine, le juge a énoncé ce qui suit:
Je me suis dit — et je n’étais peut-être pas le seul — que Target avait adopté une politique discutable (et je me suis demandé) si cela pouvait permettre à une personne de victimiser une autre personne. Vous avez profité de cette situation et vous avez victimisé cette jeune femme.
Les femmes ont non seulement le droit d’être protégées dans leurs endroits sûrs, mais elles ont également le droit au consentement lorsqu’il s’agit de leur intimité corporelle dans des endroits telles les salles d’essayage.
Dans Stanley c. Gendarmerie royale du Canada, 1987, on énonce ce qui suit:
Nous ne pourrions concevoir d’objet d’intimité plus fondamental que le corps nu. Le désir de soustraire son corps nu de la vue d’inconnus, et notamment d’inconnus du sexe opposé, est m [sic] par le respect de soi et la dignité personnelle élémentaire.
Dans Stopps c. Just Ladies Fitness, en 2006, on énonce ce qui suit:
Les intérêts en matière de vie privée ne sont pas déterminés par le plus petit commun dénominateur de modestie jugé approprié par la société. Il s’agit plutôt de déterminer si une personne raisonnable jugerait que l’intérêt en matière de vie privée exprimé par une personne est légitime et sincère, même s’il n’est pas répandu.
Le projet de loi C-16 élimine le droit au consentement des femmes lorsqu’il s’agit de leur intimité corporelle et infirme des décennies de jurisprudence relative aux lois liées à l’intimité corporelle. C’est probablement la raison pour laquelle une majorité de Canadiens n’appuie pas la pleine liberté de choix en ce qui concerne l’accès des personnes transgenres aux salles de bain.
Un sondage Angus Reid mené en 2016 indique que 84 p. 100 des Canadiens approuvent, tout comme je le fais, les droits des personnes transgenres en général, mais que seulement 41 p. 100 d’entre eux appuient le droit au plein accès des personnes transgenres aux salles de bain. Il est très probable que le soutien à l’égard de l’accès aux vestiaires est beaucoup moins élevé.
Honorables sénateurs, il faut mettre en œuvre davantage de mesures pour protéger les femmes, et non en éliminer. Et par-dessus tout, les femmes doivent pouvoir conserver leur droit au consentement dans le cas de leur intimité corporelle.
Merci.
Le président : Je remercie tous les témoins.
Nous passons maintenant aux questions. La parole est d’abord au vice-président, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : J’aimerais remercier les témoins de leurs exposés.
Les vestiaires, les piscines, et cetera, sont des compétences provinciales, et les provinces utilisent cette loi depuis des années. Évidemment, tout acte de violence est punissable en vertu du Code criminel. Autrement dit, je crois que vous soutenez que les provinces ont commis une erreur lorsqu’elles ont adopté une telle loi, et certaines d’entre elles l’appliquent depuis 1985. Je présume que c’est le point que vous faites valoir. Je vois que vous hochez la tête.
Madame Kerner, vous représentez le Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Est-ce le même organisme qui était devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter c. Nixon?
Mme Kerner : Oui, c’est notre centre.
Le sénateur Baker : Êtes-vous insatisfaite de la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique? La demande d’appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée en raison de la décision de la Cour d’appel, qui a infirmé la décision du juge du procès dans cette affaire. Si je me souviens bien, la décision était en faveur de votre centre.
Mme Kerner : C’est exact. Au premier tour, le Tribunal des droits de la personne — je présume que les gens savent à quelle affaire le sénateur fait référence.
Le sénateur Baker : Oui, tous les sénateurs le savent.
Le sénateur Plett : Non, ils ne le savent pas tous.
Mme Kerner : Aimeriez-vous que je l’explique?
Le sénateur Plett : Oui, s’il vous plaît.
Mme Kerner : Nixon est né homme, et à l’âge de 33 ans, il a subi une opération de changement de sexe. Quelques années plus tard, il a exprimé le désir de faire du bénévolat pour notre centre. Il a passé une entrevue avec notre groupe de formation, et la facilitatrice a expliqué à Nixon qu’étant donné les relations fondamentales que nous avons avec les femmes, nous fondons ces relations sur nos expériences communes liées au fait d’être nées femmes et d’avoir été élevées en filles, et que nous ne formons pas ou n’acceptons pas les personnes qui n’ont pas vécu toute leur vie en femme.
Nixon a déposé une plainte au Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique avant que la nouvelle définition accepte « transgenre » dans le critère lié au sexe, et le Tribunal des droits de la personne a rendu une décision selon laquelle notre centre avait exercé de la discrimination contre Nixon et lui a accordé 7 500 $. Notre centre a demandé à ce que l’affaire soit soumise à un examen judiciaire. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a jugé que le Tribunal des droits de la personne avait fait une erreur, et que notre centre n’avait pas exercé de discrimination contre Nixon. De plus, dans le cadre de la liberté d’association, nous avons le droit de nous organiser pour lutter pour le droit à l’égalité des membres d’un groupe de personnes opprimées, et nous avons la permission de décider qui sont les membres de ce groupe.
Nixon a interjeté appel auprès de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, qui a renforcé le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a convenu que nous n’avions pas exercé de discrimination contre Nixon. Nixon a interjeté appel auprès de la Cour suprême du Canada, mais sa demande a été rejetée.
Le sénateur Baker : Vous étiez donc satisfaits du jugement?
Mme Kerner : Nous étions satisfaits. Ce processus très pénible a duré 12 ans.
Le sénateur Baker : C’était dans le cadre d’une loi provinciale, mais il s’agissait de la définition de « sexe », je pense, n’est-ce pas?
Mme Kerner : C’est exact.
Le sénateur Baker : Mais c’est le même enjeu dont nous parlons ici.
Mme Kerner : C’est exact, mais si vous avez écouté attentivement mon exposé, vous savez que nous ne nous opposons pas à la protection des personnes transgenres, et elles sont protégées. Il y a probablement l’espace nécessaire — étant donné que le législateur comprend que des préjudices particuliers peuvent être causés aux personnes transgenres — pour les protéger, mais la façon dont la loi traite cet enjeu pose problème — et non l’intention ou l’espoir que la loi souhaite créer.
En Colombie-Britannique, l’an dernier, le gouvernement a adopté, en une journée — il n’y a eu aucune consultation — des définitions qui comprennent l’identité de genre et l’expression de genre. Techniquement, ces définitions n’étaient pas nécessaires, car le Tribunal des droits de la personne a entendu des cas et il est vrai que le Tribunal canadien des droits de la personne a accepté d’entendre des cas de personnes transgenres en l’absence de ces définitions, et ces personnes ont donc déjà été officiellement protégées.
Le sénateur Baker : Merci
Le sénateur Plett : Madame Murphy, ma question s’adresse à vous.
M. Gad Saad était ici un peu plus tôt. Je ne sais pas si vous étiez dans la salle à ce moment-là. J’espère manifestement qu’on vous traitera un peu mieux qu’il l’a été, mais il attribue les différences entre les hommes et les femmes et entre la féminité et la masculinité à des facteurs liés à l’évolution et à la biologie.
Toutefois, aujourd’hui, vous faites valoir que le genre est un concept social et qu’on nous l’impose par la socialisation.
Vous êtes toutes les deux des expertes, et cela m’indique — comme vous l’avez dit, je pense — qu’il y a encore beaucoup de choses à discuter au sujet du genre. L’un des plus gros problèmes de ce projet de loi, c’est qu’il clôt ce débat de façon prématurée.
Vous avez soulevé un point intéressant au sujet de l’accès des femmes transgenres, ou potentiellement même des personnes de genre fluide, à des emplois ou à des subventions réservés aux femmes. Je trouve qu’il est intéressant qu’un gouvernement qui consacre autant d’énergie à l’établissement de quotas moitié-moitié pour les hommes et les femmes impose sciemment des catégories binaires en adoptant une mesure législative qui enchâsse la théorie d’un continuum de l’identité sexuelle dans la loi. Avez-vous des commentaires à formuler à cet égard?
Mme Murphy : Oui, c’est l’un des endroits où l’identité de genre et les protections fondées sur le sexe pour les femmes entrent en conflit. On soutient souvent qu’il n’y a aucun conflit et qu’il s’agit seulement de protéger les personnes transgenres, et que les personnes transgenres devraient être protégées dans le code des droits de la personne, et je crois qu’elles le sont déjà. Toutefois, les femmes forment toujours une catégorie de personnes opprimées dans notre pays et dans le monde, et c’est seulement en raison de facteurs biologiques.
Lorsqu’on commence à intégrer aux lois des notions telles l’identité de genre et l’expression de genre, cela pourrait avoir préséance sur les droits des femmes.
Le sénateur Plett : Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce que vous pensez de la perspective féministe sur l’importance des espaces réservés seulement aux femmes?
Mme Murphy : C’est une longue histoire.
Si le mouvement de la deuxième vague du féminisme qui s’est amorcé à la fin des années 1960 a été possible, c’est parce que des femmes ont pu se rassembler et parler de leurs expériences communes liées à l’oppression. On a appelé cela une prise de conscience, et c’est la raison pour laquelle le mouvement de libération des femmes a été lancé. Les femmes pouvaient se retrouver seules avec d’autres femmes et parler de ce qui se passait dans leur vie, au travail, à la maison, avec leur partenaire et leur mari, et de leur expérience de femmes qui ont été victimes de viol et d’abus.
C’est ce qui a changé la donne. Nous ne pouvons pas nous organiser en tant que catégorie, en tant que femmes, en tant que catégorie de personnes opprimées, si nous ne pouvons pas nous retrouver seules avec d’autres femmes. Et il s’agit d’un droit que devraient avoir tous les groupes marginalisés. En effet, les personnes de couleur devraient être en mesure de se retrouver seules avec d’autres personnes de couleur pour organiser leurs droits et leurs protections, et les femmes devraient également avoir ce droit.
Le sénateur Plett : Et le projet de loi mettrait cette notion en péril?
Mme Murphy : Je le crois.
Le sénateur Plett : Merci.
La sénatrice Jaffer : J’aimerais remercier les trois témoins de leurs exposés.
J’aimerais saluer Mme Kerner. Je viens de Vancouver, et lorsque je tente désespérément de trouver un refuge, vous êtes toujours là pour aider les gens. J’aimerais reconnaître l’énorme travail que vous accomplissez.
Madame Kerner, je vous ai écoutée très attentivement, et je connais la position du refuge. Cela s’adresse peut-être également à Mme Murphy. Aucune d’entre vous n’a dit que nous ne devrions pas protéger les personnes transgenres, n’est-ce pas? Je ne crois pas que l’un de vous trois ait dit qu’il ne fallait pas protéger les personnes transgenres, n’est-ce pas?
Mme Kerner : Manifestement, et il ne fait aucun doute que les personnes transgenres de la Colombie-Britannique — et de probablement partout au pays — ont besoin de refuges, de services de soutien et de protection. Je dis seulement, au nom de mon groupe, que le droit à la protection doit être établi avec prudence, afin qu’il n’interfère pas avec la protection des femmes nées de sexe féminin et le droit à l’organisation des femmes nées de sexe féminin dans le cadre de la lutte pour notre libération.
La sénatrice Jaffer : Mais l’affaire Nixon a traité cela.
Mme Kerner : C’est vrai.
La sénatrice Jaffer : Cette question a été traitée.
Mme Kerner : Nous sommes protégées, mais je crois également que vous êtes au courant de la situation dans laquelle se trouve Vancouver, sénatrice Jaffer. Nous avons été protégées et nous sommes autonomes, mais vous avez sûrement entendu parler de la chasse aux sorcières qui vise mon groupe. La B.C. Federation of Labour vient de demander à ses syndicats affiliés de boycotter le Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Il s’agit du centre d’intervention en cas de viol le plus ancien du Canada. En effet, même si la Cour suprême de la Colombie-Britannique convient que nous sommes autorisées à travailler seulement avec des femmes nées de sexe féminin, on juge que nous sommes transphobes. Et c’est le danger de cette loi, car elle n’exprime pas expressément le droit des femmes de s’organiser.
La sénatrice Jaffer : Ici, il y a deux enjeux. L’un est celui, très fondamental, de protéger les trans, et c’est ce que nous cherchons à faire. Nous, les femmes, nous nous sommes épanouies parce quelqu’un nous a protégées, tout comme les gens de couleur se sont épanouis grâce à la protection. Dorénavant, nous devons nous assurer de protéger les trans pour qu’ils s’épanouissent dans la société comme les femmes et les gens de couleur. Je sais, madame Kerner, que vous seriez d’accord.
Mme Kerner : Bien sûr. Sinon, il faudrait manquer de cœur.
La sénatrice Jaffer : Et, d’après moi, c’est ce que dit le projet de loi.
Mme Kerner : Si je comprends bien, il n’y a pas de débat. C’est le consensus.
Notre groupe ne conteste pas l’intention du projet de loi. Mais il dit qu’on ne s’entend pas sur la terminologie de base élémentaire.
Votre rôle de catalyseur de la discussion publique dans la démocratie canadienne est tellement important. Ne précipitez pas l’étude du projet de loi. Invitez de très nombreux témoins, y compris de savantes juristes féministes, pour que nous puissions méticuleusement élaborer un projet de loi qui permettra de protéger d’autres groupes exactement comme vous le voulez.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à Mme Murphy. On voit bien, à la lumière des témoignages, qu’il n’y a pas de consensus quant à la définition du mot « genre ». Pourriez-vous nous donner des exemples des effets que pourrait avoir le projet de loi, lorsque vous parlez de questions de confusion des genres ou d’identification de genre qui ne devraient pas être visées par le projet de loi C-16, principalement en milieu de travail?
[Traduction]
Mme Murphy : Je ne comprends pas parfaitement la question, mais ce qui me préoccupe surtout, encore une fois, c’est cette terminologie. Il faudrait intégrer les notions d’identité de genre et d’expression de genre dans la loi sur les droits de la personne.
Encore une fois, le genre ne correspond à rien de réel ou de quantifiable. Il est absolument impossible de définir l’identité de genre, parce que le genre n’est pas une identité. Ce n’est rien d’intérieur. Tout cela, c’est des idées sexistes. Rien d’autre. Des stéréotypes sexistes imposés aux gens. Je conteste donc l’idée, en premier lieu, de son existence. Elle est nocive pour les femmes, parce qu’on pourrait prétendre que les femmes sont nées féminines. Si je nais femme et que je dis que je suis femme, qu’est-ce que cela veut dire? Que je m’identifie aux stéréotypes sexistes — à la féminité — synonyme, pour moi, d’oppression?
Cette idée justifie mon oppression et l’oppression des femmes et des filles partout. Voilà ce que je reproche surtout au projet de loi.
Le sénateur Pratte : Monsieur Dirks, je désire m’informer sur la provenance de vos données. Si j’ai bien compris, les 255 incidents que vous avez consignés sont survenus dans des endroits non réservés aux hommes ou aux femmes, depuis environ 2009.
M. Dirks : En fait, depuis un peu plus longtemps.
Le sénateur Pratte : Si mes calculs sont justes, environ 90 p. 100 ont été commis par des hommes d’apparence masculine.
M. Dirks : Oui, c’est exact.
Le sénateur Pratte : Peu de chose en commun avec les transgenres, n’est-ce pas?
M. Dirks : Non, c’est une erreur. C’est une excellente question.
Les partisans de la protection laissent entendre depuis assez longtemps que les transgenres ne posent pas de menace particulière, contrairement aux prédateurs masculins qui profiteront de ces lieux. C’est précisément ce que le nombre considérable d’incidents montre.
Les occasions surgissent du relâchement de la protection des femmes dans les endroits où elles sont le plus vulnérables et déshabillées.
Si vous voulez, je serais heureux de vous présenter un exemple qui montre crûment les agissements d’un délinquant sexuel. Les exemples sont nombreux.
Le sénateur Pratte : Mais les endroits unisexes existent depuis longtemps, même depuis avant l’avènement des transgenres.
Avez-vous consigné le même genre de données sur le nombre d’incidents survenus dans des endroits réservés à l’un des sexes exclusivement pendant la même période?
M. Dirks : Non, je ne possède pas cette analyse.
Le sénateur Pratte : Vous n’avez donc aucune base de comparaison sur le nombre d’incidents survenus dans des endroits réservés à un seul sexe pendant la même période.
M. Dirk : Voici en quoi c’est intéressant…
Le sénateur Pratte : Non. Avons-nous cette base de comparaison?
M. Dirks : J’ai déjà répondu. Non.
Le sénateur Pratte : D’accord. Ma dernière question…
M. Dirks : Mais puis-je répondre à la question?
Le sénateur Pratte : Oui, mais je poserai d’abord la mienne.
Avez-vous une base de comparaison dans ces mêmes États ou provinces, et peut-on comparer les statistiques du nombre d’incidents avant et après l’adoption des lois sur le genre.
M. Dirks : D’accord. Merci.
Le sénateur Pratte : À vous maintenant.
M. Dirks : Pour répondre d’abord à la dernière question, je ne suis pas certain d’avoir le nombre d’incidents. La plupart d’entre vous le savent peut-être, mais il faut un certain nombre de données pour faire de bons calculs. Moins on en possède, moins les conclusions sont dignes de confiance.
Ces données ne permettent pas les régressions que vous réclamez, mais je voudrais qu’elles soient accessibles.
La deuxième question sur l’intérêt des données est absolument capitale, pour la raison suivante: dans ces endroits, il est impossible à une femme de savoir si elle est en danger. Quand elle s’est déshabillée, impossible pour elle de savoir si quelqu’un qui se trouve là en a le droit.
Il est arrivé à des femmes de se faire expulser de refuges pour femmes. Par exemple, dernièrement, en 2017, dans la vallée de l’Okanagan, en Colombie-Britannique, à des femmes qui protestaient contre la présence d’un homme qui se faisait passer pour une femme et qui se trouvait dans leur local où elles étaient déshabillées. Nous avons toutes sortes d’exemples de l’introduction de ces prédateurs dans ces endroits. Nous pouvons en multiplier le nombre.
Le sénateur Pratte : Il y a toujours eu des prédateurs. D’après moi, vos données ne sont pas scientifiquement fiables.
Le président : Nous devons en rester là et poursuivre.
La sénatrice Frum : D’après un témoin du groupe antérieur, Theryn Meyer, il serait plus juste de parler de « transsexualité » que d’« identité de genre » ou d’« expression de genre ». Mesdames Kerner et Murphy, s’il était possible de modifier la loi en remplaçant ces expressions par une expression comme « transsexualité », est-ce que ce serait mieux ou continueriez-vous de croire que le projet de loi a toujours besoin d’être étudié plus en profondeur?
Mme Kerner : Non. Le projet de loi a absolument besoin d’une étude approfondie. Des féministes brillantes de partout dans notre pays n’ont pas eu la chance de faire entendre leur opinion. Nous devrions profiter de leur sagesse.
Sur les motifs de distinction, une sous-note dit que, en ce qui concerne la grossesse ou l’accouchement, il s’agira de discrimination sexuelle. Une possibilité consiste à affirmer que, lorsque le comportement d’un individu n’est pas compatible avec ce à quoi la société s’attend ou ne s’y conforme pas, en raison du sexe de la personne, il faudrait considérer cette discrimination comme fondée sur le sexe. Voilà comment, en fait, les tribunaux fédéraux et provinciaux des droits de la personne ont interprété la loi. Ainsi, nous ne nous retrouvons pas avec toutes sortes de définitions ou de mentalités ambiguës et non reçues par la société canadienne.
Nous savons que des transgenres sont persécutés parce que leur comportement déroge au modèle de leur sexe, un comportement que, réalistement, on ne devrait jamais condamner. Nous, les femmes, nous voulons la liberté de ne pas agir conformément aux moules proposés sur la féminité, une liberté dont tous devraient jouir.
La sénatrice Frum : Votre groupe a-t-il été consulté préalablement sur ce projet de loi?
Mme Kerner : Non.
La sénatrice Frum : Vous n’avez pas l’impression que les féministes ont été convenablement consultées par la ministre ou par le comité de la Chambre?
Mme Kerner : Absolument pas. Au contraire. Nous sommes reconnaissantes au comité d’avoir, à la toute dernière minute, exaucé nos demandes instantes d’être entendues, mais nous avons dû frayer notre chemin pour y parvenir. Nous n’avons pas été consultées au Parlement.
La sénatrice Frum : Merci.
La sénatrice Pate : Merci beaucoup, à vous tous, d’être ici. Je tiens particulièrement à remercier Mmes Murphy et Kerner pour leur travail dans la communauté féministe depuis de nombreuses années.
Je rejoins la position de la sénatrice Jaffer en souhaitant que Mme Kerner ramène à son collectif un message d’appréciation au nom de nombreuses femmes, pas seulement de celles qui ont échappé à la violence. Vous avez accueilli des femmes qui sortaient de prison, des réfugiées et certaines de celles qui plus tard ont fait partie des femmes autochtones disparues et assassinées. Vous avez aussi œuvré à la création d’autres refuges pour promouvoir, de manière plus générale, l’égalité des femmes et pour la développer. Merci donc pour ce travail.
Seriez-vous disposée à fournir la définition que vous venez de reconnaître? Vous m’y avez fait penser.
Par le truchement du comité, nous avons demandé au ministère de la Justice un avis sur une éventuelle affaire comme celle qui vous est arrivée et, si elle était de ressort fédéral, sur son influence sur les discussions et opinions concernant la discrimination liée au genre et au sexe. Si on vous assurait que vous pourriez toujours vous organiser vous-même, est-ce que cet avis dissiperait vos craintes au sujet du projet de loi?
Mme Kerner : Comme je l’ai dit, il y a la stricte légalité et le consensus social, la réaction sociale.
J’ai parlé du boycottage contre la maison d’hébergement pour femmes Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter, mais je tiens aussi à dire que, grâce à notre si longue existence, nous pouvons, chaque année, prendre en charge 1 200 femmes qui échappent à la violence masculine. Nous hébergeons au moins 100 femmes dans notre centre avec leurs enfants. Les Vancouvérois nous appuient beaucoup, et, au-delà de ce boycottage ou de toute autre tentative de déstabilisation, nous tenons bon.
L’objectif de la loi, particulièrement de ce genre de loi, n’est pas seulement légaliste. C’est d’instaurer une perception du monde, d’établir un concept selon lequel le sexe à la naissance importe peu, ce qui, en théorie, est un concept merveilleux, mais complètement oublieux de l’oppression réellement subie par les femmes.
Nous ferions donc mieux de combattre cette oppression, d’en comprendre les manifestations dans le monde. Nous savons que, en certains endroits, on tue dès leur naissance les bébés de sexe féminin. Dans notre propre pays, de plus, chaque semaine au moins, une femme est assassinée par son partenaire. Nous connaissons l’existence de la violence contre les femmes autochtones. Notre monde n’est pas encore arrivé au point où l’assimilation restrictive du genre au sexe n’a pas d’importance.
La sénatrice Pate : Je sais que la maison d’hébergement et la ligne d’écoute téléphonique que vous exploitez reçoivent des appels de transgenres, hommes et femmes, et vous avez signalé là un besoin en ressources. Y aurait-il d’autres moyens à envisager pour assurer la prestation de ces ressources et de cet appui aux personnes maintenant aidées grâce à votre ligne d’écoute?
Mme Kerner : Bien sûr, nous ne sommes pas des sans-cœur et nous ne refuserons jamais quelqu’un qui se trouve en danger. Nous assurerons la sécurité de tous ceux qui feront appel à nous, mais nous conseillons aux transgenres désireux de recevoir les services que la maison d’hébergement offre aux femmes, d’avoir la sagesse d’en concevoir et de s’en offrir eux-mêmes, dans le souci d’une compréhension complète de leur expérience de vie ainsi que des liens à tisser et de l’appui à fournir à partir de cet établissement.
En général, les services sont insuffisants. Des femmes sont laissées pour compte. Nous en refusons tout le temps, et c’est vrai dans le cas d’autres maisons de transition. Il faut donc plus de services pour tous. Et si le législateur veut protéger les transgenres, il faudrait concevoir des services pour eux.
La sénatrice Batters : Merci à vous tous d’être ici.
Madame Murphy, comme vous le savez peut-être, ce projet de loi n’est pas le même que celui de la dernière législature que nous avons étudié. Il ne comprend pas seulement, comme motif de distinction, l’identité de genre, mais aussi l’expression de genre.
Considérez-vous l’expression « expression de genre » comme vague? Quel est votre point de vue féministe sur cette expression?
Mme Murphy : Je la considère comme vague. Je considère les deux comme vagues.
Je pense que Hilla a exprimé une opinion importante : nous sommes encore en train de discuter de protection fondée sur le sexe alors que nous devrions défendre le droit, indépendamment du sexe à la naissance, de ne pas se conformer aux stéréotypes sexistes auxquels j’ai fait allusion.
Comme je l’ai dit, cette terminologie présente un gros obstacle, en considérant le genre comme un choix personnel, comme celui des vêtements, du maquillage, du comportement, de sa façon de s’asseoir, tous imposés par la socialisation.
Les féministes parlent continuellement de certains comportements comme, et c’est une expression idiote, l’accaparement masculin de l’espace public. C’est un comportement socialisé, apprisJe ne veux pas qu’on commence à élaborer des lois à partir de ces idées, par exemple tel comportement traditionnellement associé à la féminité, même chez un homme, le range obligatoirement parmi les femmes, parce que ce n’est pas ce que ça signifie d’être une femme.
. L’homme apprend à se sentir à l’aise de prendre toute la place possible, tandis que la femme apprend à en prendre le moins possible, par politesse, conciliation, effacement.
La sénatrice Batters : Diriez-vous alors qu’une expression comme « expression de genre » en plus de celle d’« identité de genre » exacerbe ces stéréotypes plus que ne le faisait le projet de loi antérieur et qu’il suffirait de privilégier simplement l’expression du genre par rapport à tout le reste?
Mme Murphy : Oui, parce que ça légitime ces idées. Ça assimile l’oppression systémique à un reflet des sentiments et des expressions personnels. Est-ce que ça signifie que les femmes sont violées parce qu’elles ont l’air féminines? Qu’on les agresse parce qu’elles sont trop passives? D’après moi, on suit une piste dangereuse.
La sénatrice Omidvar : Merci à tous de vos témoignages.
Monsieur Dirks, seriez-vous d’accord pour dire que n’importe qui peut commettre un acte de voyeurisme?
M. Dirks : D’après les statistiques, le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont commis presque exclusivement par des hommes; jusqu’à 98 p. 100 du temps, peut-être plus.
J’ai personnellement examiné les dossiers des États sur les délinquants sexuels, et ceux qui présentent un risque élevé sont presque toujours des hommes, encore une fois dans la proportion d’environ 98 p. 100.
Il y a aussi les fantasmes de voyeurisme : voyez les études d’Able, en 1998 et de Templeman, en 1991. Dans l’échantillon de Templeman, 40 p. 100 des hommes s’étaient adonnés au voyeurisme. C’est énorme. Dans une autre étude citée par Templeman, jusqu’à 40 p. 100 des hommes avaient eu des fantasmes de voyeurisme, et d’autres de pédophilie et de viol.
Ces comportements criminels, qui n’existent pas chez les femmes, sont significatifs. L’écart entre les hommes et les femmes dans ces comportements est considérable. Il faut mettre en place des mesures très importantes de séparation des sexes pour protéger les femmes et les filles.
La sénatrice Omidvar : Avez-vous des chiffres selon lesquels le voyeurisme et des crimes semblables sont plus susceptibles d’être commis par des transgenres que par des femmes et des hommes? Je pense que vous avez en quelque sorte répondu.
M. Dirks : Aucun partisan des mesures de protection, à ma connaissance, ne prétend que, collectivement, les femmes trans sont plus dangereuses que les autres femmes. Mais, dans tout ça, il se trouve un fait important: chez les femmes trans, on observe des comportements criminels absolument inconnus chez les femmes.
Par exemple, au début de l’année, un délinquant sexuel, Antoine Naskathey, s’est enfui, à Vancouver, et c’est une personne au genre variant qui s’identifiait parfois comme une femme. Il a été reconnu coupable d’être entré par effraction dans des maisons et d’avoir agressé sexuellement des femmes chez elles, entre 2001 et 2009. C’est un exemple de comportement criminel qui n’existe tout simplement pas chez les femmes; une femme n’entrerait pas par effraction chez des femmes pour les agresser sexuellement.
Matthew — qu’on appelle maintenant Madilyn — Harks est un autre exemple. Elle a déclaré s’en être prise à 60 filles.
D’énormes différences entre les sexes doivent être prises en compte. Personne ne dit que les personnes transgenres sont plus dangereuses, et pourtant il y a des comportements chez les femmes transgenres qui n’existent pas chez les femmes.
La sénatrice Omidvar : Je ne sais trop s’il s’agit d’une série d’anecdotes ou d’éléments de preuves.
M. Dirks : Il s’agit de témoignages personnels. Ce sont des choses qui se passent en 2017. Plus tôt, il y avait une personne en cavale que les femmes auraient dû craindre, dans leur lieu sûr, alors qu’auparavant, si seulement les femmes avaient le droit d’y entrer, elles n’avaient rien à craindre.
La sénatrice Omidvar : Lors des témoignages de la semaine dernière, on nous a dit qu’en fait, les personnes transgenres risquent plus que d’autres groupes d’être victimes d’un crime.
M. Dirks : C’est une très bonne question.
En 2015, la plus importante enquête sur les personnes transgenres aux États-Unis a été menée auprès de 27 700 transgenres dans tout le pays. On a constaté que 1 p. 100 des personnes transgenres avaient été victimes d’agression sexuelle dans une salle de bain, et que 0.6 p. 100 avaient été victimes d’agression sexuelle dans une salle de bain. Il se peut qu’il y ait un chevauchement entre ces deux données.
Je condamne ce type d’incidents. Ils sont épouvantables, et pourtant, on doit savoir que, même si on met ensemble les deux données, cela représente un très petit groupe de personnes.
Le sénateur Joyal : J’écoute attentivement votre raisonnement, mesdames Murphy et Kerner. Je dois dire honnêtement qu’il me pose problème sur la base de principes.
Vous partez du fait que les femmes subissent de la discrimination, de l’oppression, qu’on leur impose une façon de se vêtir, par exemple, pour qu’elles demeurent dans un état de vulnérabilité par rapport aux hommes, en tant que prédateurs.
Vous dites ensuite que les personnes transgenres qui s’identifient comme femmes ne sont pas de vraies femmes, en fait. Elles ne peuvent pas penser comme une femme. Elles n’ont pas le sexe d’une femme. Même si elles s’identifient à la société qui leur impose un certain comportement, en fait, elles ne seront jamais des femmes. Elles ne font donc pas partie du groupe. Elles devraient faire partie d’un autre groupe, et recevoir des services différents et être traitées différemment si elles sont touchées par des problèmes sociaux, et ainsi de suite.
Cela me pose problème, parce que de cette façon, nous créerons, dans la loi, un autre type de discrimination contre un groupe de personnes qui sont plus victimes de discrimination que les femmes, et nous luttons contre cela. Mes collègues ici présents luttent contre cela comme il leur est possible de le faire.
Je n’ai pas compris le lien qui a été établi selon lequel une femme transgenre n’est pas une femme et qu’on ne veut pas qu’elle fasse partie du groupe. M. Dirks dit qu’elle constitue une menace, qu’elle espionnera et qu’elle pourrait commettre des agressions, et cetera.
Nous devons être très prudents lorsque nous établissons des catégories de gens pour nous assurer que nous n’utilisons pas des anecdotes pour poursuivre la discrimination ou trouver une façon de ne pas régler le problème directement. C’est à cet égard que votre raisonnement me pose problème. Je ne crois pas que je l’adopterais à 100 p. 100, en dépit du fait que je lutterais rigoureusement contre tout type d’oppression dont les femmes sont victimes.
Mme Kerner : Il est bon de le savoir.
Sénateur, j’ignore si les personnes transgenres sont davantage victimes d’oppression ou de discrimination que les femmes. Je ne veux pas qu’on essaie de déterminer quel groupe souffre le plus.
Je crois que beaucoup de gens souffrent. Il n’y a aucun doute que des femmes sont victimes d’oppression, partout dans le monde et au Canada, et je ne veux pas affirmer quelque chose qui est déjà établi dans la société canadienne.
J’ignore comment vous définissez le mot « femme ». Il ne s’agit certainement pas d’un mode de vie. Ce que nous disons, c’est que si une personne est née de sexe féminin, elle est condamnée. Elle est vouée à être considérée comme un être humain de second ordre dans sa société. Elle n’a pas le privilège d’être née de sexe masculin, de grandir en tant que garçon et de choisir d’être une femme. On ne peut certainement pas dire que c’est la même chose.
Le sénateur Joyal : Une personne de sexe féminin à la naissance se retrouve dans des conditions plus difficiles. Prenons la définition du concept la plus large possible. Prenons une personne qui s’identifie psychologiquement et personnellement, qui adopte la façon de se vêtir et de faire les choses et tous les facteurs d’identification qu’on peut imaginer, et qui dit qu’elle est une femme et qu’elle accepte la condition de femmes et de discrimination. Une femme transgenre n’est pas une autre femme; elle a exactement le même statut que n’importe quelle autre femme. Voilà pourquoi dire qu’elle est moins victime de discrimination me pose problème.
Mme Kerner : Je ne veux pas aller là. Je ne crois pas qu’il soit utile de dire quel groupe est le plus opprimé.
Je n’ai pas utilisé d’anecdotes. Parmi les exemples concrets, au Vancouver Rape Relief, il y a celui d’une personne qui est née de sexe masculin et qui avait les privilèges qu’a une telle personne. Avant de choisir de devenir une femme, cette personne a eu une belle carrière de pilote. Son expérience de vie n’est pas la même.
Je pense que nous ne nous entendons pas sur le point suivant: vous n’êtes pas convaincu qu’une personne née de sexe féminin est contrainte de faire partie d’un groupe opprimé. Je crois que nous avons un débat de principe. C’est peut-être parce que vous n’êtes pas partisan du mouvement féministe ou parce que vous êtes un homme. Or, nous vivons toujours dans un monde dans lequel une personne de sexe féminin à la naissance est automatiquement un humain de second ordre.
Les anecdotes que nous avons concernant des femmes qui réussissent sont des cas isolés, parce que la majorité des femmes dans le monde ont moins que cela. Les filles et les femmes sont davantage victimes de violence; il en est de même pour la pauvreté et la discrimination dans tous les aspects de la vie. Il y a une différence entre les personnes qui sont du sexe opprimé à la naissance et celles qui sont du sexe privilégié à la naissance. Le sentiment à l’intérieur de soi et le fait de faire sienne l’identité de femme ne changent rien au fait que la société privilégie les hommes.
Le président : Je crains que notre temps soit écoulé. Je veux remercier nos témoins de leur présence et de leur participation aux délibérations du comité.
(La séance est levée.)