LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 29 mars 2018
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d'autres lois, se réunit aujourd’hui, à 10 h 30, pour étudier la teneur des éléments des parties 1, 2, 8, 9 et 14.
Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à cette réunion où nous reprenons l’étude du projet de loi C-45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d'autres lois.
Ce matin, nous avons le plaisir d’accueillir, au nom de la Criminal Lawyers’ Association, M. Michael Spratt.
[Traduction]
Nous le connaissons bien pour sa contribution à nos réflexions au sein du comité. Bienvenue, maître Spratt. Je crois savoir que vous êtes accompagné de Me Ayesha Kumararatne. Bonjour et bienvenue.
[Français]
Nous recevons également M. Eric Neubauer. Il est représentant du Conseil canadien des avocats de la défense. Bienvenue, nous apprécions votre présence. Nous accueillons enfin, à titre individuel, le professeur Mark Walters, de l’Université McGill.
[Traduction]
Bonjour, monsieur.
Nous allons commencer par Me Spratt.
Michael Spratt, membre, avocat, Abergel Goldstein and Partners, Criminal Lawyers’ Association : Merci beaucoup. Je suis ravi de comparaître à nouveau devant le comité. Cela fait trop longtemps. Je suis heureux d’être de retour.
Me Kumararatne va aborder les conséquences qu’aura le projet de loi sur l’immigration, et nous traiterons des dispositions qui touchent le droit pénal plus précisément. Nous avons présenté un mémoire et, comme tout bon criminaliste qui se respecte, nous l’avons fait un peu tard. Il devrait vous avoir été envoyé à tous par courriel, ou vous avoir été distribué, et il sera traduit sous peu.
La guerre contre la drogue est un échec complet et lamentable. Le coût social et financier lié à la criminalisation de la drogue l’emporte sur tout avantage illusoire, et c’est vrai dans le cas du cannabis plus que dans tout autre domaine. Même à une époque où de moins en moins d’accusations sont déposées, il y a tout de même des milliers de personnes partout au pays qui comparaissent devant nos tribunaux pour faire face à des accusations de possession de petites quantités de marijuana, et les rôles déjà surchargés de la cour ne regorgent pas d’affaires concernant de jeunes Blancs de classes privilégiées qui se sont fait prendre à fumer un joint. Il y a des relents de racisme dans les lois canadiennes régissant les drogues, et ce fait a été reconnu par Bill Blair, secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice, qui a admis que les minorités, les Autochtones et les personnes racialisées se font disproportionnellement accuser, poursuivre et incarcérer pour des infractions liées à la marijuana.
La criminalisation de la marijuana impose des sanctions déraisonnables à l’égard d’activités posant un risque relativement faible et, en tant qu’avocats de la défense en droit pénal, nous constatons les résultats de la criminalisation. Nous représentons des personnes qui ont été accusées d’infractions avec violence en raison de la marijuana. Nous voyons très clairement les effets de la prohibition de cette substance dans nos rues et dans nos salles d’audience. En termes simples, c’est la criminalisation de la marijuana qui cause le préjudice, pas la substance en tant que telle.
La Criminal Lawyers’ Association est favorable à un projet de loi qui est juste, modeste et constitutionnel, et nous appuyons la légalisation de la marijuana. Toutefois, le projet de loi C-45 présente certains problèmes, notamment d’ordre constitutionnel, sur lesquels j’espère que le comité se penchera sérieusement. Nous avons proposé certains amendements afin de contribuer à l’atténuation d’une partie de ces problèmes.
L’un des problèmes tient au fait que, bien franchement, le projet de loi est trop vaste. Dans de trop nombreuses circonstances, la marijuana est criminalisée. Un adulte qui possède 30 grammes de marijuana dans un endroit public est un criminel. Un jeune qui en possède plus de 5 grammes est un criminel sous le régime du projet de loi. Une personne de 18 ans qui passe un joint à son ami de 17 ans est un criminel. La distinction qu’on fait toujours entre la marijuana « légale » et « illicite » et la criminalisation continue de cette substance dans ces circonstances minera un grand nombre des avantages potentiels de la légalisation — plus de temps perdu devant les tribunaux, plus de stigmatisation — et, encore une fois, les préjudices toucheront disproportionnellement les personnes non privilégiées.
Par ailleurs, le projet de loi criminalise injustement les jeunes. C’est-à-dire que des actes qui sont criminels si commis par un jeune sont légaux s’ils le sont par un adulte. Une telle situation n’a jamais figuré nulle part auparavant dans notre Code criminel. Selon moi, ce genre de distinction fondée sur l’âge est propice à une contestation constitutionnelle. Cela signifie qu’un jeune de 17 ans qui possède plus de 5 grammes de marijuana commet une infraction criminelle; un autre de 18 ans, qui est plus âgé d’une journée, ne commet pas d’infraction. Nous recommandons que cette distinction soit corrigée.
Brièvement — et j’espère que nous allons nous faire poser des questions à ce sujet —, c’est une bonne chose que le projet de loi prévoie un régime de contraventions et qu’il privilégie la déjudiciarisation plutôt que l’application du Code criminel, mais, selon le libellé actuel, ce régime de contraventions est inconstitutionnel. Il exclut les jeunes, et ce genre de discrimination sera contraire à la Charte. En outre, nous savons que, malgré les avantages qu’il présente, c’est-à-dire le fait de permettre à un dossier judiciaire d’être scellé afin d’empêcher toute stigmatisation continue, ce système de contraventions aura un effet disproportionnel sur les pauvres, c’est-à-dire que, si vous ne pouvez pas payer votre amende, vous n’obtenez pas le même avantage qu’une personne qui peut payer la sienne. C’est un aspect qui peut facilement être modifié.
Il y en a beaucoup plus à dire, mais Ayesha abordera certaines des conséquences sur l’immigration.
Ayesha Kumararatne, avocate, conseillère juridique affiliée au Federal Practice Group, Criminal Lawyers’ Association : Merci, Michael. Mon domaine de pratique est principalement celui du droit pénal et du droit de l’immigration. Je constate que bien souvent, les conséquences liées à l’immigration ne sont pas suffisamment prises en considération, de même que les effets sur les personnes et nos systèmes judiciaires, tant sur le plan pénal que sur celui de l’immigration.
L’un des problèmes importants que j’ai constatés en étudiant le projet de loi C-45 tient à la façon dont il pourrait y avoir davantage de gens qui deviendraient ce qu’on appelle des personnes « interdites de territoire pour criminalité au Canada ». Quelle que soit la peine qui leur est nécessairement imposée, ces personnes deviendront interdites de territoire, puis leur cas sera renvoyé aux fins d’une mesure d’expulsion. Ces gens finissent par interjeter appel, comme ils ont le droit de le faire s’ils sont condamnés à moins de six mois de détention. Comme nous le verrons, d’après les statistiques de la Section d’appel de l’immigration, environ le tiers de ces appels mènent à un sursis ou sont accueillis, ce qui nous indique que les personnes qui interjettent ces appels ne sont pas des criminels endurcis. Ce sont des personnes condamnées à moins de six mois d’incarcération qui ont néanmoins passé des années, voire des décennies, au Canada, essentiellement à s’établir en tant que membres utiles de la société.
L’une des questions que soulève pour moi l’examen du projet de loi est celle de savoir si les sanctions maximales dont il est question sont nécessaires. Combien de fois des gens sont-ils condamnés à ces peines maximales pour toute infraction donnée? Nous croyons savoir que, du point de vue des politiques, une raison symbolique sous-tend l’établissement de ces peines maximales, mais, quand on regarde les conséquences, surtout du côté de l’immigration, sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, on n’a pas tenu suffisamment compte de ce que signifient ces conséquences pour les appels interjetés devant la Section d’appel, ainsi que pour les personnes, les résidents permanents et les gens qui tentent d’entrer au Canada.
Comme l’a souligné Michael, la portée excessive du projet de loi aura également une incidence sur les personnes qui viennent au Canada temporairement parce que nous prévoyons également une interdiction de territoire pour les personnes qui sont jugées avoir commis des actes au moment de leur entrée au pays, sujet que l’Association du Barreau canadien a également abordé.
Je sais qu’on me posera probablement des questions à ce sujet, alors je vais garder un peu plus de mon explication pour la période de questions et de réponses.
Le président : Merci beaucoup de votre collaboration. Maître Neubauer, veuillez prendre la parole.
Eric Neubauer, représentant, Conseil canadien des avocats de la défense : Tout d’abord, je voudrais adresser mes remerciements au Sénat d’avoir invité le conseil canadien. Il s’agit d’une organisation qui a été formée en 1992 afin de permettre aux avocats de la défense en droit pénal exerçant partout au Canada, dont les points de vue et l’expérience sont aussi uniques et diversifiés que le pays lui-même, de se faire entendre.
Pour vous parler très brièvement de ma propre expérience, même si je suis maintenant avocat de la défense en droit pénal, j’ai commencé ma carrière en tant que procureur spécialisé dans les affaires de drogue au Service des poursuites pénales du Canada. J’y ai occupé un emploi d’été et fait mon stage, et j’ai aussi travaillé en tant que procureur de la Couronne. À ce titre, je travaillais dans des salles d’audience achalandées du centre-ville, où on tranchait des affaires de drogue, ce qui m’a permis de mieux comprendre cet enjeu. J’ai également travaillé dans des tribunaux de la jeunesse, où les jeunes sont poursuivis pour des infractions liées à la drogue, d’après mon expérience, très majoritairement en ce qui a trait à la consommation de marijuana. Voilà le point de vue que j’espère pouvoir apporter au nom du conseil.
De notre point de vue, le projet de loi est très important de nombreuses manières. Il ouvre la voie à un changement culturel. Il ouvre également la voie à un changement législatif, puisqu’il représente la reconnaissance de la possibilité qu’une réglementation judicieuse, plutôt qu’une prohibition criminelle, puisse être un moyen efficace — peut-être même plus efficace — de s’attaquer à des maux sociaux. Le projet de loi pourrait servir de feuille de route au moment d’apporter d’autres changements; il est donc important de bien le rédiger.
Le projet de loi est également, d’une manière très réelle et pratique, un moyen important de réduire les préjudices. Je remarque que de nombreuses préoccupations ont été soulevées dans le cadre du débat concernant le projet de loi au sujet des préjudices qui pourraient être causés par la consommation de marijuana. Selon moi, les préjudices potentiels pour les enfants ont été soulignés à juste titre. Toutefois, j’insisterais sur le fait que les avantages de l’élimination du marché illicite de marijuana ne peuvent également pas être écartés du débat. En tant que procureur de la Couronne et qu’avocat de la défense, j’ai été directement témoin de la violence que subissent des jeunes aux mains d’organisations illégales dont la principale source de profits est la vente de drogues, y compris de marijuana.
Du point de vue du conseil canadien, un véritable modèle de légalisation, analogue à ceux qui ont été employés pour d’autres substances néfastes, comme le tabac et l’alcool, est une solution optimale. Il importe de souligner que toute autre solution aura des répercussions inattendues et involontaires. La continuité du régime de criminalisation exigera que les policiers le fassent appliquer et, comme nous l’enseigne l’histoire et comme l’a utilement souligné Me Spratt, cela peut entraîner des conséquences disproportionnelles sur les minorités et les groupes marginalisés. Un tel régime peut également mener à une constante interaction ambiguë relativement à la Charte, si je puis m’exprimer ainsi, entre les policiers et ces groupes marginalisés.
Le fait que ce régime s’appliquera de façon incohérente dans l’ensemble du pays est un élément important et un point de vue que peut peut-être apporter le conseil canadien à cette discussion. Nous avons très grandement profité des observations de nos collègues dans le Nord, et ils ont signalé un certain nombre de préoccupations très importantes. Par exemple, de nombreux groupes de citoyens pourraient tout simplement ne pas avoir les moyens de payer une contravention de 200 $. Cela signifie que les conséquences amoindries que permet le régime de contraventions pourraient ne pas s’appliquer à certains groupes. D’autres éléments m’ont surpris et ne m’étaient pas venus à l’esprit: des choses comme le paiement des contraventions dans un délai donné là où le courrier fonctionne différemment, ou bien là où l’accès à des chèques ou à des cartes de crédit fonctionne différemment. Il s’agit de préoccupations très réelles. Le délai de — je crois — 30 jours peut être plutôt difficile à respecter pour une personne qui doit parcourir une très longue distance pour effectuer ces paiements.
Les autres problèmes qui sont soulevés dans diverses régions du pays sont les approches personnelles des procureurs de la Couronne par rapport aux poursuites et la volonté de chaque service de police à prendre part au système de contraventions. Ce régime est entièrement facultatif, et rien n’oblige les services de police à l’employer en tant que structure de premier recours, ce qui serait pourtant prudent. Il s’agirait d’une modification très positive à apporter au projet de loi. Si on ne rend pas ce régime obligatoire, des lignes directrices claires seraient utiles concernant la façon dont il pourrait s’agir du mécanisme de premier recours pour ce qui est de régler les cas où des accusations relativement simples liées à la marijuana sont portées.
Le président : Merci. Pouvez-vous conclure rapidement?
M. Neubauer : Je garderai la suite pour la période de questions.
Le président : Merci beaucoup. Monsieur Walters, veuillez prendre la parole.
Mark Walters, professeur de droit, Université McGill, à titre personnel : Merci de m’avoir invité à la séance d’aujourd’hui de votre comité. Je suis là pour aborder un aspect assez étroit relativement aux possibilités de conflit entre le projet de loi — une fois qu’il aura été promulgué — et la loi provinciale proposée au Manitoba, selon l’interprétation que j’en fais, et aussi au Québec. Je vais me concentrer sur le Québec, puisque j’ai étudié le projet de loi actuellement présenté à l’Assemblée nationale du Québec.
Je commencerai ma déclaration en affirmant simplement que je ne suis pas un expert en droit pénal et que je n’ai pas non plus étudié de façon approfondie la question de la réglementation ou de la décriminalisation du cannabis. J’enseigne le droit constitutionnel à McGill, et j’aborde simplement cette question du point de vue d’une personne qui a un peu réfléchi au fédéralisme et au partage des compétences au Canada.
La question particulière qui, si je comprends bien, suscite un certain intérêt de la part de votre comité est celle de la culture de cannabis à domicile. Le projet de loi prévoira une interdiction générale de la culture de cannabis à domicile, sauf pour les personnes qui cultiveront quatre plants ou moins chez elles.
L’Assemblée nationale du Québec examine actuellement un projet de loi qui interdirait la culture de cannabis à domicile. Dans mes observations écrites, j’ai cité la disposition du projet de loi québécois à ce sujet. Je vais vous la lire rapidement:
9. Il est interdit de faire la culture de cannabis à des fins personnelles.
Quiconque contrevient aux dispositions du premier alinéa en faisant la culture de quatre plantes de cannabis ou moins dans sa maison d’habitation commet une infraction et est passible d’une amende de 250 $ à 750 $. En cas de récidive, ces montants sont portés au double.
Voilà la règle proposée pour le Québec.
Très rapidement, je vais résumer mes conclusions. Je pourrai donner d’autres explications plus tard, ou bien vous pourrez jeter un coup d’œil à mes observations écrites.
La règle fédérale relative à la culture de cannabis à domicile et la règle proposée par le Québec visant à interdire la culture à domicile sont toutes les deux valides, d’un point de vue constitutionnel. Je ne pense pas qu’une question de validité se pose. Il s’agit d’une question de suprématie. Comme vous le savez, lorsqu’on peut soutenir qu’une loi provinciale valide et une loi fédérale valide régissent le même élément, la question de conflit peut être soulevée, et le principe de la suprématie s’applique.
Mon propre point de vue est le suivant : selon une interprétation classique ou étroite de la jurisprudence à ce sujet, il pourrait bien être possible que les tribunaux concluent que ces deux règles peuvent être appliquées simultanément, même si cela ferait en sorte que les gens du Québec, au moins, ne puissent pas cultiver de cannabis à domicile.
Je ne veux pas tergiverser là-dessus, mais je dois reconnaître qu’il y a un argument solide en faveur de l’autre point de vue, c’est-à-dire que la conformité avec la règle provinciale minerait l’un des buts principaux de la règle fédérale, soit l’élimination de la production illicite de cannabis. À ce que je crois savoir, la raison pour laquelle il sera permis de cultiver de petites quantités de cannabis à domicile sous le régime de la règle fédérale proposée serait de réduire la demande de cannabis illicite. Il s’agit d’une méthode permettant de s’attaquer à un problème grave.
La règle du Québec nuirait-elle à l’atteinte de ce but fédéral? On peut soutenir que oui, et c’est pourquoi on pourrait bien conclure que la règle du Québec est inopérante. Toutefois, comme je l’affirme dans mes observations écrites, on peut se demander comment cet argument fonctionnerait et le fait s’il supposerait ou non une extension de la jurisprudence sur le pouvoir du droit pénal canadien dans une mesure jusque-là inégalée.
Je vais m’arrêter là pour l’instant.
Le président : Merci. Je suis certain qu’il y aura des questions.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci de votre présence parmi nous. Ma première question s’adresse à M. Spratt.
Vous dites que, historiquement, ce sera la première fois que le Code criminel applique une infraction criminelle à des mineurs alors qu’elle ne s’applique pas aux personnes majeures. Pour une fois, je partage votre point de vue.
À ce moment-ci, proposez-vous que le projet de loi soit amendé de sorte que, pour les mineurs âgés de 12 à 17 ans, au lieu de criminaliser l’infraction, on impose une amende?
[Traduction]
M. Spratt : Oui. Selon moi, deux amendements pourraient rectifier ce problème; il s’agit de l’élimination des articles 8 et 9, qui portent précisément sur les jeunes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Vous parlez de possession également?
[Traduction]
M. Spratt : Oui, dans le cas de la possession, et l’élargissement de l’option relative aux contraventions afin qu’elle puisse s’appliquer aux jeunes.
Je sais qu’il y a des tensions. Évidemment, nous voulons décourager les jeunes de posséder et de consommer du cannabis, et je présume qu’il s’agit de l’intention de cet article, mais les 100 dernières années nous ont enseigné que la criminalisation complète ne dissuade pas nos jeunes d’en posséder ou d’en consommer. L’adoption continue de cette approche de criminalisation pour atteindre ces objectifs irait à l’encontre de notre expérience et des données probantes dont nous disposons au sujet de l’effet dissuasif qu’a la criminalisation, surtout sur les jeunes, en ce qui a trait aux accusations liées à la drogue.
Au lieu d’affecter des ressources à cette criminalisation et de créer un problème de discrimination fondée sur l’âge, vu les diverses conséquences imposées pour des actes semblables selon l’âge, nous pouvons récupérer ces ressources et ces efforts déployés pour contribuer aux campagnes de sensibilisation et à d’autres campagnes semblables, qui se sont avérées être très efficaces pour ce qui est d’atteindre ce but.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Walters, merci d'être ici. Les provinces pourront se donner un cadre légal. Par exemple, au lieu de criminaliser, elles pourront décider d’imposer une amende. D’autres provinces pourraient décider d’avoir une tolérance zéro. D’un point de vue constitutionnel, est-ce que l’autorité provinciale l’emporterait sur l’autorité fédérale? Je parle surtout des amendes. Si le Québec décide de ne pas criminaliser les jeunes, mais plutôt d’imposer une amende, est-ce que ce serait acceptable d’un point de vue constitutionnel?
[Traduction]
M. Walters : Si la province disait quoi?
Le sénateur Boisvenu : Au lieu d’une accusation criminelle, ce serait simplement une contravention.
M. Walters : Absolument. Tout d’abord, simplement pour revenir en arrière, la province ne peut pas imposer de sanctions pénales, au titre du droit constitutionnel, pour une violation de sa réglementation concernant le cannabis. Il s’agira d’une infraction réglementaire purement provinciale. Toutefois, elle pourrait imposer une amende, et elle pourrait aussi imposer une peine d’emprisonnement.
Le sénateur Boisvenu : Au lieu d’une accusation au criminel?
M. Walters : Oui. Il n’y aurait aucune criminalisation du point de vue provincial, en effet.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Comme vous savez, le projet de loi C-46 contient un préambule. C’est un amendement qui a été apporté au projet de loi par le comité de la Chambre des communes. Ce préambule précise que les agents de police doivent exercer leur pouvoir d’enquête conformément à la Charte canadienne des droits et libertés. C’était un peu en réponse à ce qui avait été soulevé au sujet du profilage racial. Vous avez fait allusion à ces questions. Certaines catégories de citoyens sont plus particulièrement visées. Ce genre de préambule pourrait-il être utile, de la même manière, dans le projet de loi C-45?
[Traduction]
M. Spratt : Il va sans dire que les agents de police et les autres responsables devraient toujours agir conformément à la Charte. Ce que nous avons constaté, c’est que ce n’est pas nécessairement toujours le cas. Si la Charte n’amène pas les agents à respecter leurs obligations, le préambule d’un projet de loi ne le fera pas, même s’il exprime un désir. C’est surtout important lorsque nous envisageons l’exercice du pouvoir discrétionnaire au moment de déterminer s’il faut déposer ou non des accusations ou adopter le régime de contraventions ou pas. Dans le cadre de l’étude de la circulation à Ottawa, nous avons vu que les minorités font l’objet de contrôles routiers; nous avons observé ce phénomène dans le cas du contrôle des cartes d’identité et de l’application des lois régissant actuellement la marijuana. On remarque des problèmes quant à l’exercice constitutionnel et approprié de ce pouvoir discrétionnaire par les agents de police. Je suis sceptique quant à la possibilité que l’ajout d’une ligne ou deux de préambule leur demandant poliment d’agir de cette façon entraîne le changement de comportement que nous voulons tous observer.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aimerais revenir à ce que vous avez dit concernant la discrétion du policier d’émettre une contravention. Si je comprends bien, il y a une accumulation de discrétion à partir de la décision du policier qui intervient, en passant par la décision du procureur de la Couronne de poursuivre ou non. Y a-t-il d’autres éléments qui s’ajoutent et qui font en sorte que la discrétion devient assez importante, ce qui peut donner l’impression qu'il pourrait y avoir des problèmes de discrimination envers certaines catégories de citoyens?
[Traduction]
M. Spratt : L’exercice du pouvoir discrétionnaire est nécessaire et devrait être encouragé, mais, dans le passé, nous avons constaté que le simple fait de compter sur le pouvoir discrétionnaire seulement peut entraîner des conséquences disproportionnées pour certaines communautés. C’est particulièrement le cas lorsqu’il est question d’infractions liées à la marijuana. Une accusation concernant ces types d’infractions, même si, en fin de compte, aucune peine d’incarcération n’est imposée et que le pouvoir discrétionnaire finit éventuellement par être exercé, peut avoir — comme peut en témoigner Ayesha — des conséquences dévastatrices sur le plan de l’immigration.
Surtout lorsqu’il est question de marijuana, une stigmatisation disproportionnée est associée au fait d’être accusé et d’avoir tout type de dossier en raison d’une infraction liée à cette drogue. Aux États-Unis, nous avons vu des gens se faire renvoyer pas même parce qu’ils avaient été accusés d’une infraction liée à la marijuana, mais pour avoir admis en avoir déjà consommé. Nous avons vu des gens échouer des vérifications des antécédents en vue du travail auprès de personnes vulnérables et se voir refuser un emploi, un logement ou des possibilités de bénévolat simplement en raison de la stigmatisation associée à la marijuana.
Le projet de loi est bon parce qu’il va réduire une partie de la stigmatisation, mais je pense que des mécanismes peuvent être mis en place afin que l’on puisse s’assurer que certaines des conséquences sociales très négatives de la criminalisation pourront être réduites davantage.
La sénatrice Eaton : Maître Kumararatne, j’ai posé cette question hier à la ministre de la Justice, et peut-être que vous pouvez me donner d’autres explications. Je lui ai demandé si les personnes qui recevront une contravention ou qui feront l’objet d’accusations pour avoir commis une infraction liée à la marijuana figureront dans les dossiers habituels de la police, où on prélève les empreintes digitales. Je m’inquiétais au sujet des personnes qui traversent la frontière pour entrer aux États-Unis. Elle a affirmé que ces accusations — si on reçoit une contravention relativement à la marijuana ou qu’on fait l’objet d’accusations pour une infraction mineure liée à cette drogue — ne pourront en aucun cas être retracées par les douaniers, notamment. Ai-je bien compris?
Le président : Oui. C’est ce qu’elle a dit, mais on pourrait vous poser la question suivante: « Avez-vous fumé? »
La sénatrice Eaton : Pourquoi pensez-vous que ces conséquences auront une incidence sur le statut d’immigration des gens, si ces renseignements ne figurent pas à leur dossier au moment de traverser la frontière, par exemple?
Mme Kumararatne : Oui. Premièrement, actuellement, les gens qui reçoivent, par exemple, une absolution inconditionnelle ou conditionnelle ont de la difficulté à traverser la frontière, sans égard à…
La sénatrice Eaton : Je parle du projet de loi.
Mme Kumararatne : Oui, et j’essaie de dire qu’il n’y a jamais de garantie quant à la façon dont le fait de recevoir une contravention comme celles qui sont prévues sous le régime de ce projet de loi et de cette loi influera sur le passage frontalier vers les États-Unis. Je ne suis pas avocate spécialisée en immigration américaine, alors je ne peux pas formuler de commentaires sur la façon dont, par exemple, les États-Unis détermineront l’admissibilité de ces personnes. Toutefois, actuellement, nous avons certainement des problèmes importants liés au simple fait de traverser la frontière si nous avons commis d’autres infractions également, alors j’imagine que ces personnes seraient à la merci du pouvoir discrétionnaire du douanier qu’ils rencontreront ce jour-là à la frontière américaine.
La sénatrice Eaton : Je ne suis pas en désaccord avec vous, actuellement, mais elle a affirmé très clairement que, si on reçoit une contravention relativement à la marijuana ou qu’on fait l’objet d’une accusation pour avoir commis une infraction criminelle mineure liée à la marijuana ou au cannabis, ces contraventions ou accusations ne figureront nulle part. Elles ne seront pas entrées dans le système global, car, si on ne prélève pas vos empreintes digitales et que cela ne figure pas…
Le sénateur Sinclair : Au CIPC.
Mme Kumararatne : Toutefois, les gens doivent bel et bien répondre à la question qui leur est posée à la frontière, de temps à autre, quand les agents leur demandent si des accusations criminelles pèsent contre eux. Au Canada, nous demandons aux gens qui entrent s’ils font l’objet d’accusations criminelles. Je ne peux pas formuler de commentaires concernant ce que sera la politique américaine à la frontière relativement à ces types de questions, mais on pose déjà ce genre de questions au sujet des accusations criminelles. Je ne pense pas qu’il soit exagéré d’envisager qu’il y aura probablement une certaine incertitude à ce sujet et que les aveux d’une personne à propos d’accusations pesant sur elle pourraient constituer un obstacle qui l’empêche de traverser des frontières internationales.
Le sénateur Gold : Merci de votre témoignage. J’ai été encouragé d’entendre un certain nombre d’entre vous souligner l’argument important selon lequel, sans égard aux effets néfastes de la substance, le préjudice le plus important est causé aux personnes et à la société par la criminalisation. Je suis d’accord avec vous.
Ma question — ce qui ne vous surprendra pas — s’adresse au professeur Walters. La question de la suprématie et de l’application des lois provinciales et fédérales suscite certaines préoccupations, à nos yeux. Je vais lire avec intérêt votre mémoire, où vous énoncez tous les arguments.
Aidez-nous en répondant à la question suivante : si nous croyons que le fédéralisme coopératif est une valeur importante pour nous, c’est-à-dire que les provinces et, par leur intermédiaire, les municipalités locales devraient bénéficier d’une certaine marge de manœuvre afin qu’elles puissent déterminer s’il est dans l’intérêt de leur collectivité ou non d’interdire complètement la culture à domicile, comme l’a fait le Québec à l’échelle de la province, pouvez-vous nous aider à trouver des façons dont le projet de loi pourrait être fignolé ou amendé de manière à éliminer ce conflit ou à prévoir clairement que, en cas de conflit, quelle que soit la décision rendue par les tribunaux, la loi provinciale ne sera pas rendue inopérante? Est-ce que cela modifierait la disposition énonçant l’objet? Comment nous recommanderiez-vous de procéder, si nous voulions prévoir clairement qu’une province comme le Québec ou le Manitoba devrait avoir le droit d’interdire complètement la culture à domicile?
Le président : C’est une question à mille dollars.
M. Walters : Je suppose que la réponse la plus facile est la suivante: insérez dans le corps du projet de loi ou de la loi une disposition qui énonce explicitement que les provinces disposent de la marge de manœuvre nécessaire pour adopter une règle différente concernant la culture à domicile. Il serait assez facile de rédiger un libellé qui indiquerait clairement à tout le monde que c’est quelque chose que le législateur considère comme une possibilité, si les provinces souhaitent procéder ainsi.
Concernant la modification de la partie énonçant l’objet du projet de loi, l’article 7 contient une liste d’objets. Il pourrait également s’agir d’une certaine modification du libellé ou d’un libellé qui pourrait être ajouté à certains des objets, mais c’est un peu plus compliqué parce que cette liste est assez abstraite en général, pour l’instant. Une fois qu’on commence à intégrer des réserves supplémentaires, le texte devient délicat du point de vue des conséquences sur l’interprétation judiciaire subséquente, une fois que la disposition relative à l’objet est truffée de mises en garde et de réserves. Je ne suis pas certain de savoir quel objet il faudrait amender afin d’éliminer toute possibilité de confusion éventuelle.
Alors, ma recommandation serait d’ajouter dans la partie principale du projet de loi en tant que tel une disposition explicite à ce sujet.
Le sénateur Gold : Deuxième série de questions, si le temps le permet.
[Français]
Le sénateur Carignan : J'aimerais poursuivre dans cet ordre d'idées. Vous croyez qu’une simple affirmation dans la loi ferait en sorte que les tribunaux qui interprètent la Constitution y verraient une légitimité pour le gouvernement provincial de pouvoir l'interdire dans le cadre de son champ de compétence. Cette simple disposition qui permettrait de clarifier la donne demeurerait-elle sujette à la Constitution? J’aimerais comprendre, parce qu’il y a tout de même une hiérarchie des nombres.
[Traduction]
M. Walters : Je pense que ce serait suffisant. À l’heure actuelle, on n’arrive pas à déterminer très clairement, à mon avis, si les règles provinciales — disons, celles qui sont envisagées au Québec — seraient applicables ou non. Elles pourraient l’être ou ne pas l’être. Je suppose que c’est le problème.
De mon point de vue, une règle provinciale empêchant la culture à domicile serait constitutionnellement valide, et le seul problème se poserait si un conflit avec la loi fédérale la rendait inopérante. Le fait de clarifier la loi fédérale afin de s’assurer qu’il est clairement prévu qu’il n’y aurait pas de conflit réglerait le problème.
[Français]
Le sénateur Carignan : L’Association des policiers préconise également l'interdiction par le gouvernement fédéral de la culture à domicile. Si les deux l'interdisent, autant à l’échelon fédéral que provincial, ils poursuivent le même but, donc il n’y a pas de problème.
[Traduction]
M. Walters : Cela réglerait le problème immédiatement. Si la loi fédérale sur le cannabis faisait de la culture de tout cannabis à domicile une infraction criminelle, ce serait une solution facile.
La sénatrice Jaffer : Merci de votre présence aujourd’hui. Elle facilite vraiment notre travail.
Maître Spratt, vous avez mentionné les peines maximales prévues pour certaines infractions dans le projet de loi C-45. Je vous citerai en guise d’exemple la distribution à un mineur au titre de l’article 9. Cette disposition fait de l’infraction un crime grave. Le problème que me pose le projet de loi tient au fait qu’il crée des crimes graves qui n’existaient pas auparavant. Par exemple certaines infractions graves n’étaient pas assimilées à un crime grave, comme ce l’est dans le projet de loi.
Répondez à cette question, puis j’en aurai une à poser au sujet de l’immigration.
M. Spratt : Oui, vous avez raison. Le problème tient en partie au fait que, lorsqu’on se penche sur l’infraction de la distribution précisément, c’est un peu comme le problème que nous posent les peines minimales obligatoires. Il s’agit d’une solution universelle. Actuellement, dans le Code criminel, si on est en possession de cannabis en vue d’en faire le trafic ou si on fait le trafic de moins de trois kilogrammes de marijuana — alors, ce pourrait être juste un peu moins de trois kilogrammes ou un simple joint —, la peine maximale si l’on procède par mise en accusation est de cinq ans. Sous le régime du projet de loi, si on fait le trafic de cannabis ou que l’on est reconnu coupable de possession en vue d’en faire le trafic, la peine maximale est la même, qu’il s’agisse d’un millier de kilogrammes ou d’un joint de marijuana. Cette disposition peut entraîner certaines des conséquences sur l’immigration que nous avons mentionnées plus tôt.
La sénatrice Jaffer : Les conséquences sur l’immigration sont exacerbées, comme vous l’avez mentionné, à cause des peines maximales, de sorte que des résidents permanents reconnus coupables d’une première infraction pourraient faire face à des mesures d’expulsion. Les conséquences inattendues de la loi doivent être prises en compte afin que l’on puisse s’assurer que le projet de loi C-45 s’applique uniformément à tous les Canadiens et qu’il n’en défavorise pas certains, en quelque sorte.
Vous avez affirmé que les tribunaux examinent la personne dans son ensemble, ce qu’elle faisait là, mais non pas un seul aspect. Les tribunaux fédéraux sont absolument bondés, encore pires que la Cour suprême. Cela engendrera vraiment le chaos dans le système judiciaire fédéral.
Mme Kumararatne : Dans ma pratique, ce que je fais à longueur de journée, c’est m’occuper de l’aspect de l’immigration lié à la criminalité. Je rédige constamment des avis juridiques afin que d’autres avocats les utilisent devant des juges de tribunaux criminels pour leur faire comprendre les conséquences relatives à l’immigration lorsqu’ils imposent une peine à quelqu’un. C’est parce que nous reconnaissons le fait que, par exemple, la condamnation avec sursis d’une personne sans période d’incarcération peut tout de même déclencher une mesure d’expulsion.
Le processus d’appel n’est pas simple. D’après mon expérience, lorsqu’un appel est interjeté devant un tribunal de l’immigration concernant une mesure d’expulsion, tout d’abord, le délai d’attente avant que l’appel soit instruit est environ de un à deux ans. Quand on arrive à la première audience d’appel, il est très rare qu’on obtienne gain de cause. On obtient ce qu’on appelle un sursis à la mesure d’expulsion. Il faut ensuite revenir de un à cinq ans plus tard. Alors, la personne attend sa réponse pour une période pouvant aller de trois à sept ans. Je m’occupe d’un appel pour une personne qui a été reconnue coupable en 2009. L’appel final sera entendu en 2020, et nous avons reçu des sursis tout au long de la procédure. Qu’est-ce que cela signifie, du point de vue des coûts?
Si on regarde la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui, en réalité, est responsable de tous ces appels, il y a un énorme arriéré en ce qui a trait aux appels en matière de parrainage dans la catégorie du regroupement familial, par exemple. Nous observons une augmentation du nombre d’appels concernant des mesures d’expulsion interjetés par des personnes qui, de prime abord, du point de vue d’un tribunal criminel, ne sont pas vraiment de grands criminels. Ce processus est simplement déclenché en raison de cette peine maximale.
Ainsi, même si ces personnes ne reçoivent pas de peine de détention ni quoi que ce soit qui se rapproche même d’une peine de six mois, toutes ces conséquences sont déclenchées. Pour les personnes, c’est un stress énorme. Les gens sont nerveux à l’idée de voyager à l’étranger pendant qu’ils font l’objet d’une mesure d’expulsion en vigueur à laquelle il a été sursis. Bien entendu, les services frontaliers du Canada interviennent également, car toutes ces personnes doivent habituellement faire l’objet d’un contrôle des motifs de détention, puis être libérées sous caution; ensuite, elles sont soumises à des conditions pendant des années. Elles sont effectivement en liberté sous caution pendant toute la durée de l’appel.
Essentiellement, lorsqu’il est question de lois criminelles et de peines maximales, nous ne voyons pas les conséquences sur l’immigration et le coût pour le public.
Le sénateur McIntyre : Ma question s’adresse au professeur Walters. Elle fait suite à la question concernant la culture à domicile soulevée par les sénateurs Gold et Carignan.
Monsieur, les tribunaux pourraient finir par être confrontés à deux projets de loi, à l’article 12 du projet de loi C-45 et à l’article 9 du projet de loi 157 du Québec. Concernant la question de la culture à domicile, à ce que je crois comprendre, les deux lois — fédérale et provinciale — seraient constitutionnellement valides. Toutefois, il pourrait y avoir un problème d’interprétation, un conflit découlant des deux lois et, dans ce cas-là, comme vous l’avez indiqué, le principe de la suprématie des lois fédérales s’appliquerait.
Il est difficile de dire quelle interprétation les tribunaux donneraient. À votre avis, est-ce que cela dépend de l’interprétation que donnerait le tribunal au principe énoncé dans Rothmans, qui est un arrêt de la Cour suprême du Canada?
Le président : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question piège, monsieur Walters. Je sais que l’affaire Rothmans est mentionnée dans votre mémoire, alors ce n’est pas un piège.
Le sénateur McIntyre : J’ai lu votre mémoire.
M. Walters : Oui. Certains passages de l’arrêt Rothmans énoncent très clairement que le pouvoir du Parlement en matière de droit pénal lui permet d’imposer des interdictions, mais qu’il ne lui permet pas de créer un droit positif, donc d’établir une exception à une interdiction au titre du droit pénal. Par exemple, si on prévoyait que ceux qui le souhaitent peuvent cultiver jusqu’à quatre plants de cannabis dans leur domicile, selon l’interprétation classique de cette affaire, on créerait simplement une exception, pas un droit. Ce vide en matière de droit pénal peut laisser la place à une réglementation provinciale valide, et c’est ce qui produit le problème.
Dans l’arrêt Rothmans, la cour a soutenu qu’une règle provinciale interdisant la promotion du tabac entrait en conflit avec une règle fédérale qui interdisait également la promotion du tabac, mais qui exemptait les entreprises de détail, et la règle provinciale englobait ces entreprises, plus ou moins. Cette règle a été confirmée. Il a été soutenu qu’elle ne contrecarrait pas l’objet de la règle fédérale.
Dans le cas du cannabis, c’est un peu plus compliqué, car nous pouvons voir le bien-fondé de l’argument selon lequel la règle provinciale vient contrecarrer l’un des objets du projet de loi fédéral. Celui auquel une règle d’interdiction de culture à domicile nuirait le plus, selon moi, serait l’objet de tenter d’arrêter le commerce illicite de cannabis.
Le sénateur McIntyre : Si j’ai bien compris votre exposé, l’exemption de la responsabilité criminelle dans l’affaire Rothmans se distingue de l’exemption de la culture de cannabis à domicile dans le cas qui nous occupe. En l’occurrence, l’exemption est liée — et vous l’avez expliqué il y a un certain temps — au fait de décourager le commerce illicite en faveur du commerce licite. Pensez-vous que le principe énoncé dans Rothmans pourrait être modifié ou qu’il devrait l’être?
M. Walters : Je pense qu’il pourrait l’être, oui. Dans le cas des règlements conflictuels relatifs au tabac, aux échelons fédéral et provincial, la cour a conclu que l’observation de la règle provinciale était assez simple. Les commerces de détail abandonneraient simplement toute promotion des produits du tabac, ce qui ne fait pas obstacle à l’objet de la règle fédérale, car les deux règles ont le même objet: la protection de la santé et de la sécurité du public, surtout relativement aux jeunes.
Il y a une différence dans le cas présent parce que l’on peut soutenir qu’il existe un conflit quant aux objets. En fait, selon moi, ce n’est pas le cas. Le projet de loi du Québec a probablement exactement le même objet que le projet de loi fédéral. Je pense que la déclaration figurant dans celui du Québec correspond à un objet du projet de loi à l’étude qui est d’assurer l’intégrité du marché du cannabis, ce qui signifie, à mon avis, qu’il souhaite également éliminer tout commerce illicite de cannabis. C’est simplement que les deux assemblées législatives adoptent des points de vue différents quant à la façon d’atteindre cet objectif.
La sénatrice Batters : Maître Spratt, je me réjouis de votre retour. Nous ne vous avons pas vu beaucoup au cours des deux ou trois dernières années. Je suis heureuse de vous accueillir.
Merci beaucoup du mémoire que vous avez déposé au nom de la Criminal Lawyers’ Association. Dans ce mémoire, vous déclarez ce qui suit:
Compte tenu de la recherche portant sur les conséquences de la judiciarisation, de l’incapacité des personnes âgées de moins de 18 ans et des pauvres d’acheter la confidentialité de leur casier judiciaire et de l’application disproportionnelle de la loi en matière de marijuana dont font l’objet les groupes marginalisés, il est probable que les dispositions relatives aux contraventions prévues dans le projet de loi C-45 seront considérées comme contrevenant à la Charte.
Je voudrais vous donner la possibilité de nous parler des recommandations que formule votre organisation dans le but de régler ce problème grâce à des amendements apportés au projet de loi.
M. Spratt : Le moyen le plus facile de corriger la discrimination entre les personnes qui ont les moyens de payer cette amende dans les 30 jours afin que leurs dossiers soient scellés et celles qui ne le peuvent pas consiste à retirer cette exigence. Les dossiers judiciaires devraient être scellés sans égard au paiement de l’amende. Si cette exigence est retirée, tout le monde — les pauvres et les bien nantis — pourra profiter de ce changement, et la stigmatisation des groupes qui sont déjà stigmatisés et défavorisés pourra être amoindrie.
La sénatrice Batters : Vous avez également parlé de l’exclusion des jeunes du régime de contraventions. Pourriez-vous aborder brièvement ce sujet également?
M. Spratt : Nous reconnaissons que les jeunes consomment de la marijuana. Actuellement, ils ne sont pas dissuadés de le faire. Ces jeunes sont visés par les dispositions du Code criminel. Cette option de contraventions n’est même pas prévue pour eux. Il s’agit d’une discrimination évidente entre une personne qui est âgée de moins de 18 ans et une autre qui est plus âgée, surtout si on tient compte du fait que, quand on est jeune, il reste plus longtemps à vivre, et les conséquences découlant de la stigmatisation associée à ce dossier relatif à la drogue seront plus importantes.
La sénatrice Batters : Merci.
Le sénateur Pratte : Monsieur Walters, quand nous avons accueilli la ministre, hier, concernant la question de la culture à domicile, elle a insisté sur le fait que, s’il finit par y avoir une contestation devant les tribunaux, la loi fédérale prévaudrait — elle a répété cette affirmation deux ou trois fois —, ce que je considère comme une interprétation traditionnelle du principe de la suprématie. Si nous amendions le projet de loi de la façon dont vous le suggérez, y aurait-il un moyen de le faire sans aller à l’encontre du principe de la suprématie? Évidemment, si on considérait qu’il s’agissait d’une négation de ce principe, le gouvernement s’opposerait à un tel amendement ou le désapprouverait.
M. Walters : L’objectif de l’amendement serait-il de s’assurer…
Le sénateur Pratte : Que les provinces pourraient interdire totalement la culture de plants à domicile.
M. Walters : Oui. Je pense qu’il s’agit simplement d’une décision stratégique qui devrait être prise. Si le gouvernement campe sur sa position actuelle, c’est-à-dire qu’il souhaite que la culture à domicile soit permise, il est à supposer qu’il n’acceptera pas cet amendement. Je ne suis pas certain d’être en train de répondre à votre question.
Le sénateur Pratte : Ce que la ministre a dit hier, et qui s’oppose peut-être à votre propre interprétation, c’est que la culture à domicile serait légale, et cela ferait partie de l’objectif de la loi. Donc, il s’agirait en quelque sorte d’un droit positif — peut-être que nous devrions le présenter de cette façon —, ce qui ne correspond pas exactement à la façon dont vous voyez les choses, en quelque sorte.
M. Walters : Je crois que c’est là ma préoccupation, qui revient à l’arrêt Rothmans et à l’idée que le pouvoir en matière de droit criminel ne peut servir à créer un droit positif. Même ce pouvoir peut être exercé pour prévoir des exemptions aux interdictions, l’exemption ne correspond pas à un droit positif d’exercer l’activité décriminalisée. De toute évidence, il existe la liberté de l’exercer, mais cette liberté est subordonnée à la réglementation provinciale en vigueur mise en place pour réglementer cette activité. La vraie question qui se pose alors, vu que le règlement provincial interdisant la culture à domicile serait en conflit avec un des objectifs de la loi fédérale, c’est de savoir si la règle établie dans Rothmans pourrait être modifiée et si la loi provinciale serait jugée inopérante. De toute évidence, c’est ce que croit la ministre. Selon moi, c’est un résultat très possible. Je suis réticent à aller jusqu’à dire que ce sera vraiment le résultat, simplement à cause des termes forts utilisés dans l’arrêt Rothmans rendu précédemment.
Le sénateur Sinclair : Parmi les préoccupations soulevées auprès du comité, il y a la possibilité que les personnes qui contrôlent actuellement le marché noir du cannabis investissent dans des entreprises de production de marijuana par l’entremise de fonds d’investissement spéculatifs ou de paradis fiscaux; elles investiraient de l’argent et demeureraient en contrôle du marché noir de cette façon. Avez-vous des commentaires concernant la portée ou les dispositions du projet de loi en ce qui a trait à la possibilité que des organisations criminelles contrôlent la production de marijuana par l’entremise d’argent placé dans des paradis fiscaux?
M. Neubauer : Eh bien, je crois que c’est une préoccupation. Encore une fois, je m’avance un peu ici. D’après ce que j’en comprends, il y a des mesures de contrôle dans le projet de loi en ce qui concerne la vérification de dossiers criminels, c’est-à-dire que le fait d’avoir un dossier criminel interdirait à une personne de créer elle-même une entreprise. La possibilité que ces gens puissent le faire de façon indirecte, par l’entremise de fonds d’investissement spéculatifs, comme vous l’avez mentionné, monsieur le sénateur, constitue un risque. Toutefois, le risque le plus important que je soulignerais réside dans le modèle actuel, où les organisations criminelles sont les principales responsables du commerce de la marijuana. Je suis bien placé pour vous dire que cela crée des dommages incroyables. Je m’occupe d’un dossier en ce moment qui est un appel dans le cadre d’une affaire de meurtre. Selon les allégations, le meurtre, qui est horrible en soi, a été perpétré par des membres de gang impliqués dans le commerce de drogues. Ce qui est encore plus effrayant, c’est que, à mesure que des faits ont été révélés dans l’affaire, il est devenu évident que le meurtre constituait l’aboutissement d’une violence soutenue, et avait été précédé par des échanges de coups de feu au cours de nombreux jours. Tout cela était lié au commerce illicite de drogues dans des communautés vulnérables. Je crois qu’il est extrêmement important — et c’est ce que ce projet de loi vise à faire — de mettre un terme à ces situations et à ces gestes posés par des membres d’organisations criminelles.
La sénatrice Boniface : Je souhaite poursuivre sur le sujet abordé par le sénateur Sinclair. Votre commentaire, maître Neubauer, concernant les avantages à éliminer le marché noir, a soulevé mon intérêt. Un des enjeux soulevés est lié à la disposition permettant la culture à domicile et à la question de savoir si, de façon collective, cela pourrait contribuer au marché noir. Parmi les exemples, on a mentionné celui où quelqu’un donnerait une petite somme à des personnes pour faire pousser quatre plants chacune — nous savons que ce ne sera pas quatre plants —, et rassemblerait la production pour créer un marché en soi. Vous êtes-vous penché sur cette question en examinant le principe voulant que l’on élimine le marché illicite?
M. Neubauer : Je crois que dans toutes les situations où il existe la possibilité de faire de la culture à des fins personnelles, il existe la possibilité d’abuser de ce droit. À mon avis, c’est là que les provinces jouent un rôle, c’est-à-dire celui de créer des régimes efficaces relatifs au marché légal, qui donneront de bons résultats au chapitre de l’établissement des prix et de la réglementation, pour faire en sorte, espérons-le, que la demande pour les produits illicites se tarisse. On pourrait probablement formuler des commentaires semblables concernant les boissons alcooliques et les cigarettes fabriquées à la maison.
À mon avis, il serait naïf de croire que nous pouvons éradiquer ce marché et éliminer ce problème au moyen de mesures législatives, mais nous pouvons faire de notre mieux, et je crois que, dans les faits, ce projet de loi permettra d’en éliminer une bonne partie, ce qui constitue probablement un objectif suffisant et très louable.
M. Spratt : Si vous me permettez d’ajouter quelque chose à cette réponse, le projet de loi contient des mesures pour éviter la situation dont vous parlez, soit un certain nombre de personnes qui décideraient de grouper leurs plants. Le libellé précise de façon assez claire que la limite est de quatre plants par maison d’habitation.
La sénatrice Boniface : Je comprends cela.
M. Spratt : Il existe donc certaines limites. C’est important d’en tenir compte, surtout au moment d’évaluer cette possibilité par rapport aux répercussions néfastes découlant de la possibilité d’interdire la culture de la marijuana à domicile.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse au professeur Walters. Vous avez dit qu'un amendement à l’article 7 du projet de loi n’est peut-être pas la meilleure des idées si on veut clarifier la question de la possibilité d’une législation fédérale qui s'appliquerait parallèlement à une législation provinciale.
L’ajout d’un article stipulant que la loi fédérale permettrait la culture à domicile de quatre plants tout en précisant « à moins d’être autrement réglementé par les lois provinciales » est-il souhaitable? Autrement dit, le gouvernement fédéral accepterait d'incorporer dans sa législation la possibilité pour les provinces de légiférer autrement. Qu’en pensez-vous?
[Traduction]
M. Walters : Oui, je crois que c’est une possibilité. Cela mènerait à ce qui pourrait sembler être un résultat étrange. Quelque chose serait possible dans une province, et pas dans une autre, en raison de la réaction des provinces, mais la jurisprudence établie depuis longtemps permet de confirmer qu’une disposition pénale d’une loi fédérale peut donner la possibilité aux provinces d’adopter — ou non — des dispositions différentes, et cela remonte à la Loi sur le dimanche, il y a longtemps.
Le président : La première affaire dans l’histoire constitutionnelle du Canada.
Le sénateur Gold : Vous avez parlé de problèmes relatifs à l’immigration qui seraient liés à des dispositions du Code criminel ou du projet de loi. Supposons pour l’instant que le gouvernement n’accepte pas d’apporter des modifications. Existe-t-il des solutions liées à la loi sur l’immigration pour régler le problème que vous soulevez? Si c’est le cas, sans entrer dans les détails, quelles recommandations ou observations pourrions-nous transmettre avec le projet de loi pour porter ce problème important à l’attention de l’ensemble de la collectivité?
Mme Kumararatne : C’est une excellente question. À mon avis, il faudrait modifier en conséquence la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en particulier les dispositions relatives à l’interdiction de territoire pour criminalité, parce que les problèmes que je soulève ici découlent uniquement de la peine maximale. Si l’attention était portée davantage sur la peine imposée plutôt que sur la peine maximale, les répercussions seraient plus proportionnelles. Au lieu qu’une personne soit visée par une mesure d’expulsion parce qu’elle s’est vu imposer une peine avec sursis ou a été déclarée coupable, il serait peut-être plus approprié d’examiner si la personne a été condamnée à cinq ou huit mois d’emprisonnement. Cela devrait-il entraîner une mesure d’expulsion et la priver ou non du droit d’en appeler? Cela se trouverait dans le libellé de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
[Français]
Le sénateur Carignan : J'ai une question concernant les quatre plants par habitation. Avez-vous examiné l’imprécision de ce point? Si je veux cultiver quatre plants et que ma conjointe veut quatre plants elle aussi, si on ne s’entend pas et que la police arrive, qui est poursuivi? Dans le cas des étudiants qui louent des chambres dans une habitation, ont-ils chacun droit à quatre plants dans leur chambre?
L’article mentionne ceci : « [... ] où résident habituellement deux ou plusieurs individus [...] ». J’aimerais savoir, dans un logement d’une pièce et demie, si on a le droit de cultiver quatre plants, même s’il n’y habite pas nécessairement deux personnes. Avez-vous examiné tous ces aspects particuliers?
[Traduction]
M. Spratt : Oui. À la simple lecture de la disposition, on comprend qu’il ne peut y avoir plus de quatre plants dans une maison d’habitation. Cela signifie que si ma conjointe et moi voulons tous les deux faire pousser quatre plants, cela ferait huit plants dans une maison d’habitation, et ce ne serait pas autorisé.
Toutefois, il y a des règles provinciales différentes concernant les situations où…
[Français]
Le sénateur Carignan : Qui sera accusé?
[Traduction]
M. Spratt : Je comprends ce que vous dites, mais il est écrit quatre plants dans une maison d’habitation. Il est possible de discuter davantage des interactions entre le gouvernement fédéral et les provinces, et nous pouvons toujours en parler, mais il existe des règles à l’échelle provinciale.
Ce qui est important, selon moi, en ce qui concerne la légalisation de la marijuana, c’est que, plus on crée d’exemptions, plus il y a de situations visées par le Code criminel, ce qui rend les choses plus complexes et entraînera davantage de contestations devant les tribunaux, soulèvera plus de questions constitutionnelles et réduira les avantages devant découler de la légalisation de la marijuana. C’est étonnant que les responsables des forces de police partout au pays affirment que la légalisation de la marijuana coûtera des millions de dollars de plus que l’application de la loi quand la marijuana est illégale. Si nous commençons à ajouter des exemptions et des nuances dans le code, cela pourrait miner dès le départ les avantages liés à la légalisation.
Le président : Merci beaucoup. Je suis heureux de vous remercier au nom de toutes les sénatrices et de tous les sénateurs. Votre participation nous a tous été très utile. Merci beaucoup, maître Spratt, maître Kumararatne, maître Neubauer et monsieur Walters, de votre exposé sur la question de la constitutionnalité. Je suis convaincu que les sénateurs voudront lire vos documents et y réfléchir.
Nous avons un deuxième groupe de témoins, donc je vais demander à nos invités de céder leur place à la table pour permettre au groupe suivant de s’avancer.
[Français]
Nous allons poursuivre notre étude du projet de loi C-45. Nous avons le plaisir accueillir le chef Mario Harel, président de l’Association canadienne des chefs de police. Bienvenue, monsieur Harel.
[Traduction]
Par vidéoconférence, nous accueillons aussi le chef adjoint Mike Serr, coprésident, Comité sur l’abus des drogues. Bienvenue, monsieur Serr. J’espère que vous me comprendrez bien d’où vous êtes.
Il me fait aussi plaisir d’accueillir M. Tom Stamatakis, de l’Association canadienne des policiers. Je vous remercie de vous être rendu disponible à l’autre bout du pays. Nous vous en sommes reconnaissants.
[Français]
Je demanderais au chef Mario Harel d’ouvrir la séance en faisant son exposé.
Chef Mario Harel, président, Association canadienne des chefs de police : Honorables sénateurs, l’Association canadienne des chefs de police (ACCP) est fière d’avoir l’occasion de témoigner aujourd’hui au sujet du projet de loi C-45. Je m’appelle Mario Harel, et j’ai le privilège d’agir à titre de président de l’Association canadienne des chefs de police et de directeur du Service de police de la Ville de Gatineau. Permettez-moi de vous présenter mon collègue, Mike Serr, qui est chef adjoint du Service de police d’Abbottsford et coprésident du Comité sur l’abus des drogues. Je sais que c’est un peu plus difficile parfois par vidéoconférence.
[Traduction]
Le chef adjoint Mike Serr est notre expert, vu sa fonction de coprésident du Comité sur l’abus des drogues, et il sera en mesure de répondre à vos questions concernant notre position.
[Français]
Notre mission est d’assurer « la sûreté et la sécurité de tous les Canadiens grâce à un leadership policier novateur ». Ce mandat est réalisé par l’entremise des activités et des projets municipaux de plus de 20 comités ainsi que par les interactions de l’association avec divers gouvernements. La sécurité de nos citoyens et de nos communautés est au cœur de la mission de nos membres et de leur service policier respectif.
Le projet de loi C-45 est exhaustif. Ainsi, notre déclaration préliminaire s’attardera particulièrement à un survol global des thèmes principaux. En plus de comparaître devant vous aujourd’hui, nous vous avons présenté un mémoire écrit pour alimenter votre réflexion. Ce mémoire souligne les préoccupations des forces policières.
Dès le début, notre rôle a consisté à partager nos connaissances avec le gouvernement en vue d’atténuer les répercussions de ces mesures législatives sur la sécurité publique. Nos conseils sont fondés sur des discussions exhaustives tenues avec les membres de l’ACCP au sein de divers comités. Nous avons participé à bon nombre de consultations organisées par le gouvernement et nous avons soumis un mémoire au groupe de travail fédéral. Nous avons aussi produit deux documents de discussion. Le premier s’intitule Recommandations du Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis, daté du 8 février 2017, et le deuxième est Le gouvernement présente un projet de loi pour légaliser le cannabis, daté du 28 avril 2017. Les thèmes soulevés au sein de ces documents de discussion ont été repris dans le mémoire que nous avons soumis.
Le leadership policier à l’échelle nationale a cerné six thèmes principaux qui pourraient avoir une incidence importante sur les forces policières. Il s’agit de la production à domicile, de la possession à domicile, du crime organisé et de la tarification, de la possession par les jeunes, de la confiscation de plants et de la compensation, et des produits consommables.
En ce qui a trait à la production à domicile, l’ACCP continue de plaider fortement contre cette mesure pour l’instant. Nous estimons que la culture personnelle est un délit en grande partie inexécutable qui créera des occasions additionnelles de possession illégale, de distribution illégale et de surproduction de cannabis. Nous craignons aussi que la production à domicile pose un risque plus élevé pour les jeunes, puisqu'elle augmenterait l'exposition et l'accessibilité au cannabis.
Bien que le projet de loi précise qu’il est acceptable d’être en possession de 30 grammes de cannabis à l’extérieur d’un logement, celui-ci est silencieux quant à la quantité permise à l’intérieur d’un domicile. À l’heure actuelle, la possession à domicile est essentiellement illimitée, ce qui fait en sorte qu’il sera difficile de faire la distinction entre le cannabis issu d’une source légale et celui issu d’une source illégale, ou encore s’il s’agit de possession à des fins de trafic. Étant donné ces enjeux, nous recommandons qu’une limite maximale soit imposée en matière de possession à domicile, si cette culture est permise éventuellement.
En ce qui concerne le crime organisé et la tarification, nous continuons d’affirmer que le projet de loi doit prendre en considération l’incidence de la légalisation sur le crime organisé. Ainsi, nous demandons qu’une tarification adéquate soit établie et recommandons que le coût soit bas ou inférieur au prix de vente du cannabis sur le marché noir afin de décourager la sous-cotation des prix et les ventes illégales.
Nous demandons également au gouvernement fédéral d’adopter des exigences rigoureuses et de solides mesures de réglementation en matière d’attestation de sécurité de sorte que les organisations criminelles ne soient pas en mesure d’obtenir des permis de production, tel que nous l'avons observé dans le secteur du cannabis thérapeutique. L’ACCP demeure préoccupée par l’inclusion des organisations criminelles à titre de producteurs ou de distributeurs licenciés dans le cadre du nouveau régime pour le cannabis, puisque ces groupes criminels sont déjà parvenus à s’infiltrer dans l’industrie du cannabis thérapeutique. Il s’agit d’un enjeu important pour nous.
En ce qui a trait à la possession de cannabis par les jeunes, l’association continue d'appuyer et de préconiser la communication de messages ainsi que la mise en œuvre de campagnes de sensibilisation auprès des jeunes afin d’accroître leurs connaissances à l’égard des dangers liés à la consommation et à la distribution du cannabis. Nous soulignons le besoin de prévoir un emballage clair et un étiquetage qui précise clairement les peines associées aux délits, de façon à accroître la sensibilisation aux conséquences du trafic auprès des jeunes et de la consommation par les jeunes. L’expérience du Colorado et de Washington démontre que la légalisation peut mener à une augmentation du taux de consommation par les jeunes. Ainsi, l’éducation publique au moyen de messages puissants sur les effets de la consommation du cannabis, de pair avec l’emballage et l’étiquetage, est essentielle pour dissuader la consommation du cannabis par les jeunes.
En matière de confiscation de plants et de compensation, l’ACCP soulève d’importantes préoccupations au sujet des dispositions sur la restitution des biens, qui semble exiger que la police soit en mesure de maintenir et de remettre les plants de cannabis qui ont été saisis. Les services de police partout au Canada ne possèdent pas les locaux ou les ressources nécessaires pour respecter ces dispositions. Ainsi, nous demandons que la loi soit adaptée pour répondre à ces appropriations. Nous demandons que les services policiers soient dégagés de toute responsabilité associée à la détérioration des plants de cannabis saisis et de toute exigence quant à l’indemnisation du propriétaire.
Enfin, nous avons compris que les produits consommables seront légalisés en 2019. L’ACCP est consciente du danger associé aux produits consommables qui ajoutent des risques pour la santé publique. C’est pourquoi nous préconisons des campagnes de sensibilisation accompagnées de messages puissants sur les répercussions liées aux produits de cannabis consommables afin d’atténuer le risque pour la santé publique.
En conclusion, veuillez noter que les recommandations que nous formulons aujourd’hui ne visent pas à contester l’intention du gouvernement de restreindre, de réglementer et de légaliser l’utilisation du cannabis au Canada. Nous cherchons plutôt à soulever certains enjeux et à vous faire part de nos préoccupations à l’égard de cette loi. Tel que nous l’avons précisé auparavant, nous partageons la responsabilité d’atténuer l’incidence de cette mesure sur la sécurité publique. Il s’agit là de l’objectif principal des forces policières.
L’ACCP appuie plusieurs des objectifs généraux de cette loi. Toutefois, nous reconnaissons que d’autres parties prenantes sont mieux placées pour fournir des connaissances spécialisées qui relèvent du secteur de la santé ou des services sociaux. Nous appuyons également les efforts consacrés à la dissuasion et à la réduction des activités criminelles par l’entremise de sanctions pénales sévères pour ceux qui enfreignent la loi, en mettant un accent particulier sur la possession aux fins d’importation ou d’exportation et le trafic visant les jeunes.
Nous vous remercions sincèrement de nous avoir donné l’occasion de comparaître devant votre comité et d’avoir été à l’écoute de nos recommandations dans le cadre du projet de loi C-45.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup. Il me fait plaisir maintenant d’accueillir M. Stamatakis. Monsieur, vous connaissez la formule et nos procédures. Vous pouvez commencer maintenant.
Tom Stamatakis, président, Association canadienne des policiers : Bonjour, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis heureux de comparaître ce matin dans le cadre de votre étude du projet de loi C-45, qui vise à légaliser l’usage récréatif de la marijuana au Canada.
Comme vous le savez, je représente aujourd’hui l’Association canadienne des policiers, la plus importante association de membres du personnel policier au Canada, qui compte plus de 60 000 membres répartis dans tous les services de police au pays. Je suis sûr que vous pouvez comprendre que cette mesure législative préoccupe au plus haut point nos membres, vu qu’ils seront en première ligne quant à l’application des changements qu’elle entraînera.
Fidèle à mon habitude, je préfère garder le plus de temps possible pour répondre à vos questions concernant la façon dont ce projet de loi touchera les services de police et la manière dont nos membres s’ajusteront au nouveau régime relatif à la marijuana. Toutefois, je souhaite saisir cette occasion pour souligner certains points importants dont, je l’espère, vous tiendrez compte au fil de vos délibérations.
En ce qui concerne certaines dispositions particulières du projet de loi proposé, mes collègues de l’Association canadienne des chefs de police nous accompagnent aujourd’hui et aborderont les difficultés opérationnelles de l’exécution de la loi, mais je veux souligner qu’il ne fait aucun doute que des coûts viendront s’ajouter aux budgets des services de police.
Certaines dispositions de cette mesure législative seront tout simplement presque impossibles à faire respecter de façon efficace, peu importe le financement additionnel que le gouvernement pourrait fournir. Le fait de permettre aux personnes de cultiver et de posséder jusqu’à quatre plants de marijuana en est un exemple. J’ai de la difficulté à imaginer comment n’importe quel service de police au pays pourrait avoir les ressources, qu’il s’agisse d’argent ou d’effectifs, pour effectuer la surveillance liée à cette disposition en particulier. Assurément, les ressources seront axées sur le fait de trouver des installations de culture illégales et à grande échelle, celles qui serviront à approvisionner le marché noir, mais il sera presque impossible de prendre en défaut les personnes qui décident de dépasser la limite de quatre plants autorisés, et qui le font de façon plus raisonnable. Ce coût, qu’il incombe aux services de police locaux, à chaque province ou à l’administration municipale locale, existera bel et bien.
En outre, les membres que je représente se retrouveront entre les personnes qui choisissent de dépasser la limite de quatre plantes et les autres citoyens du quartier qui seront peut-être touchés par la circulation accrue ou d’autres activités associées à la culture et aux ventes sur le marché gris de la marijuana. D’un côté, les personnes qui cultivent de la marijuana critiqueront la police parce qu’elle se mêle de leurs affaires et, de l’autre, des personnes accuseront la police de ne pas en faire assez. Vu l’importance de la mobilisation communautaire et de la confiance du public, ce type de scénario représente une préoccupation importante.
J’utilise seulement cet exemple pour souligner les défis précis auxquels les policiers feront face dans l’espoir que ce comité fera comprendre au gouvernement qu’il faut s’assurer que le financement supplémentaire fourni aux services de police est distribué de manière équitable entre la GRC, les services de police provinciaux et les services de police municipaux, qui seront, pour la plupart, les organismes d’application de la loi de première ligne.
Il ne fait aucun doute que ce gouvernement a reçu le mandat clair au cours de la dernière élection fédérale d’aller de l’avant avec les modifications proposées dans le projet de loi C-45. Même si la légalisation de la consommation de la marijuana à des fins récréatives n’était pas en haut de la liste des priorités du personnel de police de première ligne, je devrais signaler que, dans l’ensemble, l’application des lois existantes sur la possession et la consommation de marijuana à des fins personnelles par les organismes d’application de la loi a été plutôt passive depuis bien longtemps, une attitude qui reflète, à mon avis, le sentiment général qu’éprouve la société relativement à la drogue. Même si des exemples montrent le contraire, de façon générale, la plupart des policiers qui ont affaire à des gens qui consomment de petites quantités de marijuana prendraient toutes les mesures possibles afin d’éviter une application stricte des lois actuelles.
Avec le dépôt du projet de loi C-45, cependant, nous sommes entrés dans une zone grise qui continue d’exister alors que le projet de loi fait l’objet d’un débat au Parlement. Les dispensaires illégaux et souvent d’autres fournisseurs illégaux se multiplient partout au pays. À Vancouver, mon service de police, nombre d’activités de façade prennent une longueur d’avance pour percer le marché sans attendre l’adoption de la loi ou l’entrée en vigueur de son règlement d’application, aux échelons tant provincial que fédéral.
Malheureusement, cette confusion a placé les policiers dans une position difficile. Les collectivités leur ont demandé d’appliquer les lois comme elles sont rédigées actuellement et de fermer des entreprises, ce qui a eu, dans certains cas, l’effet imprévu de miner la confiance publique envers nos policiers, à qui on demande régulièrement: « N’avez-vous rien de mieux à faire? » Cela entraîne la situation regrettable dans laquelle ils ont toujours tort, quoi qu’ils fassent: d’un côté ou de l’autre, on critique les décisions prises par les policiers en se fondant sur l’action ou l’inaction au cours de cette période de confusion.
J’espère que ce comité n’oubliera pas que les retards continus relativement à l’adoption du projet de loi contribueront à cette période de confusion. Les policiers ont le devoir d’appliquer les lois; nos agents sont formés et font certainement preuve régulièrement de beaucoup de discrétion lorsque vient le temps d’appliquer les lois, mais je sais que nos membres apprécieront assurément la clarté d’une façon ou d’une autre le plus tôt possible.
Puisque les partisans de la légalisation de la marijuana ne souhaitent pas, dans nombre de cas, respecter les échéanciers établis par le gouvernement, je reconnais que le Parlement a un rôle difficile à jouer à cet égard. Je préfère, comme toujours, que l’on fasse les choses correctement plutôt que rapidement. Toutefois, je voulais profiter de l’occasion pour souligner les circonstances actuelles auxquelles font face les policiers de première ligne et mettre l’accent sur le besoin de clarté, peu importe la forme que prendra la version finale du projet de loi. Quelles que soient les règles, elles doivent être claires et sans équivoque afin d’éviter la confusion pour les membres que je représente et pour le public qui pourra consommer légalement ce produit.
Je vais m’arrêter là-dessus. Comme toujours, j’ai hâte de répondre aux questions que le comité peut avoir.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Stamatakis.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Harel, votre mémoire est plutôt éloquent et un peu inquiétant.
Selon la littérature, la croissance d’un plant de marijuana peut prendre de 8 à 13 semaines, selon le type de marijuana cultivé. Cela représente donc de trois à quatre productions par année. S’il est possible de posséder quatre plants et qu’aux quatre mois on les renouvelle, cela veut dire qu’on peut cultiver jusqu’à 16 plants par année. C’est beaucoup de marijuana. Je me demande comment un seul individu peut réussir à consommer tout cela.
Je comprends que l’adoption d’un projet de loi peut mener à certaines contraintes, mais il faut fournir aux corps policiers ou à ceux qui appliqueront la loi certaines mesures pour contrôler ces contraintes. Prenons, par exemple, le nombre de plants à domicile et la gestion des plants de cannabis saisis.
Vous avez parlé de l’intrusion du crime organisé dans la culture de la marijuana médicale. Concernant la marijuana récréative, on nous informe qu'il y a une autre forme de criminalité qui s’invite par la porte arrière.
Vous avez aussi parlé de l’interdiction de détenir des plants à domicile et vous avez proposé plusieurs recommandations.
Comment les policiers réussiront-ils à gérer l’application de cette loi? C’est un peu comme si tout le monde roulait sur l’autoroute à 120 kilomètres à l'heure alors que la limite est fixée à 100. Est-ce qu’il y aura une forme de tolérance de la part des policiers, compte tenu du fait que ce contrôle sera quasi impossible?
[Traduction]
M. Harel : Je vais inviter le chef adjoint Mike Serr à compléter mes commentaires.
[Français]
Comme nous l’avons mentionné lors de consultations antérieures, l’ACCP souhaite adopter une approche divisée en étapes. C’est la raison pour laquelle nous recommandons d’interdire la culture personnelle si on tient pour acquis que la consommation de marijuana récréative sera facilement accessible par l'intermédiaire d'un bon réseau de distribution.
Nous ne voyons pas le besoin de cultiver des plants à domicile avec toutes les complications que cela comporte. Nous croyons qu’il y a un vide juridique dans le projet de loi, car aucun article ne prévoit quelle serait la possession maximale dans une propriété. À la limite, il serait possible de posséder 30 kilogrammes de marijuana séchée dans une résidence. Quant à savoir quelle sera l’approche des services de police, je peux vous dire que leur mandat consiste à appliquer les lois. Par contre, ils doivent le faire en fonction de leurs priorités, mais aussi en fonction de la criminalité et de la gravité des crimes.
Premièrement, le fait de posséder quelques plants supplémentaires dans une résidence ne constituera pas nécessairement une priorité pour les services de police. Deuxièmement, concernant l’autre enjeu à savoir ce qu’on fera de ces plants, certains articles de loi mentionnent que les biens devront être remis dans le même état que lorsqu’ils ont été saisis. Ce serait dans le cas où il y aurait une ordonnance de remise à la suite de procédures judiciaires. Est-ce qu’on va devoir entretenir des plants de marijuana en attendant les procédures judiciaires? On demande des amendements à la loi, parce que pour les municipalités et les provinces, cela va représenter des coûts énormes. C’est pour cette raison que nous faisons ces recommandations. Je ne sais pas si cela répond à votre question.
[Traduction]
Voulez-vous ajouter quelque chose à cela, Mike?
Chef adjoint Mike Serr, coprésident, Comité sur l’abus des drogues, Association canadienne des chefs de police : Merci, chef. La seule chose que j’ajouterais est que, comme nous l’avons affirmé, nous nous inquiétons beaucoup de la production à domicile. Nous croyons qu’il y aura assez de cannabis offert après la légalisation pour que la production à domicile soit inutile.
Comme le chef Harel l’a affirmé, le fait qu’il n’y a aucune limite à la quantité de cannabis qu’une personne peut avoir en sa possession à domicile pose un grand défi pour les organismes d’application de la loi. Nous croyons qu’il pourrait y avoir dans une résidence une grande quantité de produits séchés destinés à une distribution illégale, et cela rend la tâche difficile aux organismes d’application de la loi qui essaient d’appliquer la loi et de prouver que la possession d’un produit est illégale.
Ce qu’il faut examiner, c’est qu’une plante typique de marijuana ou de cannabis produira de 1 à 3 onces, alors quatre plantes produiraient, si on parle d’une production élevée, 12 onces de produit, alors nous voudrions certainement que cela soit comme un principe directeur pour ce qu’il serait permis de posséder à domicile.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Chef Harel, ma question concerne le troisième thème que vous avez énoncé comme étant une source de préoccupation pour votre association, soit celui du crime organisé. J’aimerais que vous nous expliquiez plus précisément le point qui figure au deuxième paragraphe de la page 4 de vos notes de présentation. Des préoccupations ont été soulevées par le groupe de travail quant au fait que les personnes désignées qui produisent du cannabis à des fins médicales font partie d’un système qui serait devenu en quelque sorte une voie d’entrée et de sortie pour le marché illicite. Êtes-vous en mesure de nous dire de façon plus précise ce que vous en savez?
M. Harel : En termes de données ou de fréquence?
La sénatrice Dupuis : Oui.
M. Harel : Je n’ai pas de chiffres précis. Peut-être que le chef adjoint pourrait nous aider à ce sujet. Un rapport de la Gendarmerie royale du Canada a fait état de cas réels qui ont été observés de diversion des produits de cannabis thérapeutique vers le marché illicite. Dans d’autres juridictions, comme dans l’État de Washington, d’ailleurs, très rapidement les deux régimes ont été fusionnés afin d'éviter la confusion. C’est pourquoi nous recommandons d'examiner la possibilité d’abolir le régime thérapeutique ou de l’intégrer à un seul régime afin d’éviter la confusion.
La sénatrice Dupuis : Dans le même ordre d’idées, avez-vous des données sur l’importation de cannabis par l’entremise d’Internet ou du dark web?
M. Harel : Je vous dirais qu’il se vend de tout sur le dark web, y compris du cannabis, des armes et des drogues dures. On l’a vu même chez nous, à Gatineau. Les services de police à travers le Canada sont très conscients de l’utilisation du dark web pour faire du trafic de toute sorte, y compris le cannabis.
Le sénateur Carignan : Plusieurs motifs, selon moi, soutiennent l’interdiction de la culture à domicile. J’en ai parlé plus tôt avec l’autre groupe de témoins. On manque de précision dans la notion de ce que constituent une maison d’habitation, un terrain adjacent, des maisons de chambres, des résidences de 200 logements, des résidences pour personnes retraitées, et à savoir combien de plants on peut cultiver dans la cour arrière. Il y a plusieurs éléments à considérer. L’un d’eux provient du projet de loi, qui interdit l'utilisation de composés organiques explosifs pour extraire les concentrés. Pouvez-vous nous parler un peu des risques?
J’ai déjà évoqué l’exemple où, près de chez moi, à Mirabel, une maison a explosé alors que des gens tentaient d’extraire des concentrés de cannabis. L'une des personnes est décédée. Celui qui a commis cet acte le faisait à ses risques et périls, mais la personne dans le logement voisin a été blessée.
Pouvez-vous nous expliquer l’ensemble de ces risques? Comment croyez-vous être en mesure de faire face au problème de la culture à domicile?
M. Harel : Nous avons devant nous deux situations. La première est celle où la culture à domicile est permise, ce qui signifie qu'une grande quantité de cannabis sera présente dans la résidence. L’autre est l’absence d’encadrement quant à la quantité maximale de cannabis séché. Les gens produisent de la cire. Ils extraient la résine active à l’aide de solvants très volatils et dont la manipulation est dangereuse. J’ai assisté à des présentations au Colorado où on faisait état de plusieurs décès, au cours des dernières années, liés à des maisons qui ont explosé.
Tous ces produits sont accessibles légalement. Ce ne sont pas des produits prohibés. Le fait de se livrer à de telles activités, avec ces produits, dans le but de créer de la résine, pose un danger pour la sécurité publique, non seulement pour la personne qui procède ainsi, mais aussi pour le voisinage en général. Il est très difficile pour les services de police de contrôler cette activité lorsqu’elle se pratique à l’intérieur d’une résidence et que les gens ont la possibilité de stocker et d’avoir en leur possession une certaine quantité de cannabis. C’est un défi. Il est essentiel de faire énormément de sensibilisation et de prévention au sujet de cette activité dangereuse qui consiste à produire de la résine à l’aide de produits très volatils.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Je crois comprendre que le projet de loi C-45 interdit en réalité l’utilisation de ces solvants dangereux dans la production de produits dérivés du cannabis. J’aurais cru qu’il s’agissait d’un pas dans la bonne direction.
Je n’étais pas non plus surpris, mais intéressé d’entendre votre observation selon laquelle le retard continu du projet de loi compromettrait en réalité la capacité de vos collègues et des forces de faire leur travail du mieux qu’ils le peuvent.
Vu votre expérience dans la rue et celle de tous vos collègues, pouvez-vous nous donner une idée de l’effet, selon votre expérience de la criminalisation de la marijuana, sur les consommateurs ordinaires? Je ne parle pas des gangs de rue ou des revendeurs de drogues, mais de ce que vous observez relativement à l’effet du régime actuel d’interdiction sur les consommateurs, et quel est l’effet sur le déploiement de vos propres forces, qui doivent s’occuper, même si elles font preuve de discrétion, de cas de possession simple?
M. Stamatakis : Pour ce qui est de régler certains problèmes liés à la culture à domicile dont mon collègue parlait, notre réaction, d’un point de vue pratique, sera de ne pas intervenir. Nous n’avons pas la capacité de le faire. Nous interviendrons lorsqu’une personne de la collectivité appellera la police et lui demandera d’intervenir. Même à ce moment-là, du point de vue de la capacité ou des priorités, les policiers feront probablement preuve de discrétion et n’appliqueront pas la loi parce que nous n’avons tout simplement pas la capacité de le faire.
Le sénateur Gold : Excusez-moi de vous interrompre. Je n’ai pas été clair avec ma question. Je m’intéresse à votre expérience sous le régime actuel. Vous avez eu la gentillesse de parler de l’effet, selon vous, qu’aura l’adoption du projet de loi C-45. Cela a du bon et du mauvais, à mon avis. Vous avez clairement indiqué les ressources dont vous auriez besoin. Mais avec la loi actuelle, quel est l’effet de la criminalisation sur les gens dont vos collègues s’occupent dans la rue? Je ne parle pas des revendeurs de drogues, mais seulement des consommateurs qui se retrouvent dans cette activité criminelle.
M. Stamatakis : Je dirais que nous faisons la même chose à l’heure actuelle. Si un policier ordinaire a affaire strictement à un citoyen respectueux des lois qui n’est impliqué dans aucun autre type d’activité criminelle plus grave ou qui n’a pas un comportement qui présente des risques pour le public, il ne portera aucune accusation contre cette personne pour possession simple de marijuana. Il peut y avoir certaines exceptions à cette règle, selon l’administration, certaines autres circonstances ou le contexte, mais de façon générale, nous ne nous occupons pas des problèmes de possession simple dans les collectivités du point de vue des services de police de première ligne. Le chef Harel a peut-être une opinion différente.
M. Harel : Comme M. Stamatakis vient de le mentionner, ce n’est pas une priorité. La façon dont une administration s’occupe des cas de possession simple varie. Nous connaissons, comprenons et voyons toutes les statistiques relatives à la réalité des gens qui consomment du cannabis. Évidemment, pour nous, ce n’est pas une priorité. Mais si je comprends votre question, si un policier, lorsqu’il intervient auprès d’une personne sur le plan juridique, trouve de la marijuana et que c’est illégal, selon la quantité ou les circonstances, il peut faire preuve de discrétion et ne pas porter d’accusations, ce qui est une réalité à l’heure actuelle dans nombre de cas. Mais, dans d’autres, il pourrait porter une accusation, et il y aurait ensuite des procédures criminelles qui seraient entamées. C’est encore illégal actuellement, alors nous devons encore appliquer la loi, mais nous faisons preuve de jugement et de discrétion à différents égards.
M. Stamatakis : Alors, la confusion et le dilemme actuellement tiennent au fait que, par exemple, si on regarde les manifestations « 420 » ou le fait que, récemment, dans mon service, il y avait des endroits dans notre collectivité où des gens vendaient ouvertement de la marijuana à quiconque passait par là. Ils ont créé leur propre marché ouvert illégal pour la marijuana. La confusion vient du fait qu’une personne dira: « Pourquoi n’appliquez-vous pas la loi et n’arrêtez-vous pas cette personne pour possession simple? » Ensuite, on a le policier qui dit: « Il s’agit d’une manifestation “420”. Il y a des milliers de personnes qui sont ici. Comment allons-nous appliquer la loi? Si nous le faisons, cela pourra créer un problème d’ordre public plus important. » Nous nageons en pleine confusion lorsque les gens disent: « Oh, ce sera légalisé, alors c’est acceptable de le faire. » En attendant, nous devons encore appliquer la loi. D’autres citoyens disent: « Pourquoi n’appliquez-vous pas la loi? » Alors, franchement, du point de vue des services de police, allons de l’avant et établissons des règles très claires et sans équivoque pour tout le monde, tant pour la police en ce qui concerne leurs obligations d’application de la loi que pour les citoyens au chapitre de leurs responsabilités. Je crois que nous serions mieux placés que nous le sommes maintenant dans cet environnement très ambigu avec lequel tout le monde fonctionne.
La sénatrice Boniface : Merci beaucoup d’être ici. J’apprécie toujours votre point de vue. J’aimerais poursuivre dans la même veine que la culture à domicile et l’expérience de la marijuana thérapeutique. Je sais que ma province a connu des problèmes à cet égard. Je me demande si votre position sur la culture à domicile reflète ce que vous avez vu du côté de la marijuana thérapeutique et s’il y a des aspects dont vous voulez nous parler. Je suis heureuse d’entendre le chef adjoint.
M. Harel : Je pourrais peut-être demander au chef adjoint Serr de répondre à cette question.
M. Serr : Nous avons certainement observé des problèmes concernant le régime thérapeutique, particulièrement avec les producteurs désignés. Nous avons vu que le crime organisé l’a infiltré et nous avons constaté une surproduction et une vente à grande échelle de cette marijuana. C’est une de nos principales préoccupations, et c’est la raison pour laquelle nous voulons que le régime thérapeutique et le régime légal soient regroupés afin d’essayer de perturber et d’éliminer le marché noir. Nous savons qu’il s’est implanté dans le régime thérapeutique, particulièrement dans la culture de la marijuana thérapeutique. C’est pour nous un problème énorme. Nous voulons certainement nous assurer que le crime organisé ne s’infiltre pas dans le régime légal et qu’il ne devienne pas un producteur autorisé. Cela demeure pour nous une grande préoccupation.
[Français]
Le sénateur McIntyre : Merci de nous faire part de vos préoccupations à l’égard du projet de loi C-45. Vous avez déjà répondu à plusieurs de mes questions.
Messieurs, je comprends que les agents de la paix, les inspecteurs et les autres agents publics reçoivent une formation quant à la mise en œuvre et à l’application des infractions et d'autres dispositions énoncées dans le projet de loi C-45. Ma question est la suivante. Quel ordre de gouvernement est responsable de cette formation? Est-ce le gouvernement fédéral ou le gouvernement provincial?
M. Harel : Nous menons un projet depuis un certain temps en collaboration avec Sécurité publique Canada, la Gendarmerie royale du Canada et le Réseau canadien du savoir policier. L’ACCP travaille à cette initiative qui vise à mettre en place une formation pour l’ensemble des services policiers du Canada, en anglais et en français.
Aussi, à l’échelle provinciale, des collèges provinciaux ont pour mission de créer et de distribuer cette formation, notamment l’École nationale de police du Québec et le Collège de police de l’Ontario. Un comité national est à l’œuvre à l'heure actuelle pour s’assurer que l’on puisse donner une formation adéquate lorsque le projet de loi sera adopté.
[Traduction]
Le sénateur Pratte : Je pense qu’il serait mieux que le chef adjoint Serr réponde à ma question. Elle porte sur l’absence de limites pour le cannabis séché à domicile. Lorsque nous avons posé des questions aux représentants du gouvernement, ils nous ont répondu qu’une des raisons pour lesquelles ils n’avaient pas établi de telles limites, c’était parce qu’ils croyaient qu’elles seraient inapplicables; une des raisons est que les gens transformeraient rapidement le cannabis séché en produits comestibles, en huile, ou peu importe. Par conséquent, il serait difficile pour les policiers de déterminer la quantité exacte de cannabis séché transformé provenant des plantes. Il serait difficile de déterminer la quantité exacte qui se trouverait dans une maison d’habitation. Si vous croyez qu’il est difficile d’appliquer la loi concernant le nombre de plantes dans une maison d’habitation, il serait évidemment encore plus difficile de déterminer la quantité exacte de cannabis séché qui vient de la plante, je suppose. Avez-vous des commentaires à ce sujet?
M. Serr : Oui. Certainement, de notre point de vue, le fait de n’avoir aucune limite sera extrêmement problématique. Des personnes pourraient entreposer, comme l’a mentionné le chef Harel, 30 kilogrammes. Cette quantité pourrait provenir d’une autre exploitation de culture de marijuana illégale et pourrait être en transition vers la vente illégale dans la rue. Il n’y a rien qu’un policier, à l’heure actuelle, puisse faire, s’il détient de l’information selon laquelle une grande quantité de cannabis est entreposée dans une résidence. Alors, si l’objectif est de permettre une culture à des fins de consommation personnelle, le fait de n’avoir aucune limite ne respecte certainement pas l’objectif de possession à des fins de consommation personnelle. Les organismes d’application de la loi qui obtiendraient de l’information à cet égard ou qui découvriraient dans une résidence de grandes quantités de cannabis séché devraient être en mesure d’appliquer la loi. C’est pourquoi nous pensons qu’il est extrêmement important d’avoir des limites sur la quantité qu’une personne peut posséder en fonction de ce qu’elle pourrait raisonnablement produire par elle-même avec quatre plantes.
Le sénateur Pratte : Si vous entrez dans une maison, ou si vous avez un mandat et entrez dans une maison où il y a une très grande quantité de cannabis séché, n’auriez-vous pas également en général d’autres indications selon lesquelles cette personne en ferait le trafic et, par conséquent, sans même qu’il y ait une limite, ne seriez-vous pas en mesure de porter des accusations contre cette personne?
M. Serr : Eh bien, nous aurions l’obligation de le prouver. Je crois certainement que c’est plus difficile pour nous si nous n’avons pas des limites établies. Si une personne a en sa possession peut-être — utilisons les 3 onces — 12 onces à domicile, nous serions d’avis que cette quantité est destinée à la distribution. Mais, encore une fois, sans ces limites en place, il est vraiment plus difficile pour les policiers de prouver la possession et l’intention parce que la personne a le droit d’avoir autant de cannabis qu’elle le désire dans une maison d’habitation. Alors, l’imposition de certaines limites ou de certaines restrictions faciliterait notre travail et nous aiderait.
Encore une fois, un des objectifs énoncés dans le projet de loi est de perturber le crime organisé. Nous savons qu’il y a plus de 300 groupes criminels organisés qui sont impliqués dans la distribution et la production de cannabis. Il s’agit d’une industrie de 7 milliards de dollars par année. C’est un problème énorme. Le crime organisé ne va pas tout simplement renoncer à ce marché, alors tous les outils qu’on pourra nous donner à l’égard de l’application de la loi pour perturber le crime organisé seront importants pour nous. Comme je l’ai dit, lorsque nous voyons du cannabis qui provient d’endroits illégaux et de grandes quantités entreposées dans une résidence à des fins de distribution dans le marché noir, nous avons besoin d’outils supplémentaires pour nous aider à perturber ces activités.
La sénatrice Batters : Merci à vous tous d’être ici.
Chef Harel, pouvez-vous nous en dire davantage sur la façon dont l’Association canadienne des chefs de police déconseille fortement la culture de marijuana à domicile, puisque vous n’avez pas eu beaucoup de temps dans votre déclaration liminaire d’en discuter? Je sais qu’on a posé quelques questions là-dessus. J’aimerais que vous parliez des effets que la possession de quatre plantes par maison d’habitation pourrait avoir sur les jeunes.
[Français]
M. Harel : Nous savons que l’un des objectifs du projet de loi est d’avoir des mesures d’encadrement pour protéger les jeunes. Encore une fois, nous savons que la culture à domicile est un enjeu. Il y a beaucoup de gens qui revendiquent ce droit.
Nous recommandons d’y aller par étape et de prévoir un système de distribution qui est adéquat et qui rend accessible le cannabis aux gens qui veulent le consommer. On souhaite qu'il y ait interdiction de la culture à domicile, car cela expose davantage les jeunes au cannabis. Il y a aussi un risque en matière de consommation ou d’intoxication involontaire pour les mineurs encore plus jeunes.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Monsieur Stamatakis, je suis heureuse de vous entendre en parler un peu. À l’heure actuelle, les policiers portent rarement des accusations pour possession simple de marijuana. Pouvez-vous en parler un peu plus parce que je crois que certaines personnes pensent que nous avons un système dans lequel les accusations de possession sont endémiques au pays, et cela n’est tout simplement pas le cas.
M. Stamatakis : Non, ce n’est pas le cas selon mon expérience. Je sais que beaucoup de personnes utilisent les résultats de procédures criminelles pour justifier l’allégation selon laquelle la police porte des accusations de possession à gauche et à droite. Je dirais que, habituellement, si le résultat est une accusation de possession, c’est souvent le résultat d’une entente ou d’une autre circonstance.
Si nous revenons à la situation de la culture à domicile, s’il n’y a pas de limites, oui, la police peut recueillir des éléments de preuve pour recommander une accusation de distribution illégale ou de trafic, mais c’est seulement plus de travail. Cela suppose plus d’obligations administratives, plus de coûts, plus de réaffectations de ressources à autre chose que les priorités de sécurité publique. Alors, encore une fois, je reviens à ce que j’ai dit plus tôt sur le fait d’avoir des règles claires et sans équivoque que tout le monde comprend et peut suivre afin d’éviter ce conflit entre la police et le public, particulièrement vu que, comme nous disons ici au pays, l’engagement positif de la police auprès du public est important, tout comme la confiance du public envers les services de police. Alors, ne créons pas une loi qui mine ces deux priorités très importantes pour tous les Canadiens.
La sénatrice Batters : Exactement. Je dirais que des règles claires et sans équivoque seraient la clé ici.
La sénatrice Eaton : Dans le mémoire de l’Association canadienne des chefs de police sur la légalisation de la consommation de la marijuana à des fins récréatives, une de vos recommandations est de fixer des taux maximums de THC par portion pour les produits comestibles et même les joints destinés à la vente dans un magasin ou d’autres façons. Cela ne semble pas être clair dans le projet de loi. Avez-vous des recommandations quant au taux de THC?
M. Harel : Je vais répondre brièvement et peut-être demander au chef adjoint Serr d’ajouter un commentaire. Pour ce qui est des produits comestibles, un an après l’entrée en vigueur de la loi sur le cannabis, ils seront visés par la loi. Ils sont encore illégaux.
La sénatrice Eaton : Si je vais dans un magasin maintenant et que je désire acheter de la marijuana pour rouler des joints, ne devrait-il pas y avoir un taux de THC?
M. Harel : Un taux maximal?
La sénatrice Eaton : Oui, un taux maximal dans le produit que j’achète?
M. Harel : Je ne suis pas toxicologue.
[Français]
Nous demandons à ce que tout l’étiquetage des biens soit clarifié quant au taux de THC. Oui, effectivement, les experts en toxicologie pourraient se prononcer sur le maximum qu’une cigarette de cannabis pourrait contenir. Quant aux produits consommables, nous mettons l’accent sur ce qu'ont constaté d'autres juridictions, car il y a des concentrations énormes de THC.
La sénatrice Eaton : Surtout au Colorado.
M. Harel : Des gens se sont intoxiqués gravement en consommant de petits bonbons. Il ne faut pas ignorer les produits consommables. Éventuellement, il faudra les encadrer. C’est inévitable, c’est un produit qui gagne en popularité chez nos voisins du Sud. Il faudra que ce soit très bien encadré et qu’il y ait beaucoup de campagnes de sensibilisation pour prévenir l’intoxication liée à ces produits.
[Traduction]
Le président : Voulez-vous ajouter d’autres commentaires à la réponse du chef Harel aux questions de la sénatrice Eaton?
M. Stamatakis : J’ajouterais simplement que je ne crois pas qu’il revient à la police de déterminer ce que sont ces taux.
La sénatrice Eaton : C’est seulement parce que c’était une de vos recommandations.
M. Stamatakis : La préoccupation générale est que les gens devraient savoir ce qu’ils achètent. Du point de vue des services de police, s’il n’y a aucun règlement ni aucune contrainte concernant les taux de toxicité, alors cela crée un autre problème de sécurité publique. Selon l’expérience de certains États américains où on a légalisé la marijuana et où les produits comestibles connexes sont largement accessibles, initialement du moins…
La sénatrice Eaton : C’était une des recommandations du Colorado. Puis-je poser une autre petite question?
Le président : Dans la deuxième série de questions. J’ai encore le sénateur Sinclair, et le temps passe vite.
Le sénateur Sinclair : Je désire revenir aux commentaires qu’a faits le chef Harel dans son exposé concernant la préoccupation liée aux organisations criminelles qui s’infiltrent dans l’industrie en tant que producteurs. Votre proposition est qu’il devrait y avoir quelque chose dans le projet de loi qui règle le problème et qui permet de s’assurer que les organisations criminelles n’infiltrent pas le marché en tant que producteurs autorisés. Je crois que nous sommes tous d’accord en général avec cela. Nous faisons face à un défi: comment, à votre avis, cela devrait-il être réglementé? De cette façon? Si on tient compte de la possibilité, par exemple, que les organisations criminelles peuvent simplement investir dans des fonds de placement ou des fonds de couverture dans des paradis fiscaux et que, par conséquent, la propriété de l’argent qui est investi peut être cachée grâce aux règles des paradis fiscaux, comment, à votre avis, devrait-on réglementer cela au Canada si on a des producteurs autorisés?
[Français]
M. Harel : L’implication du crime organisé dans l’économie légale n’est pas nouvelle, sénateur Sinclair. Pour ce qui est de la lutte au crime organisé, les services de police constatent que le crime organisé réinvestit l'argent qu’il a acquis illégalement dans l’économie légale. Ce sont des enquêtes d’envergure qui nécessitent beaucoup de ressources et qui impliquent beaucoup de partenaires, notamment l’AMF et des organismes de surveillance financiers.
Ce que nous recommandons, c’est de s’assurer le plus possible que les gens directement impliqués dans la production, les propriétaires, les collaborateurs et les investisseurs, soient limités dans cette chaîne de production.
Maintenant, je sais qu’il y a tout le réinvestissement de l’argent illégal dans l’économie légale. Voilà pourquoi cela touche beaucoup plus d'aspects que le marché du cannabis au Canada.
Le sénateur Boisvenu : On sait que dans une économie de marché, les entreprises florissantes proposent un produit peu coûteux et arrivent les premières sur le marché. Elles ont développé leur réseau et leur clientèle. L’Ontario va développer 14 points de vente d’ici 2020, soit d’ici deux ans, et le Québec en aura 15. Lorsqu’on considère qu’au Québec il y a 1 500 municipalités et que 15 d'entre elles seront être desservies par le gouvernement, est-ce que ça donne l'occasion au crime organisé d’aller développer son marché là où le gouvernement sera absent? Lorsque le gouvernement voudra ouvrir de nouveaux points de vente, le crime organisé y sera déjà.
M. Harel : Sénateur Boisvenu, je ne suis pas un expert de la mise en marché. Je sais qu’il s’agit d’une préoccupation importante que nous avons soulevée, à savoir que l’accessibilité doit provenir d’un bon réseau de distribution afin que les gens ne se tournent pas vers le marché illicite, mais il y a certainement des personnes plus habiles que moi pour vous parler de la mise en marché.
Le sénateur Boisvenu : Cela va compliquer votre travail, n’est-ce pas?
M. Harel : Nous souhaitons qu’il y ait le plus de facteurs possible qui permettront d’augmenter l’impact sur le crime organisé.
Le sénateur Carignan : Ma question porte sur le trafic par la poste. On a vu au Colorado, notamment pour tout ce qui est limitrophe, beaucoup de perquisitions et de saisies de colis; ce phénomène a beaucoup augmenté.
Comment faites-vous pour contrôler ce problème actuellement? Ce phénomène sera amplifié avec la légalisation, puisque des sociétés vont faire de la vente en ligne. Comment allez-vous contrôler les colis envoyés par la poste qui contiennent du cannabis?
M. Harel : Sénateur Carignan, je pourrais vous référer à une résolution de l’ACCP qui est en place depuis quelques années et en vertu de laquelle nous demandons une modification de la Loi sur la Société canadienne des postes, puisque, même avec un mandat de perquisition, les policiers ne peuvent pas intercepter un colis en transit. Nous devons attendre la livraison pour agir, et cela complique énormément notre travail.
Beaucoup de choses illégales sont expédiées par différents courriers, et c’est un enjeu pour les policiers quand vient le temps de les détecter et de les intercepter. Lorsqu'on pense aux différents objets envoyés par la poste, il s’agit également là d’un enjeu de sécurité sur lequel il faudrait se pencher en vue de se doter d’outils pour encadrer les livraisons et valider ce qu’elles contiennent afin de déterminer si elles sont légales ou non.
[Traduction]
La sénatrice Boniface : Pour poursuivre sur la question du sénateur Sinclair concernant le crime organisé et la façon de l’empêcher d’infiltrer le marché, si l’on peut dire, croyez-vous que nous avons tiré des leçons de l’industrie du jeu dans diverses provinces au Canada qui nous aideraient à déterminer la façon dont on pourrait réaliser cela?
[Français]
M. Harel : En ce qui a trait aux régimes de loteries, de courses et d’alcool, ce sont des régimes qui sont plutôt encadrés par les gouvernements provinciaux, ce qui fait que le contrôle est plus facile et plus rigoureux. Lorsque le secteur privé est mandaté, selon des conditions strictes, il existe des pouvoirs de révocation qui peuvent être exercés à la suite d'inspections. Le régime à l’échelle municipale et provinciale doit s’arrimer avec le régime fédéral pour se doter d'outils afin que la distribution et la vente au détail se fassent selon des dispositions très rigoureuses, pour protéger le public.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Harel, vous nous avez fait part de la préoccupation du corps policier en ce qui concerne la confiscation de plants et la compensation. Si j’ai bien compris, votre préoccupation a trait aux dispositions sur la restitution des biens qui semblent exiger que la police soit en mesure de maintenir et de remettre les plants de cannabis qui ont été saisis. Je dois vous avouer que c’est assez préoccupant.
M. Harel : En fonction de la loi, telle qu'elle est rédigée, nous demandons une exemption spécifique en ce qui a trait aux plants de cannabis. Je ne sais pas si vous pouvez vous l'imaginer, mais les services de police sont responsables des biens saisis. Éventuellement, si la cour nous ordonne de les remettre, est-ce qu’on va demander aux services de police du Canada d’entretenir des plants de cannabis ou de dédommager les gens parce que les plants ont été perdus?Il s’agit d’un enjeu énorme pour les municipalités et les provinces, qui représente des coûts très importants.
Le sénateur McIntyre : Le corps policier n’est pas une infrastructure d’entrepôt.
M. Harel : Absolument pas. De plus, cela soulève des enjeux en matière de santé et de sécurité.
[Traduction]
Le président : Puis-je revenir à la page 4 de votre mémoire? Mes collègues ont soulevé cette question un peu plus tôt. Je vais la lire:
Nous demandons également au gouvernement fédéral d’adopter des exigences rigoureuses et de solides mesures de réglementation en matière d’attestation de sécurité afin de s’assurer que les organisations criminelles ne soient pas en mesure d’obtenir des permis de production, tel que nous l’avons observé dans le secteur du cannabis thérapeutique.
En fait, on devrait lire dans votre texte « d’adopter des exigences plus rigoureuses et des mesures de réglementation plus solides en matière d’attestation de sécurité » parce que les exigences ou la réglementation en matière d’attestation de sécurité qui sont appliquées pour le secteur de la marijuana thérapeutique se sont avérées insuffisantes pour empêcher le crime organisé d’infiltrer le marché des ventes légales de la marijuana thérapeutique.
En réalité, ne devrions-nous pas nous inquiéter du fait d’avoir à examiner beaucoup plus d’entreprises qui ont besoin d’une licence pour cultiver de la marijuana parce que, selon l’expérience passée, ce n’était pas suffisant, en fait, ou pas assez rigoureux pour empêcher le crime organisé de percer le marché.
M. Harel : Le chef adjoint Serr pourrait ajouter quelque chose à cela. C’est la raison pour laquelle nous demandons à ce qu’on regroupe les deux régimes. Il y a une disposition dans le régime du cannabis thérapeutique selon laquelle les gens peuvent en faire la culture pour d’autres, et c’est une préoccupation que nous avons. Chef adjoint Serr, pouvez-vous ajouter autre chose à la question?
M. Serr : Nous demandons absolument des vérifications de sécurité améliorées. Nous faisons également valoir que nous devons les avoir de manière continue. On doit effectuer des vérifications régulières des personnes qui participent à l’industrie afin de s’assurer que le crime organisé n’infiltre pas le système avec son argent. On doit le faire de façon continue. On a certainement besoin de ressources en place en vue de s’assurer que cela se produise parce que, s’il y a une possibilité ou s’il n’y a pas assez de règlements, le crime organisé trouvera une façon d’infiltrer le système.
[Français]
Le président : Monsieur Harel, à la question de ma collègue, la sénatrice Dupuis, vous avez fait référence à une étude de la Gendarmerie royale du Canada au sujet de l’intrusion du crime organisé dans la vente de cannabis thérapeutique. Pouvez-vous nous faire parvenir cette étude, si vous l’avez sous la main?
M. Harel : Je pense que ce document a déjà été transmis à la suite d’une demande d’accès à l’information, mais je vais vérifier auprès de mes collègues de la GRC afin de savoir comment je pourrais vous faire parvenir cette étude.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup de votre contribution, monsieur Stamatakis. C’est toujours un plaisir de vous accueillir. Chef Harel, merci. Chef adjoint Serr, merci beaucoup de votre disponibilité.
(La séance est levée.)