Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 54 - Témoignages du 29 novembre 2018
OTTAWA, le jeudi 29 novembre 2018
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-76, Loi modifiant la Loi électorale du Canada et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à d’autres textes législatifs, se réunit aujourd’hui, à 10 h 37, afin d'étudier le projet de loi, et à huis clos, pour étudier des ébauches de rapports.
Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bonjour, honorables sénateurs, et bienvenue à nos distingués invités ce matin, ainsi qu’au public qui suit les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui poursuit son étude du projet de loi C-76, Loi modifiant la Loi électorale du Canada et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à d’autres textes législatifs.
[Traduction]
Je suis très heureux d’accueillir ce matin M. David Frum, qui n’a pas besoin d’être présenté longuement. Je ne demanderai pas à la sénatrice Frum de faire les présentations.
La sénatrice Frum : Je pourrais bien.
Le président : Nous avons l’occasion, bien entendu, de tirer profit des réflexions de M. Frum dans les pages du magazine The Atlantic.
Nous tenons à vous assurer que vos réflexions contribuent au débat public, non seulement aux États-Unis, mais, bien sûr, au Canada également. Merci, monsieur Frum, de vous être libéré ce matin.
[Français]
Nous avons également le plaisir d’accueillir M. Rafael Jacob, chercheur postdoctoral à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Cette chaire est bien connue, puisque ses membres participent régulièrement à différents débats publics et partagent leurs opinions et les résultats de leurs recherches. C’est un plaisir de vous accueillir, monsieur Jacob.
[Traduction]
Vous connaissez la procédure. Je vous invite à faire une déclaration préliminaire.
[Français]
Par la suite, vous aurez évidemment l’occasion d’échanger avec les honorables sénateurs.
[Traduction]
David Frum, rédacteur attitré, The Atlantic, à titre personnel : Merci, monsieur le président, et merci à tous les sénateurs. Je vous remercie tout spécialement d’avoir accepté de déroger à vos règles contre le népotisme afin de me permettre de participer à la discussion aujourd’hui. Je l’apprécie grandement.
Je ferai une très brève déclaration préliminaire, de quelques pages seulement, pour lancer la discussion.
Je parle aujourd’hui en tant que personne à qui, semble-t-il, le projet de loi à l’étude reconnaîtrait le droit de vote, une personne née au Canada dont la résidence principale se trouve aux États-Unis depuis 1996. Je m’exprime aussi en tant que journaliste qui a consacré une grande partie de sa vie professionnelle récente à étudier les menaces qui planent sur la vie civique démocratique, dont celles résultant d’interventions étrangères hostiles.
À titre personnel, je devrais me réjouir du droit de vote qui me serait reconnu par le projet de loi C-76, mais en tant que journaliste professionnel je dois vous dire que la mesure proposée m’inquiète. La proposition d’accorder le droit de vote aux expatriés canadiens de longue date résulte, comme vous le savez bien, d’une poursuite intentée par des résidents canadiens aux États-Unis qui, bien qu’établis depuis longtemps dans ce pays, n’ont jamais été naturalisés américains et qui maintiennent un lien affectif étroit avec le Canada. Ceux à l’origine de cette poursuite considèrent que tous leurs compatriotes expatriés sont très semblables à eux. Il ne faut pas s’en surprendre : c’est ainsi que nous pensons.
Toutefois, je vous invite, au cours de votre étude de ce projet de loi, à tenir compte d’autres réalités. Supposons que l’expatrié que je suis, plutôt que d’être établi aux États-Unis, pays libre et démocratique, vive dans un autre pays. Un pays qui n’est pas une terre de liberté et de démocratie, un pays qui surveille et contrôle tous mes agissements, selon un système de crédit social, comme on l’appelle. Un pays qui sait quand je reçois un bulletin de vote pour une élection dans un pays étranger et qui possède à la fois la technologie et la volonté de vérifier comment je vote. Un pays qui ne croit pas à la liberté des élections ni au respect de la vie privée. Un pays dans lequel l’État peut décider, et ne se prive pas de le faire, de la réussite ou de l’échec de mes affaires et de ma vie professionnelle ou dans lequel ma capacité d’emprunter, de louer un appartement ou même d’acheter un billet d’avion varie, ou peut même disparaître, en fonction de ma fiabilité politique. Un État qui considère que toute personne résidant sur son territoire ou née dans un territoire sous sa juridiction est exclusivement et à jamais l’un de ses ressortissants, quel que soit le passeport qu’elle détient. Un État qui a un grand intérêt national à façonner la politique et la gouvernance d’autres pays, dont le Canada. Un État ayant un pouvoir militaire et économique tel qu’il peut faire fi des protestations et remontrances du gouvernement du Canada et, en fait, intimider le gouvernement du Canada au point où il hésiterait longuement à formuler ses protestations et à faire des remontrances.
Supposons que je vive dans un tel pays. Que signifierait alors mon droit de vote? Autant envoyer le bulletin de vote directement au gouvernement de mon pays de résidence et l’inviter à voter à ma place.
Je sais que les lois peuvent être interprétées et modifiées par des règlements, mais j’en connais assez sur la politique pour savoir qu’une fois les expatriés de longue date devenus électeurs, vous aurez découragé fortement tout examen sérieux de la façon dont ce nouveau droit est exercé. Cela sera d’autant plus vrai dans le cas où un tel examen risque d’offenser un puissant pays étranger qui a une forte influence sur l’avenir économique et financier du Canada.
Je vous exhorte donc à bien réfléchir à ce que vous faites ici. Les Canadiens vivent dans un environnement politique et stratégique particulièrement bénin, mais des nuages lourds de menaces planent sur le monde démocratique. Il est indispensable de considérer ces menaces avec réalisme afin de préserver les droits et libertés des Canadiens, y compris, par-dessus tout, le droit de voter et de choisir leur propre gouvernement dans le cadre d’élections honnêtes et non manipulées.
Le président : Merci, monsieur Frum.
Monsieur Jacob, la parole est à vous.
Rafael Jacob, chercheur postdoctoral, Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité à comparaître devant vous. C’est un honneur de comparaître aux côtés de M. Frum. Je tiens d’abord à m’excuser d’être arrivé un peu en retard — moi qui pensais que les travaux routiers et le stationnement étaient mauvais à Montréal.
Sur cette note, je dirai que je ne suis pas ici pour me prononcer pour ou contre le projet de loi C-76. Je suis ici d’abord et avant tout pour témoigner de l’expérience américaine. C’est mon domaine de spécialisation. Les règles et les réformes électorales et, dans certains cas, les problèmes que révèle l’expérience américaine, surtout au chapitre de l’influence de tiers ou de gouvernements étrangers, et les leçons qu’on peut en tirer au Canada, sont les sujets de mon intervention ce matin.
Le président : Monsieur Jacob, voulez-vous prendre deux minutes pour développer le sujet que vous venez de soulever? Les membres du comité sont très intéressés par cette question. Les Canadiens se préoccupent beaucoup de maintenir un système qui soit honnête et non manipulé, pour reprendre les termes de M. Frum.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la question de l’intervention étrangère dans le processus électoral?
M. Jacob : Si je dois m’étendre là-dessus, je vais probablement demander deux heures et non deux minutes. On pourrait l’examiner sous une multitude d’angles.
Lorsque nous parlons de l’expérience américaine — et je pense que tout le monde a le nom de la Russie en tête —, il faut signaler que la question ne se limite pas à l’élection présidentielle de 2016. Évidemment, une grande partie de l’attention des médias porte sur ce qui s’est passé aux États-Unis en 2016. La réalité, c’est que nous avons été témoins de tentatives répétées d’ingérence dans les élections américaines de 2018. Il importe aussi de signaler que, si la Russie est probablement l’acteur principal dans ce théâtre, il n’est pas le seul. Ces derniers mois, il y a eu au Congrès américain plusieurs demandes d’enquête sur une éventuelle intervention ou tentative d’intervention de la Chine dans les élections américaines.
Vous avez utilisé le terme « manipulé ». Lorsqu’il est question de manipulation des élections, il y a plus d’une façon de s’y prendre. L’une d’entre elle est de faire ce que les Russes ont tenté, apparemment avec grand succès, en 2016 aux États-Unis, c’est-à-dire de créer dans les médias sociaux une présence qui s’affichait comme étant américaine, alors qu’en fait elle ne l’était pas. C’est une façon de manipuler le vote.
Une autre façon, beaucoup plus simple, mais qui, heureusement, n’a pas encore montré de signes réels de succès, c’est le piratage des systèmes électoraux. La menace, telle que nous la comprenons, est essentiellement double. Encore une fois, je pense qu’il serait naïf de dire que c’est seulement la Russie. Il serait particulièrement naïf de penser que la Russie ne cherche à s’ingérer qu’aux États-Unis. En fait, ce n’est même plus une hypothèse, mais plutôt un fait établi par les services du renseignement du monde entier, à savoir que la Russie a tenté de s’ingérer dans d’autres consultations populaires, y compris des référendums. Je pense au référendum écossais sur l’indépendance qui a eu lieu il y a quelques années. Tout cela pour dire qu’il y a, je pense, beaucoup à apprendre.
Vous m’avez accordé deux minutes. Je crains d’avoir dépassé un peu la limite et je vous prie de m’excuser.
Le président : J’ai maintenant le plaisir d’inviter la sénatrice Frum à poser la première question ce matin. Vous aurez compris qu’elle prend la relève du sénateur Boisvenu, vice-président du comité, comme critique du projet de loi.
La sénatrice Frum : Nous sommes tous ravis de vous voir ici ce matin. Bienvenue à vous deux.
Monsieur Frum, vous avez fait allusion à l’affaire Frank dans votre témoignage. Il s’agissait d’une contestation fondée sur la Charte qui remettait en question la loi actuelle limitant le droit de vote des expatriés à ceux qui sont à l’étranger depuis moins de cinq ans et qui ont exprimé leur intention de revenir au pays. L’affaire s’est rendue jusqu’en Cour suprême, mais c’est la Cour d’appel de l’Ontario qui, dans une décision majoritaire, avait conclu que la contestation de M. Frank invoquant la Charte n’était pas fondée. L’un des motifs du rejet était le suivant :
La restriction a un lien rationnel avec l’objectif urgent et réel du gouvernement de préserver le « contrat social » du Canada (en vertu duquel les citoyens résidents se soumettent aux lois adoptées par les représentants élus parce qu’ils ont eu une voix dans l’élaboration de ces lois) [...]
Le projet de loi C-76 aurait pour effet de bouleverser ce contrat social. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
M. Frum : Merci, madame la sénatrice. Permettez-moi de souligner quelques éléments du libellé du projet de loi. Je ne vois rien dans le projet de loi qui limite ces droits de vote aux Canadiens qui ont omis de se faire naturaliser dans leur nouveau pays de résidence. Pour ma part, j’ai été naturalisé américain. Apparemment, j’aurais le droit de voter dans les deux pays.
Je ne sais pas ce qu’il en est de pouvoir voter sans entraves. J’ai grandi en Ontario et je me demande si, en tant que citoyen naturalisé des États-Unis résidant dans le district de Columbia et payant ses impôts aux États-Unis, je pourrais aussi voter aux élections provinciales en Ontario. Je suppose que oui.
Je comprends les difficultés avec lesquelles les tribunaux sont aux prises. Il y a toujours, dans une norme claire et simple, comme celle des cinq ans de résidence, un élément d’arbitraire. Que se passe-t-il ce jour fatidique? Cinq ans moins un jour, ça va; cinq ans révolus; ça ne va plus. Je pense que beaucoup ont eu de la difficulté avec cela.
Permettez-moi de suggérer une approche que je trouve utile quand il est question de ce genre de règlement. Il y a essentiellement deux façons de répondre au besoin de limiter quoi que ce soit, et des limites sont toujours nécessaires.
La première, c’est d’établir une règle : cinq ans; 100 kilomètres à l’heure; 19 ans pour consommer de l’alcool, mais pas 19 ans moins un jour. Le problème avec les règles, c’est qu’elles sont arbitraires. Que se passe-t-il ce jour-là?
L’autre façon, c’est d’établir des normes, mais c’est beaucoup plus flou : pas 100 kilomètres à l’heure, mais conduire prudemment. Ce n’est pas boire à 19 ans, mais boire de façon responsable. Ce qui importe, ce n’est pas cinq ans moins un jour ou plus un jour, mais d’avoir des contacts clairs et suffisants.
L’une des raisons pour lesquelles les règles ne sont pas à la mode, c’est qu’elles sont arbitraires. Ce qu’il faut aussi garder présent à l’esprit, c’est qu’elles facilitent l’exercice de la liberté du fait qu’elles nous permettent de savoir exactement où nous en sommes. S’il est vraiment important pour vous de maintenir votre droit de vote au Canada après cinq ans moins un jour, vous reviendrez alors et rétablirez votre lieu résidence. Vous savez d’avance ce qui est exigé.
De plus, si l’on aborde la question de contacts clairs et suffisants, qu’en est-il de ceux qui sont à l’extérieur du Canada depuis moins de cinq ans, mais qui n’ont pas de contacts? La norme peut ainsi avoir des effets imprévisibles sur un autre plan.
L’une des choses qui m’étonnent dans le projet de loi, c’est qu’il ne dit rien sur la naturalisation. Il y aura un groupe de personnes qui pourront voter dans deux pays, peut-être trois. J’ai des amis qui ont droit à des passeports canadien, américain et irlandais. Pourront-ils voter dans les trois pays?
La sénatrice Frum : J’invite les deux témoins à répondre à ma prochaine question.
L’une des choses que nous avons entendues au cours de ces audiences, c’est qu’il n’y a aucune interdiction pour les tiers canadiens inscrits d’être établis ailleurs que sur le territoire canadien. Vous parlez de la tournure dangereuse que prend le monde. Je me demande si cette absence d’interdiction de groupes qui pourraient s’organiser à l’étranger dans le but de nuire aux élections canadiennes ne vous paraît pas, comme à moi, procéder d’une dangereuse naïveté.
M. Frum : M. Jacob a parlé de l’immixtion de la Russie dans le référendum écossais. Je pense que ce qui émerge est beaucoup plus dramatique et inquiétant — mais nous ne pouvons pas l’affirmer de façon trop catégorique —, c’est l’ingérence massive de la Russie dans le référendum du Brexit. La plus importante source de financement du côté pro-Brexit était un homme d’affaires britannique qui, deux ans avant de faire un don colossal de 8 millions de livres, n’aurait pu faire un don de 80 livres à qui que ce soit. Il s’est enrichi très rapidement d’une façon que personne ne comprend. Je ne veux pas affirmer catégoriquement ce que nous ne pouvons pas prouver, mais il semble que quelqu’un, en Russie, l’ait aidé à faire beaucoup d’argent très rapidement. La question qui se pose est la suivante : cette aide était-elle conditionnelle à ce qu’une partie de sa nouvelle fortune soit utilisée à des fins dictées par la politique étrangère de la Russie? Encore une fois, nous n’affirmons rien, mais nous sommes troublés.
Il est déjà assez difficile de réglementer ce qui se passe sur votre propre territoire dans un monde où il y a de plus en plus d’argent occulte. Vous avez tous entendu parler du flot d’argent sale qui passe par le marché immobilier de Vancouver, qui est estimé à 1 milliard de dollars. Si cela vous paraît déjà opaque, imaginez combien ce le serait encore plus si cet argent provenait de Macao.
M. Jacob : Je n’ai pas grand-chose à ajouter du fait que je ne prends pas position sur le projet de loi. Je me contenterai de dire que j’opine dans le même sens que M. Frum.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Bonjour à vous, monsieur Frum et monsieur Jacob. Merci d’être avec nous aujourd’hui.
J’aurais une question pour vous, monsieur Frum. Vous avez commencé votre présentation en parlant du fait que le Sénat aurait levé sa politique antinépotisme. Pourriez-vous clarifier cette allusion?
[Traduction]
M. Frum : C’est que j’ai le bonheur et le plaisir d’être le frère de la sénatrice Linda Frum.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci beaucoup.
Dans votre présentation, vous avez souligné qu’un résident d’un pays non démocratique est dans une situation plus difficile et plus vulnérable.
À votre avis, est-ce que le fait de vivre dans un système démocratique ou non démocratique est vraiment le critère le plus pertinent? Quand on observe ce qui s’est passé aux États-Unis, lors des élections de 2016 et de 2018, c’est un phénomène qui est général et très répandu dans tous les États du monde. J’aimerais que vous m’expliquiez comment le fait d’être résident d’un pays démocratique est plus déterminant que lorsqu’on vit dans un pays non démocratique.
[Traduction]
M. Frum : Je ne veux pas laisser entendre que c’est le seul point que vous devriez examiner. Il y a de nombreux facteurs à prendre en considération, mais j’ai constaté, au cours des discussions que j’ai suivies dans mon optique limitée sur ce projet de loi, que cette question ne semblait pas avoir le poids qu’elle mérite.
La démocratie américaine comporte bien des défauts, et M. Jacob peut vous en parler; j’ai moi-même écrit à ce sujet. Je ne pense pas que nous puissions reprocher à qui que ce soit aux États-Unis d’envisager — encore moins de tenter sérieusement — d’organiser un effort étatique pour faire pression sur des personnes ayant un lien avec le Canada, résidant aux États-Unis, pour qu’elles votent dans un sens ou dans l’autre. De tout temps, il y a eu une très bonne collaboration entre les États-Unis et les gouvernements canadiens, quel que soit le parti politique au pouvoir, et je crois qu’il en serait de même pour tout parti politique canadien imaginable. Du moins était-ce vrai des gouvernements américains plus normaux que celui que nous avons en ce moment.
Je ne pense pas que ce serait l’aspect le plus troublant de l’extension du droit de vote aux Canadiens résidant depuis longtemps aux États-Unis, mais il y a des centaines de milliers de Canadiens qui résident dans d’autres types de sociétés, dans des pays qui se sont montrés très intéressés à travailler leurs « étrangers » et à obtenir des résultats favorables à leur politique étrangère par toutes sortes de méthodes que la plupart des Canadiens ne considéreraient pas légitimes.
Compte tenu des lacunes inévitables de la sécurité des bulletins de vote à l’extérieur du Canada, il y aura un problème, qu’il s’agisse d’expatriés depuis peu ou d’expatriés de longue date. Dans le cas des premiers, le nombre relativement faible de bulletins de vote ne suffit probablement pas à changer les résultats du scrutin. Cependant, si l’on fait passer le nombre de bulletins de vote envoyés à l’extérieur du Canada de quelques dizaines de milliers, qu’il est actuellement, à des centaines de milliers ou des millions, dont beaucoup dans des pays autres que les États-Unis ou la Grande-Bretagne, on donnera à des gouvernements ayant des politiques étrangères très ciblées et désireux d’atteindre d’autres pays — le Canada est certainement sur cette liste — l’occasion d’exercer des pressions sur les électeurs, peut-être même de pratiquer des fraudes électorales. Vos mesures de sécurité ne suivront jamais le rythme des interventions que ces gouvernements étrangers sont capables d’imaginer et de réaliser. Vous allez donner l’occasion à ces gouvernements d’utiliser les élections canadiennes pour influer sur la composition des gouvernements canadiens avec lesquels ils traitent.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aurais une autre question sur le même sujet. Je comprends très bien votre explication selon laquelle les gens sont plus vulnérables s’ils vivent dans des systèmes non démocratiques. Prenons l’hypothèse selon laquelle on enlève la question des expatriés et on interdit le vote. Les pays démocratiques n’ont-ils pas un intérêt commun à essayer de voir comment ils vont réussir à composer avec les phénomènes de piratage, de faux sites et d’informations qui induisent les gens en erreur? Ce n’est plus tellement la nature démocratique ou non de l’État qui intervient, car il y a une cause commune entre tous ces États.
[Traduction]
M. Frum : Vous abordez un domaine de travail très intéressant, passionnant et prometteur. C’est peut-être une chose sur laquelle les gouvernements démocratiques, dont le gouvernement canadien, devraient porter leur attention, plutôt que sur des mesures comme celles prévues dans ce projet de loi. Je veux dire par là qu’une sorte de pacte, d’accord ou de système de contrôle international pourrait bien s’avérer nécessaire.
Comme M. Jacob l’a dit, les Russes se sont fait prendre à essayer de pirater les systèmes électoraux américains. À ce qu’on sache, ils n’ont pas réussi cette fois-ci, mais on ne peut pas en être sûr à 100 p. 100. Il y a beaucoup de choses que l’on peut faire au moyen du piratage pour lesquelles il n’est pas nécessaire de réussir de la façon habituelle pour exercer néanmoins une influence.
Admettons que les Russes n’ont pas pu influencer un seul vote ou opérer un transfert de bulletins de vote. Supposons toutefois qu’ils aient pu créer suffisamment de désordre dans les registres des électeurs, dans les districts électoraux de candidats qu’ils n’aimaient pas, de façon à créer des files d’attente. S’ils réussissent à créer une file d’attente de quelques heures, les gens rentreront chez eux sans voter. Il leur serait possible d’entraver le scrutin dans les districts de candidats auxquels ils sont défavorables simplement en créant le chaos. Même s’ils n’ont pas influencé un seul bulletin de vote, on peut considérer que l’opération est un succès. Il s’agit d’un domaine très important sur lequel le Canada et des pays aux vues similaires devraient se pencher.
L’un des traits caractéristiques de la politique du XXIe siècle, par opposition à celle du siècle dernier, tient à ce que les gouvernements autoritaires sont plus réticents à recourir à la violence, mais qu’ils ont des pouvoirs de surveillance et d’ingérence beaucoup plus grands que jamais auparavant. Une puissance étrangère hostile est moins encline à vous attaquer avec des fusées et des chars, mais plus susceptible de vous agresser à l’aide de ces nouveaux moyens et d’essayer d’influer sur la composition de votre gouvernement. Le but de la guerre a toujours été de faire fléchir la volonté de l’ennemi. Que se passerait-il si l’on pouvait parvenir aux mêmes fins sans encourir les coûts et les risques d’une guerre, mais en intervenant directement dans le système électoral du pays ennemi?
C’est effectivement un problème de grande importance. Je pense que vous faites valoir un excellent point en disant que la coopération internationale serait très utile. Le renforcement de l’intégrité du système électoral me semble devoir être une mission prioritaire pour chaque pays démocratique.
[Français]
M. Jacob : J’aimerais ajouter quelque chose à ce que M. Frum vient de dire. La ligne entre réussir à pirater et tenter de pirater peut être parfois très fine. Il n’en faut pas beaucoup pour être capable de réussir. Parfois, c’est juste la stupidité ou la bêtise humaine qui le permet.
Je vais vous relater ce qui s’est passé pendant la campagne électorale américaine de 2016 au sein du comité national démocrate, c’est-à-dire les hautes instances du parti démocrate américain. Elles ont reçu un courriel d’hameçonnage. Le directeur de campagne de Mme Clinton l’a envoyé au personnel des technologies de l’information de la campagne démocrate. L’employé qui a reçu le courriel en question a répondu par erreur « This is a legitimate email » alors qu’il voulait vraiment dire « This is an illegitimate email ».
Par la suite, le directeur de campagne de Mme Clinton a répondu au courriel d’origine russe en donnant son mot de passe. Ensuite, il y a eu toute la situation avec WikiLeaks et les dizaines de milliers de courriels extrêmement embarrassants du camp démocrate qui ont été dévoilés dans les semaines qui ont précédé l’élection présidentielle.
On parle littéralement de deux lettres qui auraient dû être ajoutées dans un courriel, mais qui ne l’ont pas été et qui ont fait potentiellement la différence dans la campagne électorale aux États-Unis. Si vous parlez au camp de Mme Clinton, à ce jour, on vous dira que le piratage russe et WikiLeaks ont pu avoir un impact aussi important — sinon plus — que la question des courriels de Mme Clinton. Cela a eu un impact très important au chapitre électoral et politique à la fin de la course. Il y a donc une marge entre essayer et réussir à pirater et, parfois, elle peut être plus petite que l’on pense.
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos invités. Je vais attraper la balle au bon quant à ce que vous venez d’ajouter. Le projet de loi va être relativement plus sévère envers ceux qui tentent de changer les résultats d’une élection par rapport à ceux qui tentent de l’influencer. Est-ce aussi grave d’influencer une élection que de l’influencer tout en arrivant à un résultat en fin de compte?
M. Jacob : C’est presque impossible comme question. La réalité est que l’intention est la même à la base. Si l’employé démocrate avait bien fait son travail et répondu correctement au courriel, personne n’aurait entendu parler de cette tentative de piratage, et certainement pas le grand public. Est-ce que c’est plus grave de réussir? D’un point de vue concret, en ce qui a trait aux résultats, c’est plus grave, mais l’intention demeure la même.
Le sénateur Boisvenu : Le projet de loi fait une distinction. Si l’influence donne des résultats, l’infraction sera punissable soit par voie sommaire ou par procédure criminelle. Est-ce qu’on devrait tenir compte ou pas de l’intention dans un processus électoral, peu importe le résultat?
M. Jacob : Sincèrement, cette décision vous revient. Ce n’est pas pour éviter la question. Je ne veux pas...
Le sénateur Boisvenu : Je vous demande votre opinion. C’est pour cela qu’on vous a invité.
M. Jacob : J’ai accepté l’invitation à titre de demande de témoignage d’expertise et non pas comme une prise de position. Avec tout le respect que je vous dois, sénateur Boisvenu, je déclinerai de prendre position.
Le sénateur Boisvenu : Je vous retourne la balle. Comment les Américains gèrent-ils cette distinction?
M. Jacob : D’un point de vue politique, il s’agit d’une situation où un nombre important d’Américains — surtout des électeurs démocrates; il y a un clivage dans l’interprétation des résultats — jugent que les résultats de 2016 ne sont pas légitimes. En fait, même la candidate défaite, Mme Clinton, remet en question publiquement la légitimité des résultats.
Le sénateur Boisvenu : Est-ce que les Américains font une distinction entre influencer une élection et l’influencer avec un résultat?
M. Jacob : La réponse est oui, très clairement. Si l’on regarde les sondages depuis les élections de 2016, une majorité d’Américains croient que les Russes ont tenté d’influencer le scrutin de 2016.
Le sénateur Boisvenu : Oui, mais sur le plan pénal, est-ce qu’on est aussi sévère envers les deux infractions? Est-ce qu’on fait une distinction?
M. Jacob : Je ne peux pas vous le dire, mais en ce qui a trait à la perception du public, il y a une différence entre les deux. Une majorité d’Américains croient que les Russes ont tenté d’influencer l’élection, mais un nombre plus restreint pensent qu’ils ont eu un réel impact sur les résultats.
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Frum, y a-t-il le même intérêt au droit de vote entre un Canadien expatrié depuis cinq ans et un Canadien expatrié depuis 25 ans? Je comprends que, pour quelqu’un qui quitte le Canada pour un, deux, ou trois ans, le lien « affectif » à être un électeur canadien existe toujours, mais lorsque cela fait 25 ans, ce lien existe-t-il toujours?
[Traduction]
M. Frum : Il faut réduire le risque.
Permettez-moi de rappeler une chose à ce sujet. Si vous êtes à l’extérieur du Canada depuis 25 ans, mais que vous avez toujours un attachement fort au Canada, après 25 ans — et cela n’arrivera à aucun des membres du comité —, vous commencez à vieillir un peu et vous pouvez même envisager de déménager. Dans le cas d’une personne qui s’est expatriée pour des raisons économiques, disons à l’âge de 25 ou 30 ans, mais qui est toujours fortement attachée au Canada et qui n’a jamais été naturalisée dans un autre pays, le Canada ne lui enlève pas le droit de revenir. Ces personnes peuvent revenir au Canada, y établir leur résidence, participer à des activités locales et s’inscrire pour voter. Cette possibilité de retour et de réinsertion est toujours disponible. Le Canada ne révoquerait jamais la citoyenneté d’une personne simplement parce qu’elle s’est expatriée.
On pourrait aussi aborder la question sous l’angle, non pas d’une perte du droit de vote, mais plutôt sous celui de la suspension de ce droit jusqu’au retour au Canada de la personne expatriée. Par exemple, le regretté Peter Jennings — que plusieurs d’entre nous ont connu — avait toujours eu, je pense, l’intention de revenir au pays s’il avait vécu plus longtemps. Il avait une propriété, je crois, dans la vallée de la Gatineau, et je pense qu’il espérait — parce qu’il n’a jamais demandé sa naturalisation aux États-Unis — en faire sa résidence à temps plein, son dernier domicile. Je suppose qu’il aurait, par la suite, voté aux élections canadiennes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : On a beaucoup parlé de l’ingérence russe dans la dernière élection américaine. Il y a une grande proximité entre le Canada et les États-Unis. Ce sont des alliés de longue date, deux pays amis, presque siamois. Monsieur Frum, à votre connaissance, y a-t-il des organisations d’extrême droite ou d’extrême gauche qui, historiquement ou plus récemment, à cause des réseaux sociaux, ont tenté d’influencer les élections canadiennes?
[Traduction]
M. Frum : Je veux d’abord établir une distinction qui, à mon avis, est plus importante que celle que vous faites entre changer et influencer. C’est la différence entre une intervention clandestine et une intervention ouverte.
Pendant la campagne référendaire du Brexit, le président Obama s’est rendu en Angleterre, s’est tenu aux côtés de la première ministre de la Grande-Bretagne et a déclaré candidement que les États-Unis préféraient que la Grande-Bretagne demeure dans l’Union européenne. De toute évidence, il espérait influencer l’issue du référendum, mais il l’a fait en toute transparence, en utilisant des processus normaux et cordiaux. C’est normal dans la vie politique. Vos amis ont aussi leurs opinions.
En 2004, quand je travaillais à la campagne de George Bush, il était de notoriété publique que les gouvernements français et allemand favorisaient la candidature de John Kerry. Ils en parlaient aux journalistes. Ils avaient leurs opinions. En 2012, ce n’était un secret pour personne que le gouvernement d’Israël aurait préféré voir Mitt Romney remporter la présidence plutôt que Barack Obama. Le problème ne réside pas dans le fait qu’une préférence soit exprimée ou qu’une influence soit exercée, mais bien qu’il existe des influences clandestines. C’est de cela qu’il faut vraiment s’inquiéter parce qu’elles deviennent de plus en plus plausibles à l’ère Facebook.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je comprends que l’influence étrangère n’est pas propre à une élection. Elle peut aussi être liée à des événements très particuliers, comme le Brexit. Ce n’était pas nécessairement lié à une élection, c’était lié à un choix des Britanniques de rester ou non dans le marché commun. L’influence étrangère n’est pas strictement liée à un processus électoral tel qu’il est décrit dans la loi, mais elle peut aussi être liée à d’autres événements qui peuvent marquer un pays. Pensons à un référendum québécois, ou à un référendum qui serait tenu dans l’ensemble du Canada; l’influence serait tout de même assez large.
[Traduction]
M. Frum : Nous vivons dans un monde interconnecté, et c’est essentiellement une bonne chose. Chaque pays a des règles régissant les communications politiques d’une façon ou d’une autre, et l’on s’attend à ce que les gens en respectent non seulement la lettre, mais aussi l’esprit. Nous comprenons tous que la déclaration du président Obama pendant le référendum du Brexit était non seulement légitime, mais constituait aussi, je suppose, une information utile aux électeurs britanniques.
La situation aurait été différente si le gouvernement américain avait mis sur pied une opération clandestine au Royaume-Uni sous de fausses apparences.
Il y a eu pendant l’élection de 2016 un article largement diffusé sur Facebook qui donnait l’impression d’être un reportage d’une station de télévision américaine locale — et les nouvelles locales jouissent d’une grande crédibilité aux États-Unis — affirmant que le pape avait donné son appui à Donald Trump. De toute évidence, ce n’était pas vrai. Aucun pape n’a jamais appuyé qui que ce soit lors d’élections américaines. Pour peu qu’on y pense, on voit bien que c’est impossible, mais des millions et des millions de personnes ont vu cet article, et il faut croire qu’il a eu une certaine influence sur une partie marginale de l’électorat, même si elle ne pourra jamais être quantifiée.
Je vous invite à réfléchir à la légalité et à la transparence comme critères. N’oubliez pas que les gouvernements qui se livrent à des pratiques de ce genre n’hésiteront pas à vérifier comment les gens votent ou à tenter d’influencer les personnes qui semblent vulnérables.
Je suppose qu’il s’agit de connaître notre planète et de comprendre à quel point la démocratie elle-même est devenue de nos jours la cible de certains gouvernements étrangers.
[Français]
M. Jacob : J’aimerais ajouter quelques mots au sujet des tentatives d’ingérence dans des moments qui ne sont pas strictement liés à une période électorale ou préélectorale. L’exemple de 2016 est vraiment pertinent aux États-Unis. On a beaucoup parlé de ce qui s’est produit avant le vote et beaucoup moins de ce qui s’est produit après le vote. La réalité est que, dans les semaines qui ont suivi la victoire de M. Trump, selon notre compréhension, des agents russes ont essayé de créer des manifestations à la fois en faveur et contre M. Trump, et ce, partout aux États-Unis. Est-ce que cela a fonctionné? Pas entièrement. Encore une fois, on parlait de la différence entre tentative et réussite. Il y a eu certainement une tentative de créer de la division au sein de la population de l’électorat américain après l’élection. On était très loin de la prochaine élection; on venait tout juste de tenir des élections.
Pour répondre à votre question, en ce qui a trait aux tentatives d’ingérence, ce n’est pas limité simplement aux jours et aux semaines qui précèdent un scrutin.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Je remercie nos deux témoins de s’être joints à nous. J’aimerais poursuivre la discussion dans les voies où elle est engagée.
Monsieur Frum, dans plusieurs contextes, vous avez dit que l’ingérence russe dans les élections américaines de 2016, ainsi que les élections françaises de 2017, le référendum du Brexit au Royaume-Uni et le référendum écossais ne faisait pas vraiment de doute à vos yeux.
Nous étudions le projet de loi C-76. Voyez-vous des choses qui pourraient être améliorées dans le projet de loi ou des façons dont nous devrions formuler des modifications qui empêcheraient l’ingérence dont vous avez parlé?
M. Frum : Sans prétendre vous dire comment faire, je dirais, comme dans ma réponse à la dernière question, que mes priorités seraient différentes de celles des rédacteurs du projet de loi. J’insisterais sur la sécurité du scrutin, sur l’intégrité du vote.
Dans le contexte canadien, il est particulièrement urgent d’agir parce que, d’une certaine façon, en 2016 les États-Unis ont eu de la chance, en ce sens que ce pays… disons les choses autrement, disons simplement que, si cette histoire se termine bien, c’est peut-être parce que ceux qui se sont fait prendre, les Russes, se sont montrés maladroits et, en fin de compte, beaucoup plus faibles que les États-Unis, le tout pouvant mener à un certain résultat.
Si le Canada devait se retrouver aux prises avec un pays plus puissant que la Russie, il pourrait se produire des choses dont nous pourrions tout ignorer ou à propos desquelles nous pourrions hésiter à faire quoi que ce soit pour des raisons stratégiques.
Il est arrivé, dans d’autres pays, que des États puissants se livrent à des pratiques critiquables. Par exemple, on a appris dans la presse que des nationalistes chinois résidant dans un pays démocratique, ont été contraints de retourner en Chine sous le coup de soi-disant procédures judiciaires, en fait, sous le coup d’une extradition. Le pays hôte était au courant, mais a décidé de ne rien faire.
Je tiens compte du fait que le risque d’ingérence vient de pays qui sont très puissants et qui ont des motifs beaucoup plus précis et stratégiques que les Russes en 2016. Ceux-ci espéraient faire élire Donald Trump, mais ils auraient été tout aussi satisfaits de créer le chaos. Certains de ces acteurs étatiques et non étatiques peuvent avoir des objectifs beaucoup plus ciblés, plus précis et plus difficiles à détecter. Ils risquent d’être moins maladroits, moins visibles et de laisser moins de traces.
Ce qui me préoccupe, ce sont les moyens par lesquels vous pourrez rendre vos systèmes étanches à toute intrusion.
Je mentionnerai un autre pays qui a été le théâtre d’une intervention russe. Il s’agit de la République tchèque. Lors de l’élection présidentielle tchèque, l’un des principaux partisans du président était un homme d’affaires faisant beaucoup d’affaires et d’argent en Russie. Il faisait aussi ce qui, dans le contexte tchèque, étaient des contributions légales d’un citoyen tchèque à un autre, mais avec de l’argent qui semblait bien provenir de quelqu’un d’autre. Encore une fois, il faut se retenir de lancer des accusations, mais je mets le blanchiment d’argent par le biais de la politique en tête de ma liste de préoccupations que devrait avoir le Canada, ainsi que tout autre pays.
La sénatrice Pate : Proposez-vous quelque chose qui serait davantage de la nature d’un préambule, quelque chose qui définirait l’objet du projet de loi?
M. Frum : Je vous suggère de réfléchir au fait que le monde entier a eu, au cours des cinq dernières années, une série de leçons sur la perméabilité des systèmes démocratiques aux actions clandestines et malveillantes de puissances non démocratiques.
Quels sont les principaux risques et comment peut-on atténuer les risques de piratage — et le piratage, je le répète, peut viser autant à paralyser des bureaux de scrutin qu’à fausser les résultats d’un vote —, empêcher les mouvements d’argent, le blanchiment d’argent par le biais de la politique, et maintenir l’intégrité des systèmes d’information? Pour beaucoup de ces problèmes, il n’y a pas de réponses faciles ou rapides, mais c’est là une raison de plus pour commencer à réfléchir très sérieusement à la façon de s’y attaquer.
La sénatrice Pate : Vous n’avez donc pas, pour l’instant, de modifications particulières à proposer pour ce projet de loi?
M. Frum : Sénatrice, en tant que ressortissant étranger, je ne pense pas que ce soit à moi d’en faire.
La sénatrice Batters : Merci à vous deux d’être ici.
Monsieur Frum, vous avez brossé aujourd’hui un portrait alarmant d’un gouvernement étranger mal intentionné, un gouvernement qui surveille autant qu’il le veut le comportement de ses citoyens, qui pourrait exercer une influence réelle sur les prochaines élections fédérales canadiennes.
J’ajouterais à ce scénario qu’un tel gouvernement, celui d’un pays non démocratique et totalitaire, pourrait bien s’employer à embrigader beaucoup des Canadiens non résidents vivant actuellement sur son territoire. Il pourrait préparer une action bien agencée en vue d’exercer une influence réelle dans un pays relativement peu peuplé comme le Canada. Dans une telle situation, aussi bien envoyer toute une pile de bulletins de vote à ce gouvernement totalitaire.
Je pense que vous avez eu un bon mot lorsque vous nous avez dit de choisir notre propre gouvernement pour nous-mêmes. C’est l’objectif que nous devrions viser dans notre étude du projet de loi et de notre système démocratique.
Vous avez aussi fait remarquer que les règles renforcent l’exercice de la liberté. J’ajouterais que les règles peuvent et devraient aussi renforcer l’intégrité. Je pense que c’est ce que nous essayons de faire ici.
Avec le projet de loi C-76, il semble que le gouvernement fédéral canadien n’ait pas accompli sa première mission, qui consiste à renforcer les règles les plus élémentaires sur lesquelles nous devrions nous concentrer, mais qu’il ouvre la porte à toutes sortes d’autres questions.
Compte tenu de la prévalence mondiale actuelle du cyberpiratage, seriez-vous plus inquiet encore si je vous disais que le directeur général des élections nous a informés hier que les Canadiens non résidents n’auront, pour les élections fédérales canadiennes de l’an prochain, qu’à demander un bulletin de vote au moyen d’un processus en ligne extrêmement simple?
M. Frum : Je ne sais pas si quelqu’un ici a suivi le débat Munk auquel j’ai participé avec Steve Bannon, mais j’en suis sorti rempli d’un nouvel enthousiasme pour les bulletins de vote en papier.
La sénatrice Batters : Je suis moi-même partisane du bulletin de vote en papier. Il s’agira donc toujours d’un bulletin de vote en papier, mais il y aura un processus simple en ligne pour qu’un non-résident canadien le demande.
M. Frum : C’est peut-être inévitable, mais il y aura quelque chose comme une course aux armements entre les sociétés démocratiques et les acteurs étatiques et non étatiques antidémocratiques, qui sont en contact beaucoup plus étroit les uns avec les autres par le cyberespace. Nous avons appris tout cela. Je ne sais pas s’il y a moyen d’éviter le problème. Vous devrez peut-être réfléchir aux niveaux de risque acceptables, mais il est évident que, si les gens présentent une demande en ligne, il faut avoir un système de soutien réel pour s’assurer que la personne qui est en ligne est bien une personne, qu’elle est la personne qu’elle prétend être et qu’elle n’agit pas sous la contrainte.
Tout cela est très futuriste, mais l’histoire des systèmes électoraux démocratiques montre que l’accession au vote secret, c’est-à-dire sans contrainte, a été un véritable défi. Le scrutin secret est relativement nouveau dans l’histoire des élections. Je pense qu’il a vu le jour en Australie vers les années 1870 et qu’il a été très controversé pendant longtemps, en partie parce qu’il y avait des gens qui voulaient faire pression sur ceux qui dépendaient d’eux économiquement. Pouvoir voter selon sa conscience, chacun à sa façon, sans contrainte, est une réalisation récente qui continue d’être menacée.
L’une des caractéristiques des nouveaux gouvernements autoritaires, c’est qu’ils veillent généralement à préserver les apparences de la démocratie. Qu’il s’agisse de la Russie, de la Turquie ou de la Hongrie, ils conservent de nombreux aspects de la démocratie, tout d’abord les élections. La protection de l’intégrité des élections, telle que les Canadiens la comprennent, est un défi, mais elle devrait aussi être une source réelle de fierté et d’engagement.
La sénatrice Batters : Tout à fait.
Pour ce qui est de cet aspect particulier du projet de loi, la comparaison a souvent été faite avec la situation des non-résidents de la France, de l’Italie ou des États-Unis, à qui le droit de vote est accordé. Pensez-vous que cette comparaison soit valable? Si non, pourquoi pas?
M. Frum : Vous voulez dire entre les pays de l’Union européenne?
La sénatrice Batters : Peut-être, mais aussi les États-Unis, qui accordent le droit de vote à leurs citoyens, qui peuvent être expatriés pour une courte période. Est-ce une comparaison valable avec le Canada?
M. Frum : Je viens d’examiner la question, et je pense que M. Jacob en sait plus que moi à ce sujet. Les États-Unis imposent à leurs expatriés de s’inscrire chaque année et de demeurer en contact très étroit avec les autorités américaines. Leur système est beaucoup plus lourd que tout ce qui existe au Canada.
Je ne connais pas aussi bien les systèmes de l’Union européenne, mais l’expatriation dans les limites de l’Union européenne est une chose très différente. Ces pays ont convenu d’avoir un nouveau concept de droit de vote pour les citoyens de l’Union européenne. Si je comprends bien, vous pouvez être citoyen français et vivre longtemps en Italie, où vous pouvez voter dans diverses élections locales en tant que citoyen français parce que vous appartenez à une organisation commune ayant des valeurs et des règles communes et certains types de droits communs. Évidemment, cela ne correspond pas du tout à la situation canadienne.
La sénatrice Batters : Pour pouvoir voter, les citoyens américains doivent également payer leurs impôts aux États-Unis, n’est-ce pas?
M. Frum : C’est peut-être l’un des éléments qui découragent l’expatriation. L’une des raisons pour laquelle les gens s’expatrient, c’est pour échapper aux impôts de leur pays d’origine, qui sont habituellement plus élevés que les impôts dans les pays non démocratiques. Dans le cas des États-Unis, cela ne fonctionne pas; c’est très difficile à faire. Il y a donc différents genres d’expatriation des États-Unis.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question est plutôt axée sur ce que font les Américains à l’heure actuelle pour essayer de prévenir cette situation. L’influence étrangère d’un pays dans une élection existe depuis longtemps, et cela a été fait par différents moyens. Durant la guerre froide, les Américains ont contribué à ce phénomène, et dans d’autres élections tenues dans d’autres pays. Maintenant, les techniques sont différentes en raison de Facebook et des plateformes numériques, entre autres. C’est devenu plus subtil. J’ai lu qu’il y a environ 200 millions de faux profils Facebook à l’heure actuelle.
Ce matin, quelqu’un a pris l’identité d’un de mes amis Facebook pour m’envoyer un message et m’offrir des prêts à des taux intéressants. J’ai aisément décelé la supercherie. J’ai vu que c’était faux. Donc, quelles sont les méthodes que les Américains utilisent en ce moment pour essayer de prévenir cette influence étrangère? Ils viennent de tenir des élections de mi-mandat; ont-ils fait des changements législatifs ou prévu des éléments pour renforcer leur système et éviter une telle situation? Je pense qu’on en est là en ce qui concerne les outils.
M. Jacob : Il y a deux volets, deux aspects pour répondre à votre question. Le premier aspect est législatif ou réglementaire, c’est-à-dire ce que le gouvernement américain peut faire en amont pour se protéger. D’après ce que j’ai vu, d’un point de vue législatif, c’est assez limité. On confie vraiment aux services du renseignement tout ce qui relève de la protection du territoire américain, de l’intégrité du territoire américain, y compris le système électoral. On laisse ces questions au personnel qualifié aux États-Unis. C’est un peu comme « faire de la criminologie » et essayer de comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’un système très hermétique. Je ne suis pas bien placé pour dire ce que font à huis clos les services américains du renseignement pour se protéger, mais des sommes très importantes sont investies pour en faveur de la prévention.
L’autre aspect est beaucoup plus réactif et relève de la diplomatie. Depuis 2016, on a vu de façon répétée — on en a parlé beaucoup au cours des semaines qui ont suivi les élections de 2016, alors que M. Obama était encore président — des sanctions diplomatiques imposées par les États-Unis contre la Russie. Ce dont on a moins parlé, même si, d’un point de vue personnel, les rapports entre M. Trump et M. Poutine semblent être particulièrement chaleureux, c’est que la réalité demeure que l’administration Trump a tout de même imposé à répétition des sanctions à des acteurs russes en réponse à ce qui s’est produit en 2016.
Donc, il y a aussi ce type de mesures qui peuvent être prises, ce que font manifestement les États-Unis de façon réactive, et ce, pour envoyer également un message non seulement à la Russie, mais aux autres acteurs du système international qui voudraient tenter de s’ingérer dans les prochaines élections aux États-Unis. S’il y a des tentatives de la sorte qui sont entreprises, il y aura des conséquences diplomatiques et, dans certains cas, des conséquences financières.
[Traduction]
M. Frum : J’aimerais ajouter quelque chose parce que je pense que c’est pertinent dans le contexte canadien. Il est choquant de voir à quel point il y a eu peu de mesures aux États-Unis pour renforcer les systèmes électoraux américains. Voici ce qui s’est passé, et c’est pertinent parce que c’est une méthode qui ne sera pas disponible au Canada. Les États-Unis ont intenté une série de poursuites criminelles contre des Russes, et des acteurs plus normaux de l’actuel univers politique américain, soit des gens comme le vice-président Pence, ont averti les Russes qu’il y aurait des conséquences graves s’ils devaient récidiver. On ne sait pas trop si les Russes prennent la chose au sérieux.
Tout cela est fondé sur les mesures qui ont été prises, sur l’asymétrie du pouvoir entre les États-Unis et la Russie, l’asymétrie étant favorable aux Américains. Imaginez ce qui arriverait si la Russie, pays qui compte deux cinquièmes de la population des États-Unis, qui a un PIB à peu près équivalent à celui de l’Italie et une force militaire en définitive inférieure, était face à un pays victime de son ingérence, mais beaucoup plus faible. L’envoi d’un représentant en Russie pour dire aux Russes, dans le blanc des yeux : « Ne faites plus jamais ça, sinon… » n’est pas envisageable pour tous les pays. Elle l’est pour les États-Unis, mais les Américains n’en ont pas fait assez. Imaginez les situations qui pourraient survenir. Si les Russes se livrent à des tentatives de manipulation en Estonie ou en Lettonie, les Estoniens ou les Lettons ne peuvent simplement pas envoyer leur vice-président en Russie pour dire aux Russes, dans le blanc des yeux: « Ne refaites jamais cela. »
Le Canada est plus puissant que certains pays et moins que d’autres, mais ce sont de pays moins puissants que peuvent venir les menaces antidémocratiques. Des citoyens canadiens ont été détenus par le gouvernement de l’Iran, qui est une puissance de troisième ou de quatrième ordre. Pourtant, dans quelle mesure le Canada a-t-il réussi à imposer sa volonté au gouvernement iranien? Que se passerait-il si le gouvernement iranien commençait à manipuler les élections canadiennes?
[Français]
Le sénateur Carignan : Fait-on des efforts pour soumettre les plateformes numériques à un plus grand transfert d’information aux services du renseignement? Nous avons entendu les propos de notre personnel de sécurité, et la situation n’est pas très rassurante. Ils disposent de peu ou pas d’outils et sont à la merci de ce que Facebook et les grandes plateformes électroniques de ce monde vont faire avec les données.
M. Jacob : Beaucoup de pression a été mise sur Facebook en particulier. Bien sûr, Facebook n’est pas le seul réseau de la sorte, mais c’est, à certains égards, le plus important. C’est certainement celui qui a suscité le plus d’attention aux États-Unis. De la pression politique, il y en a eu. Toutefois, cette pression s’est estompée. Le système législatif américain étant ce qu’il est, il est très difficile de faire adopter des lois. Rien de majeur n’a été fait depuis 2016.
[Traduction]
Le sénateur Dalphond : Bienvenue à nos invités. Ma question s’adresse à M. Frum.
J’ai déjà vécu en Angleterre quand j’étais étudiant, et je pouvais alors voter aux élections britanniques, ce que j’ai fait parce que j’étais citoyen de fait. Je pouvais toujours voter aux élections fédérales canadiennes, ce que j’ai aussi fait. Il n’est pas anormal que des gens votent dans deux pays et qu’ils aient des intérêts réels dans les deux pays. Pour moi, ce n’est pas tellement choquant.
Pensez-vous que c’est une question de contexte? Vous dites qu’il existe une crainte que nos élections soient manipulées par des gouvernements étrangers hostiles — j’en suis bien conscient — qui se serviraient d’expatriés canadiens vivant à l’étranger pour les contraindre à voter dans tel ou tel sens. Toutefois, ne pensez-vous pas que nous devrions faire une distinction? Par exemple, tous les citoyens américains vivant à l’étranger ont le droit de voter aux élections américaines et peuvent voter pour le président des États-Unis. Les Canadiens vivant à l’étranger ne peuvent voter que dans l’élection d’un député local. N’y a-t-il pas une distinction à faire?
M. Frum : Permettez-moi de répondre à ces deux questions.
En ce qui concerne le premier point, soit le vote au Commonwealth, j’ai noté le contraste avec l’Union européenne, où les États membres ont certains engagements réciproques entre eux. Il a fallu beaucoup de temps au Canada et au Royaume-Uni pour se considérer comme des pays entièrement indépendants et souverains et, dans une certaine mesure, encore aujourd’hui; ils partagent un chef d’État. À titre de premier territoire de l’Empire britannique et de membre du Commonwealth britannique de nations, le Canada et la Grande-Bretagne entretenaient une relation beaucoup plus semblable à celle de l’Union européenne, avec des obligations réciproques les uns envers les autres et un sentiment d’appartenance à la citoyenneté. Cela a été plus ou moins laissé de côté par l’histoire et ces règles ne seraient plus en place aujourd’hui.
Si l’ALENA devient un jour une sorte d’entité supernationale, peut-être qu’à ce moment-là, il y aura une base réciproque, mais on n’en parle pas ici. Il n’y a aucune suggestion de réciprocité. J’ai fait part de mes préoccupations, particulièrement en ce qui concerne les pays qui n’ont même pas d’élections, ou qui n’ont pas d’élections significatives, où la réciprocité serait inutile. C’est une chose à considérer.
Pour ce qui est de la comparaison entre un système parlementaire et un système présidentiel, d’une certaine façon, le danger est plus grand parce que les élections américaines ont tendance à ne pas être très serrées. Il y a habituellement une différence de millions de votes entre le gagnant et le perdant d’une élection présidentielle américaine.
Le sénateur Dalphond : Pas en Floride.
M. Frum : Non, mais en ce qui concerne le total des votes. Il se peut que les événements récents incitent les Américains à reconsidérer leur position.
L’une des raisons pour lesquelles les élections américaines ont toujours été un peu bâclées dans les technologies de vote, c’est qu’elles n’étaient pas serrées. Si les résultats ne sont pas serrés, cela n’a aucune importance. C’est ce que nous avons découvert en Floride en 2000. On ne pouvait jamais vraiment le savoir parce que le mécanisme de mesure n’était pas conçu pour mesurer le résultat avec précision. C’est comme un microscope trop rudimentaire.
Dans les élections canadiennes, il y a beaucoup d’élections où trois ou quatre sièges sont tout ce qui détermine un gouvernement majoritaire ou minoritaire. Supposons qu’un acteur malveillant tente de créer un Parlement en suspens. Vous pouvez imaginer que des pressions relativement faibles sont nécessaires pour influer sur les résultats dans un système parlementaire.
Le président : Je pensais à un gouvernement minoritaire dans une situation comme celle-là, où l’instabilité du gouvernement existe dans notre système. Cela inviterait les interventions étrangères à demeurer fortement impliquées après les élections, en raison de la vulnérabilité du facteur de stabilité qui, à mon avis, est un élément important.
Le sénateur Dalphond : L’expérience américaine montre que moins de 10 p. 100 des expatriés américains vont voter aux élections. Quand on parle de 3 millions de Canadiens vivant à l’étranger, on parle peut-être, au maximum, de 300 000 électeurs. Est-ce un risque suffisant sur plus de 300 circonscriptions au Canada?
M. Frum : Comme nous l’avons vu en 2016, et selon ce qui se passera après l’expérience récente, ce sera un acteur audacieux qui tentera d’intervenir de façon très visible dans une élection présidentielle américaine.
L’un des thèmes sur lesquels j’ai essayé de mettre l’accent est celui de la différence entre les asymétries du pouvoir. Hypothétiquement, supposons que quelqu’un dans un État totalitaire où on retrouve beaucoup de Canadiens décide, sérieusement, d’exercer des pressions sur ces gens, pressions économiques ou autres, et peut-être d’organiser une sorte d’entité ou de groupe de coordination au sein de ce pays, que feriez-vous?
Le sénateur Dalphond : Les Canadiens doivent s’inscrire pour voter. Seul un nombre très limité d’entre eux ont voté. Sur 14 000 personnes inscrites, 11 000 ont voté.
M. Frum : Supposons que quelqu’un a fait un tel projet et décidé que, à titre d’instrument du pouvoir étatique, il va profiter de cet élément du droit canadien. Compte tenu des asymétries du pouvoir dans le monde, que feriez-vous?
Le sénateur Dalphond : Vous pensez qu’il y a suffisamment de Canadiens qui vivent dans un pays totalitaire pour faire une différence au Canada? Les Canadiens sont dispersés partout dans le monde.
M. Frum : Seulement à Hong Kong, je crois qu’il y a 300 000 Canadiens qui y vivent.
La sénatrice Dasko : Je pense que nous avons établi que les citoyens américains vivant à l’étranger ont le plein droit de vote, peu importe la durée de leur séjour à l’étranger.
Monsieur Frum, savez-vous combien d’Américains vivent à l’étranger?
M. Frum : Non.
La sénatrice Dasko : Le gouvernement américain a-t-il déjà tenté d’abroger le droit de vote des Américains à l’étranger?
M. Frum : Non, mais je sais qu’en pratique il est assez difficile de voter à l’étranger. Vous devez maintenir un contact régulier avec le gouvernement des États-Unis et le tenir au courant de vos changements d’adresse. De plus, en raison des règles fiscales régissant ce genre d’expatriation à long terme, vous devez produire une déclaration de revenus pour toujours. Ce genre d’expatriation à long terme est moins caractéristique de la société américaine qu’il ne l’est au Canada. Il est aussi beaucoup plus difficile de devenir citoyen américain que de devenir citoyen canadien.
La sénatrice Dasko : Comment pensez-vous que les Américains réagiraient si le gouvernement privait les expatriés de leur droit de vote? Penseraient-ils que ce serait une bonne idée ou pensez-vous que cette idée ne serait pas bien accueillie?
M. Frum : Le droit de vote américain est tellement lié à la résidence et à l’inscription. Les gouvernements américains font en sorte qu’il est très difficile pour les gens — leurs propres résidents — de voter d’une manière qui m’horrifie. Cependant, étant donné le travail en treillis des règles de vote effectivement informelles et généralement assez injustes par opposition aux règles officielles, ce genre de questions ne se pose pas. L’une des différences entre le Canada et les États-Unis, c’est que le droit de vote au Canada est vraiment un droit, de sorte que le droit de vote aux États-Unis est le début, mais non la fin de la discussion.
La sénatrice Dasko : J’ai une autre question pour vous, monsieur Jacob.
Vous nous avez parlé des campagnes sur les médias sociaux menées par les Russes, du piratage effectué par les Russes. Pouvez-vous nous dire si certaines de ces campagnes visaient des expatriés américains vivant à l’étranger? D’après ce que je comprends, on fait valoir ici qu’il y a un risque particulier pour les Canadiens vivant à l’étranger en ce qui concerne le piratage, et cetera. Si j’ai bien compris, la grande majorité des efforts que vous avez décrits ont été axés sur la population qui vote au pays.
À votre connaissance, des efforts ont-ils été faits pour mettre l’accent sur les communautés d’expatriés pour ce qui est du piratage et de l’utilisation des médias sociaux du côté des Russes ou d’autres acteurs?
En passant, qui étaient ces autres acteurs? Vous avez dit qu’en plus de la Russie, il y avait d’autres acteurs ou pays qui essayaient d’exercer une influence.
M. Jacob : Ce sont de multiples questions déguisées en une seule.
L’expression clé que vous avez utilisée est « qu’il y a eu » en ce sens que, en 2016, ce qui s’est produit ne concernait pas vraiment les expatriés. Encore une fois, avant 2016, nous n’avions pas vu ce genre d’ingérence de la Russie. Autrement dit, il est très difficile de prévoir ce qui pourrait être tenté en 2020, 2024 ou 2028. Il vaut la peine de garder cela à l’esprit. Ce n’est pas parce que quelque chose ne s’est pas produit avant que cela ne se produira pas à l’avenir. C’est une chose.
Il y a une autre chose que je tiens à souligner et que je retiens de la réponse de M. Frum, c’est que lorsqu’on compare le Canada et les États-Unis en ce qui concerne les expatriés, c’est une chose. Il ne faut pas oublier que la base de référence est différente pour les gens qui vivent dans les deux pays, respectivement.
La différence entre le Canada et les États-Unis pour ce qui est de l’inscription ou même de l’absence d’inscription pour voter est assez importante. Aux États-Unis, ce n’est pas seulement que vous devez vous inscrire quand vous êtes résident; vous devez vous inscrire à nouveau chaque fois que vous déménagez. Il n’y a rien de semblable au Canada. Si vous voulez comparer la situation entre les expatriés des deux pays, vous devez également comparer les situations de base en ce qui concerne les droits de vote des deux pays.
En ce qui concerne votre sous-question sur les autres acteurs, je parlais de la Chine, mais la Chine a attiré beaucoup moins d’attention que la Russie. Cependant, M. Frum parlait d’acteurs autoritaires majeurs et puissants, et la Chine est assez difficile à manquer.
M. Frum : Je vais proposer une métaphore qui pourrait être plus claire. Vous dites essentiellement que la porte là-bas est verrouillée. Je ne vois personne qui ait essayé de l’enfoncer et, par conséquent, il ne devrait y avoir aucun mal à la laisser déverrouillée.
La sénatrice Dasko : Je ne sais pas exactement de quoi vous parlez.
M. Frum : Compte tenu de la difficulté extraordinaire de l’Amérique à maintenir son inscription électorale, si vous essayez de manipuler une élection américaine, ce n’est pas une façon très avantageuse de le faire — de travailler sur des expatriés américains. Toutefois, le Canada envisage de prendre une mesure qui la rendrait avantageuse, c’est-à-dire de déverrouiller la porte. Si vous déverrouillez la porte, il est tout simplement incroyable de voir qui la traverse.
La sénatrice Dasko : Je voulais simplement savoir si tous les efforts dont vous nous avez parlé avaient été tentés. D’après ce que vous savez, ils n’ont même pas été essayés sur la communauté des expatriés américains, peu importe le nombre de millions d’expatriés américains qu’il y a?
M. Frum : Pas que je sache.
Le sénateur Pratte : Monsieur Frum, j’essaie de réfléchir à la pertinence des scénarios que vous décrivez. Si vous croyez, comme le fait le gouvernement actuel, que les expatriés ont le droit de voter parce qu’ils sont citoyens canadiens, que ce soit dans certains pays ou dans certaines régions, comme Hong Kong, ils pourraient être vulnérables à la manipulation, ce n’est pas vraiment pertinent. S’ils ont le droit de voter, le gouvernement devrait leur donner les moyens de voter honnêtement et avec intégrité.
La question n’est pas de savoir si certains expatriés canadiens pourraient être manipulés. La question est simplement la suivante : pensez-vous que les citoyens canadiens vivant à l’étranger ont le droit de voter? Si vous ne pensez pas que certaines règles sont recevables, nous pourrons en discuter. La question est de savoir si les expatriés, les citoyens canadiens vivant à l’étranger, ont le droit de voter au même titre que les citoyens de nombreux autres pays qui vivent à l’étranger ont le droit de voter dans leur pays d’origine.
M. Frum : Sénateur, je suppose que cela revient à une question philosophique très intéressante, à savoir comment vous voyez le travail de leadership politique, ce que vous pensez être votre travail et comment vous pensez que l’action politique est jugée. Mon instinct me dit que vous êtes jugé par les conséquences. Vous pourriez dire : « Voici ce que nous pensons que les gens ont le droit de faire. On peut prévoir que cela aura des conséquences négatives, mais les conséquences n’ont pas d’importance. J’ai une morale tout à fait kantienne : si le meurtrier à la hache vient chez moi et me demande si M. Smith se cache dans le grenier, je dis au meurtrier à la hache que c’est bien là que M. Smith se cache, parce qu’en bon kantien, je ne peux pas mentir, peu importent les conséquences. » Si c’est votre approche, alors oui, vous allez de l’avant et vous suivez votre conception des droits, peu importent les conséquences.
À mon avis, la moralité politique est différente de la moralité personnelle. La moralité politique est évaluée en fonction des résultats. S’il est raisonnablement prévisible qu’une certaine approche donne de mauvais résultats, il faut en tenir compte. Il faut ensuite se demander si les droits peuvent être guidés par des restrictions raisonnables, comme une limite de résidence de cinq ans. Il n’est pas nécessaire que ce soit cinq ans; choisissez votre nombre. Il n’y a rien de magique dans un nombre, mais choisissez-le avec une compréhension réaliste des dangers qui existent à l’ère des médias sociaux, à une époque où la puissance occidentale est relativement en déclin et où la puissance augmente relativement ailleurs, l’interpénétration, où les populations sont beaucoup plus mobiles à l’échelle mondiale et où l’on sait que c’est le siècle dans lequel vous vivrez. Vous n’allez pas revenir à cette loi avant longtemps, alors quels sont les risques et les dangers raisonnablement prévisibles au cours des 10, 20 ou 50 prochaines années et comment agissez-vous pour protéger votre pays contre eux?
Le sénateur Pratte : L’autre point de vue est que les risques que vous décrivez peuvent s’appliquer aux citoyens canadiens qui vivent à Hong Kong, mais à part Hong Kong — et je n’ai pas les statistiques; peut-être que d’autres ici ont de meilleures statistiques que moi —, il est difficile de voir où vivent un grand nombre de citoyens canadiens dans le genre de pays que vous décrivez. Cependant, s’il y a un risque dans le cas de Hong Kong, par exemple, nous priverions la grande majorité des Canadiens qui vivent dans d’autres pays du droit de vote parce que nous pensons qu’il pourrait y avoir des risques que nous ne pouvons pas empêcher ou combattre dans le cas des Canadiens qui vivent à Hong Kong.
M. Frum : Projetez-vous dans le temps, parce que vous n’écrivez pas pour aujourd’hui; vous rédigez une loi qui durera longtemps. Alors, réfléchissez à la situation dans 20 ans d’ici. À ce moment-là, combien de Canadiens ayant les droits de Canadiens vivront en Chine continentale? Combien de Canadiens vivront ailleurs où ce genre de changement est prévisible?
Comme je l’ai dit, vous avez actuellement une règle empirique qui est un peu arbitraire, mais qui fonctionne. Ce que vous allez remplacer, c’est soit une autorisation très souple, qui comporte les risques que j’ai décrits, soit que vous allez finir par la compromettre par des règlements qui sont beaucoup moins clairs et prévisibles, et qui vont mettre fin à leurs propres difficultés qui sont moins arbitraires, peut-être moins prévisibles et peut-être moins propices à la liberté qu’une règle claire.
Le sénateur Pratte : Merci.
Le président : Je pense que personne ne sera surpris si je demande à la sénatrice Frum de conclure, étant donné l’invité spécial que nous avons ce matin.
La sénatrice Frum : Lorsque nous discutons de la différence entre la condition canadienne et américaine, et de la différence entre le vote dans un système présidentiel et dans le système de Westminster, voici un scénario rapide.
Un ministre de l’Industrie est élu dans sa circonscription par une majorité de 1 000 voix ou moins. Le gouvernement chinois lui envoie le message qu’il a inscrit 4 000 Canadiens d’origine chinoise dans sa circonscription et lui dit : « Ne vous mêlez pas de nos affaires. » Est-ce un scénario que vous pouvez prévoir et le genre de choses dont nous devrions nous préoccuper?
M. Frum : Voilà un exemple parfait du genre de choses qui pourraient se produire dans le système de Westminster. Soit dit en passant, cela ne viendra peut-être pas du gouvernement chinois. Des messages comme ceux-là pourraient être transmis indirectement de toutes sortes de façons. Il pourrait y avoir un rassemblement à Shanghai. Ce pouvoir peut être exercé et exhibé, et l’une des choses que les politiciens — vous êtes tous des politiciens en quelque sorte — savent, c’est que le pouvoir peut souvent être latent. C’est très effrayant quand c’est latent.
Le président : En vous remerciant, monsieur Frum, monsieur Jacob, je ne puis m’empêcher de vous poser une question.
Vous avez mentionné que la réaction à l’intervention russe pourrait être double. L’une pourrait être la voie législative. Monsieur Frum, vous avez dit qu’aux États-Unis c’était plutôt faible. L’autre est diplomatique, qui semble avoir été plus robuste parce que le vice-président Pence a exprimé ses préoccupations au plus haut niveau. Comme vous l’avez dit, les États-Unis sont plus forts et plus puissants que la Russie.
Pour un pays comme le Canada, ai-je raison de conclure que notre initiative législative devrait être beaucoup plus forte parce que notre approche diplomatique n’est pas comparable à celle des États-Unis? S’il y a deux façons de réagir et que nous n’avons que deux outils entre les mains, nous devrions être conscients que l’approche législative devrait être très forte, puis nous pourrions examiner le projet de loi C-76 et conclure s’il est suffisamment solide. Que suggérez-vous par rapport au Canada?
M. Frum : C’est une façon extrêmement lucide de le dire, merci.
M. Jacob : Rien à ajouter.
Le président : Sur ce, je vous remercie infiniment de vous être rendus disponibles ce matin. Tous les sénateurs savent que vous êtes tous les deux venus de loin dans des circonstances difficiles.
Monsieur Jacob, merci beaucoup.
Monsieur Frum, j’espère que nous aurons une autre occasion de vous entendre à l’avenir.
Honorables sénateurs, nos prochains invités sont des représentants de Twitter et de Google.
[Français]
Nous avons le plaisir ce matin d’accueillir Mme Michele Austin, chef des relations avec le gouvernement, des politiques publiques et de la philanthropie (Canada), Twitter. Bienvenue, madame.
[Traduction]
Je n’ai pas besoin d’en dire plus. Tout le monde connaît Twitter, bien sûr.
Nous accueillons également M. Jason J. Kee, conseiller en politiques publiques et en relations gouvernementales, Google Canada.
Je pense que nous sommes tous des utilisateurs réguliers de Google, alors nous savons qui vous êtes. Je vais vous demander de faire un bref exposé, après quoi nous ferons un tour de table. Je pense que vous connaissez notre façon de procéder.
Michele Austin, chef des relations avec le gouvernement, des politiques publiques et de la philanthropie (Canada), Twitter : Merci beaucoup, monsieur le président, de m’avoir invitée à comparaître aujourd’hui et de me donner l’occasion de présenter le point de vue de Twitter sur le projet de loi C-76, le projet de loi sur la modernisation des élections. Vous devriez avoir une copie de mes notes devant vous.
Au nom de Twitter, je suis reconnaissante d’avoir l’occasion de vous parler du travail que nous faisons pour protéger l’intégrité des élections dans le monde. Nous sommes sensibles à ce que le projet de loi cherche à accomplir et nous appuyons ses objectifs. Nous avons actuellement un centre de transparence de la publicité politique qui fait l’objet d’un projet pilote aux États-Unis. Ce qui est proposé dans le projet de loi C-76 est semblable au niveau de transparence que nous voulons atteindre partout dans le monde.
Aux États-Unis, les annonceurs politiques sont assujettis à des exigences supplémentaires en matière de transparence qui vont au-delà de ce que nous exigeons de tout autre type d’annonceur. Nous exigeons que les annonceurs qui veulent faire de la publicité pour une campagne électorale fédérale s’identifient et attestent qu’ils sont domiciliés aux États-Unis.
Les candidats et les comités d’action politique doivent fournir à Twitter leur numéro d’identification de la Federal Election Commission, la FEC. Les organisations et les particuliers non inscrits à la FEC doivent envoyer un formulaire notarié différent à Twitter. Nous envoyons ensuite une lettre à l’adresse postale inscrite auprès de la FEC de l’entreprise ou de la personne pour valider l’identité et l’emplacement de tous les annonceurs de la campagne politique. De plus, nous ne permettons pas à des ressortissants étrangers de cibler dans leurs publicités politiques des personnes qui se trouvent aux États-Unis.
Nous avons déclaré publiquement que nous avons l’intention d’étendre ce projet pilote de centre de transparence de la publicité politique aux marchés du monde entier. C’est la bonne chose à faire. Cette approche permet à tout le monde d’accéder au centre de transparence publicitaire, et pas seulement aux utilisateurs de Twitter.
Comme pour beaucoup de plateformes de nos collègues, nous avons créé ce centre de façon volontaire. À titre de précision, le projet de loi sur la publicité honnête aux États-Unis n’a jamais été adopté par l’assemblée législative ni promulgué. Cependant, les demandes des différents gouvernements de remanier la structure actuelle du centre de transparence publicitaire pour différents marchés peuvent s’avérer extrêmement difficiles. Twitter doit évaluer le temps, les efforts et le coût de ces demandes individuelles et des modèles nationaux par rapport à la modification de notre modèle actuel de centre de transparence afin d’obtenir de meilleurs résultats pour les utilisateurs, et pas seulement des résultats différents.
Les trois principales différences entre le centre de transparence de la publicité que nous mettons volontairement à l’essai aux États-Unis et le registre canadien proposé dans le projet de loi C-76 sont la portée, l’intégrité de l’information et la responsabilité.
Pour ce qui est de la portée, la portée de l’information demandée par le projet de loi C-76 est très différente de l’information que nous publions actuellement au sujet des annonceurs électoraux aux États-Unis. Par exemple, le projet de loi C-76 exige que Twitter fasse le suivi de différents titres typiquement canadiens comme les titres d’agent financier, d’agent enregistré et d’agent officiel. À notre avis, l’ajout de ce sous-ensemble d’information ajoutera des couches de coût et de complexité à la construction technique et pourrait rendre la recherche dans le registre plus difficile pour les utilisateurs.
De plus, cette base de données des titres n’améliorera pas la transparence pour les utilisateurs puisqu’elle ne leur dit pas qui a payé les publicités. Aux États-Unis, nous publions simplement des renseignements sur l’entité qui a payé la facture de publicité, y compris son nom ainsi que la ville et l’État où la facture est envoyée.
En ce qui concerne l’intégrité de l’information, comme aux États-Unis, le projet de loi C-76 exige que les annonceurs qui veulent faire de la publicité dans le cadre d’une campagne électorale s’identifient. Aux États-Unis, l’identité de la majorité des annonceurs politiques est vérifiée par la Federal Election Commission, la FEC. La FEC attribue un numéro unique aux organisations comme les partis politiques, les comités d’action politique et les candidats. La FEC publie ce numéro dans une base de données publique. Les numéros d’identification uniques émis par la FEC permettent aux électeurs d’authentifier l’information sur l’annonceur à partir d’une source autre que Twitter. L’identificateur de la FEC offre un niveau supplémentaire de certitude aux utilisateurs quant à l’identité d’un annonceur politique. L’identificateur de la FEC permet également aux électeurs de trouver plus facilement des renseignements supplémentaires et du contexte au sujet de l’annonceur et améliore l’intégrité globale de l’information disponible sur les annonceurs.
Près de 90 p. 100 des annonceurs politiques certifiés par Twitter pour faire de la publicité aux États-Unis ont un numéro de la FEC. Ce type de partenaire qui fournit de facto une authentification à deux facteurs et une vérification de l’identité est absent de la proposition canadienne. Le projet de loi demande à Twitter, ainsi qu’aux plateformes de nos collègues, d’assumer le risque de vérifier l’identité. Ce degré de risque nous met mal à l’aise. Nous ne sommes pas tout à fait convaincus que les organismes qui font de la publicité pendant une élection le feront honnêtement et équitablement simplement parce que le gouvernement le leur demande.
Si l’intention du projet de loi est d’assurer une meilleure sécurité électorale, nous recommandons qu’une entité gouvernementale comme Élections Canada soit principalement chargée de vérifier l’identité des éventuels annonceurs politiques. Le registre des partis politiques, des annonceurs tiers, des associations de circonscription et des candidats d’Élections Canada devrait inclure l’attribution d’un numéro d’identification propre à chaque entité.
Nous travaillons activement à améliorer l’intégrité de l’information sur Twitter, surtout en ce qui concerne les élections. Il semble illogique de nous demander simplement de faire confiance à l’information qui nous est envoyée par un annonceur.
Cela m’amène à la question de la responsabilité. Nous ne sommes pas non plus à l’aise avec les dispositions du projet de loi C-76 en matière de responsabilité. La sanction est divisée en deux parties : une infraction de responsabilité stricte et une infraction exigeant une intention.
L’infraction de responsabilité stricte prévue au paragraphe 495(1) comprend l’emprisonnement comme sanction, tandis que le fait de contrevenir « sciemment » n’est qu’une sanction pécuniaire. Le mot « sciemment » n’est pas défini dans le projet de loi C-76, dans la loi qu’il modifie, la Loi électorale du Canada, ou n’importe où dans le Code criminel du Canada. Nous demandons au comité d’inclure une définition du mot « sciemment » dans le projet de loi et de faire en sorte que l’exigence en matière de connaissance englobe les deux infractions. Nous demandons également au comité de modifier la loi pour faire en sorte que les plateformes en ligne puissent utiliser l’information fournie par les annonceurs de bonne foi en insérant une clause de bonne foi.
Je vous remercie de me permettre de m’adresser à vous aujourd’hui. Je répondrai volontiers à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, madame Austin.
Jason J. Kee, conseiller juridique, Politiques publiques et relations gouvernementales, Google Canada : Merci, monsieur le président. Nous sommes heureux d’avoir l’occasion de participer à votre examen du projet de loi C-76, en particulier des dispositions relatives aux plateformes en ligne.
Google s’engage à soutenir les processus démocratiques et à accroître la transparence en matière de publicité politique. Cette année, nous avons mis en place de nouveaux outils pour les élections de mi-mandat aux États-Unis, y compris des exigences de vérification renforcées pour les annonceurs politiques américains, des divulgations dans la publicité qui indiquent qui a payé pour les annonces législatives, et un nouveau rapport interne sur la transparence et une bibliothèque des publicités politiques qui fournit de nouvelles indications sur qui achète les annonces, combien ils dépensent, quel genre d’annonces ils diffusent et beaucoup plus. Pas plus tard que la semaine dernière, nous avons annoncé que nous allions déployer des outils semblables en Europe pour appuyer les élections parlementaires de l’Union européenne en mai 2019.
Bien que nous appuyions l’objectif d’une plus grande transparence dans le projet de loi C-76, malheureusement, les dispositions particulières concernant les plateformes en ligne présentées au Comité de la procédure et des affaires de la Chambre ne reflètent pas les pratiques internationales ni la façon dont la publicité en ligne fonctionne sur le Web. Sa mise en œuvre sera extrêmement difficile tant pour les éditeurs que pour les plateformes compte tenu du peu de temps dont nous disposons avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions.
L’article 208.1 crée une nouvelle obligation selon laquelle toute plateforme en ligne qui répond à certains seuils de trafic minimum doit publier un registre de toutes les publicités partisanes et électorales qu’elle affiche ainsi que les renseignements d’identification prescrits. En vertu de l’article 333, le fait de ne pas publier ce registre constitue une infraction de responsabilité stricte, de sorte qu’il n’est peut-être pas nécessaire de connaître la responsabilité et qu’il peut y avoir des amendes et des peines d’emprisonnement.
En vertu du projet de loi, les plateformes en ligne sont définies comme tout site Internet ou toute application Internet qui vend des espaces publicitaires directement ou indirectement. Cette définition des plateformes en ligne et les obligations correspondantes sont tellement vastes qu’elles englobent non seulement les médias sociaux ou les grandes plateformes de publicité en ligne, mais aussi la plupart des éditeurs de nouvelles nationaux et régionaux, et pratiquement toutes les publications multiculturelles, puisque les faibles seuils de trafic pour les sites non anglophones et francophones signifient que les groupes linguistiques minoritaires seront touchés de façon disproportionnée.
De plus, la publicité en ligne est très différente de la publicité imprimée ou de la radiodiffusion, et il n’y a pas nécessairement de lien direct entre l’annonceur et le site qui présente sa publicité. Il y a plutôt tout un écosystème complexe conçu pour présenter des publicités pertinentes à des auditoires pertinents, quel que soit l’emplacement d’un site. C’est pourquoi vous voyez des publicités canadiennes sur des sites non canadiens comme le New York Times ou le Guardian. Par conséquent, cette définition large englobe tous les sites ou applications publicitaires populaires auprès des Canadiens dans le monde, y compris bon nombre de ceux qui ne sont pas canadiens, ce qui soulève de graves questions d’applicabilité.
De plus, la publicité électorale comprend non seulement la promotion d’un parti ou d’un candidat, mais aussi toute publicité prenant position sur toute question à laquelle un parti enregistré ou un candidat est associé — c’est-à-dire ce qu’on appelle généralement des publicités idéologiques. Les publicités idéologiques sont très contextuelles et il est notoire qu’elles sont difficiles à identifier de façon fiable, d’autant plus que la définition est fluide et qu’elle changera et évoluera au cours d’une campagne. Par exemple, si la légalisation du cannabis est soulevée par un candidat, les messages publicitaires du gouvernement sur le cannabis deviennent-ils soudainement de la publicité électorale? Ce n’est absolument pas clair. Pourtant, si un tiers omet, à son insu, d’identifier une campagne de promotion comme étant de la publicité électorale ou une plateforme en ligne omet d’identifier ces publicités sur son système, nous pourrions être tenus responsables de ne pas inclure ces annonces dans le registre.
Le projet de loi exige également que chaque site maintienne sa propre industrie. La plupart des pages web ne sont pas une seule page statique comme un journal, mais plutôt un code qui extrait l’information de différentes sources et l’assemble dans le navigateur de l’utilisateur. La plupart des éditeurs utilisent des systèmes automatisés pour remplir l’espace publicitaire sur ces pages web. Pendant le chargement de la page, le site envoie un signal à un centre d’échange d’annonces publicitaires indiquant qu’un utilisateur répondant à certains critères démographiques peut recevoir des publicités. Ensuite, les annonceurs soumissionnent pour avoir la possibilité d’afficher une publicité à cet utilisateur. L’échange indique ensuite quel annonceur a remporté la soumission, et le serveur publicitaire de l’annonceur gagnant affiche la publicité gagnante dans le navigateur de l’utilisateur. Par conséquent, l’éditeur ne sait peut-être même pas qu’il a fait paraître une annonce politique et pourrait se retrouver sans le savoir assujetti à l’exigence concernant le registre. De plus, il ne verra peut-être jamais une copie de la publicité affichée. À l’heure actuelle, un éditeur n’a aucun moyen de récupérer la publicité politique affichée sur son site en temps opportun. Donc, pour que ces systèmes s’adaptent aux nouvelles dispositions, il faudrait changer toute l’infrastructure sous-jacente à la publicité en ligne. Ce n’est tout simplement pas réalisable dans les très brefs délais envisagés.
Étant donné les énormes défis que posent ces nouvelles dispositions et le fait que les grandes plateformes de publicité en ligne publient déjà volontairement des registres semblables, nous recommandons une approche coopérative selon laquelle les plateformes coordonnent la création d’un registre plutôt que des obligations normatives qui entraîneront des conséquences imprévues, réduiront la souplesse nécessaire pour régler les problèmes de publicité politique et pourraient compromettre le lancement de registres prévus.
Par ailleurs, nous recommandons d’éliminer l’ambiguïté entourant les publicités en définissant clairement ce qui doit être enregistré; d’aider les éditeurs canadiens à se conformer en créant un registre compatible avec les systèmes de publicité en ligne actuels; et d’établir la responsabilité en fonction des éditeurs et des plateformes qui, sciemment, ne se conforment pas à la loi telle qu’elle est énoncée, ce qui leur permet également de se fier à l’information fournie par les annonceurs.
Nous avons une liste d’amendements proposés qui permettront d’atteindre ces objectifs, et ils ont été distribués au comité pour examen.
Nous espérons que vous envisagerez d’apporter les modifications nécessaires pour atteindre l’objectif stratégique que le projet de loi vise à atteindre, mais d’une manière conforme à la pratique internationale et qui peut être efficacement mise en œuvre par les éditeurs et les plateformes dans le délai imparti.
Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Kee, de cet exposé efficace.
La sénatrice Frum : Comme profane, si je résume votre témoignage, vous dites, dans une certaine mesure, que l’obligation et la responsabilité de surveiller les publicités politiques et de les inscrire dans un registre sont entièrement assumées par les médias sociaux et que vous n’avez pas de partenaire en Élections Canada pour aider à surveiller ce qui se passe en ligne.
Madame Austin, vous avez fait une suggestion précise, à savoir que notre système s’inspire du système américain et que les annonceurs reçoivent un numéro d’identification précis. Avez-vous présenté cette idée à Élections Canada?
Mme Austin : Merci beaucoup de cette question, sénatrice.
Oui, nous avons socialisé cette idée au cours des derniers mois avec des fonctionnaires du cabinet de la ministre des Institutions démocratiques ainsi qu’avec Élections Canada.
Comme vous l’avez fait remarquer, il s’agit d’un projet de loi volumineux et compliqué, et les modifications qui ont été apportées au registre de la publicité ne datent que d’octobre, alors je peux comprendre pourquoi elles ont été perdues dans la forêt de discussions que nous avons souvent. Il me faut habituellement au moins une heure pour éduquer et former des organisations au sujet des médias sociaux. Je sais que plusieurs d’entre vous sont des utilisateurs de Twitter, et je croyais en savoir beaucoup sur Twitter jusqu’à ce que je me joigne à l’entreprise.
Cette socialisation se fait depuis le mois de septembre avec plusieurs organismes gouvernementaux, et je serai heureuse de m’asseoir et de les rencontrer à nouveau.
Je signale également que ce n’est pas unique. En Alberta, on attribue un numéro d’identification unique aux candidats pour le porte-à-porte, de sorte que si vous voyez quelqu’un à votre porte et que vous vous demandez qui il est, en Alberta vous pouvez demander au candidat son numéro d’identité.
La sénatrice Frum : Il me semble que ce n’est pas compliqué ou difficile de demander aux partis politiques, aux tiers publicitaires, aux associations de circonscription et aux candidats de recevoir un numéro d’identification d’Élections Canada. Cela semble simple, honnête et pas compliqué.
Mme Austin : Nous espérons que c’est ainsi. Si vous consultez les annonceurs tiers sur le site web d’Élections Canada, vous constaterez qu’il existe une liste. Nous aimerions qu’un numéro soit ajouté.
Ce pourrait être plus compliqué pour les candidats ou les associations de circonscription. Comme bon nombre d’entre vous le savent, les associations de circonscription ont un numéro, de sorte qu’Ottawa-Centre a un numéro d’identification, mais pas l’association de circonscription d’Ottawa-Centre du Parti libéral.
La sénatrice Frum : Le fait est que s’ils ont ce numéro et veulent acheter de la publicité sur les médias sociaux ou de la publicité électronique, la traçabilité et le suivi de cette publicité — qui l’a placée et payée — deviennent beaucoup plus faciles.
Mme Austin : Il devient beaucoup plus facile pour nous de faire le suivi et pour les utilisateurs de faire le suivi parce qu’ils peuvent utiliser ce numéro sur toutes les plateformes.
La sénatrice Frum : Cela semble aller de soi, mais ce n’est pas dans le projet de loi?
Mme Austin : Non.
M. Kee : Pour appuyer l’argument de Michele, certainement dans notre propre rapport sur la transparence, le numéro de la FEC est en fait le point central sur lequel une grande partie de l’information sur la transparence est déposée. Vous cliquez sur ce numéro et vous verrez toute la gamme de publicités politiques que ce numéro a engendrées dans notre système, peu importe la plateforme Google qui a été démontrée.
La sénatrice Frum : Madame Austin, et monsieur Kee également, vous avez parlé du modèle de transparence volontaire que vous avez actuellement en place. Si vous comparez le modèle de transparence volontaire que vous avez aujourd’hui au projet de loi C-76 et aux mesures qu’il prévoit, lequel, selon vous, créerait des niveaux de transparence plus élevés?
Mme Austin : Nous comprenons ce que le projet de loi C-76 tente de faire pour améliorer la transparence, et c’est exactement ce que nous essayons de faire sur Twitter.
Il y a des différences importantes. Par exemple, le projet de loi ne vous demande pas, à titre de publicitaire, d’identifier votre cible. Avec notre centre de transparence publicitaire aux États-Unis, vous pouvez creuser et découvrir qui ils ont ciblé, l’endroit où ils se trouvent, s’il s’agissait d’hommes ou de femmes, plusieurs aspects de ce genre.
De plus, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais dans le domaine de la publicité, les partis politiques ont souvent recours à des agences de publicité, et ces agences sont habilitées à payer la facture. Dans notre système, vous verriez quel organisme a payé la facture, où se trouve cet organisme et combien il a payé pour cette publicité précise. Nous estimons que ce niveau de transparence est un pas en avant par rapport à ce qui est exigé dans ce projet de loi.
La sénatrice Frum : Changerez-vous votre modèle? Allez-vous baisser d’un cran pour respecter les exigences du projet de loi C-76?
Mme Austin : Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne sais pas si Jason peut le faire. Étant donné qu’il s’agissait d’un amendement tardif au projet de loi, nous sommes certainement encore en train d’étudier ce qui nous est demandé. Nous avons l’intention de mettre en place ce centre de transparence publicitaire. Je ne peux donc pas répondre à votre question.
La sénatrice Frum : L’une des conséquences possibles du projet de loi C-76, c’est que vos niveaux de transparence seraient, en fait, réduits.
Mme Austin : Nous avons l’intention de mettre en place notre centre de transparence publicitaire, comme c’est le cas partout dans le monde, mais nous devrions tenir compte des droits de chaque gouvernement s’il nous demande de le faire, de la façon dont nous organiserions et concevrions un mécanisme et nous devrions déterminer si l’objectif de transparence que nous avons comme entreprise, et sur lequel nous nous concentrons beaucoup, est meilleur et fournit plus de contexte aux utilisateurs que ce que nous faisons déjà.
Le président : À titre de question complémentaire, avez-vous présenté votre demande d’amendements à la Chambre des communes?
Mme Austin : On ne nous a pas appelés.
M. Kee : Essentiellement, nous n’avons pas eu l’occasion de le faire parce que les amendements ont été présentés pendant l’étude article par article, une fois tous les témoins entendus, de sorte que nous n’avons pas eu l’occasion de réagir ou de faire des commentaires sur ces amendements et certainement pas de proposer un autre libellé.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup à nos invités. Monsieur Kee, ai-je bien compris votre explication selon laquelle, dans le projet de loi actuel, pour repérer de la publicité que feraient les candidats, il est très difficile pour le système actuel de retracer ces dépenses afin de les justifier à Élections Canada? Ai-je bien compris votre témoignage en ce sens?
[Traduction]
M. Kee : Cela dépend du système. Ce que nous avons déployé aux États-Unis, et que nous déployons en Union européenne, c’est que nous exigeons une vérification particulière pour tout annonceur qui fait de la publicité politique. Cela comprend un système semblable à celui que Michele a décrit pour Twitter, c’est-à-dire une vérification très rigoureuse de l’identité avec des renseignements sur les passeports, et cetera, et le numéro de la FEC pour vérifier qu’il était admissible à faire de la publicité politique. C’est essentiellement la liste.
Le défi que nous avons en ce qui concerne l’obligation d’avoir un registre, c’est d’avoir une obligation proactive de créer un registre qui doit inclure une catégorie de publicité. Cela signifie également que le non-respect de cette obligation constitue en fait une infraction.
C’est la difficulté de ne pas pouvoir identifier les acteurs qui ne participent pas au système, qui tentent de faire de la publicité politique sans s’être inscrits auprès d’Élections Canada ou sans nous avoir fait part des renseignements requis, et c’est notre capacité de détecter cela dans nos systèmes qui crée des problèmes avec le libellé du projet de loi.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ai-je bien compris que le projet de loi que nous examinons ne prévoit pas cette obligation-là?
[Traduction]
M. Kee : L’obligation de détecter? Il la prévoit dans la mesure où il crée l’obligation de publier un registre où les plateformes sont tenues d’inscrire toutes les publicités électorales partisanes, sans quoi elles contreviennent à la loi.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : En ce qui concerne la déclaration des dépenses publicitaires, qu’elle soit faite avec des outils purement canadiens ou avec des outils étrangers — puisque maintenant, avec Facebook et les autres médias sociaux, nous n’avons plus de frontières —, est-ce qu’Élections Canada, à votre connaissance, a les outils nécessaires pour détecter l’ensemble de ce type de dépenses?
[Traduction]
M. Kee : Il m’est difficile de répondre à cette question parce que j’ai connaissance seulement de ce que nous avons dans nos propres systèmes; il est tout à fait possible que quiconque fait de la publicité politique le fasse sur un certain nombre de plateformes, comme Facebook, Google, Twitter et d’autres. Il sera le seul à connaître l’ampleur des dépenses.
Il y a ceux qui ont l’obligation proactive de déclarer à Élections Canada, faute de quoi le bureau du commissaire institue une enquête. Lorsqu’il a comparu devant vous la semaine dernière, le commissaire a indiqué qu’il a eu des contacts avec toutes nos plateformes à propos de la conduite de ces enquêtes. Nous nous en remettrions à Élections Canada pour déterminer s’il y a eu défaut de déclaration en bonne et due forme.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Historiquement, la publicité qu’effectuaient les candidats se retrouvait surtout, sinon entièrement, dans les médias écrits, c’est-à-dire les journaux locaux et régionaux. Il était facile de la retracer. Aux prochaines élections, il y aura environ 2 000 ou 3 000 candidats. Auront-ils les connaissances nécessaires pour gérer ce type de publicité et les connaissances techniques nécessaires pour faire rapport à Élections Canada de leurs dépenses? Les coûts publicitaires sur plusieurs de ces réseaux sont très aléatoires.
[Traduction]
Mme Austin : En ce qui concerne les rapports de dépenses, ce qu’il y a de merveilleux avec nos centres de transparence publicitaire, c’est qu’ils sont publics, de sorte que tout le monde peut voir les publicités, et le projet de loi pose des exigences en matière de rapports, auxquelles nous allons évidemment nous conformer.
Quant aux candidats et aux associations de circonscription, nous ne demandons pas mieux que de leur montrer comment procéder.
La transaction la plus importante qui se produira sera pour vous, avant de vous inscrire chez nous, de signaler votre intention de faire de la publicité politique et pour nous ensuite de vérifier votre identité.
M. Kee : Ce serait essentiellement la même chose chez nous. Il vaut la peine de signaler que dans la version actuelle de la Loi électorale du Canada, la publicité en ligne est une forme de publicité. Par conséquent, toute équipe de campagne qui en fait doit tenir compte de ces dépenses et les déclarer à Élections Canada, comme elle le ferait pour la presse écrite et la radiodiffusion, et cela serait géré essentiellement à l’interne.
Vous avez raison de dire que ce sont des outils très différents; bien qu’ils soient en fait assez faciles à utiliser, il y a certainement lieu de maintenir un certain degré de connaissance, de compréhension et d’éducation. C’est probablement l’esprit des discussions que nous avons eues avec des organismes comme Élections Canada pour veiller à ce que tous les candidats et tous les partis aient l’information nécessaire pour bien comprendre leurs obligations.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Cependant, ce sera de plus en plus complexe.
[Traduction]
M. Kee : Ce sera plus complexe dans la mesure où ils auront d’autres avenues de publicité. Ce n’est pas compliqué de monter une campagne publicitaire, mais cela exige un certain degré de connaissance. Ce sera à eux de garder la trace de leurs dépenses. Toutefois, ce n’est pas différent des obligations qu’ils ont déjà.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci, madame Austin et monsieur Kee, d’être ici aujourd’hui. Une chose m’a frappée dans la présentation que vous avez faite, et je vous remercie de l’avoir dite aussi directement. Vous avez créé, si je pense à Twitter, un centre de la transparence. Vous avez précisé que c’était un centre qui a été créé de manière volontaire et que la loi américaine n’a pas été adoptée ni promulguée. Je comprends qu’il y a des difficultés techniques. Peu importe la manière dont on va changer le processus électoral au Canada, des changements techniques toucheront les plateformes, peu importe lesquelles.
D’après vous, cela fonctionne bien, quoique je crois qu’il y a des gens de Twitter qui ont reconnu qu’il y avait des problèmes d’interférence sur vos plateformes, mais tenons pour acquis que cela fonctionne bien. Êtes-vous en train de nous dire que vous avez de la difficulté à vous ajuster aux exigences du projet de loi C-76, parce que vous n’avez pas développé les outils nécessaires jusqu’ici? Autrement dit, vous avez répondu à la demande, même si cette demande n’était pas de nature législative, de la part des États-Unis. Il y a donc un État, qui s’appelle les États-Unis, qui vous a observés pendant un certain temps et qui a constaté qu’il y avait des problèmes. Il y a eu des pressions politiques. Cela n’a pas entraîné la rédaction d’une loi, mais on vous a forcés à prendre des mesures. Vous l’avez fait volontairement et vous avez mis des mesures en place. L’Union européenne a par ailleurs eu d’autres types d’exigences envers des plateformes comme les vôtres.
Est-ce qu’on ne peut pas dire que le projet de loi C-76 comporte des obligations qu’un autre État vous impose, dans ce cas-ci, l’État fédéral canadien, parce que ce sont des exigences nouvelles, mais qui ne sont pas fondamentalement différentes de ce que vous faites déjà, que ce soit aux États-Unis ou en Europe? Ma question s’adresse à nos deux témoins.
[Traduction]
Mme Austin : Il y a beaucoup de matière ici, alors je m’excuse à l’avance; vous me rappellerez vos questions au besoin.
Ce centre de transparence publicitaire n’existait pas avant les élections de 2016. Nous avons évidemment tiré beaucoup de leçons, comme beaucoup d’autres entreprises. Nous l’avons créé dans le cadre d’une stratégie globale visant à assainir notre plateforme. Si les gens ne sont pas à l’aise de communiquer sur notre plateforme, nous avons un problème, alors nous avons créé le centre de transparence publicitaire.
Le Honest Ads Act, pour autant que je sache, est ce qu’on appellerait aux États-Unis un projet de loi sur les messageries. Il n’a jamais été présenté. Nous n’étions pas obligés, légalement ou législativement, de créer ce registre.
C’est pourtant la chose à faire. C’est la chose à faire pour le bien de nos utilisateurs; c’est la chose à faire pour soutenir les démocraties; c’est la chose à faire pour aider les gouvernements à comprendre le dialogue qui se déroule sur le palier de conversation publique d’Internet, c’est-à-dire sur Twitter.
Nous respecterons la décision que vous prendrez au sujet du registre et du projet de loi. Sachez cependant que nous devrons composer avec 38 lois dans le monde l’an prochain. Lorsqu’on construit quelque chose comme un registre de publicité, les embûches techniques dans le monde numérique sont les mêmes que dans le monde réel : il faut planifier, séquencer et construire un système qui fonctionne. Pour nous, en raison surtout de notre expérience avec les élections et l’importance qu’elles ont, cela fournit d’excellents renseignements aux utilisateurs de Twitter et à quiconque vient visiter notre centre de transparence publicitaire.
M. Kee : J’endosse ces arguments et j’en amène deux autres. Nous aussi nous sommes engagés dans cette voie parce que c’est la chose à faire. Nous nous sommes engagés dans cette voie parce qu’il fallait absolument faire quelque chose pour accroître la transparence des publicités politiques. Il ne s’agit pas seulement de produire des rapports, mais aussi d’être accessible au public, aux chercheurs et aux organismes de réglementation électorale pour qu’ils puissent examiner le créneau des publicités politiques qui leur sont proposées.
Nous allons faire de même dans l’Union européenne pour les prochaines élections. L’Union européenne a élaboré récemment un code de pratique à l’égard de cette information, que nous avons accepté et qui traite également de cette question, entre autres. Il pose les balises essentielles qui concordent avec bon nombre des efforts en cours sur les grandes plateformes en ligne. Je n’ai pas de problème avec le principe sous-jacent. Ce qui risque de nous poser des problèmes, ce sont les nuances expressément énoncées dans le projet de loi C-76 qui font une différence, même s’il ne s’agit que de quelques mots en moins.
Comme je le disais, le fait même que chaque site Internet soit responsable de tenir son propre registre ne tient pas compte de la façon dont la publicité fonctionne sur le Web. De la façon dont fonctionne notre rapport de transparence, si quelqu’un fait des annonces avec Google, Google a un réseau de plus de 2,5 millions d’éditeurs de sites web qui peuvent accepter sa publicité. Les annonces sont affichées et les recettes sont partagées. C’est le site web qui accapare la majeure partie des recettes.
Toute la publicité qui passe actuellement par Google et par notre rapport de transparence, nous prenons sur nous de l’inscrire dans notre registre. Nous sommes le dépôt central. L’achat de publicité a été fait par notre entremise. C’est ce qui est le plus logique.
De la façon dont le projet de loi est conçu, l’éditeur qui a montré cette publicité aurait cette obligation, même s’il n’en avait pas l’intention ou qu’il l’a fait à son insu. C’est tout un problème, et c’est un problème pour nous parce que nous n’avons aucun moyen de lui signaler la publicité qui a été affichée sur son système parce que l’architecture publicitaire n’est pas conçue pour cela. Nous risquons par inadvertance de le faire s’écarter de la loi. Nous ne pouvons pas faire cela à un éditeur partenaire; il en va de notre capacité d’accepter de la publicité politique parue sur les sites web de tiers, par exemple.
Ce sont les mots « sur la plateforme » qui causent tout le problème. Ce sont trois mots lourds de conséquences. Michele a parlé longuement de cette question de la responsabilité stricte, même si l’éditeur publie à son insu. Il est facile de contrevenir par inadvertance à ce projet de loi rien qu’en échouant à détecter une publicité sur un sujet d’intérêt public qui s’avère être une publicité électorale par la suite.
Même dans les discussions préliminaires que nous avons eues avec l’organisme de réglementation, c’est la même chose. Cela dépend beaucoup du contexte. L’organisme le sait quand il le voit. Lorsqu’il reçoit une plainte, il peut déterminer s’il s’agit ou non de publicité électorale, s’il s’agit ou non d’une publicité sur un sujet d’intérêt public. Lorsque nous comptons sur des systèmes automatisés en raison de l’envergure même de nos opérations, où nous acceptons des centaines de millions de publicités, nous avons besoin de distinguer avec un certain degré de certitude ce qui doit être inclus et ce qui n’a pas besoin de l’être pour que nos systèmes automatisés fassent l’analyse initiale chaque fois que nous recevons des publicités.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’ai une question accessoire qui porte justement sur ce que vous venez de nous dire. Dans votre présentation, vous parlez de la difficulté à détecter l’identité des annonceurs. D’une certaine manière, on pourrait dire, à l’inverse, que si la responsabilité de la personne qui publie l’annonce est claire, cela dédouane Google, parce que cette responsabilité revient à la personne qui fait l’annonce.
Est-ce que la difficulté à détecter est liée au fait que vos procédés sont entièrement automatisés et que cela devient très compliqué pour vous et crée une étape supplémentaire, soit celle d’aller vérifier le travail automatique qui a été fait par vos systèmes?
[Traduction]
M. Kee : Il y a déjà un contrôle qui se fait pour toute publicité qui nous arrive. Nous avons des politiques très strictes à cet égard, indépendamment de la question de la publicité politique. Il y a beaucoup de choses que nous n’autorisons pas sur nos plateformes. Nous n’autorisons pas la publicité, par exemple, de produits nocifs. Nous n’autorisons pas la publicité de la vente de cannabis, ce qui est intéressant, malgré sa légalité ou son illégalité dans différentes administrations.
Nous avons des systèmes automatisés qui filtrent automatiquement les publicités téléchargées dans nos systèmes pour déterminer si elles sont conformes ou non à nos règles. Ces systèmes automatisés doivent recevoir des instructions, mais ils fonctionnent selon des critères établis pour distinguer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
La publicité politique en tant que telle, c’est-à-dire la promotion d’un parti ou d’un candidat, est une chose que nous pouvons apprendre à nos systèmes pour qu’ils déterminent à l’avance et qu’ils appliquent la politique qui convient en l’occurrence, par exemple : « Vous n’avez pas le droit de faire ce genre de publicité à moins d’être reconnu comme un annonceur politique et de fournir les renseignements dont nous avons besoin pour l’attester. Donc, soit vous nous fournissez l’information, soit votre annonce ne sera pas diffusée. »
À défaut de pouvoir nous en assurer, ce qui est le problème avec les publicités sur des sujets d’intérêt public qui dépendent beaucoup du contexte, nous aurions de la difficulté à faire la part des choses. Incapables d’identifier l’annonce correctement, nous ne pouvons pas l’inscrire dans le registre, nous allons donc à l’encontre de cette obligation et nous pouvons en être tenus responsables. Encore une fois, il n’y a rien d’intentionnel; c’est juste que nos systèmes ne peuvent pas détecter cette catégorie de publicité.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Dans le cas des publicités qui abordent des questions ou des sujets, vous devriez modifier votre système et l’adapter à un système qui ne serait pas automatisé.
[Traduction]
M. Kee : Ce serait une approche à considérer. La publicité de ce genre nous pose un problème dans un certain nombre de pays. C’est une des raisons pour lesquelles le code européen fait la distinction entre la publicité politique pour des partis et des candidats et la publicité sur des sujets d’intérêt public, qui pose un problème beaucoup plus difficile aux plateformes en ligne. Ce serait une des approches à considérer.
Le sénateur Pratte : J’ai quelques brèves questions. Je comprends que l’univers de la publicité numérique fonctionne différemment avec la publicité programmatique et ainsi de suite, et c’est pourquoi j’ai été surpris lorsque nous avons reçu le mémoire de Facebook, une autre entreprise numérique. Facebook nous dit succinctement qu’elle appuie le projet de loi C-76 et qu’elle se conformera à ses exigences s’il est adopté.
Qu’y a-t-il de différent dans le modèle d’affaires ou les systèmes techniques de Facebook pour qu’elle ne semble pas avoir de problème avec les exigences proposées, et pour que vos deux entreprises trouvent apparemment si difficile de s’y conformer à l’avenir?
M. Kee : Il m’est difficile de parler des systèmes de Facebook puisque nous avons une idée de nos systèmes par rapport aux siens. C’est peut-être une question de tolérance au risque. Je pense que nous nous soucions davantage du risque potentiel lié à la responsabilité stricte et à son application que les gens de Facebook dans ce cas particulier. Franchement, il m’est difficile d’expliquer pourquoi leur attitude est différente à cet égard.
Mme Austin : Je me vois mal commenter l’approche de Facebook. Pour nous, la priorité absolue a été d’assainir notre système. Nous comprenons que nous devons offrir un système meilleur, plus fiable... La capacité de vérifier avec qui vous parlez sur Twitter. C’est l’idée derrière les changements que nous apportons au produit; nous donnons maintenant aux utilisateurs plus de contexte pour savoir qui les suit sur notre plateforme.
Nous raffinons chaque jour nos politiques et notre produit. Nous voulons offrir le meilleur produit auquel les utilisateurs puissent se fier, d’où certaines des préoccupations que nous avons abordées.
M. Kee : Une autre chose que j’aurais dû mentionner, c’est que chaque plateforme fonctionne à sa manière. Par exemple, la préoccupation que j’ai soulevée au sujet des tiers éditeurs n’en serait pas une pour Facebook, parce qu’elle fonctionne différemment de nous à cet égard.
Mme Austin : Nous ne sommes pas dans la publicité programmatique. Notre système est fermé.
Le sénateur Pratte : Merci.
Pour préciser un passage de votre exposé d’aujourd’hui, madame Austin, vous écrivez: « Twitter se doit de mesurer le temps, l’effort et le coût de chacune de ces demandes individuelles — c’est-à-dire les demandes des différents gouvernements — et des modèles nationaux au regard de la modification de notre modèle de centre actuellement en place... ». Si cela devient une loi, on ne parle plus de demande individuelle de la part d’un gouvernement. Ce serait une exigence légale.
Mme Austin : C’est exact.
Le sénateur Pratte : Donc, vous vous conformeriez à l’exigence légale si le projet de loi était adopté, je suppose?
Mme Austin : Je vous inviterais à examiner les amendements que nous avons proposés, mais oui, certainement, nous allons respecter la loi au Canada.
Le sénateur Pratte : Merci.
Le président : Avant de donner la parole à la sénatrice Batters, nous avions invité un représentant de Facebook. Facebook a accepté en principe, mais elle nous a finalement informés que ce n’était pas possible ce matin et c’est pourquoi vous avez reçu son mémoire. J’espère que les membres du comité ont eu l’occasion d’y jeter un coup d’œil. Nous pouvons également le mettre à votre disposition.
La sénatrice Batters : Merci à vous deux d’être ici.
Madame Austin, les amendements sensés que vous avez proposés au gouvernement fédéral pour le projet de loi C-76 concernant les numéros des annonceurs, je veux m’assurer d’avoir bien compris. Vous avez proposé ces amendements au gouvernement fédéral, mais c’était après que le comité de la Chambre s’est penché sur les amendements au projet de loi C-76, n’est-ce pas?
Mme Austin : Non. En septembre, nous avons eu une série de réunions après avoir pris le temps d’analyser le projet de loi à l’interne et de comparer les exigences de la version originale du projet de loi C-76 à celles des États-Unis. C’était en septembre.
Je pense que nous avons vu ces amendements pour la première fois le 12 octobre, à l’étape du rapport en comité. Nous avons aussi témoigné à ce sujet en juin au Comité de la procédure et des affaires de la Chambre.
Nous avons reçu les amendements en octobre et nous avons eu le temps de les soumettre à nos différents conseillers juridiques et de comparer avec le système proposé aux États-Unis, que nous considérons comme un système viable. Nous avons eu une autre réunion en novembre pour discuter de ces questions : la portée, l’intégrité de l’information et la responsabilité.
La sénatrice Batters : Jusqu’à présent, la ministre n’a pas dit si elle était ouverte à ces amendements particuliers que vous proposez. Quelle sorte de réaction avez-vous obtenue du gouvernement à ce sujet?
Mme Austin : Je ne peux pas dire si la ministre est ouverte ou non. Je peux juste dire que nous en avons discuté et que nous avons envoyé des exemples de la forme que cela pourrait prendre. Je suis heureuse de montrer à quoi ressemble un centre de transparence publicitaire pour Twitter aux États-Unis.
Nous espérons certainement un accueil favorable de nos amendements. Nos interlocuteurs jusqu’à maintenant se sont montrés très ouverts à la discussion. Nous vous exhortons vous aussi à examiner ces amendements.
La sénatrice Batters : En général, le gouvernement présente beaucoup d’amendements de forme à la fin de l’étape de l’étude en comité sénatorial, alors nous verrons s’il le fait dans ce cas-ci. Je l’espère.
En ce qui concerne la responsabilité, j’ai été stupéfaite de vous entendre dire que l’infraction de responsabilité stricte au paragraphe 495(1) peut entraîner aussi une peine d’emprisonnement. La responsabilité stricte — et peut-être pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet — serait une infraction qui, simplement parce qu’un ensemble donné de faits s’est produit, n’exige pas d’intention. Cela suffit à prouver que l’infraction en question a été commise, et quelqu’un pourrait alors se faire emprisonner. Pourtant, l’infraction intentionnelle, celle qui est commise « sciemment », entraînerait seulement une sanction pécuniaire. Je trouve cela bizarre et je me demande comment cela a pu échapper aux avocats du ministère de la Justice. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
M. Kee : En ce qui concerne le ministère de la Justice, je m’en remets au gouvernement. J’ai réagi de la même manière lorsque j’ai compris quelles étaient les sanctions; il ne me semblait pas logique qu’une infraction de responsabilité stricte commise sans intention fasse l’objet d’une sanction pécuniaire moindre, mais surtout d’une peine de prison. C’est exactement la raison pour laquelle la proposition que nous avons présentée précise que cette infraction n’est pas à sa place du tout. On devrait s’en tenir exclusivement à l’infraction commise sciemment.
Ce qui nous préoccupe, c’est que la responsabilité stricte vous rend responsable de facto. La seule défense que vous avez, c’est la diligence raisonnable. D’après ce que nous avons entendu aujourd’hui, il est difficile de voir ce que serait la diligence raisonnable dans ce contexte. Est-ce que les systèmes que nous avons mis en place pour essayer de bien identifier la publicité ou les annonceurs seraient suffisants pour faire pencher la balance? Rien n’est moins sûr et c’est bien ce qui nous préoccupe.
La sénatrice Batters : Absolument.
Est-ce une autre question que vous avez soulevée au bureau de la ministre, et quelle a été la réaction?
Mme Austin : Nous avons soulevé la question ensemble. Je me sens à l’aise de nous en tenir à cela.
M. Kee : Nous en avons parlé au bureau de la ministre et cela s’est arrêté là.
La sénatrice Batters : Je crois comprendre qu’une multitude d’amendements différents ont été apportés à la fin du processus à la Chambre des communes, mais aucun de ces éléments n’a été inclus, ce qui est malheureux.
De plus, hier, nous avons entendu le directeur général des élections nous dire que c’était la première fois qu’il entendait parler de numéros d’identification des annonceurs. Êtes-vous surpris d’entendre cela?
Mme Austin : Non, c’est un gros projet de loi. Il est très technique. Même nos articles sont très techniques.
Le sénateur Patterson : Mais c’est au directeur général des élections de comprendre le projet de loi.
Mme Austin : Je serai heureuse de retourner travailler avec son bureau. Nous avons très bien collaboré avec celui-ci jusqu’à présent, tout comme avec le bureau du commissaire. Je suppose que, compte tenu de la vitesse à laquelle la technologie évolue, nous continuerons de travailler avec lui à l’approche des élections. Je serai donc heureuse d’en rediscuter avec lui n’importe quand.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup.
Le sénateur Dalphond : Je reviens à la question qui vous a été posée il y a un instant au sujet du numéro du publicitaire. Je crois comprendre que cela pourrait être réglé, non pas dans un amendement au projet de loi, mais dans un protocole d’entente entre les plateformes et le directeur général des élections. Ce serait plus souple que d’avoir cela dans le projet de loi parce que si la technologie change, ce ne sera pas dans la loi.
Mme Austin : Nous aimerions que cela figure dans le projet de loi et dans la réglementation. Nous aimerions avoir un filet de sécurité juridique quant à la création de ce numéro, mais nous sommes heureux de nous pencher sur cette question. Nous recommandons que cela soit inclus dans le libellé du projet de loi.
M. Kee : Il convient de signaler quant au numéro de la Federal Election Commission aux États-Unis, que nous préparons tous nos rapports sur la transparence et nos registres en fonction de cela. Or, je partage le point de vue de Michele. Le problème, c’est que dans trois ans, lorsque nous aurons l’obligation d’afficher ce registre pendant deux ans et de conserver les données pendant cinq ans, nous serons dans une situation difficile si Élections Canada change d’avis et déploie un système différent.
Le sénateur Dalphond : Mais je comprends que cette réalité devrait prévaloir.
La deuxième question que je voulais aborder avec vous, c’est que vous avez parlé du temps qu’il reste pour mettre en œuvre le projet de loi et que vous avez exprimé certaines préoccupations. Sommes-nous à la fin du processus? Le temps presse-t-il maintenant?
Mme Austin : En un mot, oui, il nous faut beaucoup de temps pour construire un centre de transparence en matière de publicité. De plus, nous voulons tenir compte des changements que ce projet de loi nous a demandé d’apporter à notre politique publicitaire, faire connaître ces changements, les afficher sur notre site web afin que les gens puissent s’y référer et s’appuyer sur eux s’ils ont des questions.
Il y a l’architecture réelle du système et la question de savoir si nous devons y apporter des changements pour le rendre uniquement canadien, ainsi que la diligence raisonnable pour informer nos partenaires publicitaires de ce qui s’en vient.
M. Kee : Je partage ce sentiment, surtout à la lumière des préoccupations particulières que j’ai soulevées au sujet des publicitaires tiers et du fonctionnement de ce système. Si le projet de loi est adopté, ces obligations entreront en vigueur le 30 juin, c’est-à-dire au début de la période préélectorale. Il ne serait tout simplement pas possible de reconfigurer les fondements de la publicité en ligne dans ce délai.
Le président : Merci beaucoup, honorables sénateurs. En tenant compte de l’heure et du fait que la Chambre siégera bientôt, j’ai le plaisir, au nom des membres du comité, de vous remercier. Vous comprendrez que nous agissons pour des motifs différents. Avant les plateformes, nous étions totalement autoréglementés, si je peux m’exprimer ainsi, et maintenant nous essayons de développer une certaine forme de collaboration entre les plateformes et l’intérêt public qui est en jeu avec l’utilisation de ces plateformes.
Je ne suis pas surpris de voir qu’il y a différents éléments du régime aux États-Unis, en Europe et au Canada. Je pense que nous apprendrons tous dans les années à venir comment avoir la meilleure réglementation possible pour nous permettre de fonctionner tout en protégeant l’intérêt public, ce qui est essentiellement en jeu.
J’aimerais vous remercier, mais je veux dire que nous avions invité Facebook. Ses représentants n’avaient pas confirmé leur présence, mais enfin, ils n’étaient pas disponibles ce matin. Je tiens à ce que ce soit très clair, car je ne veux pas répandre de fausses nouvelles.
Merci beaucoup, madame Austin et monsieur Kee. Je suis sûr que nous aurons l’occasion de vous rencontrer sur le chemin de la vie parce que, comme je l’ai dit, il s’agit d’une question en évolution et nous apprécierons votre collaboration dans les années à venir. Merci beaucoup.
Honorables sénateurs, je propose que nous siégions à huis clos pour discuter du rapport ou de son contenu.
La sénatrice Batters : Avant de nous réunir à huis clos, je me suis demandé pourquoi nous devions siéger à huis clos sur cet aspect particulier du projet de loi, d’autant plus qu’il s’agit d’un projet de loi concernant les prochaines élections fédérales. Nous voulons nous assurer que les Canadiens reçoivent toute l’information possible à ce sujet. Il s’agit d’une délibération importante et je ne vois pas pourquoi nous devrions siéger à huis clos. Je propose que nous ayons cette discussion; je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas avoir cette discussion en public.
Le président : Nous avons une proposition de ne pas siéger à huis clos pour cette discussion. Puis-je avoir d’autres points de vue?
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’ai fait cette intervention la dernière fois. Je pense que la réflexion qu’on veut faire, comme la pratique le veut, peut très bien se faire à huis clos et devrait se faire à huis clos.
Le sénateur Boisvenu : On étudie un projet de loi qui est au cœur de la vie démocratique des Canadiens et on va formuler des observations sur des situations favorables ou défavorables. Ce projet de loi diffère des autres projets de loi, parce qu’il concerne tous les Canadiens de 18 ans et plus. Je pense qu’en tenant une séance publique on démontre notre grande préoccupation tout en faisant preuve de transparence.
[Traduction]
Le président : Y a-t-il d’autres points de vue?
[Français]
Le sénateur Pratte : Personnellement, je n’ai pas d’objection à ce que ça se fasse publiquement.
Le sénateur Dalphond : Moi non plus.
[Traduction]
Le président : Y a-t-il consensus autour de la table pour que nous restions en séance publique?
Des voix : D’accord.
Des voix : Avec dissidence.
Le président : D’accord, avec dissidence.
[Français]
Le sénateur Dawson : Je ne suis pas un membre régulier du comité. Toutefois, je ne voudrais pas qu’on crée des précédents. Je n’ai pas d’objection à ce qu’on tienne la séance en public. Cependant, selon mon expérience, la coutume est de préparer les rapports en privé. Je n’ai pas d’objection à ce que ce soit en public, mais je ne voudrais pas que cela devienne le précédent qui déterminera que, à partir de maintenant, les comités vont toujours débattre de la préparation du rapport en public.
[Traduction]
Le président : L’objectif de cette réunion, après avoir entendu des témoins ce matin, est de déterminer la voie à suivre pour le rapport. Comme vous le savez, et je l’ai entendu à maintes reprises autour de la table, il y a des enjeux que les honorables sénateurs voudraient que l’on annexe à titre d’observations concernant ce projet de loi. Pour aider notre personnel de soutien et de recherche de la Bibliothèque du Parlement, nous devrions leur donner des directives afin qu’ils soient en mesure de préparer une ébauche que nous distribuerons par la suite.
Je vais avoir besoin que les honorables sénateurs me donnent une idée de la voie à suivre. Je m’en remets à vous.
La sénatrice Frum : Il serait utile d’ajouter quelques observations au projet de loi. L’une des raisons porte sur le peu de temps que nous avons eu pour étudier cette mesure. En fait, ma toute première observation, c’est que ce délai me semble tout à fait insatisfaisant. Les témoignages que nous avons entendus il y a quelques instants étaient très complexes. Les représentants de deux des principaux médias sociaux nous disent qu’ils aimeraient que des amendements importants soient apportés au projet de loi. Pourtant, nous avons terminé nos travaux à cet égard; nous ne pouvons même pas examiner ces amendements, les contester ou les mettre à l’essai.
À tout le moins, j’aimerais que nous ajoutions au projet de loi une observation qui exprime notre regret de ne pas avoir eu suffisamment de temps pour l’étudier à fond ici, au Sénat.
Le président : Y a-t-il d’autres commentaires à ce sujet?
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je pense que si on formule ce genre d’observations, on devrait ajouter le contexte public, où les responsables du processus électoral fédéral ont indiqué clairement qu’il était urgent de traiter de ce projet de loi si on voulait qu’il puisse s’appliquer à la prochaine élection. Autrement dit, on peut estimer qu’on a été bousculé dans son examen et son analyse, mais je pense qu’il y a des éléments très importants qui ont été soulignés par les deux principaux responsables du processus électoral : d’abord, le fait que ce projet de loi est le résultat de leurs recommandations et, ensuite, le fait qu’ils estimaient nécessaire qu’il soit adopté rapidement pour pouvoir l’appliquer à la prochaine élection.
[Traduction]
Le sénateur Pratte : Des représentants de Twitter et de Google nous ont parlé des plateformes sociales. Les deux organisations ont présenté des propositions d’amendement qui sont très claires. Le comité peut décider s’il aime les propositions d’amendement. Nous avons aussi reçu les observations de gens de Facebook, qui ont dit ne pas avoir de problèmes avec le projet de loi.
Je pense donc que le comité a amplement le temps de décider s’il accepte les amendements proposés par Google et Twitter ou s’il préfère l’approche de Facebook. Je n’ai pas de problème de temps quant à l’étude de ce projet de loi et je ne suis donc pas d’accord avec une telle observation.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je partage le point de vue de la sénatrice Dupuis, à savoir qu’il y a urgence d’adopter ce projet de loi pour qu’il soit applicable à la prochaine élection, en particulier pour donner des outils aux agents au chapitre des contrôles et des politiques. Cependant, il aurait fallu avoir plus de temps pour approfondir certains éléments, par exemple les outils sociaux, qu’on a simplement effleurés. Je pense que les deux éléments peuvent être retenus dans la même observation.
Le président : D’autres commentaires?
[Traduction]
La sénatrice Batters : Je conviens que nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour examiner cette question. Je remarque que, oui, il est arrivé à quelques reprises que le directeur général des élections prenne sur lui de mentionner que nous devons adopter ce projet de loi très rapidement, mais, en réponse à cela, j’ai soulevé la question de la date à laquelle le Sénat l’a reçu. Il est important de le souligner dans ce rapport.
Nous ne l’avons que depuis quelques semaines, et nous avons fait du très bon travail pour en faire le plus possible, mais c’est très peu de temps. Je note également que la question de Google et de Twitter hier — les numéros d’identification et de publicité — n’est qu’un exemple du genre d’amendements qui pourraient être nécessaires au projet de loi, mais nous n’avons pas eu suffisamment de temps pour les étudier.
Un autre exemple, dont j’ai parlé hier au directeur général des élections : le fait que les gouvernements étrangers publient des annonces de pleine page dans les journaux canadiens. Le directeur général des élections n’était même pas au courant de cette question; il n’a pas pu nous dire s’il croyait que l’influence étrangère posait un problème dans nos élections. Il a témoigné avant la fin de la journée d’hier, mais nous n’avons pas encore de réponse de sa part. C’est un autre exemple, mais il y en a plusieurs.
La sénatrice Frum : Je vais ajouter un exemple à celui de la sénatrice Batters.
Les représentants de Twitter proposent des amendements qu’ils disent avoir présentés au comité de la Chambre et au cabinet de la ministre. Il s’agit des amendements qu’ils ont déposés ici aujourd’hui. Le directeur général des élections nous a dit hier que c’était la première fois qu’il en entendait parler. Pour être polis, les gens de Twitter disent : « Eh bien, c’est un gros projet de loi. »
Vous êtes satisfait des amendements qui ont été proposés en trois réunions, mais qu’en est-il des amendements dont nous n’avons pas entendu parler et qui pourraient être proposés par les autres partis? Nous n’avons eu que trois réunions. Il s’agit d’une période écourtée pour étudier un projet de loi que le directeur général des élections lui-même ne semble pas très bien connaître.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aimerais revenir à ce que Michele Austin a dit tout à l’heure. Ils ont reçu les amendements de la Chambre des communes en octobre, ils les ont analysés et ils ont rencontré le gouvernement en novembre à la suite de leurs amendements. Je pense qu’il faut faire attention.
J’aurais une proposition sur le rapport lui-même. Il devrait reprendre le même format que celui que vous aviez fait sur le projet de loi C-46, c’est-à-dire un rapport factuel qui présente les éléments en jeu qu’on a examinés et pour lesquels on a entendu des positions qui ont été défendues par différentes parties. Certaines étaient en faveur, et d’autres étaient en faveur du principe, mais mettaient un bémol quant aux modalités. Autrement dit, on ne peut pas faire de ce projet de loi quelque chose qui a été concocté hier matin pour répondre à une supposée urgence qui n’en est pas une.
On sait depuis 2016 qu’il y a des problèmes et on souhaite proposer des changements au processus électoral. On sait que ça ne réglera pas tous les problèmes et que ça demandera des ajustements de la part de Twitter et de Google, comme ils nous l’ont mentionné. Je pense qu’il faut s’en tenir à ce qu’on a entendu des témoignages qui ont été présentés au comité. On a entendu plusieurs choses, mais je ne voudrais pas qu’on oublie les deux éléments que la ministre a mentionnés : la protection des droits de la vie privée et la parité hommes-femmes. Elle a offert la possibilité d’effectuer une étude parlementaire. Ce sont des choses qu’on a entendues. Alors, on peut faire rapport sur les choses qu’on a entendues.
[Traduction]
Le président : Permettez-moi de suggérer un élément de réflexion.
Comme vous le savez, le rapport ne devrait pas porter directement sur certains articles du projet de loi, parce que nous pouvons en débattre à l’étape du rapport et à l’étape de la troisième lecture, et n’importe lequel d’entre nous peut se concentrer sur un aspect du projet de loi et expliquer sa position. Je pensais que si nous ajoutions des éléments au rapport sur le projet de loi, ce serait pour attirer l’attention du Parlement ou du Sénat sur ces questions et sur le fait qu’il y a plus à faire et à enquêter. Ce projet de loi répond, dans des circonstances particulières, à une réalité sur laquelle le gouvernement, le Parlement et les Canadiens s’attendent à ce que nous légiférions.
Comme je l’ai dit et comme nous l’avons entendu ce matin, par exemple, la question de l’influence étrangère demeure très ouverte. Le Parlement ne fait que s’aventurer à légiférer sur cette question, et certains éléments sont encore ouverts. Comme vous le savez, nous avons produit un rapport il y a un an.
Humblement, je vous suggère que cela devrait être un élément de notre rapport, parce que, comme les sénateurs Dupuis et Boisvenu l’ont mentionné, nous devons ajouter d’autres réflexions plus tard. Après les élections, nous voudrons peut-être revenir sur cette question — la façon dont elle a été abordée par le directeur général des élections, le commissaire, le système en général — que nous avons entendue hier du centre des communications.
Je pensais que le rapport pourrait mettre l’accent sur certaines de ces questions, notamment le fait que la ministre nous a invités à réfléchir au fait que les partis politiques ne sont soumis à aucun système quant à la protection de la vie privée. Hier, le directeur général des élections a dit qu’il n’y avait pas de système. C’était plus ou moins sa réponse. Je me rappelle être intervenu et avoir dit : « Nous prenons note de votre réponse. » À mon avis, c’est une question que nous devrions soulever, entre autres, qui n’est pas visée par le projet de loi. Certaines de ces questions sont abordées dans le projet de loi, mais elles ne le sont pas de façon systématique. Il y a la question de la parité hommes-femmes dans les élections, que la ministre a soulevée. Je pensais que le projet de loi pourrait se concentrer sur certaines de ces questions.
Comme nous le faisons normalement, nous pouvons mentionner que le projet de loi est arrivé au Sénat à une certaine date, qu’il a été lu une deuxième fois et renvoyé à un comité à une certaine date, puis nous ferons rapport à une certaine date. Tous ceux qui liront le rapport comprendront le délai dans lequel nous fonctionnions.
Nous aurions peut-être aimé avoir plus de temps; cela ne fait aucun doute. Par contre, nous travaillons sous la contrainte du délai si nous voulons que ces dispositions soient mises en œuvre. Cela pourrait être mentionné de façon équitable dans le projet de loi sans nuire à qui que ce soit. Ce sont les faits, à mon avis.
J’aimerais que les sénateurs autour de la table nous fassent part de certaines des préoccupations qu’ils estiment que nous devrions porter à l’attention de nos autres collègues du Sénat qui n’ont pas eu l’occasion de s’asseoir autour de la table et de voir que j’ai soulevé certaines des questions. Je suis sûr qu’il y a d’autres questions que nous pourrions annexer au projet de loi.
Personnellement, et je le dis très franchement, on a l’impression que le Sénat n’a pas un rôle à jouer dans les élections parce que nous ne sommes pas élus. Eh bien, à mon avis, nous avons un rôle très important à jouer. C’est un droit garanti par la Charte. Comme certains d’entre vous l’ont dit, le droit de vote est exercé par 23 millions de Canadiens; il ne s’agit pas de 2 personnes.
Je pense que ce genre de travail est essentiel pour renforcer la vie démocratique au Canada. C’est pourquoi je suis ouvert aux suggestions que vous pourriez avoir quant à des ajouts, ce qui, à mon avis, serait une voie fertile à ouvrir. Nous pourrions soulever cette question dans nos discours à l’étape de la troisième lecture, parce que je crois que le Sénat et l’opinion publique en général gagneront à se rendre compte qu’il y a des questions à régler. Le public veut que les gouvernements et le Parlement dans son ensemble règlent ces questions de façon équitable.
Je suis désolé de vous réprimander ainsi, mais j’ai pensé qu’il serait utile de faire avancer les choses.
[Français]
Le sénateur Dalphond : J’ai peu de commentaires à ajouter à la suite de ce qui a été dit par les sénateurs Dupuis et Boisvenu ainsi que par la présidence. Nous avons eu suffisamment de temps pour maîtriser certaines parties du projet de loi qui nous intéressaient plus que d’autres. Comme tout projet de loi, celui-ci n’est pas nécessairement parfait, mais je sais qu’en français, on dit souvent que « le mieux est parfois l’ennemi du bien ».
Une élection arrive à grands pas. Ce que je retiens aussi, c’est que les témoins qui ont comparu devant le comité aujourd’hui, et le directeur général des élections hier, nous ont dit que le temps pressait et que le gouvernement souhaitait que les prochaines élections se déroulent en vertu des nouvelles règles contenues dans ce projet de loi et qu’il faut l’adopter rapidement.
Aussi, la ministre était d’avis que ce n’était que le début de la réforme et que des questions importantes étaient laissées en suspens. Il y a la question qu’a soulevée la sénatrice Dasko durant son discours au Sénat à l’étape de la deuxième lecture, au sujet des moyens efficaces pour assurer une plus grande parité des sexes parmi les candidats et au sein de la Chambre des communes. Cette importante question n’est pas traitée dans ce projet de loi et il faudra le faire éventuellement. Je crois que notre rapport doit mentionner que nous avons hâte de voir ce que proposera le gouvernement, notamment à ce chapitre.
Le sénateur Pratte : Monsieur le président, je suis d’accord avec l’approche que vous proposez. Comme le disait le sénateur Dalphond, il y a encore des sources d’inquiétude et des problèmes. On ne peut se le cacher et, au contraire, il faut le souligner.
À mon avis, nous pourrions mentionner dans le rapport qu’après avoir établi le calendrier, certains membres du comité n’ont pas eu suffisamment de temps. Cela devrait pouvoir se faire. Cependant, le plus important, c’est la liste des inquiétudes que les sénateurs ont exprimées sur les questions qui restent en suspens et les problèmes futurs qui risquent de se produire.
[Traduction]
La sénatrice Frum : Il y a suffisamment de questions de fond pour que je m’en préoccupe si cette observation n’est pas acceptable aux yeux du comité.
J’aimerais simplement profiter de l’occasion pour dire que nous en sommes peut-être aux six derniers mois du mandat d’un gouvernement majoritaire et que le gouvernement, le directeur général des élections et le commissaire nous ont mis un fusil sur la tempe en nous disant que nous avons atteint l’échéance et que nous devons nous dépêcher. Eh bien, pourquoi le gouvernement majoritaire a-t-il attendu jusqu’à la dernière minute pour présenter un projet de loi qui a une telle incidence sur le pays?
Je l’aurai dit ici et nous n’aurons pas à l’inscrire dans les observations.
Pour ce qui est des questions de fond, la ministre elle-même, qui a été appuyée par presque tous les témoins, nous a dit qu’il sera pratiquement impossible d’empêcher l’ingérence étrangère lors des élections de 2019. Je pense que cette observation pourrait être incluse dans le rapport en disant que nous sommes d’accord avec la ministre pour dire qu’il sera pratiquement impossible d’empêcher l’intervention étrangère lors de l’élection de 2019.
Le président : Je crois que notre rapport préoccupe la ministre. Nous avons entendu des témoignages à ce sujet ce matin.
J’invite les sénateurs à soulever cette question à l’étape de la troisième lecture. Je pense que c’est une question très importante qui préoccupe les Canadiens en général, parce qu’ils savent ce qui se passe dans le monde. J’ai suggéré qu’il y ait une phrase à cet égard, invitant le Parlement à continuer de réfléchir et d’analyser l’impact des prochaines élections et de faire un suivi sur cette question même de l’ingérence étrangère.
J’aimerais citer, dans le même esprit que vous, sénatrice Frum, le mémoire du directeur général des élections, hier, qui a clairement dit qu’il y a des mesures qui sont appréciables, mais quand elles sont appréciables, cela ne veut pas dire que le projet de loi contient des mesures importantes. Ce n’est pas la fin du monde. Tous l’ont reconnu, même les témoins experts que nous avons entendus. Cela fait partie de ce que nous avons entendu. Je pense que nous pourrions certainement travailler en ce sens.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je pense que l’intervention de M. Jacob ce matin devrait nous alerter sur le fait que ce n’est pas une question préélectorale ou électorale. C’est une question qui fait partie de la vie, car les interférences se produisent sur une base régulière, et ce, à différents moments dans l’histoire d’un pays. On a vu le référendum Brexit et le référendum en Écosse. C’est donc une préoccupation qui doit devenir constante et ne pas se limiter au projet de loi C-76 ni au prochain projet de loi qui sera présenté.
À la suite de la discussion avec M. Jones, j’ai été frappée par le fait que c’était la première fois que le centre comparaissait devant un comité du Sénat. Je pense que nous devons prendre l’engagement ou exprimer une préoccupation, en tant que sénateurs, quant à la nécessité pour nous de nous intéresser sur une base continue à la question de la cybersécurité ou des cybermenaces. Nous devons indiquer que des témoins nous l’ont affirmé et que nous reconnaissons avoir cette responsabilité particulière, comme sénateurs, car, comme vous le dites, il ne s’agit pas simplement des élections et du fait que les sénateurs ne sont pas élus. Cela se produit dans tous les aspects de la vie d’une nation.
Le président : Au risque de me répéter, quel que soit le résultat de l’élection, cela risque d’inciter à des interventions plus nombreuses, en fonction du contexte dans lequel les résultats se révèlent.
[Traduction]
La sénatrice Dasko : Je remplace aujourd’hui la sénatrice Lankin. Je suis très heureuse de participer à ce processus.
Je veux donner suite aux commentaires des sénateurs Dupuis et Dalphond au sujet de l’importance d’inclure quelque chose quant à la parité hommes-femmes dans ce projet de loi. Le directeur général des élections a dit lors de sa comparution que, s’il y avait une disposition prévoyant des sanctions ou des avantages accordés aux partis politiques pour la nomination d’un plus grand nombre de femmes, par exemple, il pourrait l’administrer. Il nous l’a dit très clairement.
Nous savons que l’amendement a été présenté à la Chambre et rejeté. On entend aussi dire que la ministre s’est montrée ouverte à l’idée de faire quelque chose à ce sujet, mais il n’est pas clair sous quelle forme. Je veux donc me faire l’écho de mes deux collègues pour dire que c’est quelque chose de très important.
Quant à la forme que cela prend, ce n’est pas tout à fait clair, compte tenu de la volonté de procéder rapidement avec le projet de loi. Je pense que c’est très important et que cela pourrait se faire très facilement ici ou d’une autre façon.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je pense qu’il faut se rappeler également les inquiétudes que nous avions exprimées dans le rapport qu’a produit ce comité en 2016, si ma mémoire est bonne. Il est un peu désolant de savoir que nous avons donné l’alerte en 2016 et qu’en 2018, on nous arrive avec un projet de loi en nous disant qu’on n’a pas eu le temps d’y penser. Je crois qu’il faut mentionner notre rapport de 2016 dans l’historique pour insister sur le fait que nous mettons tout le poids nécessaire sur cette recommandation, qui a été formulée en 2016.
[Traduction]
Le président : Je pense que c’est un bon argument, sénatrice.
La sénatrice Frum : À ce sujet, monsieur le président, j’aimerais connaître votre réponse à titre de spécialiste de la Charte au sein du comité. Il y a la question du projet de loi qui, en fait, a préséance sur la décision Frank, que nous attendons de la Cour suprême au sujet de la conformité de la loi actuelle avec la Charte par rapport à ce qui est écrit ici. C’est presque comme si, en n’attendant pas la décision de la Cour suprême, le gouvernement forçait la cour à agir, sinon il annulerait la décision de la Cour suprême.
Je pense qu’il vaut la peine de souligner que le gouvernement a choisi de ne pas attendre la décision de la Cour suprême et qu’il nous est difficile d’évaluer si les dispositions actuelles de la loi sont conformes à la Charte.
Le président : Si c’est aussi simple que vous venez de le dire, je pense que c’est un fait qui a été soulevé ici. Je pense que nous devons reconnaître que la question est devant la Cour suprême et qu’il y a peut-être d’autres éléments à prendre en compte au sujet de la constitutionnalité de ce projet de loi en ce qui concerne le droit de vote. Je pense que la façon dont vous l’avez exprimé était parfaite. Je veillerai certainement à ce que nous réfléchissions à cela.
La sénatrice Frum : Merci.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Nous n’avons pas entendu de témoins, à mon souvenir, qui nous ont fait peur ou qui ont dit que la déférence du Parlement envers la Cour suprême fera en sorte que le Parlement aura les mains liées par une éventuelle décision de la Cour suprême sur une loi actuelle, alors que le gouvernement veut modifier la loi. Il faut faire attention à ce que nous disons à ce chapitre. Il faut faire référence au fait que la loi actuelle est contestée devant la Cour suprême. Que le jugement n’ait pas encore été rendu, c’est une chose, mais nous ne pouvons pas dire qu’il nous est impossible d’évaluer la constitutionnalité du projet de lui, car nous avons toujours les moyens de le faire. Comme pour n’importe quelle autre loi, la constitutionnalité peut être contestée. C’est clair.
Le sénateur Boisvenu : C’est moi qui ai posé la question à la ministre. C’était, dans le fond, pour souligner l’apparence de contradiction où, dans un projet de loi, on donne le droit de prolonger indéfiniment, et qu’en même temps, ce même gouvernement est encore à contester. C’est tout ce que nous disons, et c’est la réalité.
Le président : Je crois qu’il y a moyen de le mentionner de façon factuelle et qu’il est important de le signaler au Sénat, comme je vous le souligne, pour que nos collègues comprennent que cette question est encore pendante.
Le sénateur Boisvenu : Elle sera peut-être d’actualité dans quelques mois.
Le président : Oui. Le mentionner est tout à fait logique, étant donné qu’il s’agit d’une section du projet de loi qui a fait l’objet de plusieurs questions et débats.
[Traduction]
Je pense que nous pourrions le mentionner sans — et n’importe lequel d’entre vous peut prendre la parole au Sénat et faire les commentaires que vous voulez sur cette question.
Je pense que l’important, honorables sénateurs, c’est que lorsque nous annexons une observation, c’est pour signaler au public en général qu’une question demeure ouverte. À mon avis, il est tout à fait exact de soulever la question dans le contexte de l’affaire Frank. C’est ainsi que je vois les choses. Je pense que c’est tout à fait acceptable. Soit dit en passant, j’allais moi-même soulever la question, sénateur.
La sénatrice Batters : Dans le même ordre d’idées, j’ai interrogé hier le directeur général des élections quant à la déclaration électorale actuelle que les Canadiens non-résidents doivent remplir pour voter. Je lui ai demandé s’il y avait un avertissement près de la signature de l’électeur au sujet des infractions auxquelles il pourrait être assujetti en cas de fausse déclaration. En fait, je l’ai imprimé, parce qu’il ne m’a pas donné de renseignements clairs à ce sujet.
Aujourd’hui, j’ai consulté le site web d’Élections Canada et le formulaire intitulé « Demande d’inscription et de bulletin de vote spécial (pour les électeurs canadiens résidant à l’étranger) ». C’est le formulaire EC 78500-X. Au bout du compte, il n’y a rien au sujet des infractions. On dit tout simplement au-dessus de la signature :
Je certifie que les déclarations suivantes sont vraies et exactes.
1. Je suis citoyen canadien. J’ai au moins 18 ans...
2. J’ai l’intention de rentrer au Canada pour y résider.
Parce que c’est la situation actuelle.
3. Tous les renseignements inscrits dans cette demande sont vrais et exacts.
À mon avis, nous devrions ajouter une observation quant à cette section, à savoir que le comité suggère que le directeur général des élections prévoit un avertissement pour signifier aux électeurs que des pénalités importantes pourraient s’appliquer en cas de fausse déclaration, afin de porter cela à l’attention des gens, juste avant qu’ils signent le formulaire.
Le président : Cela aurait pu être, d’une certaine façon, une modification à la loi. Si elle est visée par la loi ou une violation de la loi, elle est assujettie à la sanction générale prévue par la loi.
La sénatrice Batters : Eh bien, le directeur général des élections a indiqué hier qu’il n’avait pas encore révisé ce genre de formulaire, alors je pense qu’il pourrait facilement inscrire une telle modification. On devra le réviser pour tenir compte de l’élément no 2 dont je viens de parler. Il ne semble donc pas que quelque chose doive être modifié.
Le président : Je comprends très bien ce que vous dites, parce que lorsque vous revenez au Canada en passant par un aéroport et que vous faites votre déclaration aux douanes, on vous avertit que si vous faites une fausse déclaration...
La sénatrice Batters : Absolument. Cela ne devrait pas être différent.
Le président : ... vous êtes susceptible de poursuites.
La sénatrice Batters : Oui.
La sénatrice Dupuis : Pourriez-vous nous en dire davantage sur votre observation, en ce sens que, puisque le directeur général des élections a, je crois, le mandat d’éduquer les gens, nous devrions être d’avis qu’il a un mandat spécial, dans ce cas-ci, de changer les formulaires, de veiller à ce que les gens en soient informés; qu’il participe activement à la sensibilisation du public, notamment en modifiant les formulaires utilisés.
La sénatrice Batters : Oui, en ce qui concerne les conséquences et les pénalités importantes. Ce serait tout à fait acceptable.
Le président : Nous allons vérifier auprès du directeur général des élections. Quand je dis « nous », ce n’est pas moi. Je vais demander à la Bibliothèque du Parlement de vérifier. Si quelqu’un fait une fausse déclaration en affirmant qu’il a 18 ans, alors qu’il a, en fait, 17 ans, quelle est la sanction actuellement prévue par la loi? Nous allons vérifier.
Nous pourrions certainement ajouter que nous invitons le directeur général des élections, dans le cadre de son mandat général, à s’assurer que le formulaire reflète la pénalité ou la sanction qui pourrait être associée à une déclaration fausse ou erronée.
La sénatrice Batters : À mon avis, un tel avertissement devrait se trouver à proximité de la signature, et non pas deux pages avant, où les gens pourraient facilement passer par-dessus.
Le président : Je pense que cela est juste, parce que nous élargissons le droit de vote. Il faut faire comprendre aux gens qu’il y a des risques à penser qu’ils peuvent dire n’importe quoi sans être responsables.
Le sénateur Dalphond : Je suis d’accord avec la sénatrice Batters. Cela devrait être clairement énoncé. Comme l’a dit la sénatrice Dupuis, il s’agit d’éduquer les expatriés sur les conditions relatives au vote.
Nous avons entendu dire qu’un gouvernement étranger pourrait peut-être essayer de s’ingérer, et certaines personnes pourraient essayer de jouer stratégiquement et tenter de s’inscrire dans une circonscription qui n’est pas la dernière où elles ont résidé. Peut-être, devrions-nous écrire dans le rapport que nous invitons ou exhortons le directeur général des élections à veiller à ce que le formulaire soit un examen approfondi du candidat, afin de s’assurer qu’il a un lien avec la circonscription qu’il choisit et pour expliquer la nature de son lien avec la circonscription où il aimerait voter. Il devrait y avoir plus qu’un simple formulaire dans lequel on inscrit son nom et sa signature.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Est-ce qu’on a mentionné ce matin la mise en œuvre d’un système de code d’identification, comme les représentants des médias sociaux nous l’ont signalée? L’a-t-on mentionnée à titre d’observation?
La sénatrice Dupuis : Dans les modalités des questions qui devront faire l’objet de discussions?
Le président : On l’a mentionné.
La sénatrice Dupuis : Entre les plateformes et la suite des discussions avec les ministères concernés.
Le sénateur Boisvenu : Peut-on l’insérer à titre d’observation?
Le président : Oui, bien sûr, on peut le faire.
La sénatrice Dupuis : On peut le préciser.
Le président : On peut le préciser. Selon les témoignages qu’on a entendus, cela aiderait à assurer un meilleur suivi de l’intégrité du système.
[Traduction]
Il n’y a pas de mal à le mentionner, au contraire.
[Français]
Alors on l’intégrera, sénateur Boisvenu.
[Traduction]
Honorables sénateurs, nous allons certainement travailler avec le personnel de recherche à la rédaction d’une ébauche. Nous la distribuerons aux membres du comité directeur en fin de semaine, je l’espère, ou lundi. Nous allons nous assurer que vous en ayez une copie avant la prochaine réunion afin que vous puissiez la lire et, bien sûr, nous donner votre avis. Vous n’avez pas besoin d’attendre à la dernière minute pour faire vos commentaires. Si vous pensez pouvoir ajouter quelque chose à l’ébauche, je vous en serais très reconnaissant.
(La séance est levée.)