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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 60 - Témoignages du 2 mai 2019


OTTAWA, le jeudi 2 mai 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications, se réunit aujourd’hui à 10 h 30 pour procéder à l’étude du projet de loi.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour, et bienvenue. C’est un plaisir pour moi d’inviter les distingués invités que nous accueillons aujourd’hui dans l’auditoire à prendre place. Je vais les présenter à mes collègues autour de la table.

Nous avons l’honneur d’accueillir une délégation de l’État de Lagos, au Nigéria, qui est venue sur l’invitation de M. Chidi Oguamanam, qui est professeur à l’Université d’Ottawa et mon professeur de langues nigériennes. C’est M. Oguamanam qui a reçu la délégation. Elle est composée de neuf invités et est dirigée par le juge en chef de l’État de Lagos, la juge Opeyemi O. Oke. Bienvenue, madame la juge en chef. Elle est accompagnée de M. Tunde Buraimoh, membre de l’Assemblée législative de l’État de Lagos. Parmi les membres de la délégation, j’aimerais aussi souhaiter la bienvenue à Mme Olubukola Oyemike Salami, secrétaire générale de la Commission des services judiciaires de l’État de Lagos.

Vous pourrez voir comment se déroule une séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous sommes chargés aujourd’hui d’étudier le projet de loi C-75, un texte législatif d’une très grande importance qui a pour objet de modifier le Code criminel du Canada, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois corrélatives. Hier, nous avons entendu le témoignage du ministre de la Justice et d’un fonctionnaire du ministère de la Justice. C’était notre première séance sur ce projet de loi.

Ce matin, nous poursuivons notre étude sur le projet de loi et entendons les témoignages de M. Tony Paisana, coordinateur, Législation et Réforme du droit, de l’Association du Barreau canadien. M. Paisana comparaît par vidéoconférence. Bonjour, monsieur Paisana. M’entendez-vous bien?

Tony Paisana, coordinateur, Législation et Réforme du droit, Association du Barreau canadien : Oui, je vous entends bien. Merci, monsieur le sénateur.

Le président : Nous accueillons également Mme Sheena Weir, directrice administrative des Relations externes et communications, du Barreau de l’Ontario. Bienvenue, madame Weir. Elle est accompagnée de M. Will Morrison, conseiller en politique stratégique, Division de la politique. Bienvenue, monsieur Morrison.

Nous accueillons également les représentants de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Mme Frederica Wilson, directrice générale des politiques et affaires publiques, et première dirigeante adjointe. Mme Wilson comparaît par vidéoconférence. M’entendez-vous bien, madame Wilson?

Frederica Wilson, directrice générale des politiques et affaires publiques, et première dirigeante adjointe, Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Oui, je vous entends bien. Merci.

Le président : Merci, madame Wilson. M. Morgan Cooper, vice-président, est aussi avec nous en personne. Bienvenue, monsieur Cooper. Nous nous sommes rencontrés dans l’escalier.

Vous aurez tous environ cinq minutes pour présenter vos exposés, puis nous passerons à la période de questions. Les sénateurs du comité ont très hâte de vous poser des questions ou de discuter avec vous à propos de certains aspects du projet de loi.

Nous allons commencer par le représentant de l’Association du Barreau canadien, M. Tony Paisana. Monsieur Paisana, nous vous écoutons.

M. Paisana : Je vous remercie d’avoir invité l’Association du Barreau canadien à venir témoigner à propos du projet de loi C-75. L’ABC est une association nationale qui regroupe plus de 36 000 avocats, notaires, professeurs et étudiants en droit. Un aspect important de notre mandat est d’améliorer le droit et l’administration de la justice, et c’est pour cette raison que je suis ici aujourd’hui.

Je suis le coordinateur de la section Législation et Réforme du droit. Cette section regroupe, en parts égales, des procureurs de la Couronne et des avocats de la défense de toutes les régions du Canada. Personnellement, je pratique surtout le droit criminel en tant qu’avocat de la défense à Vancouver et dans les régions environnantes, mais il m’arrive de temps en temps d’agir à titre d’avocat de la Couronne ou de représenter des témoins vulnérables.

Un volet important du projet de loi C-75 porte sur le problème des délais judiciaires. J’ai été l’un des avocats de M. Jordan dans le cadre de son affaire devant la Cour suprême du Canada, celle qui nous réunit tous ici aujourd’hui. Après l’arrêt Jordan, j’ai invoqué le paragraphe 11b) pour défendre d’autres accusés. Je serai heureux de répondre à vos questions à propos de ce qui a mené à cette décision importante et de vous parler de ses conséquences.

Nous avons fait parvenir au comité une lettre traitant des modifications que la Chambre avait apportées au projet de loi ainsi qu’un résumé de notre mémoire complet sur ce projet de loi omnibus. Je ne pourrais pas aborder dans le détail l’ensemble de nos recommandations — il y en a 17 en tout —, mais vous pourrez les consulter dans notre mémoire.

Ma déclaration préliminaire portera sur un aspect du projet de loi C-75 qui, selon nous, pose particulièrement problème, à savoir la restriction des enquêtes préliminaires.

Demandez à n’importe quel juriste qui a passé un peu de temps devant les tribunaux, et il pourra vous parler de la valeur des enquêtes préliminaires dans le cadre de son travail. Un procureur de la Couronne vous parlera des cas où des affaires sérieuses ont été abandonnées sans procès, parce que l’enquête préliminaire a révélé la faiblesse du dossier. Des avocats de la défense vous expliqueront comment des plaidoyers de culpabilité ont pu être obtenus rapidement, avant le procès, parce que l’accusé s’est rendu compte, à la lumière de l’enquête préliminaire, de la solidité du dossier de la Couronne.

Les agents de police et les enquêteurs reconnaissent qu’il leur est utile de témoigner pendant l’enquête préliminaire pour se préparer aux questions de fond ou aux questions relatives à la Charte dont il sera question pendant le procès. Il y a même des témoins et des victimes qui affirment que témoigner dans le cadre de l’enquête préliminaire les aide à avoir confiance en eux et à être à l’aise dans un environnement qui est habituellement étranger et intimidant.

Cependant, nous savons que des anecdotes ne peuvent pas à elles seules servir à orienter les politiques publiques. Les analyses devraient s’appuyer sur des données probantes et des statistiques, et elles montrent elles aussi que les enquêtes préliminaires sont un moyen très utile d’épargner des coûts dans le système de justice pénale.

Les modifications apportées au cours de la dernière décennie ont restreint considérablement la portée des enquêtes préliminaires. Aujourd’hui, les enquêtes préliminaires se résument à un processus simplifié qui est habituellement lancé seulement quand on croit pouvoir en tirer l’un des avantages que j’ai mentionnés plus tôt. D’ailleurs, on procède à une enquête préliminaire dans seulement 25 p. 100 des affaires admissibles, et il n’y a habituellement pas plus de deux jours d’audiences. Les enquêtes préliminaires, quand il s’en tient, sont habituellement utilisées dans des affaires graves, même si les accusés ne sont pas passibles d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité.

Il existe peu de statistiques sur le taux d’affaires classées pour lesquelles il y a eu une enquête préliminaire. Cependant, selon une étude sur l’aide juridique récemment menée au Manitoba, environ 75 p. 100 des affaires ayant donné lieu à une enquête préliminaire ont été réglées avant le procès. Selon moi, cette statistique étonnante met en relief quelque chose d’important. Elle souligne que les enquêtes préliminaires, contrairement à ce que certaines personnes croient, aident véritablement à réduire les délais même s’il s’agit d’un processus supplémentaire dans le calendrier global du procès.

C’est aussi ce que nous avons constaté, les membres de notre organisation, procureurs de la Couronne et avocats de la défense, et moi-même dans le cadre de notre travail. En outre, je peux vous dire que, même lorsque ces affaires se rendent jusqu’à l’étape du procès, l’enquête préliminaire permet tout de même de sauver du temps. Puisque les avocats ont déjà interrogé les témoins sous serment, ils peuvent faire admettre en preuve les témoignages par voie d’admission ou simplement en demandant que la transcription des témoignages présentés pendant l’enquête préliminaire soit admissible pendant le procès. Les avocats, qui sont maintenant au courant des forces et des faiblesses du témoignage, peuvent donc mener un interrogatoire plus ciblé.

Enfin, si un témoin présente dans le cadre de l’enquête préliminaire un témoignage qui pourrait donner lieu à une requête préalable au procès, il est plus facile de cerner la requête plus tôt et faire en sorte que l’audience se déroule rapidement et de façon organisée.

Par exemple, il n’est pas rare que la partie plaignante fournisse à titre d’élément de preuve un journal intime ou des dossiers médicaux dont les avocats de la Couronne et de la défense ignoraient l’existence. La procédure juridique relative à la divulgation de ces documents peut être lancée avant le procès. On évite ainsi que la question ne surgisse en plein milieu de l’audience, ce qui entraînerait un ajournement et d’autres délais.

Les avantages pratiques des enquêtes préliminaires ne figurent dans aucun livre ni dans aucune décision; ils sont reflétés dans l’expérience des criminalistes comme ceux qui vont témoigner devant vous. Je vous prie de prêter attention à leur sagesse et leurs expériences.

Nous savons que les délais judiciaires sont un problème. Cependant, les autres mesures proposées dans le projet de loi C-75 seront plus efficaces pour résoudre ce problème si cet important mécanisme de procédure n’était pas restreint. Dans notre mémoire, nous félicitons le gouvernement pour ses propositions concernant les infractions liées au cautionnement et à l’administration de la justice, en particulier dans ce contexte. Nous présentons également quelques modifications simples visant à atténuer le problème des délais judiciaires sans nuire à l’équité des procès. Nous proposons entre autres qu’il soit possible d’obtenir un procès devant un juge seul dans une affaire de meurtre et d’accepter davantage de témoignages par voie électronique, par exemple par courriel, dans les affaires d’une importance moindre.

Cette dernière proposition avait déjà été avancée par votre comité, dans son rapport sur les délais, et nous la soulignons à nouveau dans notre mémoire complet, à la page 19.

Encore une fois, merci de nous avoir invités à témoigner à propos de ce projet de loi important. Je répondrai avec plaisir à toutes vos questions.

Le président : Merci, monsieur Paisana.

Madame Weir, vous représentez le Barreau de l’Ontario. Allez-vous partager votre temps avec M. Morrison?

Sheena Weir, directrice administrative des Relations externes et des communications, Barreau de l’Ontario : M. Morrison est ici pour répondre à vos questions. Merci beaucoup. Bonjour. Je tiens à remercier chacun d’entre vous de nous donner l’occasion de témoigner devant le comité aujourd’hui.

Le Barreau de l’Ontario réglemente les activités de 53 000 avocats et de 8 500 parajuristes autorisés dans la province de l’Ontario. Nous sommes tenus par la loi de protéger l’intérêt public, de défendre et de faire avancer la cause de la justice et de la primauté du droit et, enfin, de faciliter l’accès à la justice.

Nos remarques d’aujourd’hui porteront sur un élément du projet de loi C-75 qui, à notre avis, mine l’accès à la justice et la réglementation indépendante des professions juridiques. Nos préoccupations portent sur la classification proposée des infractions et les peines maximales qui s’y rattachent. À l’heure actuelle, le Code criminel permet à une personne accusée d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire soit de comparaître en personne devant un tribunal, soit d’être représentée par un avocat ou par un représentant.

En Ontario, les parajuristes titulaires d’un permis, les candidats à un permis d’exercice et les étudiants en droit sont tous considérés comme des représentants en vertu du Code criminel. Toutefois, l’article 802.1 du Code criminel interdit aux représentants d’un défendeur de comparaître devant un tribunal criminel si l’accusé est passible d’une peine d’emprisonnement de plus de six mois.

Le projet de loi C-75 fait passer la peine maximale par défaut, pour toutes les infractions punissables par procédure sommaire, à deux ans moins un jour d’emprisonnement. Lorsque ces peines maximales majorées seront interprétées conjointement avec l’article 802.1 du Code criminel, les représentants visés par la loi perdront leur capacité de comparaître devant les tribunaux pour des infractions punissables par procédure sommaire, sauf pour demander un ajournement. Les conséquences sur les défendeurs et sur le fonctionnement efficace du système judiciaire seront substantielles et, selon nous, négatives.

Nous craignons également un accroissement des pressions qui seront exercées sur le système d’aide juridique, lequel est sous-financé, en raison de l’augmentation du nombre de personnes « entre les deux », c’est-à-dire qui ne sont pas admissibles à l’aide juridique, mais qui ne peuvent pas non plus se payer les services d’un avocat. En Ontario, les représentants qui aident à combler cette lacune en représentant des défendeurs au criminel devant la Cour de justice de l’Ontario sont tous assujettis à la réglementation du Barreau. C’est seulement en Ontario que les parajuristes sont des professionnels juridiques indépendants, réglementés par le Barreau, et autorisés à fournir au public un ensemble défini de services juridiques axés sur la défense des intérêts, en fonction de leur formation et de leurs études.

De nombreux parajuristes représentent régulièrement des clients pour des infractions punissables par procédure sommaire. Au cours d’une année donnée, en Ontario, des milliers de personnes ont recours aux services d’un parajuriste titulaire d’un permis, dans de tels dossiers. De même, les candidats à la profession d’avocat et les étudiants en droit de l’Ontario comparaissent régulièrement devant les tribunaux des poursuites sommaires. Beaucoup de candidats et d’étudiants se présentent devant le tribunal pour parler de questions de routine, comme l’établissement du calendrier. Ils tiennent également des audiences sur le plaidoyer et des procès.

Le Barreau de l’Ontario reconnaît l’engagement du gouvernement fédéral à faire progresser l’accès à la justice, à réduire les délais judiciaires et à accroître l’équité. Toutefois, l’augmentation proposée des peines maximales, dans le projet de loi C-75, soulève trois questions importantes qui, à notre avis, vont à l’encontre de ces objectifs.

Les peines potentielles plus longues pour les affaires de déclaration sommaire de culpabilité réduisent les options en matière de représentation. Cela entrave l’accès à la justice. À l’heure actuelle, en Ontario, une personne qui n’a pas les moyens de se payer un avocat, mais qui n’est pas admissible à l’aide juridique, peut demander d’être représentée par un parajuriste, un stagiaire ou un étudiant en droit d’une clinique juridique, ce qui est plus abordable. Si ces options sont éliminées, il est probable que les personnes plus vulnérables qui font face à des peines plus longues ne seront pas représentées. Cela grèverait les ressources des tribunaux et augmenterait les délais, en raison des difficultés que les défendeurs non représentés éprouvent dans le processus judiciaire.

À ce sujet, l’Ontario et d’autres provinces connaissent actuellement des difficultés financières importantes relativement au financement de l’aide juridique. Nous conseillons vivement au comité d’examiner le lien entre les difficultés d’accès que provoque le projet de loi C-75 et les services d’aide juridique dans des affaires d’infraction criminelle et d’immigration.

La modification proposée pourrait être particulièrement préjudiciable aux accusés autochtones et racialisés, qui sont déjà représentés de façon disproportionnée dans le système de justice pénale; dans cette population, le taux de condamnation est plus élevé et le taux et la durée d’incarcération le sont aussi.

La troisième grande préoccupation du Barreau de l’Ontario est que le projet de loi C-75 élimine une composante du champ d’exercice des représentants réglementés de l’Ontario, empiétant ainsi sur notre compétence en tant qu’organisme de réglementation des professions juridiques en Ontario. La capacité du Barreau de cerner les domaines de compétence des professionnels qu’il réglemente est un élément essentiel de sa compétence et de l’indépendance des professions juridiques.

Ce pouvoir serait amoindri par la suppression, proposée par le projet de loi fédéral, d’un champ d’exercice établi pour les parajuristes, les candidats à la profession d’avocat et les étudiants en droit. Les normes en matière d’éducation, de formation et d’octroi du permis ont toutes été définies de façon à tenir compte des paramètres de l’article 802.1.

Quelqu’un a laissé entendre qu’une disposition de l’article 802.1, qui permet au lieutenant-gouverneur en conseil d’une province d’approuver un programme ou d’établir un critère, tels que modifiés par la Chambre, donnerait aux représentants, y compris les représentants en justice réglementés de l’Ontario, la possibilité de continuer de représenter des accusés.

À notre avis, cependant, cette solution entrave de façon inappropriée le régime de réglementation indépendant du Barreau et ne garantit pas suffisamment que le cadre de réglementation efficace, qui assure un accès abordable à une représentation juridique de qualité, puisse continuer d’exister.

Pour éviter de nuire aux objectifs du gouvernement fédéral en matière de justice et à la compétence de l’organisme de réglementation provincial, le Barreau de l’Ontario recommande de maintenir une catégorie d’infractions punissables d’un emprisonnement maximal de six mois. Si une telle catégorie était maintenue dans le Code criminel, l’application continue de l’article 802.1 ne posera aucun problème, et les représentants réglementés seraient autorisés à comparaître, pour ces infractions, même si ce ne serait pas toutes les infractions punissables par procédure sommaire. Cette solution permettrait de préserver le statu quo et de corriger une omission importante du projet de loi, et ce, sans nuire aux efforts visant à rationaliser et à améliorer les processus judiciaires.

J’ai terminé mon exposé. Je vous remercie de votre attention, et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, madame Weir. Vous avez fini dans les temps.

J’inviterais à présent M. Morgan Cooper à commencer son exposé. Vous avez la parole.

Morgan Cooper, vice-président, Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Merci, monsieur le président. Je viens aujourd’hui témoigner à titre de vice-président de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada. Ma collègue, Mme Frederica Wilson, participe également par vidéoconférence. Au nom de la fédération, je vais présenter notre déclaration préliminaire, puis Mme Wilson et moi-même répondrons aux questions du comité.

Je tiens à vous remercier d’avoir invité la fédération à témoigner aujourd’hui.

La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada est l’organisme coordinateur national des 14 ordres professionnels de juristes du Canada, qui ont le mandat, en vertu de la loi de leur province ou de leur territoire, de réglementer les activités des 125 000 avocats du Canada, des 3 800 notaires du Québec et des quelque 10 000 parajuristes autorisés de l’Ontario.

Nous savons que l’objectif du gouvernement, quand il a décidé de modifier le Code criminel au moyen du projet de loi C-75, était principalement de réduire les délais dans le système de justice pénale en améliorant l’efficacité du processus. Nous ne nous opposons pas à cet objectif. Cependant, nous nous préoccupons des conséquences de deux des modifications majeures proposées dans le projet de loi: la reclassification de plus d’une centaine d’infractions punissables par mise en accusation, qui deviendraient des infractions mixtes, et l’augmentation de la peine maximale, pour les infractions punissables par procédure sommaire, à deux ans moins un jour.

Nous n’allons pas nous prononcer sur le bien-fondé de cette stratégie ni sur les motifs stratégiques sous-jacents. Nos préoccupations portent sur les conséquences manifestement inattendues des modifications proposées sur le droit des accusés d’être représentés dans le cas d’une infraction punissable par procédure sommaire.

Pour économiser du temps, je ne vais pas passer en revue les dispositions dont il est question dans le projet de loi ou dans le Code criminel. Disons simplement que l’augmentation des peines maximales aura pour effet, à quelques rares exceptions près, d’empêcher les personnes accusées d’être représentées, comme c’est leur droit, pour n’importe quelle infraction punissable par procédure sommaire.

Les étudiants en droit qui travaillent dans des cliniques administrées par les facultés de droit et les candidats au permis d’exercice, aussi appelé stagiaires en droit dans certaines régions, perdraient la possibilité de représenter des défendeurs. Cela toucherait aussi les parajuristes titulaires d’un permis, mais, puisque le Barreau de l’Ontario est le seul organisme au Canada qui réglemente les parajuristes, la fédération s’en remet à ses observations en ce qui concerne les répercussions du projet de loi sur les parajuristes.

Nous croyons que l’incapacité de faire appel à un étudiant en droit ou à un stagiaire en droit à des fins de représentation aurait d’importantes conséquences. Nous n’avons pas de chiffres précis à vous donner, mais nous savons qu’il existe une dizaine de programmes cliniques grâce auxquels des étudiants peuvent représenter des personnes accusées d’une infraction punissable par procédure sommaire, des personnes qui, autrement, n’auraient pas accès à des conseils juridiques. Les stagiaires en droit qui travaillent dans des cabinets d’avocats fournissent également des services de représentation juridique dans des circonstances similaires.

Le Canada traverse une crise d’accès à la justice; le financement de l’aide juridique est limité, et un grand nombre de Canadiens soit ne sont pas admissibles à l’aide juridique, soit ne peuvent pas se payer les services d’un avocat. Nous ne pouvons donc pas nous priver de la possibilité d’être représentés par un étudiant devant un tribunal pénal. Vous devez déjà être au courant, mesdames et messieurs les sénateurs, de ce problème. La fédération, parmi d’autres intervenants, avait soulevé la question pendant l’étude du projet de loi par la Chambre des communes.

L’augmentation des peines maximales pour les infractions punissables par procédure sommaire aura des répercussions sur le droit des personnes qui représentent des défendeurs, comme l’a reconnu la Chambre des communes lors de l’étude du projet de loi C-75; et le projet de loi a d’ailleurs été modifié en conséquence. Une exception supplémentaire a été ajoutée à l’article 802.1 afin de permettre aux représentants d’agir lorsque la peine maximale est supérieure à six mois d’emprisonnement, conformément aux critères établis par le lieutenant-gouverneur en conseil de la province.

Cette modification avait pour but de surmonter les obstacles à l’accès à la justice qui avaient été portés à l’attention du comité de la Chambre. Cependant, la fédération est d’avis que la modification n’a pas vraiment d’incidence sur le problème. Avec cette modification, tout tient à la volonté des provinces de créer des programmes ou d’établir des critères afin d’autoriser les étudiants et les stagiaires en droit de continuer de représenter des défendeurs dans des affaires d’infractions punissables par procédure sommaire.

Il est tout à fait possible que certaines provinces décident de ne pas établir de tels programmes ou de tels critères. En outre, la modification entraînera certainement des incohérences entre les provinces et les territoires, ce qui est tout à fait injustifiable, peu importe la raison. Une personne accusée devrait jouir des mêmes droits en matière de représentation, peu importe où elle se trouve au Canada.

Nous tenons aussi à souligner que ce sont les barreaux qui ont le mandat de réglementer le champ d’exercice des étudiants, car ils ont la compétence et l’expertise nécessaires. Nous sommes d’avis qu’il est inapproprié de donner aux gouvernements provinciaux le pouvoir de décider si un étudiant peut comparaître dans le cadre d’une procédure sommaire.

Nous reconnaissons qu’il existe plus d’une façon d’éliminer les répercussions inattendues sur l’accès à la justice. La fédération propose d’harmoniser l’article 802.1 avec les dispositions du Code criminel relatives aux infractions de procédure sommaire, ce qui préserverait le droit des personnes accusées d’être représentées. Cette recommandation se trouve aussi dans le mémoire officiel que nous avons envoyé au comité le 29 avril 2019.

Nous reconnaissons également le bien-fondé des recommandations du Barreau de l’Ontario et d’autres organisations, qui veulent établir des catégories d’infractions de procédure sommaire pour faire en sorte que les représentants puissent continuer de comparaître dans les affaires d’infractions punissables par une peine maximale de six mois. Une autre solution, proposée par l’Association canadienne pour l’enseignement clinique du droit dans les observations écrites qu’elle a fait parvenir au comité, serait de modifier l’article 802.1 et d’inclure une annexe précisant les infractions graves punissables par procédure sommaire pour lesquelles la représentation est interdite.

Au nom de la fédération, je tiens à vous remercier vivement de votre temps et de votre patience. Mme Wilson et moi-même serons heureux de répondre à toutes vos questions.

Le président : Merci beaucoup. Selon ma liste, il y a 10 sénateurs et sénatrices qui ont des questions à poser aux témoins. Puisque nous recevons trois groupes ce matin, je demanderais aux sénateurs et aux sénatrices de poser des questions aussi concises que possible, et je m’attends à ce que les témoins répondent tout aussi succinctement.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos invités. Monsieur Paisana, comme vous le savez, le projet de loi C-75 prévoit de maintenir la suramende. Hier, lorsque j’ai questionné le ministre au sujet de la décision de la Cour suprême qui a déterminé en décembre dernier que la suramende était inconstitutionnelle, je lui ai demandé si le fait de maintenir la suramende dans ce projet de loi ne remettait pas en cause son applicabilité. J’aimerais avoir votre opinion à ce sujet. À votre avis, cette décision va-t-elle invalider la présence de la suramende dans le projet de loi C-75?

[Traduction]

M. Paisana : Non, je ne crois pas. La décision de la Cour suprême du Canada portait sur la nature obligatoire de la suramende prévue selon le libellé des modifications apportées par le gouvernement précédent.

Selon l’arrêt, l’imposition obligatoire d’une suramende, en particulier dans les cas où il y a plus d’un chef d’accusation, constituerait une peine cruelle et inhabituelle, puisque les amendes s’ajouteraient les unes aux autres.

Le projet de loi accorde maintenant aux juges le pouvoir discrétionnaire de lever la suramende dans les cas où l’accusé ne peut pas payer, corrigeant ainsi le problème qui existait dans les dispositions précédentes relatives à la suramende. Le projet de loi est donc en harmonie avec l’esprit de la décision qui a été rendue l’année dernière.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’ai une dernière question, si vous me le permettez. En ce qui a trait aux manquements aux conditions de remise en liberté, on détermine qu’un policier pourrait, dans certains cas, procéder à une arrestation s’il y a des dommages moraux, physiques ou matériels pour la victime. Qui définira s’il y a eu des dommages moraux pour une victime? Parce que la définition de « dommages moraux » ne figure pas dans le Code criminel. Est-ce que cette responsabilité incombe aux policiers ou devrait-il y avoir un amendement à cet article pour définir ce qu’on entend par des dommages moraux?

[Traduction]

M. Paisana : Si je ne me trompe, vous parlez du nouveau régime de déjudiciarisation pour les infractions contre l’administration de la justice. Dans le mémoire exhaustif que nous avons présenté, vous verrez que nous croyons nous aussi que l’expression « dommages moraux » est trop vague. Cette expression n’est jamais vraiment utilisée dans le Code criminel, hormis le régime de déclaration de la victime. Nous recommandons de supprimer les réserves relatives aux « dommages moraux », aux « dommages matériels » et à la « perte économique » pour le régime de déjudiciarisation. L’Association du Barreau canadien croit elle aussi que cela entraînera une application incohérente de ces principes par la police et par la Couronne, compte tenu de la suggestivité du concept de dommages moraux. Deux victimes pourraient avoir une opinion différente des dommages moraux occasionnés par une même infraction; par exemple, se disputer avec une personne malgré une ordonnance de non-communication. Nous avons donné un exemple de cela dans notre mémoire. Nous appuyons donc la suppression de l’expression « dommages moraux » comprise dans la partie du projet de loi portant sur le régime de déjudiciarisation.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci à vous d’être venu ce matin. J’ai une question précise pour le représentant de l’Association du Barreau canadien. Vous avez discuté du renversement du fardeau de la preuve dans le projet de loi C-75, lorsqu’il s’agit de violence contre un partenaire intime. Il y a un renversement du fardeau de la preuve pour ce qui est de la remise en liberté. Pourriez-vous nous expliquer plus précisément la raison pour laquelle vous vous opposez à ce renversement?

[Traduction]

M. Paisana : Le renversement du fardeau de la preuve en matière de cautionnement suppose obligatoirement que la personne accusée, qui est en détention et déjà en position de faiblesse, devra prouver au tribunal que sa mise en liberté est justifiée, au lieu de tenir acquis qu’elle peut être mise en liberté comme n’importe quelle autre personne accusée.

Dans notre mémoire, nous soulignons que, de façon générale, ces dispositions sont habituellement jugées inconstitutionnelles par les tribunaux en vertu de l’alinéa 11e) de la Charte, qui garantit le droit à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. La seule exception déjà reconnue a trait aux affaires de trafic de drogue. On justifie le renversement du fardeau de la preuve, dans ces affaires, en faisant valoir que le trafic de drogues présente un incitatif. Puisque l’accusé serait encouragé à continuer d’agir comme il le faisait avant d’avoir été arrêté, le risque de récidive est bien évidemment élevé. Cela fait partie de la nature de l’infraction. Les infractions de violence conjugale ne supposent pas la même chose, même si elles comprennent leurs propres problèmes.

En outre, dans notre mémoire, nous mettons en relief le fait que le projet de loi C-75 comprend d’autres modifications importantes qui obligent le juge qui établit le cautionnement à prendre en considération les antécédents de violence conjugale de l’accusé et à déterminer si l’infraction visait un partenaire intime. En conséquence, ce juge aura déjà pris en considération ces facteurs importants, et il tiendra compte de leur nature aggravante dans son raisonnement, sans qu’il soit nécessaire de renverser le fardeau de la preuve.

Un dernier point que nous voulons soulever est le fait que le renversement du fardeau de la preuve a habituellement des répercussions disproportionnées sur les accusés marginalisés ou racialisés, dans notre système de justice, parce qu’ils n’ont souvent pas les ressources qui leur permettraient de proposer un cautionnement comme plan de mise en liberté ou un autre plan approprié de libération sous caution. Ces personnes n’ont tout simplement pas les ressources suffisantes. En général, c’est sur elles que le renversement du fardeau de la preuve a le plus de répercussions. Comme la Cour suprême l’a dit dans l’arrêt Antic, la mise en détention devrait être plutôt l’exception que la règle, et c’est pourquoi ce genre de dispositions sont incompatibles avec la tendance affichée depuis longtemps par le plus haut tribunal du pays, qui consiste à décourager la mise en détention, sauf dans les affaires les plus graves.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Est-ce que l’Association du Barreau canadien s’est penchée sur la définition de « partenaire intime » et sur le manque de cohérence entre la version anglaise pour la définition de « dating partner » et de la version française pour celle de « partenaire amoureux », où on crée deux concepts qui ne concordent pas?

[Traduction]

M. Paisana : Oui, et nous sommes d’accord. Nous avons déterminé que l’expression « dating partner » pose problème, entre autres parce qu’il n’y a aucune définition acceptée dans la common law ou même dans la population en général. Deux personnes qui ont fait une sortie ensemble une unique fois sont-elles des « dating partner », même si leur rendez-vous remonte à 10 ans? L’article en question vise les partenaires intimes autant actuels que passés. Rien ne dit clairement à qui cette disposition est censée s’appliquer.

Cette disposition vise les gens qui sont dans une relation officielle, où les deux partenaires se font confiance. Si la violence contre un partenaire intime est une infraction si grave, c’est justement parce qu’il y a eu abus de confiance. C’est aussi pourquoi il faut prendre des mesures très larges. Puisqu’un « dating partner » n’a pas ce genre de relation de confiance avec la personne accusée, nous croyons que la portée de la disposition est peut-être un peu trop grande. Nous recommandons de supprimer cette partie de la définition.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ce qui est intéressant dans la définition que vous donnez, c’est que vous supposez que le dating partner implique forcément une durée, qui serait nécessaire pour établir la relation. Strictement parlant, je ne suis pas certaine que ce soit le cas, mais je vous remercie d’avoir soulevé ce point.

J’ai une question qui s’adresse à Mme Weir. Dans votre présentation, vous avez fait référence à trois éléments, mais c’est le deuxième qui m’intéresse. Qu’entendez-vous lorsque vous dites que le changement qui est proposé — soit l’augmentation des peines à deux ans moins un jour — est particulièrement désavantageux pour les accusés qui proviennent des « collectivités autochtones, racialisées ou immigrantes », qui sont déjà représentés d’une façon disproportionnelle dans le système? Selon l’expérience vécue en Ontario, qu’est-ce qui vous amène à faire ce commentaire-là?

Mme Weir : Merci de votre question.

[Traduction]

Notre deuxième élément a énormément d’importance à nos yeux. Le Barreau de l’Ontario a beaucoup parlé des mesures qui devraient être prises, et je crois aussi qu’il y a un lien à faire avec ce que mon collègue de l’Association du Barreau canadien disait à propos de la longueur de peine et des préjudices pour les populations vulnérables. Le fait est que les dispositions prévoyant des peines d’emprisonnement plus longues ou la possibilité de peines d’emprisonnement plus longues vont avoir des répercussions disproportionnées sur ces populations. Ces personnes ont déjà de la difficulté à être représentées convenablement, si elles le sont, alors il ne faut pas exacerber une situation qui est déjà déplorable. Nous croyons que cela aura des répercussions.

Lorsque le gouvernement fédéral propose d’allonger les peines, nous tenons pour acquis que cela veut dire qu’il s’attend à ce que ces peines soient imposées. Notre préoccupation est donc que les personnes qui seraient présentement passibles d’une peine de six mois se voient imposer des peines de plus de six mois, même si ce n’était pas l’objectif du projet de loi. Nous sommes très préoccupés par cette possibilité, et nous espérons que cela sera corrigé dans les amendements. Nous croyons que la recommandation de conserver la disposition prévoyant six mois sera très utile à ce chapitre.

Le sénateur Gold : J’ai étudié à l’Université de la Colombie-Britannique, et j’ai plus tard enseigné à la Faculté de droit Osgoode Hall, alors j’ai une certaine expérience des cliniques d’aide juridique, à titre d’étudiant comme de professeur. Je connais leur valeur. J’ai fait mes premières armes dans une clinique de Vancouver, il y a une éternité. Je comprends donc très bien vos préoccupations, d’où la question que je vais vous poser.

Madame Weir, ai-je bien compris votre recommandation? Voulez-vous établir une sous-catégorie de peines de six mois à partir de la catégorie des infractions qui deviendront mixtes?

Mme Weir : C’est exact.

Le sénateur Gold : Je comprends. Cela sera difficile, étant donné qu’il ne reste plus beaucoup de temps à la législature. Je voulais soulever cette préoccupation.

Monsieur Cooper, vous avez vous aussi souligné cette préoccupation et avez recommandé l’harmonisation de l’article 802.1. Y a-t-il une formulation particulière que vous nous recommandez pour le libellé? Pouvez-vous nous proposer quelque chose? À moins que quelque chose m’ait échapppé, vos observations ne précisaient pas exactement comment nous pourrions accomplir cela si les peines pour les infractions restent de deux ans moins un jour et qu’il n’y a pas de sous-catégories pour des peines plus courtes. Voilà ce que je veux savoir, de façon générale.

Aussi, je comprends votre préoccupation à propos de la nouvelle disposition qui habiliterait le lieutenant-gouverneur en conseil à régler les problèmes au nom des représentants, c’est-à-dire les étudiants en droit et les autres. Même si ce n’est pas la solution que vous préféreriez, seriez-vous prêt à l’accepter, faute de mieux, au bout du compte? Laissez-moi vous présenter les choses autrement.

Nous pouvons formuler des recommandations, et nous pouvons adopter le projet de loi, mais, en dernier lieu, c’est le gouvernement qui décide, et nous devons prendre cela en considération. Quelles seraient les conséquences pour le Barreau de l’Ontario — duquel je suis membre — et sur d’autres organisations si, en fin de compte, c’était ce qui était adopté? Qu’en serait-il pour les représentants comme les étudiants en droit et les autres? Peut-être pourriez-vous ouvrir le bal, monsieur Cooper.

M. Cooper : Merci, monsieur le sénateur. J’ai deux ou trois choses à dire. Je tiens à ajouter que je suis diplômé de l’Université Dalhousie et que j’ai travaillé pour la clinique d’aide juridique de cette université. Je sais très personnellement ce que vivent les clients et les personnes dans le besoin qui ont pu compter sur des étudiants pour les représenter.

Pour présenter ma réponse dans la même perspective, je dirais simplement encore une fois, en insistant, que la Fédération se préoccupe de cette approche, comme nous l’expliquons dans notre mémoire. Il est dit que le lieutenant-gouverneur en conseil d’une province peut prendre la décision de permettre à des étudiants, à des stagiaires en droit et à des parajuristes de représenter des défendeurs; nous nous préoccupons de la possibilité qu’il n’agisse pas et que la loi ne soit pas appliquée de façon uniforme d’une province à l’autre au Canada. Mais je crois que le plus important, c’est le fait que, si le lieutenant-gouverneur en conseil n’agit pas, les personnes accusées d’une infraction punissable par procédure sommaire et qui s’exposent à une peine maximale de deux ans moins un jour, une peine supérieure, — et il y en a beaucoup au Canada —, ne pourront pas être représentées par des gens compétents qui dans le passé les représentaient efficacement, selon nous, peu importe la province ou le territoire. C’est une préoccupation très grave.

Rapidement, j’ai une chose à ajouter : tant la recommandation de la Fédération que le fondement de la position du Barreau de l’Ontario dont j’ai parlé ont l’avantage d’assurer l’uniformité pour l’ensemble des régions du pays, et les deux permettent aux personnes, aux groupes ou aux divers non-avocats qui représentaient des accusés dans le passé de continuer à le faire.

Peut-être que ma collègue, Mme Wilson, aimerait offrir un point de vue différent pour répondre à la question du sénateur.

Mme Wilson : Je dirais seulement, pour répondre à votre question sur l’harmonisation, qu’il y a deux ou trois façons d’y arriver. Vous pourriez autoriser les représentants à agir dans des affaires où l’infraction est punissable d’une peine plus longue. Vous pourriez également, par exemple, suivre la recommandation du Barreau de l’Ontario d’établir une catégorie d’infractions punissables par une peine maximale de six mois. Ce serait une façon d’atteindre ce but.

Le sénateur Gold : Merci. Pour que ce soit clair, nous avons le choix entre une sous-catégorie ou une modification pour faire en sorte que les représentants puissent continuer à agir au nom des personnes accusées d’une infraction de procédure sommaire, afin que tous soient en harmonie avec les dispositions du Code criminel portant sur les peines de deux ans moins un jour plutôt que sur les peines de six mois. Ai-je bien compris? Est-ce bien ce que vous vouliez dire lorsque vous avez parlé d’harmonisation?

Mme Wilson : Les deux solutions sont possibles.

Le sénateur Gold : Je veux tirer de vous le plus d’information utile que possible.

Le président : Votre but est de nous proposer une formulation. Vous aurez le temps de nous proposer quelque chose d’ici 48 heures. Nous comptons sur vous.

Mme Weir : Si nous préférons comme option la sous-catégorie, c’est qu’elle résout également d’autres questions d’accès à la justice dans le cas des infractions punissables de peines plus courtes, des infractions qui, jusqu’à maintenant, étaient punissables d’une peine d’emprisonnement de six mois. Cela aurait des répercussions. Je voulais vous rappeler ces préoccupations également. Merci, monsieur le sénateur.

Le sénateur Pratte : Ma question s’adresse à M. Paisana. Hier, les fonctionnaires du ministère de la Justice ont témoigné devant nous à propos des enquêtes préliminaires. Nous leur avons demandé de justifier leur position. Ils ont commencé par nous donner des renseignements tirés de Statistique Canada selon lesquels la durée médiane des affaires où il y avait eu des enquêtes préliminaires était de 433 jours. La durée médiane des autres affaires était de 106 jours.

Deuxièmement, ils nous ont dit que de nombreuses personnes, y compris les procureurs généraux des provinces, demandent depuis des années l’élimination des enquêtes préliminaires. Ils ont ajouté que la position du ministère de la Justice sur le projet de loi C-75 est un compromis entre ceux qui souhaitent conserver ces enquêtes et ceux qui veulent s’en débarrasser.

M. Paisana : Merci de poser cette question. Les statistiques ne présentent probablement pas un portrait complet de la réalité. Habituellement, les enquêtes préliminaires sont utilisées dans les affaires les plus graves, par exemple dans les affaires de meurtre. Il est bien connu que ce genre d’affaires prennent le plus de temps, dans le système de justice pénale canadien, et les enquêtes préliminaires tenues ont peu d’incidence sur leur durée. Les procédures ont toujours duré plus d’un an, parce que c’est ainsi que ces affaires se déroulent.

Ces statistiques sont trompeuses, d’une certaine façon, parce que la plupart des affaires qui vont jusqu’aux tribunaux qui ont été utilisées pour arriver à ce total de 106 jours sont réglées rapidement une fois devant les tribunaux. Il s’agit, par exemple, d’infractions touchant l’administration de la justice, dont nous avons beaucoup entendu parler par rapport à ce projet de loi, ou d’autres affaires où les enquêtes préliminaires ne sont pas autorisées actuellement. Elles le seront encore moins si la modification qui est prévue est adoptée.

Le sénateur Pratte : Merci. Je trouve votre proposition sur les enquêtes préliminaires intéressante et convaincante. Selon vous, et en fonction des critères établis, quel serait le taux des affaires dans lesquelles les deux parties accepteront qu’une enquête préliminaire soit tenue ou dans lesquelles le juge estimera qu’une enquête préliminaire sert l’intérêt de la justice? Quelle sera la proportion de ces affaires, à votre avis? Est-ce qu’il y aurait tout de même une diminution du nombre d’enquêtes préliminaires?

M. Paisana : Oui. À mon avis, la disposition relative au consentement est d’une importance particulière. La moitié de nos membres, comme je l’ai mentionné, sont des avocats de la Couronne, et ils ont été très nombreux à nous dire que les enquêtes préliminaires remplissent une fonction très importante aux fins de l’administration de la justice et dans leur travail. Puisqu’il suffit d’obtenir le consentement d’un avocat de la Couronne pour tenir une enquête préliminaire, il y aurait des façons de rationaliser le processus pour obtenir ce consentement. Par exemple, l’avocat de la Couronne peut dire : « Je consens à la tenue d’une enquête préliminaire si l’avocat de la défense accepte que seulement un ou deux témoins soient appelés et que l’interrogatoire concerne seulement les sujets établis. » Ce serait une solution élégante pour veiller à ce que les enquêtes préliminaires soient utiles pour les parties. Je crois que cela aidera à réduire les délais dans l’ensemble.

J’ajouterais aussi que l’Association du Barreau canadien a aussi fait des commentaires à propos des représentants. Si possible, nous aimerions pouvoir aborder le sujet pendant la séance.

La sénatrice Dyck : J’ai aujourd’hui une question sur les dispositions relatives à la violence contre un partenaire intime. Hier, en réponse à une question de la sénatrice Lankin, le ministre a confirmé que le projet de loi C-75 faisait l’objet d’une analyse comparative entre les sexes. Après examen du projet de loi et à la suite de la discussion d’hier, il est assez clair qu’il n’y a pas eu d’analyse du projet de loi en ce qui concerne les femmes autochtones.

Comme vous le savez, il a été établi que, par rapport aux femmes non autochtones, les femmes autochtones sont plus susceptibles d’être victimes de la violence d’un partenaire intime. Pire encore, en comparaison aux femmes non autochtones, les femmes autochtones sont plus susceptibles d’être mal protégées, dans le système judiciaire, à cause du racisme systémique lié au sexe, simplement parce qu’elles sont autochtones et femmes.

Les femmes autochtones sont plus susceptibles d’avoir comme partenaires intimes des hommes qui sont également autochtones. Bien que la violence contre les femmes non autochtones est en baisse, ce n’est pas le cas pour les femmes autochtones.

Comme vous le savez, les responsables de l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées publieront très bientôt leur rapport.

Compte tenu des faits et des caractéristiques de la violence contre les femmes autochtones, pensez-vous que le projet de loi C-75 améliorera l’équité pour les femmes autochtones, dans le système judiciaire? Les protégera-t-il correctement? Elles sont les plus vulnérables et les plus surreprésentées parmi les victimes de violence conjugale. J’attends la réponse des représentants de l’Association du Barreau canadien.

M. Paisana : Vous avez évoqué des motifs qui, malheureusement, dépassent la portée du Code criminel. Il s’agit d’un problème multifactoriel. Le Code criminel est un outil qui sert à faire appliquer les dispositions du droit pénal.

Dans la mesure où il a quand même un rôle à jouer, je dirais deux ou trois choses. D’abord, nous sommes d’accord pour reconnaître que la violence contre un partenaire intime constitue une circonstance aggravante et que ce soit mis en évidence partout dans le Code criminel, comme le propose le projet de loi C-75. Il est important de recalibrer le Code criminel à la lumière des principes et des préoccupations que vous avez soulevées.

Nos préoccupations, relativement aux dispositions sur la violence contre un partenaire intime, sont liées à l’équilibre nécessaire. J’ai parlé tout à l’heure de l’équilibre nécessaire dans la détermination des cautionnements, et nous avons d’autres suggestions touchant l’équilibre nécessaire à l’étape de la détermination de la peine.

Il est également important de reconnaître que les Autochtones sont souvent aussi les accusés dans ces cas. Nous ne voulons pas, par inadvertance, en essayant de répondre à la préoccupation que vous avez soulevée, favoriser la surreprésentation des Autochtones dans la population carcérale en adoptant des modifications inutiles qui, en fin de compte, ne permettent pas d’atteindre les objectifs que vous avez fixés.

La sénatrice Dyck : Vous avez dit que le Code criminel devait être recalibré. Pourriez-vous nous faire part de vos réflexions à ce chapitre?

M. Paisana : Mon but, en ce qui concerne le recalibrage, c’est de reconnaître la nécessité de porter attention à la réadaptation et aux populations vulnérables au Canada.

Il y a certains éléments du projet de loi C-75 qui vont déjà dans ce sens. À cet égard, je pense à l’article 493.2, qui oblige les tribunaux à tenir compte de la surreprésentation des Autochtones au moment de rendre leur décision relative à la mise en liberté sous caution.

Lors des précédentes audiences sur les projets de loi, nous avons longuement parlé de la nécessité de reconnaissance des circonstances à l’étape de la détermination de la peine également. Il doit y avoir un recalibrage dans le sens où on reconnaît que le Code criminel n’est pas une proposition à taille unique, qui convient à tout le monde. Dans le contexte autochtone, ces dispositions touchent différentes populations de nombreuses façons, et de manière disproportionnée, comme nous le savons tous.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous de vos exposés. J’avais une question pour les représentants du Barreau de l’Ontario et de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, mais on a déjà répondu à ma question.

Je poserai ma question au représentant de l’Association du Barreau canadien. Monsieur Paisana, dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême a déclaré qu’il y a :

[...] une culture de complaisance à l’égard des délais qui s’est répandue dans le système de justice criminelle [...]

Pensez-vous que le projet de loi C-75 s’attaque à la culture de complaisance?

Par exemple, pensez-vous qu’on devrait offrir une formation spécifique aux principaux acteurs du système de justice pénale afin d’assurer une mise en œuvre efficace des dispositions du projet de loi C-75?

M. Paisana : Je ne pense pas que le projet de loi en lui-même s’attaque à la culture de complaisance. Je peux vous dire, d’après ma propre expérience, ici à Vancouver, qu’il s’agit d’une culture qui a déjà été très rapidement rectifiée. Je pense que cette culture est en train de disparaître.

En ce qui concerne votre commentaire sur la formation, nous recommandons dans notre mémoire que le régime de déjudiciarisation proposé s’accompagne d’une formation qui sera offerte à la fois aux services de police et à la Couronne, pour s’assurer qu’ils tirent profit de cet important régime de déjudiciarisation pour les infractions contre l’administration de la justice. Ces types d’infractions n’engorgeront pas le système et seront traitées sous ce régime.

C’est une affaire d’éducation. Les services de police et la Couronne devront connaître les motifs de cette disposition et savoir pourquoi ils devraient l’utiliser quand ils le peuvent.

Le sénateur McIntyre : À part le projet de loi, quelles autres initiatives le gouvernement fédéral pourrait-il mettre en œuvre pour répondre aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans R. c. Jordan et R. c. Cody? Pensez-vous qu’une commission nationale de réforme du droit serait le meilleur moyen de le faire?

M. Paisana : Il y a trois choses. Le premier point, c’est ce que vous venez de mentionner. C’est une excellente proposition que l’ABC appuie depuis longtemps.

Le deuxième point concerne l’abrogation des peines minimales obligatoires. Elles contribuent déjà aux retards, et à un rythme croissant, depuis des années.

Le troisième point concerne un aspect que nous avons souligné devant votre comité, lors des audiences sur les délais, c’est la norme uniforme d’approbation des accusations en cas de forte probabilité de condamnation. Les procureurs fédéraux utilisent maintenant la perspective raisonnable de condamnation. Cette norme entraîne habituellement l’approbation d’un nombre beaucoup plus élevé d’accusations, qui débouchent ensuite sur des acquittements ou des suspensions de procédure, une fois que l’on se rend compte que la solidité de la preuve n’est pas ce qu’elle devrait être.

En Colombie-Britannique, nous utilisons la norme de la forte probabilité d’obtenir une condamnation et, sans surprise, nous avons des taux d’affaires judiciaires plus bas et des taux d’affaires classées plus élevés que la plupart des provinces au Canada.

Le sénateur Sinclair : Dans vos exposés, vous avez tous soulevé de nombreuses questions dont j’aimerais discuter. Toutefois, compte tenu du temps, je vais me concentrer sur les exposés du Barreau de l’Ontario et la comparution des représentants.

Je connais la disposition du projet de loi et les limites et les exclusions qu’elle créera. La disposition exclut la comparution des représentants pour des infractions de procédure sommaire, et je suis d’accord.

Il faut faire quelque chose pour que dans certains cas, les étudiants en droit, en particulier, soient autorisés à comparaître sous supervision. En tant que juge, j’ai vu les avantages de ces comparutions, pas seulement du point de vue de la vitesse de traitement des accusations, mais également en raison de l’expérience que les jeunes étudiants en droit peuvent en tirer.

Compte tenu du fait qu’il est possible que le projet de loi soit adopté avec un nombre accru d’infractions de procédure sommaire qui pourraient donner lieu à une peine de la durée maximale prévue, pensez-vous qu’il soit nécessaire de limiter les comparutions des représentants, pendant une procédure, par exemple, de façon qu’une personne ayant reçu une formation juridique appropriée puisse agir pendant le procès? Pourriez-vous me donner vos avis sur cette question?

Mme Weir : Je suis ravie de commencer, et M. Morrison pourrait vouloir ajouter certaines choses.

Actuellement en Ontario, les parajuristes et les étudiants sous supervision s’occupent d’une série d’infractions particulières; nous pensons donc que ce serait très différent s’ils s’occupaient des peines allant jusqu’à deux ans. Il serait difficile de les priver de l’accès à la justice. Nous pensons que c’est un problème.

Je pense qu’il y a 450 parajuristes environ, dont 100 à 150 qui consacrent une grande partie de leur temps à s’occuper des milliers de clients. Comme vous le savez, les sociétés étudiantes d’aide juridique s’occupent en tout temps d’environ 400 clients.

Nous pensons que cela aura de grandes répercussions. C’est très difficile d’ignorer ce problème, car nous gérons nos activités dans le respect des dispositions sur les six mois sans renouveler la formation et sans examiner les compétences, dans un contexte plus large.

Will Morrison, conseiller en politique stratégique, Division de la politique, Barreau de l’Ontario : Si j’ai bien compris votre question, monsieur, vous voulez savoir si nous serions prêts à autoriser les représentations à certaines étapes des procédures.

Nous avons beaucoup consulté avec les parajuristes et les étudiants en droit. Ils assument actuellement la pleine représentation, que ce soit pour les clients des cliniques juridiques, ou pour les personnes qui ont demandé les services d’un parajuriste. Ils peuvent actuellement être présents au procès, et c’est ce qu’ils font.

Nous craignons que les clients potentiels et les personnes qui ont besoin de ces services hésitent à faire appel aux services d’une société étudiante d’aide juridique, d’un étudiant en droit ou d’un parajuriste, disons, s’ils savent qu’au final, ce représentant n’ira pas jusqu’au bout. Cela fait augmenter leurs coûts et les retarde dans le règlement de leur affaire.

M. Cooper : Je vais demander à ma collègue, Mme Wilson, de répondre directement à votre question.

Mme Wilson : Je dirais que ce que Mme Weir a dit au sujet du Barreau est certainement un argument valable. Actuellement, les étudiants se chargent des affaires pour lesquelles la peine maximale est de six mois, et cela suscite beaucoup d’intérêt. Il est clair qu’ils s’occupent, de manière générale, des infractions les moins graves, ou du moins, de celles qui ont les conséquences les moins graves. Mais les étudiants sont supervisés par des avocats, que ce soit dans les cliniques d’aide juridique ou pendant leur stage. Si nous parlons des accusés non représentés et de ceux qui ont une certaine représentation, je pense que l’argument probant est que ces personnes ont besoin d’une certaine représentation.

Nous ne sommes pas mécontents de la situation actuelle qui permet aux étudiants de comparaître pour des accusations punissables d’une peine maximale de six mois. Mais si l’autre solution consiste à les priver complètement du droit de plaider, je pense que nous serions en faveur d’être en position d’agir, même dans le cadre des infractions les plus graves, lesquelles supposent, bien sûr, leur supervision.

Le sénateur Sinclair : S’il y a une réelle possibilité que ces accusés, qui ne pourront pas comparaître avec des représentants, comparaissent sans représentant puisque, comme vous le dites, les fonds d’aide juridique rétrécissent, ou du moins diminuent, et que ces personnes n’ont pas les moyens de se payer un avocat, il y a des chances que nous voyions davantage d’accusés non représentés comparaître dans le cadre de ces accusations.

Selon vous, quelles seront les répercussions? Y aura-t-il plus de délais ou peut-être de condamnations inappropriées?

Mme Weir : Je pense que le trésorier, Malcolm Mercer, a parlé de cette question devant le comité. Il n’a pas pu venir aujourd’hui, autrement il serait ici.

J’attirerais votre attention sur ce qu’il a dit, à savoir qu’il est très probable que cela entraîne des délais supplémentaires. C’est une chose dont il a parlé quand il a comparu devant le Comité de la Chambre des communes, quand le projet de loi était à l’étude. Il a dit que, selon les juges, le système est engorgé en raison des plaideurs non représentés; ils font perdre du temps et des ressources aux tribunaux.

C’est assez ironique que nous examinions cette question de juxtaposition avec l’objectif du projet de loi, qui est d’améliorer l’efficacité, parce que cela pourrait avoir pour effet de retarder les choses, à cause des plaideurs non représentés. Nous observons la même situation en dehors du contexte pénal ainsi que dans le droit de la famille, où 70 p. 100 des personnes ne sont pas représentées. C’est un réel problème. C’est ce que je dirais.

Le sénateur Sinclair : Autre chose à ajouter, monsieur Cooper?

M. Cooper : J’ajouterais que, monsieur, d’après un certain nombre de mémoires que le comité a reçus, je sais qu’il est mentionné que les défenseurs non représentés peuvent entraîner des délais supplémentaires dans le système judiciaire, étant donné que le tribunal essaie de traiter leur affaire en s’assurant que leurs intérêts sont protégés.

Je dois souligner que, la position de la Fédération étant certainement que l’article 802.1 doit être modifié pour permettre aux représentants de comparaître, si le projet de loi devait aller de l’avant sans modification des peines, cela voudra dire que, sous réserve de ce que Mme Wilson a dit au sujet des étudiants qui font avec profit l’objet d’une supervision pendant une comparution, la question n’est pas tant celle de la sous-représentation.

Si le projet de loi est présenté dans sa forme actuelle, et que le lieutenant-gouverneur en conseil d’une province quelconque ne propose pas d’élargir la représentation au moyen de certains critères ou d’une autre façon, je pense que cela signifie nécessairement qu’il y aura moins de candidats à l’exercice ou d’accusés représentés devant les tribunaux.

La sénatrice Lankin : J’ai beaucoup de questions et si peu de temps.

Je ne poserai pas de questions sur les infractions mixtes punissables de peines allant de six mois à deux ans. Je crois avoir entendu des représentants du Barreau de l’Ontario dire que la représentation devrait être limitée aux infractions de procédure sommaire punissables de six mois, et je pense avoir entendu les représentants de la Fédération dire que cette représentation devrait être limitée à l’autre bout du spectre. Je ne suis pas certaine.

Si une position commune est envisageable, et que l’on propose un libellé qui bénéficie d’un large appui, les discussions avec le gouvernement seraient plus faciles, pour ce qui est de vouloir accepter ou non ces modifications. Je vais m’arrêter ici.

Toutefois, en ce qui concerne le changement pour les infractions de procédure sommaire punissables d’une peine de six mois à deux ans, j’ai une question précise au sujet des répercussions sur les immigrants en attente de leur citoyenneté et faisant face à une possible condamnation qui sera maintenant passible d’une peine de six mois, et ce que cela signifie pour ce qui est de leur expulsion automatique. Nous examinons la question. Si vous avez des mots de sagesse à ce sujet, je vous en serais reconnaissante.

Mme Weir : Oui, nous sommes préoccupés par cela également, madame Lankin. En fait, nous craignons qu’ils perdent leur droit à la citoyenneté, absolument.

La sénatrice Lankin : Ai-je raison de dire que, au moins en Ontario, quand on est dans la grande bulle d’Ottawa, et que l’on cherche à savoir ce qu’il y a dans les budgets et tout le reste, l’aide juridique accordée pour la représentation pendant les audiences pour la citoyenneté, loin de ce dont nous parlons au sujet du Code criminel ici, est également limitée ou éliminée, ou qu’il se passe quelque chose?

Mme Weir : Le financement des réfugiés a été éliminé à l’échelon provincial. Il existe un financement à l’échelon fédéral dont le montant était d’environ 15 millions de dollars pour un programme d’environ 34 millions de dollars.

La sénatrice Lankin : D’accord. Il y a des effets qui se chevauchent.

Mon autre question concerne les partenaires intimes, les définitions et tout le reste. J’ai bien sûr entendu ce que les représentants du Barreau canadien ont dit, et j’ai les mêmes préoccupations que ma collègue, la sénatrice Dyck.

Les représentants du ministère de la Justice nous ont dit qu’il y a 15 ans, une étude a indiqué que les femmes autochtones étaient plus susceptibles de faire l’objet d’une double accusation. Depuis la mise en place de la mise en accusation obligatoire, que nombre d’entre nous approuvent, il y a eu, du moins pendant un certain temps, — nous ne sommes pas certains que la tendance continue — davantage de cas de double accusation.

Dans ma précédente expérience dans le travail communautaire, cela touchait essentiellement les femmes noires immigrantes, mais aussi, comme cela a déjà été souligné, les femmes autochtones.

Nous sommes nombreux à penser que la définition neutre dans le Code criminel pose problème. Il y a peut-être des politiques dans les forces de police, comme nous l’avons entendu hier, selon lesquelles c’est l’agresseur principal qui est accusé. Cela évolue au fil du temps. Mais, chaque fois que nous ajoutons une disposition ouverte, qui peut être utilisée sans tenir compte de la perspective sexospécifique ni de l’analyse comparative entre les sexes, et qui n’en tiennent pas compte dans les hypothèses, nous engendrons davantage de problèmes et davantage de conséquences imprévues.

Je ne sais pas si quelqu’un d’entre vous a examiné cela, Si c’est le cas, j’aimerais entendre son avis. Si ce n’est pas le cas, j’aimerais avoir des exposés de votre réseau de cliniques d’aide juridique, en particulier ceux des personnes qui travaillent sur le droit des femmes.

Mme Weir : Nous n’avons pas précisément examiné cela selon cette approche. Pour toutes ses politiques le Barreau s’appuie sur deux groupes consultatifs importants : le groupe consultatif autochtone et le groupe consultatif en matière d’équité, qui tentent tous les deux d’éclairer les politiques sous cet angle. Donc, je vous comprends.

La sénatrice Lankin : Merci.

La sénatrice Batters : Monsieur Paisana, la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien représente autant de procureurs de la Couronne que d’avocats de la défense, à l’échelle du pays, et vous vous occupez surtout de dossiers de défense au criminel, à Vancouver. Le mémoire de l’Association du Barreau canadien reflète cette perspective : pas seulement celle des avocats de la défense, mais celle des procureurs de la Couronne également.

En ce qui concerne la question des récusations péremptoires, le mémoire de l’ABC de septembre 2018 indique ce qui suit :

Nous partageons la crainte que les récusations péremptoires soient utilisées pour faire de la discrimination raciale contre les Autochtones, mais, selon notre expérience, elles sont plus fréquemment utilisées à l’avantage des Autochtones et des autres personnes racialisées. Ces populations sont disproportionnellement entraînées dans le système de justice pénale et utilisent souvent ce processus justement pour éviter un jury entièrement composé de personnes blanches.

Ensuite, votre mémoire indique également ceci :

Le projet de loi C-75 a été déposé moins de deux mois après le verdict dans l’affaire Stanley. Certaines modifications au processus de sélection du jury, y compris l’abolition des récusations péremptoires, semblent insuffisamment étudiées. Si une réforme législative est nécessaire, elle devrait être fondée sur des données empiriques produites par un examen exhaustif du système de jury. La section de l’ABC recommande au gouvernement d’effectuer des études supplémentaires avant d’apporter d’importantes modifications législatives au processus de sélection du jury.

Monsieur Paisana, j’ai la même préoccupation que l’Association du Barreau canadien, et je crois que de nombreux Canadiens pensent qu’il y a beaucoup d’interrogations et de contre-interrogatoires, dans notre système de justice pénale particulier, selon le modèle américain, alors que ce n’est pas le cas; il faut dire que nous regardons beaucoup d’émissions télévisées et de films américains. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les préoccupations de l’ABC en ce qui concerne la suppression des récusations péremptoires, en particulier pour ce qui est du préjudice potentiel à l’égard des Autochtones et des autres personnes racialisées?

M. Paisana : Nos mémoires s’appuient sur les tout premiers principes de base, selon lesquels vous avez droit à un jury composé de vos pairs, et « vos » signifie les pairs de l’accusé. Comme nous l’avons déjà entendu à maintes reprises pendant les séances, les Autochtones et les autres communautés racialisées sont surreprésentés dans le système de justice pénale. La possibilité qu’une personne qui se retrouve devant un jury qui ne ressemble pas à un jury composé de ses pairs et ne puisse pas avoir son mot à dire sur la composition de ce jury nous pose un réel problème.

Nous estimons que le processus de récusation péremptoire donne à ces accusés la possibilité d’influencer la composition du jury, de manière à ce qu’il soit plus représentatif de leurs intérêts, de leur communauté, de leur milieu culturel et de leurs expériences, tant dans la vie que dans le système de justice pénale; il leur faut un jury composé de leurs pairs, et non des pairs de tout un chacun.

La sénatrice Batters : Cette possibilité n’entraîne d’ailleurs ni dépense ni délai dans le processus des procédures pénales, ce qui, bien sûr, est une grande préoccupation pour nous, pour notre ce comité en particulier et pour tout le Canada, car nous ne voulons pas voir que la crise des délais dans les procédures pénales s’aggrave davantage au Canada.

Pourriez-vous nous dire dans le peu de temps qui nous reste, si vous avez la même préoccupation que moi. Pensez-vous que l’élimination de cet outil en particulier de la boîte à outils de ces accusés entraînerait davantage de délais en entraînant plus de demandes de récusations motivées?

M. Paisana : Je pense qu’il s’agit nécessairement du résultat de cette modification. Vous verrez davantage de demandes de récusations motivées. Elles sont chronophages. Elles sont très difficiles à présenter au nom de l’accusé et seront probablement vaines dans de nombreux cas.

De plus, vous remarquerez que selon le projet de loi, il a été proposé que les juges disposent d’une certaine possibilité de récusation péremptoire au nom de l’administration de la justice. Nous nous attendons, malheureusement, à ce que toutes sortes de demandes soient faites par les accusés pour forcer la main à un juge, pour qu’il exerce ce pouvoir en entraînant un voir-dire ou un appel, et, si le juge refuse, cela entraîne davantage de délais et davantage de demandes, alors que nous avons déjà un système dans lequel ces choses surviennent déjà assez rapidement.

De manière générale, la sélection d’un jury pour une affaire ordinaire prendra peut-être une heure, car on ne peut poser aucune question sur les récusations péremptoires. Vous examinez assez rapidement les candidats jurés. Maintenant, ce n’est pas toujours ainsi que cela se passe dans les affaires importantes où il y a des récusations motivées, mais, généralement, il s’agit d’une manière assez fluide et efficace de choisir un jury.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

Le sénateur Dalphond : Certains commentaires sur les infractions mixtes ne figurent pas dans vos mémoires. Bon nombre d’infractions passeront de la mise en accusation à la déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou à la mise en accusation selon le choix de la Couronne; c’est ce que j’appellerais les infractions mixtes. Je comprends que vous n’ayez pas fait de commentaires à ce sujet, car la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et l’Association du Barreau canadien estiment que ce n’est pas un problème.

M. Cooper : Monsieur le sénateur, c’est une question importante. Il ne fait aucun doute que, dans la mesure où, pour les infractions qui étaient auparavant passibles de peines maximales plus sévères de 5 ou 10 ans, selon le cas, si vous autorisez la Couronne à aller de l’avant par voie de procédure sommaire, vous ajoutez, je crois, aux types d’infractions qu’une personne pourrait commettre. Encore une fois, quand on prend la décision de procéder par voie de procédure sommaire, vous vous présentez devant le tribunal sachant que vous écoperez d’une peine maximale de 24 mois moins un jour.

Dans la mesure où les stagiaires en droit participent à la représentation, dans cette catégorie, s’il est question d’une infraction de procédure sommaire, ils travaillent alors sous la supervision d’avocats et ont démontré leur efficacité pour les infractions pour lesquelles ils ont été représentants, et nous avons confiance dans la supervision dont ils font l’objet.

Le sénateur Dalphond : Mais, ce n’était pas le sens de ma question. Merci.

Peut-être que les représentants de l’Association du Barreau canadien pourraient y répondre.

M. Paisana : Oui, j’ai deux observations à faire. La première, c’est que nous appuyons la création des infractions mixtes, car nous pensons qu’elles donnent davantage de souplesse à l’avocat de la Couronne quant à la façon dont il portera des accusations qui ouvrent une nouvelle série d’options de détermination de la peine qui étaient auparavent impossibles. En particulier, l’ordonnance de sursis devient disponible, pour une infraction mixte, car la peine maximale est réduite. Nous pensons qu’il s’agit d’un ajout important au Code criminel.

En ce qui concerne le problème des représentants, des conséquences imprévues et tout le reste, nous reconnaissons les préoccupations des barreaux et nous appuyons leur position de manière générale. Nous nous sommes entre autres demandé si cet organe devrait ou non adopter la définition du terme « représentant » pour exclure les étudiants en droit et les stagiaires en droit travaillant sous la supervision d’avocats. Nous pensons que ce serait une solution rapide et élégante, ou qui, du moins, comble la lacune jusqu’à ce qu’une annexe soit présentée, plus tard, quand on aura davantage de temps.

Quelqu’un a posé une question sur le libellé, et j’étais en quelque sorte en train d’y réfléchir. Vous pourriez avoir quelque chose comme ceci: « Aux fins de l’article 802.1, le terme ‘représentant’ ne désigne pas une personne sous la supervision d’un avocat en exercice au Canada, qui est un étudiant en droit inscrit dans un programme de droit agréé dans une université canadienne ou un étudiant stagiaire approuvé par un barreau au Canada. »

C’était simplement un exemple de ce que vous pourriez faire.

Le président : Merci, monsieur Paisana.

Le sénateur Dalphond : La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a fait référence au besoin d’uniformité, mais la réalité n’est-elle pas qu’il n’y a pas d’uniformité ici? Les parajuristes sont réglementés en Ontario, mais nulle part ailleurs au Canada. Les services juridiques communautaires ne peuvent offrir de services juridiques que dans la mesure où le barreau local l’y autorise, et s’ils vont au-delà de cela, ils seront poursuivis par le barreau local pour exercice illégal du droit. Lorsque vous faites référence au besoin d’uniformité, parlez-vous de quelque chose qui n’existe pas vraiment? Peut-être que la proposition du Barreau canadien est intéressante et que nous pourrions la suggérer aux membres de votre barreau afin qu’ils adoptent une définition uniforme.

M. Cooper : Monsieur le sénateur, j’aimerais laisser ma collègue, Mme Wilson, qui est directrice générale des politiques et affaires publiques, répondre à votre question.

Le président : Madame Wilson, pourriez-vous commenter brièvement ce qu’a dit monsieur le sénateur Dalphond?

Mme Wilson : Oui. Je dirais qu’il y a moins d’inconsistance qu’il n’y paraît, puisque les barreaux réglementent individuellement le champ de pratique des étudiants et des stagiaires en droit. En réalité, il y a beaucoup d’uniformité par rapport à ce qu’il leur est permis de faire ou non.

Pour ce qui est des parajuristes de l’Ontario, il s’agit d’une situation particulière. Ce n’est pas parce qu’il y a un manque d’uniformité, mais bien parce qu’ il s’agit de la seule administration au Canada où les parajuristes sont titulaires de permis.

Le président : J’aimerais attirer l’attention des sénateurs sur un élément de notre rapport, intitulé Justice différée, justice refusée, relativement à un point soulevé par monsieur le sénateur Sinclair. Je m’apprêtais à le mentionner lorsque vous avez soulevé, monsieur le sénateur, la question des accusés non représentés, un rapport de 2012 du ministère de la Justice du Canada sur le Programme d’aide juridique énonce ce qui suit :

... d’études récentes, qui ont démontré que les accusés non représentés ont moins de chance que les accusés représentés d’obtenir une mise en liberté provisoire, d’être acquittés, ou de bénéficier d’une suspension de l’instance, d’un retrait ou rejet des accusations.

En d’autres mots, ils ne font pas que ralentir le processus, mais ils n’obtiennent pas la même qualité en termes de justice que les accusés représentés. Il s’agit d’un élément très important, puisqu’il est question non seulement de temps, mais également de justice équitable. N’importe quel accusé au Canada devrait avoir droit au même degré de justice. Il s’agit d’un point très important que ce comité devrait garder en tête lorsqu’il étudiera ce projet de loi par rapport à la question posée par monsieur Sinclair.

Je vous remercie d’avoir partagé votre expérience et vos connaissances avec les sénateurs, le public et nos invités ce matin.

Nous avons maintenant la chance d’accueillir M. Daniel Brown de l’Association des criminalistes. Il est accompagné de Mme Enenajor, qui fait également partie de l’association. Nous recevons également M. William Trudell du Conseil canadien des avocats de la défense, qui contribue régulièrement à nos travaux. Monsieur Trudell et monsieur Brown, je vous souhaite la bienvenue.

Daniel Brown, vice-président, Association des criminalistes : Monsieur le président, mesdames et messieurs, bonjour.

Je représente aujourd’hui l’Association des criminalistes et je suis accompagné de ma collègue, Mme Enenajor. Je parlerai, dans le peu de temps dont je dispose, de l’enquête préliminaire. J’expliquerai pourquoi le maintien de l’enquête préliminaire pour tous les actes criminels peut aider à améliorer l’équité et l’efficacité au sein du système de justice pénale.

Mme Enenajor sera en mesure de parler au comité des changements proposés au processus de sélection des jurés ainsi que de la prolongation de la peine maximale pour toutes les infractions de procédure sommaire à deux ans moins un jour.

D’abord et avant tout, il est important de comprendre que les enquêtes préliminaires jouent plusieurs rôles dans une affaire pénale et que leur utilité peut varier d’une affaire à l’autre.

Dans certains cas, comme le sénateur Pratte l’a demandé hier — et nous l’avons entendu de la part de M. Paisana ce matin —, l’enquête préliminaire sert d’outil de sélection pour élaguer les affaires mal étayées du système de justice avant que beaucoup de temps soit consacré au ressourcement et à la poursuite de ces affaires. Cette sélection peut également réduire le temps qu’une personne accusée passe inutilement en détention pour quelque chose qu’elle n’a pas fait ou qui ne peut pas être prouvé en cour.

Il serait fautif de penser qu’il est possible de prendre le temps alloué à l’enquête préliminaire et de le remplacer par un procès afin d’assurer que justice soit rendue en temps opportun. Les enquêtes préliminaires s’apparentent plus à des audiences abrégées qu’à des procès pour un certain nombre de raisons.

Tout d’abord, un juge ne tire pas de conclusion quant à la crédibilité lors de l’enquête préliminaire et doit accepter le témoignage du témoin sur parole. Pour cette raison, les avocats axent souvent l’enquête sur l’interrogatoire des témoins les plus importants ou l’exploration des enjeux juridiques qui pourraient les aider au procès, plutôt que d’essayer de prouver au juge que le témoin ment.

Cela explique pourquoi les statistiques montrent que la plupart des enquêtes préliminaires se terminent en un jour ou deux, parce qu’elles reposent sur les questions distinctes voulues, dans certains cas, pour démontrer des violations à la Constitution ou révéler la faiblesse de la cause du procureur.

En revanche, la présentation d’une affaire criminelle dans un procès est beaucoup plus complexe et peut nécessiter la planification de semaines, voire de mois, de temps des tribunaux. C’est simplement une bonne politique d’avoir en place un mécanisme comme l’enquête préliminaire pour éliminer les causes faibles avant qu’on leur consacre beaucoup de ressources et de temps.

L’enquête préliminaire permet également la tenue de discussions fructueuses. Les procureurs peuvent reconnaître les faiblesses importantes de leur affaire, ou le défendeur peut voir qu’il n’y a aucune échappatoire dans l’affaire qui pèse contre lui. Les enquêtes préliminaires renforcent le règlement des affaires qui font l’objet d’un procès.

Certains — et nous avons entendu des gens à cet égard — peuvent se questionner sur l’importance de l’enquête préliminaire à la lumière du devoir accru de divulguer imposé à la police et à la Couronne. Cependant, il est important de préciser que la divulgation ne peut pas remplacer la fonction de communication préalable d’une enquête préliminaire ciblée, car bien que la divulgation soit un droit constitutionnel, il n’y a pas de garantie constitutionnelle à l’égard d’une enquête policière approfondie.

Il peut arriver que les témoins refusent de parler à la police. La divulgation ne sera utile que dans la mesure où les agents de police enquêtent sur les allégations et que les témoins sont disposés à participer au processus. Rien n’oblige un témoin de la Couronne à s’entretenir avec le défendeur ou les avocats de la défense avant un procès ou un témoin à répondre honnêtement à ces questions.

Les enquêtes préliminaires garantissent également le respect du calendrier et le bon déroulement des affaires. La divulgation ou la communication préalable tardive d’un élément de preuve médical ou psychiatrique peut faire dévier un procès et mener à des ajournements prolongés pour enquêter sur ce type d’éléments de preuve et pour l’obtenir.

Il est clair que la majorité des enquêtes préliminaires ne créent pas de retard ou de lacune dans le système judiciaire. La véritable question à se poser, c’est de savoir si l’élimination des enquêtes préliminaires pour les infractions graves accroît l’équité en protégeant les témoins qui pourraient être appelés à témoigner à deux reprises. Je sais qu’il s’agit d’une préoccupation dont le ministre de la Justice, monsieur Lametti, a parlé hier.

Il peut survenir certaines occasions où les procureurs de la Couronne souhaitent protéger des témoins vulnérables, mais notre Code criminel propose déjà une trousse d’outils exhaustive afin de répondre à ces préoccupations sans qu’il soit nécessaire d’abolir les enquêtes préliminaires pour toutes les affaires.

Par exemple, le procureur de la Couronne peut demander une mise en accusation directe, applicable à n’importe quelle affaire, peu importe l’accusation, afin de passer immédiatement au procès sans passer par l’enquête préliminaire. Malgré tout, notre code criminel compte également toute une série de dispositions qui servent à protéger les témoins vulnérables, comme le droit de témoigner par télévision en circuit fermé ou derrière un écran, un avocat désigné par la cour pour contre-interroger un témoin vulnérable lorsque l’accusé se représente lui-même, une ordonnance de non-publication, ainsi que bon nombre d’autres outils qui servent à protéger les témoins vulnérables.

Une approche souple pour les enquêtes préliminaires, qui permet à l’enquête de répondre aux besoins de l’affaire, permettra de mieux répondre aux objectifs en matière d’équité et d’efficacité, en plus de permettre à la fois à la Couronne et à la défense de bénéficier de certains des nombreux avantages qu’offre une enquête préliminaire. Cette approche est évidemment bien supérieure à l’élimination complète de l’enquête préliminaire pour la plupart des infractions dans le simple but de protéger les témoins vulnérables alors qu’il existe d’autres options à cette fin.

Je vais faire quelques recommandations au comité. La première est le maintien des enquêtes préliminaires pour tous les actes criminels. La deuxième est l’adoption de réformes qui permettent la simplification des enquêtes préliminaires. Nous avons déjà parlé, dans le cadre de ce projet de loi, des stratégies de gestion des instances figurant à l’article 242, qui permettent une meilleure gestion de l’enquête préliminaire. La troisième est d’adopter des réformes qui permettraient peut-être à l’enquête préliminaire d’avoir une fonction de communication préalable tout en offrant la souplesse nécessaire pour que l’on puisse, lorsque la Couronne et la défense s’entendent sur la tenue d’une enquête préliminaire, demander au juge une autorisation de la cour si la tenue d’une enquête préliminaire est dans l’intérêt de la justice.

Merci.

Le président : Pour ceux qui nous regardent, je vais présenter à nouveau M. William Trudell, président du Conseil canadien des avocats de la défense.

William Trudell, président, Conseil canadien des avocats de la défense : Mesdames et messieurs, c’est pour moi un honneur d’être ici à nouveau. Quelqu’un m’a demandé hier où j’allais, et j’ai répondu que je me rendais à Ottawa pour parler du projet de loi C-75. On m’a dit : « Ne s’agit-il pas d’un train en marche impossible à arrêter? » J’ai répondu : « Pas du tout, je me rends au Sénat. »

Vous savez déjà que le Conseil canadien des avocats de la défense, qui est en place depuis plus de 25 ans, a souvent été un partisan public et privé des travaux du Sénat. Nous ne vous voyons pas comme étant une chambre de second examen objectif. Nous vous considérons comme étant les gardiens essentiels qui ne sont pas concernés par les initiatives politiques et qui peuvent réellement se pencher sur les détails du projet de loi qui leur est présenté.

Monsieur le président, dans le dernier groupe de témoins, je vous ai entendu parler de 48 heures. Les modifications que vous allez apporter à ce projet de loi sont historiques et fondamentales, et vous devez prendre votre temps pour le faire. Il ne fait absolument aucun doute que ce projet de loi présente des éléments intéressants et positifs. Ils reposent sur la collaboration et la consultation, le renforcement du rôle de gestion des dossiers judiciaires, la restriction de la mise en liberté sous caution et le traitement des infractions contre l’administration de la justice. Tous ces exemples proviennent de bon nombre de consultations et de collaborations dans tout le pays et avec tous les intervenants.

Cependant, avec mon plus grand respect, il n’y a eu ni collaboration ni consultation sur la question de la récusation péremptoire.

J’ai entendu dire, au sujet des audiences préliminaires, que le ministre de la Justice a parlé de statistiques. Sauf votre respect, ces statistiques ne sont pas fiables. Depuis des années, on dit que l’audience préliminaire est un obstacle et cause des retards.

Revenons en arrière. Un juge compétent préside une audience, et le critère est tellement restreint qu’il peut à peine exercer sa fonction de juge. Pourquoi ne peut-on pas modifier le critère? Pourquoi ne pas faire cela? L’arrêt Jordan est à l’arrière-plan de toutes les discussions ici, mais il n’est pas dit de changer toutes les parties fondamentales du système de justice pénale. On parlait de se pencher sur la complaisance. L’arrêt Jordan n’est pas touché. L’abolition de l’enquête préliminaire n’a aucune incidence sur le retard, puisqu’il y aura des requêtes pour divulgation présentées devant la plus haute cour. Cela causera encore plus de retards.

À mon humble avis, même si vous dites que nous parlons d’enquêtes préliminaires depuis des années, il n’y a pas eu assez de véritables consultations sur l’effet qu’ont ces enquêtes préliminaires. L’idée selon laquelle les enquêtes préliminaires grugent du temps et créent des problèmes en lien avec l’arrêt Jordan n’a aucun sens à l’heure actuelle. Partout au pays, on se penche sur la question de la complaisance, mais les enquêtes préliminaires ont toujours lieu. On s’affaire à la question de la complaisance partout au pays en l’abordant avec une approche collaborative, mais l’enquête préliminaire est toujours en vigueur. Il s’agit d’un outil incroyable.

Pour le Sénat, j’ai fait une comparaison avec une radiographie. Voilà ce qu’est une enquête préliminaire. C’est la radiographie avant l’intervention chirurgicale. Au moment de prendre des décisions concernant le projet de loi C-75, je vous demande de vous arrêter et d’examiner les aspects pour lesquels on n’a tenu aucune consultation.

Je ne veux pas froisser qui que ce soit, mais soyons honnêtes : si la décision dans l’affaire Stanley avait été une condamnation, nous ne parlerions pas de récusations péremptoires. Deux semaines avant cette décision, j’ai eu l’honneur de témoigner devant la Chambre des communes concernant la santé mentale des jurés et la façon de regrouper le jury. Il y avait des experts de partout dans le monde qui se prononçaient sur la manière d’augmenter la représentation. On a strictement rien dit sur les récusations péremptoires.

Avec tout le respect que je vous dois, je vous dirais que la décision d’éliminer la récusation péremptoire dans le projet de loi n’est pas fondée sur les faits. Elle n’est pas appuyée par des données probantes. On n’a tenu aucune consultation. C’était une réaction à une décision qui a été prise dans une affaire. Je ne dis pas que nous ne devons pas faire quelque chose à propos des tableaux des jurés, mais vous devez, toute référence gardée, prendre le temps de réfléchir et de recueillir de l’information auprès de gens de partout au pays, y compris dans le Nord, sur les conséquences de l’élimination de la récusation péremptoire.

J’adhère à l’affirmation de mon confrère selon laquelle il faudra plus de temps pour choisir des jurés, et je dirais que le projet de loi accordera plus de pouvoir au juge. Ce dernier ne devrait pas disposer d’un pouvoir accru dans le choix des jurés.

Des amendements très importants sont proposés dans ce projet de loi, et tous ceux que nous appuyons, c’est en raison de collaboration et d’études importantes. Mais il y a des dispositions du projet de loi qui n’ont pas été suffisamment étudiées, et j’espère que vous prendrez le temps de le faire parce que les amendements que vous allez apporter seront sans précédent.

Le président : Merci, monsieur Trudell.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bonjour à tous nos invités. Monsieur Trudell, on aimerait disposer de plus de temps pour étudier ce projet de loi, mais, malheureusement, on nous presse de le faire en peu de temps, une situation que je déplore.

Je suis surtout préoccupé par le sort des victimes d’actes criminels dans le processus judiciaire. En ce qui a trait aux enquêtes préliminaires, ma perception varie selon les témoignages qu’on entend. J’étais d’accord pour abolir les enquêtes préliminaires, mais je le suis de moins en moins. Pour de nombreuses victimes d’actes criminels, l’enquête préliminaire s’ajoute au traumatisme qu’elles ont vécu, surtout dans les cas d’agressions sexuelles et de violence conjugale. L’enquête préliminaire s’établit rapidement dans le processus judiciaire, mais le procès a souvent lieu des années plus tard. C’est là que l’on constate que près de 50 p. 100 des femmes qui sont agressées sexuellement ou violentées abandonneront leur plainte pour diverses raisons, mais c’est souvent parce qu’elles subissent du harcèlement entre l’enquête préliminaire et le procès. C’est malheureux, parce que seule une femme sur dix dénonce son agresseur. Alors, s’il y a une femme sur deux qui abandonne les procédures judiciaires, c’est énorme et, en fin de compte, seul un homme sur trente sera condamné à la prison dans les cas d’agressions sexuelles ou de violence conjugale.

Si on maintient l’enquête préliminaire, qu’est-ce qu’on peut améliorer dans le processus judiciaire pour réduire au maximum le traumatisme des victimes afin qu’elles puissent garder leur énergie tout au long des procédures, qui sont souvent trop longues? Je ne sais pas si ma question est claire.

[Traduction]

M. Brown : Ce que nous avons déjà constaté, c’est que, une fois que le plafond a été fixé dans l’arrêt Jordan, on a déployé beaucoup plus d’efforts pour que les procès soient plus efficaces dans le système judiciaire. On le voit non seulement dans la façon dont les juges traitent les dossiers, mais également dans la façon dont le font les procureurs et la police.

Le simple fait de fixer un plafond a atténué une des préoccupations concernant le délai trop long avant la tenue du procès.

Nous nous inquiétons parfois de témoins vulnérables qui doivent comparaître à plus d’une occasion. J’ai dit que le Code criminel prévoit déjà des instruments pour régler ce problème. L’acte d’accusation est quelque chose que le procureur de la Couronne peut utiliser avec un témoin vulnérable. Il fait une demande en vertu de l’article 571 du Code criminel afin de passer directement au procès.

Les outils existent déjà. Nous ne voulons pas une approche unique qui suppose que, dans tous les cas où il y avait une enquête préliminaire, il n’y en aura plus parce que nous sommes préoccupés par un très petit nombre de témoins vulnérables. Il faudrait procéder au cas par cas et se rappeler que l’enquête préliminaire joue encore un rôle important dans tous les autres dossiers et peut en réalité accélérer la procédure et donner lieu à un règlement beaucoup plus rapidement que prévu.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je vous regardais et j’aimerais connaître votre point de vue.

[Traduction]

M. Trudell : Au Canada, nous avons fait d’énormes progrès pour protéger les femmes et les témoins vulnérables. Il ne s’agit pas d’un cirque où les témoins arrivent et sont attaqués. Cela ne se produit plus. Les juges s’assurent que cela n’arrive pas, et l’avocat de la défense qui adopte cette approche n’obtient aucun résultat.

Dans le système de justice pénale, nous respectons les gens. Nous avons un travail à faire. Mais, au cours des dernières années, on a mis en place beaucoup de programmes d’aide aux témoins et aux victimes. Personne ne parle d’argent ici ou d’aide juridique. Le gouvernement doit appuyer davantage ces programmes afin que les témoins comprennent qu’on ne les jettera pas dans la fosse aux lions; ils vont devant un tribunal pour avoir l’occasion de parler de ce qui s’est passé.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème, monsieur, mais beaucoup de données empiriques montrent qu’il est traumatisant pour les victimes de témoigner deux fois. Elles vivent des traumatismes. Mais nous avons fait beaucoup de progrès dans notre système de justice pénale pour nous assurer que les victimes sont protégées, que les questions sont pertinentes et qu’on ne soumette pas encore une fois les victimes à de mauvais traitements, ce qui était le cas par le passé.

La fonction de communication de l’enquête préliminaire est sacrée. À l’heure actuelle, vous avez entendu des gens parler de l’interrogatoire préalable. Dans certaines régions du pays, il se peut que le procureur de la Couronne et l’avocat de la défense s’entendent pour seulement procéder à l’interrogatoire préalable d’un témoin. Mais, si vous éliminez l’enquête préliminaire, il n’y aura plus d’occasion de poser des questions et de déterminer le fondement sur lequel les éléments de preuve sont présentés.

Je mets au défi le ministre de la Justice de fournir des statistiques qui montrent que les enquêtes préliminaires ne permettent pas de gagner du temps devant la Haute Cour et de réduire les coûts des procès et qu’elles ne sont pas efficaces. L’Association du Barreau canadien vous en a également parlé ce matin et elle représente également les procureurs. C’est une étape dont on n’abuse pas, mais qui est malmenée depuis des années.

Si vous éliminez l’enquête préliminaire, à mon humble avis, ce sera beaucoup plus difficile pour la victime qui témoigne pendant un procès. On lui posera beaucoup plus de questions. Je préférerais que ces questions soient posées au début.

Bien sûr, des victimes ne sont pas bien traitées. Mais je dirais, après 45 ans passés dans le système de justice pénale, que c’est tellement rare maintenant que ce ne devrait pas être une raison pour se débarrasser d’une protection fondamentale dont on n’abuse pas et qui ne cause pas le problème soulevé par l’arrêt Jordan.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci de votre présence parmi nous aujourd’hui. Je vous ai écouté attentivement et, parfois, j’ai l’impression qu’on ne vit pas dans le même monde, probablement parce que je vois tout ça de l’extérieur du système de justice criminel.

Notre comité a entendu beaucoup de témoignages lorsqu’il a étudié, entre autres, la question des retards au sein du système de justice pénale. On a entendu dire que c’est un système qui tourne sur lui-même en circuit fermé. Des gens nous ont dit que les choses doivent changer, notamment les enquêtes préliminaires. Il s’agissait d’intervenants du milieu de la justice criminelle. J’aimerais vous poser la question à l’inverse. Vous insistez sur les avantages de l’enquête préliminaire. Du point de vue des victimes, quel est l’avantage de l’enquête préliminaire?

[Traduction]

M. Brown : Il y a un certain nombre d’avantages du point de vue du plaignant. Parfois, une victime va témoigner à l’enquête préliminaire et disparaître. Parfois, elle n’est plus disponible pour témoigner au procès. Elle n’est tout simplement pas disponible. Le témoignage recueilli pendant l’enquête préliminaire peut être présenté comme élément de preuve au procès même sans que le témoin fasse l’objet d’un contre-interrogatoire.

C’est une façon de conserver le témoignage, lorsque le témoin est disponible, et de l’utiliser plus tard. Il est recueilli à un moment où le témoin n’est pas nécessairement devant un jury ou une salle d’audience pleine. Cela se passe devant le juge, le procureur de la Couronne et l’avocat de la défense.

Un autre avantage, c’est que les témoins diront souvent que, lorsqu’ils comparaissent à l’enquête préliminaire, ils cassent la glace. Ils comprennent alors que, pendant le procès, ils seront mieux préparés. Ils savent à quoi s’attendre — le type de questions — et ils savent ce que c’est que d’être à la barre des témoins. Ils sont de meilleurs témoins pendant le procès parce qu’ils ont eu l’occasion de témoigner auparavant.

Ce n’est pas que nous concevions un système qui facilitera le processus pour la victime. Ce que nous voulons, c’est un système juste qui traitera les condamnations injustifiées et qui fera en sorte qu’une personne n’est pas déclarée coupable si elle ne devait pas l’être. Nous souhaitons un système équitable.

Parfois, un accusé écoutera le témoin pendant l’enquête préliminaire et se rendra compte qu’il s’agit d’un témoin crédible disposé à se présenter en cour et à témoigner, et il n’y aura pas de procès.

Il existe un certain nombre d’avantages. L’enquête préliminaire est utile aux deux parties. J’ai lu ce qu’a dit l’Ontario Crown Attorneys’ Association, qui a remis un mémoire et qui a témoigné dans le cadre de votre rapport sur la justice différée... Elle a affirmé que l’élimination des enquêtes préliminaires ne réglerait pas le problème des retards dans le système de justice.

J’ai témoigné sur cette question il y a environ six mois devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes. L’Alberta Crown Attorneys’ Association a également présenté un mémoire. Lorsqu’on lit les rapports, on pourrait penser que nous étions ensemble lorsque nous avons rédigé nos exposés. C’était presque du mot à mot. Nous disions tous que les enquêtes préliminaires étaient une bonne chose pour tout le monde. Même si le ministre de la Justice affirme que les provinces n’en veulent pas, les gens de première ligne — les avocats de la défense qui défendent leurs clients et les procureurs de la Couronne qui engagent des poursuites tous les jours — en veulent. C’est un élément essentiel de notre système.

M. Trudell : Supposons qu’une victime a allégué qu’elle a été agressée, par exemple. Notre système de justice pénale lui donne l’occasion d’être entendue, de témoigner, de parler du préjudice qu’elle a subi et de ce qui lui est arrivé, et il fait en sorte que quelqu’un rende des comptes.

C’est un système magique, mais il est assez dur. Il est difficile de parler des problèmes qu’on a vécus, mais j’espère que personne ne laisse entendre qu’une victime peut déclarer tout ce qu’elle veut sans être contre-interrogée. Ce n’est pas notre système. Certaines victimes pourraient dire « j’ai été agressée, c’est un très mauvais système parce que personne ne m’a écouté », mais nous pourrions produire des statistiques qui montrent que des victimes n’étaient pas fiables ou étaient motivées par autre chose. Notre système est géré par d’excellents juges et avocats qui ont la responsabilité d’administrer la justice. Ce que j’entends, c’est que les gens empoisonnent le système en affirmant que les victimes souffrent pendant les procès. On ne devrait pas faire souffrir une victime deux fois. Elle ne devrait pas avoir à témoigner deux fois. Il y a toutes sortes de restrictions à cela. On s’apprête à renoncer à un aspect extrêmement important et fondamental de la justice pénale, mais pour quelle raison? À cause d’anecdotes et de mauvais dossiers.

Lorsque la ministre McLellan était ministre de la Justice, on a tenu une table ronde, et je me souviens qu’elle est entrée dans la salle et a dit : « J’entends toutes sortes d’anecdotes concernant les horreurs et les bienfaits des enquêtes préliminaires. Je n’apporterai aucune modification avant d’avoir des données probantes fondamentales parce que c’est très important. »

Les données probantes fondamentales n’existent toujours pas. Les enquêtes préliminaires ne sont pas des facteurs qui contribuent à la situation soulevée par l’arrêt Jordan, dans nombre de circonstances, parce que nous les utilisons encore et qu’elles fonctionnent.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Maître Trudell, j’aimerais que vous m’éclairiez sur un point. Vous avez fait référence à de la complaisance dans le système. Par ailleurs, monsieur Brown, vous nous avez parlé du fait qu’il y a toutes sortes de méthodes à l’heure actuelle, et qu’on peut par exemple témoigner derrière un voile. Des éléments ont été mis au jour dans le système, et peut-être que vous pouvez m’aider à les nommer quand vous parlez de complaisance. Il y a des éléments de discrimination systémique contre les femmes. Je ne vous parle pas d’un témoin dont l’expérience fait qu’il n’est pas fiable; je vous parle de la discrimination systématique contre les femmes dans le système de justice criminelle. Si vous pouvez m’aider à voir où se situe la complaisance, peut-être que nous pourrons nous rejoindre; dans tous les cas, j’aimerais vous demander de nous aider à la cerner, car il y a des problèmes.

[Traduction]

M. Trudell : Je vais vous donner un exemple. On a parlé de gestion judiciaire des instances dans le cadre du Comité directeur sur l’efficacité et l’accès en matière de justice, du Symposium national sur la justice pénale qui se tient tous les ans, des efforts de collaboration que l’on déploie depuis des années, certains menés particulièrement par le juge en chef adjoint Pidgeon au Québec. Par le passé, un procureur de la Couronne pouvait arriver à une conférence préalable au procès sans être responsable du dossier. Il assistait à la conférence parce qu’il devait être présent. L’avocat de la défense ne pouvait pas se permettre d’être là parce qu’il n’était pas rémunéré par l’aide juridique et qu’il savait que rien n’allait se passer. Alors le juge était là parce qu’il était obligé. Voilà comment cela se passait.

Un des meilleurs éléments du projet de loi, c’est qu’il dynamise la gestion des dossiers judiciaires. À l’heure actuelle, les juges qui assurent cette gestion se roulent les manches et disent : « Mesdames et messieurs, nous avons une affaire devant nous. J’aimerais savoir de combien de temps vous aurez besoin. Avez-vous vraiment de bons arguments, monsieur le procureur? Monsieur Trudell, vous n’avez pas de défense, alors commençons par là. » Il y avait tellement de complaisance dans cet aspect seul de la justice pénale — les conférences préalables au procès. Personne n’y faisait attention.

Cela a changé à la suite de l’arrêt Jordan. Simplement cela : la complaisance dont on fait preuve dans le système de justice pénale. On a maintenant redynamisé la gestion en amont dans l’ensemble du pays grâce à l’arrêt Jordan.

Mais l’arrêt Jordan ne posait pas problème dans toutes les provinces. L’Ontario et le Manitoba tentaient d’éliminer l’enquête préliminaire en raison de problèmes soulevés dans l’arrêt Jordan.

D’autres provinces n’avaient pas cette difficulté; alors nous avons modifié le Code criminel en raison d’événements précis. Mais si vous examinez les pratiques complaisantes et les modifiez, par exemple en mettant en place une bonne gestion des cas en amont, il n’y aura plus de retards.

Ce dont vous parlez, c’est d’éliminer quelque chose de fondamental du système de justice pénale, et aucune donnée probante ne montre que l’enquête préliminaire contribue au problème. Il est possible de mieux faire les choses, mais nous ne pouvons pas fondamentalement changer le Code criminel comme solution.

Le président : Merci de votre observation.

Le sénateur Dalphond : Monsieur Brown, je ne sais pas si vous préconisez le statu quo ou un changement concernant les enquêtes préliminaires. Avant de poser ma question, je vais vous donner un peu de contexte.

Nous convenons tous que les enquêtes préliminaires ne sont pas conçues pour vérifier la crédibilité des témoins, surtout ceux de la Couronne. Ce n’est pas le but. L’enquête préliminaire a été établie à un moment où la Couronne n’avait pas l’obligation de communiquer l’information concernant le dossier. De nos jours, la Couronne doit communiquer toute l’information pertinente au dossier qu’elle possède, y compris les éléments de preuve qui sont accablants pour son dossier. C’est tout un changement.

Nous savons tous que le système de justice pénale n’est pas aussi neutre qu’on voudrait bien nous le faire croire, et en raison de son fonctionnement, particulièrement pour les victimes d’agression sexuelle, comme mon collègue le sénateur Boisvenu l’a souligné à juste titre, une enquête préliminaire est une épreuve difficile à traverser. Nous en avons vu des exemples dans les journaux.

Chacun sait que tous les gouvernements provinciaux et territoriaux ont affirmé qu’il faudrait éliminer les enquêtes préliminaires. La Cour suprême a elle-même déclaré que le Parlement devrait se pencher sur la valeur des enquêtes préliminaires compte tenu de l’arrêt Jordan. La Cour suprême a affirmé ce qui suit au paragraphe 140 de sa décision :

Par ailleurs, le Parlement voudra peut-être se pencher sur la question de la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication de la preuve. Le gouvernement devra aussi examiner si le système de justice criminelle bénéficie de ressources suffisantes, notamment pour appuyer les initiatives visant à réduire les délais.

Les enquêtes préliminaires ont été montrées du doigt par les procureurs généraux partout au pays et par la Cour suprême, qui ont dit que c’est un volet qu’on devrait améliorer. Êtes-vous encore en train de dire que le système fonctionne bien et que nous devrions maintenir la situation actuelle?

M. Brown : Non. Je pense que le projet de loi C-75 offre beaucoup d’instruments pour rendre l’enquête préliminaire plus robuste. Il renforce la capacité du juge qui préside l’enquête préliminaire de se concentrer sur celle-ci. Nous avons vu des amendements similaires en 2002 qui ont permis la présentation d’éléments de preuve non essentiels à l’enquête préliminaire. Les statistiques montrent qu’il y avait presque 20 p. 100 moins d’enquêtes préliminaires et 40 p. 100 moins d’enquêtes préliminaires pour crime grave à la suite de ces amendements.

Ce que je dis, c’est que nous n’avons pas besoin d’éliminer une garantie procédurale qui existe depuis la création du Code criminel seulement pour des raisons d’efficacité. Nous pouvons donner aux juges la capacité de réglementer et de réaliser plus de gains d’efficacité. Le projet de loi C-75 le fait déjà. Il crée un certain nombre d’infractions mixtes et prévoit que les auteurs de ces infractions ne seront plus poursuivis par mise en accusation, parce que, de toute façon, ils n’avaient pas le droit à une enquête préliminaire.

Il y aura moins de cas qui seront admissibles à une enquête préliminaire parce qu’il s’agira d’infractions mixtes. Nous pouvons déjà faire des gains d’efficacité dans le système de justice sans éliminer les garanties. Oui, le juge Moldaver a dit dans l’arrêt Jordan qu’il fallait se pencher sur les enquêtes préliminaires, mais a-t-on fait cela? Avons-nous des statistiques autres que celles qui disent...

Le sénateur Dalphond : Il est certainement un avocat et un juge chevronné en droit criminel.

M. Brown : Absolument, mais les statistiques ne donnent pas à penser que les enquêtes préliminaires causent des retards, alors nous ne voulons pas éliminer quelque chose parce que le juge Moldaver a dit qu’il faudrait peut-être se pencher là-dessus. Oui, c’est ce que nous faisons à l’heure actuelle, et tout le monde dit que ce n’est pas la bonne façon de résoudre le problème. Il existe de meilleures manières pour régler les retards.

Le sénateur Dalphond : Êtes-vous d’accord avec l’Association du Barreau canadien, qui recommande dans son mémoire qu’on limite l’accès aux enquêtes préliminaires en fonction de certains critères à la suite d’une entente entre le procureur de la Couronne et l’accusé? Autrement, s’il n’y a pas d’entente, on se présentera devant un juge, qui appliquera des critères restrictifs afin de décider s’il doit accorder une enquête préliminaire.

M. Brown : Ce n’est pas ce que je préconiserais, mais c’est peut-être un compromis qui nous permettrait d’aller de l’avant. On pourrait dire au juge que, dans un cas où l’enquête laisse un peu à désirer et où les policiers n’ont pas eu l’occasion d’interroger les témoins ou si une question précise n’a jamais été examinée, voilà l’avantage d’une enquête préliminaire. Laissez-nous entendre ces témoins précis, laissez-nous écouter ce qu’ils ont à dire concernant cette question importante parce que cela pourrait favoriser un règlement ou, plus important encore, cela pourrait révéler des difficultés que pose le dossier du procureur de la Couronne.

Je dis que c’est une transition et peut-être un compromis, mais une enquête préliminaire robuste est préférable à une demande de permission d’en avoir une.

Le sénateur Pratte : Je veux donner suite aux questions du sénateur Dalphond. Si nous sommes à la recherche de solutions, l’ABC avance une proposition. Si on laisse le pouvoir discrétionnaire au juge président, ne serait-il pas extrêmement difficile pour le juge de chaque affaire de refuser la tenue d’une enquête préliminaire après avoir examiné la complexité du cas et la vulnérabilité de la victime? N’y aurait-il pas d’énormes pressions exercées sur le juge pour permettre une enquête préliminaire parce que l’avocat de la défense le demanderait? Je me demande si cette solution potentielle en est une en réalité.

M. Brown : Des instruments existent déjà. Le paragraphe 540(7) du Code criminel permet à un procureur de la Couronne de présenter à une enquête préliminaire des éléments de preuve plausibles ou dignes de foi. Parfois, on applique cette disposition pour essentiellement éviter de demander à un témoin vulnérable de comparaître à une enquête préliminaire. Le juge décide si la défense a le droit d’interroger ce témoin ou si son témoignage sera présenté au procès.

Les juges doivent déjà décider s’ils doivent convoquer un témoin vulnérable à une enquête préliminaire, et il semble qu’ils se débrouillent très bien. Oui, bien sûr, les juges étudient toujours le pour et le contre, la vulnérabilité du témoin et le droit à une défense pleine et entière, mais cela fait partie de leur travail. C’est la raison pour laquelle ils sont généreusement payés, si l’on peut dire.

Le sénateur Pratte : Y aurait-il des cas où la Couronne et la défense conviendraient de tenir une enquête préliminaire?

M. Brown : Je ne crois pas que cela arrivera souvent, mais je pense qu’il y aura assurément certains cas où les deux parties verront que c’est avantageux pour elles. Il est également important de maintenir des critères indépendants.

Le sénateur Pratte : Si c’est tellement évident pour vous et M. Trudell que les enquêtes préliminaires sont des éléments essentiels de notre système de justice pénale encore aujourd’hui, pourquoi — comme l’a dit M. Trudell — se renvoie-t-on la balle depuis des années à ce sujet? Nombre de gens préconisent également la disparition des enquêtes préliminaires. Pourquoi?

M. Brown : C’est parce qu’on croit à tort qu’on va économiser de l’argent ou gagner du temps. Je crois qu’il s’agit d’une perception erronée parce que ce qu’on économise en amont, on le paie en double ou en triple en aval. Certains procès seront longs et plus compliqués, d’autres s’éterniseront, et on perdra du temps et des ressources dans ces affaires. Oui, on réalise des économies d’un côté, mais on finit par payer le prix fort de l’autre.

M. Trudell : Je dirais que vous constateriez que la Couronne et la défense s’entendent souvent sur le fait qu’on devrait tenir une enquête préliminaire ou un interrogatoire préalable.

Une des plaintes qui étaient soulevées concernant les enquêtes préliminaires par le passé était la suivante : imaginez que vous êtes un juge qui agit à titre d’arbitre, mais que vous ne pouvez pas rendre de décision ni ordonner de communication. Le critère était très étroit. C’était vraiment une perte d’énergie et de talent judiciaires.

Le juge Moldaver n’a pas dit qu’on devrait éliminer l’enquête préliminaire. Il a affirmé qu’on devrait peut-être se pencher là-dessus. C’est la proposition de l’Association du Barreau canadien. Le fait de changer le critère d’incarcération, c’est examiner l’enquête préliminaire. Ce que vous faites ici, c’est ce qu’a proposé le juge Moldaver. Si on est un juge d’une cour provinciale, on veut juger. Si l’incarcération ne pose pas problème, cela exerce de la pression sur le talent judiciaire, mais on a demandé à de nombreuses occasions de changer le critère. On va déplacer les demandes de communication et les demandes d’ajournement vers les procès de cours supérieures.

Je sais que la Couronne a l’obligation de communiquer sa preuve. Elle donne ce qu’elle a, mais cela ne signifie pas qu’il ne peut pas et ne doit pas y avoir une occasion de tenir un interrogatoire préalable.

Dans les affaires au civil, il y a un interrogatoire préalable, et nous parlons d’argent au bout du compte. Dans le cas présent, il s’agit de liberté, de gagne-pains, de réputations et d’incarcération. Pourquoi ne devrait-il pas y avoir d’interrogatoires préalables? C’est l’enquête préliminaire dans notre système.

À mon humble avis, l’approche réfléchie de l’Association du Barreau canadien est peut-être une réponse à ce qu’a dit le juge Moldaver et à ce dont certains gouvernements provinciaux se sont plaints.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous de vos exposés. Selon vous, quels sont les avantages et les inconvénients de la reclassification des infractions proposées? La liste d’infractions converties en infractions mixtes dans le projet de loi C-75 est-elle appropriée? Par exemple, certaines infractions devraient-elles être exclues de la liste?

M. Trudell : Les infractions de procédure sommaire n’ont de sommaire que le nom. Le délai, soit la période limite pour porter l’accusation, a été prolongé, tout comme la disposition relative à la peine. Sauf votre respect, certaines dispositions n’ont pas été mûrement réfléchies.

Je partage certaines préoccupations du groupe de témoins précédent. Il y aura beaucoup de gens au pays qui n’auront pas d’avocats ou de représentation juridique, et le gouvernement fédéral ne donnera pas d’argent pour la mise en œuvre de certains de ces changements.

Je crois qu’il s’agit d’une modification fondamentale, monsieur. On l’apporte vraiment parce qu’il y a des retards et qu’on choisira de poursuivre les gens en les accusant d’une infraction de procédure sommaire.

Cela m’inquiète beaucoup. Je pense qu’il devrait y avoir certaines exclusions, mais je crois qu’il y aura des retards, des parties non représentées et des accusés à la suite de l’augmentation du nombre d’infractions mixtes.

Le sénateur McIntyre : Ma deuxième question porte sur les audioconférences et les vidéoconférences. Le projet de loi propose d’ajouter au code des dispositions qui permettent à l’accusé, au juge et aux participants de comparaître ou de participer à l’instance à distance par audioconférence ou vidéoconférence.

À votre avis, le droit de l’accusé de contre-interroger les témoins sera-t-il pleinement protégé si le juge permet au témoin de comparaître à distance par audioconférence ou vidéoconférence?

M. Trudell : Le Comité directeur sur l’efficacité et l’accès en matière de justice a réalisé un immense travail à ce sujet. On a toujours le droit de protéger l’accusé. Le juge peut rendre cette décision, mais c’est une des caractéristiques positives reposant sur la collaboration entre tous les intervenants, et cela constitue une bonne disposition dans ce projet de loi, particulièrement en ce qui concerne les comparutions à distance où les juges doivent se rendre dans la collectivité. Un accusé peut se trouver à un endroit et la police à un autre. Cela règle le problème géographique dans le système de justice pénale, mais la préservation du droit d’un accusé est quelque chose sur lequel un juge devrait toujours être en mesure de rendre une décision.

Annamaria Enenajor, membre de comité, Association des criminalistes : La principale préoccupation au sujet de la reclassification en infractions mixtes, du point de vue de l’Association des criminalistes, est que, dans les faits, elle renvoie d’autres affaires aux tribunaux de justice provinciaux.

Le problème, c’est que cela visait à décharger les cours supérieures de la fonction de traiter certaines de ces affaires afin qu’elles puissent s’occuper d’infractions plus graves, mais cela a été fait sans aucune évaluation ou étude de la capacité des cours provinciales à traiter un plus grand nombre de causes.

Ce qui nous préoccupe à cet égard, c’est que cela alourdira le fardeau d’un système judiciaire provincial déjà surchargé et que ce n’est pas nécessairement la bonne approche, étant donné qu’aucune étude approfondie n’a été menée sur la capacité des cours provinciales et sur la façon dont la capacité peut être renforcée.

Le sénateur McIntyre : Si j’ai bien compris, on n’a pas examiné chaque infraction séparément, mais on a adopté une approche globale.

Mme Enenajor : En effet, en fonction des peines disponibles.

La sénatrice Lankin : Je vais adresser mes commentaires et mes questions à M. Trudell. Je vous remercie tous d’être ici aujourd’hui et de vos exposés.

J’aimerais parler de la question des récusations péremptoires et me concentrer sur ce sujet. Je dois dire que vous avez fait un certain nombre de déclarations fermes auxquelles j’ai réagi très vivement. Ce n’est pas la tribune pour se lancer dans un débat.

En ce qui concerne votre commentaire sur l’arrêt Stanley lorsque vous nous avez suggéré qu’il fallait être francs : s’il y avait eu une condamnation, cela ne serait pas dans le projet de loi. Personnellement, je trouve cette perspective problématique. Je pense qu’il y a eu des années d’examen et d’étude, particulièrement en ce qui concerne les peuples autochtones et le rôle que les récusations péremptoires ont joué. Je ne suis pas du tout d’accord avec vous pour dire que nous avons parcouru des miles et des miles. Nous avons progressé, mais nous n’avons pas parcouru des miles et des miles, et la route est encore longue.

Je crois que, comme vous l’avez dit, nous avons besoin de données probantes sur lesquelles se fonder, et il y a eu de nombreux textes doctrinaux à ce sujet, et beaucoup de personnes ont examiné la question. Comme vous l’avez dit, par exemple, vous pouvez citer de nombreux cas où l’on a déterminé que les témoignages des femmes en tant que victimes n’étaient pas fiables. Il doit probablement y avoir autant de condamnations injustifiées que d’évaluations erronées. Je dirais que ce que vous avez dit est anecdotique et que ce n’est pas non plus fondé sur des données probantes.

Le sénateur Sinclair, qui est ici même, est l’un des auteurs qui a écrit sur les récusations péremptoires sous divers angles. Il me semble que nous devons comprendre comment nous tirons profit, au sein du système, des récusations péremptoires, et nous avons besoin de données probantes, si vous pouvez les fournir. Pourquoi cela devrait-il se poursuivre compte tenu d’un ensemble d’anecdotes, qui, à mon avis, sont des expériences vécues et devraient compter pour quelque chose?

J’aimerais dire une dernière chose au sujet de votre commentaire selon lequel, si la décision dans l’arrêt Stanley avait été différente, il n’y aurait pas eu de problème. Je vous signale que nous avons eu la première femme autochtone procureure générale, et son expérience et ses connaissances dans ce domaine ont peut-être également eu un certain poids dans l’examen de ces questions, ce qui, dans notre système politique, est parfaitement approprié.

De votre point de vue, à la lumière des données empiriques ou probantes, pourquoi devrait-on permettre que les récusations péremptoires se poursuivent?

M. Trudell : Prenons la décision Stanley. Vous avez votre opinion, et c’est vous les sénateurs. Je vois les choses autrement.

Cela aurait dû, à ce moment-là, faire objet d’une étude collaborative. Quelqu’un a-t-il parlé à ceux qui pratiquent dans le Nord, où les résidants d’une très petite collectivité ont tous des liens les uns avec les autres? La récusation péremptoire aide sans entrer dans les questions de récusation motivée.

Sénatrice Lankin, il se peut fort bien que certains des textes qui ont été rédigés au sujet des récusations péremptoires portent sur un jury plus responsable et plus large, ce qui aurait pu mener à des consultations et à des études. C’est tout ce qu’on dit.

Regardez le rapport sur les retards et tout le travail que vous avez fait. Nous vous demandons de patienter au sujet de cette disposition. Voyez si, selon les données non seulement empiriques, mais également factuelles, la récusation péremptoire est importante ou si c’est une perte de temps que de ne pas s’en tenir qu’aux grandes villes, mais de tenir compte de certaines des petites collectivités.

Je dois vous dire que c’était le verdict. Ces mots sont sortis, « le verdict », et puis vous avez entendu ce qui s’est passé après. Il était temps de se pencher sur le sujet. Il était temps de demander au comité de la Chambre des communes d’examiner les jurys et les récusations péremptoires. C’est tout ce que je dis. Nous revenons ici et nous examinons la question, et une fois l’étude terminée, si vous décidez que cela n’en vaut pas la peine, alors débarrassez-vous-en, mais cela n’a pas encore été fait.

La sénatrice Batters : J’étais à l’extérieur de la salle pendant le temps où vous parliez de la décision Stanley, mais je suis revenue quand vous avez commencé à parler des récusations péremptoires. Monsieur Trudell, je souscris tout à fait à vos préoccupations concernant l’élimination des récusations péremptoires. Ma province natale est la Saskatchewan, et j’y pratique le droit depuis 25 ans. J’ai entendu ces mêmes préoccupations, non seulement de la part des avocats de la défense qui représentent de nombreux accusés autochtones dans des procès devant jury, mais également de la part des procureurs et des juges de la Saskatchewan.

J’aimerais que vous nous expliquiez comment l’élimination des récusations péremptoires augmentera les retards des cours criminelles et comment les avocats de la défense en droit criminel comme vous procéderont probablement si ce changement est apporté — si vos clients peuvent se le permettre, bien sûr.

Mme Enenajor : Pour ce qui est de la façon dont l’élimination des récusations péremptoires pourrait contribuer aux retards, je voudrais d’abord revenir un peu en arrière et parler de notre point de vue sur cette question.

Les personnes d’origine autochtone au Canada, ainsi que les Canadiens appartenant à une minorité raciale, sont surreprésentées en tant qu’accusés dans notre système de justice pénale et sous-représentés dans les bassins de jurés.

Il y a un mécanisme très limité pour les avocats de la défense en droit criminel lorsque leur client est un Autochtone ou une personne appartenant à une minorité raciale. Il n’y a vraiment aucun mécanisme permettant de s’assurer de la représentativité de leur communauté au sein du jury. Les récusations péremptoires sont le seul outil dont nous disposons à cet égard, pour avoir accès à l’unique juré ou aux deux ou aux trois membres du jury qui pourraient être d’origine autochtone ou appartenir à une minorité raciale, de sorte que notre client ait des membres de sa communauté dans le jury. Il s’agit là d’un aspect important du recours aux récusations péremptoires du point de vue des avocats de la défense représentant des personnes vulnérables, marginalisées ou autochtones.

En ce qui concerne les retards, ce projet de loi propose l’élimination des récusations péremptoires, qui sont un moyen rapide et efficace qui n’exige pas un processus de demande pour sélectionner des jurés qui sont plus représentatifs de notre client. De plus, il le remplace plutôt par un système qui délègue une grande partie du pouvoir aux juges.

Lorsque les juges prennent ces décisions, cela prend plus de temps, exige des demandes et les décisions sont susceptibles d’appel. Les appels peuvent être extraordinairement catastrophiques ou accablants pour le système judiciaire dans les cas d’infractions graves qui sont jugés dans un procès devant jury. Souvent, les procès devant jury durent des mois, et, lorsqu’un appel est interjeté en fonction d’une sélection du jury ou d’une instruction inadéquate lui étant transmise, l’ensemble du verdict peut être invalidé et doit faire l’objet d’un nouveau procès. Cela encombre donc le système deux fois, en raison d’un autre procès qui peut également durer des mois.

Il y a donc ce retard supplémentaire découlant du changement de ce qui est maintenant un processus facile et rapide pour un juge par un processus qui est plus vulnérable à la révision et qui risque d’être plus long.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

Le président : Merci beaucoup, madame la sénatrice, de votre intervention. C’était bref et direct.

J’ai le plaisir de vous remercier tous, monsieur Brown et madame Enenajor, représentants de l’Association des criminalistes, et monsieur William Trudell, du Conseil canadien des avocats de la défense. Vos commentaires ont été des plus utiles à notre réflexion.

M. Trudell : Puis-je vous laisser sur une brève histoire? Lors d’un récent symposium sur la justice autochtone, un aîné respecté a raconté cette histoire. La fin de semaine, dans sa famille, un des enfants allait chez leurs grands-parents. C’était sa fin de semaine. Au milieu de la nuit, on a frappé à la porte; c’était un jeune garçon de la réserve, et il a dit : « Mon père bat ma mère. Vous devez venir. »

Alors, le grand-père a dit à son petit-fils de préparer les chevaux. Il a été chercher son épouse, et ils se sont rendus à la maison. L’homme était en train de battre sa femme. La grand-mère a pris à part la femme qui se faisait battre, lui a dit qu’elle n’avait pas à supporter cela et l’a ramenée chez elle. Comme l’homme était vraiment ivre, l’aîné et le grand-père lui ont dit :« Nous allons te mettre au lit, et nous reviendrons demain matin. »

Ils y sont retournés le matin, et ils l’ont interrogé sur ce qu’il avait fait. Rapidement, voilà ce qui s’est passé : les femmes se sont rassemblées, ont parlé à l’épouse victime de violence et lui ont dit que la collectivité était là pour elle et qu’elle n’avait pas à supporter cela. Il y a eu une cérémonie de guérison pendant le dîner, et la famille a été réunie de nouveau et il n’y a plus jamais eu de problème.

Puis, l’aîné et le grand-père ont dit à l’homme : « Tu ne dois pas faire cela, et nous viendrons te voir pour nous assurer que tu ne le fais pas. Cela n’a jamais été un problème avant. »

La sénatrice Lankin : C’est une anecdote très convaincante.

M. Trudell : Permettez-moi de vous laisser avec ceci. Disons qu’on avait appelé la police. Que serait-il arrivé? Nous savons ce qui se serait passé : détention, poursuite, séparation et prison. Nous avons tant à apprendre des différentes approches de la justice pénale comme celle de ce cas-ci. C’était très puissant, et cela a ému tout le monde; il s’agit simplement d’un exemple qui montre à quel point le fait de séparer des gens de leur collectivité ne règle pas le problème.

Le président : Je vous remercie.

Je souhaite la bienvenue à nos prochains témoins. Voici M. Tom Stamatakis, président de l’Association canadienne des policiers, ainsi que M. Dale Weidman et Mme Rachel Huntsman, de l’Association canadienne des chefs de police.

Vous comprendrez que nous sommes limités par le temps, parce que la sonnerie se fera bientôt entendre.

Tom Stamatakis, président, Association canadienne des policiers : Bonjour, monsieur le président et chers membres du Sénat. Je vous remercie de m’avoir invité à comparaître devant vous aujourd’hui alors que vous poursuivez votre étude du projet de loi C-75.

Comme bon nombre d’entre vous le savent, je suis ici au nom de l’Association canadienne des policiers, un organisme qui représente plus de 60 000 civils de première ligne et agents de police assermentés. Nous sommes le plus important organisme policier au pays, et nos membres travaillent au sein d’organismes de partout au Canada.

Il est extrêmement difficile de faire une déclaration préliminaire au sujet d’un projet de loi aussi vaste que le projet de loi C-75 en seulement cinq minutes, alors j’aimerais concentrer mes observations sur deux aspects particuliers du projet de loi, puis vous laisser du temps pour poser vos questions.

D’abord et avant tout, notre organisme appuie sans réserve le principe qui sous-tend le projet de loi C-75. La réduction des retards que connaît actuellement le système judiciaire doit être une priorité pour tous les intervenants et tous les ordres de gouvernement. Depuis l’arrêt Jordan, je n’arrive même pas à exprimer correctement la frustration que j’ai entendue de la part de nos membres qui ont vu des délinquants ayant commis des crimes graves et, dans certains cas, des délinquants dangereux qui ont été remis en liberté parce que les tribunaux n’avaient pas respecté des échéances clés. Les enquêtes sont presque toujours extrêmement complexes et prennent beaucoup de temps, et le fait de voir le temps et les efforts perdus à cause des contraintes de temps est un résultat final qui n’est certainement pas dans l’intérêt supérieur de nos services de police, mais encore moins dans l’intérêt de l’objectif général d’assurer la sécurité communautaire.

Cela dit, la première préoccupation que j’aimerais aborder porte sur les amendements à ce projet de loi qui ont été adoptés par des députés pendant l’étude du comité de la Chambre des communes.

Le président : Monsieur Stamatakis, l’interprète n’arrive pas à vous suivre.

M. Stamatakis : J’essayais de m’assurer de respecter le temps alloué, mais je peux ralentir. Comme vous le savez déjà, le comité de la Chambre des communes, en s’appuyant sur le témoignage d’un certain nombre d’avocats de la défense, a supprimé les dispositions du projet de loi qui auraient simplifié le processus permettant aux policiers de présenter des éléments de preuve pendant des procès criminels.

Même si je partage, dans une certaine mesure, les préoccupations soulevées par les avocats de la défense et que je ne souhaite aucunement proposer des modifications qui auraient une incidence importante sur le droit des accusés à un procès juste et équitable, je suis d’avis que la décision de supprimer ces dispositions était à courte vue.

Les membres de ce comité sont sans doute au courant de la pénurie de ressources à laquelle font face les services de police de notre pays. Les enquêtes, comme je l’ai mentionné précédemment, sont de plus en plus complexes et prennent beaucoup de temps, et on demande constamment à nos agents d’en faire plus avec moins. Le fait qu’ils continuent d’atteindre d’extraordinaires résultats, en dépit de ces conditions, témoigne de leur professionnalisme. Cela dit, un des plus importants fardeaux qui pèsent sur les ressources policières tient au temps que nos agents passent devant les tribunaux et, bien souvent, à attendre à l’extérieur des salles d’audience. Dans la version initiale du projet de loi C-75, avant qu’il ne soit modifié par le comité, on reconnaissait cette situation et on s’était efforcé d’alléger ce fardeau en partie.

Même s’il ne fait aucun doute que nous devons consentir tous les efforts nécessaires pour respecter les droits des accusés, certaines modifications sensées visant à simplifier le processus, en particulier dans les cas où les éléments de preuve présentés par la police ne prêtent pas à contestation, auraient grandement soulagé nos membres, et le système de justice pénale en général. Je propose que les membres de ce comité envisagent d’apporter des amendements au projet de loi C-75 pour y inclure de nouveau certaines des dispositions qui y figuraient initialement.

L’autre sujet de préoccupation porte sur les peines minimales obligatoires. À mon avis, le projet de loi C-75, comme projet de loi omnibus, passe à côté d’une occasion importante de réparer une erreur de logique qui existe relativement aux peines. Les agents de police font l’objet, comme il se doit, d’un régime de surveillance parmi les plus rigoureux de toutes les professions au Canada. Même si des incidents relatifs à l’utilisation de la force sont très rares — moins de 1 p. 100 des interactions selon les statistiques canadiennes — il y a, à l’occasion, des cas où des policiers ont été tenus responsables de ce que les tribunaux ont qualifié de recours illégitime à la force.

Les articles 220 et 236 du Code criminel du Canada prévoient une peine minimale obligatoire de quatre ans lorsqu’une personne est déclarée coupable d’homicide involontaire ou de négligence criminelle ayant causé la mort, lorsqu’une arme à feu a été utilisée pour commettre ces actes. Même si, à l’origine, ces peines minimales visaient à avoir un effet dissuasif pour contrer la prolifération des armes à feu, malheureusement, on a omis de tenir compte de la nature particulière des responsabilités des agents de police, lesquels doivent, en raison de leur uniforme habituel, porter une arme à feu et peuvent s’en servir dans le cadre de ce qui est reconnu comme le recours progressif à la force.

J’aimerais profiter de l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui pour vous demander d’examiner la possibilité d’apporter d’autres amendements au projet de loi C-75, en particulier au cadre relatif aux articles 220 et 236 du Code criminel du Canada. On devrait reconnaître que les agents de police sont autorisés à utiliser leur arme à feu dans le cadre de leur travail, qu’ils doivent parfois le faire, et qu’ils ne devraient pas être visés par les peines minimales obligatoires actuellement prévues dans le Code criminel. Les juges devraient avoir le pouvoir discrétionnaire de reconnaître que, même dans des circonstances où des agents de police sont tenus responsables, ils ont peut-être agi de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions.

De toute évidence, nous cherchons non pas à affaiblir la surveillance des agents de police et l’obligation de reddition de comptes qui leur est imposée, mais plutôt à redonner un certain pouvoir discrétionnaire aux juges en ce qui concerne la détermination de la peine dans ces affaires.

Encore une fois, je vous remercie de l’invitation à venir témoigner aujourd’hui. Je suis toujours heureux de comparaître devant vous, et je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Stamatakis.

Je suis heureux d’accueillir maintenant M. Weidman.

Dale Weidman, inspecteur, Association canadienne des chefs de police : Distingués membres du comité, bonjour. Au nom du constable en chef Adam Palmer, président de l’Association canadienne des chefs de police, je suis heureux d’avoir l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Je suis accompagné de Rachel Huntsman, conseillère juridique, de la Royal Newfoundland Constabulary.

Nous sommes ici aujourd’hui à titre de représentants de l’Association canadienne des chefs de police et nous souhaitons discuter de la reclassification de deux infractions et des comparutions pour manquement. Ces deux amendements auront, à notre avis, des conséquences inattendues qui entraîneront un effet négatif sur la collecte d’échantillons d’ADN et leur versement dans la Banque nationale de données génétiques ainsi que sur la prise d’empreintes digitales des personnes accusées d’infractions criminelles.

Tout d’abord, j’aimerais brièvement mentionner l’importance pour les enquêtes policières du dépôt des échantillons d’ADN dans la Banque nationale de données génétiques. Ces échantillons permettent d’identifier des suspects, d’innocenter des personnes, d’établir des liens entre des scènes de crime et de savoir si nous avons affaire à un récidiviste.

De quelle façon la collecte d’échantillons d’ADN sera-t-elle touchée par la reclassification des infractions? Le projet de loi C-75 propose de reclassifier 118 infractions punissables par mise en accusation et de les convertir en infractions mixtes. Dans le cas de 74 de ces 118 infractions, le tribunal peut ordonner au délinquant trouvé coupable de fournir un échantillon d’ADN pour qu’il soit versé à la Banque nationale de données génétiques, mais seulement s’il s’agit de poursuites engagées par voie de mise en accusation.

Les versements dans la Banque nationale de données génétiques qu’ont donné lieu ces 74 infractions punissables par mise en accusation ont aidé les forces de l’ordre à établir des correspondances avec l’ADN de délinquants connus. Au cours des 10 dernières années — les chiffres sont importants — la Banque de données génétiques a reçu 9 368 échantillons en raison de ces infractions, ce qui a mené à l’établissement de 610 correspondances avec des profils d’ADN. Parmi ces correspondances, 17 concernaient des homicides et 21, des agressions sexuelles.

Si ces infractions sont reclassifiées et que la Couronne décide de porter des accusations par procédure sommaire, elles ne donneront plus lieu à la collecte d’un échantillon d’ADN de la personne déclarée coupable. À notre avis, il n’est pas dans l’intérêt public de soustraire ces 74 infractions de la possibilité d’ordonner le prélèvement d’un échantillon d’ADN aux fins de dépôt dans la Banque canadienne de données génétiques.

Nous sommes d’avis que la solution à ce problème est plutôt simple : si ces 74 infractions font l’objet d’une reclassification, on devrait modifier le Code criminel pour les qualifier soit d’infractions primaires, soit d’infractions secondaires. Cette modification permettrait d’ordonner le versement d’un échantillon d’ADN, sans égard à la décision de la Couronne de procéder par mise en accusation ou par déclaration sommaire de culpabilité.

Rachel Huntsman, conseillère juridique, Association canadienne des chefs de police : La reclassification de certaines infractions prévues dans le projet de loi C-75 aura aussi des répercussions sur la possibilité qu’ont les agents de police de prendre des empreintes digitales et des photographies des personnes accusées d’avoir commis des infractions criminelles. La Loi sur l’identification des criminels prévoit l’autorisation de la prise des empreintes digitales et des photographies de personnes qui sont légalement détenues parce qu’elles sont inculpées, ou qu’elles ont été déclarées coupables d’une infraction punissable par mise en accusation. Cette disposition impose deux conditions aux policiers : premièrement, la dénonciation sous serment doit être recueillie avant la prise des empreintes digitales; deuxièmement, la poursuite doit être intentée par voie de mise en accusation.

La réalité à laquelle font face les agents de la paix, c’est que de nombreux délinquants ne sont pas soumis à la prise de leurs empreintes digitales. Ce problème s’aggrave à mesure que d’autres infractions font l’objet d’une reclassification.

Les délinquants qui sont arrêtés et détenus en attente d’une audience sur la libération sous caution doivent être soumis à la prise de leurs empreintes digitales entre le moment de la dénonciation sous serment et la première comparution devant le tribunal. Vu qu’il peut y avoir des retards quant à la dénonciation sous serment, en particulier dans les provinces où il y a un processus d’approbation de l’accusation, bien souvent, il n’est pas possible pour les policiers de prendre les empreintes digitales du délinquant pendant cette courte période de temps. Les services de police éprouvent aussi des problèmes dans les cas où des personnes ne se présentent pas à la date prévue pour la prise de leurs empreintes digitales.

Il est capital que les personnes accusées d’avoir commis un acte criminel soient soumises à la prise d’empreintes digitales. Ces empreintes permettent aux policiers d’avoir accès aux renseignements sur les accusations en instance, les déclarations de culpabilité et les mandats d’arrestation par l’entremise du Centre d’information de la police canadienne, ou le CIPC. De ce point de vue, le fait de ne pas soumettre une personne à la prise de ses empreintes digitales mine l’administration de la justice, vu que cela fait en sorte que les agents de police n’ont pas accès au profil complet de la personne à laquelle ils ont affaire.

Nous croyons que c’est le bon moment pour régler ce problème. Nous proposons de modifier la Loi sur l’identification des criminels pour permettre la prise d’empreintes digitales au moment de l’arrestation, et la mise en place de mesures de protection adéquates, comme l’obligation de détruire les empreintes digitales des personnes qui ne sont pas inculpées — donc une personne pourrait être arrêtée, mais, par exemple, dans les provinces où il y a un processus d’approbation de l’accusation, elle pourrait ne pas être accusée — ou le fait de ne permettre que les empreintes digitales prises avant l’arrestation ne servent qu’aux fins d’identification. Une autre option serait de modifier la Loi sur l’identification des criminels afin de permettre la prise d’empreintes digitales dans le cas de toutes les infractions figurant dans le Code criminel ou, à tout le moins, de permettre la prise d’empreintes digitales, sans égard à la décision de la Couronne d’avoir recours à la procédure sommaire.

Nous sommes aussi d’avis que le fait de citer des délinquants à comparaître pour manquement aura une incidence sur la prise d’empreintes digitales et la collecte d’échantillons d’ADN. Quand un délinquant doit comparaître pour manquement, c’est en raison d’une infraction à l’article 145. Il s’agit soit d’une omission de comparaître ou de se conformer à une promesse. Quand une personne est citée à comparaître dans ce type d’audience, aucune accusation n’est portée, donc il n’y a pas de prise des empreintes digitales.

Aussi, peu importe si l’on fait référence à ce type d’infractions comme simplement des infractions relatives à l’administration de la justice, il demeure qu’il s’agit d’un manquement à une condition de mise en liberté. Quand un agent de la paix met une personne en état d’arrestation et qu’il doit prendre la décision très importante d’arrêter ou de détenir cette personne, les manquements à des conditions de mise en liberté sont des signaux d’alarme pour les policiers. Ils veulent savoir si une personne a déjà commis l’une des infractions prévues à l’article 145, lesquelles, dans ce projet de loi, sont définies comme des infractions à l’administration de la justice.

Par ailleurs, sans la prise d’empreintes digitales, nous n’avons aucune trace des personnes qui sont citées à comparaître pour manquement. Une personne a-t-elle été citée à comparaître une, deux ou vingt fois? Les agents de police n’auront aucun moyen de le savoir, en particulier si un délinquant déménage dans une autre administration.

Nous demandons aux membres de ce comité d’examiner avec attention les incidences qu’auront la reclassfication des infractions et les comparutions pour manquement sur la prise d’empreintes digitales et la collecte d’échantillons d’ADN.

M. Weidman : Au nom de l’Association canadienne des chefs de police, nous souhaitons vous remercier, et remercier toutes les personnes qui ont participé à l’élaboration de ce projet de loi et au débat qui en a découlé et qui se poursuit. Dans l’ensemble, l’Association canadienne des chefs de police est satisfaite des améliorations recommandées. Nous espérons que les préoccupations que nous avons soulevées aujourd’hui et dans notre mémoire seront prises en compte afin de réduire les effets négatifs que ce projet de loi pourrait avoir sur le maintien de l’ordre et la sécurité du public.

Je vous remercie du temps que vous nous avez accordé, et nous serons heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci, monsieur Weidman. Il nous reste 20 minutes avant de devoir nous rendre à la Chambre.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : En effet, je regrette beaucoup que nous ayons seulement 20 minutes à accorder à nos témoins. Bienvenue à vous tous.

Le fait que des gens commettront des crimes graves et qu’on n’aura pas la possibilité de les ficher me préoccupe beaucoup. Le fait que plusieurs de ces crimes puissent être répétés dans d’autres provinces est aussi inquiétant. Je pense entre autres au cas d’enlèvement d’enfant, qui pourrait devenir une infraction sommaire, ce qui veut dire que ces gens pourraient ne pas être fichés. C’est ce que je comprends. C’est la notion d’hybridité qui fait en sorte que, au lieu de traiter le cas au criminel, on se dirigera vers les procédures sommaires, donc sans procès. Or, aujourd’hui, la prise d’empreintes digitales se fait au moment où des accusations sont déposées.

[Traduction]

Mme Huntsman : En ce moment, la prise d’empreintes digitales s’effectue sous le régime de la Loi sur l’identification des criminels. Cette loi prévoit que la prise d’empreintes digitales est effectuée quand une personne est légalement détenue parce qu’elle est inculpée ou qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction punissable par mise en accusation. Donc, quand une personne est inculpée pour une infraction punissable par mise en accusation, alors elle peut être soumise à la prise d’empreintes digitales après la dénonciation sous serment et même après sa comparution devant les tribunaux.

Toutefois, dans le cas d’une infraction reclassifiée, si l’on prend comme exemple l’infraction que vous avez mentionnée, la Couronne aura de toute évidence le choix de procéder par déclaration sommaire de culpabilité. Donc, si les empreintes digitales ne sont pas prises avant la première comparution de l’accusé devant les tribunaux et que la Couronne décide d’avoir recours à la procédure sommaire, cela signifie que le délinquant ne pourra plus être soumis à la prise d’empreintes digitales parce que l’infraction n’est pas visée par une mise en accusation. Une infraction mixte n’est plus une infraction punissable par mise en accusation après que la Couronne a pris cette décision. Vous avez raison de dire que, à cause de la reclassification, il sera possible ou même probable que nous perdions l’occasion de prendre les empreintes digitales de délinquants qui sont accusés d’actes criminels graves.

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Boisvenu. Est-ce que je comprends que l’une des solutions que vous proposez se trouve à la page 3 de votre texte, où il est indiqué, dans le dernier paragraphe au bas de la page, qu’une des possibilités serait de faire en sorte que ces infractions soient listées comme étant des infractions primaires ou secondaires, ce qui pourrait régler le problème que vous soulevez ce matin? Ai-je bien compris?

[Traduction]

Mme Huntsman : Oui, c’est exact. Il s’agit d’une solution très simple. À notre avis, c’est une conséquence inattendue de la reclassification prévue dans ce projet de loi.

Comme mon collègue l’a dit, un certain nombre d’infractions sont visées par cette modification. Je crois qu’il y en a 74. Tout ce qu’il faut faire, c’est ajouter une liste de ces infractions dans le Code criminel à titre d’infractions primaires ou secondaires. C’est très simple, et cela ne pose aucun problème.

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’ai une question à poser à M. Stamatakis. D’ailleurs, je vous salue, car je vous ai vu plusieurs fois par vidéoconférence. Bienvenue à Ottawa, et merci d’avoir accepté de comparaître devant le comité.

Êtes-vous d’accord avec la proposition de l’Association des chefs de police sur la question de la prise d’empreintes digitales?

[Traduction]

M. Stamatakis : Oui, nous appuyons cette proposition.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Mon temps est limité, mais je tiens à dire que je partage les préoccupations que vous avez soulevées.

Avez-vous eu des discussions avec le ministre ou des responsables du bureau du ministre, afin de vérifier la possibilité d’obtenir leur soutien pour apporter des amendements favorables à ce projet de loi? Il pourrait être plus rapide de suivre cette voie à ce moment, à mon avis, car la date de dépôt du rapport sur ce projet de loi convenue par les responsables du Sénat est la semaine prochaine, et nous avons beaucoup de questions à régler. Si vous ne l’avez pas fait, je vous incite à le faire.

M. Weidman : Nous n’en avons pas eu l’occasion. Nous allons essayer.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie tous de vos exposés. Tout d’abord, je partage vos préoccupations en ce qui concerne la reclassification d’infractions et les comparutions pour manquement qui auront une incidence sur la collecte d’échantillons d’ADN et l’identification des délinquants. Je partage aussi le point de vue de la sénatrice Lankin concernant le fait de demander d’apporter un amendement favorable à ce projet de loi pour régler ces questions.

J’ai deux brèves questions à vous poser. La première, cela concerne la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Selon le projet de loi C-75, le procureur général ne serait plus tenu de décider s’il doit demander l’imposition de la peine applicable aux adultes dans les cas d’infractions graves ou avec violence quand l’adolescent a perpétré l’infraction après avoir atteint l’âge de 14 ans. Quelles seront les conséquences de cette modification?

Ma deuxième question porte aussi sur la même loi. Les dispositions du projet de loi suppriment l’option de lever l’interdiction de publication du nom d’un adolescent qui n’est pas visé par une peine applicable aux adultes. Appuyez-vous cette modification?

Mme Huntsman : Je suis désolée, pourriez-vous répéter votre première question?

Le sénateur McIntyre : Elle porte sur la demande d’imposition de la peine applicable aux adultes pour un adolescent.

Mme Huntsman : Je ne suis pas tout à fait prête à répondre aux questions touchant la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Il est difficile pour moi de m’exprimer au nom de l’Association canadienne des chefs de police sur ce sujet.

Le sénateur McIntyre : Peut-être que M. Stamatakis pourrait répondre.

M. Stamatakis : Je crois que les victimes sont les principales personnes qui éprouvent de la frustration, car elles sont victimisées par l’adolescent qui a commis des crimes, lesquels sont, dans bien des cas, très sérieux, et elles en subissent les conséquences. Ensuite, il y a le point de vue de la sécurité publique en général du fait de ne pas savoir qui a commis ces infractions graves et dans quel contexte elles sont survenues.

Cela dit, je vais nuancer un peu ma réponse, parce qu’il s’agit d’adolescents et que, habituellement, quand on examine les dispositions relatives aux peines et à leur imposition, il s’agit d’infractions qui sont commises quand les personnes sont jeunes. Notre système de justice pénale est fondé sur le principe de la réadaptation, c’est-à-dire sur le fait de donner aux gens la chance de changer et de devenir des membres qui contribuent à la société. Il s’agit de préoccupations que nous entendons de la part de victimes avec lesquelles nous traitons de façon quotidienne.

Le sénateur Dalphond : Je poursuis sur cette question. Selon ce qui est proposé, nous allons convertir en infractions mixtes une longue liste d’infractions. Vous avez mis en lumière des conséquences inattendues de ces modifications, et vous nous demandez de corriger le tir. À la fin du mémoire soumis par les chefs de police, il est mentionné : « Dans l’ensemble, nous sommes satisfaits des améliorations recommandées. »

Donc, d’après ce que je comprends, la conversion en infractions mixtes de toutes les infractions énoncées qui, jusqu’à maintenant, étaient punissables par voie de mise en accusation ne pose pas vraiment problème.

Vous avez travaillé sur le terrain et avez mené des enquêtes. Nous avons reçu des lettres de groupes de personnes dans lesquelles on dit que le fait que des infractions soient mixtes plutôt que punissables par voie de mise en accusation compliquera le travail des policiers, et que les victimes ne s’adresseront plus aux services de police parce qu’elles craindront que les personnes qu’elles accusent soient mises en liberté plus tôt.

Ces groupes de personnes affirment que ces modifications nuiront au travail des policiers. Souscrivez-vous à ce point de vue?

M. Weidman : Non, je ne crois pas que ce soit le cas. Quand on entre dans les détails, un grand nombre de ces infractions mixtes peuvent encore entraîner des peines sévères, comme jusqu’à cinq ou dix ans d’emprisonnement. Il y a aussi les infractions de procédure sommaire pour lesquelles la peine maximale a été augmentée à deux ans moins un jour.

Du point de vue d’un policier — d’un agent sur la route, disons —, ce genre de modification ne change rien. Il traite des voies de fait graves comme une infraction punissable par voie de mise en accusation, et ce sera encore le cas. Il traitera encore cette infraction de la même façon. Les voies de fait simples sont une infraction hybride, et les policiers continueront de traiter cette infraction de la même façon qu’auparavant.

En somme, le fait que des infractions deviennent mixtes aura très peu d’incidences. Je ne crois pas que les victimes réfléchiront beaucoup à cette question, au point où elles seront réticentes à s’adresser à la police. Prenons les voies de fait comme exemple. Si une personne a subi une agression, elle le déclarera à la police, d’une façon ou d’une autre. Toute modification apportée à l’infraction, c’est-à-dire qu’elle est punissable par voie de mise en accusation et qu’elle devienne mixte, ne la fera pas changer d’idée.

Mme Huntsman : Nous croyons que les procureurs de la Couronne prendront les bonnes décisions. Si une infraction qui est actuellement punissable par voie de mise en accusation est visée par la reclassification, je suis tout à fait convaincue que la Couronne prendra sa décision quant à la procédure à appliquer en examinant les faits et le profil du délinquant.

Je crois qu’il faut tenir compte des victimes aussi. Ce serait insensé de faire subir inutilement à une victime de longues procédures qui la mèneraient possiblement jusqu’à un procès devant jury et à la Cour suprême alors que la Couronne pourrait décider d’utiliser la procédure sommaire, de sorte que le procès puisse avoir lieu devant un tribunal provincial. Je sais que dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador il est possible qu’un procès soit tenu dans un délai de quatre mois. Je crois que cela sert les intérêts de la victime.

M. Weidman : Dans l’ensemble, nous sommes satisfaits de ce projet de loi parce que, comme les gens l’ont exprimé par écrit, il vise à moderniser le système, à respecter l’arrêt Jordan et à rendre le système plus simple et efficace.

Du point de vue des services policiers, si nous pouvons obtenir justice — je reconnais que c’est un grand mot — plus rapidement, c’est préférable pour les victimes.

Le sénateur Dalphond : Je présume que les personnes en uniforme partagent le même point de vue.

M. Stamatakis : C’est mon cas. Je souscris aux commentaires qui ont été exprimés. Les personnes qui sont des victimes, d’après mon expérience, le signalent à la police. Elles veulent que quelqu’un fasse quelque chose, et je ne crois pas que ces modifications les décourageront.

Le président : Merci beaucoup. J’ai le privilège de vous remercier au nom de mes collègues. Vous avez été très efficaces pour mettre en lumière les conséquences inattendues que vous souhaitez voir les membres de notre comité examiner.

Je suis d’avis que, parfois, ce n’est pas l’exposé le plus long qui est le plus efficace; c’est plutôt celui qui permet de résumer le message que vous cherchez à transmettre. C’était très sensé, et je crois que les membres du comité en tiendront compte.

Je vous remercie sincèrement, monsieur Stamatakis, monsieur Weidman et madame Huntsman.

(La séance est levée.)

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