Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Pêches et des océans
Fascicule nº 23 - Témoignages du 7 décembre 2017
OTTAWA, le jeudi 7 décembre 2017
Le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans, auquel a été renvoyé le Projet de loi S-238, Loi modifiant la Loi sur les pêches et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (importation de nageoires de requin), se réunit aujourd’hui, à 8 h 15, pour poursuivre l’étude de ce projet de loi.
Le sénateur Fabian Manning (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour. Je m’appelle Fabian Manning, sénateur de Terre-Neuve-et-Labrador. J’ai le plaisir de présider la séance de ce matin. Avant de laisser la parole à nos témoins, je voudrais inviter les membres du comité à se présenter, en commençant immédiatement à ma droite.
Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Watt : Charlie Watt, du Nunavik.
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur McInnis : Tom McInnis, de la Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Poirier : Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Ringuette : Pierrette Ringuette, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.
Le président : Merci, mesdames et messieurs. D’autres sénateurs pourraient bientôt se joindre à nous.
Le comité poursuit son étude du projet de loi S-238, Loi modifiant la Loi sur les pêches et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (importation de nageoires de requin). Nous entendrons aujourd’hui M. Boris Worm, professeur de biologie à l’Université Dalhousie, à Halifax, et M. Dirk Steinke, professeur affilié au Centre de Génomique de la Biodiversité de l’Université de Guelph, qui témoignent par vidéoconférence.
Au nom des membres du comité, je vous remercie de comparaître aujourd’hui. Je crois comprendre que chacun de vous a un exposé à faire. Les membres du comité vous poseront ensuite des questions. La parole est à vous.
Boris Worm, professeur, Université Dalhousie : Je peux peut-être effectuer un survol général, après quoi Dirk prendra la relève pour expliquer le commerce des ailerons au Canada.
J’aimerais tout d’abord vous remercier de me donner l’occasion de vous parler des répercussions du commerce des ailerons sur les populations mondiales de requins. Pourriez-vous confirmer que vous avez tous une copie papier de mes diapositives PowerPoint devant vous?
Le sénateur Gold : Nous l’avons.
M. Worm : Si vous voulez bien passer à la page suivante, je voulais souligner qu’il existe un important consensus scientifique sur le fait que les requins figurent parmi les espèces les plus menacées du monde. Ils ne sont toutefois pas aussi menacés que certains mammifères les plus menacés, comme les primates, ou d’autres invertébrés, comme les amphibiens, dont le tiers des espèces sont menacées d’extinction.
Au cours des 15 à 20 dernières années, quantité d’articles, dont un bon nombre ont été publiés par des établissements canadiens, ont traité du risque que courent les populations de requin à l’échelle tant internationale que régionale, dans nos eaux, et expliqué ce que ce risque représente pour l’ensemble de ces populations.
Selon une estimation que nous avons trouvée et qui est, je pense, la seule estimation de la mortalité des requins à l’échelle mondiale, 100 millions de requins meurent chaque année. Cette estimation s’appuie sur une vaste synthèse des données sur les prises et des renseignements sur le commerce des ailerons et le poids des requins. Nous avons dû convertir les tonnes en nombre de requins.
L’image que vous pouvez voir montre un seul marché de poissons du Nord du Japon. Cette scène se produit quotidiennement. Toutes les carcasses que vous voyez sont celles de grands requins, principalement des requins bleus, des renards marins, des requins-marteaux et d’autres requins exploités dans le commerce des ailerons.
Il est généralement convenu que le commerce des ailerons constitue la principale cause de mortalité des requins, et ce, parce qu’il s’agit d’un mets traditionnel qui a considérablement gagné en popularité au cours des années 1990. De début des années 1990 au début des années 2000, le volume total du commerce d’ailerons de requin a doublé en raison de l’augmentation de la demande et de l’enrichissement croissant des pays asiatiques.
Dans le cadre de l’étude visant à évaluer pour la première fois la mortalité mondiale du requin dont j’ai parlé plus tôt, nous avons également évalué le pourcentage de spécimens qui meurent parce qu’on convoite leurs ailerons. Ce pourcentage est de 63 p. 100. Ce sont donc environ deux requins sur trois qui sont tués exclusivement pour leurs ailerons. Vous pouvez également voir le nombre total de morts présenté en tonnes, soit 1,445 million de tonnes. C’est un nombre substantiel, qui correspond à quelque 100 millions de requins par année. Si vous voulez avoir une approximation du nombre de requins qui seront tués au cours de la présente séance, ce sera environ 11 000 requins.
Avec la prochaine diapositive, je veux traiter brièvement d’une toute nouvelle étude publiée ce mois-ci sur les espèces chassées pour leurs ailerons. Cette étude fait fond sur une technique semblable à celle employée par M. Steinke, laquelle repose sur des techniques d’analyse d’ADN judiciaires pour essentiellement mener une enquête criminelle, si l’on veut, sur le commerce des ailerons en général. Cette étude a révélé que les 10 principales espèces étaient toutes de grands requins pélagiques, dont plusieurs sont menacés d’extinction.
La diapositive montre les images de ces requins. De gauche à droite et de haut en bas, vous pouvez voir le requin bleu, le requin soyeux, trois espèces de requin-marteau, le requin mako, le requin bouledogue, le requin à longues nageoires, le requin obscur et deux espèces de renards marins. Plusieurs de ces espèces vivent dans nos eaux et la plupart d’entre elles figurent sur la liste des espèces menacées d’extinction.
Si vous examinez le risque d’extinction des espèces exploitées pour leurs ailerons — pas seulement les 10 principales espèces, mais toutes —, vous constaterez que le tiers d’entre elles sont menacées d’extinction. C’est le cas pour les populations de requin en général, mais aussi celles chassées pour en vendre les ailerons. Trente pour cent sont presque menacées d’extinction, ce qui signifie qu’elles ne sont pas immédiatement menacées et qu’elles ne disparaîtront pas de notre vivant, mais que si rien n’est fait, elles pourraient faire partie des espèces menacées. Vingt pour cent semblent moins préoccupantes et ne sont pas en danger immédiat, alors que pour les 17 p. 100 restants, les données sont insuffisantes, ce qui signifie que nous ne pouvons les évaluer parce que nous ne savons rien à leur sujet ou qu’elles n’ont tout simplement pas été évaluées pour d’autres raisons. De façon générale, cette étude indique que deux espèces de requin sur trois visées par le commerce des ailerons sont soit menacées, soit presque menacées d’extinction. Voilà qui, selon moi, devrait vraiment tirer une sonnette d’alarme.
Des 76 espèces ciblées par le commerce des ailerons identifiées grâce aux techniques d’analyse génétique, seulement 15, soit une part relativement modeste, font l’objet d’une gestion des pêches durable quelconque. Cela ne signifie pas que la population ou l’espèce est gérée de manière durable, mais simplement qu’une partie l’est, comme la raie de l’Alaska ou le requin obscur dans les eaux américaines. Cependant, dans d’autres eaux, la situation pourrait être toute autre pour le requin obscur, une espèce que l’on retrouve un peu partout dans le monde.
La chance de trouver un aileron de requin qui soit le produit d’une pêche durable est très mince, car les espèces sont peu nombreuses et le nombre d’espèces faisant l’objet d’une pêche durable est encore moindre. Il en existe, mais ce n’est qu’une goutte dans l’océan au regard du volume total du commerce.
Sur ce, je voudrais vous présenter mes conclusions. D’un point de vue scientifique, le sujet est étudié depuis une vingtaine d’années, et je m’intéresse à la question depuis environ 15 ans.
Il ne fait aucun doute que le commerce des ailerons menace d’extinction de nombreuses populations de requin. Les requins figurent parmi les vertébrés les plus anciens de la planète. Ils sont deux fois plus vieux que les dinosaures, pourtant, ils sont encore là. Ils ont survécu aux extinctions de masse, mais aujourd’hui, le commerce des ailerons est ce qui menace le plus d’existence de ce groupe.
Il y a très peu de pêches au requin durables. Il en existe, mais elles sont rarissimes.
Il est très difficile de déterminer l’espèce une fois que les ailerons ont été détachés, car la peau en est enlevée et ils sont blanchis et modifiés de bien des manières. Une fois l’aileron traité, on peut très difficilement déterminer l’espèce dont il provient. Il est donc presque impossible de faire la distinction entre les espèces menacées et non menacées à moins de recourir les techniques fortement axées sur l’ADN qui ont été employées lors de l’étude que j’ai présentée et de l’étude dont Dirk traitera.
Je pense enfin que la communauté internationale verrait d’un œil très favorable le fait que le Canada interdise le débarquement ou l’importation d’ailerons détachés et fasse figure de chef de file à cet égard à l’échelle internationale.
J’ai assisté cette année à la conférence des Nations Unies sur l’objectif de développement durable 14 : Protection de la faune et de la flore aquatiques, et je dirai que j’étais fier de mon pays parce que le Canada montre la voie à bien des égards. Il ne le fait pas encore à propos des ailerons de requin, mais il aurait à ce sujet une occasion supplémentaire de rétablir son image de chef de file mondial dans le domaine de la gestion et de la conservation marines.
Sur ce, je vous remercie. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
Le président : Merci, monsieur Worm.
Monsieur Steinke?
Dirk Steinke, professeur, Centre de Génomique de la Biodiversité - Université de Guelph : Merci beaucoup. Je pense que je devrais être capable d’afficher le diaporama à l’écran pour vous. Est-ce le cas?
Des voix : Oui.
M. Steinke : Pouvez-vous le voir? Je pense que vous en avez des copies papier également.
Le président : Nous pouvons le voir.
M. Steinke : Merci. Je voudrais donner suite aux propos de Boris et vous présenter certaines des recherches que nous avons effectuées au cours des 11 ou 12 dernières années, dans le cadre desquelles nous nous sommes particulièrement intéressés au commerce des ailerons de requin. Comme Boris l’a fait remarquer juste avant que je ne prenne la parole, il est très difficile de déterminer l’espèce à laquelle correspond un aileron de requin en se fondant simplement sur son existence, particulièrement quand on ne peut que le regarder. Nous nous sommes donc tournés vers des méthodes utilisant l’ADN pour nous aider à ce sujet.
Ce que je vais vous dire vous semblera probablement un peu redondant, puisque vous en avez déjà entendu beaucoup à propos de ce genre de commerce et des animaux qui en subissent les conséquences. Ce n’est qu’une brève introduction quant aux répercussions de ce commerce sur les requins et aux facteurs qui aggravent encore le problème.
Le marché des ailerons de requin est immense et cible ce qui est probablement une des espèces les plus vulnérables dans les océans, pour la simple et bonne raison que les requins ont habituellement très peu de petits. Ils ne peuvent se reproduire en grande quantité comme le font de nombreux poissons et leurs stocks. Leur taux de croissance est donc très faible.
Un grand nombre d’espèces vivent au moins une partie de leur vie, voire plus longtemps, en eaux froides, ce qui ralentit leur croissance et leur métabolisme entier. Elles jouissent d’une espérance de vie comparativement longue, ce qui signifie qu’elles arrivent à maturité à un âge avancé. Ainsi, les répercussions à grande échelle de la pêche, qu’il s’agisse du commerce des ailerons proprement dit ou du débarquement de carcasses entières, sont considérables. En fait, à partir d’un certain point de bascule, il est presque impossible de rétablir les populations touchées, simplement parce que leur croissance est très lente.
Sur la diapositive se trouvent des images que vous avez probablement déjà vues sur la manière dont les ailerons de requin sont habituellement débarqués. Je pense que l’un des plus gros problèmes, ce n’est pas seulement que les carcasses de requin peuvent être débarquées entières, mais le fait que les pêcheurs dans les régions où ce commerce s’effectue à grande échelle ont vite fait de constater qu’il est bien plus rentable de ne débarquer que les ailerons. Il s’agit là d’un point crucial dont nous parlons toujours, parce que les requins sont habituellement attrapés, dépouillés de leurs ailerons sur les bateaux, puis jetés par-dessus bord, et ce, simplement parce que la carcasse ne vaut presque rien alors que, comme vous pouvez le voir au bas de la diapositive, les ailerons sont vendus.
Les ailerons sont souvent blanchis et séchés à l’air, ce qui est idéal pour les scientifiques parce que les spécimens ainsi traités conservent un ADN de qualité suffisante qui permet, quand les ailerons sont vendus ultérieurement, d’en tirer assez d’information.
Sachez en outre que les requins sont l’espèce non seulement la plus vulnérable, mais probablement aussi la plus importante dans l’écosystème que constitue l’océan. Ils maintiennent en effet toutes les espèces en dessous d’eux dans la chaîne ou le réseau alimentaire. Pour les scientifiques que nous sommes, ils constituent un indicateur crucial de la santé des océans, car nous pouvons constater immédiatement que s’ils ne se portent pas bien, quelque chose ne va pas également dans le réseau alimentaire et nous pouvons examiner la question plus en profondeur.
Ils contribuent également à éliminer les faibles et les malades. J’ai entendu des scientifiques les qualifier d’éboueurs et de polices sanitaires, car ils s’attaquent habituellement aux faibles et aux malades en premier.
Fait également très important, ils assurent l’équilibre avec les espèces concurrentes, contribuant ainsi à garantir la diversité des espèces. Certaines d’entre elles ont des répercussions immédiates si on enlève le requin de l’équation parce qu’on a ciblé une certaine population. Les flottes de pêche ne se rendent que dans des régions données pour pêcher, et il existe des exemples de ce problème.
Dans une étude réalisée par l’Université Dalhousie il y a quelques années, les chercheurs ont constaté que la surpêche du requin avait des répercussions réelles sur la population de pétoncle, et c’est quelque chose qui est très important sur le plan des pêches. Cette situation était attribuable au fait qu’on pêchait de plus en plus le requin dans la région et que ces derniers étaient la principale espèce qui se nourrissait des prédateurs du pétoncle, c’est-à-dire habituellement des raies. Les requins ayant subitement disparu, la population de raies s’est accrue et la prédation des pétoncles a tant augmenté que les répercussions se sont immédiatement fait sentir sur les pêcheurs de pétoncles.
Un certain nombre d’exemples semblables nous montrent que si les requins disparaissent de certaines régions de l’océan en raison de l’augmentation de la pêche, cela a des répercussions sur l’écosystème entier, peu importe comment on débarque les carcasses.
Pour en venir à l’étude que nous avons réalisée et que nous avons publiée cette année, nous nous employons à élaborer une méthode à Guelph. Il y a environ 13 ans, nous avons choisi une région génétique du génome, que tous les organismes ont en commun. Il s’agit d’une petite région, car la plupart des laboratoires ont plus de facilité à la récupérer de nos jours, ce qui facilite les choses. Cette démarche a toutefois un coût et exige du travail pour préparer les échantillons. Selon nous, si nous recueillons cette région, que nous appelons code à barres de l’ADN, pour chaque organisme de la planète et l’entreposons dans une base de données accessible à tous, tous ceux qui peuvent effectuer le séquençage de l’ADN peuvent y récupérer des renseignements. Si nous sommes en présence d’un tissu inconnu, nous faisons le séquençage de cette région et, exactement comme dans une enquête criminelle, nous pouvons déterminer de quelle espèce il s’agit.
Au cours des 11 dernières années, nous avons recueilli très activement des données sur les poissons. Nous disposons d’une bibliothèque de référence qui contient près de la moitié des espèces de poissons, y compris plus de 600 des 1 000 espèces de requins et de raies, et la plupart des espèces de poissons les plus intéressantes du point de vue commercial. Si nous recueillons de petits échantillons dans les ailerons dont on fait le commerce et en récupérons l’ADN, nous pouvons immédiatement déterminer l’espèce à laquelle ils appartiennent.
C’est ce que nous avons fait pour les échantillons que nous avons obtenus de certains commerces de Vancouver qui vendent des ailerons de requins à des propriétaires de restaurant ou à des vendeurs de la ville. Malheureusement, nous avons pu constater que la plupart des ailerons que nous ou nos amis avons ainsi obtenus appartenaient à des espèces figurant dans la deuxième catégorie de la Liste rouge. Soixante pour cent d’entre elles se classent dans les deux catégories des espèces vulnérables les plus menacées dont nous craignons fort la disparition, alors qu’un autre 20 p. 100 sont presque menacées. Boris a expliqué ce que cela signifiait. En tout, 80 p. 100 des espèces de requin que nous avons trouvées dans notre étude de marché appartiennent à une catégorie où les répercussions sur les populations nous préoccupent beaucoup à titre de scientifiques et, à l’échelle mondiale, en qualité de membres l’Union internationale pour la conservation de la nature.
C’est très préoccupant. Comme vous le constatez, quelques-unes des espèces dans cette donnée ne sont pas inscrites dans la CITES, et bon nombre d’entre elles — seulement 20 au total — ont été récemment ajoutées à l’Annexe II de la CITES, et je ne dirais pas qu’il y a une interdiction sur le commerce, car ce n’est pas vrai. Autrement dit, les pays qui vendent l’espèce inscrite à l’annexe II de la CITES doivent à tout le moins essayer de trouver s’il existe un moyen durable de pêcher l’espèce.
C’était la préoccupation à Vancouver. Ce n’est pas un incident isolé. Ce n’est pas une situation qui survient seulement une fois. Nous avons des collègues aux États-Unis et en Australie qui sont confrontés à la même situation. Par exemple, ils confisquent des captures en mer parce que des navires d’autres pays violent les eaux australiennes. Ils le font pour l’enlèvement des ailerons de requin, car c’est illégal, comme dans de nombreux autres pays, mais le débarquement est toujours le problème, comme c’est le cas ici.
J’aimerais conclure mes remarques.
Le commerce des ailerons de requin met en danger l’un des groupes d’espèces les plus importants et vulnérables dans nos océans. C’est indéniable. Les populations de requins ne sont pas équipées pour se rétablir rapidement, ce qui signifie qu’il est assez urgent de prendre des décisions. Plus nous exerçons des pressions sur ces populations, moins ils ont de chances de se rétablir.
Les baisses dans les populations de requins entraînent de graves répercussions sur d’autres membres de notre écosystème. Retirez une espèce dans un système très complexe, et surtout une espèce importante, et il y aura un effet de retombée sur l’ensemble du système.
La bonne nouvelle est que nous avons les capacités d’effectuer des analyses d’ADN et d’utiliser des codes-barres génétiques, ce qui pourrait contribuer à l’identification des requins dont les ailerons ont été amputés et d’autres espèces. C’est surtout important en aval lorsque vous voulez imposer et faire appliquer une interdiction.
Une grande partie des ailerons de requin vendus au Canada, d’après la situation à Vancouver et de petites enquêtes que nous avons menées à Toronto dans quelques-uns des magasins, proviennent d’espèces en voie de disparition et d’espèces menacées.
Oui, Michael et moi, dans cet article et à l’échelle mondiale, exhortons vraiment le Canada à interdire l’importation d’ailerons de requin et à donner l’exemple à d’autres pays, car ils sont peu nombreux à le faire à l’heure actuelle. Merci.
Le président : Merci, messieurs.
Le sénateur Gold : Messieurs, merci beaucoup d’avoir pris le temps de comparaître devant nous. Vos déclarations étaient très intéressantes.
C’est une question qui s’adresse à vous deux, mais je m’appuie sur un article, monsieur Worm, que vous avez corédigé avec d’autres collègues sur la politique marine. Vous avez écrit ceci : « Bien que ce soit une première étape importante, ces politiques ne sont pas explicitement conçues pour réduire les prises ou assurer la durabilité. »
Je vous inviterais à commenter cette déclaration et, de façon plus générale, à nous parler de l’incidence que l’interdiction d’importer des ailerons de requin au Canada aura sur les objectifs de conservation globaux que vous avez décrits avec éloquence. Merci.
M. Worm : Merci de cette question. Ce que nous voulions dire, c’est qu’une majorité des pays ont des lois qui interdisent l’enlèvement des ailerons de requin où l’on ampute les ailerons de requins en mer et jette la carcasse. En soi, ce n’est pas dans le but de réduire la mortalité des requins. C’est le cas si la loi est appliquée mais, bien entendu, un requin mort est un requin mort, qu’il ait été débarqué au quai ou rejeté à la mer. En soi, ces lois peuvent réduire la mortalité ou non.
Dans la pratique, ce que nous constatons, c’est que ces règlements sur l’amputation des ailerons de requin sont en place, mais ne sont souvent pas appliqués. Une étude dans le Pacifique a révélé récemment que, depuis l’entrée en vigueur des règlements sur l’amputation des ailerons de requin, la mortalité des requins, l’effondrement de la population, augmente au lieu de diminuer. C’est simplement parce que ces interdictions ne sont pas appliquées, car il y a de nombreux pays et que c’est un très vaste territoire.
Je pense que c’est différent au Canada. Je n’ai pas de raison de croire que l’amputation des ailerons de requin est encore une pratique au Canada. On en entend parler de temps à autre en tant que rumeur, mais je n’ai pas vu de preuves concrètes d’amputation des ailerons de requin cette année. Cependant, il est toujours bon de faire clairement savoir que cette pratique n’est généralement pas autorisée.
La grande échappatoire est que les ailerons de requin peuvent arriver au pays en provenance d’autres pays, et nous n’avons aucun moyen de savoir comment ces requins ont été capturés, où leurs ailerons ont été enlevés, où les requins ont été débarqués, et s’ils proviennent d’une pêche durable. C’est le principal argument ici.
Nous ne voulions pas dire que les règlements sur l’amputation des ailerons de requin sont inutiles. Ils n’ont pas permis d’empêcher le déclin de nombreuses populations de requins.
Les règlements sur le commerce, comme ceux dont nous discutons ici, sont une question différente. Ce n’est pas ce sur quoi nous nous sommes prononcés. Nous avons commenté sur la réglementation des pêches dans des pays, mais la réglementation sur le commerce, de façon générale, est un outil beaucoup plus rigoureux pour s’attaquer au cœur du problème.
Pourquoi pensez-vous cela? Parce que la CITES, la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction, est un règlement sur le commerce efficace depuis ses plus de 30 ans d’existence pour empêcher l’extinction de toutes les espèces inscrites à la liste de la CITES. Aucune de ces espèces n’est disparue. C’est l’outil le plus rigoureux dans notre boîte à outils.
Plusieurs populations de requins depuis 2012 ou 2013, je crois, la première année où les populations de requins ont été inscrites à la liste, sont maintenant sous la protection de la CITES. Là encore, c’est une petite population. Je pense qu’il y a six espèces. D’après ce qu’on nous dit, il y a au moins 10 ou peut-être 15 espèces additionnelles qui sont touchées par le commerce d’ailerons de requin.
Je pense que la réglementation du commerce est une bonne idée. C’est en fait un outil rigoureux et efficace, si l’on se fie aux dossiers de la CITES.
M. Steinke : Je peux répéter que l’amputation des ailerons de requin n’est pas du tout une pratique au Canada. Je n’ai pas entendu parler au cours des 10 dernières années que cette pratique a été remarquée dans une mesure quelconque.
La CITES est un outil commercial très rigoureux. Le seul problème que nous avons avec la CITES à l’heure actuelle, parce que c’est un système international fondé sur les traités, c’est qu’il faut un certain temps avant qu’elle entre en vigueur. À l’heure actuelle, avec la nouvelle version mise à jour, nous avons 20 espèces de requins et de raies qui sont protégées sous cette convention. Nous nous penchons probablement sur 60 ou 70 espèces qui sont les plus directement touchées par l’amputation des ailerons de requin, sans compter les autres qui sont touchées par la pêche au requin ou les prises accessoires d’autres pêches. C’est un excellent outil; c’est très efficace. Malheureusement, le temps presse.
Nous examinons notamment le commerce des ailerons. Je peux répéter que, d’après mon expérience, lorsqu’on a un certain contrôle d’un enjeu, c’est lorsqu’il se rapporte au marché. La demande doit baisser avant que les pratiques et la situation en amont changent. Si vous luttez contre l’amputation des ailerons de requin depuis les 10 dernières années et que vous ne voyez pas la demande changer automatiquement lorsque le comportement des consommateurs change, alors vous devez songer à un moyen législatif de mettre fin à cette pratique.
Le sénateur McInnis : Bon matin, messieurs. Merci de vos déclarations. Ce projet de loi, faute de mieux, a certainement beaucoup attiré l’attention de ce comité sur la cruauté que subissent les animaux dans nos océans.
Je voulais simplement parler brièvement — et vous pourrez peut-être nous aider ici — de la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction, communément appelée la CITES. Il y a apparemment quelque 183 pays qui sont signataires de cette convention. Si l’un de ces pays, par exemple, la Chine ou le Sri Lanka, étaient signataires de cette convention — et je ne sais pas s’ils le sont —, quelle incidence cela aurait-il? Vous avez indiqué et, de toute évidence, les pays le sauraient et devraient le savoir, que ces espèces sont menacées. Le cas échéant, quelle est l’incidence d’être signataire de la CITES?
M. Worm : Conformément à la CITES, si vous êtes signataire, vous ne pouvez pas faire le commerce d’espèces qui sont énumérées à l’annexe I. Vous pouvez seulement faire le commerce d’espèces qui sont énumérées à l’annexe II s’ils proviennent d’une source durable certifiée. Elle limite donc le commerce de ces espèces menacées. Les éléphants, les rhinocéros ou les tigres sont de bons exemples.
La différence avec les requins, c’est qu’une défense d’éléphant, une corne de rhinocéros ou la fourrure d’un tigre sont faciles à détecter. Ils ne peuvent provenir que d’une espèce. Pour les éléphants et les rhinocéros, c’est peut-être deux espèces, mais le nombre d’espèces est faible. On peut clairement les identifier. Avec les requins, la liste de la CITES est très récente. Les premières espèces ont été inscrites à la liste en 2013. Le problème est que, une fois que les ailerons sont transformés, comme je l’ai dit, lorsqu’une importante cargaison de milliers, voire de dizaines de milliers, d’ailerons arrive, il est très difficile de déterminer les ailerons qui figurent sur la liste des espèces de la CITES et ceux qui n’y figurent pas, car ils se ressemblent tous une fois qu’ils ont été transformés. Il y en a de grande taille et de petite taille, mais les petits ailerons peuvent provenir d’un requin juvénile d’une espèce importante telle que le requin blanc, par exemple.
Les gens qui ont suivi la situation, comme M. Steinke à Vancouver, ont découvert que les espèces inscrites sur la liste de la CITES, telles que les requins-marteaux, les requins-renards ou les mantes géantes, font partie du commerce. Il est très difficile de filtrer toutes les cargaisons pour vérifier qu’elles ne contiennent que des espèces non inscrites ou inscrites sur la liste de la CITES.
Pour répondre à votre question, cette liste devrait s’appliquer à la Chine également. La Chine devrait seulement importer légalement des ailerons de requin provenant d’espèces qui ne sont pas inscrites sur la liste de la CITES. Elle ne devrait pas importer des espèces qui sont inscrites sur la liste de la CITES, mais encore là, étant donné le volume des échanges commerciaux, il y a un véritable problème avec l’application de la loi et avec la capacité de distinguer si les ailerons proviennent de requins inscrits ou non sur la liste de la CITES.
C’est une bonne raison pour interdire complètement l’importation des ailerons de requin, car, si l’on importe toute la carcasse, alors on peut déterminer l’espèce. C’est facile. Si on a toute la carcasse, on peut déterminer sans problème l’espèce. Si on n’a que l’aileron, il est presque impossible de déterminer l’espèce. C’est l’explication.
Vous vous interrogiez, de façon plus générale, sur l’incidence sur ces pays qui ont de grands consommateurs d’ailerons de requin, et je dirais que la demande dans ce pays a diminué en raison de la sensibilisation du public que l’on fait. Il y a cinq ans, des sondages en Chine, par exemple, ont révélé que la majorité des gens croyaient que les ailerons de requin étaient un produit durable parce qu’ils repousseraient une fois le requin remis à l’eau. Bien entendu, le requin meurt toujours. C’est un fait qui n’était pas largement connu. Maintenant, c’est largement connu et, de plus en plus, les gens y réfléchissent à deux fois. Mais, comme M. Steinke l’a souligné, en raison de la lente évolution de la demande et de la lenteur de ces changements sociaux, la sensibilisation ne suffira peut-être pas pour mettre fin à la demande d’ailerons de requin.
Je me suis entretenu avec une agente d’application de la loi de première ligne en mai dernier. C’est une personne qui travaille dans tous ces pays pour faire appliquer la loi. Elle a dit que, d’après elle, le commerce d’ailerons de requin se porte mieux que jamais. Il n’a pas du tout ralenti. Il passe par différentes filières. Bon nombre des échanges commerciaux se font par l’entremise du Vietnam et non plus par Hong Kong. Elle était aussi préoccupée qu’elle l’était il y a 10 ans.
Le sénateur McInnis : Il n’y a pas de surveillance policière, n’est-ce pas?
M. Worm : À moins de procéder à des tests d’ADN, ce qui est coûteux et long, il n’y aucun moyen efficace d’assurer une surveillance policière.
M. Steinke : Les deux seules espèces qui ne pourraient jamais être séparées et que l’on peut identifier sont les requins-baleines et les requins-pèlerins. C’est qu’ils sont si énormes qu’aucune autre espèce de requin n’a ces ailerons. Ce sont les deux premières espèces qui figurent sur la liste de la CITES. Pour toutes les autres espèces, il est impossible de les identifier, car le produit n’est pas inséparable dans un état frais mais, quand on se rend à un magasin, on retrouvera des ailerons de couleur jaune orangé qui ont été séchés.
Pour les agents d’application de la loi — et nous travaillons avec certains d’entre eux qui vont régulièrement à l’aéroport Pearson pour aller chercher du matériel confisqué —, c’est un problème de taille, car ils se retrouvent avec une énorme pile d’ailerons. Ils proviennent habituellement d’environ 20 ou 25 espèces. Quelques-unes d’entre elles sont visées par la réglementation de la CITES, et le reste des ailerons sont importés légalement. Aucune interdiction de commerce n’est imposée sur ces ailerons. Les agents doivent prendre une décision, ce qui ne peut pas être fait en les observant seulement.
Le sénateur MacDonald : Bonjour, messieurs. Je pense que je vais commencer avec vous, monsieur Worm. Dans l’une des questions que j’ai posées l’autre jour, je demandais des éclaircissements, et j’espère que vous pourrez m’éclairer. C’est sur les imitations d’ailerons de requin. Je crois savoir qu’il y a un produit de remplacement plus que raisonnable disponible en Chine et en Asie du Sud-Est. Je me demande si vous pourriez nous en dire plus à ce sujet.
M. Worm : Oui, bonjour. Il est intéressant que vous souleviez ce point, car j’avais en tête d’en parler après la dernière question sur l’incidence sur les pays importateurs. Il y a effectivement un certain nombre de produits de remplacement qui ont la même texture et la même couleur que les ailerons de requin. Les ailerons de requin, une fois qu’ils sont transformés, n’ont aucun goût, si bien que l’on n’a pas à se soucier du goût. C’est simplement une texture qui est utilisée dans un bouillon pour offrir une expérience culinaire donnée.
Il y a plusieurs produits d’imitation qui ne sont pas dérivés de requins. Ils sont dérivés principalement de végétaux. Ils peuvent être utilisés, et ils sont régulièrement utilisés en Asie comme produits de remplacement, et ce, de plus en plus. Il est important de le savoir, car cela signifie que la pratique culturelle de déguster une soupe à base d’ailerons de requin peut continuer, tout comme nous avons des produits de remplacement pour la soupe de tortue dans notre culture, par exemple. Lorsque j’étais enfant en Europe, certains restaurants servaient encore de la soupe de tortue. Je pense en avoir déjà mangé, et je me demandais ce que c’était à l’époque. On n’en sert plus maintenant, car on a des produits de remplacement. On peut faire la même chose ici. Ces produits sont facilement accessibles, car ils sont beaucoup moins chers.
Le sénateur MacDonald : J’ai une autre question. Elle s’adresse à vous deux. J’examine la situation en Asie du Sud-Est à l’heure actuelle. Le gouvernement chinois interdit l’utilisation de soupe d’ailerons de requin dans les banquets. Air China interdit le transport des ailerons par fret aérien. Quelle serait la prochaine étape logique? Nous voyons encore d’énormes importations au Canada en provenance de la Chine.
Pourquoi l’intention des gouvernements varie-t-elle autant? D’une part, la Chine interdit le transport et l’utilisation des ailerons de requin dans certaines situations, mais d’autre part, il y a encore d’énormes exportations vers des pays comme le Canada. Quelle est la prochaine étape?
M. Worm : Eh bien, je pense que le travail doit se poursuivre, car les pratiques culturelles prennent du temps à changer. Je pense que c’est l’unique raison. Il y aura un changement mais, comme nous l’avons déjà dit, nous n’avons peut-être pas assez de temps pour attendre ce changement.
Je pense que la prochaine étape logique consiste à promouvoir l’utilisation des produits de remplacement et à interdire l’importation des ailerons de requin dans de grands pays importateurs comme le Canada. C’est assez facile à faire, et je pense que de nombreux pays envisagent à tout le moins de le faire, mais le Canada pourrait jouer un rôle de chef de file sur la scène internationale.
Je suis étonné qu’il nous ait fallu autant de temps pour examiner sérieusement le problème. L’amputation d’ailerons de requin était répandue au Canada avant l’entrée en vigueur du règlement dans les années 1990. Ce n’est plus le cas ici, mais cette pratique est encore répandue ailleurs dans le monde.
Je voyage beaucoup et j’étais récemment dans les îles Galapagos. Durant mon séjour, un navire chinois qui a été saisi avait à son bord des milliers et des milliers d’ailerons de requin. Les Équatoriens ont été choqués, car ils pouvaient voir de visu l’étendue du problème. Les habitants des îles Galapagos sont très fiers de leur importante population de requins-marteaux, qui est l’une des principales cibles du commerce d’ailerons de requin. C’est illégal, car c’est une espèce inscrite sur la liste de la CITES, mais c’est un problème qui persiste.
Ce n’est qu’un des nombreux cas dont j’ai été témoin dans mes voyages des dernières années. C’est un problème à l’échelle mondiale, et le Canada a la possibilité de prendre la situation en main.
M. Steinke : En prêchant par l’exemple, le Canada pourra vraisemblablement inciter les autres pays à passer à l’action, notamment ceux qui envisagent déjà de mettre de telles interdictions en vigueur. Le Canada serait au nombre des nations appliquant une interdiction commerciale de ce type. Vu sa taille, le Canada pourrait avoir un réel impact s’il prenait de telles mesures.
Et il faut voir les choses en face. Selon les données de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO, le Canada est le plus grand importateur de nageoires de requin en dehors de l’Asie du Sud-Est. C’est donc dire que cela aurait également des répercussions sur le marché.
En Chine, on voit des mesures très proactives par le gouvernement et les compagnies aériennes, et elles ont certainement une incidence sur la population. J’ai discuté récemment avec un étudiant d’origine chinoise qui est ici, et il m’a dit que cela avait eu un effet énorme sur la population chinoise. À ses dires, les gouvernements ont décidé de ne plus offrir de soupe aux ailerons de requin lors de banquets, ou du moins de la remplacer par autre chose, car c’est un mets qui est encore signe d’opulence et de générosité. Une grande valeur culturelle s’y rattache toujours. Le gouvernement chinois et d’autres grandes entreprises chinoises ont entrepris de tranquillement rompre avec les traditions.
Boris l’a mentionné plus tôt, mais cela a aussi pour conséquence d’orienter le marché vers les pays qui n’ont pas mis d’interdiction en place. Le commerce passe ainsi par le Vietnam, la Corée et d’autres pays où la réglementation est plus souple qu’elle ne l’est en Chine en ce moment et probablement pour les années à venir.
C’est bien connu : les exportateurs vont tenter de contourner tout blocage commercial. S’il y a un obstacle, ils vont vouloir l’éviter. Par contre, si au bout du compte le Canada refuse que ce produit se retrouve sur ses marchés, et que d’autres pays lui emboîtent le pas, cela aura sans doute beaucoup plus de répercussions sur l’ensemble de ce commerce. Et le changement va s’opérer beaucoup plus rapidement. Il faut se rappeler que les jours sont comptés pour les requins.
La sénatrice Poirier : Merci, messieurs, pour votre exposé. J’aimerais mieux comprendre comment est utilisée la carcasse du requin lorsqu’on le pêche selon des pratiques durables. Je ne suis pas certaine d’avoir bien saisi toute l’information qui m’a été communiquée et j’aimerais clarifier certains points.
Si j’ai bien compris, la chair de requin est en quelque sorte toxique et impropre à la consommation humaine. Mais on fait de la soupe aux ailerons de requin. Aussi, j’ai cru entendre que dans certains pays — je ne sais plus si c’était en France ou ailleurs —, différentes parties du requin sont en vente libre et ont différentes utilités.
Est-ce possible de pêcher le requin de manière durable? Quelles sont les pratiques de pêche durables et que fait-on des carcasses?
M. Worm : Encore une fois, tout dépend de l’espèce. Au Canada, par exemple, nous avons pêché le requin pendant une quarantaine d’années. Les ailerons étaient bien sûr vendus à l’Asie, et les carcasses étaient ramenées au port, parce que la chair peut être consommée si elle est préparée correctement; il y a un marché pour la chair de requin. Ce n’est pas un marché très lucratif, mais il l’était assez pour continuer. Quelques pêcheurs de Sambro, juste au sud de Halifax, pêchaient le requin. Mais même si on appliquait une réglementation stricte et que le ministère des Pêches et des Océans inspectait les opérations, les préoccupations en matière de durabilité sont devenues telles que cette zone de pêche a essentiellement été fermée.
Même ici, au Canada, où nous avons les ressources nécessaires pour bien faire les choses, nous n’avons pas été en mesure d’assurer la durabilité de la population et cette pêcherie demeure fermée.
Comme vous l’avez indiqué, certaines espèces sont impropres à la consommation, alors seules les nageoires se retrouvent sur le marché. D’autres espèces peuvent cependant être consommées. Le requin bleu, par exemple, est consommé en Espagne. Mais encore là, l’Espagne — arrivant au premier ou au deuxième rang des producteurs d’ailerons de requin, selon les données qu’on choisit de croire — n’importe qu’une petite quantité de carcasses, car le marché n’est tout simplement pas assez important pour les dizaines ou les centaines de millions de requins pêchés pour leurs nageoires. Il y a peut-être tout juste assez de demandes pour quelques milliers de carcasses, mais la plupart sont jetées à la mer, car elles ont très peu de valeur.
Quand il faut parcourir 5 000, 6 000 ou 10 000 milles, c’est beaucoup plus payant de remplir la cale de thons, qui se vendent très cher, et d’ailerons de requin, qui prennent peu de place, que de carcasses qui se vendent quelques sous la livre.
La sénatrice Poirier : Si le Canada devait interdire l’importation d’ailerons de requin, est-ce probable, selon vous, qu’un pays conteste cette décision?
M. Worm : C’est une question intéressante. Je ne crois pas, non. Cela ne contrevient à aucune réglementation commerciale. D’autres pays l’ont déjà fait, comme les Bahamas, où les requins ont une grande valeur, et la Polynésie française, où les requins sont considérés comme sacrés.
Je crois qu’avec la réputation du Canada sur la scène internationale, cela aurait un effet marqué. Les Bahamas et la Polynésie française sont des petits pays qui ont peu d’influence sur l’échiquier mondial. Le Canada est un chef de file à bien des égards. L’ambassadeur du Canada auprès des Nations Unies était à Dalhousie la semaine dernière. Il a parlé de l’autorité du Canada, alors que, maintenant plus que jamais, de nombreux pays s’attendent à ce qu’il prenne les devants dans nombre de dossiers, dont ceux du climat et des océans. L’interdiction ayant manifestement un lien avec le dossier des océans, elle répondrait à cette attente. Je crois que le Canada a un rôle important à jouer à cet égard, et je serais très étonné si quelqu’un devait contester une telle mesure.
La sénatrice Poirier : Pouvez-vous me dire combien de pays ont adopté une loi interdisant l’importation de nageoires de requin?
M. Steinke : Il y en a cinq ou six, si je ne me trompe pas, incluant les Bahamas et le Costa Rica. Je crois que c’est surtout en Égypte que se fait le débarquement de nageoires de requin de la mer Méditerranée, mais les quantités sont minimes. Nous avons mené des études sur la diversité des espèces de requins dans la Méditerranée, et les débarquements ne sont en rien comparables à ce dont il est question en ce moment.
Au total, cinq ou six pays ont une interdiction en vigueur. Certains États américains, par exemple la Californie, ont aussi pris des mesures en ce sens. D’autres États du centre du pays ne voient probablement pas autant de vente d’ailerons de requin, alors c’est relativement facile pour eux d’appliquer une telle interdiction. Ce n’est pas une décision unilatérale des États-Unis; seuls quelques États sont allés de l’avant.
La sénatrice Poirier : Diriez-vous qu’il y a une tendance mondiale qui se dessine face à l’élimination de la pêche aux ailerons de requin?
M. Worm : Oui.
M. Steinke : Je crois, oui. Des décisions en ce sens ont été prises en Asie, notamment en Chine, et la tendance pointe sans contredit vers l’élimination de cette pratique.
Le sénateur Christmas : Merci, messieurs, de nous faire part de vos travaux et de vos conclusions sur les requins et le commerce des ailerons de requin.
Si le Canada interdit l’importation de tous les ailerons de requin, je présume que cela aura aussi des répercussions sur l’importation d’ailerons en provenance de pêcheries aux pratiques durables. Voici donc la question que je me pose : avons-nous la technologie ou les outils nous permettant de reconnaître les ailerons de requin provenant de pêcheries durables?
M. Worm : Non, nous n’avons pas les outils nécessaires. Je connais le chercheur qui se penche sur la question. Il ne suffit pas de reconnaître les différentes espèces, car certaines sont protégées par la CITES ou alors leur exploitation est insoutenable en soi. Mais d’autres espèces, comme le requin bleu, peuvent être exploitées de manière durable dans certaines parties de leur habitat, mais pas partout. Il faudrait être en mesure de reconnaître non seulement l’espèce, mais aussi sa provenance exacte.
Certaines espèces ont une signature génétique qui indique leur origine. Ainsi, la signature génétique d’un requin de l’Atlantique du Nord est légèrement différente de celle d’un requin de l’Atlantique du Sud ou du Pacifique. Tout dépend de l’espèce. Pour certaines espèces, comme le requin bleu, c’est moins clair. On ne peut pas vraiment connaître son origine grâce à sa signature génétique. D’autres espèces ont une structure de population plus nette, et cela devient possible. Cependant, ce sont des techniques très poussées, et si on a déjà du mal à identifier les espèces, il est encore moins probable qu’on arrive à identifier les populations.
En principe, c’est faisable pour certaines espèces, pas toutes, mais ce n’est pas réaliste, et ce serait très coûteux.
Le sénateur Christmas : Je pense que vous avez très bien répondu à ma question, parce que je voulais surtout dire que si nous interdisons toute importation de nageoires de requins, nous nous trouvons évidemment à pénaliser tous ceux qui participent à des pêcheries durables de requins. J’essayais de déterminer s’il y avait un juste milieu quelque part, qui permettrait au Canada d’interdire l’importation de nageoires de requins prélevées illégalement, tout en autorisant dans une certaine mesure l’importation de nageoires issues de pêcheries durables. Si je comprends bien votre réponse, vous dites que ce n’est pas possible. Nous n’avons pas les moyens pratiques de le faire pour l’instant. Est-ce bien cela?
M. Worm : Tout à fait. Je dirais que les pêcheurs qui s’adonnent à la pêche durable de requins aux États-Unis pourraient toujours exporter des requins entiers au Canada, sans problème, et que leurs nageoires pourraient être utilisées. Les produits de cette pêche pourraient donc toujours parvenir sur le marché canadien, mais sous forme de requins entiers et non de nageoires seulement, faute de quoi il devient très difficile de distinguer les différentes espèces les unes des autres. Ce serait possible. Entre les États-Unis et le Canada, ce serait probablement faisable dans une certaine mesure, et ce serait correct, parce que le domaine est étroitement réglementé aux États-Unis comme au Canada, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs dans le monde.
La sénatrice Hartling : Merci. Bonjour. Je vous remercie infiniment de votre engagement et de votre expertise sur cette question très importante. J’aimerais moi aussi voir le Canada devenir un chef de file dans ce domaine, par de bons projets de loi et de bons accords commerciaux, mais je pense particulièrement à nos jeunes.
Il y a quelques semaines, j’en parlais avec mes neveux qui étudiaient les requins. Y a-t-il des groupes de défense ou des outils éducatifs, parce que le changement passe en partie par l’éducation? Je me demande simplement ce qui existe au Canada ou ce qui peut fonctionner.
M. Worm : J’adore cette question, parce qu’ici, à Dalhousie, nous menons un projet en collaboration avec l’Office national du film qui s’intitule l’École des océans. Nous essayons de fournir du matériel éducatif aux enseignants des écoles de partout au Canada. Il s’agit de documents audiovisuels, qui font parfois même intervenir la réalité virtuelle et qui permettent aux élèves de plonger eux-mêmes pour voir les requins dans leur habitat naturel, en plus de bien d’autres créatures.
Parmi les films que nous avons produits, on trouve par exemple la toute première séquence filmée de requins pèlerins au Canada, le deuxième plus grand poisson de tous les temps. Il est très prisé pour le commerce de nageoires, ce qui rend l’espèce très vulnérable. Aujourd’hui, les élèves peuvent voir ce requin de leurs yeux. Grâce au plaisir et à l’intérêt que nous suscitons, nous pouvons aussi les sensibiliser aux menaces qui pèsent sur cette espèce, et nous espérons réussir du coup à souligner les efforts que le Canada déploie pour assurer la survie de cette espèce, afin que leurs propres enfants puissent l’observer aussi.
M. Steinke : Je suis d’accord. Il y a quelques groupes de défense qui sont très actifs en ce sens. Ils ne peuvent probablement pas rivaliser avec l’École des océans, parce que c’est vraiment une expérience unique, mais le WWF finance beaucoup de programmes éducatifs qui visent à sensibiliser les jeunes sur cette question.
Après tout, il y a un documentaire en particulier qui a beaucoup sensibilisé les Canadiens, grâce à feu Rob Stewart, qui s'intitule Les Seigneurs de la mer. Le meilleur moment pour sensibiliser les jeunes est probablement pendant le secondaire, grâce à de bons outils pédagogiques et à un enseignant qui peut leur parler de ce qu’ils voient. Ce documentaire montre clairement les rouages du commerce et ce qu’il signifie pour les requins. Je sais qu’il y en aura un deuxième qui sortira bientôt et qui est en production. Ce sera un autre outil à utiliser. Si ce n’était de Rob Stewart, nous ne serions probablement pas assis aujourd’hui, ensemble, à discuter de cette question.
Le sénateur Gold : Si je comprends bien ce qui ressort des témoignages d’aujourd’hui, vous croyez que l’interdiction d’importation de nageoires de requins au Canada serait un premier pas pour réduire le déclin de la population de requins, mais que ce n’est qu’un début et qu’il faudra savoir faire preuve de leadership, de concert avec les autres pays partageant notre mentalité, pour réduire la demande sur le marché.
D’une certaine façon, monsieur Steinke, je me fonde sur vos propres travaux sur les tests d’ADN. Dans un article que vous avez coécrit, vous mentionnez l’importance de la surveillance du marché comme mesure de conservation. Si c’est la première étape pour nous, comme le parrain du projet de loi nous l’a souligné, quelles sont les autres mesures que le Canada devrait et pourrait prendre pour protéger les espèces en péril, à part d’interdire l’importation de nageoires de requins? Je dépasse un peu la portée du projet de loi, mais j’essaie de tirer avantage de vos compétences.
M. Steinke : Quand on parle de surveillance du marché, on pense très souvent au consommateur final qui s’inquiète et qui ne voudrait pas d’un produit qui se cache probablement derrière un autre, d’un produit issu d’une pêche non durable ou venant d’une espèce en péril, qui aurait été vendu illégalement.
Les techniques d’analyse de l’ADN sont de plus en plus poussées et dans 10 ans, elles seront probablement accessibles à tous, si bien qu’on pourra facilement analyser l’ADN d’une nageoire pour savoir à quelle espèce elle appartient, et nous essayons de favoriser l’avancement de ces technologies, de repousser les limites. Dans le contexte actuel, nous travaillons de plus en plus avec les responsables de l’application de la loi, ceux qui devront contrôler le commerce une fois que cette interdiction sera en vigueur. Quelqu’un, quelque part, doit faire des vérifications et dire : « Ce n’est pas correct. Ce produit vient d’une pêche non durable. » Mais comme nous venons d’en parler, c’est difficile.
De plus, pour la protection des consommateurs, de plus en plus de personnes se soucient vraiment de ce qui se retrouve dans leur assiette, des produits qui composent leurs vêtements et tout le reste. Nous essayons donc de mettre au point des technologies modernes qui nous permettront autant que possible d’aider les consommateurs à faire ces choix, parce qu’ils s’approprient de plus en plus ce qu’ils veulent et ils ont besoin d’outils accessibles pour cela.
Au-delà du commerce de nageoires de requins, dès qu’il est question d’analyse de l’ADN, on entend très souvent parler de produits de la mer aux étiquettes trompeuses. C’est un thème récurrent depuis 10 ans : on se trouve à acheter des choses dont on ne veut pas, parce qu’elles remplacent un produit plus cher. Les maillons de la chaîne sont nombreux. Habituellement, quand ce genre de fraude survient, puis que l’acheteur se retrouve avec le filet d’un autre poisson, ce n’est pas l’épicerie à la fin de la chaîne ni le pêcheur qui a récolté le poisson au début qui sont à blâmer. La supercherie survient quelque part en cours de route, lorsque le produit change de main. Il n’y a pas que notre technologie qui entre en ligne de compte. On entend beaucoup parler de la technologie de la chaîne de blocs pour mieux repérer divers éléments sur le marché. Je ne crois pas que cette technologie soit encore au point. Je suis loin d’être un expert de l’intelligence artificielle, mais je sais que c’est le genre de technologie qui fait évoluer la surveillance de marché.
Je me demande toujours quelles sont les prochaines étapes pour régir le commerce des nageoires de requins. Bien sûr, il faut d’abord interdire l’importation de nageoires détachées. Mais un moment donné, nous devrons en venir aussi à réfléchir à tous les autres besoins des requins. Comme nous l’avons entendu aujourd’hui, la viande de requin n’est pas très recherchée. Dans la plupart des pays du monde, elle n’est pas particulièrement appréciée, mais qu’est-ce qui tue les requins à part cela? Quels sont les autres problèmes pour eux?
On pense immédiatement à d’autres éléments comme les prises accessoires de requins dans les pêches à la palangre, aux grands filets, et cetera. C’est probablement la deuxième cause de mortalité du requin après l’enlèvement des nageoires. Ce serait la prochaine étape. Si vous me demandez vraiment de voir grand, ce serait la prochaine étape logique, selon moi, dans la défense des requins.
M. Worm : Puis-je ajouter une chose sur les prises accessoires? C’est un enjeu qui nous cause bien des soucis, même au Canada : il est difficile d’éviter de capturer des requins même quand on essaie de ne pas en capturer, parce que les requins excellent dans la recherche de proies. Ainsi, ils trouvent les appâts. Tout appât vivant dans l’eau est susceptible d’attirer un requin. Ce pourrait être une autre piste de réflexion.
C’est en partie une question de technologie, en partie une question de réglementation, en partie une question de sensibilisation sociale, mais j’aimerais ajouter également le volet éducation. Nous pourrions jouer un rôle beaucoup plus marqué à l’échelle nationale et internationale en matière d’éducation.
Le sénateur McInnis : J’aimerais vous demander depuis combien de temps cet enjeu se pose. Comment en sommes-nous arrivés au point où il y a des millions de requins tués chaque année? Est-ce une préoccupation dans le monde scientifique en général? Vous avez mentionné un peu plus tôt avoir participé à une conférence. Est-ce une question dont on entend parler dans les conférences un peu partout dans le monde? Enfin, à quel point les ministères des Pêches et des Océans ainsi que de l’Environnement et du Changement climatique assument-ils le leadership?
M. Worm : C’est une préoccupation partout dans le monde. Le milieu scientifique y est sensibilisé depuis une vingtaine d’années. Le public en entend probablement parler depuis une dizaine d’années, je dirais, surtout grâce au film Les Seigneurs de la mer, que quiconque s’intéresse à la question devrait voir. Il est accessible en ligne.
Comment en sommes-nous arrivés là? Ce problème est longtemps passé inaperçu, parce que les requins ne jouissaient pas d’une réputation particulièrement enviable, si bien qu’on ne s’inquiétait pas trop de leur sort. Maintenant, grâce à une meilleure éducation et à des recherches scientifiques comme celle présentée par M. Steinke, qui démontre le rôle important que jouent les requins dans l’écosystème, nous saisissons les conséquences du massacre non pas d’un million mais d’une centaine de millions de requins chaque année.
Cela semble inconcevable, avec le recul : comment en sommes-nous arrivés là? À partir de maintenant, nous ne pouvons que nous tourner vers l’avenir et nous affairer avec détermination à rétablir la population de requins. Il ne suffit pas de la préserver, il faut la rétablir autant que possible. Nous pouvons le faire dans nos eaux, et c’est par là qu’il faut commencer. Je pense que le ministère des Pêches et des Océans y est sensibilisé. Les requins sont parmi ses plus grandes priorités à l’heure actuelle. J’espère que les scientifiques, dont je suis, pourront faire quelque chose pour aider.
Le président : J’aimerais remercier nos deux témoins de cette excellente conversation de ce matin. Je remercie également nos sénateurs de leur engagement dans la poursuite de cette étude. Je vous remercie de nous avoir consacré un peu de votre temps ce matin.
M. Steinke : C’était un plaisir.
(La séance se poursuit à huis clos.)
(La séance se poursuit à huis clos.)