Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Pêches et des océans
Fascicule nº 37 - Témoignages du 21 février 2019
OTTAWA, le jeudi 21 février 2019
Le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans se réunit aujourd’hui, à 8 h 2, pour étudier le projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur les océans et la Loi fédérale sur les hydrocarbures.
Le sénateur Fabian Manning (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour à tous. Je m’appelle Fabian Manning. Je suis sénateur de Terre-Neuve-et-Labrador, et j’ai le plaisir de présider la réunion de ce matin. Avant de céder la parole à nos témoins, j’invite les membres du comité à se présenter.
Le sénateur Francis : Brian Francis, de l’Île-du-Prince-Édouard.
La sénatrice Busson : Beverley Busson, de la Colombie-Britannique. Bienvenue.
[Français]
La sénatrice Poirier : Rose-May Poirier, de Saint-Louis-de-Kent, au Nouveau-Brunswick. Bienvenue.
[Traduction]
Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Bonjour. Chantal Petitclerc, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Bonjour. Marc Gold, du Québec.
Le président : Merci, membres du comité.
Le comité poursuit son étude du projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur les océans et la Loi fédérale sur les hydrocarbures. Des représentants de deux groupes vont témoigner ce matin. Premièrement, nous avons le plaisir d’accueillir des représentants de l’Assemblée des Premières Nations : M. Ken Paul, directeur des pêches, et Dalton Silver, chef de la Première Nation Sumas.
Au nom des membres du comité, je vous remercie d’être des nôtres ce matin. Je crois comprendre que vous avez tous deux une déclaration préliminaire à faire, et nous allons vous céder la parole dans un instant. Après vos déclarations, les sénateurs poseront des questions. Celui de vous deux qui a tiré la courte paille peut commencer.
Ken Paul, directeur des pêches, Assemblée des Premières Nations : Bonjour, sénateurs.
Avant que nous commencions notre exposé, je tiens à souligner que nous sommes sur le territoire traditionnel du peuple anishinabe. Nous vous remercions de nous avoir invités à témoigner, au nom de l’Assemblée des Premières Nations, à propos du projet de loi C-55, qui vise à modifier la Loi sur les océans et la Loi fédérale sur les hydrocarbures.
Dalton Silver, chef, Première Nation Sumas, Assemblée des Premières Nations : Bonjour. Je m’appelle Dalton Silver, chef de la Première Nation Sumas. J’appartiens au peuple sto:lo de la vallée du bas Fraser, en Colombie-Britannique. Nous sommes membres de la nation salish de la côte, qui vit dans le Sud-Ouest de la Colombie-Britannique et le Nord-Ouest de l’État de Washington. Lors de nos cérémonies traditionnelles, on m’appelle Lemxyaltexw, nom hérité de mon grand-père.
J’aimerais seulement dire que c’est pour moi un honneur d’être ici. Je tiens également à souligner que nous sommes sur le territoire non cédé du peuple anishinabe. Je vous remercie de nous permettre de vous parler de questions qui sont très importantes pour notre peuple. Merci.
Le président : Nous sommes ravis de pouvoir entendre votre exposé et délibérer sur la question à l’étude.
M. Paul : Ntoliwis sakalikatpuwit muwin, naka nuceyow Wolastoqwey Neqotkuk.
Mon nom anglais est Ken Paul. Je suis membre de la nation malécite de Tobique, au Nouveau-Brunswick, et directeur des pêches de l’Assemblée des Premières Nations, à Ottawa.
J’aimerais utiliser mon temps de parole de cinq minutes pour faire mon exposé. J’ai pris des notes et je vais lire la page. Notre exposé portera sur ce que dit et exige le projet de loi et non sur l’objet du projet de loi tel qu’il est décrit par le gouvernement actuel, puisque la mise en œuvre sera déterminée par les politiques qui seront adoptées.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi prévoit une foule de pouvoirs discrétionnaires. Les Premières Nations sont d’avis que les lois doivent être élaborées en fonction des gouvernements futurs qui pourraient avoir une mauvaise connaissance de nos droits, de notre champ de compétence et de nos pouvoirs.
Par conséquent, les lois doivent exiger que les gouvernements concernés respectent les dispositions législatives. L’Assemblée des Premières Nations reconnaît l’importance du travail et de l’étude concernant les modifications à la Loi sur les océans. Cependant, ce qui nous importe le plus, c’est que l’on accorde la marge de manœuvre nécessaire pour que les droits des Premières Nations soient suffisamment pris en compte dans le cadre réglementaire et stratégique.
Notre exposé portera, dans l’ordre, sur les cinq aspects clés suivants : champ de compétence; aires marines protégées et conservées par les Autochtones; désignation; mesures de protection provisoires pour les aires marines protégées; contrôle et surveillance.
En ce qui a trait au champ de compétence, les Premières Nations doivent être reconnues comme des détenteurs de droits inhérents et de droits protégés par la Constitution, tels qu’ils sont établis dans le cadre de leurs propres systèmes gouvernementaux et juridiques ainsi qu’à l’article 35 de la Loi constitutionnelle.
Concrètement, cela signifie que les droits des Premières Nations ne peuvent pas être bafoués par une interprétation colonialiste. Ce sont plutôt les Premières Nations qui doivent d’abord interpréter et décrire leurs droits inhérents en fonction du droit autochtone ainsi que des traditions juridiques et du droit coutumier des Autochtones. Ces ordres juridiques, sur lesquels reposent les principes de l’autodétermination et de la souveraineté, sont essentiels pour entamer un véritable dialogue de nation à nation et faire respecter nos droits et nos titres.
Si on veut adopter, par incorporation ou par renvoi, les principes et les obligations de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, ou DNUDPA, il faut les intégrer aux dispositions législatives comme celles du projet de loi C-55, ainsi qu’au cadre réglementaire et stratégique connexe.
En reconnaissant les peuples autochtones comme un autre ordre de gouvernement, en faisant participer les peuples autochtones au processus décisionnel, dans le respect du droit et des coutumes autochtones, et en demandant le consentement des peuples autochtones avant de désigner une aire marine protégée qui pourrait avoir une incidence sur les droits au titre de l’article 35, on peut reconnaître et affirmer la compétence des Autochtones en ce qui concerne les aires marines autochtones, et ainsi envisager d’autres processus de gestion des aires marines protégées et conservées qui soient menés par les Autochtones ou en collaboration avec les Autochtones.
Ce qui nous amène au deuxième aspect, soit la désignation des aires marines autochtones protégées et conservées. Si on prévoit d’inclure un processus de désignation mené par les Autochtones et de désigner des aires marines protégées et conservées par les Autochtones, ou AMPCA, on pourra désigner les aires marines protégées de manière à assurer la conservation et la protection tout en encourageant l’exploitation durable des aires marines, dans le respect de la gouvernance autochtone.
La désignation des AMPCA devrait se faire selon un processus semblable à celui déjà en place à l’égard des aires terrestres protégées et conservées par les Autochtones. Un processus de cette nature a été adopté par le Cercle autochtone d’experts.
On pourrait prévoir notamment un processus de désignation des AMPCA mené par les Autochtones et un processus qui permettrait aux Premières Nations de recommander des aires prioritaires à protéger. L’une des lacunes du processus de désignation des AMP proposé dans le projet de loi, c’est qu’il n’inclut pas les gouvernements autochtones dans l’élaboration, l’établissement et la gestion du réseau des aires marines protégées.
En mettant en place des processus menés par les Autochtones ou en collaboration avec les Autochtones, on pourrait combler les lacunes des processus de consultation et permettre la cogestion des AMP tout en respectant les mesures de renforcement des capacités des Autochtones.
Passons au troisième aspect, soit le processus provisoire de désignation des aires marines protégées. Le projet de loi prévoit une approche provisoire de désignation des aires marines qui se base sur le gel de l’empreinte écologique. Cette approche maintient les activités actuelles, mais leur impose des restrictions, et elle interdit les nouvelles activités. Cette approche pourrait avoir de vastes répercussions ou des effets nuisibles sur les activités de pêche des Premières Nations. Elle gèlerait les activités de pêche des Premières Nations selon les dispositions prévues dans le processus provisoire de désignation des AMP, et le projet de loi C-55 pourrait avoir des répercussions sur les droits inhérents des Premières Nations et sur la capacité des Premières Nations d’étendre leurs activités de pêche dans les eaux côtières.
Pour ces raisons, l’APN recommande que le processus provisoire de désignation des aires marines protégées tienne compte de l’obligation de protéger les droits des peuples autochtones du Canada qui sont reconnus et protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle.
Je passe au quatrième aspect, c’est-à-dire la désignation. Nous croyons qu’il convient d’accorder une certaine marge de manœuvre ministérielle dans le processus de désignation des AMP. Cependant, les Premières Nations craignent que les pouvoirs discrétionnaires extrêmement vastes qui sont conférés à un ministre permettent de se soustraire à l’obligation de protéger les droits inhérents et les droits protégés par la Constitution. Afin de protéger les Premières Nations, il faut élaborer les lois en pensant aux gouvernements futurs qui pourraient avoir une mauvaise connaissance de nos droits, de notre champ de compétence et de nos pouvoirs. Par conséquent, le projet de loi doit prévoir des contraintes ou des obligations pour que ces gouvernements respectent ce que dit la loi.
Le projet de loi ne prévoit aucune exigence pour tenir compte du savoir autochtone au titre des droits protégés par l’article 35. Outre les préoccupations générales concernant les lacunes du projet de loi C-55 quant aux droits protégés par l’article 35, soulignons que le projet de loi ne prévoit ou n’exige pas de prendre en considération le savoir autochtone ou les droits protégés par l’article 35 dans le processus de désignation.
C’est très problématique, surtout lorsque l’on considère la portée de certaines dispositions relatives aux mesures législatives et aux décrets qui sont proposés dans le projet de loi. L’APN propose d’inclure le savoir autochtone dans le libellé du projet de loi. Par exemple, pour la section qui porte sur la désignation d’une aire marine protégée par décret ministériel, on pourrait proposer un amendement afin que le libellé tienne compte des aires marines protégées et conservées par les Autochtones.
Un autre amendement pourrait inclure un libellé semblable à celui-ci : « le ministre tiendra compte des recommandations des gouvernements ou représentants autochtones lors de la désignation des zones protégées et conservées. »
Enfin, pour ce qui est du cinquième aspect, soit les mesures de contrôle et de surveillance relatives aux AMP et aux AMPCA, il faudrait tenir compte des Autochtones ou des programmes des gardiens autochtones. Or, la proposition d’inclure explicitement dans le libellé le rôle des peuples autochtones et la cogestion des AMP a été rejetée au Comité sénatorial permanent des pêches et des océans. Un amendement devrait être proposé pour que le libellé des dispositions d’application du projet de loi inclue les peuples autochtones, voire les programmes des gardiens autochtones, en ce qui concerne les aires territoriales et marines autochtones.
Pour conclure, nous remercions le comité et les sénateurs d’avoir invité l’APN à témoigner ici aujourd’hui au sujet du projet de loi C-55. Nous vous exhortons à tenir compte de notre exposé d’aujourd’hui, et nous sommes prêts à répondre à vos questions. Merci.
Le président : Merci, monsieur Paul. Vos arguments sont très intéressants. Je suis sûr qu’ils susciteront des questions plus tard.
La parole est à vous, monsieur Silver.
M. Silver : Je vous remercie. C’est pour nous un honneur et un privilège d’être ici aujourd’hui. C’est une question très importante pour bien des gens de notre communauté. J’ai mentionné que je suis issu de la communauté des Salish de la côte. Je suis membre d’un comité directeur des Salish de la côte qui regroupe nombre de dirigeants. Notre peuple compte 52 communautés dans le Sud-Ouest de la Colombie-Britannique et 21 tribus dans l’État de Washington. L’un de nos principaux objectifs est de protéger la mer des Salish. Notre travail porte principalement sur l’environnement, et je suis honoré de témoigner ici en tant que membre du Comité national des pêches de l’Assemblée des Premières Nations. Malheureusement, les coprésidents, soit le chef Roger Augustine, chef régional pour le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard, et le chef Terry Teegee, chef régional pour la Colombie-Britannique, ne pouvaient pas être ici aujourd’hui. J’ai donc l’honneur de représenter notre comité.
Comme Ken l’a souligné, nos préoccupations sont nombreuses. Puisque le gouvernement fédéral parle de relations de nation à nation avec les peuples autochtones, il est important que nous soyons consultés à propos des modifications à la loi qui auront des répercussions directes sur notre mode de vie.
Avant de venir ici, j’ai discuté avec l’un des aînés de ma communauté. Il croit que nous devons parler du mode de vie de notre peuple et de la relation que nous avons avec tout ce qui nous entoure. Nous avons parlé de la récolte. J’ai mentionné que j’appartiens à la nation Sto:lo le peuple de la rivière. Or, même si je vis à 50 milles en amont, tous les ans, je vais avec des proches près de Vancouver et à d’autres endroits pour pêcher des crabes et des palourdes. Nous essayons d’entretenir des liens étroits avec tous les Salish de la côte, qu’ils soient à l’île de Vancouver ou ailleurs. Pour que nous puissions progresser ensemble, nous devons tenir compte à la fois des droits inhérents des Autochtones, des dispositions de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.
Hier soir, j’ai parlé à Ken de la discussion que j’ai eue avec d’autres groupes de la Colombie-Britannique qui disent que nous devons avancer ensemble. Je vais citer en exemple le comité directeur des Salish de la côte. Nous collaborons avec des scientifiques et nous nous appuyons à la fois sur leurs connaissances et sur le savoir traditionnel des aînés et des membres de notre communauté afin que nous prenions ensemble des mesures pour protéger l’environnement. Dans l’État de Washington, on parle de la désignation de zones de protection marine, mais les tribus n’osent pas aller de l’avant tant que leurs préoccupations ne seront pas prises en compte dans le projet de loi. Elles veulent que les modifications proposées tiennent compte de notre peuple et respectent notre mode de vie. Les pratiques culturelles et les méthodes de pêche de notre peuple sont difficiles à décrire en anglais. Dans ma langue, il y a un mot qui désigne la relation que nous avons avec tout ce qui vit sur nos territoires. Il y a des histoires qui en parlent et qui décriraient plus en détail ce dont j’ai parlé. Nos aînés m’ont demandé de rappeler un concept. L’aîné avec qui j’ai discuté a parlé d’un mot dans notre langue qui désigne non seulement le saumon, le hareng ou la palourde, mais tout ce qui vient de l’eau, tous les êtres marins sur lesquels notre peuple a pu compter pendant des millénaires.
Cette relation remonte à des temps immémoriaux. Comme Ken l’a indiqué, nous voulons une approche de gestion collaborative. Nos aînés nous ont rappelé que notre peuple a toujours su coexister avec tout ce qui se trouve sur terre et dans l’eau et que, selon lui, la protection des océans commence par la protection des montagnes enneigées qui se trouvent sur son territoire, puisque tout est interrelié.
D’après nous, si nous pouvions travailler ensemble en combinant le savoir traditionnel de notre peuple aux connaissances scientifiques de votre peuple, nous pourrions plus facilement travailler ensemble pour protéger ces zones. Merci de nous avoir entendus.
Le président : Merci, monsieur Silver.
Vos exposés étaient excellents.
Le sénateur Gold : Merci d’être ici ce matin. Vous avez soulevé bien des questions. Je vais commencer par la plus générale. Je ne vais pas prendre trop de temps parce que je veux en laisser à mes collègues pour qu’ils puissent poser des questions.
À maintes reprises, vous avez parlé des changements ou des lacunes que vous voyez dans la version actuelle du projet de loi. Vous avez fait allusion à des amendements et à des propositions qui n’ont pas été adoptés à l’autre endroit. Pouvez-vous nous fournir une liste des amendements ou des modifications que vous avez recommandés? À moins que je me trompe, vous ne nous avez soumis aucun document écrit. Cela nous aiderait à étudier la question.
Je pourrais peut-être vous demander de nous fournir une liste des changements prioritaires que vous auriez à nous soumettre à l’égard du projet de loi C-55. Puis-je vous demander de commencer par cela?
M. Paul : Nous allons vous soumettre un mémoire contenant les observations générales que j’ai faites. Nous voulions fournir un aperçu du contexte en vue des questions qui seront posées aujourd’hui. Pour l’instant, nous avons recommandé trois amendements qui tiendraient compte des préoccupations que nous avons soulevées.
Un de ces amendements viserait à ce que le ministre envisage de désigner des aires marines protégées et conservées par les Autochtones. Un autre viserait à ce que le ministre étudie la possibilité de désigner une aire protégée et conservée sur recommandation d’un gouvernement ou d’un représentant autochtone. Le troisième viserait à ce que les méthodes de protection des peuples autochtones ou les programmes des gardiens autochtones soient appliqués aux aires marines en territoire autochtone.
Ces amendements répondraient à l’ensemble des préoccupations que nous tentons de faire valoir.
Le sénateur Gold : Merci beaucoup de ces précisions fort utiles.
Pouvez-vous nous expliquer dans quelle mesure vous avez travaillé avec le ministère pendant les différentes étapes? Je sais que vous n’êtes pas les seuls témoins qui ont manifesté leur déception par rapport au niveau de participation et de consultation. Je sais que vous avez rencontré des représentants du ministère des Pêches et des Océans. Pouvez-vous nous parler de votre expérience et de l’ampleur de votre participation à ce processus?
M. Paul : En ce qui concerne l’Assemblée des Premières Nations, nous nous sommes entendus avec le ministère des Pêches et des Océans pour participer à des activités de planification de l’espace marin liées à la Loi sur les océans. Nous avons mis sur pied un groupe de travail et un comité national des chefs. Des discussions préliminaires ont déjà eu lieu.
Lorsque j’étais au Congrès des chefs de l’Atlantique, j’ai participé à la rédaction et à la présentation d’un mémoire du congrès sur l’élaboration du projet de loi. L’APN ne fait pas de consultation. Cela ne faisait pas non plus partie de mes anciennes fonctions; je ne peux donc pas parler du processus de consultation. J’encourage tous les gouvernements à appliquer les protocoles de consultation locaux.
Nous avons examiné les autres mémoires qui ont été soumis au Sénat parce qu’ils sont accessibles sur le site web. Je ne crois pas que nous avons participé de près à l’élaboration de ce projet de loi.
M. Silver : Ken a abordé la question de la consultation. Il existe différentes organisations de pêcheurs à l’échelle de la Colombie-Britannique et du pays. Elles semblent plus ou moins axées sur les aspects techniques, et il faut consulter davantage les représentants de nos différentes communautés, qui ne sont pas tous des intervenants politiques.
Comme chef, je suis membre de certains comités de la Colombie-Britannique et de l’APN, mais les représentants communautaires qui participent à ces tribunes sont des techniciens, et les divisions régionales du ministère des Pêches et des Océans manquent quelque peu de ressources, même sur le plan de la main-d’œuvre.
Il manque de moyens pour joindre les communautés et les intervenants du secteur des pêches qui sont sur l’eau ou sur le terrain.
Nous avons, à l’occasion, demandé du financement pour que les organisations de pêcheurs des Premières Nations puissent participer activement à la proposition de modifications législatives, conformément à l’idée d’établir des relations de gouvernement à gouvernement et de nation à nation.
Pour ce qui est du ministère des Pêches et des Océans et des autres intervenants, il faut augmenter le financement général pour que nos techniciens et nos politiciens puissent participer à l’élaboration des modifications législatives avec vous et d’autres intervenants du ministère des Pêches et des Océans.
La sénatrice Poirier : Je vous remercie tous deux de vos observations. Pendant vos exposés, j’ai noté que vous avez recommandé trois amendements. Certains amendements dont vous avez parlé ressemblent à ceux que d’autres témoins ont soumis.
Parmi les principales préoccupations soulevées par d’autres témoins, soulignons le manque de consultation ainsi que les conséquences socioéconomiques que peuvent subir les communautés si une proposition ou une mesure est adoptée sans une consultation adéquate. Je suis sûre que vous êtes au courant des problèmes que nous avons connus au Nouveau-Brunswick, l’été dernier, en ce qui concerne les baleines et la fermeture de certaines zones qui ont touché la péninsule acadienne du Nouveau-Brunswick. Les répercussions socioéconomiques ont touché non seulement les pêcheurs, mais toute la collectivité.
Si j’ai bien compris, je crois que vous n’avez pas été consultés avant l’élaboration du projet de loi C-55. Ai-je raison de croire que vos groupes n’ont pas été consultés?
M. Paul : Le processus de consultation n’était pas aussi bien défini que d’autres activités de consultation qui ont été menées dans certaines régions que je connais. Je ne travaille pas pour un organisme de consultation. Nous encourageons les intervenants à suivre les protocoles de consultation locaux.
La sénatrice Poirier : L’absence d’un processus adéquat de consultation des communautés des Premières Nations pourrait-elle avoir des répercussions socioéconomiques?
M. Silver : Je crois effectivement qu’il pourrait y avoir des effets négatifs, et pas seulement sur le plan socioéconomique. Notre peuple s’inquiète aussi des lacunes sur le plan de l’accessibilité des ressources alimentaires traditionnelles. C’est une question non seulement d’économie, mais d’alimentation. J’ai indiqué à d’autres personnes que j’ai des proches de la communauté des Salish de la côte qui ont étudié l’effet de l’inaccessibilité des ressources alimentaires traditionnelles sur la santé générale des Swinomish de l’État de Washington. Pour mon peuple, le changement de régime... Nous avons rapatrié les dépouilles de nos ancêtres qui se trouvaient dans des musées afin de les placer dans un lieu de sépulture convenable. Au terme de longues délibérations avec nos aînés, nous avons autorisé certains tests qui ont révélé que le régime de nos ancêtres ayant vécu il y a 2 700 à 5 000 ans se composait à 80 à 85 p. 100 d’aliments d’origine marine. Les modifications à notre régime ont causé un nombre presque épidémique de cas de diabètes et d’autres maladies que nos communautés n’avaient jamais connues auparavant. Cela fait partie des problèmes auxquels il faut remédier.
Dans une communauté de la côte Ouest qui a adopté un régime traditionnel, le diabète qu’on avait diagnostiqué à certaines personnes a disparu. Cette communauté a connu beaucoup de succès. L’inaccessibilité des ressources alimentaires traditionnelles est donc un aspect qui nous préoccupe vivement.
La sénatrice Poirier : Le délai moyen pour désigner une ZPM au titre de la Loi sur les océans est de sept à dix ans. C’est beaucoup plus long que le délai de cinq ans qui est prévu pour la protection provisoire d’une ZPM. Croyez-vous que le ministère des Pêches et des Océans serait capable d’établir une ZPM au titre de la Loi sur les océans en respectant le délai de cinq ans qui est proposé? Ou est-ce que cela risque de compromettre le processus de consultation et son résultat?
M. Paul : Cela dépend du soutien fourni aux tables de consultation des Premières Nations. D’ici à ce que l’on renforce les capacités des Premières Nations, il serait désavantageux pour les Premières Nations d’accélérer le processus.
Il y a également un aspect culturel. Je suis de la région atlantique. Les stocks de saumon n’y sont plus vraiment sains. Par exemple, j’ai des photos de mon grand-père avec un saumon atlantique de 30 livres. Je n’ai jamais vu cela de toute ma vie. Ce qui est absent de ma vie et de celle de mes enfants, c’est ce transfert des activités traditionnelles et la capacité de subvenir aux besoins de la collectivité et des aînés.
Si l’on exerce une cogouvernance, de manière à permettre la reconnaissance de la compétence des Premières Nations en ce qui a trait aux aires protégées, alors je crois que les Premières Nations pourront mieux décrire et mieux réduire les incidences de certaines de ces restrictions des pêches d’une manière culturellement adaptée.
Il est vraiment difficile de dire si un délai de cinq ans est un délai trop court. Cela dépend de l’état de préparation des collectivités des Premières Nations et de la volonté du gouvernement de leur permettre de participer au processus de désignation.
La sénatrice Poirier : Merci.
Le sénateur Christmas : Chef Silver, je sais que vous venez de loin, alors je vous remercie de votre présence. Merci aussi à vous, M. Paul. C’est toujours un plaisir de parler avec vous. Il me tarde d’étudier les amendements que l’Assemblée présentera.
Vous nous avez tous deux donné beaucoup d’information qui, je crois, mettra ces amendements en contexte. J’aimerais simplement approfondir un peu ce contexte. Je ne veux pas vous mettre des mots dans la bouche, M. Paul, alors pardonnez-moi si c’est le cas, mais si j’ai bien compris, le projet de loi C-55 porte atteinte à vos droits protégés par l’article 35. Vous n’avez pas utilisé ces mots, mais dans vos observations, vous avez répété que certaines exclusions et certaines opportunités ont été omises. Diriez-vous que le projet de loi C-55 porte atteinte aux droits prévus à l’article 35?
M. Paul : Dans sa forme actuelle, c’est-à-dire sans reconnaissance explicite de l’article 35 et sans outil prévu pour le respect de ce dernier, le projet de loi portera probablement atteinte aux droits protégés par l’article 35 dans le futur. Nous ne savons pas quelles seront les priorités des futurs gouvernements. Nous voulons nous assurer que le libellé du projet de loi inclut le respect des droits prévus à l’article 35. Car si l’on maintient l’ambiguïté, même si l’intention est bonne, nous ne savons pas quelles seront les éventuelles interprétations.
Le sénateur Christmas : Un aspect qui a retenu mon attention lorsque l’autre endroit a étudié le projet de loi C-55 est le fait qu’il a rejeté le modèle de cogouvernance relativement aux zones de protection marine. Je n’ai pas eu l’occasion d’examiner les raisons de l’autre endroit pour ce rejet. Pourriez-vous expliquer quelle était l’intention derrière le modèle de cogouvernance pour que nous la comprenions bien et ne fassions pas d’erreur? D’après vous, quelles sont les raisons qui ont motivé le rejet du modèle de cogouvernance?
M. Paul : Que voulez-vous dire par « l’autre endroit »?
Le sénateur Christmas : C’est ainsi que nous appelons la Chambre des communes.
M. Paul : Ah, l’autre endroit.
La sénatrice Bovey : Inversement, la Chambre des communes nous appelle aussi l’autre endroit.
M. Paul : Je vais parler au nom de la région atlantique, puis je vais laisser le chef Silver parler au nom de la région pacifique.
Dans la région atlantique, nous avons des traités qui datent des années 1700 : les Traités de paix et d’amitié. Même s’il existe une chaîne d’alliance de ces traités, deux d’entre eux sont reconnus par le Canada, soit les traités de 1752 et de 1761. En 1999, le traité de 1761 a été utilisé pour défendre Donald Marshall Jr. dans l’arrêt Marshall. Les traités ont été conclus entre les nations — car seule une nation peut signer un traité — pour permettre la coexistence pacifique entre la Couronne britannique et les Micmacs, les Malécites et les Passamaquoddy. Nulle part dans ces traités il n’est question de cession de territoire ou d’étendue d’eau. Dans la région atlantique, les chefs et les aînés parlent souvent de la région comme étant un territoire non cédé. Étant donné que l’arrêt Marshall reconnaît le droit de pêcher, on pourrait soutenir que ce concept de territoire ancestral non cédé s’étend au milieu marin. Il existe une entente de coexistence pacifique dans la région atlantique. Nous reconnaissons que le terme « cogouvernance » signifie autorité partagée.
L’un des problèmes que nous constatons est la réticence du gouvernement du Canada à limiter l’autorité du ministre. On entend des expressions telles que « cogestion, gestion concertée, gestion paritaire », mais à notre avis, la cogouvernance est une autorité partagée. Pour avoir une autorité partagée, il faut avoir le pouvoir décisionnel de prendre des règlements, de promulguer des lois et d’instaurer des politiques. Nous soupçonnons que c’est probablement là la racine du problème et que c’est ce qui explique la réticence de l’autre endroit.
M. Silver : Il y a beaucoup de similarités entre les régions atlantique et pacifique, sauf pour ce qui est des traités relativement à la mer des Salish et à la côte du Pacifique. Pour la plus grande partie, nous n’avons pas d’entente sur papier avec les gouvernements. Nous soutenons que nos droits et nos titres sont toujours là en Colombie-Britannique. Les décisions de la Cour suprême le prouvent. Nous travaillons à instaurer la cogouvernance et la prise de décisions partagée par rapport à toutes les ressources. Les mots sont utilisés par les représentants du gouvernement provincial et fédéral à des fins politiques, mais il semble y avoir une réticence à les mettre en pratique. Pour les Premières Nations, il est tout simplement naturel que nous passions à la cogouvernance avec nos voisins.
Comme je l’ai dit plus tôt, la combinaison du savoir scientifique et ancestral serait avantageuse pour nous tous, si seulement nous pouvions trouver un moyen de progresser ensemble à ce chapitre. Il y a une réticence, plus du côté bureaucratique que du côté politique. Le discours tenu par les politiciens prend du temps à se concrétiser. Un peu trop au goût des Premières Nations. Nous devons faire des progrès vers la reconnaissance de nos droits. Il y a de la réticence à cet égard.
Le sénateur Gold : Je tenais à ce que ce soit clair. Merci. Je ne présume pas ni n’affirme que c’est suffisant, mais il faut savoir que l’article 2.1 de la Loi sur les océans en vigueur contient une disposition de non-dérogation, quoique la portée et l’efficacité des dispositions de non-dérogation soient beaucoup remises en question.
Cette disposition, qui dit qu’il demeure entendu que la présente loi ne porte pas atteinte aux droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada visés à l’article 35, s’appliquerait aux zones de protection marine et aux zones de protection marine provisoires.
Est-ce suffisant? C’est une question valable. À tout le moins, la loi reconnaît que les droits existants des peuples autochtones issus de traités doivent être respectés dans tous les aspects de son application, y compris dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Je tenais à le mentionner.
Le président : Avez-vous des observations?
M. Paul : Il est bien de le mentionner. J’ai parlé de la possibilité de reconnaître davantage de droits des Autochtones, ancestraux ou issus de traités, n’est-ce pas? Nous voulons nous assurer que la loi permet l’expansion de ces droits.
Le sénateur Christmas : Vous avez parlé de faire participer les Autochtones à la surveillance et à l’application des zones de protection marine. Vous avez également mentionné que les gardes-pêches autochtones pourraient faire partie de ce processus.
Je sais, M. Paul, que vous connaissez très bien le programme des gardes-pêches. Pourriez-vous décrire depuis combien de temps le programme des gardes-pêches est en place, quelques-unes des activités de ces gardes-pêches ainsi que la capacité de ces derniers de participer à la surveillance des zones de protection marine?
M. Paul : Le programme des garde-pêches s’inscrit dans la Stratégie relative aux pêches autochtones. C’est un programme du ministère des Pêches et des Océans qui est en place depuis 1990. Des collectivités des Premières Nations ont signé des ententes individuelles avec le ministère pour invoquer le programme des gardes-pêches.
Ce qui a été négocié en 1990 n’a pas changé depuis. Le financement n’a pas augmenté et les ententes n’ont pas été modifiées, même si bien des choses ont changé depuis : la population des collectivités des Premières Nations s’est accrue; la complexité de la gestion des océans et des pêches s’est accrue; et les règlements relatifs à la sécurité ont changé. Les espaces dont la protection est confiée aux gardes-pêches ont également changé.
Environ 130 ententes relatives aux gardes-pêches sont en place au Canada. Le ministère des Pêches et des Océans a mandaté l’Institut national des pêches autochtones d’examiner le programme des gardes-pêches pendant l’exercice financier en cours. Des rapports préliminaires sont en cours de rédaction, et des recommandations seront formulées à l’intention du ministre à savoir comment modifier et adapter le programme de garde-pêches. Ces recommandations seront fondées sur les ateliers et les séances de consultation tenus auprès des collectivités.
L’une des choses qui s’imposent est de former les garde-pêches pour qu’ils puissent travailler dans les espaces océaniques. Cela nécessiterait des investissements pour qu’ils aient le matériel et la formation appropriés. Les Premières Nations réclameront que l’on augmente les pouvoirs de ces garde-pêches. À l’heure actuelle, en vertu de l’article 5 de la Loi sur les pêches, si je ne m’abuse, ils sont techniquement des agents de la paix. Les collectivités souhaitent qu’ils détiennent plus de pouvoirs. Il y a un certain chevauchement avec le rôle des garde-pêches dans le cadre du Programme de conservation et de protection, celui des agents des pêches et celui du ministère des Pêches et des Océans, mais les garde-pêches ne sont certainement pas sur un pied d’égalité avec ces entités.
Voilà le portrait de la situation actuelle. Il serait possible d’accroître les pouvoirs des garde-pêches. Nous verrons quelle sera la réponse du ministère aux rapports.
Le sénateur Christmas : L’une des choses que je ne comprends pas — et peut-être que le sénateur Francis comprend mieux que moi — c’est que le ministère des Pêches et des Océans dit ne pas avoir suffisamment de ressources pour s’acquitter de toutes les activités d’application de la loi et de surveillance nécessaires. Or, d’une part, il a un nombre X d’agents des pêches et, d’autre part, il dispose de 130 ententes relatives aux garde-pêches autochtones.
Il me semble qu’il ne serait pas bien difficile de mobiliser ces 130 ententes relatives aux garde-pêches pour aider les agents du ministère et diriger les activités dans certaines régions où les agents de pêches n’ont ni le temps, ni l’espace, ni les moyens de le faire.
Je vous remercie de vos observations. Il existe une ressource sous-utilisée de garde-pêches autochtones très expérimentés, puisque le programme est en place depuis près de 30 ans. Ce n’est donc pas comme si ces garde-pêches étaient inexpérimentés. Je suis d’accord avec vous; une formation supplémentaire pourrait s’imposer.
Votre crainte que les modifications proposées dans le projet de loi C-55 puissent être mal interprétées par de futurs gouvernements me laisse perplexe. Pourquoi croyez-vous qu’elles risquent de mener à un désaccord entre le gouvernement et les peuples autochtones?
M. Paul : En ce moment, nous avons un gouvernement fédéral qui déclare vouloir collaborer avec les Autochtones. Nous travaillons à une réconciliation et des investissements sont effectués dans divers programmes. Le libellé d’autres mesures législatives étudiées par le Parlement, telles que la Loi sur les pêches, le projet de loi C-68 ou le projet de loi C-69, mentionne précisément des choses comme le savoir autochtone.
Les futurs gouvernements fédéraux ne seront peut-être pas aussi ouverts. Nous avons connu des gouvernements hostiles qui ne voulaient vraiment pas respecter la gouvernance des Premières Nations. Voilà pourquoi nous voulons nous assurer que le libellé de la loi permettra aux futurs gouvernements fédéraux et à la gouvernance des Premières Nations de poursuivre sur la voie de l’autonomisation de nos collectivités de sorte que celles-ci puissent prendre la place qui leur revient au chapitre de la protection des espaces océaniques. Essentiellement, nous voulons que le libellé des lois reflète cela.
La sénatrice Petitclerc : Le projet de loi appelle à la prudence, précisant que même si, parfois, les connaissances scientifiques ne sont pas encore tout à fait complètes, le fait de ne pas disposer de toutes les données n’est pas une raison pour ne pas protéger. Autrement dit, vaut mieux prévenir que guérir. Nous avons entendu des pêcheurs commerciaux qui déplorent cette approche. Après avoir entendu votre déclaration préliminaire, j’aimerais connaître votre sentiment par rapport à cette approche prudente. De plus, vous avez mentionné être préoccupés par certaines incidences négatives du gel de l’empreinte. Pouvez-vous nous en dire plus long à ce sujet?
M. Silver : Merci, sénatrice. En ce qui a trait à l’approche prudente, les Premières Nations, les pêcheurs autochtones, veulent l’assurance que les zones de protection marine ne restreindront pas nos mouvements pour pêcher le poisson et d’autres espèces. De même, nous espérons qu’elles ne restreindront pas les pratiques culturelles de nos populations, pratiques qui peuvent comprendre la pêche. Les Autochtones parlent de la nécessité d’être sur l’eau et la terre pour exercer nos pratiques culturelles. Nous craignons simplement que les zones protégées restreignent ces activités. C’est l’une de nos principales préoccupations. Merci.
M. Paul : En ce qui concerne le gel de l’empreinte, pour ajouter à ce qu’a dit le chef Silver, nous reconnaissons que les changements climatiques ont une incidence sur les espèces migratoires. Un gel de l’empreinte dicte que nos permis et nos activités de pêche doivent demeurer tels qu’ils sont aujourd’hui pour une espèce donnée. Or, il se peut que, dans cinq ans, l’espèce en question ne se trouve plus à cet endroit et que d’autres espèces prennent sa place. Nous comprenons le besoin économique de faire de la conservation une priorité, mais, dans le contexte alimentaire, social et cérémonial de la pêche, il se peut que, pour pouvoir nous nourrir des richesses de la mer, il faille changer la façon dont nous pêchons ou les espèces que nous pêchons. Un gel de l’empreinte semble empêcher cela. Cela touche les droits autochtones. D’où la préoccupation. Voilà pourquoi nous réclamons un renvoi à l’article 35.
En ce qui a trait à l’approche prudente, elle correspond généralement à ce que font les Premières Nations de manière inhérente. J’ai assisté à des réunions où des pêcheurs membres et non membres des Premières Nations se trouvaient dans la même salle et échangeaient avec des représentants du ministère des Pêches et des Océans. Le ministère va déclarer quel sera, selon lui, le total autorisé des captures cette année et quel est l’intervalle de confiance. Soit dit en passant, bien des fois, beaucoup de pêcheurs non membres des Premières Nations vont faire pression auprès du ministère pour qu’il utilise la limite supérieure de l’intervalle de confiance, remettant en question les données scientifiques, alors que, ironiquement, les pêcheurs des Premières Nations vont dire au ministère d’écouter les scientifiques et d’utiliser la limite inférieure de l’intervalle de confiance en raison de la valeur inhérente qu’ils ont selon laquelle il faut ménager la ressource en prévision de l’année suivante.
En général, les Premières Nations appuient l’approche prudente. Pour être honnête, la façon dont elle est appliquée et élaborée par le ministère, avec des graphiques et ainsi de suite, porte à confusion. Cela n’a pas été fait en collaboration avec les Premières Nations, ce qui nous ramène à l’aspect de la gouvernance. Si nous pouvions régler cela, nous pourrions ensuite avoir une approche de cogouvernance axée sur la prudence.
La sénatrice Bovey : Je tiens à vous remercier. Votre témoignage est très éclairant. J’aimerais clarifier quelques éléments. Ai-je bien compris que vous convenez que les zones de protection marine sont nécessaires? Vous pourriez peut-être répondre à cela lorsque vous enverrez les amendements, car je ne veux pas accaparer du temps.
À l’autre endroit, les députés Tootoo et McLeod ont proposé un amendement qui a été adopté et qui vise à reconnaître les droits des Autochtones et la nécessité de procéder à des négociations et à des consultations. Lorsque vous soumettrez vos propositions d’amendement, pourriez-vous nous faire savoir quelles sont, selon vous, les lacunes de cet amendement ou si ce dernier remédie en partie aux préoccupations dont vous nous avez fait part? Cela serait très utile.
Enfin, ma question est : qu’est-ce qui doit être inclus dans la loi en soi et qu’est-ce qui doit s’inscrire dans la mise en œuvre de la loi pour faire en sorte qu’une consultation soit effectuée au préalable ainsi que tout au long du processus? Encore une fois, si vous pouviez, dans la rédaction de vos amendements, préciser les meilleurs endroits où insérer cela, ce serait très utile pour nos délibérations.
M. Paul : Nous essaierons d’inclure ces éléments dans notre mémoire, pour que ce soit bien clair.
Le président : Nous vous en remercions.
Le sénateur Francis : Bonjour, chef Silver, monsieur Paul. Il est bon de vous revoir.
Chef Silver, vous avez parlé des relations respectables de nation à nation et des consultations fructueuses effectuées d’emblée comme étant des piliers pour progresser de manière respectable. Je suis on ne peut plus d’accord avec vous. En tant qu’ancien chef, je constate la même chose. Sans ces éléments fondamentaux, il sera très difficile de faire des progrès. Je remarque que vous avez également parlé de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Pourriez-vous parler davantage de l’importance de cette déclaration dans le contexte du projet de loi?
M. Silver : Le Canada appuie la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, dont de nombreux chapitres sont pertinents dans le contexte du projet de loi dont il est question aujourd’hui. La mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ferait beaucoup pour remédier à certaines des préoccupations que nous avons exprimées aujourd’hui, dont la cogouvernance, la prise de décisions partagée, la coexistence et la collaboration avec nos voisins et les autres administrations publiques.
Nous serions en bien meilleure position si nous pouvions progresser ensemble. La véritable reconnaissance de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ferait beaucoup pour assurer aux Autochtones une meilleure place au sein de la société à l’avenir. Je vous remercie de la question.
Le président : J’aimerais remercier le comité et les témoins. Dans un témoignage antérieur, l’Inuvialuit Regional Corporation a fait observer que la disposition de non-dérogation contenue dans le projet de loi C-55 ne constitue pas une directive de consultation. Je voulais que vous sachiez cela. Je reviens maintenant aux propos du sénateur Gold, car j’aimerais obtenir une clarification. Une question qu’il faut poser, c’est : le projet de loi C-55 doit-il comprendre des garanties supplémentaires relativement au respect des droits des Autochtones, ancestraux et issus de traités? Si vous pouviez inclure ces réponses dans votre mémoire, cela faciliterait notre travail. Le sénateur Gold et les autres ont posé de très bonnes questions ce matin.
Je vous remercie de votre témoignage. Je dois dire que, comme je viens d’un rocher dans l’océan Atlantique à l’autre bout du pays, je comprends la passion que vous apportez à vos membres. De plus, personnellement, le respect de la terre et de la mer est très important pour moi. L’une des choses que je trouve incroyables depuis que je suis à Ottawa, c’est rencontrer des gens qui partagent cette passion.
Toute l’information que vous nous avez apportée ce matin est très utile dans notre travail à l’égard du projet de loi. Nous voulons bien faire les choses. Ce sont les personnes comme vous qui nous apportent des idées et des suggestions.
Bienvenue au sénateur Patterson, qui siège en remplacement du sénateur Plett. Il va tenter de représenter son côté plus doux et plus délicat.
Le sénateur Patterson : Ce commentaire était de nature privée.
Le président : Nous verrons ce qui se passera. Nous vivons tous d’espoir. Merci beaucoup.
Bienvenue à M. Jerry Ward. Je lui demanderais de bien vouloir se présenter et expliquer ses fonctions. Je crois comprendre que vous avez une déclaration préliminaire à formuler. Lorsque ce sera fait, je suis convaincu que les sénateurs auront des questions.
Jerry Ward, directeur des pêches, Qikiqtaaluk Corporation : Merci, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs. C’est un plaisir d’être ici. Avant de commencer, vous remarquerez que je ne porte pas de cravate. Il y a une bonne raison pour cela. Bien entendu, j’en porte rarement une ces jours-ci. En vieillissant, cela arrive. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, j’ai bel et bien apporté une cravate, de même qu’un habit et une chemise blanche. Lorsque je les ai enfilés ce matin à l’hôtel, le col de ma chemise ne fermait pas, alors j’en suis venu à la conclusion que ma chemise a rétréci et que ce n’est pas mon cou le problème.
Je suis ravi d’être ici. Je devrais mettre la table en disant que je représente une entreprise privée du Nunavut. Je ne suis pas ici pour représenter un groupe autochtone du Nunavut, comme la Nunavut Tunngavik Incorporated, les associations inuites régionales ou le gouvernement. Mes observations seront du point de vue d’un exploitant privé. Certes, au nom de la Qikiqtaaluk Corporation, j’aimerais remercier le comité de l’occasion d’être ici aujourd’hui.
Je vous donne un peu de contexte. J’ai grandi dans l’industrie de la pêche. Je viens de ce rocher que le bon président a mentionné tout à l’heure, dans le Nord de l’Atlantique. J’œuvre dans le milieu depuis 1979, tant dans le secteur privé qu’en tant que haut fonctionnaire, ici et aux États-Unis. Au cours des 20 dernières années, j’ai joué un rôle de premier plan dans la collaboration avec le gouvernement du Nunavut et les participants du Nunavut en vue de développer, en particulier, la pêche hauturière, un exemple de réussite dont je parlerai un peu plus tard.
J’ai fourni une présentation à chacun et, bien sûr, je vais maintenant donner plus de détails et commentaires.
J’aimerais vous résumer l’historique de la Qikiqtaaluk Corporation, ou ce que nous appelons l’Inuit Birthright Corporation. Créée en 1983, la société représente les 13 collectivités de la région de Qikiqtani. En bref, c’est une filiale appartenant entièrement à la Qikiqtani Inuit Association. Elle est responsable du développement des affaires dans la région. Il s’agit d’une société lucrative.
La Qikiqtaaluk Corporation est une entité diversifiée menant des activités dans de nombreux secteurs, notamment les transports, le commerce, le détail, les projets de construction et, bien sûr, les pêches. D’ailleurs, la division des pêches de l’entreprise en est l’épine dorsale depuis le début.
Il importe de souligner que notre société procure des emplois directs à plus de 400 employés. Nous sommes fiers du fait que 82 p. 100 d’entre eux sont des Inuits. Je ne pense pas qu’aucun autre organisme au pays n’ait atteint un tel pourcentage. Nous sommes un joueur très important au sein de l’industrie des pêches du Canada atlantique. En effet, nous possédons 1,5 des 17 permis canadiens de pêche hauturière de la crevette. De plus, le Conseil de gestion des ressources fauniques du Nunavut nous a octroyé une grande quantité de quotas dans le Nunavut, et nous en sommes très satisfaits. Bien entendu, nos profits servent à créer des entreprises dans la région de Qikiqtani.
En outre, nous soutenons le Nunavut Fisheries and Marine Training Consortium, sans doute l’un des consortiums les plus reconnus au Canada. Nous injectons collectivement des millions de dollars dans ce programme chaque année. Nous sommes déterminés à favoriser le développement de la pêche côtière au Nunavut. Nous allons mettre à profit les recettes de l’exploitation extracôtière, qui a été un grand succès, et nous concentrer dorénavant sur le développement de la pêche côtière et sur la création d’emplois qui l’accompagnera.
Nous utilisons aussi les profits pour appuyer d’autres activités corporatives visant à maximiser les avantages pour la région de Qikiqtani, notamment l’emploi.
Nous sommes heureux d’annoncer qu’au cours de la seule dernière année, nous avons versé un dividende de 4,6 millions de dollars à la Qikiqtani Inuit Association, qui s’en sert pour financer des programmes sociaux au sein des collectivités de la région de Qikiqtani. Nous sommes également très impliqués dans plusieurs initiatives axées sur le développement des jeunes.
Tout cela m’amène à parler de l’objectif de la réunion d’aujourd’hui : discuter du projet de loi C-55. J’ai grandement apprécié les témoignages des messieurs qui m’ont précédé, et j’aimerais à présent me concentrer sur un aspect légèrement différent de la situation. Comme je l’ai mentionné, nous sommes avant tout préoccupés par les répercussions possibles de ce projet de loi sur le maintien et l’expansion des avantages socioéconomiques pour le Nunavut. Nous y reviendrons plus tard. Nous nous demandons quelles mesures pourraient être mises en œuvre pour stimuler la croissance et le développement des pêches au Nunavut et répondre aux besoins futurs de nos communautés.
Nous sommes, en quelque sort, les petits nouveaux dans l’industrie des pêches, même si les Inuits pratiquent la pêche depuis des milliers d’années. La pêche s’est commercialisée depuis les 30 dernières années, les 15 dernières années ayant été particulièrement intenses. Cette activité fait partie des quatre principaux secteurs de croissance pour le développement général du Nunavut. Vous êtes donc à même de comprendre l’importance de cette industrie en plein essor.
Nous avons constaté une attention extrême consacrée à l’atteinte du premier objectif de conservation marine de 5 p. 100 en 2017, et une poussée continue vers l’objectif de 10 p. 100 d’ici 2020. La poussée semble viser des objectifs prescrits — qui pourraient même augmenter, à l’avenir — plutôtque de miser sur les méthodes scientifiques qui pourraient cibler les domaines qui ont véritablement besoin de protection, ou sur les répercussions possibles pour les collectivités.
Les représentants de l’industrie de la pêche du Nunavut ont participé à une approche collaborative avec le ministère des Pêches et des Océans (MPO) et les ONG qui ont mené à trois nouvelles fermetures de pêches qui, prises ensemble avec les aires marines protégées et d’autres zones protégées dans l’Arctique de l’Est, garantissent au Nunavut un niveau élevé de conservation qui selon nous est actuellement plus que la part que nous méritons.
Comme vous le savez, le ministre et le gouvernement ont énoncé clairement que toutes les régions seraient traitées de manière équitable. À ce stade, nous n’avons aucune objection à faire remarquer que nous avons apporté plus que notre juste part des 7,75 p. 100 qui nous été demandé. À l’origine, la cible avait été fixée à 5 p. 100, mais elle a fini par monter à 7,75 p. 100. Étant donné que nos zones de pêches dans le Nord sont déjà limitées par des contraintes géographiques, par les conditions météorologiques et par la glace, l’ajout d’aires à protéger pourrait avoir des répercussions directes sur la pêche hauturière et la pêche côtière.
Je suis convaincu que nous aurons l’occasion de parler un peu du gel de l’empreinte et des précautions à prendre par rapport à cet enjeu, qui touche particulièrement le secteur des pêches.
Les approches à la conservation incluent diverses options, y compris les aires de protection marine et les refuges marins. Le gouvernement devrait donc faire preuve de flexibilité pour nous permettre de choisir la meilleure option. Toutes les aires devraient également respecter les normes internationales, comme celles de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Nous craignons que le travail que nous avons effectué pour établir les nouveaux refuges marins dans l’Arctique de l’Est soit peine perdue si ceux-ci ne respectent pas les normes à cause d’exceptions accordées pour des activités d’exploitation pétrolière et gazière, et de développement.
Qikiqtaaluk Corporation se réjouit à la perspective de pouvoir collaborer avec le ministère des Pêches et des Océans, ainsi qu’avec d’autres intervenants à la conservation marine, dans le cadre d’une approche respectueuse des répercussions socioéconomiques qui se fonde sur les données probantes. D’ailleurs, j’espère que nous aurons l’occasion de discuter d’un processus décisionnel fondé sur les données probantes.
Bien entendu, nous souhaitons aborder rapidement l’enjeu des zones de protection marine provisoires, et celui des délais. Nous allons peut-être également parler du principe de précaution et des indemnités qui nous intéressent. Ce projet de loi montre très clairement que les secteurs pétrolier et gazier seront indemnisés si des déplacements ont lieu, mais il omet d’indiquer si l’industrie des pêches en général aura droit elle aussi à des indemnisations.
Nous nous préoccupons également de la question de la proportionnalité régionale. En effet, nous possédons un littoral très étendu; 40 p. 100 du littoral canadien se trouve dans l’Arctique, et couvre principalement le Nunavut.
Environ 20 p. 100 des eaux de l’Arctique de l’Est sont déjà protégées, ce qui représente une partie importante. Au cours de la dernière année, nous avons respecté les normes de 2017 en procédant à la fermeture de trois grandes stations. Je précise qu’il s’agissait d’un effort concerté entre le gouvernement du territoire et les associations industrielles dont nous faisons partie.
Monsieur le président, je serai heureux de répondre aux questions.
Le président : Je vous remercie, monsieur Ward. Je me ferai un plaisir de discuter avec vous.
Le sénateur Gold : Monsieur Ward, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir exposé les enjeux qui vous touchent. Cela nous facilite la tâche en tant que sénateurs dont le rôle est de poser des questions.
Je souhaite vous donner l’occasion de nous expliquer comment vous concevez le lien entre le processus décisionnel fondé sur la science, que vous avez mentionnée, et le principe de précaution. À mes yeux, l’absence de certitude scientifique ne devrait pas constituer un motif pour empêcher la conservation et la protection d’une région à risque, étant donné qu’il est très difficile d’atteindre une telle certitude, même sur une longue période de temps.
Pouvez-vous nous parler de l’importance d’adopter un processus décisionnel fondé sur la science, et de la manière d’harmoniser ce processus avec le principe de précaution?
M. Ward : Je suis heureux que vous ayez soulevé cette question. Comme je l’ai indiqué plus tôt, il faut garder à l’esprit que nous sommes de nouveaux acteurs au sein de cette industrie. Le Nord est une vaste région géographique, et bien que nous nous retrouvons parfois aux prises avec des conditions environnementales difficiles, nous sommes persévérants et nous tenons bon.
En tant que nouveaux venus dans l’industrie de la pêche, et notamment de la pêche hauturière, nous remarquons que peu de travaux scientifiques ont été menés au cours des 30 dernières années, en particulier dans l’Arctique de l’Est. Pourtant, l’industrie de la pêche est en plein essor. Manifestement, peu d’études scientifiques ont été réalisées dans le Nord. Il s’agit d’un défi pour nous, un défi que nous tentons de résoudre et par rapport auquel nous avons investi des sommes considérables.
Je tiens à dire d’emblée que nous sommes en faveur du principe de précaution. Nous avons pris part à sa mise en œuvre, et nous avons collaboré tant avec les agences qu’avec le gouvernement et l’industrie. Nous souhaitons bien entendu protéger les zones benthiques vulnérables, mais nous devons également tenir compte d’éventuelles répercussions socioéconomiques et des emplois que nous avons créés dans le secteur de la pêche hauturière, d’autant plus que nous nous apprêtons à nous lancer dans la pêche côtière.
Se limiter à une approche préventive entrave notre capacité à faire croître notre industrie. Cela ne fait aucun doute. Nous pensons que nous devons utiliser d’autres outils — à défaut d’un meilleur terme — et j’ai d’ailleurs oublié de mentionner que, bien que je m’exprime aujourd’hui à titre de représentant de la Qikiqtani Corporation, je suis également le directeur de la Nunavut Fisheries Association, le directeur de la Coalition nordique, et j’occupe la présidence du Conseil canadien des pêches. Comme vous l’aurez deviné par la couleur de mes cheveux, je ne suis pas né de la dernière pluie. J’espère que nous saurons tirer les leçons du passé.
Même si nous acceptons le bien-fondé d’une approche préventive, celle-ci pourrait ralentir la croissance de notre industrie dans le Nord. Nous aimerions prendre connaissance des données scientifiques qui sous-tendent ces décisions.
Le sénateur Gold : Le Nord regorge de défis. Plusieurs d’entre nous ont eu la chance de visiter le Nord, et certains y sont demeurés pendant assez longtemps. Les défis dont vous parlez sont-ils liés à la géographie, au manque de ressources, ou à un manque d’engagement? Que faut-il faire pour améliorer nos connaissances scientifiques de la région et évaluer efficacement les répercussions socioéconomiques de chacune de ces désignations?
M. Ward : Nous constatons des lacunes en matière de recherche, ainsi qu’un manque de financement. Historiquement, le ministère des Pêches et des Océans a joué un rôle par rapport aux enjeux scientifiques. Toutefois, ce rôle a été abandonné à plusieurs reprises. Dans le Nord, nous avons dû nous-mêmes réaliser des investissements importants pour collaborer avec le MPO afin de mener des études scientifiques.
Nous sommes satisfaits de notre travail dans le Nord avec le MPO, mais la taille de cette région est telle que nous aurions besoin d’au moins sept ou huit grands navires pour effectuer ces recherches. Nous avons mené à bien plusieurs projets de recherche sur la crevette et le flétan au sein de nos zones de pêches, et nous comptons continuer d’en mener cette année. Nous organisons maintenant des sondages annuels, et nous rédigeons des rapports. Ces méthodes ont donné de bons résultats. Néanmoins, nous avons effectué très peu de travaux au sein des zones extracôtières, et pratiquement aucuns dans les zones côtières. Nous avons besoin de plus de soutien financier, et d’un plus grand nombre de navires.
Dans le cas de la Qikiqtaaluk Corporation, par exemple, nous avons pris la décision de construire cette année notre propre petit navire de recherche. Nous allons nous-mêmes effectuer des recherches poussées dans les zones côtières, de concert avec le MPO et d’autres agences. Nous avons pris le taureau par les cornes et décidé d’acquérir les connaissances scientifiques nécessaires au développement du littoral du Nunavut.
La sénatrice Poirier : Monsieur Ward, je vous remercie de votre présence et de votre présentation.
Ma première question concerne les observations que vous avez formulées lors de votre présentation. Vous avez parlé des pressions exercées pour atteindre l’objectif de conservation marine du Canada consistant à protéger 10 p. 100 des aires marines et côtières d’ici 2020. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que cet objectif est de favoriser les efforts de conservation, tout en garantissant aux communautés l’accès aux ressources dont elles ont besoin. Il s’agit donc de trouver un juste équilibre.
Selon vous, le projet de loi C-55 est-il davantage axé sur l’objectif fixé à 10 p. 100, ou sur des mesures appropriées de conservation?
M. Ward : Pour être honnête, je pense qu’il s’agit avant tout d’atteindre l’objectif de 10 p. 100. On pourrait également s’attendre à ce que les efforts de conservation soient importants; cela ne fait aucun doute, et des pressions ont été exercées en ce sens. Toutefois, ces efforts auraient pu être menés selon un échéancier différent et atteindre quand même les résultats escomptés.
Nous nous inquiétons de la rumeur qui veut que lorsque nous aurons atteint l’objectif de 10 p. 100 en 2020, nous soyons soumis à de nouvelles pressions pour atteindre un objectif beaucoup plus ambitieux d’ici 2030. Compte tenu du fait que le Nord possède d’immenses zones vierges, j’ai l’impression qu’on finira bien par nous dire qu’il faut geler — c’est le cas de le dire — tout projet économique. Gardez à l’esprit que procéder d’une telle manière risque de grandement nuire au développement des secteurs de la pêche côtière et de la pêche hauturière.
Sur un territoire comme le Nunavut, qui comprend 37 000 habitants répartis en 25 communautés, il est très difficile de créer de bons emplois bien rémunérés. C’est pour cette raison que nous ne voulons pas geler l’empreinte de l’activité humaine en soi si les données scientifiques ne vont pas dans ce sens.
La sénatrice Poirier : Dans vos remarques préliminaires, vous avez mentionné à quelques reprises les avantages socioéconomiques et vos préoccupations à ce sujet. Je partage ces inquiétudes étant donné que j’ai pu observer de telles répercussions au Nouveau-Brunswick. Lors de réunions précédentes, nous avons également entendu d’autres témoins qui ont parlé de la méfiance entre différents intervenants et le ministère des Pêches et des Océans, plus particulièrement en ce qui concerne l’évaluation des répercussions socioéconomiques et culturelles au cours du processus de consultation.
Pouvez-vous nous parler de la capacité du ministère à tenir compte des répercussions socioéconomiques et culturelles pour éclairer ses décisions? Pensez-vous que ses fonctionnaires sont en mesure de le faire?
M. Ward : C’est difficile pour eux parce qu’ils ne disposent pas des ressources humaines pour le faire. Il faut attribuer cette tâche à quelqu’un. Ils doivent reconnaître ce fait et prendre des mesures pour aller de l’avant.
Parlons du contexte socioéconomique du Nunavut, plus précisément de la pêche hauturière des fruits de mer. Cette pêche était pratiquement inexistante il y a 30 ans. Aujourd’hui, elle emploie plus de 300 personnes sur les côtes et en haute mer — je pense surtout à l’usine de Pangnirtung. Évidemment, l’industrie extracôtière offre de bons emplois bien rémunérés.
À une certaine époque, dans le secteur de la pêche hauturière par exemple, il y avait un ou deux Inuits par navire. Aujourd’hui, de 50 à 85 p. 100 des travailleurs sur les bateaux-usines sont des Inuits. Au sein de notre entreprise, un équipage de 28 personnes comptera de 12 à 14 Inuits. Cette pêche est donc un important moteur socioéconomique. Cela dit, pour répondre à votre question, je ne crois pas que le ministère soit bien outillé pour faire cette évaluation. C’est ce que j’ai pu constater.
La sénatrice Poirier : Savez-vous si le ministère des Pêches et des Océans a mené des consultations dans votre région avant que le projet de loi C-55 soit présenté? Y a-t-il eu une quelconque forme de consultations?
M. Ward : Oui, il y a eu des consultations. Les groupes inuits ont eu des discussions avec le ministère. Ils seraient mieux placés que moi pour répondre à votre question.
Par l’entremise des diverses associations industrielles que j’ai mentionnées plus tôt — la Nunavut Fisheries Association, la Northern Coalition et le Conseil canadien des pêches — de vastes consultations ont lieu. Il doit y en avoir davantage : vous en avez sûrement entendu parler lors des témoignages du Conseil canadien des pêches et d’autres acteurs du secteur privé.
Je ne veux pas éluder la question. Le projet de loi est extrêmement important. Je vais vous donner un exemple des fermetures qui ont eu lieu au Nunavut. Le ministère a annoncé qu’il allait fermer des zones de pêche. Bien sûr, nous nous sommes d’abord fortement opposés à ces mesures. Beaucoup de chemin a été parcouru entre le moment de l’annonce et la fin du processus. Le ministère a mené de vastes consultations dans la région auprès des diverses associations dont nous faisons partie et les ONG. Un effort de collaboration a permis l’application de ces trois fermetures majeures qui ont, évidemment, grandement contribué à l’atteinte de la cible de 5 p. 100.
Comme je l’ai dit plus tôt, nous fournissons plus que notre juste part pour l’atteinte de l’objectif de 5 p. 100. Nous en sommes même à 7,75 p. 100 aujourd’hui.
La sénatrice Busson : Merci d’être avec nous aujourd’hui, monsieur Ward.
La sénatrice Poirier a posé un bon nombre des questions que je voulais poser sur les objectifs. Dans votre présentation, vous avez dit que vous avez l’impression d’avoir fourni votre juste part pour atteindre un taux de 7,5 p. 100 en vue de la cible de 10 p. 100 d’ici 2020. J’ai cru comprendre que vous craignez que les futures zones de protection marine soient déterminées arbitrairement dans le seul but d’atteindre les cibles au lieu de se fonder sur les besoins. Je ne veux pas vous faire dire ce que vous n’avez pas dit.
Je voulais vous demander quel genre de discussions vous avez eues avec le ministère des Pêches et des Océans, mais la sénatrice Poirier l’a fait avant moi. J’aimerais toutefois savoir si vous pensez que nous devrions adopter d’autres approches qui ne sont pas envisagées en ce moment. Par exemple, a-t-on prévu un plan de communication des données scientifiques que votre navire de recherche a recueillies? Existe-t-il d’autres moyens d’assurer une coordination au-delà des simples consultations?
M. Ward : En ce qui concerne les recherches scientifiques, peu importe le navire en question, elles se font sous la gouverne du ministère des Pêches et des Océans qui définit ses besoins en matière de pêches exploratoires et la période pour les réaliser avant la commercialisation.
Nous avons donc des discussions soutenues à ce sujet. Cela ne fait aucun doute.
Il est vrai que la désignation des prochaines zones de protection marine pour atteindre la cible de 10 p. 100 nous inquiète. Nous nous demandons quelle proportion visera le Nord et, plus précisément, le Nunavut.
D’importants changements environnementaux se produisent au Nunavut. La pêche commence plus tôt et finit plus tard. Nous observons des variations du degré de salinité et une augmentation de la température des eaux. En conséquence, des espèces qui ne vivaient que dans les régions plus au sud du pays se trouvent maintenant dans le Nord. De notre point de vue, c’est une bonne nouvelle, mais nous avons besoin de données scientifiques supplémentaires. Par exemple, qui aurait cru que le capelan fraierait sur les plages au nord de la région de Qikiqtani? C’est pourtant le cas depuis quelques années. C’est un signe de l’ampleur des changements environnementaux. Il faut donc mener d’autres études scientifiques avant d’envisager de nouvelles fermetures majeures au Nunavut.
En ce qui concerne la protection des zones vulnérables, plus précisément des zones benthiques, toute une série de mesures peuvent être prises selon les divers contextes. Nous avons notamment un plan de gestion intégrée des pêches qui prévoit clairement qu’en présence d’une certaine quantité de coraux ou d’éponges, il faut sortir de la zone — nous parlons de « protocole de sortie ». La Loi sur les pêches et ses règlements comptent d’autres dispositions qui seraient beaucoup plus efficaces que les fermetures permanentes.
La sénatrice Busson : Merci beaucoup.
La sénatrice Bovey : Je vous remercie de votre témoignage, monsieur Ward. Il nous est très utile. Je comprends que les efforts pour atteindre l’objectif de 10 p. 100 suscitent l’appréhension. Comme nous le savons tous, cette cible a été établie par l’ancien gouvernement et maintenue par le gouvernement actuel en tenant compte de la durabilité, de facteurs socioéconomiques, de l’économie de la conservation et j’en passe. Je pense que tous se rangent derrière les motifs de cette décision.
Je suis intriguée par vos observations sur les données scientifiques et sur le fait que vous menez vos propres recherches. Beaucoup de gens travaillent sur la question des changements climatiques. J’ose espérer que tous ces efforts sont mis en commun.
Selon vous, quelle est la place du savoir autochtone? Comment atteindre le juste équilibre entre les données scientifiques et les connaissances autochtones? Comme vous l’avez dit, vous faites partie d’une jeune industrie qui évolue dans un territoire doté d’une riche histoire. Comment peut-on conjuguer ces deux éléments bien distincts?
M. Ward : De vastes consultations auprès des aînés inuits sont absolument essentielles. Cette question porterait surtout sur les activités dans la région du Nunavut ou dans la zone de 12 milles. Nous faisons de la pêche hauturière. Comme vous le savez, la culture inuite traditionnelle repose principalement sur la pêche de subsistance sur les côtes, et non sur les gros navires de pêche hauturière. Chose certaine, des consultations appropriées sont menées auprès des diverses collectivités, des organisations inuites et des aînés.
Encore une fois, je ne donnerai pas beaucoup de détails à ce sujet. Je dirai simplement que la zone de protection marine dans le détroit de Lancaster fait l’objet d’importantes consultations auprès de la Nunavut Tunngavik Incorporated et de son organisation inuite régionale, la Qikiqtani Inuit Association.
Pour répondre à votre question, les communautés autochtones doivent absolument être consultées. À ce que nous sachions, elles le sont. C’est du moins notre point de vue.
La sénatrice Bovey : Les scientifiques qui travaillent sur votre navire tiennent-ils compte des connaissances autochtones?
M. Ward : Oui. Je dois toutefois clarifier la situation : nous avons approuvé la construction d’un navire de recherche. Il sera prêt dans environ un an. Cela dit, nous nous concentrons sur les côtes. Sur ce navire, nous ferons appel à des travailleurs de toutes les collectivités. Nous utiliserons le navire, mais nous aurons également recours aux connaissances inuites locales en formant d’autres équipages sur d’autres embarcations. De cette façon, nous pourrons probablement effectuer de deux à trois fois plus de travail qui reposera principalement sur les connaissances inuites.
Nous irons d’abord à la rencontre des aînés dans ces collectivités, organiserons des réunions et déterminerons les ressources disponibles. Qu’ont-ils constaté? Nous avons beaucoup à apprendre des aînés. Il suffit d’ouvrir l’estomac d’un morse ou d’un phoque pour voir clairement les espèces qui vivent dans la région. Vous seriez surpris des résultats. Les phoques mangent du poisson, soit dit en passant, et en grande quantité. Le savoir traditionnel est très riche. Il est essentiel. Il est possible d’économiser beaucoup de temps et d’argent en collaborant avec les populations locales.
La sénatrice Bovey : J’ai deux autres questions. Vous avez parlé de la proportionnalité. Vous avez l’impression que votre région a fourni plus que sa juste part pour atteindre l’objectif de 10 p. 100. Comme nous le savons, l’Arctique représente 40 p. 100 des eaux océaniques. Comment définissez-vous la proportionnalité?
M. Ward : Je suis heureux que vous posiez cette question. Le ministère des Pêches et des Océans — le ministre aujourd’hui et les hauts fonctionnaires — a laissé entendre que la proportionnalité ne serait pas nécessairement établie selon la taille de la zone, mais plutôt selon les régions. Une proportionnalité régionale s’appliquerait. Le simple fait d’avoir 40 p. 100 des eaux océaniques ou des côtes ne signifiera pas que le Nunavut comptera 40 p. 100 des zones de protection marine. Il doit y avoir un juste équilibre entre toutes les régions du pays.
La sénatrice Bovey : J’ai bien compris ce que vous avez dit et je vous remercie de votre réponse. Je suis heureuse d’apprendre que des consultations ont été menées. Je vous pose la même question que j’ai posée au groupe précédent : quels aspects des consultations doivent être intégrés à la loi? Qu’en est-il de la mise en œuvre? Je crois que, parfois, nous tentons d’inscrire dans la loi des règles et des règlements sur la mise en œuvre, mais que le libellé n’est pas suffisant pour appuyer la mise en vigueur. Quelle est la ligne de démarcation entre ce qui doit être inscrit dans la loi et ce qui doit être prévu dans les règles et les règlements sur la mise en œuvre? La deuxième option offre plus de souplesse à long terme pour s’adapter aux besoins et au contexte au fil du temps. Comment fait-on la distinction?
M. Ward : Cette ligne de démarcation est extrêmement complexe à établir. Il est évidemment important de bien faire les choses dès le départ. Il faut intégrer les aspects pertinents dans la loi parce qu’il est difficile de la modifier par la suite, comme vous le savez. Une grande partie de nos objectifs peuvent être prévus dans les règles et les politiques qui seront établies au fil du temps. Ce n’est pas une question facile.
La sénatrice Bovey : Effectivement. Merci.
Le sénateur Patterson : Monsieur Ward, le développement des pêches dans l’Arctique est une réussite formidable, et je sais que vous y avez contribué grandement. Vous avez parlé, en répondant à une question de la sénatrice Busson, de retombées positives du réchauffement de la planète ou des changements climatiques sur le développement des pêches dans l’Arctique. Vous avez relevé différentes tendances, dont la présence du capelan. Auriez-vous des observations à faire sur d’autres espèces?
M. Ward : Comme je l’ai dit à propos du réchauffement de la planète, la période de pêche commence plus tôt et finit plus tard, en moyenne, par rapport à celle d’il y a 20 ans, lorsque nous nous sommes lancés dans la pêche hauturière. C’est évidemment un changement important.
Nous ne disposons pas des données scientifiques pour comprendre tout ce qui se passe. Nous savons que le capelan s’est déplacé, ce qui est avantageux pour tout le monde. En plus d’être une espèce de la pêche de subsistance, le capelan représente une importante source d’alimentation pour la morue, le turbot et le sébaste. Nous savons qu’il y a une population considérable de sébaste dans le Nord. En ce qui concerne la crevette, il y a également eu des baisses marquées dans les zones de pêche 4, 5, 6 et 7, qui sont situées plus au sud du pays. Selon les données scientifiques de l’an passé sur les zones 5 et 6, on a enregistré une diminution importante de la biomasse. Encore une fois, ce changement est avantageux pour tout le monde.
Le sénateur Patterson : Nous parlons ici de la partie sud?
M. Ward : C’est exact. Je parle du Labrador et des régions vers le sud, plus précisément du Labrador, des Grands Bancs et du Bonnet flamand.
Si on remonte dans l’histoire, la pêche à la crevette a commencé dans le Nord — dans ce que sont les zones 1, 2 et 3 — à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Lorsque les stocks de morue ont commencé à baisser, l’habitat de la crevette s’est beaucoup étendu. C’est pourquoi il y a eu une explosion des activités, à partir des années 1970, dans les zones de pêche à la crevette 6 et 7. En ce moment, la biomasse de la morue est à la hausse. Évidemment, le processus n’est pas aussi rapide qu’on le souhaiterait, mais on observe au moins une tendance à la hausse. La population des mollusques et des crustacés, elle, est à la baisse dans la région. C’est surtout le cas pour la crevette.
Selon les études de l’an passé, les stocks sont particulièrement robustes dans le Nord et ils enregistrent une croissance soutenue depuis trois ou quatre ans. La crevette retourne dans son habitat naturel du Nord, qui lui offre les conditions nécessaires à sa survie. Nous nous réjouissons des données sur la biomasse dans les zones de pêche à la crevette situées au nord de la zone 4. C’est une excellente nouvelle. On y observe des hausses marquées de la biomasse. C’est très avantageux pour les habitants du Nunavut. Étant donné que la saison s’allonge, nos bateaux-usines peuvent pêcher plus longtemps. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, mais je peux vous assurer que plus d’espèces se déplacent vers le Nord.
Le sénateur Patterson : J’en viens à ma prochaine question. Vous avez parlé de l’importance de la science. Vous avez demandé de ne pas imposer de gels d’empreinte qui ne sont pas justifiés par des données scientifiques. Or, le ministre, aux termes du projet de loi C-55, aura le pouvoir de décider unilatéralement de geler de vastes zones de l’Arctique sans avoir à obtenir le consentement des Inuits ni du gouvernement provincial ou territorial. Selon vous, quelles répercussions pourrait avoir l’éventuel gel de vastes zones, même si nous avons déjà fourni notre juste part en Arctique, sur la possibilité de mener des travaux scientifiques en vue de développer les pêches dans notre région?
M. Ward : Les poissons ne connaissent pas de frontières. Nous partageons quelques stocks — je pense à la crevette et au turbot — avec le Groenland, qui ont tendance à nager d’une région à l’autre. Étant donné les changements aux conditions environnementales, le gel d’empreinte fondé sur des données scientifiques insuffisantes nous inquiète. En effet, ces stocks se déplacent en fonction de la température et de la salinité des eaux. Dans cinq ans, il ne sera peut-être plus possible de pêcher là où nous pêchons aujourd’hui. Les stocks pourraient s’être déplacés vers le nord ou le sud, ou même vers l’est ou l’ouest. Nous observons ce type de changement régulièrement. C’est un véritable problème pour nous dans cette région.
Permettez-moi de lire quelque chose à ce sujet. Le concept d’établir des zones de protection marine provisoires représente un moyen de veiller à la biodiversité et de protéger de façon provisoire des habitats vulnérables pendant le processus de consultation mené auprès de l’industrie et du grand public, et la réalisation d’autres travaux scientifiques pour valider la désignation d’une zone permanente. Il est important de tenir compte des conséquences si les ressources nécessaires à l’exécution des travaux scientifiques ne sont pas disponibles — je suis conscient que je m’éloigne un peu ici — au cours de la période de cinq ans pendant laquelle le ministre doit rendre permanente la désignation de la zone de protection marine. Comme nous en avons parlé plus tôt, l’application du principe de prudence, selon lequel le ministre et le Cabinet ne peuvent utiliser l’absence de certitude scientifique quant aux risques que peut représenter l’exercice d’activités comme prétexte pour remettre à plus tard l’exercice des pouvoirs qui leur sont conférés, ou éviter de s’acquitter de leurs obligations et fonctions de prendre des règlements désignant des zones de protection marine provisoires ou permanentes, est associée à cette préoccupation.
Je ne veux pas anticiper la prochaine question, mais il y a bel et bien un problème avec la désignation provisoire et la période de cinq ans. Sans les données scientifiques, le personnel, les navires et les fonds nécessaires, il sera impossible d’atteindre les objectifs. Dans notre secteur des pêches, où les stocks passent d’une région à une autre, le gel de l’empreinte pourrait entraîner le gel de nos activités. Ce pourrait être un problème de taille pour nous.
Le sénateur Gold : J’aimerais revenir sur la question cruciale soulevée par le sénateur Patterson et sur l’importante réponse que vous avez donnée. Comme tous le savent, ce sont les détails qui posent problème. Très souvent, c’est aussi le cas de la mise en œuvre des lois ou même des règlements. Si le comité en venait à de telles conclusions, seriez-vous en faveur d’une série de recommandations incluses dans son rapport sur le projet de loi qui demanderaient des ressources humaines et financières accrues pour appuyer le travail scientifique et la collaboration nécessaires, que ce soit avec l’industrie privée, les administrations locales, les gouvernements territoriaux ou les communautés autochtones? De telles recommandations seraient-elles utiles pour assurer les ressources appropriées en vue des mesures qui seront prises aux termes du projet de loi? Je pense autant aux ressources nécessaires au sein du ministère qu’à tous ces intervenants qui peuvent offrir leur apport, leur soutien et leur collaboration pour effectuer les travaux scientifiques qui s’imposent.
M. Ward : C’est cela. Aujourd’hui, on manque généralement de navires, de main-d’œuvre et de ressources.
Il va falloir dépenser des millions de dollars dans le Nord tous les ans, si peu y a été fait dans le passé. À ce jour, en raison des aires marines protégées et du gel des activités, nous avons mené nos travaux de recherche essentiellement dans les zones où nous pêchons. Nous faisons des relevés tous les ans. Nous remercions le ministère des Pêches et des Océans de son soutien dans ce combat.
Nous voulons développer la pêche hauturière : il nous faut donc un certain nombre de navires, du personnel et un engagement financier pour que ces travaux soient effectués tous les ans.
Il ne s’agit pas de les faire une fois de temps en temps. Nous devons créer ce que, scientifiquement parlant, nous appelons une ligne de temps, ce qui signifie qu’il faut faire des observations pendant quatre ou cinq ans avant de pouvoir détecter des tendances, et pas seulement une année puis cinq ou six ans plus tard : il faut les faire tous les ans.
C’est, avant tout, au ministère des Pêches et des Océans, selon nous, qu’il devrait revenir de s’assurer que la recherche se poursuive. Nous avons bénéficié du soutien du ministère pour ces relevés dans le Nord, mais nous faisons beaucoup aussi pour assurer la poursuite de ces travaux. Manifestement, plus de recherche est nécessaire dans d’autres domaines, en dehors de ce que nous faisons pour les pêcheries actuelles.
Le président : Ce matin, j’ai entendu à la CBC une histoire à propos de chercheurs au Canada atlantique qui font du stop pour se faire prendre à bord de navires étrangers afin d’effectuer des travaux de recherche pour l’Université Dalhousie. C’est un exemple. Cela vaudrait la peine de jeter un œil à ce dont vous avez parlé. Tout était intéressant.
Le sénateur Christmas : Merci, monsieur Ward, d’être venu. Je vous félicite, ainsi que la Qikiqtaaluk Corporation, pour le développement et la réussite économique incroyables de la région.
Vous avez fait remarquer que de très nombreuses mesures de conservation ont été prises dans l’Arctique de l’Est. J’ai, sous les yeux, une carte présentée dans un des dépliants, et je peux constater qu’il y a un grand nombre de zones protégées au large des côtes de l’Arctique de l’Est.
Vous avez dit, dans votre témoignage, que le ministère des Pêches et des Océans, les ONG environnementales et vous-même aviez travaillé en étroite collaboration en ce qui concerne la fermeture de la pêche dans les trois zones. Je dénote une certaine inquiétude dans votre voix quand on parle de la création de nouvelles zones de conservation, en particulier d’aires marines protégées, dans l’Arctique de l’Est.
Étant donné que la Qikiqtaaluk Corporation est la propriété intégrale des Inuits, serait-il logique de leur demander s’ils consentent à la création des futures aires marines protégées dans la région?
M. Ward : Je préférerais que les organisations inuites répondent elles-mêmes à cette question. J’appartiens au secteur privé.
Le sénateur Christmas : Le premier ministre du Nunavut a envoyé une lettre à notre président dans laquelle il s’inquiétait de ce que les aires marines protégées soient mises en place sans le consentement des territoires. J’essayais de souligner le fait que, étant donné les droits des Autochtones dans la région et les populations autochtones et étant donné la norme actuelle en matière de consultation et le devoir de consulter de la Couronne, il serait logique, dans le cadre de cette aire marine protégée, que les Inuits puissent aussi exercer ces droits et ces privilèges et que la norme soit qu’ils soient consultés si une quelconque zone allait acquérir le statut de protégée et devenir, en particulier, une aire marine protégée.
M. Ward : Votre réponse m’incite à modifier mon commentaire. Il est indubitable que les Inuits devaient être consultés et leur accord était nécessaire, bien évidemment. C’est un fait accompli, de notre point de vue, en particulier quand on pense qu’il s’agit d’une filiale en propriété exclusive de la Qikiqtaaluk Inuit Association. Néanmoins, on pourrait faire les choses autrement, en ce qui concerne les fermetures. Il n’est pas nécessaire de mettre en place à chaque fois des aires marines protégées. On peut protéger les zones benthiques vulnérables autrement, par la réglementation et par le système de licence. Nous avons des protocoles sur le petit poisson. Vous devez vous éloigner à deux milles marins d’une zone qui compte une certaine quantité de coraux ou d’éponges. Il y a d’autres manières de protéger l’environnement que la fermeture permanente.
Le problème en ce qui concerne les aires marines protégées, c’est qu’une fois mises en place, qu’elles soient temporaires ou non, elles deviennent véritablement permanentes. C’est presque comme un permis temporaire : ils deviennent, d’une manière ou d’une autre, permanents, à un moment donné.
Le président : Personne ne veut leur réouverture.
Merci, monsieur Ward. Je me fais l’écho de mes collègues et vous félicite à mon tour du succès de la Qikiqtaaluk Corporation. Le fait qu’elle emploie 82 p. 100 d’Inuits constitue, en soi, une belle réussite canadienne. Nous vous souhaitons tout le succès possible, à l’avenir, et merci d’avoir pris le temps de venir nous donner votre point de vue sur le projet de loi C-55 ce matin. C’est un plus pour nos délibérations et consultations.
M. Ward : C’est au nom de la Qikiqtaaluk Corporation que je parle aujourd’hui. Je dois dire, en toute honnêteté, qu’il y en a d’autres qui sont actifs dans nos organisations au Nunavut. Il y a d’autres entreprises qui participent aux activités de pêche. Nous avons une association des pêcheries du Nunavut, et c’est M. Brian Burke, qui est assis ici, à l’arrière, qui en est le directeur général. C’est un travail en collaboration.
S’il y a une chose que je peux dire à propos du Nord, c’est que, si nous avons réussi, dans le Nord, au cours des 20 dernières années, c’est que nous étions unis. Quand nous nous sommes rendus à Ottawa, nous y sommes allés en tant que groupe, et nous avons augmenté nos quotas de manière significative. Nous sommes passés de 27 p. 100 seulement des quotas en turbot dans nos eaux adjacentes à 75 p. 100 aujourd’hui. Concernant la crevette, nous sommes passés de moins de 20 p. 100 à presque 50 p. 100 en ce très bref laps de temps. Nous y sommes parvenus en travaillant ensemble, en tant que groupe. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur tout, mais nous faisons cela au Nunavut. Nous faisons bloc quand nous négocions avec le MPO à l’échelle fédérale.
Le président : Je suis sûr que cela a joué un grand rôle dans votre réussite, jusqu’à ce jour.
J’aimerais informer mes collègues, dont le sénateur Christmas, pour faire suite à votre question, que le premier ministre du Nunavut nous joindra par vidéoconférence mardi soir. Vous pourrez donc lui poser la question vous-même.
(La séance est levée.)