Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule no 41 - Témoignages du 29 avril 2019
OTTAWA, le lundi 29 avril 2019
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité et de la défense, auquel a été renvoyé le projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale, se réunit aujourd’hui, à 10 h 59, pour étudier le projet de loi.
La sénatrice Gwen Boniface (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Avant de commencer, je vais demander aux sénateurs de se présenter.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Griffin : Diane Griffin, de l’Île-du-Prince-Édouard.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.
La sénatrice McPhedran : Marilou McPhedran, du Manitoba.
Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.
[Français]
Le sénateur Pratte : André Pratte, du Québec.
[Traduction]
La présidente : Je suis Gwen Boniface, présidente du comité, et je viens de l’Ontario.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale. Nous allons commencer par Daniel Therrien, commissaire à la protection de la vie privée, qui est accompagné de Kate Wilson, conseillère juridique à la Direction des services juridiques du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Monsieur Therrien, la parole est à vous.
[Français]
Daniel Therrien, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada : Merci de m’avoir invité à parler du projet de loi C-59. Je m’attarderai surtout, dans mes remarques liminaires, sur les questions liées à la communication d’information entre les ministères, à savoir la partie 5 du projet de loi. Je serai toutefois heureux de répondre à vos questions sur d’autres aspects du projet de loi.
J’ai longtemps été très critique à l’égard de ce projet de loi et de sa version précédente, le projet de loi C-51, qui est maintenant la Loi antiterroriste de 2015. Même si j’ai toujours reconnu la légitimité des mesures antiterroristes, en particulier la nécessité d’identifier de nouvelles menaces à la sécurité nationale grâce à la communication d’information entre les institutions fédérales, j’ai toujours insisté sur le fait que cela doit se faire d’une manière qui respecte la vie privée. Plus précisément, j’ai suggéré que la loi devrait établir des normes claires et raisonnables pour régir la communication, la collecte, l’utilisation et la conservation des renseignements personnels et que la conformité par rapport à ces normes devrait faire l’objet de mécanismes d’examen indépendant efficaces. C’est dans cette optique que j’examine le projet de loi, soit l’établissement de normes claires et la conformité à ces normes grâce à des mécanismes de surveillance efficaces.
Je suis, en général, satisfait des modifications qui ont été apportées à la Chambre des communes. Je remarque que bon nombre de mes recommandations ont été adoptées, souvent d’une manière un peu différente, mais qui mène à un résultat très similaire.
[Traduction]
Ma principale critique du projet de loi C-59 au moment de son dépôt était lié au fait qu’une norme déficiente en matière de communication d’information — c’est-à-dire la pertinence plutôt que la nécessité — pouvait entraîner une collecte trop large, entraînant des risques importants pour les citoyens respectueux des lois. J’avais recommandé que le projet de loi soit modifié pour imposer aux institutions destinataires des règles en matière de conservation et de destruction des renseignements personnels qui ne respectent pas ou ne respectent plus les seuils des destinataires en matière de collecte de renseignements. Le projet de loi a été modifié pour exiger des institutions qu’elles détruisent ou renvoient les renseignements « qui ne sont pas nécessaires à l’exercice de leurs compétences ou de leurs attributions ». Bien que ce ne soit pas exactement ce que j’avais recommandé, je pense que cela s’en rapproche, à savoir un critère de nécessité raisonnable.
En ce qui concerne la surveillance des activités liées à la sécurité nationale, je reste convaincu qu’un examen efficace des activités liées à la sécurité nationale doit comprendre un examen parlementaire et un examen par des spécialistes, mais ce dernier doit comprendre non seulement des experts en sécurité nationale, mais aussi des experts en protection de la vie privée. Le projet de loi C-59 modifié donne au commissariat le pouvoir de communiquer des renseignements confidentiels et de coordonner nos activités avec celles de l’Office de la surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, l’OSSNR. Cela répond à un réel besoin de collaboration entre organismes de surveillance, mais je constate que le commissariat n’est toujours pas en mesure de partager des renseignements confidentiels ou de collaborer de façon significative avec un autre comité, le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Le fait que le projet de loi C-59 ne règle pas ce problème est une lacune.
En conclusion, à mon avis, même s’il n’est pas parfait, le projet de loi modifié est maintenant assez équilibré et constitue manifestement une amélioration par rapport à la loi actuelle. Par conséquent je recommande son adoption. Encore une fois, je serai heureux de répondre à vos questions. Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Nous allons passer aux questions.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Monsieur Therrien, dans votre présentation à la Chambre des communes, vous avez formulé 11 recommandations de changements — vous me corrigerez si je me trompe. Or, une seule a été retenue telle que présentée. Maintenant, vous semblez dire que certains changements vous donnent satisfaction. Parmi les 10 autres recommandations, quelles sont celles sur lesquelles nous devrions travailler aujourd’hui, afin de présenter des amendements au projet de loi avant de le renvoyer à la Chambre des communes?
M. Therrien : Il est utile de faire la remarque que les amendements que j’avais formulés devant le comité de la Chambre des communes n’ont pas été adoptés tels quels. Je crois quand même que, pour la plupart d’entre eux, même si la formulation est différente, on arrive au même résultat. Je songe en particulier au critère de la nécessité dans la divulgation des renseignements. Le critère de la nécessité demeure applicable aux institutions qui donnent des renseignements aux agences de sécurité nationale. Cet aspect n’a pas changé. Toutefois, pour ce qui est des institutions destinataires, qui sont pour la plupart des agences de sécurité nationale, elles peuvent recevoir les renseignements en fonction de ce qui est pertinent à leur mandat. Dès qu’elle est d’avis que les renseignements ne sont plus nécessaires à son mandat ou à l’identification d’une menace à la sécurité nationale, l’institution destinataire doit alors détruire ou mettre de côté les renseignements en question. Ce n’est pas tout à fait comme cela que je l’avais recommandé, mais on arrive à quelque chose de très semblable.
Parmi les recommandations qui n’ont pas été retenues, la plus importante, à mon avis, est celle que je mentionne dans mes remarques liminaires, soit la difficulté de collaborer avec le comité des parlementaires. Depuis sa création, j’ai été invité une fois à comparaître devant ce comité et nous avons eu un échange intéressant. Toutefois, les discussions ne peuvent pas porter sur des renseignements confidentiels dont j’aurais pris connaissance dans le cadre d’une enquête. Elles se font dans un cadre de politique et sont plutôt générales, ce qui n’est pas sans utilité, mais je ne peux pas donner au comité des parlementaires des renseignements plus concrets ou confidentiels dont j’aurais pris connaissance dans le cadre d’enquêtes. Ils ne peuvent pas non plus faire de même avec moi, et c’est un peu dommage. Toutefois, quand je regarde le projet de loi dans sa forme actuelle, je suis d’avis qu’on a fait, dans l’ensemble, des progrès importants par rapport à la loi actuelle et au projet de loi tel qu’il a été déposé à la Chambre au départ. C’est pourquoi je vous recommande de l’adopter.
Parmi les volets qu’il faudrait examiner, il y a celui du lien avec le comité des parlementaires. D’autres questions ont été soulevées lors des témoignages devant votre comité sur la notion de renseignements disponibles publiquement — je n’ai peut-être pas l’expression exacte qui a été utilisée dans le projet de loi, mais c’est son sens. Le CST et le SCRS peuvent colliger des renseignements qui sont déjà publics. C’est une autre question qu’il vaudrait la peine d’étudier.
Le sénateur Dagenais : Lorsque des organismes de sécurité nationale vont colliger des informations concernant une enquête, vous dites que, s’ils jugent ne plus avoir besoin de ces informations, ils peuvent les détruire. Cependant, qui prendra la décision de détruire ces informations? Normalement, les enquêtes de longue haleine peuvent exiger que ces informations soient conservées pendant un certain temps. Qui, selon vous, prendra la décision de détruire ces informations et renseignements? On parle de sécurité nationale. Vous savez, comme moi, que ces enquêtes peuvent s’étirer. Pour une raison ou pour une autre, les agences de sécurité nationale peuvent devoir conserver ces informations pendant au moins la durée de l’enquête. Qui prendra la décision de les détruire?
M. Therrien : Je répondrai en deux temps. Vous semblez préoccupé par le fait que certains renseignements pourraient être détruits trop tôt. Votre inquiétude est tout à fait légitime. Pour répondre à cette question, je crois qu’il faudrait demander aux autorités de sécurité nationale quel est le cadre administratif en vertu duquel elles habilitent ou non leurs agents à détruire les renseignements.
Dans un deuxième temps, prenons un cas concret qui devrait donner lieu assez rapidement à la destruction de renseignements. Ma préoccupation fondamentale, tout au long de l’évolution de ce projet de loi et de son prédécesseur, était liée à la collecte de renseignements sur des personnes qui n’ont rien à se reprocher, les voyageurs par exemple.
Les gens voyagent, et leurs renseignements personnels sont colligés par le gouvernement et analysés par les agences de sécurité nationale pour essayer d’identifier, parmi le lot de voyageurs, si certains présentent un risque à la sécurité nationale. Dans 99,99 p. 100 des cas, les gens dont les renseignements sont acheminés aux agences de sécurité nationale sont identifiés comme ne présentant pas un risque à la sécurité nationale.
Dans la version du projet de loi que vous avez devant vous, les renseignements sont envoyés comme il se doit, mais, une fois analysés par le SCRS, par exemple, si la conclusion est que l’immense majorité des gens ne posent pas un risque à la sécurité nationale, à ce moment-là, les renseignements qui ont trait à ces personnes doivent être détruits. J’imagine que le cadre administratif du SCRS va habiliter les agences à détruire ces renseignements, puisque cela ne pose pas vraiment de problème.
De plus, le projet de loi que vous avez devant vous prévoit que le gouvernement et les agences de sécurité nationale doivent informer le nouveau comité de surveillance, c’est-à-dire l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, au sujet de ces renseignements, pour faire savoir s’ils ont été divulgués et quels renseignements ont été détruits parce qu’ils n’étaient pas nécessaires au mandat du SCRS ou du CST, par exemple. Il y a donc un contrôle de cette décision, pour savoir si on garde ou on détruit des renseignements qui ne sont plus utiles par rapport au mandat d’une agence de sécurité.
Le sénateur Dagenais : À ce moment-là, la décision reviendrait au nouveau comité de surveillance?
M. Therrien : Le comité fait rapport; la décision revient aux agences et au gouvernement, mais le gouvernement doit faire rapport au comité. Ensuite, le comité analyse le rapport et, s’il est d’avis que les renseignements qui auraient dû être détruits ne l’ont pas été, il en fera part au gouvernement, qui prendra alors la décision.
Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Therrien.
[Traduction]
La sénatrice McPhedran : Ma question s’appuie sur une discussion que vous venez d’avoir avec le sénateur Dagenais. La Chambre des communes a modifié le projet de loi pour dire clairement que l’information accessible au public pouvant être recueillie et utilisée par le SCRS et le CST n’inclut pas les renseignements relativement auxquels un Canadien ou une personne au Canada a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Tel qu’il est libellé actuellement, croyez-vous que le projet de loi dit de façon assez claire qu’il est illégal d’obtenir ou d’obtenir par piratage des renseignements personnels qui ne sont pas considérés comme accessibles publiquement? Avez-vous des préoccupations au sujet de la façon dont « information accessible au public » pourrait être interprétée ou utilisée par les organisations responsables de la sécurité?
M. Therrien : Cela reste un problème. Nous avions recommandé que la notion d’« information accessible au public » exclue les renseignements obtenus illégalement, y compris les renseignements obtenus par piratage, par exemple. Ce n’est pas exactement ce que dit le projet de loi qu’on a devant les yeux, même s’il y a des similitudes. Je crois qu’il aurait été idéal d’exclure les renseignements obtenus « illégalement ». Le gouvernement a plutôt choisi d’exclure de la notion d’« information accessible au public » les renseignements relativement auxquels on peut avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
On en vient à quelque chose de similaire. Lorsque de l’information a été recueillie ou obtenue illégalement, habituellement, on pourrait avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée relativement à l’information en question, et de tels renseignements devraient être exclus de la notion d’« information accessible au public », mais la notion d’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » est fluide, difficile à appliquer et contextuelle. C’est une bonne exception, mais c’est une exception qui pourrait être difficile à appliquer sur le terrain, alors je m’attendrais à ce que les organismes et ministères gouvernementaux fournissent des directives à leurs agents sur la façon d’appliquer cette notion, parce qu’elle est très fluide et contextuelle et difficile à appliquer. Voilà ma réponse.
La sénatrice McPhedran : Pour pousser un peu plus loin, lorsque vous parlez d’interprétation de la notion d’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée », envisagez-vous qu’il serait possible que l’interprétation de cette notion revienne à l’office de surveillance et/ou au comité des parlementaires sur la sécurité nationale?
M. Therrien : Oui. D’un point de vue opérationnel, les organismes responsables de la sécurité nationale comptent parmi leurs motifs de collecte licite, les renseignements qui sont accessibles au public, sauf s’il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Ces organismes devront donc se poser cette question. Lorsqu’ils trouvent une information qui semble être accessible au public, ils devront se demander : y a-t-il une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée relativement à tout ça? Je vais préciser quelque chose au sujet de cette notion dans un instant. Du point de vue opérationnel, c’est pertinent. Ils vont prendre des décisions quant à savoir s’il faut recueillir l’information ou non, et de telles décisions seront examinées par les organismes de surveillance, qu’on parle de l’OSSNR, de nous, possiblement, dans certains cas, et du comité des parlementaires. Tous ces organismes de surveillance devront se pencher sur cette notion.
La notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée deviendra pertinente dans de nombreux contextes, mais elle le sera particulièrement en ce qui concerne les renseignements sur les médias sociaux. Les gens mettent beaucoup de renseignements dans les médias sociaux, parfois en choisissant des paramètres publics, c’est-à-dire qu’ils ont l’intention de rendre l’information vraiment publique. Si on communique de l’information de cette façon, alors on n’a aucune attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, parce qu’on a décidé consciemment qu’on voulait communiquer l’information. Cependant, nous savons aussi que les modalités en vertu desquelles ces paramètres sont établis sont loin d’être claires, alors il y aura des problèmes dans des cas concrets. Il peut s’agir de renseignements destinés à être accessibles au public, et les paramètres de protection de la vie privée étaient « publics », mais la personne comprenait-elle vraiment que l’information allait être publique? Ou encore, les modalités peuvent avoir changé 25 fois depuis que la personne a pris la décision de rendre l’information publique, et quelle est l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée d’une personne dans de telles situations? Ce sera complexe.
La sénatrice McPhedran : D’accord. Merci.
[Français]
Le sénateur Pratte : Bonjour, monsieur Therrien. Ma première question porte sur un aspect un peu pointu, mais elle est liée aux questions de la sénatrice McPhedran sur les attentes par rapport aux renseignements qui sont disponibles publiquement et sur les attentes quant au respect de la vie privée; les deux parties de la loi, celle sur le SCRS et celle sur le CST, ne s’y prennent pas de la même façon. Dans le cas du CST, il y a une définition de l’information disponible au public où on dit clairement que l’information pour laquelle il existe une attente par rapport à la vie privée est exclue.
Pour ce qui est du Service canadien du renseignement de sécurité, on s’y prend d’une autre façon et on dit que les renseignements doivent être détruits. Là, l’expression est assez pointue, et on dit ceci :
[...] supprimer toute information qui porte sur la santé physique ou mentale de l’individu et pour laquelle il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
Cela semble un peu plus étroit.
Est-ce quelque chose que vous avez remarqué? Avez-vous une inquiétude à ce sujet?
M. Therrien : Au départ, je m’explique mal pourquoi il y aurait une différence dans le traitement entre les deux organisations. Est-ce que j’ai une inquiétude? Le gouvernement a fait le choix d’exclure certains renseignements sur la base des attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée; on le retrouve dans les deux lois. Le concept est un peu plus étroit pour ce qui est du SCRS. Probablement que les critères d’intégrité physique ou mentale sont ceux où les préjudices causés aux individus seront les plus importants. Je crois que c’est la même chose. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure.
Le sénateur Pratte : Merci. Pour ce qui est de votre préférence quant aux relations entre vous et le comité des parlementaires, pourriez-vous nous donner un exemple concret? Cela nous serait bien utile. Je ne suis pas sûr de comprendre exactement ce que vous voudriez partager comme information avec le comité des parlementaires que le projet de loi ne prévoit pas.
M. Therrien : Je vais essayer d’être plus précis tout en conservant la confidentialité des renseignements en question. J’ai un exemple précis en tête. En vertu de la loi actuelle non modifiée par le projet de loi C-59, le commissariat et le CSARS actuel ont examiné la même question, soit la mise en œuvre, par le SCRS, du jugement du juge Noël, qui avait déclaré illégale la rétention de certains renseignements de la part du SCRS.
Le CSARS et nous avons fait des examens indépendants sur la mise en œuvre de ce jugement par le SCRS. Afin de collaborer, de ne pas nous marcher sur les pieds, de nous aider mutuellement et de faire part de notre expertise respective, nous avons entamé des discussions. Nous leur avons posé les questions suivantes : qu’est-ce que vous faites? Comment vous y prenez-vous? Quelles sont les questions que vous jugez pertinentes?
Nous avons eu certaines discussions, mais nous ne pouvions pas parler de ce que nous avions vraiment trouvé lors de l’enquête, ce qui aurait donné une assise concrète à notre analyse. Donc, on peut collaborer pour ce qui est des grands principes, des politiques et des questions et tendances générales, mais pas de la façon dont ces tendances se manifestent concrètement dans un cas précis, ce qui est souvent nécessaire pour bien comprendre l’équilibre entre les droits de la personne et les intérêts de sécurité nationale.
Le sénateur Pratte : Donc, le projet de loi vous permet de le faire avec la nouvelle agence d’experts, mais pas avec le comité des parlementaires?
M. Therrien : C’est cela.
Le sénateur Pratte : Merci beaucoup.
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à notre comité et merci beaucoup de votre participation. Monsieur Therrien, premièrement, vous semblez critique par rapport à ce projet de loi. Est-ce que vous avez été consulté préalablement sur son contenu?
M. Therrien : J’ai été critique du projet de loi depuis son dépôt, jusqu’à ce que des amendements soient apportés au comité de la Chambre des communes. Je trouve encore que le projet de loi est imparfait, mais, dans l’ensemble, la plupart de nos préoccupations ont été prises en compte dans les amendements de la Chambre des communes après des conversations que le commissariat a eues avec des fonctionnaires et, une fois ou deux, avec M. Goodale, pour arriver où nous en sommes actuellement.
Le sénateur Boisvenu : Le projet de loi était relativement silencieux par rapport à votre rôle.
M. Therrien : Oui.
Le sénateur Boisvenu : Est-ce qu’il l’est toujours autant aujourd’hui?
M. Therrien : Le projet de loi crée le nouveau comité de surveillance et ne parle pas de nous. Je craignais, à ce moment-là, qu’on puisse y voir une exclusion de notre mandat. Le gouvernement me dit — et c’est une lecture du projet de loi qui me semble raisonnable — que la création du nouveau comité n’exclut pas que nous jouions notre rôle. En fait, on prévoit expressément une collaboration entre l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement et le Commissariat à la protection de la vie privée. Donc, de ce côté-là, je n’ai pas d’inquiétude particulière.
Le sénateur Boisvenu : Vous affirmez que vous devriez faire partie des organismes d’examen qui ont le pouvoir légal de communiquer des renseignements. Vous avez travaillé par le passé dans le domaine de la sécurité. À part vous, y a-t-il d’autres personnes dans vos bureaux qui ont l’expertise requise pour faire ce type d’examen?
M. Therrien : Je vais préciser ma pensée quant à la compétence. Le projet de loi C-59 crée une nouvelle agence. Nous existons, par ailleurs, en vertu d’une loi existante qui n’est pas affectée par la nouvelle loi. Nous avons la compétence requise pour examiner les questions relatives à la vie privée dans tous les ministères du gouvernement, y compris les agences de sécurité nationale. Avons-nous l’expertise nécessaire? Je crois qu’il est nécessaire que nous et l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement soyons en mesure d’échanger, car nous avons des expertises qui parfois se recoupent, et parfois sont complémentaires.
Le commissariat est un expert en matière de vie privée. L’office est un expert en matière de sécurité nationale et, en conséquence, possède certaines connaissances en matière de vie privée, parce que les renseignements personnels sont la matière première des agences de sécurité nationale. Cependant, le commissariat ajoute un niveau d’expertise en matière de vie privée sur ce que pourrait être le concept d’attente raisonnable par rapport au respect de la vie privée, par exemple.
Nous pouvons nous renforcer mutuellement. Le commissariat a une certaine connaissance du domaine de la sécurité nationale, puisque ces agences sont parmi celles dont il contrôle les activités en ce qui a trait à la vie privée, mais nous ne prétendons pas être des experts en matière de sécurité nationale; l’office l’est. L’office a une certaine expertise en matière de vie privée, mais le commissariat a une plus grande expertise à cet égard. Si j’avais dû rédiger la disposition sur la collaboration, je n’aurais pas mis l’accent sur la volonté de ne pas dédoubler les fonctions comme un critère principal. Telle que rédigée, la loi dit que les deux agences peuvent collaborer lorsque cela s’avère nécessaire pour ne pas faire double emploi. C’est un facteur, mais je pense que le facteur le plus important, c’est que les agences doivent collaborer dans la mesure où cette collaboration produira un meilleur résultat relativement au contrôle de la légalité des activités des agences de sécurité nationale. Cela demeure un progrès important.
Le sénateur Boisvenu : Vous avez déclaré à l’autre endroit, et je cite :
Dans le but de protéger la vie privée, il devrait y avoir des règles juridiques claires qui exigent la destruction des renseignements.
Est-ce que vous croyez que le SCRS serait d’accord avec cela?
M. Therrien : C’est ce que je vois dans les modifications du projet de loi. Il y a une obligation juridique pour les agences qui reçoivent des renseignements, y compris le SCRS, de les détruire si ces renseignements ne sont plus nécessaires à l’exercice de leurs compétences.
Le sénateur Boisvenu : Et est-ce que vous croyez qu’elles vont le faire?
M. Therrien : Je pense qu’elles vont le faire en général. Il y a trois organismes de surveillance — l’office, nous et le comité des parlementaires — qui peuvent s’assurer que le SCRS le fait.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur Therrien. Vous avez déjà répondu à plusieurs de mes questions. Je comprends que les amendements viennent atténuer vos préoccupations sur plusieurs parties du projet de loi; je pense notamment au nouveau paragraphe 5(1) et au nouvel article 7.1, de même qu’au paragraphe 9(2).
Je vais aller dans une autre direction. Pourriez-vous nous expliquer plus en détail la décision rendue en juillet 2017 par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire des dossiers passagers qui mettait en cause le Canada, et l’importance de cette décision pour notre étude du projet de loi C-59?
M. Therrien : On revient à la question de la pertinence des renseignements des voyageurs pour identifier des risques à la sécurité nationale.
Le sénateur McIntyre : Je parle de la conservation et de la destruction de documents.
M. Therrien : Exactement. Ce qui était en cause devant la Cour de justice de l’Union européenne — qui est l’équivalent de la Cour suprême de l’Union européenne —, c’était un projet d’entente entre le Canada et la Commission européenne pour l’échange de renseignements de voyageurs dans le but d’identifier les risques à la sécurité nationale.
La cour a reconnu la légitimité de l’échange de renseignements entre le Canada et l’Union européenne à des fins d’identification des terroristes et pour amoindrir les risques à la sécurité nationale, mais elle a statué que la façon dont l’entente s’y prenait permettait de conserver des renseignements pour une trop longue période et que l’entente contrevenait ainsi à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
C’est une situation très semblable à celle que j’ai décrite dans le projet de loi dans sa version originale, où l’Agence des services frontaliers du Canada donnait des renseignements au SCRS au sujet de voyageurs et, une fois que ce dernier les avait obtenus, il n’était pas tenu de les détruire si la personne était jugée comme ne posant pas un risque. C’est exactement le problème qui a été soulevé par la Cour européenne, et je crois que, dans la version actuelle du projet de loi C-59, ces préoccupations sont essentiellement prises en compte.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Bienvenue, monsieur le commissaire. Dans votre conclusion, vous avez mentionné que le projet de loi, même s’il n’est pas parfait, représente de toute évidence une amélioration par rapport à la loi actuelle. J’imagine que vous parlez de la loi qui sera bientôt modifiée grâce à l’adoption, nous l’espérons, du projet de loi C-59? Pouvez-vous formuler des commentaires concernant ce en quoi consisteraient les répercussions, de votre point de vue, sur les droits à la vie privée des Canadiens si le projet de loi C-59 n’est pas adopté rapidement?
M. Therrien : J’en reviens aux deux critères principaux que j’ai utilisés pour évaluer ce qui est actuellement la Loi antiterroriste et ce qui est maintenant le projet de loi C-59, c’est-à-dire les normes juridiques et les mécanismes de surveillance.
Pour commencer avec la surveillance, en vertu de la loi actuelle, il y a un petit nombre d’organismes experts. Il y a le CSARS, qui supervise le SCRS, et il y a le commissaire du CST, qui supervise le centre de la sécurité. Toutes les autres institutions du gouvernement fédéral qui jouent un rôle dans le domaine de la sécurité nationale ne sont assujetties à aucune surveillance. Par conséquent, il n’y a pas d’organisme indépendant qui s’assure que les activités de sécurité nationale de ces entités, y compris les activités liées à la collecte et à l’utilisation de renseignements, qui sont liées intrinsèquement à la notion de protection de renseignements personnels, ne sont assujetties à aucun organisme expert. Nous avons une compétence liée à l’ensemble du gouvernement fédéral, y compris les organismes relativement auxquels le CSARS et le commissaire n’ont aucune compétence, mais nous avons une compétence liée au secteur privé et à l’ensemble du gouvernement fédéral, et pas seulement dans le domaine de la sécurité nationale. Nous avons beaucoup d’autres choses à faire. Par conséquent, l’un des impacts liés au fait de ne pas adopter le projet de loi C-59 tel qu’il a été modifié, c’est qu’on perdrait un organisme de surveillance nécessaire qui serait responsable de la plupart des organismes chargés de la sécurité nationale autres que les deux qui font actuellement l’objet d’une surveillance. C’est quelque chose de très important.
Pour ce qui est des normes juridiques, simplement au sujet de la communication et de la divulgation d’information — la partie 5 du projet de loi C-59 —, la loi actuelle dit que, tant qu’il y a un lien avec la sécurité nationale, selon les ministères, l’information peut être communiquée. Par conséquent, on se trouve à nouveau devant le cas du voyageur. L’agence frontalière communique de l’information au SCRS parce que c’est quelque chose de pertinent au mandat du service, et une fois que ce dernier possède l’information, il n’a aucunement l’obligation de mettre de côté les renseignements liés aux voyageurs. Par conséquent, le SCRS peut conserver des renseignements au sujet d’un grand nombre de citoyens respectueux des lois qui n’ont absolument aucun lien avec une quelconque menace à la sécurité nationale en vertu de la loi actuelle. Grâce au projet de loi C-59 modifié, il y aura une obligation juridique de détruire l’information une fois qu’il a été déterminé que la plupart des personnes ne constituent pas une menace, et cette décision, qui peut ou non être prise correctement par certains agents, fera l’objet d’une surveillance.
Ce sont là certaines des conséquences les plus importantes liées au fait de ne pas adopter le projet de loi C-59.
Le sénateur Gold : En ce qui concerne le contrôle, on a entendu certaines personnes faire valoir que l’OSSNR serait une entité assez bureaucratique et lourde et retarderait le travail si je peux m’exprimer ainsi. Vous possédez une expérience des interactions et des rapports liés à la façon dont fonctionnent les institutions gouvernementales. Avez-vous des commentaires à formuler sur l’efficacité ou l’efficience probable de la nouvelle fonction d’examen de l’OSSNR?
M. Therrien : Si on regarde le CSARS et le commissaire du CST, leurs ressources ne sont pas très importantes. Dans un cas, on parle de dizaines d’employés, peut-être un peu plus, et dans le cas du commissaire du CST, on parle de très peu de gens. La question de savoir si l’entité a suffisamment de ressources pour faire l’important travail qu’elle a à faire pourrait être problématique. Dans sa forme actuelle, et à la lumière des ressources affectées, je ne crois pas que la possibilité que les organismes de sécurité soient surchargés en raison de la surveillance soit réellement préoccupante. Tout dépend, bien sûr, de la façon dont le nouvel organisme sera doté et du nombre de personnes sur lesquelles il pourra compter.
J’ai vu le témoignage devant le comité du SCRS et du CST, qui accueillent favorablement la surveillance puisqu’elle rehaussera, par exemple, le niveau de confiance de la population à leur égard, ce qui est très important dans le cadre de leur travail. Si je me réfère à mon ancien travail de conseiller des organismes responsables de la sécurité nationale, ces organismes préfèrent être dans la rue, plutôt que d’être contrôlés ou de voir leurs activités examinées par un organisme de surveillance, mais je n’ai pas entendu d’importantes préoccupations quant au fait qu’ils ne pourraient pas faire leur travail parce qu’ils seront aussi assujettis à une surveillance ou un contrôle.
Le sénateur Gold : Merci.
La sénatrice Griffin : Je veux essentiellement poursuivre sur la même lancée que le sénateur Gold. Vers la fin de votre témoignage, vous avez souligné que votre bureau reste incapable de communiquer des renseignements confidentiels ou de travailler en collaboration de façon significative avec un autre comité, soit le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Vous a-t-on expliqué pourquoi le projet de loi C-59 ne règle pas ce problème?
M. Therrien : Non. On ne m’a rien dit de tel.
La sénatrice Griffin : C’était une réponse rapide et une question rapide. Merci.
La sénatrice McPhedran : Je veux que nous approfondissions ensemble, vous et moi, la notion d’entente raisonnable en matière de protection de la vie privée. C’est un enjeu constitutionnel important, et je crois que nous allons peut-être avoir quelques questions à nous poser sur la façon dont la collecte de renseignements liée à une importante surveillance pourrait donner lieu à un genre de surveillance massive de notre population. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre niveau de préoccupations relativement à cet enjeu et nous préciser les genres de mesures de protection qui existent ou qui devraient exister?
M. Therrien : La critique que j’ai formulée au sujet du projet de loi, c’est qu’il a été déposé en partie en raison de préoccupations liées à la surveillance massive, y compris la surveillance de personnes qui n’ont rien à voir avec la sécurité nationale, qui ne sont pas une menace. C’est un enjeu difficile, parce que le gouvernement a besoin de recueillir de l’information au sujet de personnes qui ne constituent pas une menace afin d’identifier ceux qui en posent une. Les voyageurs sont un très bon exemple à notre époque, mais si on passe à la question des communications des particuliers sur les médias sociaux ou de leur utilisation générale d’Internet, je crois que la loi doit être définie de façon à éviter ou à réduire le plus possible le risque de surveillance massive de personnes qui ne font que vivre leur vie, qui s’informent et qui communiquent avec d’autres personnes en utilisant des services numériques. La notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée peut être une protection contre la surveillance de masse, y compris ce qui est publié sur Internet et qui est accessible publiquement. Au bout du compte, c’est un équilibre difficile à atteindre.
J’ai entendu de hauts fonctionnaires du gouvernement — des chefs d’organismes de sécurité — vous dire, à vous et à la Chambre, que, lorsqu’ils cherchent de l’information accessible au public, c’est généralement pour comprendre un contexte. Ce n’est pas pour cibler des particuliers. C’est une considération importante. Je crois que c’est probablement de cette façon qu’ils travaillent. Dans un premier temps, ils recueillent plus de renseignements qu’il n’en faut, pour comprendre un phénomène quelconque. Cela peut inclure de l’information accessible au public et cela inclut assurément des renseignements accessibles au public comme des recherches sur tel ou tel phénomène dans un pays d’où viennent des terroristes.
C’est donc dans l’utilisation des outils, en commençant par une plus grande quantité de renseignements généraux de cette nature pour cheminer vers des renseignements qui ciblent certaines personnes, que nous devons nous assurer que les gens qui ne constituent pas une menace ne sont pas indûment touchés. C’est une tâche difficile. Selon moi, au bout du compte, le projet de loi que vous avez devant les yeux y arrive mieux que la loi actuelle, mais c’est un travail difficile.
La sénatrice McPhedran : J’aimerais peut-être qu’on regarde les choses d’un autre point de vue. Selon vous, puisque nous avons la définition actuelle d’« information accessible au public », est-ce que le projet de loi a défini la notion d’information accessible au public d’une façon qui aide à limiter ou arrêter ce type de surveillance de masse dont on parle?
M. Therrien : Selon moi, vous devez examiner la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée en plus de l’obligation de détruire l’information qui n’est plus liée au mandat des organismes de sécurité. Ensemble, ces deux notions vont dans cette direction.
Il aurait été préférable d’exclure l’information qui n’a pas été recueillie de façon licite, mais la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est sans aucun doute pertinente au moment d’essayer de trouver un juste équilibre. La collecte générale de renseignements, y compris de l’information qui ne se limite pas aux personnes constituant une menace — parce qu’on ne peut pas trouver les personnes qui constituent une menace si on n’utilise pas un filet plus large —, la protection grâce à la destruction de l’information qui n’est plus pertinente et la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée sont les bonnes notions juridiques. Cependant, la dernière, l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, est extrêmement difficile à appliquer au cas par cas, particulièrement pour un agent du SCRS ou du CST dans le cadre de son travail.
Selon moi, la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est un outil pertinent et un bon outil. Il faudra voir de quelle façon il sera appliqué en pratique. Je sais, tout comme vous, qu’il y aura un examen quinquennal du projet de loi. C’est assurément quelque chose qu’il faudra examiner si le projet de loi est adopté, c’est-à-dire de quelle façon la notion sera réellement appliquée sur le terrain afin que l’on puisse s’assurer qu’on protège adéquatement la vie privée des gens.
La sénatrice McPhedran : J’aimerais obtenir une précision pour m’assurer que j’ai bien compris quelque chose que vous avez dit. Je crois vous avoir entendu dire quelque chose au sujet des terroristes et des pays dont ils viennent habituellement. Ma question concerne le fait qu’il y a des terroristes qui viennent du pays même où nous vivons.
M. Therrien : Oui.
La sénatrice McPhedran : Nous avons assurément vu des preuves de tout ça dans l’article spécial de quatre ou cinq pages paru dans le Globe and Mail de la fin de semaine dernière sur les nationalistes blancs et l’utilisation massive des groupes de médias sociaux sur Internet. Dans de nombreux cas — probablement de leur point de vue, selon moi —, il y avait une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée liée au fait qu’ils estimaient communiquer l’un avec l’autre. À la lumière du genre de journalisme qu’on a pu voir épier les médias sociaux, même dans les situations où les parties qui affichent de l’information peuvent estimer avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, croyez-vous que le nationalisme blanc d’origine canadienne pourra faire l’objet d’une surveillance en vertu du projet de loi?
M. Therrien : Pour commencer, bien sûr, vous avez raison de dire qu’il y a des risques à la sécurité nationale qui viennent du pays, alors rajustons un peu votre scénario, même si je crois que cela faisait partie de votre prémisse. Disons que des gens qui ont de mauvaises intentions liées au terrorisme utilisent Internet pour communiquer avec d’autres personnes, présumément pour recruter de nouvelles personnes, et disons, aux fins de la discussion, qu’ils le font d’une façon où ils affichent clairement leur attente que la communication sera privée en utilisant les bons paramètres de confidentialité, par exemple. C’est là où la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est difficile à appliquer. Il est très possible qu’un tribunal saisi d’un tel scénario, un scénario où des organismes de sécurité auraient recueilli de l’information communiquée sur Internet par des gens qui ont ce genre d’intention, puisse conclure que, même si les paramètres de sécurité étaient privés, vu la nature de la communication, les gens n’auraient pas dû avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Cela met en lumière la fluidité de la notion, mais, dans votre scénario, la notion pourrait ne pas nuire au travail des organismes responsables de la sécurité nationale.
Le sénateur Gold : J’ai une question complémentaire et une question supplémentaire. Merci des questions et des réponses. Je crois que les Canadiens ont besoin de comprendre, au-delà des enjeux touchant l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, les mécanismes prévus dans le projet de loi C-59 qui donneraient l’autorisation, aux services de sécurité du CST, de recueillir des renseignements d’entrée de jeu. Ils doivent aussi être conscients des préoccupations sur la surveillance de masse et de la question de savoir s’il faut se tourner devant les tribunaux pour obtenir un mandat ou des situations où le commissaire au renseignement pourrait avoir à confirmer que les désignations et les autorisations d’un ministre sont raisonnables. Pouvez-vous formuler des commentaires sur les rouages du projet de loi C-59, les mécanismes qui permettent aux divers intervenants aux premières lignes du processus — je parle ici de la surveillance, qu’elle soit ministérielle ou qu’elle relève du commissaire au renseignement — de structurer le processus en vertu duquel nos organismes peuvent aller recueillir de l’information d’entrée de jeu, soit avant qu’ils n’aient à la détruire?
M. Therrien : C’est une grosse commande, et je crois que vous allez accueillir des experts ici aujourd’hui.
Le sénateur Gold : Êtes-vous satisfait de l’architecture?
M. Therrien : Oui. L’architecture réunit à la fois, assurément, un certain nombre d’organismes indépendants à l’étape de l’examen subséquent, et les autorités judiciaires avant les faits, dans de nombreux cas, mais pas toujours. L’information accessible au public est une exception à cette règle. De façon générale, il y a des pouvoirs judiciaires, y compris ceux du nouveau commissaire au renseignement ainsi qu’un nouveau rôle pour la Cour fédérale quant à l’utilisation d’ensembles de données par le SCRS, par exemple. On parle là sans aucun doute d’amélioration des protections des renseignements personnels. Et il y a des organismes de surveillance et d’examen subséquent, qui ont plus de pouvoir et assurément une compétence plus générale sur un plus grand nombre d’organismes responsables de la sécurité nationale, mais après coup. La notion d’information accessible au public fait un peu exception à la règle.
Le sénateur Oh : Merci beaucoup de tous les renseignements que vous nous fournissez. La plupart des choses ont été abordées. Je voulais revenir sur la question de la sénatrice McPhedran et la pousser un peu plus loin.
Nous savons que, dans le cas des attaques terroristes, les renseignements que nous recevons sont cruciaux. Souvent, les décisions en matière de communication des renseignements doivent être prises rapidement. Qu’en est-il des pays du tiers monde ou des petits pays qui font de leur mieux pour composer avec le système complexe que nous mettons en œuvre dans le projet de loi C-59? De quelle façon l’information protégée est-elle donnée à un pays ou de quelle façon communiquons-nous — la rapidité est cruciale — les renseignements avant qu’une évaluation liée à la protection des renseignements personnels soit réalisée ou avant une attaque terroriste?
M. Therrien : Le besoin d’assurer une diligence raisonnable, par exemple, lorsqu’il est question de communication d’information était la raison principale pour laquelle le gouvernement, selon moi, a maintenu les critères liés à la pertinence en matière de communication de renseignements d’autres ministères aux organismes de sécurité nationale, l’idée étant, je dirais, que le ministère de l’Agriculture pourrait ne pas savoir exactement ce qui est pertinent au mandat du SCRS ou d’un autre organisme. Par conséquent, on prévoit une norme plus généreuse en matière de communication, parce qu’il faut agir rapidement. En outre, l’institution qui envoie l’information peut ne pas connaître précisément le mandat de l’institution qui la reçoit. Cependant, grâce au projet de loi C-59, les organismes responsables de la sécurité nationale doivent examiner rigoureusement l’information en tenant compte de son mandat afin de détruire tous les renseignements qui n’y sont pas pertinents.
En ce qui a trait à la communication de l’information à l’échelle internationale, le projet de loi ne porte pas vraiment là-dessus. C’est un projet de loi qui régit les activités des divers organismes de sécurité et, en ce qui a trait à la communication d’information, on parle de communication d’information ou de partage de renseignements au sein du Canada, au sein de l’administration publique canadienne. Votre question échappe à la portée du projet de loi tel qu’il est rédigé. Vous abordez là des enjeux liés aux situations où, lorsqu’une entité canadienne communique de l’information à un autre ministère, il convient de se demander s’il existe des conditions touchant le respect des droits de la personne, par exemple, dans le pays qui reçoit l’information? Il y a des recommandations en matière d’enquête et des modifications apportées aux procédures administratives à la suite de l’enquête Arar. Ce genre de choses ne sont pas, nécessairement, prises en considération dans le projet de loi actuel.
Le sénateur Oh : Merci.
Le sénateur Gold : À cet égard, je tiens à souligner aux membres du comité la partie 1.1 du projet de loi, qui est intitulée « Loi visant à éviter la complicité dans les cas de mauvais traitements infligés par des entités étrangères ». C’est quelque chose qui a été ajouté au projet de loi. Par conséquent, il y a des dispositions dans le projet de loi qui, au moins, abordent la question de savoir quand nous devrions ou non communiquer de l’information à d’autres États ou utiliser l’information provenant d’autres États qui a pu avoir été obtenue grâce à un mauvais traitement et des choses du genre. Par conséquent, il y a quelque chose à cet égard dans le projet de loi.
La présidente : Je crois que nous n’avons plus de questions. Permettez-moi de vous remercier beaucoup, monsieur Therrien et madame Wilson, d’avoir été là. Comme d’habitude, votre présence a été très instructive.
Avant de passer au prochain groupe de témoins, je tiens à souhaiter la bienvenue au sénateur David Richards et au sénateur Fabian Manning. Ils se sont joints à nous durant la dernière séance.
À titre d’information pour les sénateurs, notre rencontre avec le dernier groupe de témoins commencera à 15 h 50. Aux fins de votre propre planification, sachez que nous réunissons les deux derniers témoins, alors nous n’aurons pas une aussi longue journée que nous l’avions prévu.
Et maintenant, je tiens à souhaiter la bienvenue au comité à Leah West, chargée de cours à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton, à Brenda McPhail, directrice, Programme sur la protection de la vie privée, la technologie et la surveillance, et à Cara Zwibel, directrice, Programme des libertés fondamentales, de l’Association canadienne des libertés civiles.
Bienvenue à vous toutes. Je vous cède la parole pour vos déclarations préliminaires.
Cara Zwibel, directrice, Programme des libertés fondamentales, Association canadienne des libertés civiles : Merci, madame la présidente, et merci aux membres du comité d’avoir invité l’Association canadienne des libertés civiles à comparaître aujourd’hui pour parler du projet de loi C-59.
Nous croyons que le Canada a besoin d’une loi sur la sécurité nationale qui, dans un premier temps, permet de prendre des mesures bien définies et ciblées pour assurer sa protection contre les menaces, et dans un deuxième temps, qui offre de bonnes protections juridiques, et, troisièmement, exige un cadre d’examen solide, des activités de surveillance et une transparence publique. Nous allons utiliser notre brève déclaration préliminaire pour porter à votre attention les domaines où, selon nous, le projet de loi n’atteint pas l’un de ces trois objectifs.
Nous voulons souligner deux endroits dans le projet de loi où les définitions sont trop générales. Premièrement, même si la majorité des activités du CST ne peuvent pas être dirigées vers les Canadiens ou des personnes au Canada, l’article 23 de la nouvelle Loi sur le CST créé une exception en matière de collecte d’information accessible au public qui est définie de façon inacceptablement générale. Cela permet la collecte d’une grande quantité de renseignements non sélectionnés, ce qui crée la possibilité de surveillance de masse des Canadiens ou des personnes au Canada. La définition a été modifiée par la Chambre pour exclure les renseignements relativement auxquels les personnes au Canada peuvent avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, mais cela ne dissipe pas totalement les préoccupations, parce que le CST décidera quelles attentes sont raisonnables. Au minimum, nous recommandons une surveillance externe de telles activités de collecte de renseignements par le commissaire au renseignement, qui n’a actuellement aucun rôle à jouer relativement à l’information accessible au public.
Deuxièmement, dans la Loi sur la communication de l’information ayant trait à la sécurité du Canada, la définition d’« activité » qui porte atteinte à la sécurité du Canada encourage la communication proactive d’information relativement à toute une gamme d’activités qui vont bien au-delà des menaces cernées dans la Loi sur le SCRS. Lorsqu’un large éventail d’intervenants se voit demander d’interpréter un grand ensemble de dispositions, il est inévitable qu’un large éventail de renseignements au sujet des Canadiens finiront par être communiqués, ce qui soulève des préoccupations liées à la protection des renseignements personnels et des préoccupations liées au fait que des renseignements cruciaux passeront entre les mailles du filet.
De plus, l’exception essentielle pour les actes de défense des droits, de protestation, de dissidence ou d’expression artistique est nouvellement qualifiée par l’expression « sauf si elles ont un lien avec une activité portant atteinte à la sécurité du Canada ». Par conséquent, des actes protégés par la Constitution pourraient faire indûment l’objet d’une communication d’information. On ne sait toujours pas si une occupation non violente, mais à long terme d’un site d’extraction des ressources peut être considérée comme « une entrave considérable ou à grande échelle au fonctionnement d’infrastructures essentielles ». Est-ce qu’une marche non violente prévue dans plusieurs villes canadiennes pourrait être considérée comme « à grande échelle »? Le fait de limiter ainsi l’exception pour les actes légitimes de dissension ou d’expression fait en sorte qu’il sera difficile pour les membres du public de comprendre quand la communication de l’information aura lieu. Cela pourrait faire en sorte que les gens craignent de défendre ce en quoi ils croient, et la démocratie en souffrira.
Il y a deux endroits où nous aimerions mettre en relief une diligence raisonnable insuffisante dans le projet de loi actuel. Dans un premier temps, les mécanismes de recours de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens restent défectueux. Même si un déplacement leur est refusé, les gens pourraient ne jamais être informés explicitement du fait que leur nom figure sur la liste, ce qui peut miner leur capacité de demander un recours dans la courte période de 60 jours qui commence le jour où le déplacement leur a été refusé. Plus fondamentalement, les procédures peuvent avoir lieu en secret. Les appelants reçoivent seulement un résumé des renseignements et des éléments de preuve utilisés contre eux, ce qui peut inclure du ouï-dire, et les juges ont le droit de s’appuyer sur des éléments de preuve et des renseignements qui n’ont pas été fournis dans le résumé en question. Le droit de l’appelant d’être entendu n’est pas significatif s’il ne sait pas contre quoi il se bat. De plus, l’appelant ne bénéficie pas d’un avocat spécial ayant la capacité d’examiner et de remettre en question la position du gouvernement.
Des enjeux similaires découlent des modifications proposées au Code criminel relativement au processus visant à déterminer qu’un groupe est une entité terroriste, une désignation qui a des conséquences majeures. Il y a des obstacles non seulement juridiques, mais aussi pratiques auxquels fait face quiconque veut remettre en question la désignation, puisqu’elle entraîne le gel des actifs et peut par conséquent miner l’accès à un avocat.
Enfin, malgré nos préoccupations au sujet de nombreux aspects du projet de loi C-59, nous reconnaissons qu’il inclut un certain nombre de nouveaux mécanismes de responsabilisation importants. Il y a des domaines où nous estimons qu’on pourrait l’améliorer pour assurer le niveau nécessaire d’examen et de surveillance et fournir une transparence accrue. Nous ne soulignons ici que certains de ces éléments.
En ce qui a trait à la Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, nous proposons des recommandations pour que l’on puisse s’assurer que les rapports qui sont rendus publics incluent toutes les activités de l’office et les versions non classifiées de toutes les constatations et de toutes les recommandations de cet organisme.
Nous proposons aussi qu’un certain nombre de changements soient apportés au mandat du commissaire au renseignement. Fait le plus important, nous recommandons que ce dernier soit responsable d’approuver les cyberopérations défensives et actives lorsque des autorisations sont accordées par le ministre. Étant donné que de telles opérations sont susceptibles d’avoir des répercussions de grande envergure, une certaine forme de surveillance indépendante est requise pour que les pouvoirs soient exercés d’une façon raisonnable et proportionnée. À la lumière de la fonction quasijudiciaire du commissaire au renseignement, nous recommandons aussi qu’un défenseur spécial, un intervenant désintéressé ou une entité similaire participent dans les cas où l’approbation du commissaire est demandée. Le fait de confier ce rôle à une personne renforcera la rigueur des analyses relativement aux autorisations. Enfin, le commissaire au renseignement devrait avoir le droit d’assortir les autorisations de conditions dans tous les cas.
Nous allons fournir au comité un bref mémoire et une annexe contenant des recommandations, et nous serons heureux de répondre à vos questions. Merci.
Leah West, chargée de cours, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invitée à comparaître devant le comité. Je suis très honorée qu’on m’offre cette occasion.
J’aimerais aujourd’hui aborder la question de la Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications. Je crois vraiment que cette loi est nécessaire et devrait être adoptée. Cela dit, je suis préoccupée par l’efficacité et la portée des nouveaux mandats liés aux cyberopérations du CST, et plus précisément son mandat sur les cyberopérations actives définies à l’article 19 de la loi.
En vertu de ce mandat, le centre :
[...] mène des activités dans l’infrastructure mondiale de l’information ou par l’entremise de celle-ci afin de réduire, d’interrompre, d’influencer ou de contrecarrer, selon le cas, les capacités, les intentions ou les activités de tout étranger ou État, organisme ou groupe terroriste étrangers, dans la mesure où ces capacités, ces intentions ou ces activités se rapportent aux affaires internationales, à la défense ou à la sécurité, ou afin d’intervenir dans le déroulement de telles intentions ou activités.
À première vue, la portée de l’autorisation dans cette définition semble remarquable. Elle inclut des gestes aussi bénins que modifier le contenu d’un gazouillis d’un partisan de l’EI ou paralyser l’ensemble du réseau électrique de la capitale d’un État ennemi. Cependant, avant de réaliser une telle cyberopération étrangère, qu’elle soit active ou défensive, le CST doit obtenir une autorisation du ministre de la Défense nationale. Le ministre peut autoriser une cyberopération « malgré toute autre loi fédérale ou loi d’un État étranger ». Cette expression signifie que le CST peut réaliser une cyberopération même si sa réalisation viole une loi canadienne ou étrangère. La loi actuelle ne permet pas au CST de violer le droit international lorsqu’il s’adonne à des cyberopérations.
Pourquoi est-ce si important? Le CST peut seulement cibler des non-Canadiens dans des pays étrangers dans le cadre de ses opérations. Cependant, en vertu du droit international, le Canada ne peut pas exercer son pouvoir dans le territoire d’un État ennemi ni intervenir dans des affaires internationales ou les relations étrangères d’un autre État. Si on pense à nouveau à la définition de cyberactivité active, on peut difficilement concevoir un exemple d’opération qui ne violerait pas ces règles juridiques internationales.
Selon une interprétation stricte du droit international, le simple fait de pirater un serveur étranger peut être une violation de la souveraineté de l’État cible. Même s’il y a des débats à ce sujet au sein de la communauté internationale, on s’entend de façon générale pour dire que les activités de piratage qui mènent à une perte de la fonctionnalité ou à des dommages physiques de l’infrastructure cybernétique d’un État étranger constitueraient une violation de l’intégrité territoriale de l’État en question.
Qu’est-ce que cela signifie pour le CST? Cela signifie qu’il y a seulement trois cas où il peut utiliser des cyberopérations actives tout en respectant la loi proposée : premièrement, avec le consentement de l’État visé, deuxièmement, en tant que contre-mesure licite, et, troisièmement, dans le cadre d’un conflit armé. Chacune de ces circonstances soulève des préoccupations supplémentaires.
Premièrement, si on parle du consentement, ce pourrait être possible pour le CST lorsqu’il veut diriger ses cyberopérations contre une menace non étatique, comme une organisation terroriste, si le Canada crée un partenariat avec l’État hôte pour perturber cette menace. Cependant, ce serait totalement inefficace si la menace contre laquelle tente de lutter le CST est l’État hôte en tant que tel. Le consentement ne serait pas une approche viable pour contrer, par exemple, l’ingérence étrangère dans le cadre des prochaines élections fédérales.
Le deuxième cas concerne une contre-mesure licite. Les contre-mesures sont une forme d’entraide en vertu du droit international. Un État peut s’adonner à une activité qui, sinon, violerait le droit international pour pousser un autre État à respecter ses obligations. Pour utiliser licitement une contre-mesure, le Canada devrait pour commencer demander à l’État délinquant de modifier son comportement, informer l’État délinquant de son intention de prendre des contre-mesures et offrir une négociation. En raison de ces contraintes, la possibilité de s’appuyer sur cette exception est limitée si l’intention du Canada est de réaliser des cyberopérations clandestines.
Le troisième cas, c’est le conflit armé. Le CST pourrait utiliser son mandat de cyberopérations actives durant un conflit armé auquel participe le Canada. Pour ce faire, toute cyberopération devrait respecter le droit lié aux conflits armés et pourrait faire courir des risques aux civils œuvrant pour le CST, vu que, en tant que participants aux hostilités, les employés du CST deviendraient des cibles licites, ce qui signifie que l’ennemi pourrait cibler et tuer des employés du CST au Canada ou peu importe où ils travaillent.
Par conséquent, quelle est ma recommandation? Je suggère de modifier le libellé de l’article 29 et de l’article 30 et d’abandonner le libellé initial « malgré toute autre loi fédérale ou loi d’un État étranger » au profit de « nonobstant toute autre loi ». On donnerait ainsi au gouvernement une plus grande marge de manœuvre.
Cependant, cet amendement à lui seul ouvrirait la voie à d’importantes violations du droit international, à part celles qui sont déjà limitées dans la loi. Je ne veux assurément pas qu’on modifie la loi de façon à autoriser le CST à s’adonner à des cyberopérations qui violent le droit humanitaire international ou l’interdiction de recours à la force. Pour cette raison, je recommande que la loi soit modifiée pour empêcher explicitement le CST de s’adonner à des activités qui accroissent le niveau de recours à la force ou de participer à un conflit armé en vertu de son mandat touchant les cyberopérations.
Fait important, ce changement permettrait au ministre d’autoriser des cyberopérations du CST qui violent des obligations internationales moins importantes, tout en atténuant les risques pour les Canadiens ou les relations étrangères du Canada et en augmentant la capacité juridique du gouvernement d’utiliser des outils offensifs et défensifs dans le cyberespace.
Merci de votre temps. Je serai heureux de répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci à nos invitées. Ma question s’adresse à Mme Zwibel.
Le travail des agences de sécurité pour débusquer les terroristes potentiels et protéger les Canadiens n’est pas toujours facile, et nos citoyens sont toujours heureux de constater leur efficacité quand on déjoue un complot. Vous exprimez des craintes par rapport à la cueillette d’informations. Pour expliquer vos préoccupations, existe-t-il des exemples d’abus qui ont eu cours dans ce genre de cueillette et de traitement de l’information dans les enquêtes liées aux activités terroristes? Avez-vous eu connaissance d’abus que nos agences nationales de sécurité nationale auraient pu faire? Elles ont un rôle à jouer, et c’est de protéger les citoyens.
[Traduction]
Mme Zwibel : Je suis désolée, je ne sais pas si l’interprétation fonctionnait. Mon oreillette ne fonctionnait pas. Je vais faire de mon mieux. Je crois avoir compris votre question. Vous voulez savoir s’il y a des cas où il y a eu des abus qui ont été commis par les services de sécurité.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Oui, exactement.
[Traduction]
Mme Zwibel : Nous pourrions partagerons le temps.
Il y a assurément des exemples où la Cour fédérale a conclu, par exemple, que le Service canadien du renseignement de sécurité avait failli à son obligation de franchise à l’égard de la cour, où il est allé au-delà de la portée de ce qu’il avait dit à la cour qu’il allait faire au moment d’obtenir des autorisations et où il avait omis de préciser à la cour le genre de renseignements qu’il recueillait et conservait. En effet, certaines dispositions du projet de loi sont conçues précisément pour donner suite à certaines de ces questions. Nous savons aussi qu’il y a des cas où le CSARS a formulé des commentaires sur des choses que le SCRS avait faites et qui allaient au-delà de la portée de ses pouvoirs licites. Nous avons des exemples qui montrent le besoin d’accroître la responsabilisation et la transparence. Comme nous le disons, il y a certaines mesures très positives dans le projet de loi qui permettent de le faire, y compris l’adoption de la Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement.
Je ne sais pas si ma collègue veut ajouter quelque chose.
Brenda McPhail, directrice, Programme sur la protection de la vie privée, la technologie et la surveillance, Association canadienne des libertés civiles : Il y a aussi des exemples de cas où le Centre de la sécurité des télécommunications a manqué à son obligation de franchise face à la cour en faisant participer ses partenaires du milieu du renseignement à la collecte de renseignements au sujet des Canadiens. Ce serait tout simplement là un autre exemple que je soulignerais de situations où le comportement passé nous pousse à être préoccupés par les enjeux liés à la surveillance et au contrôle. Je parle d’une surveillance opérationnelle au moment où les mesures sont prises ainsi qu’à un examen subséquent, qui est important, mais qui arrive un peu trop tard pour empêcher certaines choses de se produire. Cependant, encore une fois, le projet de loi fait mieux les choses que toute loi antérieure sur la sécurité nationale.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Il y a 15 jours, je suis allé à Nice, sur la promenade des Anglais, et j’y ai déposé une gerbe de fleurs à la mémoire des 86 personnes qui ont été tuées lors d’une attaque terroriste.
En France, on a augmenté le pouvoir des agences de sécurité parce qu’on s’est aperçu que ce n’est pas nécessairement les agences de sécurité qu’il fallait surveiller, mais plutôt les terroristes. C’était le but de ma question. Ne trouvez-vous pas que, à force de trop surveiller les agences de sécurité nationale, on va peut-être nuire à leur travail, dans le but de protéger la sécurité des citoyens? N’êtes-vous pas d’accord avec moi à ce sujet?
[Traduction]
Mme McPhail : Je ne crois pas qu’on peut en avoir trop, mais il faut en avoir juste assez, et notre système juridique regorge d’exemples où nous avons choisi de réglementer les choses conformément à nos valeurs, même s’il aurait été plus facile d’accorder plus de pouvoirs d’enquête. Nous prônons l’atteinte d’un tel équilibre approprié. Assurément, nous ne voulons pas minimiser les préoccupations relativement aux infractions terroristes, mais nous ne voulons pas non plus les surestimer. Il faut trouver le juste équilibre.
Le sénateur Dagenais : Merci.
La sénatrice McPhedran : Je me demande si on me permettrait de poser une question à Mme McPhail, puis à Mme Zwibel, et enfin, à Mme West.
Ma première question s’adresse à l’Association canadienne des libertés civiles et concerne la liste d’interdiction de vol. Dans votre mémoire déposé devant le pendant de notre comité à la Chambre des communes, vous avez recommandé que l’on apporte de nombreux changements au projet de loi C-59, dont plusieurs à la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. Plus particulièrement, vous avez recommandé la création d’un mécanisme pour la nomination de conseillers spéciaux, ce que vous nous avez aussi mentionné ce matin. Ces conseillers spéciaux protégeraient les intérêts d’une personne qui a interjeté appel pour que son nom soit retiré de la liste.
Je voulais juste que vous sachiez que j’ai proposé cela au ministre Goodale lorsqu’il est venu rencontrer notre comité il y a plusieurs semaines. Il a répondu que le juge qui préside a déjà la capacité de désigner un amicus curiae pour l’aider, et donc, le régime des conseillers spéciaux n’était pas nécessaire dans ce contexte pour ceux qui voulaient faire retirer leur nom de la liste d’interdiction de vol. Je me demande quelles sont vos réactions par rapport à cela. N’hésitez pas à nous en faire part.
Mme Zwibel : Je suppose que la réponse la plus simple, c’est qu’il y a une différence entre rendre une chose obligatoire et le fait de la rendre optionnelle. Certainement, je ne conteste pas que la nomination d’un amicus soit possible. Il s’agit de savoir si on le fera dans chaque cas. Nous privilégions l’intégration de cette protection dans la législation pour nous assurer que chaque personne qui souhaite remettre en question sa présence sur la liste peut disposer d’un mécanisme, car nous croyons que ce sera nécessaire dans tous les cas, parce que nous nous occupons de questions de sécurité nationale où il peut y avoir des restrictions par rapport à ce qui est communiqué à la personne désignée.
La sénatrice McPhedran : Merci.
Ma question pour vous, madame West, concerne le CST, les cyberpouvoirs et certains des points que vous nous avez présentés ce matin. J’aimerais m’attarder à l’intégrité de nos prochaines élections et vous demander si vous croyez que les nouveaux mandats en matière de cyberopérations défensives et actives que nous voyons dans ce projet de loi seront utiles ou suffisants?
Mme West : Je crois absolument que le fait de donner ces types de pouvoirs au CST procurera au Canada un autre outil pour défendre l’intégrité de nos élections, qu’il s’agisse réellement ou non de cibler l’infrastructure électorale qui est soutenue par les Canadiens, ce qui ne figure pas nécessairement dans le mandat de cyberdéfense — le mandat en matière de cyberopérations actives défensives, mais lié à la protection des infrastructures du mandat élargi —, mais aussi pour se défendre dans l’avenir, afin de peut-être inhiber les répercussions de l’ingérence étrangère sur l’électorat canadien lui-même par la désinformation et d’autres choses qui ont été assez prévalentes aux États-Unis durant l’élection de 2016. Je crois que les cyberopérations tant actives que défensives pourraient être utiles à cet égard. Assurément les cyberopérations défensives le seraient.
Toutefois, la raison pour laquelle j’ai proposé ma recommandation, c’est que le recours en tant que tel à des cyberopérations actives dans une situation de type ingérence étrangère... nous avons vu aux États-Unis, par exemple, le jour des élections de 2018, que la National Security Agency a interrompu les capacités des services de renseignement russes qui exploitaient des réseaux de zombies. Elle a été en mesure de se défendre et de faire cela. Techniquement, il s’agirait d’une violation de la souveraineté russe, et par conséquent, ce serait actuellement interdit selon le libellé de la loi. Il y a donc une tension par rapport à ce qu’un amendement rendrait possible.
Je dis cela sans savoir exactement comment le gouvernement du Canada interprète le droit international applicable au cyberespace, parce que nous n’avons jamais eu de déclaration de sa part ni de celle de la plupart de ses alliés pour expliquer son interprétation, ce qui est un autre élément important de tout cela.
La sénatrice McPhedran : Vous faites allusion, en des termes assez généraux, au droit international. Je me demande si vous pourriez vous attarder davantage au droit humanitaire international et nous dire si vous voyez une distinction pertinente ici.
Mme West : Certainement. Si le CST devait participer à un conflit armé à l’appui des Forces canadiennes dans le cadre de leur mandat d’assistance élargie ou à des cyberopérations actives dans un conflit armé en vertu de son propre mandat, le droit humanitaire international s’appliquerait à ses actions, et celles-ci devraient donc se conformer entièrement aux Conventions de Genève et au droit international coutumier de cette façon. C’est quelque chose à quoi le CST n’a jamais vraiment eu à s’attaquer auparavant et qui nous préoccupe. J’espère — et j’y compte bien — que le CST irait chercher de l’assistance auprès de l’armée et de ses officiers conseillers juridiques pour déterminer comment employer des cyberopérations actives dans le théâtre des hostilités.
La sénatrice McPhedran : J’aimerais simplement avoir quelques précisions : vous avez fait allusion aux Forces armées canadiennes, mais, lorsque vous y réfléchissez, croyez-vous aussi que les Canadiens qui agissent comme gardiens de la paix auprès des forces interarmées des Nations Unies sont un prolongement de cette organisation?
Mme West : Assurément. Comme nous croyons savoir que la guerre s’adapte pour inclure les cyberopérations aux côtés des opérations cinétiques conventionnelles, cela s’appliquera également au maintien de la paix. Les opérations de maintien de la paix, contrairement à un conflit plus cinétique comme ce que nous avons vu en Afghanistan, devront également intégrer des capacités cybernétiques et prêter main-forte aux Forces armées canadiennes à cet égard. Actuellement, si le projet de loi C-59 est adopté jusqu’à ce que les Forces canadiennes puissent accroître leur capacité, il reviendra au CST d’aider l’armée durant ces opérations.
La sénatrice McPhedran : Merci.
Le sénateur Pratte : Ma question pour l’ACLC a trait à la définition des activités qui portent atteinte à la sécurité du Canada et à l’exception prévue pour la défense d’une cause, la protestation et ainsi de suite. Vous en avez parlé dans votre exposé, mais j’aimerais vous entendre expliquer votre préoccupation par rapport au libellé de cette exception.
Mme McPhail : Merci. Essentiellement, les activités qui portent atteinte à la sécurité du Canada dans la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada telle qu’elle est modifiée ou la Security of Canada Information Dislosure Act, en anglais, sont beaucoup plus vastes que toute définition que nous avons eue par le passé liée au SCRS et à ses activités qui sont considérées comme des menaces. Cela concerne des activités pouvant entraver le fonctionnement des infrastructures. Dans sa version modifiée, on ajoute un qualificatif, et les activités doivent donc entraver le fonctionnement de manière considérable. D’autres dispositions ajoutent l’expression « à grande échelle ». Il y a donc une tentative de préciser quelque peu cette définition vraiment très vaste qui élargit les idées de porter atteinte à la sécurité nationale, avec des choses comme le sabotage ou l’espionnage, pour englober des activités plus vastes.
Toutefois, cela demeure si important qu’il sera difficile pour les gens de comprendre exactement ce qui est compris. Je crois que certaines des questions que nous avons posées dans nos déclarations sont vraiment pertinentes et je sais, pour m’être entretenue en particulier avec des militants qui s’adonnent à des activités d’activisme environnemental, qu’ils sont inquiets. Ils se demandent : si nous occupons un site près du lieu proposé d’un pipeline et que nous y restons pendant un mois, est-ce de manière considérable? À ce moment-là, est-ce que quelqu’un ouvre une porte pour que tous nos renseignements soient recueillis par les nombreuses institutions du gouvernement qui sont autorisées à participer à la communication de l’information à ces fins, afin de remettre l’information que nous avons fournie lorsque nous étions obligés de le faire au moment où le gouvernement nous a fourni des services dans le cadre de nos interactions habituelles avec lui? Cette information sera-t-elle ensuite soumise à l’examen attentif des services de sécurité nationale? Il faut tenir compte tant du risque que cela se produise que des craintes des gens que cela se produise. La crainte est réelle. C’est quelque chose qui joue sur la confiance des Canadiens envers leurs organismes de sécurité publique et sur l’adhésion sociale dont ils jouissent. Si on peut régler ce problème en créant des définitions étroites et compréhensibles qui permettent au public de savoir à quel moment la communication se fera et ne se fera pas, nous estimons qu’il s’agit d’un avantage pour le public, ainsi que pour les agences de sécurité qui profitent de cette confiance accrue.
Le sénateur Pratte : Le libellé de l’exception me préoccupe un peu, et je me demande si elle n’englobe pas certaines activités. En anglais, elle est ainsi formulée :
For the purposes of this Act, advocacy, protest, dissent or artistic expression is not an activity that undermines the security of Canada unless carried on in conjunction with an activity that undermines the security of Canada.
En français, c’est encore plus large, parce qu’on dit ceci :
[Français]
[...] sauf si elles ont un lien avec une activité portant atteinte à la sécurité du Canada [...]
[Traduction]
Cela veut dire que tout type de lien avec une activité qui porte atteinte à la sécurité du Canada ne serait pas protégé par l’exception. Je n’ai pas encore vu votre mémoire, mais avez-vous fourni un libellé de rechange pour cet article?
Mme McPhail : Selon notre compréhension d’un commentaire précédent formulé au sujet de cet article, dans le projet de loi C-51, lorsque des gens craignaient que l’exception incluant les activités de manifestation d’un désaccord et de défense d’une cause ne soient trop larges, c’était parce qu’ils ne voulaient pas ouvrir la porte à des actions violentes, des actions qui comprendraient un risque pour la sécurité des personnes, qui pourraient être revendiquées comme des actes de désaccord valides. Notre recommandation serait donc, au besoin, de limiter l’exception aux activités de défense d’une cause, de manifestation d’un désaccord et d’expression artistique, tant et aussi longtemps que ces activités visent raisonnablement à causer des blessures à autrui, des dommages graves à la propriété, le décès ou des risques graves pour la sécurité du public. En fait, j’ai le libellé approprié, que je ne suis pas en train de vous dévoiler, mais il est documenté dans notre mémoire.
Le sénateur Pratte : D’accord, merci.
Le sénateur McIntyre : Merci à vous tous de vos exposés. J’ai deux questions qui portent sur la partie 3 du projet de loi C-59, la Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications proposée. Ma première question s’adresse à Mme West.
Madame West, comme vous l’avez dit, la Loi sur le CST proposée élargirait les activités que le CST peut mener en contravention d’une loi du Parlement. La Loi sur le CST proposée permettrait au ministre d’autoriser la « contravention » à d’autres lois par le CST, pas seulement pour obtenir du renseignement étranger, mais aussi dans le cadre de son mandat lié à la sécurité et à l’assurance de l’information. À votre avis, à quelles autres lois du Parlement le CST pourrait-il contrevenir dans l’exécution de ses fonctions?
Mme West : J’imagine que la Loi sur la protection des renseignements personnels en ferait tout particulièrement partie.
Le sénateur McIntyre : Nous avons entendu le commissaire à la protection de la vie privée ce matin. Il était heureux du projet de loi.
Mme West : Oui. Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. De façon réaliste, le Code criminel du Canada serait une autre loi importante. Le Code criminel renferme des limites au sujet des méfaits causés à des ordinateurs et de l’utilisation inappropriée d’un ordinateur, ce qui, en fonction des activités du CST, constituerait une violation du Code criminel. C’est donc une autre loi importante où l’on se heurterait assez souvent à une interdiction légale. Je suis désolée, je ne peux rien vous fournir de plus.
Le sénateur McIntyre : C’est bon. Avez-vous une idée de la façon dont ces pouvoirs proposés se comparent à ceux fournis aux organismes du renseignement d’origine électromagnétique du Groupe des cinq, dont le Canada fait partie?
Mme West : C’est une question complexe. En ce moment, le Canada serait le seul organisme du renseignement d’origine électromagnétique qui aurait la capacité, si le projet de loi est adopté, de participer à des cyberopérations actives sans dépendre de l’armée et de ses pouvoirs. C’est assez essentiel, à mon avis. En Australie, par exemple, et au Royaume-Uni, leurs organismes du renseignement d’origine électromagnétique ont la capacité de recueillir du renseignement étranger, et aussi d’aider l’armée dans le cadre de ses opérations. Même aux États-Unis, on a la capacité de participer à des opérations défensives. Cependant, l’autorité proprement dite des organismes du renseignement d’origine électromagnétique d’exercer des activités indépendamment de l’armée dans une administration étrangère est unique au Canada parmi les pays du Groupe des cinq, ce qui est, je crois, en partie attribuable au fait que notre armée — contrairement à celle des États-Unis, par exemple, qui est dotée d’un commandement cybernétique fort et robuste pour participer à ces types d’opérations... Nous n’avons pas cela dans notre armée, et nous devons donc nous en remettre à nos organismes du renseignement d’origine électromagnétique pour effectuer des cyberopérations majeures. Toutefois, c’est unique au Canada.
Le sénateur McIntyre : Ma prochaine question s’adresse à Mme Zwibel. Comme vous l’avez dit dans votre déclaration liminaire, si le projet de loi C-59 est adopté, le CST serait habilité à recueillir de l’information accessible au public. Au titre de la Loi sur le CST proposée, l’information accessible au public comprendrait l’information qui est disponible au public sur demande, par abonnement ou achat. La Loi sur le CST proposée permettrait aussi au CST d’utiliser, d’analyser, de conserver ou de communiquer de l’information accessible au public sans qu’il doive détenir une autorisation ministérielle. Qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie-t-il que le CST mettrait à profit sa capacité de recueillir des données en compromettant la capacité de fournir des produits de renseignement à d’autres, y compris au SCRS?
Mme Zwibel : Je vais laisser à ma collègue le soin de répondre à cette question.
Mme McPhail : C’est assurément une de nos préoccupations. Encore une fois, la définition d’« information accessible au public » est très large. Essentiellement, tout ce qui fait partie de l’infrastructure mondiale d’information ou d’autre chose qui peut être acquis, même si c’est par achat — encore une fois, sans que l’on définisse si avant l’achat il doit y avoir ou non une assurance qu’une information a été acquise ou recueillie ou compilée légalement ou qu’elle est composée d’information acquise légalement. C’est gros.
Nous savons que, malgré l’exception touchant l’information sur les personnes identifiables, il est possible, à l’ère de l’analyse de mégadonnées, de prendre des petits bouts d’information, qu’ils concernent ou non des personnes identifiables, de les regrouper et de les analyser de manière à produire des effets marqués sur des personnes et des groupes de personnes. Les préoccupations des personnes se résument souvent à la protection des renseignements personnels, mais les effets sur des groupes s’appliquent à des choses plus vastes comme les droits à l’égalité, et les questions de discrimination et les préjugés qui peuvent intervenir dans ce type d’analyse, ainsi que les droits à la liberté d’expression et la dissuasion de comportements en ligne et hors ligne, dans la mesure où les gens ont l’impression que leurs activités seront soumises à l’attention de la sécurité nationale.
Nous avons un genre de vaste ensemble de préoccupations au sujet de la collecte répandue d’information accessible au public axée sur le renseignement.
Le sénateur Richards : J’ai deux questions ici, et la première est un peu hors propos. C’est juste qu’il y a tellement d’information maintenant qui circule sur Internet et Facebook. Les gens fournissent tellement d’information qu’un très grand nombre de Canadiens sont vulnérables, parce qu’elle pourrait être recueillie non seulement par le SCRS, mais aussi par quiconque a des mauvaises intentions à l’endroit du Canada. Comment examinez-vous cela par rapport à votre propre politique? Comment composez-vous avec l’idée que des Canadiens fournissent un aussi grand nombre de renseignements au sujet de l’endroit où ils vivent, de l’endroit où ils vont, du nombre de personnes qui font partie de leur famille et de leur lieu de travail? Tout cela se trouve sur Internet pour des millions de Canadiens.
Mme McPhail : Vous avez tout à fait raison. Je crois que votre Chambre et, de façon plus générale, le gouvernement du Canada aurait un rôle incroyable à jouer pour sensibiliser le public afin d’aider les gens à comprendre exactement ce à quoi ils renoncent lorsqu’ils déversent les détails de leur vie sur Internet.
Toutefois, je crois aussi, dans une certaine mesure, que les dangers qui accompagnent l’affichage public généralisé d’information en ligne nous ont pris par surprise. C’est arrivé lentement, au fil du temps, et nous comprenons juste maintenant ce que cela pourrait vouloir dire pour les gens, ainsi que les risques et les avantages, le cas échéant, pour nous, en tant que société, de posséder ce type d’information que nous pouvons examiner et analyser et dont nous pouvons tenir compte.
Pour ce qui est de notre politique, ce que nous faisons dans chaque cas, c’est examiner précisément ces risques et ces avantages. Lorsqu’il s’agit de la communication de l’information à des agents de l’État à des fins de sécurité publique, il y a des obligations particulièrement élevées pour le gouvernement et ces agences, qui doivent s’assurer que leur collecte et leur utilisation, ainsi que la communication d’information, sont conformes, particulièrement à leurs obligations en vertu de la Charte des droits et libertés, parce qu’un très grand nombre de choses peuvent mal tourner avec l’analyse généralisée d’information, jusqu’à la modification des comportements.
Le sénateur Richards : Merci.
Ma deuxième question fait suite à celle du sénateur Dagenais. Madame Zwibel, vous parliez du Canada et des tribunaux, mais dans une situation fluide où vous recueillez de l’information sur quelque chose et que vous découvrez de l’information à laquelle vous ne vous attendiez pas, et puisque votre enquête prend un autre cours et que vous faites autre chose, peut-être que, dans le cadre de la collecte de cette information, vous arrêtez non seulement le coupable, mais l’innocent. Ce sont des choses qui vont se produire avec toute enquête visant à protéger le public. Comment réagiriez-vous dans cette situation ou considéreriez-vous cela?
Mme Zwibel : Nous ne nous attendons certainement pas à ce que nos services de sécurité fonctionnent parfaitement, mais il est obligatoire qu’ils agissent directement auprès du tribunal lorsqu’ils recherchent des autorisations, et lorsque de nouveaux renseignements imprévus sont mis au jour lorsqu’ils obtiennent un mandat, ils pourraient retourner devant le tribunal pour communiquer ces faits nouveaux. Je crois maintenant que les tribunaux ont fourni assez d’orientation pour que les services de sécurité puissent comprendre ces obligations.
Ce n’est pas une norme de perfection, mais ce sont des services exécutés principalement en secret, qui ont une incidence sur les gens, et ce n’est pas le même type de situation que vous pourriez voir dans un procès criminel, où il y a un défendeur qui peut évaluer la preuve et qui a l’occasion de la contester. C’est surtout un dialogue entre un juge et le service de sécurité. C’est pourquoi l’obligation de franchise est particulièrement importante et que nous nous attendons à autant de nos services de sécurité. C’est pour assurer la conformité avec la loi, et particulièrement avec la Constitution et la Charte des droits.
Le sénateur Richards : Merci.
Le sénateur Manning : Je remercie nos témoins qui sont ici aujourd’hui.
Je ne suis pas membre permanent du comité, mais je m’intéresse à ce qui se passe ici. Hier soir, j’ai parcouru quelques recommandations que vous avez présentées. J’ai siégé à de nombreux comités, et il y a toujours une organisation ou une personne qui va venir présenter deux ou trois amendements. Votre organisation, si je ne m’abuse, a proposé 60 amendements au projet de loi. Je sais que certains d’entre eux peuvent concerner des questions d’ordre administratif, mais je suis sûr, lorsque j’examine certains des amendements, qu’ils sont très importants pour votre organisation. À moins que j’aie mal compris, je doute que nous accepterons 60 recommandations. J’ai peut-être tort.
Le but de toute recommandation est d’améliorer le projet de loi. Nous espérons l’améliorer. Donc, quelles seraient les trois principales recommandations que vous avez proposées ici pour rendre ce projet de loi plus compatible avec votre organisation et les Canadiens dans l’ensemble?
Mme Zwibel : C’est difficile de restreindre le travail que nous avons fait. Nous croyons que nous pourrions tirer le plus grand avantage en assujettissant les cyberopérations actives et défensives au commissaire au renseignement, de sorte qu’il y aura une certaine surveillance de ces fonctions. L’autre recommandation a à voir avec la définition d’information accessible au public dont ma collègue a déjà parlé.
Je ne sais pas si vous en avez une troisième. Nous en avons déjà parlé et nous en avons cinq, je crois, et il y a donc certaines choses à circonscrire. Probablement que l’autre concernerait les recommandations que nous formulons relativement au mandat du commissaire au renseignement et à l’élargissement de ce mandat, en ce qui concerne pas seulement les cyberopérations, mais aussi d’autres domaines, et le fait de s’assurer qu’il y a une plus grande transparence par rapport à ce qui se passe devant ce commissaire.
Le sénateur Manning : Votre septième recommandation propose l’élimination de l’article 4 de sorte que le commissaire au renseignement ne peut exercer qu’un mandat unique non renouvelable, dans ce cas-ci, l’article 4 vise à allonger la période de cinq ans. Que proposez-vous ici?
Mme Zwibel : Puisque le commissaire au renseignement se veut un agent quasi judiciaire, nous sommes préoccupés par l’indépendance réelle et l’apparence d’indépendance. La recommandation concernant un mandat unique plutôt qu’un mandat renouvelable viserait à améliorer, à notre avis, la préoccupation selon laquelle le commissaire au renseignement serait, en quelque sorte, redevable envers le gouvernement du jour. S’il n’y a pas de possibilité d’être nommé pour un second mandat et qu’il n’y a qu’un seul mandat, il y a une plus grande indépendance ou, à tout le moins, une plus grande apparence d’indépendance.
Le sénateur Manning : Madame West, par rapport à la collecte d’information, s’il y a non pas nécessairement un gouvernement étranger, mais une entité au sein d’un État étranger qui prévoit une attaque contre le Canada d’une façon ou d’une autre et que nous essayons de recueillir cette information le mieux possible sans violer le droit international... J’essaie juste de savoir jusqu’où nous pouvons aller quant à la violation de cette loi, tout en protégeant en même temps les Canadiens et en assurant leur sécurité. Où traçons-nous la ligne dans le sable ici? Je sais que c’est peut-être dans la loi, mais je me préoccupe en réalité davantage de la ligne dans le sable.
Mme West : Il y a une distinction à faire entre la collecte de renseignement aux fins de la protection de la sécurité nationale des Canadiens et des cyberopérations actives et défensives. Lorsque nous parlons de collecte de renseignement, nous pensons plutôt au mandat de collecte de renseignement étranger du CST. Les lignes sont floues dans le droit international lorsqu’il s’agit d’espionnage. La collecte d’information ou l’espionnage dans le droit international n’est pas illégal en soi, et c’est pourquoi je n’ai pas formulé la même recommandation que celle présentée concernant le mandat de collecte des renseignements du CST, car, selon votre interprétation, et encore une fois, j’ignore en ce moment l’interprétation du gouvernement quant à l’application du droit international au cyberespace, on peut faire valoir que l’espionnage ne constitue pas une violation du droit international. Par conséquent, on pourrait recueillir l’information sans devoir apporter l’amendement. Ce que vous faites avec cette information, si vous prenez un certain type de mesure cinétique avec celle-ci dans le cadre du mandat des cyberopérations actives ou défensives... c’est à ce moment-là que l’interdiction contre la violation du droit international commencerait à limiter les actions du CST.
Le sénateur Manning : Madame Zwibel, lorsque vous avez présenté votre exposé, vous avez abordé le fait, si j’ai bien compris, qu’une personne est informée du fait qu’elle figure sur la liste d’interdiction de vol et qu’elle a une période de 60 jours pour y remédier. D’après votre exposé, je crois comprendre que vous estimez que ce n’est pas assez long. Devrions-nous envisager de prolonger cette période?
Mme Zwibel : Le problème, c’est que les 60 jours commencent à courir du moment où on vous refuse le transport, mais rien dans la loi ne vous oblige à être informé du fait que vous figurez sur la liste. Vous pouvez ignorer que c’est la raison pour laquelle on vous a refusé le transport. En général, c’est un problème qui serait réglé si on exigeait des gens qu’ils soient informés du fait qu’il sont sur la liste et que c’est la raison pour laquelle on leur refuse le transport.
Le sénateur Gold : Je vais essayer d’être bref dans mes questions, car j’espère que vous donnerez des réponses détaillées. C’est une question qui s’adresse tant à l’ACLC qu’à Mme West, et elle comporte deux parties. Vous détenez toutes deux une expertise dans des aspects différents touchant la question des droits et des libertés et leur application dans ce domaine, et je vous remercie de vos recommandations et de l’attention que vous avez accordée à ce projet de loi.
La question générale pour vous deux est la suivante : si l’on fait abstraction des particularités, parce que tous les projets de loi peuvent toujours être améliorés et qu’il n’y a rien de parfait, pourriez-vous nous fournir votre évaluation générale pour ce qui est de savoir si le projet de loi C-59 fait un travail décent pour tenir compte de nos préoccupations en matière de sécurité et de protection des droits? Et pouvez-vous le comparer au statu quo ou à l’état actuel de la loi, puisque le projet de loi n’a pas encore été adopté? C’est une question générale pour vous deux.
La question précise concerne le rôle du commissaire au renseignement. L’ACLC a recommandé que le commissaire participe à la surveillance des cyberopérations actives et défensives. Ce n’est pas un point de vue auquel on adhère tout le temps. D’autres diraient que la surveillance appartient vraiment au ministre de la Sécurité publique, et, lorsqu’il s’agit de conseils sur la défense ou de participation active en cas de cyberopérations actives, au ministre des Affaires mondiales, et il y a toute la responsabilisation politique et la surveillance dès le départ. Encore une fois, pourriez-vous parler de cette question particulière?
Mme West : De manière générale, je dirais que je suis ravie du projet de loi C-59 et des progrès qu’il suppose pour la sécurité nationale au pays. Je le dis avec mesure, parce que j’ai travaillé sur le projet de loi concernant le SCRS, alors j’aime bien le mentionner au moment d’en vanter les mérites.
Je dirais qu’il y a des aspects du projet de loi dont nos organismes de sécurité nationale, selon mon expérience d’avocate au sein de l’armée et du ministère de la Justice, ont désespérément besoin, et ils ne peuvent leur être accordés que par voie législative.
Le CST a besoin de ces nouveaux pouvoirs, et les Canadiens doivent comprendre ce que fait cette puissante organisation. C’est la première fois qu’ils obtiendront un portrait clair au moyen du projet de loi. Il y a des changements importants concernant la liste d’interdiction de vol. La situation des enfants dans cette liste est quelque chose d’inacceptable et qui doit être réglé. Je suis heureuse de voir que vous l’avez abordée.
Je dirais, en fait, que le projet de loi limite trop le CST. À certains égards, la loi a menotté le Centre. Je crois que ce qui l’explique en partie, c’est que les rédacteurs du projet de loi et ceux qui l’ont présenté semblent vraiment mettre l’accent sur le fait de s’assurer que les Canadiens comprennent que, dans le cadre du projet de loi, le respect des droits des Canadiens et de la Charte des droits et libertés est une priorité pour tous les organismes concernés. Pour cette raison, je suis assez heureuse de la façon dont le projet de loi C-59 est présenté, mais oui, vous avez raison, il y a toujours matière à amélioration.
Par rapport à la deuxième question sur le rôle du commissaire au renseignement, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il devrait jouer un rôle dans la supervision du choix de participer à des cyberopérations actives ou défensives. Je crois que c’est véritablement le rôle des cadres supérieurs. Comme vous l’avez mentionné, c’est le ministre de la Défense nationale qui décidera si oui ou non le CST peut participer. S’il s’agit d’une mesure défensive, cela doit être fait en consultation avec le ministre des Affaires étrangères, et s’il s’agit de cyberopérations actives, cela doit être fait à sa demande ou avec son consentement. Comme la participation à des cyberopérations actives ou à des opérations cinétiques, si vous le voulez, à des activités menées en dehors de l’administration canadienne dans un État étranger en vue de se protéger contre l’État en question et pour protéger la souveraineté du Canada est habituellement une fonction des cadres supérieurs, je ne crois pas que c’est quelque chose qui devrait relever d’un agent quasi judiciaire.
Mme McPhail : Pour faire abstraction des particularités, ce qu’il est évidemment extrêmement difficile pour nous de faire, nous croyons également que le projet de loi C-59 représente une amélioration par rapport à ce qui l’a précédé, particulièrement en ce qui a trait aux améliorations incroyablement importantes qui sont apportées à la responsabilisation et à la transparence des organismes de sécurité nationale. La seule élimination de la surveillance compartimentée ou des pouvoirs d’examen du commissaire du CST et du CSARS, et la création de l’OSSNR, avec sa portée élargie, représentent des mesures fondamentalement capitales pour le Canada relativement à la loi sur la sécurité nationale.
La mise en garde importante à ce chapitre, et bien franchement, ma préoccupation, ont été non pas atténuées, mais exacerbées par le témoignage d’expert de notre collègue ici; nous n’avons pas vraiment compris toutes les conséquences de ce que cela veut dire pour le Canada de participer à des cyberopérations actives. Je dirais que nous sommes d’avis que le projet de loi constitue une amélioration importante, malgré les petits détails que nous aimerions soulever : nous nous demandons vraiment s’il y a eu des débats publics, des conversations où le gouvernement parle de son attitude ou de ses politiques concernant ce que veut dire le fait de participer à des cyberopérations actives, où on s’est attaqué aux subtilités du droit international et on a tenu compte des risques auxquels sont exposés nos services de sécurité et aussi des Canadiens, en tant que particuliers. Par conséquent, je crois que notre recommandation initiale selon laquelle les dispositions sur les cyberopérations actives dans la Loi sur le CST devraient être retranchées du projet de loi afin de rendre le reste plus fort serait maintenue.
Par rapport au commissaire au renseignement, si tel n’est pas le cas, je crois qu’il est raisonnable de s’interroger, encore une fois : étant donné les subtilités et notre manque profond et étendu de connaissances sur ce à quoi cela pourrait ressembler, compte tenu du fait que le Canada serait un pionnier dans ce domaine et que nos alliés ne le font pas en ce moment, il serait prudent de veiller à ce qu’un agent quasi judiciaire indépendant cherche non pas nécessairement à jouer un rôle pour déterminer si oui ou non le ministre peut délivrer une autorisation, mais à tout le moins, conseille le ministre sur le type de subtilités entourant les relations internationales qui entrent en jeu et aussi sur les risques en cause pour les droits des Canadiens ici et à l’étranger. Nous rappellerions donc que, compte tenu de la complexité des cyberopérations actives, nous croyons que l’ajout d’une certaine fonction de surveillance ou de consultation à l’organe exécutif est nécessaire.
Le sénateur Gold : Madame West, vous avez mentionné que le Canada serait dans une position unique si son organisme du renseignement électromagnétique était responsable des cyberopérations, vu, selon vous, l’absence de capacités dans l’armée. Pourriez-vous préciser lesquels de nos alliés du Groupe des cinq ont la capacité, même s’ils le font différemment, de participer à des cyberopérations actives?
Mme West : En fait, les Australiens ont été les premiers des partenaires du Groupe des cinq à venir dire qu’ils participent à des cyberopérations offensives, et c’était en 2016. Les États-Unis participent aussi et ont annoncé publiquement qu’ils se livrent à des cyberopérations offensives. Le Royaume-Uni s’est manifesté et a dit qu’il participait à des cyberopérations offensives et, en plus de cela, il a expliqué comment il interprète le droit international pour qu’il lui soit permis de participer à de telles opérations. La Nouvelle-Zélande accuse le plus grand retard parmi tous les pays du Groupe des cinq. Elle poursuit la phase de consultation et d’étude dans le cadre de l’élaboration de ses politiques de cybersécurité.
La différence entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada au chapitre de la formulation de leurs capacités de cyberopérations offensives tient au fait que cela coïncidait généralement avec une certaine explication de la compréhension qu’avait l’État du droit international et des normes cybernétiques internationales s’appliquant aux cyberopérations offensives, ce qui n’est pas encore arrivé ici, au pays. C’est une différence importante.
Comme je l’ai dit, dans ces autres pays, leurs organismes du renseignement d’origine électromagnétique jouent un rôle dans la participation à des cyberopérations, mais c’est grâce à l’assistance de leurs forces de défense nationale.
Le sénateur Gold : Merci.
La sénatrice McPhedran : Nous commençons à nous rendre compte que le risque pour la sécurité provient souvent de l’intérieur de notre propre pays. Vous avez sûrement parcouru l’article spécial paru en fin de semaine dans le Globe and Mail qui concernait le nationalisme blanc. Les données indiquent que les meurtres commis par les terroristes nationaux sont fortement liés au nationalisme blanc. Nous savons aussi, par exemple, que notre chef d’état-major de la Défense, le général Vance, est très préoccupé et qu’il a exprimé publiquement sa préoccupation quant à la prédilection de certains membres des forces armées pour le nationalisme blanc et à leur participation, par exemple, à des groupes de médias sociaux, dont nous avons vu quelques exemples dans la recherche publiée dans le Globe and Mail au cours de la fin de semaine. Nous savons aussi que les nationalistes blancs sont très attirés par les armes et leur utilisation.
Ma question porte vraiment sur le projet de loi C-59 et les changements liés aux protections, au respect et aux préoccupations qui pourraient ne pas être adéquats en ce qui concerne les droits garantis par la Charte. Ma question s’adresse à tous les intervenants, à votre discrétion : qu’en est-il des droits garantis par la Charte pour les nationalistes blancs?
Mme Zwibel : Je comprends la distinction où l’on dit oui, les nationalistes blancs, comme tous les autres Canadiens, ont des droits garantis par la Charte. Même si je ne veux d’aucune façon minimiser la menace et le danger que ces gens et ces groupes posent, je crois que nous devons songer attentivement à nous glisser entre ce que le droit pénal ordinaire peut faire et ce en quoi consistent nos lois sur la sécurité nationale. Nous devons savoir si nous avons besoin de recourir à l’appareil de sécurité nationale pour nous occuper de ce qui pourrait être caractérisé comme une question vraiment fondamentale de droit pénal. Je ne crois pas que nous ayons constaté que notre droit pénal ne possède pas les outils dont il a besoin pour régler ces problèmes. Je m’inquiète quand nous commençons à caractériser des questions que nous avons laissées, par le passé, au droit pénal, comme des questions de sécurité nationale. Je suis aussi préoccupé par les pouvoirs supplémentaires qui reviennent aux organismes responsables de la surveillance de notre sécurité nationale et par le rôle mineur de nos tribunaux au moment de superviser l’exécution de ces fonctions par les organismes de sécurité nationale. L’avantage du droit pénal, c’est que nous avons un processus qui force la tenue d’un procès où un juge peut évaluer les mesures qui ont été prises par la police et déterminer s’il y a eu des contraventions à des droits garantis par la Charte. Dans le monde de la sécurité nationale, cela fonctionne de façon bien différente.
La sénatrice McPhedran : J’aimerais juste souligner que, de façon générale, nous nous en remettons à notre droit pénal après coup — donc après le terrorisme, après les meurtres; c’est alors que le droit pénal entre en jeu. Ma question était aussi axée sur les mesures de prévention.
Mme Zwibel : Nous avons mis en place des dispositions pénales qui ont trait au fait de préconiser ou de fomenter la perpétration d’infractions qui engloberaient, à mon avis, une partie de cela. Encore une fois, certaines de ces dispositions dans le projet de loi C-59 sont des amendements du Code criminel qui concerneraient le fait de conseiller la perpétration d’infractions de terrorisme. Je crois que le Code criminel est à la hauteur de la tâche.
Mme West : Je suis fortement en désaccord. Je crois que, pendant trop longtemps, nous avons considéré le nationalisme blanc et l’extrémisme de droite uniquement comme une affaire policière. Pour cette raison, ils n’ont pas reçu l’attention dont ils ont besoin comme mouvements terroristes et extrémistes. Je crois que nous avons besoin des outils fournis à nos organismes de renseignement de sécurité pour enquêter sur la menace pour la sécurité canadienne de la même façon que nos organismes de sécurité ont enquêté sur l’extrémisme islamique. Juste parce que des crimes haineux figurent dans les textes de loi, nous avons tendance à traiter de la même manière les sentiments des nationalistes blancs, alors que, en fait, leurs activités s’inscriraient carrément dans la définition de terrorisme. Il ne devrait pas y avoir de différence fondée sur l’idéologie sous-jacente dans la façon dont nous enquêtons sur ces menaces profondes pour la sécurité canadienne. Pour cette raison, je crois que nous devrions utiliser tous les outils à notre disposition, tant avant qu’après les crimes, pour composer avec cette menace croissante pour le Canada.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Madame West, le projet de loi C-59 met la priorité sur le droit au détriment de la sécurité. C’est probablement parce que nous avons le temps d’en discuter et que nous ne sommes pas une cible future pour des attaques terroristes. Je vous expose un cas hypothétique, mais je pense que je ne suis pas loin de la vérité. Quel genre de réputation aurions-nous comme pays face à nos alliés s’il fallait que nos services de sécurité découvrent un complot terroriste sur la foi de cyberinformations qui ont été découvertes et recueillies sur notre territoire par un pays étranger? On va imposer des restrictions et occasionner des délais en ce qui a trait au travail de nos agences. Ce sont des choses qui pourraient arriver.
[Traduction]
Mme West : Mon interprétation était un peu confuse, donc je vais tenter de vous répondre le mieux possible.
Je crois que votre question concernait le fait de travailler avec nos alliés pour communiquer des renseignements relatifs aux cybermenaces. Je ne crois pas que le projet de loi C-59 examine cela du point de vue du CST, si ce n’est que, comme l’a souligné le sénateur Gold, lorsque le commissaire à la protection de la vie privée était ici plus tôt, il a parlé de la communication d’information qui pourrait dériver de la torture ou pourrait contribuer à des mauvais traitements. Autrement, pour ce qui est de nos alliés, je crois que l’ajout essentiel, c’est que le Canada aura maintenant les outils voulus pour s’occuper lui-même des menaces. Le CST ne sera pas seulement en mesure de recevoir ou de communiquer de l’information au sujet des cybermenaces, il pourra faire quelque chose à ce propos, tandis que ses possibilités d’agir sont maintenant limitées. Il peut prendre des mesures de prévention si la menace cible directement des infrastructures fédérales. Et ces mesures sont assez limitées. Cela élargit la capacité du Canada de prendre l’information qu’il reçoit de ses alliés et de faire quelque chose à ce propos; c’est un ajout important à mon avis, car nous n’avons plus à dépendre peut-être de nos alliés pour qu’ils s’occupent en notre nom des menaces pour la sécurité des Canadiens.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Le projet de loi C-59 va quand même imposer des mesures restrictives à nos organismes de sécurité?
[Traduction]
Mme West : C’est exact, mais je crois que les grands pouvoirs s’accompagnent de grandes responsabilités. Ce sont de nouveaux pouvoirs importants pour nos organismes, et je crois qu’ils sont circonscrits de façon appropriée, particulièrement en ce qui concerne la Loi sur le CST.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, madame.
[Traduction]
La présidente : Au nom du comité, j’aimerais tous vous remercier d’être venus aujourd’hui et de nous avoir communiqué votre point de vue. Nous vous en sommes très reconnaissants. Merci.
Nous sommes ravis de recevoir aujourd’hui M. Mendes, de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, M. Craig Forcese, professeur à l’Université d’Ottawa, et Michael Nesbitt, de la faculté de droit de l’Université de Calgary. Bienvenue, messieurs. Monsieur Nesbitt, je crois savoir que vous allez commencer.
Michael Nesbitt, professeur, faculté de droit, Université de Calgary, à titre personnel : Permettez-moi de commencer en vous remerciant sincèrement du travail que vous accomplissez et de m’avoir bien sûr invité à comparaître devant vous au sujet du projet de loi C-59. C’est vraiment un honneur d’être ici aujourd’hui, et je suis sincère.
Je voudrais d’abord approfondir un point important sur lequel je veux insister : le projet de loi C-59 représente le plus grand changement que je connaisse dans le portrait de la sécurité nationale au Canada, certainement depuis 1984 et la création du SCRS. Comme vous le savez maintenant, c’est un projet de loi complexe qui s’efforce sérieusement, et je dirais de façon louable, de trouver un équilibre efficace, sûr et fondé sur le respect des droits en matière de sécurité nationale et de liberté au Canada. Pour cela, il faut féliciter tous ceux qui ont participé à sa conception et à sa rédaction.
Le projet de loi est également opportun à notre époque. Je crois qu’il est impératif qu’il soit adopté sous une forme ou une autre dans un avenir très proche et très probablement avant les élections prévues à l’automne au Canada. Le projet de loi contient tellement de choses qui amènent la pratique de la sécurité nationale du Canada au XXIe siècle, et franchement, cela fait près de 20 ans que nous sommes au XXIe siècle. Je pense en particulier à la partie relative au CST, dont vous venez tout juste d’entendre parler, qui est absolument essentielle au bon fonctionnement de cet organisme, ainsi qu’à Internet et même à la sécurité des élections.
Il est également temps de remédier à ce qu’il est convenu d’appeler la « liste d’interdiction de vol ». Ces pauvres familles devraient, bien évidemment, selon moi, ne pas avoir à vivre une seconde de plus leur situation kafkaïenne. En tant qu’honorables Canadiens, il est temps que nous agissions.
Enfin, il est grand temps que le Canada dispose d’un comité de surveillance de la sécurité nationale et du renseignement qui nous aligne davantage sur nos partenaires du Groupe des cinq. Cela est particulièrement important compte tenu de l’étendue des nouveaux pouvoirs et de la communication d’information accrue qui se produit désormais tant au sein du gouvernement qu’avec nos partenaires à l’étranger.
Puisque j'ai formulé mon argumentation en faveur du projet de loi dans son ensemble, je ne veux pas vous laisser l’impression que je pense que c’est parfait ainsi. Je voulais donc formuler trois petites recommandations en ce qui concerne les pouvoirs de perturbation du SCRS mentionnés dans la partie 4 du projet de loi. Pour ma part, j’estime que ces trois petites recommandations ne sont pas sans conséquence. Chacune d’elle est importante du point de vue de la sécurité nationale et des libertés civiles. Permettez-moi de le répéter : je pense que ces recommandations apporteront un soutien supplémentaire aux opérations du SCRS, et donc à la sécurité nationale au Canada, et garantiront que ces nouveaux pouvoirs étendus pour le SCRS sont exercés avec une surveillance et une remise en cause plus importantes et plus substantielles, assurant la protection de la liberté et, franchement, la constitutionnalité des pouvoirs.
Alors, quelles sont ces trois recommandations? La première consiste à circonscrire davantage les pouvoirs de perturbation du SCRS limitant l’application de la Charte afin que l’on tienne compte de leur portée exacte. Qu’est-ce que je veux dire par là? Comme vous le savez, le nouveau paragraphe 12.1(3.1) indiquera que le Service peut prendre des mesures qui limiteraient un droit ou une liberté garanti par la Charte des droits et libertés, essentiellement grâce à un mandat judiciaire. Je vous le demande : le SCRS pourra-t-il limiter le droit à l’assistance d’un avocat garanti en vertu de l’article 10 de la Charte ou le droit pour tout inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable en vertu de l’alinéa 11d)? Si la réponse est oui, comme pourrait l’indiquer une lecture en langage simple de ce libellé, nous nous retrouvons avec un problème constitutionnel assez grave. Je dirais que la réponse est non. Le pouvoir limitant la Charte ne s’applique réellement qu’à l’article 2, vos libertés; à l’article 6, vos droits à la liberté de circulation; et, enfin, à l’article 7, ou à une partie de celui-ci, le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, mais pas à la vie. En fait, le nouveau paragraphe 20.1(18) va imposer une série de restrictions à ces pouvoirs de limiter la Charte, ce qui semble empêcher que de nombreux droits garantis par la Charte ne soient jamais limités dans la pratique. Il est donc plutôt improbable, bien que cela ne soit pas clair, que les articles 10 et 11 ne soient jamais limités dans la pratique. C’est évidemment un nouveau frein puissant aux pouvoirs étendus et sans précédents du SCRS, et par conséquent une bonne mesure. Toutefois, je vous le demande : si l’intention n’est jamais de limiter les articles 10, 11 et 13, vos droits de vote, et cetera, pourquoi offrir un pouvoir aussi puissant et explicite de limiter la Charte dans le nouvel article 12.1 en premier lieu? La réponse courte est que vous ne devriez pas le faire.
Je suis d’avis que le nouvel article 12 relatif au pouvoir limitant la Charte devrait lui-même être directement restreint; il faut préciser quels droits de la Charte peuvent être limités. Cet amendement offre deux avantages. Premièrement, il garantit la transparence et la certitude quant à ce qui est réellement autorisé dans la pratique. Encore une fois, il n’y a pas de mal à limiter davantage ces pouvoirs si cela est déjà l’intention du SCRS. Si telle n’est pas l’intention et que ces pouvoirs pourraient effectivement limiter les articles 10 et 11, j’ai de graves préoccupations; encore une fois, c’est très bien d’en entendre parler, et j’ajouterais, d’en entendre parler pour la première fois, avant que le projet de loi soit adopté.
Deuxièmement, si je présume que le SCRS n’a aucune intention de limiter les pouvoirs en ce qui concerne les articles 10 et 11, l’amendement que je propose est important, car il concerne directement la constitutionnalité du régime. Le régime de perturbation du SCRS est conçu de manière à ce qu’on puisse se prévaloir d’une exception au titre de l’article premier de la Charte. Pour ce faire, les pouvoirs devront porter atteinte de façon minimale, dans une mesure pas trop générale, et cetera. Toutefois, si l’octroi de pouvoirs va au-delà de ce qui est acceptable et va même théoriquement au-delà de ce que le SCRS souhaite ou de ce dont il a besoin, non seulement ce pouvoir étendu, dans son libellé actuel, n’apporte aucun avantage sur le plan de la sécurité, mais en plus, il soulève une préoccupation constitutionnelle quant à son atteinte minimale à un droit, et cette préoccupation constitutionnelle existe sans raison valable.
La deuxième recommandation que je propose est encore une fois simple. Il s’agit d’inclure des avocats spéciaux dans le processus de mandat au titre de l’article premier. J’ai vu de nombreuses descriptions comparant le régime de pouvoirs de perturbation proposé pour le SCRS au régime de pouvoirs de la police prévu à l’article 25.1 du Code criminel ou peut-être au régime des mandats de la police que l’on retrouve de diverses manières dans le code. Dans la pratique, cela est inexact. Dans la pratique, le régime du SCRS ressemblera peu au régime des mandats de la police. Bien que des mandats puissent être pareillement autorisés lors d’audiences tenues à huis clos en l’absence d’une partie, les mandats de la police seront presque toujours contestés lors d’un processus adversatif en audience publique une fois qu’ils auront été exécutés. Ce ne sera que rarement, sinon jamais, le cas en ce qui a trait aux mandats pour autoriser des activités de perturbation du SCRS.
Fait plus important encore, le régime du SCRS envisage une exception complète au titre de l’article premier de la Charte au cours de ces audiences, ce qui est unique en droit canadien. Certes, c’est bien, mais les exceptions au titre de l’article premier ne peuvent et ne doivent pas être déterminées lors d’audiences tenues à huis clos en l’absence d’une partie, lorsque sont présents uniquement l’État et un juge qui autorise les mandats. L’introduction de la notion bien connue de ce qu’on appelle des avocats spéciaux dans le régime de mandat pour autoriser des activités de perturbation contribuerait grandement à remédier au processus. D’ailleurs, si vous ne le faites pas, selon toute probabilité, la Cour fédérale s’en chargera de toute façon.
Le problème est qu’il s’agit d’un débat pour le pouvoir législatif. Il ne faut pas laisser à la Cour fédérale le soin d’inventer des procédures nécessaires et bien connues qui, nous le savons tous, vont probablement se concrétiser, tandis qu’elles auraient tout aussi bien pu être insérées dans la législation en premier lieu. Je doute fort que le régime du SCRS puisse survivre sans avocats spéciaux ou, amici, comme ils seront appelés, si la Cour fédérale le fait, pour participer à la contestation de l’article premier. À ce titre, je considère qu’il incombe au gouvernement de les intégrer dans le régime, exactement comme il l’a fait, en passant, avec la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, lors d’audiences similaires tenues à huis clos en l’absence d’une partie et avec la récente législation sur la protection des sources journalistiques, et cetera.
Cela m’amène à ma dernière recommandation, qui consiste à prévoir l’obligation pour le SCRS de revenir avec l’avocat spécial présent afin d’informer la Cour fédérale concernant l’exercice du mandat limitant la Charte. La Cour fédérale semble déjà avoir adopté une pratique comme celle-ci, selon laquelle le SCRS est invité à se rendre au tribunal pour l’informer de l’exécution de son mandat. Je pense que la Cour fédérale devrait presque toujours faire la même chose afin de préserver le régime perturbateur du SCRS d’une contestation au titre de l’article premier; c’est-à-dire que, pour que le régime soit constitutionnel, il faudra exiger que le SCRS revienne et explique comment il a exécuté le mandat. Encore une fois, c’est bien, mais les tribunaux ne devraient pas être dans la situation délicate de légiférer sur des procédures nécessaires et bien connues face à l’inertie du gouvernement. Rien ne justifie que cela ne soit pas simplement précisé dans le projet de loi. Les mandats de la police constituent la norme, non seulement en raison du processus d’autorisation, mais aussi parce que l’exécution proprement dite du mandat peut être comparée au mandat autorisé et aux actions de l’État qui sont contestées par la suite en audience publique. Le processus n’existe pas dans le régime des pouvoirs de perturbation du SCRS. Si vous avez une quelconque connaissance du processus des mandats de la police, vous saurez qu’il y a souvent une différence entre ce qui est réellement autorisé et ce qui se passe réellement, non pas à cause d’une mauvaise exécution ou d’une malversation, mais simplement par nécessité. Il en ira de même pour les mandats de perturbation du SCRS, et nous devrions nous préparer à cette possibilité dès maintenant.
Il est préférable que les législateurs apportent ces changements. Il est préférable que nous inscrivions ces protections dans la loi, plutôt que de nous en remettre à la faveur de notre appareil judiciaire. Le débat devrait être ouvert, ici, plutôt que de se tenir à huis clos devant les tribunaux, afin que l’on puisse s’assurer que le régime de perturbation du SCRS est jugé comme constitutionnel et qu’il est ainsi capable de fonctionner pour nous protéger tous et protéger les libertés des Canadiens. Je vous demande d’envisager d’apporter ces trois petits changements simples. Je vous remercie de votre temps.
Errol Mendes, professeur, faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité. J’ai préparé un mémoire écrit.
[Français]
J’ai également demandé au greffier de le faire traduire. Je ne sais pas s’il est disponible.
[Traduction]
Il devrait être disponible bientôt, s’il ne l’est pas déjà.
À mon avis, le projet de loi C-59 est une mise à jour cruciale des lois canadiennes sur la sécurité nationale qui corrige bon nombre des problèmes soulevés par le projet de loi précédent, le projet de loi C-51. Comme l’a dit mon ami, même s’il n’est pas parfait, il apporte des changements substantiels qui améliorent la transparence et la surveillance des agences de sécurité nationale du Canada tout en renforçant la capacité de protéger le Canada et ses intérêts.
Selon moi, le projet de loi C-59 créera un mécanisme de surveillance et d’examen de premier plan au monde en créant l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, que j’appellerai l’OSSNR en abrégé, et en établissant enfin un fondement législatif autonome pour l’ensemble des agences de sécurité nationale, ce qui se fait attendre depuis longtemps. Si une chose rend l’adoption de ce projet de loi urgente, c’est bien ce seul avantage.
Je crois comprendre que les élections prévues peuvent être un facteur contraignant dans la mise en œuvre de nombreux changements législatifs que moi ou mes amis pourrions apporter. Pour cette raison, une grande partie de ce que je propose pourrait également être présentée sous forme d’observations. Vous auriez ainsi la possibilité d’y réfléchir et de préparer peut-être un prochain examen quinquennal.
Voici les suggestions les plus importantes que je fais, à la fois comme observations et amendements :
La première, c’est que le commissaire au renseignement devrait examiner les autorisations ministérielles pour le SCRS et le CST, non pas en fonction du caractère raisonnable... Je suggère plutôt une petite modification pour l’ajout de motifs raisonnables. Je peux en discuter en détail avec vous. Il s’agit d’un domaine assez complexe du droit administratif, mais il y a une grande différence entre un examen du caractère raisonnable et un examen fondé des motifs raisonnables. Encore une fois, pendant la période de questions, je peux entrer dans le dédale des complexités liées aux questions de droit administratif en ce qui concerne cette distinction.
La deuxième, c’est que l’utilisation faite par le SCRS d’information accessible au public en vertu de l’alinéa 23.1a) de la Loi sur la sécurité des télécommunications proposée devrait, selon moi, faire l’objet d’un examen par l’OSSNR, mais en collaboration avec le commissaire à la protection de la vie privée. Je suis complètement d’accord avec le commentaire que le commissaire à la protection de la vie privée a fait ce matin sur le fait qu’il devrait y avoir un lien quelconque entre l’OSSNR et le commissaire à la protection de la vie privée ainsi que la capacité d’interagir avec le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, périodiquement ou, du moins, annuellement. Il y aura alors à la fois l’examen effectué par des experts de différents domaines de la sécurité nationale et de la protection de la vie privée et l’examen démocratique effectué par des parlementaires. C’est crucial. Je conviens avec le commissaire à la protection de la vie privée avec le fait que cela doit absolument être fait. Si ce n’est pas au moyen d’un amendement, il pourrait y avoir des observations qui mènent à un examen quinquennal, lorsque cela peut être inclus dans le projet de loi en fonction de vos distinctions.
Selon moi, lorsque l’OSSNR examine des dossiers liés à la communication d’information qui lui sont fournis en vertu de la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada, la LCISC, il devrait le faire en collaboration avec le commissaire à la protection de la vie privée. Encore une fois, il devrait y avoir un lien hiérarchique entre les organismes experts et le commissaire à la protection de la vie privée pour les amener à interagir avec le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Ce que je suggère, c’est une façon d’aller de l’avant avec ce projet de loi en majeure partie, mais de s’assurer qu’il y a des observations qui vont permettre des interactions appropriées entre l’examen et la surveillance des experts et l’examen démocratique des parlementaires au cours des prochaines années.
Pour ce qui est des modifications spécifiques, je propose que les activités de réduction de la menace du SCRS soient légèrement modifiées. J’aimerais discuter avec vous de mes suggestions à cet égard. Encore une fois, toute activité de réduction de la menace devrait être examinée périodiquement par l’OSSNR et faire l’objet de rapports au comité parlementaire national.
Pour conclure, je propose que la procédure qui figure dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, comme vous en avez discuté avec l’ACLC, inclue des avocats spéciaux pour représenter les particuliers. Pour répondre à l’avance à la question des sénateurs, il y a une importante distinction à faire entre un intervenant désintéressé et un avocat spécial. J’appuie entièrement ce qu’a dit mon collègue, soit qu’un avocat spécial, le cas échéant, devrait être inclus dans l’examen de la Cour fédérale sur la réduction de la menace. Encore une fois, j’insiste sur la grande différence entre un intervenant désintéressé, qui est essentiellement un fonctionnaire de la cour, et un avocat spécial, qui représente les intérêts de la personne visée. Cette distinction n’a pas fait l’objet d’une discussion en profondeur, selon moi.
Il y a d’autres éléments qui interviennent dans ce dont je viens de parler. Je serais heureux d’en parler pendant la période de questions, surtout concernant la suggestion faite par l’Association du Barreau canadien et moi pour que le mécanisme d’examen du commissaire au renseignement passe du caractère raisonnable à des motifs raisonnables. J’espère que nous pourrons discuter des complexités du droit administratif si nous devons le faire. Merci.
Craig Forcese, professeur, faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Permettez-moi de remercier le comité de m’avoir demandé de comparaître à propos du projet de loi C-59 aujourd’hui. C’est toujours un honneur d’être invité à transmettre mes observations à ce comité.
Je vais prendre environ six minutes pour présenter mon évaluation globale du projet de loi C-59, en mettant l’accent sur le besoin pressant de certitude au sein du droit en matière de sécurité nationale. De plus, je soulignerai deux points où, à mon sens, il y a toujours de l’incertitude. Par la suite, si le temps le permet, je dirai quelques mots sur les enjeux à prévoir en droit de la sécurité nationale, sur lesquels un nouveau gouvernement ou un Parlement subséquent pourraient vouloir se pencher.
J’aimerais commencer en disant que j’appuie le projet de loi et que je le considère comme étant le projet en matière de droit de la sécurité nationale le plus important depuis plus d’une génération. Cet examen reflète l’opinion générale voulant que les activités tenues à des fins de sécurité nationale, pour être efficaces, doivent être licites, proportionnelles à la menace, nécessaires dans le contexte et conçues pour être efficaces. Le droit en matière de sécurité nationale est l’ensemble des règles qui garantissent idéalement ces normes.
L’incertitude est la plus grande lacune dans le droit de la sécurité nationale. L’incertitude peut entraîner des réactions excessives, puisque des lois mal rédigées mènent à une conduite disproportionnée, inutile ou inefficace, mais elle peut également mener à un manque de réactivité, puisque les organismes qui présentent une aversion pour le risque doutent de la véritable portée des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi. J’estime que le projet de loi C-59 corrige généralement très bien les incertitudes passées de la loi actuelle et évite de nouvelles incertitudes dans les nombreux nouveaux pouvoirs qu’il accorde aux services de sécurité.
À titre d’exemple, comme d’autres l’ont mentionné, le projet de loi C-59 améliore des éléments déjà présents dans la loi, dont la constitutionnalité, selon moi, est douteuse. Cela inclut la structure actuelle des pouvoirs du SCRS en matière de réduction des menaces, l’absence d’un processus de surveillance indépendant pour l’interception des communications privées des Canadiens par le CST et le libellé actuel qui est opaque et confus concernant la défense et la promotion du terrorisme. Les modifications apportées à la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada, maintenant renommée Loi sur la communication d’information, dissipe les doutes quant à son fonctionnement et sa portée. De plus, un cadre législatif pour le système de dédommagement pour les personnes faussement inscrites sur la liste d’interdiction de vol s’impose depuis longtemps.
Je salue également l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement proposé, une entité qui résout les lacunes sérieuses de notre processus d’examen indépendant actuel. Le nouvel organisme de surveillance et le nouveau commissaire au renseignement proposé ont été intégrés dans les nouveaux pouvoirs et sont conformes à une autre pratique exemplaire importante en matière de sécurité nationale : faites confiance, mais vérifiez.
À la suite de ces changements, notamment au chapitre du régime d’autorisation des divers mandats du CST et du système d’ensemble de données du SCRS, il y a eu quelques préoccupations quant à la complexité du résultat. Toutefois, la complexité n’est pas une fin en soi, mais découle des environnements juridiques, technologiques et de menace très différents dans lesquels s’inscrit aujourd’hui la préservation de la sécurité nationale. Cette complexité est bien plus qu’égalée dans les lois équivalentes qui existent, par exemple, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie. La solution de rechange à la complexité est l’ambiguïté. Comme je l’ai mentionné, l’ambiguïté entraîne un risque important.
Je veux terminer là-dessus. Nous sommes tous des professeurs et nous trouvons tous des choses à reprocher; laissez-moi donc signaler deux éléments du projet de loi où il y a selon moi encore de l’incertitude. Vous trouverez des publications détaillées à propos de ces problèmes sur un nouveau blogue que nous avons mis sur pied intitulé : A Blog Called Intrepid.
Tout d’abord, comme vous le savez, le nouveau régime d’ensemble de données du SCRS prévoit d’importants freins et contrepoids pour la mauvaise gestion des ensembles de données canadiens. Ces mesures de protection ne sont pas prévues dans le cas d’ensembles de données qui sont considérés comme étant accessibles au public. Il sera donc très important que le SCRS n’exagère pas quant à ce qu’il affirme être accessible au public, concept dépourvu de définition claire. À tout le moins, les travaux ici au Parlement devraient établir des antécédents législatifs clairs sur la façon dont nous devons comprendre le concept des ensembles de données accessibles au public.
Ensuite — et je ne vais pas m’étendre là-dessus parce que ma collègue, Mme West, l’a très bien expliqué —, la Loi sur le CST, dans son libellé actuel, doit être interprétée comme une obligation pour le CST de se conformer au droit international dans l’exercice de son mandat. Comme Mme West l’a souligné, cela entraîne de l’incertitude.
Certaines choses ont été délaissées par le projet de loi C-59. Un seul projet de loi ne devrait pas, selon moi, tout régler. Cependant, j’insiste également sur l’importance des avocats spéciaux non seulement au chapitre des procédures d’interdiction de vol, mais également dans les appels en matière de révocation de passeport, pour certaines des raisons dont les gens ont parlé. J’estime qu’il devrait aussi y avoir d’autres freins et contrepoids quant aux pouvoirs en matière de détention préventive, qui restent dans la loi, bien que légèrement modifiés dans le cadre de ce projet de loi. La révision du mandat désuet du SCRS relativement au renseignement étranger s’impose depuis longtemps. J’ajouterais, parce que cela demeure un pilier central très important du droit canadien en matière de sécurité nationale, qu’il doit y avoir une solution à l’éternel problème des renseignements en éléments de preuve, problème qui constitue l’obstacle le plus important à la réalisation d’un grand nombre des objectifs de sécurité nationale qui sont à l’avant-plan. Il y a aussi l’éternel problème du concept qu’on appelle « going dark » — il s’agit de communications chiffrées — et la question de l’accès légal. Ce genre de problèmes, surtout les deux derniers, sont complexes et ne peuvent pas être rédigés à la volée. Il n’y a pas de solution miracle, mais il y a des aspects pour lesquels des progrès raisonnables et proportionnés sont possibles.
En résumé, je dirais que le projet de loi C-59 est important et même vital. Sans lui, nous continuerons à risquer de faire preuve de réactions excessives ou d’un manque de réactivité, et cela ne protège pas les libertés ni ne permet l’exercice efficace de pouvoirs proportionnels par les services de sécurité. Cependant, la sécurité nationale sera toujours une cible mobile, et nous devons nous habituer à nous mettre à jour sur le droit en matière de sécurité nationale plus souvent qu’une fois par génération afin de contrer les effets nuisibles de l’incertitude juridique.
Je vous remercie de votre intérêt. Je serai heureux, bien sûr, de répondre à vos questions, soit par rapport à ma déclaration ou à d’autres éléments de cet important projet de loi. Merci.
La présidente : Merci. Nous allons maintenant passer aux questions.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités.
Ma question s’adresse à M. Nesbitt.
Avec ce projet de loi, on va créer un nouvel organisme qui s’ajoutera à un commissaire, un juge et un comité de parlementaires. Cela m’inquiète de voir un autre organisme de parlementaires qui vient s’ajouter aux trois autres. En matière d’efficacité, c’est la connaissance en matière de sécurité et le droit qui sont en cause. Que vient faire le politique dans le contrôle de nos agences de sécurité, d’autant plus que les trois autres qui sont déjà en place se rapportent déjà au ministre de la Sécurité publique?
Nous montrons que nous ne pouvons pas faire confiance aux trois autres organismes, y compris un juge. On met en place un mécanisme de contrôle supplémentaire, et vous nous dites que cela va éviter de faire des erreurs et de commettre des abus. J’aimerais vous entendre à ce sujet. Je trouve inquiétant que le projet de loi mette en place un quatrième organisme de contrôle. Cela va nuire à l’efficacité de nos organismes de sécurité nationale. Bref, s’il y a des terroristes qui nous écoutent, ils seront presque contents d’entendre cela.
[Traduction]
M. Nesbitt : Si j’ai bien compris, nous parlons de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, de l’OSSNR, qui est l’unique nouvel organisme de surveillance. Il y a le commissaire au renseignement, bien sûr, pour le CST, mais il s’agit réellement du seul nouvel organisme de surveillance — ou d’examen, j’imagine, dans ce cas — qui me vient en tête en ce qui concerne ce projet de loi.
La question est de savoir si nous en avons besoin. Je dirais que, à certains égards, nous en avons déjà une pâle imitation, laquelle, comme vous l’avez mentionné au début, le CSARS, qui supervise le SCRS. L’OSSNR serait nouveau en tant que nouvelle expansion du CSARS, de sorte que le SCRS ne ferait pas l’objet d’une nouvelle surveillance; il pourrait même faire l’objet de moins de surveillance d’une certaine façon, parce que l’OSSNR aura une portée assez vaste. Au contraire, le nouvel office aura la possibilité d’examiner d’autres organisations que le SCRS.
Je vais prendre un moment pour parler non pas de mon expérience en tant que professeur, mais de mon expérience auprès du gouvernement. J’attends cet organisme de surveillance depuis presque une décennie au gouvernement. J’aurais été ravi, non pas parce que je pense que ce sera terriblement bureaucratique et non pas parce que je pensais, lorsque je travaillais pour le ministère des Affaires étrangères ou le ministère de la Justice, que nous faisions quelque chose de mal, mais parce que je pense qu’il y a deux types d’examens, dont l’un porte sur l’efficacité. Ce dernier sera très important pour bon nombre d’organismes qui n’ont pas fait l’objet de cette surveillance. Je vois la chose un peu comme le fait d’avoir un patron qui se penche sur des détails qui n’ont pas été examinés depuis un certain temps.
Je serais heureux de fournir des exemples sinon, mais j’imagine que ma réponse, c’est que je ne vois pas la chose comme étant un énorme fardeau administratif, bien que ce le sera pour un certain nombre d’employés qui doivent répondre de quelques-uns de ces détails. Je considère que c’est une bonne chose, non pas seulement pour la surveillance des organismes et, par conséquent, la protection de nos libertés et bien plus, mais pour l’efficacité de ces organismes — examiner leur conduite et s’assurer, au mieux de nos capacités, qu’ils agissent de façon professionnelle et efficace, qu’ils mettent de l’avant des problèmes qui n’auraient pas été soulevés au sein de ces très grosses organisations, qui n’ont pas toujours la possibilité de soulever chaque petit détail pertinent en ce qui a trait à la sécurité nationale. Dans la mesure où cela répond à la question, je ne sais pas.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma deuxième question s’adresse à M. Forcese. Que doivent penser nos alliés de ce que nous sommes en train de faire en matière de contrôle des agences de sécurité?
[Traduction]
M. Forcese : Rattraper le temps perdu. En toute honnêteté, nous rattrapons notre retard. En 1984, nous étions à la fine pointe de la technologie avec le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. Son mandat a été limité au SCRS. Nous avons le commissaire du CST, dont le mandat a été limité à cet organisme. Nous n’avons obtenu aucun examen d’expert qui sorte de la vaste enveloppe des services de renseignement de sécurité. Ainsi, nous ne sommes plus du tout sur un pied d’égalité, comme c’était le cas assez récemment, avec le Royaume-Uni, et nous ne sommes certainement pas au niveau des États-Unis, qui ont le Privacy and Civil Liberties Oversight Board, par exemple. À bien des égards, nous tentons de rattraper notre retard, et j’ajouterais que nous rattrapons le retard que nous accusons par rapport à certains de nos alliés continentaux. Un grand nombre d’entre eux fonde leur modèle sur le CSARS, mais le mandat de leur organisme chevauche celui des organismes de sécurité d’une manière qui est seulement permise par le projet de loi C-59, lequel étendra — comme l’a mentionné M. Nesbitt — la portée de l’examen à la question du renseignement de sécurité nationale, au lieu de la limiter à un seul organisme ou à une poignée d’organismes.
La sénatrice Jaffer : Je veux d’abord vous remercier tous les trois du travail que vous faites et du soutien que vous avez offert au Sénat au fil des ans, en nous aidant à comprendre les projets de loi. J’ai toujours vraiment hâte d’entendre vos témoignages. Merci infiniment.
Un projet de loi ne vaut rien si les communautés ne lui font pas confiance, si elles ont l’impression que leurs intérêts ne sont pas pris en compte. Je voudrais que vous me parliez tous les trois du profilage racial. Le projet de loi sera-t-il utile à cet égard, ou bien empirera-t-il même le problème du profilage racial? Plus précisément, je veux vous demander si la mise en œuvre du nouveau processus prévu dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens — c’est-à-dire la liste d’interdiction de vol — pourra être supervisée par l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement afin que l’on puisse s’assurer qu’il n’y a aucun profilage racial. Je voudrais commencer par vous, monsieur Mendes.
M. Mendes : Sénatrice Jaffer, je vous remercie de poser la question. Je pense que c’est essentiel et, d’une certaine manière, cela répond à la question précédente concernant les raisons pour lesquelles nous avons un si grand nombre d’organismes d’examen. Quand j’écoutais le témoignage du commissaire à la protection de la vie privée, il m’est apparu comme une évidence, par exemple, qu’en plus de l’expertise de nos organismes de sécurité nationale, nous avions besoin de cette surveillance pour nous assurer — par exemple en ce qui a trait aux droits en matière d’échange de renseignements qui ont été octroyés à 17 organismes gouvernementaux, sous le régime de la LCISC — qu’une surveillance est exercée à l’égard de choses comme le profilage racial, de même qu’en ce qui concerne le processus relatif à la liste d’interdiction de vol que nous mettons maintenant en place.
Oui, nous avons apporté des amendements importants, que j’appuie fermement. Il s’agit d’une énorme amélioration du projet de loi C-51. Cependant, encore une fois, il est possible que, même dans les processus améliorés, il puisse y avoir une forme de profilage racial. Encore là, nous avons besoin de l’examen démocratique des parlementaires, essentiellement afin que des questions soient posées pour cette raison, de temps à autre, et que nous puissions nous assurer que ces choses ne se produisent pas. Voilà pourquoi nous avons ces divers organismes. Ce n’est pas que nous tentions d’étouffer nos intérêts en matière de sécurité nationale; nous tentons plutôt de protéger les valeurs démocratiques fondamentales et les intérêts qu’ont les Canadiens en tant que collectivité.
M. Forcese : Je souscrirais à cette opinion. Je pense que, en fin de compte, cela se résume à la phrase que j’ai utilisée dans mon exposé : faire confiance, mais vérifier. Si nos organismes ne sont pas assez équipés pour jouer ce rôle de vérification, bien entendu, nous dépendons de la confiance. Comme vous l’avez laissé entendre, si la confiance est ébranlée, au bout du compte, il n’y a pas de solution. Le renforcement des capacités de nos organismes de surveillance afin qu’ils puissent travailler par-delà le cadre des services de sécurité, que ce soit sous la forme d’un examen mené par des experts, comme ceux de l’OSSNR ou du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, lequel est maintenant très bien établi, qui se concentre — comme l’a mentionné M. Nesbitt — sur l’efficacité et dans le cadre duquel on pose des questions auxquelles ne penserait peut-être pas un organisme plus spécialisé... Le fait de mettre en commun ces activités, de les coordonner, comme l’a proposé M. Mendes, crée, selon moi, la perspective d’un examen amélioré qui n’est pas redondant, mais qui englobe tous les aspects pouvant préoccuper les Canadiens.
M. Nesbitt : Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Je souscris à l’opinion de mes collègues.
Le sénateur Oh : Je remercie les témoins de leur présence. J’ai une question qui s’adresse à vous tous. L’ancien directeur du SCRS, Richard Fadden, a témoigné devant le comité de la Chambre des communes et exprimé de graves préoccupations au sujet du rôle crucial que jouera le commissaire au renseignement relativement à certaines activités du SCRS et du CST. Je cite les propos qu’il a tenus :
[...] ce sont les agences, le ministère de la Sécurité publique, le ministère de la Justice, le ministre et un représentant nommé, qui peut ne rien savoir de la sécurité nationale, qui détermineront en fin de compte s’ils peuvent aller de l’avant pour ces diverses activités.
Il a affirmé que :
[...] assurément le « caractère raisonnable » devrait s’inscrire dans les responsabilités des ministres et des fonctionnaires qui relèvent d’eux.
J’ai besoin de connaître vos commentaires ou toute préoccupation que vous pourriez avoir.
M. Forcese : Je souscrirais à l’opinion de M. Fadden en ce qui concerne les mandats du CST à l’égard des cyberopérations actives et défensives. Il s’agit d’une question qui a été abordée par ma collègue, Mme West.
Je ne suis pas d’accord avec M. Fadden en ce qui concerne les mandats relatifs à la cybersécurité et au renseignement étranger du CST. S’il s’occupe de renseignement étranger et de cybersécurité, il peut, bien que, par inadvertance, recueillir des renseignements à l’égard desquels les Canadiens ont une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, notamment les communications privées, simplement en raison de la nature du système de télécommunication mondialisé. Dans ces situations, un organisme gouvernemental exécutif — le CST — recueille, sans mandat, des renseignements dont l’acquisition, dans toutes les autres situations, doit être autorisée par un juge.
L’inclusion d’un commissaire au renseignement met en place un système d’approbation par procuration qui n’est pas comme un mandat en soi, car un mandat ne fonctionne pas très bien lorsqu’il est question de collecte par inadvertance, mais, au moins, une surveillance indépendante est assurée à l’avance par un agent quasi judiciaire. Voilà ce qui rend les mandats en matière de renseignement étranger et de cybersécurité du CST constitutionnels. Sinon, je crois que la collecte de ces renseignements est inconstitutionnelle, et c’est pourquoi le CST a été poursuivi pour des motifs constitutionnels devant la Cour fédérale. Alors, je crois qu’il s’agit d’un remède au problème constitutionnel.
J’ajouterais également que, si j’étais le ministre, je tirerais un certain réconfort du fait qu’un organisme indépendant contrôlerait les approbations que je donne, en partie parce que, dans mon cabinet, on me demanderait désormais d’approuver des demandes très techniques du CST. Il serait utile qu’un agent indépendant et du personnel compétent surveillent mes arrières. Selon moi, c’est rassurant pour les ministres. Je m’arrêterai là.
M. Mendes : Je peux donner suite aux commentaires formulés par mon collègue, avec qui je suis entièrement d’accord, en mentionnant une situation précise qui a été vécue soudainement aux États-Unis et qui, je pense, a également été vécue en partie au Canada. Par exemple, il peut y avoir de l’information accessible au public qui n’en est pas vraiment. Mentionnons, en guise d’exemple, la situation de Cambridge Analytica, où des données ont été recueillies auprès de Facebook sans qu’un grand nombre des participants à l’analyse de Facebook le sachent, lesquelles ont ensuite été utilisées dans le cadre d’une campagne politique aux États-Unis. Il semble qu’une entreprise canadienne ait été impliquée dans cette affaire. J’ai oublié son nom. Voilà qui montre pourquoi, quand il est possible que des renseignements soi-disant publics comprennent des choses comme des renseignements personnels tirés de Facebook, il faut, en plus d’une analyse de la situation faite par le ministre, que le commissaire au renseignement soit en mesure de fournir une certaine analyse d’expert pour garantir que ce genre de situation ne se produit pas ici, au Canada. Alors, il s’agit d’un type de situation précis.
M. Nesbitt : Je suis d’accord avec mes collègues, moi aussi.
Le sénateur McIntyre : Messieurs, je vous remercie de vos exposés. J’ai deux ou trois courtes questions à poser.
Au cours des 40 dernières années, le pays a tenu au moins quatre commissions d’enquête chargées de se pencher sur la sécurité nationale du Canada : McDonald, O’Connor, Major et Iacobucci. Ma question est la suivante : comment et dans quelle mesure le projet de loi C-59 intègre-t-il les recommandations de ces commissions d’enquête? Tenez-vous-en à de courtes réponses.
M. Mendes : Je vais tenter de donner une réponse courte, mais c’est difficile pour moi parce que je connaissais le juge McDonald quand il effectuait son examen, ce qui ne me rajeunit pas. Je pense que, si on regarde les progrès qui ont été réalisés depuis ce qui est arrivé dans le cas de la commission McDonald et des problèmes liés à la GRC, on devrait également ajouter, par exemple, la déficience relevée dans le cas de l’attentat à la bombe sur le vol d’Air India, qui a ensuite suscité un désir d’aller de l’avant à cet égard, puis il y a eu les épisodes très perturbants liés au cas de Maher Arar et, plus récemment, à celui des trois hommes arabes détenus en Égypte et en Syrie, lesquels ont montré que même si nous voulons nous concentrer sur notre sécurité nationale, les choses peuvent très mal tourner.
C’est pourquoi on commence à observer, pas seulement chez les gouvernements, mais aussi chez les Canadiens, en général — surtout après la situation de Maher Arar —, le désir d’intervenir et de mettre en place une forme d’examen et de surveillance qui empêcheront ces situations de se produire, parce que nous, en tant que Canadiens, accordons de la valeur au fait que nous ne pouvons pas imposer ce type d’activité à notre population très multiculturelle, diversifiée et inclusive. Alors, il s’agit là de la raison. Je considère que cela a commencé lors de l’attentat d’Air India, le plus important acte de terrorisme auquel le pays a fait face, et nous amène même aux événements récents — aux nouvelles situations —, comme la tuerie de la mosquée de Québec. Je considère que le Canada tente, dans la mesure du possible, de réagir de façon démocratique et de prendre soin de nos valeurs fondamentales dans cette situation, et je pense que cela se reflète dans le projet de loi C-59.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Nesbitt, le sénateur Dagenais a évoqué le rôle du commissaire au renseignement, et, dans votre déclaration préliminaire, vous avez soulevé des préoccupations concernant la Cour fédérale. J’essaie de faire le lien entre les deux. Ma question est la suivante : les décisions du commissaire au renseignement proposé seraient-elles soumises à l’examen de la Cour fédérale, et, le cas échéant, serait-il nécessaire que l’on modifie la Loi sur les Cours fédérales afin de prévoir une autorisation explicite accordée à la Cour fédérale d’examiner les décisions prises par le commissaire au renseignement proposé?
M. Nesbitt : Je ne suis pas expert en droit administratif. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je laisserai mes deux collègues, qui le sont, répondre à la question.
M. Forcese : Être un expert en droit administratif est une lutte de tous les instants. Laréponse courte, c’est oui, le commissaire au renseignement ferait l’objet de contrôles judiciaires au titre de la Loi sur les Cours fédérales, et non, cette loi ne nécessiterait aucune modification supplémentaire, puisque, conformément à la définition du terme « office fédéral », le commissaire au renseignement relèverait de la compétence actuelle de la Cour fédérale.
J’ajouterais que l’une des raisons pour lesquelles on prévoit que le commissaire au renseignement sera un juge à la retraite plutôt qu’un juge surnuméraire est que l’on veut éviter la perspective embarrassante qu’un juge surnuméraire de la Cour fédérale exerce les fonctions de commissaire au renseignement, puis qu’il fasse l’objet d’un contrôle par la même cour. C’est une des raisons pour lesquelles on met l’accent sur un juge à la retraite plutôt que sur un juge qui exerce encore.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Forcese, il y a un certain temps, vous avez abordé les métadonnées. Le gouvernement a adopté la position selon laquelle les métadonnées ne sont pas des renseignements confidentiels et que, par conséquent, il est légal de les recueillir sans mandat. Selon le gouvernement, si l’obtention d’une autorisation ministérielle n’était pas exigée, il n’y aurait aucune surveillance de ces activités par le commissaire au renseignement proposé. Ma question est la suivante : à votre avis, dans quelles circonstances le CST serait-il tenu d’obtenir une autorisation ministérielle pour procéder à la collecte de renseignements étrangers et mener des activités relatives à la cybersécurité?
M. Forcese : Merci infiniment de poser la question. Elle est importante parce que la surveillance assurée à la fois par le ministre et par le commissaire au renseignement n’est déclenchée que dans les situations où une loi du Parlement serait autrement enfreinte, ou bien lorsque l’attente raisonnable d’un Canadien en matière de protection de sa vie privée est en cause, et cette disposition a été modifiée à la Chambre des communes.
Une situation où l’activité du CST pourrait, bien que par inadvertance, entraîner la collecte d’une communication confidentielle, laquelle pourrait être riche en contenu, serait un exemple clair. Je ferais valoir que la notion d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, selon la jurisprudence de la Cour suprême et depuis des arrêts comme Spencer, Marakah et d’autres — et mes collègues confirmeraient cette affirmation, j’en suis certain —, comprend maintenant ce que nous appellerions familièrement des métadonnées, du moins, dans les bonnes circonstances. Ce ne sont peut-être pas toutes les métadonnées, mais une part importante de ce que nous ne considérions autrefois pas comme un déclencheur d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est maintenant considéré comme tel en raison de la nature des communications. Alors, je présume que, si la loi est appliquée adéquatement, l’interception de ces renseignements pourrait déclencher une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Ces activités seraient menées dans le cadre du processus d’autorisation ministérielle et, après, seraient soumises à l’étude du commissaire au renseignement. Je pense que le projet de loi prévoit une structure suffisante qui a déjà cet effet.
Le sénateur McIntyre : Si la collecte de renseignements par le CST était limitée aux métadonnées seulement, serait-il tenu d’obtenir une autorisation ministérielle?
M. Forcese : Si ces métadonnées s’assortissaient d’attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée, oui. L’une des raisons pour lesquelles nous ne voyons pas d’exigences catégoriques en ce qui concerne les métadonnées, c’est que nous ne voulons pas rendre la loi désuète. La technologie change. Si nous établissons une définition du terme « métadonnée » et que le monde change sur le plan de la technologie que nous utilisons tous, nous aurons un problème : un décalage entre la technologie et la façon dont nous vivons notre vie. On a plutôt décidé de mettre en place un critère juridique — l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée — qui se transformera en fonction des technologies du jour. Évidemment, il appartiendra au ministère de la Justice et aux personnes qui conseillent le CST d’être de bonne foi et d’établir les règles concernant ce qui déclenche une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, mais je suis bien plus satisfait du modèle qui est actuellement prévu dans la version modifiée du projet de loi C-59 que de celui qui avait été proposé au départ lors de la première lecture à la Chambre des communes.
M. Mendes : Je souscris à l’opinion de mon collègue concernant la question des métadonnées. Je veux ajouter que le jugement clé dans l’arrêt Spencer a brouillé les cartes, d’une certaine manière, en disant oui, mais c’est sous réserve de situations contraignantes et de ce que la Cour suprême a appelé une loi qui n’a rien d’abusif, alors, par conséquent, on pourrait faire valoir que le projet de loi C-59 est cette loi qui n’a rien d’abusif. Voilà pourquoi nous n’avons pas tellement à nous inquiéter au sujet de certaines des questions épineuses qui sont liées aux métadonnées, selon moi.
La sénatrice McPhedran : Je veux inviter tous les témoins à répondre s’ils le souhaitent. J’aborderai ce que je pense que M. Forcese a qualifié d’épineux problème le renseignement à déposer en preuve dans notre pays. Je voulais vous demander de formuler des commentaires sur l’évaluation du projet de loi. A-t-on besoin d’y apporter des amendements afin de régler le problème de la conversion du renseignement en preuve, ou bien envisageons-nous déjà une solution, puisque nous savons que des enquêtes parallèles peuvent être menées par la GRC et par le SCRS?
M. Forcese : Je suis d’accord avec vous sur le fait que le renseignement à déposer en preuve est le grand dilemme non résolu en ce qui concerne le droit canadien sur la sécurité nationale et la pratique connexe. Il me semble qu’il s’agit de l’obstacle qui empêche une utilisation réussie des outils du droit pénal auxquels le Parlement a consacré beaucoup d’effort et de temps. Je ne suis pas certain qu’il s’agisse du bon véhicule pour le faire, car il s’agit d’un problème qui soulève non seulement des questions juridiques, mais aussi des questions opérationnelles. Des efforts sont en cours, et j’espère que ces discussions se poursuivront. J’encouragerais le comité à garder l’œil là-dessus afin de régler le problème de la conversion du renseignement en preuve d’une manière qui répond non seulement aux questions juridiques, mais aussi à celles qui touchent la culture opérationnelle. Une fois qu’on aura réglé certaines de ces questions, il me semble que cela fournira une feuille de route quant à ce qu’il reste à régler. Je sais qu’on tient actuellement des conversations à ce sujet. Ce n’est pas quelque chose qui pourrait être inscrit à la hâte dans le projet de loi. Il est déjà colossal. Vous vous rappelez peut-être que je vous ai imploré, à la fin de mon exposé, de prendre l’habitude d’adopter régulièrement des projets de loi sur la sécurité nationale afin que nous ne nous retrouvions pas avec des projets de loi omnibus radicaux à plus ou moins toutes les générations pour régler toutes sortes de problèmes cumulatifs.
M. Nesbitt : Je suis d’accord. C’est un énorme problème; par conséquent, il requiert une solution assez importante, longue et complexe. Je pense qu’il s’agit d’un processus distinct. Cela fera bientôt 20 ans que les attentats du 11 septembre ont eu lieu et que nous avons adopté par la suite nos dispositions pénales dans ce domaine. Ce pourrait également être une bonne occasion d’examiner leur fonctionnement ainsi que dans le contexte de la conversion du renseignement en preuve. Je peux peut-être toutefois mentionner que j’espère vous revoir dans quatre ans afin de discuter de ces enjeux.
M. Mendes : J’ai parlé à quelques juges qui affirment essentiellement avoir leurs propres problèmes dans ce domaine. S’ils ne peuvent pas régler ces questions, je ne pense pas que nous puissions le faire encore. Nous devons trouver des moyens qui nous permettront de commencer à aborder ce problème, mais il est énorme.
La sénatrice McPhedran : Merci.
Le sénateur Gold : Avant de poser ma question, je ne peux pas m’empêcher d’utiliser cette conversation pour faire le pont, parce que, en toute sincérité, il s’agit d’un gros problème, que le comité pourrait, dans la prochaine législature, envisager d’étudier et à l’égard duquel il pourrait fournir de l’aide, si cette aide est la bienvenue, aux personnes qui sont déjà en train de tenter de le régler, alors je propose la tenue de cette étude.
Cette question s’adresse à vous tous. M. Forcese a mentionné que l’incertitude a des conséquences négatives pour la sécurité nationale, et cela comprend l’incertitude constitutionnelle. Dans votre déclaration, vous avez mentionné un certain nombre d’aspects où vous pensiez que le projet de loi C-59 améliore — je pense que c’est le terme que vous avez employé — des éléments de la loi actuelle qui étaient problématiques. Nous accueillerons d’autres groupes de témoins après vous, alors voudriez-vous formuler un commentaire sur au moins deux aspects? L’un est la perturbation des pouvoirs du SCRS. M. Nesbitt a laissé entendre que vos trois correctifs règleraient ce que vous pensez être un problème constitutionnel. J’aimerais bien entendre l’avis de vos collègues pour savoir s’ils sont d’accord avec vous à ce sujet. De façon plus générale, du point de vue du droit actuel, quels sont les problèmes constitutionnels qui se posent par rapport à la perturbation des pouvoirs ajoutés en 2015? L’autre aspect, c’est la préconisation du terrorisme en général. Il y a eu beaucoup d’activité relativement à ce problème dans le domaine du courriel, et nous entendrons des témoins à ce sujet plus tard, aujourd’hui. Je voudrais vous entendre commenter ces deux aspects et tout autre que vous avez à l’esprit.
M. Mendes : En ce qui concerne la réduction des menaces, une autre raison pour laquelle je pense que l’adoption du projet de loi est absolument cruciale, c’est que, si nous restons sous le régime du projet de loi C-51, je suis persuadé — et je pense que mon ami l’a affirmé expressément — qu’il finirait par être invalidé au titre de la Constitution. Imaginez les conséquences d’un tel événement, si nous nous contentions de ne rien faire et que ce projet de loi échouait.
Toutefois, l’ajout de la liste de mesures qui sont permises au titre du pouvoir de réduction de la menace ne règle pas le problème entièrement parce que, oui, comme mon collègue vient tout juste de le mentionner, cette disposition contient encore des violations potentielles de la Constitution. Cependant, comme il est possible, à mon avis, que les gens finissent par voir la lumière en faisant intervenir un avocat spécial, j’ai l’impression que cela pourrait régler la question. Je ne pense pas qu’un intervenant désintéressé suffira. Enfin, toutefois, je pense que les juges trouveront des moyens de commencer à rendre ce qu’on appelle en matière de recours une ordonnance de surveillance. Ils ont la capacité de le faire, et cela leur permettra de continuer à suivre l’évolution de la situation à cet égard. C’est pourquoi il est absolument crucial que l’on fasse intervenir la fonction d’examen démocratique et que l’OSSNR étudie attentivement le recours à ces mandats et présente certaines des conclusions au comité parlementaire afin que vous ayez une surveillance constante par des experts, puis une surveillance démocratique constante de ce pouvoir puissant et suspect, à moins que ce soit fait de façon soigneuse et cohérente.
Un dernier amendement que je proposerais figure dans mon mémoire. Il contient une phrase indiquant que le directeur ou l’employé pourrait obtenir un mandat afin de se rendre devant la Cour fédérale. Vous devriez au moins prévoir que c’est ce qu’il doit faire, et non ce qu’il peut faire. Autrement dit, aucune activité potentielle ne peut être menée ou envisagée si elle est associée à une violation potentielle de la Charte, et cela déclenche une procédure d’appel obligatoire devant les cours relativement au mandat. C’est dans mon mémoire. Vous voudrez peut-être l’examiner attentivement.
M. Forcese : Je souscris à l’opinion de M. Mendes et aux modifications en deux étapes qui ont été apportées. Tout d’abord, pour ce qui est d’une liste fermée énonçant les pouvoirs susceptibles d’être autorisés par la Cour fédérale, lesquels équivalent à une réduction de la menace dans des situations où une infraction au droit canadien ou une possible limitation de la Charte est en cause, cette liste, si on regarde les éléments qu’elle contient, limite les questions relatives à la Charte qui pourraient être soulevées. Si l’on ajoute à cette liste l’élargissement des zones interdites pour le service et que l’on — fait très important — retire la détention des pouvoirs, une fois que cela est fait, en ce qui concerne un grand nombre des droits garantis par la Charte qui pourraient autrement être en jeu, il est très difficile de formuler une hypothèse quant aux limites potentielles de ces droits. Par conséquent, la limitation de la portée du service, puis l’idée selon laquelle des catégories sont énoncées, pour lesquelles on reçoit un mandat, nous placent sur une base constitutionnelle beaucoup plus conventionnelle, mais toujours nouvelle en ce sens qu’il est question d’une autorisation préalable à huis clos d’activités, comme le fait d’éteindre le téléphone d’une personne, ce qui pourrait soulever des questions touchant la liberté d’expression. Toutefois, on obtient une autorisation préalable au lieu d’un arbitrage après coup de la constitutionnalité, ce qui est un peu inhabituel, mais je n’imagine aucun autre moyen qui permettrait de le faire, pour être honnête.
Concernant la question de la détention, j’ajouterais que le service — à ma connaissance — n’a aucun intérêt à mener des activités de détention. Il semble s’agir d’une contrainte assez facile, laquelle permet d’éviter certaines des controverses soulevées par le projet de loi C-51 au sujet de toutes sortes d’activités néfastes qui pourraient avoir lieu dans une situation d’urgence donnée.
Vous avez posé une question au sujet de l’infraction que constituent la préconisation et la fomentation du terrorisme dans une disposition générale. Elle a été instaurée dans le projet de loi C-51. Le problème tenait au fait que son modèle s’inspire de la préconisation et de la fomentation du discours haineux, de crimes haineux ou de la haine en général, mais qu’elle n’a pas été conçue pour posséder certaines des caractéristiques qui rendaient constitutionnel le paragraphe 319(2), la disposition sur les crimes haineux, quand il a été contesté dans l’affaire Keegstra, en 1990. Cette cause a instantanément sonné l’alarme et soulevé le problème tenant au fait que personne ne savait ce que signifiaient vraiment les infractions relatives au terrorisme en général. Quelle en est la portée? Cette incertitude, ainsi que l’absence de structure parallèle à ce que nous avions dans le contexte du discours haineux, a amené un grand nombre d’entre nous à conclure que c’était suspect, d’un point de vue constitutionnel. La disposition n’a jamais été utilisée, et c’est probablement pour une bonne raison. Si j’étais procureur, il serait hors de question que je m’en approche.
Alors, je reviendrais aux mesures de réduction de la menace. Celles qui risquent d’aller à l’encontre du droit canadien ou de la Charte n’ont pas été utilisées, d’où mon argument au sujet de l’incertitude. On ne veut pas se retrouver devant la Cour fédérale pour découvrir que ceux d’entre nous qui doutaient de leur constitutionnalité avaient raison.
Le sénateur Gold : Est-il juste de dire que cela serait trompeur, sinon erroné, d’affirmer que les modifications contenues dans le projet de loi C-59 touchant ces deux aspects auront pour effet de diminuer les capacités de nos services à nous protéger, pas simplement parce qu’elles n’ont pas été utilisées, mais à cause des raisons que vous avez données, soit qu’on ne peut probablement pas s’en servir, et que les responsables des organismes le savent? Souscrivez-vous à cette affirmation?
M. Forcese : Tout à fait. Actuellement, on a créé une machine à incertitude. Bien entendu, il existe le risque de se faire prendre en défaut pour avoir mené une activité qu’un tribunal pourra, plus tard, qualifier d’inconstitutionnelle.
J’ajouterais que, si vous mettez en œuvre des mesures de réduction des menaces, que vous ne les utilisez pas de façon modérée et que vous faites quelque chose qui, par la suite, nuit à la poursuite en justice contre l’auteur de la menace, il existe le risque que, dans le cadre de procédures intentées devant un tribunal pénal, qui examine maintenant ce qui a été fait par le passé, on soulève une allégation d’abus de processus à votre encontre, et vous aurez appliqué ce processus à l’égard de personnes qui, au bout du compte, ne peuvent être poursuivies parce que vous avez utilisé des mesures de réduction des menaces qui n’étaient pas modérées.
Le sénateur Gold : Merci.
La sénatrice Griffin : Ma question s’adresse à M. Forcese et porte sur la communication de renseignements de sources ouvertes, afin de poursuivre sur le point soulevé par le sénateur McIntyre à propos des métadonnées, notamment. Le point que vous avez soulevé concernant la communication de renseignements de sources ouvertes, en soulignant qu’il est nécessaire d’apporter des précisions, suscite de l’intérêt. Utilisons Facebook comme exemple. Les réglages quant à la confidentialité peuvent varier, selon le niveau attribué aux renseignements qui peuvent être communiqués, en particulier si vous êtes un ami d’un ami sur Facebook. D’après vous, où les responsables du SCRS traceront-ils la ligne en ce qui concerne la communication de renseignements de sources ouvertes?
M. Forcese : C’est une très bonne question. Il est difficile de vous donner une réponse définitive, mais je vais tenter de le faire.
Vous avez raison, il y a des renseignements qui sont accessibles au public dans les faits, mais à l’égard desquels les gens peuvent conserver une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Imaginez que des renseignements de nature délicate sont piratés et placés quelque part sur le Web. Dans un autre contexte, le commissaire à la vie privée a affirmé que le simple fait que ce genre de renseignements aient été rendus accessibles sur le Web ne signifie pas qu’il n’y a plus d’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée concernant ces renseignements. Donc, ces renseignements seraient-ils qualifiés d’accessibles au public aux fins de collecte selon le régime visant les ensembles de données qui figure dans le projet de loi C-59? Pour être franc, je ne le sais pas. Je sais que les responsables du service ont déclaré — et je crois que c’est très important qu’ils l’aient fait — qu’ils ne traiteront pas les renseignements piratés comme des renseignements accessibles au public aux fins du régime visant les ensembles de données. Je crois que cela constitue un antécédent important sur le plan législatif, si cette disposition devait un jour faire l’objet d’interprétations.
Pour être honnête, je préférerais que l’on s’assure qu’aucun renseignement à l’égard duquel une personne peut avoir une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée ne soit traité comme un renseignement accessible au public, ce qui créerait l’obligation d’examiner tout renseignement de ce genre conformément aux régimes visant les ensembles de données assortis de mécanismes de contrôle. Le problème, c’est que tout reposera sur la portée que l’on donne à la définition d’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Comme on l’a laissé entendre dans la discussion précédente, il peut y avoir de l’incertitude à cet égard.
À tout le moins, j’espère qu’on émettrait une directive ministérielle, ce que le ministre de la Sécurité publique a le pouvoir de faire, dans laquelle on inscrirait, de façon à pouvoir apporter des modifications au fil des changements technologiques, que « les formes de renseignements suivantes n’ont pas qualité de renseignements accessibles au public et doivent, en conséquence, être traités selon d’autres régimes relatifs aux ensembles de données ». Il s’agirait ainsi d’une façon assez souple de traiter ce qui n’est pas inscrit dans une mesure législative.
La sénatrice Griffin : Merci.
Le sénateur Pratte : Je vais poursuivre sur ce sujet. Les dispositions du projet de loi n’abordent pas de la même façon les informations accessibles au public selon qu’il s’agisse de la partie portant sur le CST ou de la partie portant sur le SCRS. D’après le texte de la partie portant sur le CST, il est très clair que les informations pouvant soulever des préoccupations concernant la vie privée ne doivent pas être recueillies. C’est un peu plus indirect dans la partie portant sur le SCRS. En pratique, y a-t-il une différence? S’agit-il seulement de libellés différents qui portent les mêmes conséquences?
M. Forcese : J’ai souvent demandé pourquoi il y avait une différence en ce moment qui fait que la définition de « accessible au public » est plus large quand il s’agit du CST, et cette définition exclut maintenant de sa portée les informations à l’égard desquelles une personne a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, alors que ce n’est pas le cas quand il s’agit du SCRS. Il existe des raisons d’ordre opérationnel, d’après ce que je comprends, et peut-être d’autres raisons découlant de conseils juridiques. Je ne suis pas en mesure de vous donner une réponse définitive. Assurément, c’est une question qui vaut la peine d’être posée aux représentants du service.
M. Mendes : La seule réponse qui me vient à l’esprit, c’est que les deux organismes ont des fonctions différentes. Le SCRS est très centré sur l’interne, alors que le CST est, à mon avis, en majeure partie centré sur l’externe, et, en conséquence, il y a peut-être une volonté de mettre en place des paramètres différents relativement à l’information accessible au public. C’est tout ce que je peux voir.
Le sénateur Pratte : En ce qui concerne le SCRS, il est précisé dans le projet de loi à propos d’un ensemble de données précis que le service doit supprimer toute information qui porte sur la santé physique ou mentale d’un individu pour laquelle il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, ce qui apporte quelques précisions. Cela soulève-t-il des préoccupations ou s’agit-il seulement d’utilisation de différentes techniques de collecte d’un service à l’autre?
M. Forcese : Ils peuvent recueillir des ensembles de données et ensuite décider de les conserver ou non. Entre-temps, on mène un processus de tri, qui consiste non seulement à examiner l’utilité des renseignements, mais aussi à supprimer certains renseignements qui doivent l’être. Le secret professionnel avocat-client est un autre exemple. Cela existe dans le cas des ensembles de données canadiens. Je dois vérifier, mais cela existe peut-être aussi pour les ensembles de données étrangers. Il existe un mécanisme visant les ensembles de données canadiens et étrangers qui fait en sorte que, si vous versez les renseignements dans un ensemble de données accessibles au public, il n’y a tout simplement pas de déclenchement. Cela soulève la question de savoir quelles données sont versées dans quel ensemble. On souhaite éviter que des informations personnelles de nature délicate soient consignées dans l’ensemble de données accessibles au public, qui n’est pas visé par des mécanismes de contrôle. Voilà pourquoi il est important de comprendre ce que « accessible au public » signifie réellement et d’avoir une définition adéquate pour faire en sorte que les mécanismes de contrôle que vous avez mentionnés s’appliquent.
Le sénateur Pratte : Merci beaucoup.
Le sénateur Richards : Vous avez en quelque sorte répondu à la question, mais le concept d’attente en matière de respect de la vie privée est plutôt nébuleux à notre époque. Je me demande combien de problèmes juridiques pourraient surgir et ce que cela entraînerait dans un avenir proche si ce projet de loi était adopté.
M. Forcese : Je crois que le concept d’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée et les aspects complexes qui s’y rattachent sont définis en grande partie par la Cour suprême. C’est le cas notamment parce que le Parlement n’a pas adopté de mesure législative à cet égard. Mon collègue, M. Mendes, a évoqué le besoin d’avoir des lois raisonnables qui sont appliquées de façon raisonnable. En l’absence de mesures législatives visant certaines informations de nature délicate, la cour se chargera de combler le vide juridique. Elle trouvera des solutions qui seront peut-être inattendues, et les effets qui en découleront pourraient être délétères. Cela constitue un argument pour mettre en place le genre de structure relative aux ensembles de données, par exemple, pour lesquels on porte consciemment attention à la nécessité de mettre en place des mécanismes de contrôle, que nous venons d’évoquer, et pour lesquels on cherche à anticiper ce que déciderait la cour. S’il n’y avait pas ce régime relatif aux ensembles de données accompagné, par exemple, de l’idée d’une forme d’autorisation octroyée de façon indépendante, et qu’on laissait le champ libre au SCRS pour recueillir toutes ces informations et créer de grands ensembles de données, je crois que l’on se trouverait tout de suite dans une situation presque impossible sur le plan du droit constitutionnel. C’est sur ce genre de questions que la cour se pencherait. Ainsi, je vous réponds que je suis davantage préoccupé par les questions d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée qui pourraient être soulevées si ce projet de loi n’était pas adopté.
M. Mendes : Je souscris entièrement à ce point de vue. De fait, le concept d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée causera d’importants problèmes en soi, indépendamment du projet de loi C-59. On a vu récemment que le commissaire à la vie privée a intenté une poursuite contre Facebook. Cela va se multiplier de façon dramatique dans de nombreux autres domaines, donc nous ne nous concentrons pas seulement sur le projet de loi C-59 en ce qui a trait à ce concept, parce que cela touchera de nombreux autres domaines.
Le sénateur Richards : Merci.
La présidente : Nous avons deux demandes pour la deuxième série de questions. Je vais vous demander d’être brefs. Nous allons commencer par la sénatrice Jaffer et nous allons terminer par le sénateur Dagenais.
La sénatrice Jaffer : Je veux poursuivre sur une question portant sur la haine par rapport au terrorisme que la sénatrice McPhedran a posée précédemment à un autre groupe de témoins. Nous savons tous que les propos haineux publiés en ligne contre la communauté juive ont augmenté de 16 p. 100, et que leur nombre continue d’augmenter. J’aimerais entendre vos commentaires à tous les trois concernant la question de savoir pourquoi nous traitons cette terrible situation qui vise notre communauté d’une manière différente. Cela ne devrait-il pas être aussi considéré comme du terrorisme?
M. Forcese : Je vais commencer. Il existe des infractions liées à la haine dans le Code criminel, et elles comportent leurs éléments. Il existe des infractions criminelles liées au terrorisme, et elles sont définies selon certains critères qui sont liés au concept d’activité terroriste. Pour qu’une infraction se classe dans l’une de ces deux catégories, elle doit satisfaire à certains critères. Je crois qu’il est possible de cocher à la fois les critères qui correspondent aux propos haineux et aux activités terroristes dans certaines circonstances.
Pourquoi n’avons-nous pas vu cela en ce qui concerne certains événements récents où il y a eu plusieurs morts, comme lors de la tuerie survenue à la mosquée de Québec, entre autres? Quelques raisons expliquent cela en partie. Tout d’abord, une fois qu’une personne commet physiquement un geste violent, il est habituellement beaucoup plus facile pour la Couronne de poursuivre cette personne pour meurtre, disons, que de préparer la preuve liée à tous les éléments plus compliqués relatifs à une infraction pour terrorisme, sans compter que les infractions liées au terrorisme inscrites dans nos lois visent à prévenir ces gestes plutôt qu’à y réagir. Il s’agit de prévenir des actes de terrorisme avant qu’ils ne surviennent.
Cela dit, en ce qui concerne les peines, il est tout à fait approprié pour un tribunal de tenir compte du fait que l’activité était, en réalité, une activité terroriste pour augmenter la peine. Nous n’avons jamais vu cela. Je ne peux pas dire que cela ne s’est jamais produit. Je vais céder la parole à mon collègue, M. Nesbitt, qui a passé beaucoup plus de temps que moi à réfléchir à cette question.
M. Nesbitt : Je souscris à tout ce qui vient d’être dit. Cela dit, nous avons deux exemples où un geste physique — une action comme une agression ou une tentative de meurtre — a été posé où l’accusation portée en était une de terrorisme, et ces deux exemples sont liés à des menaces ou à des gestes de terroristes islamistes. Nous n’avons aucun exemple qui concerne l’extrémisme de droite. Nous avons beaucoup plus de gestes commis par des extrémistes de droite...
La sénatrice Jaffer : Pourquoi?
M. Nesbitt : Eh bien, c’est la question qui se pose, n’est-ce pas? On peut avancer une explication théorique, qui ne s’applique pas à un groupe — un petit échantillon, bien entendu —, mais qui semble s’appliquer à un autre groupe, que je qualifierais de groupe terroriste. Je ne peux l’expliquer.
Je peux peut-être avancer un argument, qui rejoint ce que le sénateur Gold a mentionné plus tôt, c’est-à-dire que, quand nous parlons d’utiliser des renseignements comme éléments de preuve, cela repose en grande partie sur la façon de rendre ces éléments de preuve utilisables devant les tribunaux. Je crois qu’il est grand temps de commencer à examiner les dispositions de notre Code criminel et les effets concrets de leur application. Elles ont été rédigées à la hâte. On a très bien fait les choses, mais ces dispositions ont quand même été rédigées à la hâte, quelques mois après les événements du 11 septembre, et elles datent de 2001. Nous n’avons pas disposé de la majorité des décisions rendues par des tribunaux supérieurs avant 2010. Dix-huit ans se sont maintenant écoulés, et la seule véritable modification apportée tient à la disposition portant sur les activités de défense d’une cause qui, de fait, en toute franchise, touche au cœur de ce sujet, soit d’essayer de faire ce que nous avons fait concernant les discours haineux, mais en visant le terrorisme de façon générale.
Je crois que vous commencez à voir que certaines incertitudes et confusions font surface et le moment serait donc bien choisi pour poser cette question. Personnellement, je passe une grande partie de mon été à faire des recherches sur cette question, à essayer d’y répondre et à examiner ce que font les autres pays. Ce serait formidable qu’un comité parlementaire quelconque commence également à examiner ces lois pénales et à réfléchir à de meilleures façons de procéder en ce qui concerne certaines poursuites afin d’assurer — je pense que c’est à cela que vous voulez en venir — l’équité et la cohérence, et de veiller à ce que nos lois fassent ce qu’elles sont censées faire.
La sénatrice Jaffer : Merci.
M. Mendes : Puis-je aborder la question sous un angle complètement différent? Permettez-moi de présenter quelque chose, une thèse assez controversée. Jusqu’à présent, dans de nombreux cas d’actes haineux à l’égard d’un groupe minoritaire, la question est entre autres de savoir si les mesures de prévention étaient suffisantes, car, jusqu’ici, on a beaucoup discuté après le 11 septembre de se concentrer uniquement sur les mesures préventives contre certains types d’extrémistes d’une certaine religion, et cetera.
Il se commet tellement d’actes contre les minorités raciales, ici au Canada — nous avons eu l’attentat de la mosquée de Québec — et dans le monde entier, que la disposition du projet de loi C-59 relative à la réduction de la menace est justifiée et absolument nécessaire, non seulement par sa nature, mais parce qu’elle vous permet à vous, les sénateurs, et aux organismes de sécurité de veiller à ce que la prévention ne ne se transforme pas en profilage racial et qu’elle tienne compte de la menace émergente que représentent les suprémacistes blancs et les semeurs de haine du monde entier. Voilà une autre raison pour laquelle le projet de loi C-59 est absolument nécessaire, la stratégie de réduction de la menace. Sans cette stratégie, qu’avons-nous? Une disposition du projet de loi C-51 potentiellement inconstitutionnelle.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à nos trois invités. Par curiosité, à titre d’avocat, avez-vous déjà eu des mandats du gouvernement au cours des cinq dernières années?
[Traduction]
Comprenez-vous ma question?
[Français]
M. Mendes : De quelle sorte de mandat parlez-vous?
[Traduction]
Le sénateur Dagenais : Ma question est très claire. Au cours des cinq dernières années, avez-vous eu un mandat spécial du gouvernement?
M. Nesbitt : Si j’ai eu...?
Le sénateur Dagenais : La question est adressée aux trois témoins.
M. Forcese : Je n’ai pas été employé par le gouvernement. J’ai travaillé... Je travaille pour le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale.
M. Mendes : En 2005-2006, j’ai été conseiller spécial du Bureau du Conseil privé, mais c’est tout.
M. Nesbitt : J’ai été fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères jusqu’au milieu de l’année 2015; j’ai quitté le gouvernement et, depuis, je n’ai plus traité avec aucun gouvernement.
M. Mendes : Je devrais peut-être mentionner que je suis également commissaire à la Commission ontarienne des droits de la personne.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.
La présidente : Je remercie les témoins. Comme vous pouvez le constater par ces questions, vos points de vue suscitent un grand intérêt. Nous sommes réellement reconnaissants que vous ayez pris le temps de venir. Au nom de tous les membres du comité, je tiens à sincèrement vous remercier.
Nous allons maintenant accueillir M. Shimon Fogel, chef de la direction du Centre consultatif des relations juives et israéliennes; M. Michael Mostyn, chef de la direction de B’Nai Brith Canada; et, enfin, M. Steven Slimovitch, conseiller juridique national. Bienvenue, messieurs. Monsieur Fogel, voulez-vous commencer?
Shimon Fogel, chef de la direction, Centre consultatif des relations juives et israéliennes : Merci beaucoup, madame la présidente. Je tiens également à remercier moi aussi les membres du comité de nous avoir invités à participer à cette discussion importante.
Je suis ravi de faire part de mes réflexions au nom du Centre consultatif des relations juives et israéliennes — le CIJA —, qui est le porte-parole des Fédérations juives du Canada, et représente près de 200 000 juifs canadiens dans toutes les régions du pays.
Cela fait des années que le centre soumet aux parlementaires la question des lois sur la sécurité nationale. Nous avons eu l’honneur d’échanger nos points de vue sur le projet de loi C-59 avec le Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes, comme nous l’avons fait en réaction au projet de loi C-51, présenté sous un gouvernement précédent. Nous l’avons fait, car la communauté juive est concernée.
La communauté juive a été ciblée de manière disproportionnée par les terroristes à l’échelle mondiale, comme le montre la longue et douloureuse histoire des attaques. Les membres du comité connaissent bien l’expérience des Israéliens, qui ont probablement plus souffert du terrorisme que les citoyens de toute autre démocratie libérale. Les communautés juives du monde entier ont été ciblées; des attaques terroristes ont été commises un peu partout, ces dernières années : le centre communautaire juif AMIA à Buenos Aires, des synagogues à Copenhague, un musée juif à Bruxelles, une épicerie casher à Paris, une école primaire juive à Toulouse, un centre communautaire juif à Mumbai, une synagogue à Pittsburgh et, il y a tout juste 48 heures, une synagogue dans le comté de San Diego. Notre communauté sait d’expérience qu’il est impératif de veiller à ce que nos lois réussissent à protéger les Canadiens contre de telles menaces.
Nous estimons que le projet de loi C-59 établit de manière générale l’équilibre nécessaire entre la protection des droits individuels et l’accès par les organismes de sécurité aux outils dont ils ont besoin pour assurer la sécurité publique. Cependant, nous sommes profondément préoccupés par un aspect clé du projet de loi, à savoir la modification proposée d’une disposition du Code criminel exposant ce qui est aujourd’hui connu comme l’infraction de préconiser et de fomenter la commission d’une infraction de terrorisme.
Le projet de loi C-59 redéfinira cette infraction comme étant de « conseiller la commission d’infractions de terrorisme ». Dans un récent témoignage devant votre comité, le ministre Goodale a avancé un argument raisonnable et incontestable en appui au terme « conseiller ». Comme l’a souligné le ministre, le terme est conforme aux autres dispositions du Code criminel. En comparaison à « préconiser » et « fomenter », le terme « conseiller » jouit d’une plus grande clarté juridique et est mieux connu dans les milieux des forces de l’ordre et des procureurs. Le centre ne s’oppose pas du tout au nouveau terme relatif à cette infraction.
Cependant, la description de l’infraction est suffisamment ambiguë pour justifier une légère modification visant à la clarification. Dans son libellé actuel, la nouvelle infraction s’appliquerait à « quiconque conseille à une autre personne de commettre une infraction de terrorisme. » Le libellé porte à croire que l’infraction concerne la personne qui conseille une autre personne précise. Les experts en droit pénal que le centre a consultés nous ont fait part de leur crainte, à savoir que cela crée une brèche potentielle, qui pourrait être exploitée devant les tribunaux par les extrémistes, djihadistes, suprémacistes blancs ou autres, qui cherchent à inciter au terrorisme. On peut imaginer qu’un tel défendeur, après avoir conseillé à ses abonnés des réseaux sociaux de commettre des actes de terrorisme, soutienne devant un tribunal qu’il publiait simplement des textes destinés au grand public et qu’il ne conseillait pas directement une personne précise.
J’ai été rassuré de savoir que le ministre Goodale, dans son témoignage devant ce comité, avait confirmé qu’il était prêt à accueillir des modifications. Fait tout aussi important, le gouvernement a affirmé durant la même séance qu’il vise le même objectif, c’est-à-dire s’assurer que la loi s’applique à ceux qui font la promotion du terrorisme devant un large public.
Il convient de rappeler le témoignage de Doug Breithaupt, directeur et avocat général de la Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice, qui a dit la chose suivante au comité :
[...] Les mots « une autre personne », indiquent qu’une personne conseille quelqu’un d’autre, et ce quelqu’un d’autre n’a pas à être une personne en particulier ou même une seule personne. Pour qu’il y ait des accusations d’incitation, il faut que le destinataire soit une personne, mais cela n’a pas à être une personne en particulier ou un groupe précis.
Cette observation est cruciale, à tel point que l’on doit en tenir explicitement compte dans le projet de loi C-59, de sorte que l’intention de cette loi ne soit jamais mal comprise par un autre tribunal.
C’est crucial, étant donné que ceux qui cherchent à inciter au terrorisme utilisent souvent les technologies pour diffuser leur message au public en ligne. Les Canadiens qui ont joint les rangs du terrorisme islamiste radical au cours des dernières années, que ce soit au Canada ou outre-mer, l’ont souvent fait après avoir lu des exposés sur le djihadisme et des contenus en ligne. Les récents actes de terrorisme des suprémacistes blancs commis contre des synagogues à Pittsburgh et à San Diego, ainsi que contre les mosquées à Christchurch, ont été commis par des assaillants qui ont profondément baigné dans la propagande en ligne. La capacité de la police à intercepter ceux qui conseillent d’autres personnes à commettre des actes terroristes, par l’entremise de leur réseau virtuel, ne doit pas être entravée par l’ambiguïté de la loi.
Il existe un modèle dans le Code criminel qui offre une formulation simple mais efficace. L’infraction consistant à charger une personne de se livrer à une activité terroriste s’applique, que l’accusé charge une personne en particulier ou qu’il connaisse l’identité de la personne à qui il donne ces instructions. Cela montre que les groupes terroristes peuvent être structurés de manière à ce que les exécutants ne connaissent pas l’identité des uns et des autres. La loi sur les conseils relatifs à la commission d’actes terroristes devrait reprendre ce langage; on s’assure ainsi qu’elle s’applique quand les auteurs de ces crimes appellent le public à commettre des actes de terrorisme.
Cette modification pourrait reprendre les éléments actuellement prévus au paragraphe 83.22(2) du Code criminel — charger une personne de se livrer à une activité terroriste — et y ajouter le paragraphe 83.221(2) au projet de loi C-59, concernant le fait de conseiller la commission d’une infraction de terrorisme, en insérant après l’énoncé actuel les sous-alinéas suivants :
Pour que l’infraction prévue au paragraphe (1) soit commise, il n’est pas nécessaire :
— et voici nos applications spécifiques —
b) que l’accusé conseille à une personne en particulier de se livrer à une activité terroriste;
c) que l’accusé connaisse l’identité de la personne à qui il a conseillé de se livrer à l’activité;
d) que la personne à qui l’accusé a conseillé de se livrer à l’activité sache que celle-ci est une activité terroriste.
Cette modification donnerait de la cohérence au Code criminel et assurerait plus de clarté pour la police, les procureurs et les tribunaux au moment d’interpréter cette disposition, et permettrait assurément d’atteindre l’objectif de cette loi, comme l’a affirmé M. Breithaupt témoignant pour le gouvernement, qui est de veiller à ce que ceux qui conseillent à de vastes publics de commettre des actes de terrorisme puissent être tenus responsables de leurs actes dangereux.
Mesdames et messieurs les sénateurs, voilà notre contribution au comité. Je vous remercie pour votre temps et je répondrai avec plaisir à vos questions ou à vos commentaires. Nous avons laissé au greffier des copies de la modification proposée pour que vous puissiez vous en servir dans vos délibérations. Merci.
La présidente : Merci, monsieur Fogel. La modification a été distribuée à tous les sénateurs.
Michael Mostyn, chef de la direction, B’Nai Brith Canada : Nous remercions le comité de nous avoir invités à comparaître. Je vais présenter ma déclaration préliminaire, et mon collègue, Steven Slimovitch, conseiller juridique de la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith, se fera un plaisir de répondre aux questions liées à l’aspect juridique du projet de loi proposé.
Nous sommes vraiment ravis d’être parmi vous aujourd’hui, jour du lancement par B’Nai Brith de l’Audit annuel des incidents antisémites au Canada, donc certains aspects ont trait aux points que je souhaite soulever.
L’année 2018 est une autre année record pour ce qui est de l’antisémitisme au Canada, et une hausse de 16 p. 100 d’incidents antisémites a été enregistrée. Dans le contexte de l’attaque dévastatrice contre la synagogue Chabad, près de San Diego, il ne peut y avoir de meilleur exemple de la grave montée de l’antisémitisme dans le monde entier.
B’Nai Brith Canada a témoigné devant la Chambre des communes en février 2017 à propos de ce qui s’appelait à l’époque le projet de loi C-51. Nous avons également exprimé nos préoccupations au sujet du projet de loi C-59 en février 2018 devant le Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes. Notre témoignage d’aujourd’hui reprendra les arguments que nous avons déjà soulevés. Nous allons nous concentrer sur des aspects précis touchant notre travail, en particulier la partie 7.
Notre dernier Audit annuel des incidents antisémites au Canada contient une vérité essentielle : les juifs sont constamment la cible de crimes liés à la haine et aux préjugés, au Canada, à un taux plus élevé que d’autres groupes identifiables.
Par le passé, B’Nai Brith a appuyé des mesures visant à habiliter les responsables de la sécurité à criminaliser le fait de préconiser et de fomenter des actes terroristes et à saisir la propagande terroriste. Nous avons appuyé ces mesures pour empêcher ceux qui veulent inspirer, radicaliser ou recruter des Canadiens pour commettre des actes terroristes et qui exploitent la latitude juridique qui leur permet de propager des paroles astucieuses, mais dangereuses.
Le projet de loi C-59 vise à modifier la définition juridique de cette infraction, en remplaçant les mots « préconiser » et « fomenter » par « conseiller » la commission d’infractions de terrorisme. Selon nous, il s’agit d’un affaiblissement de la loi que nous estimons être inutile.
Je vais à présent laisser la parole à mon collègue, Steven Slimovitch.
Steven G. Slimovitch, conseil juridique national, B’Nai Brith Canada : Merci. Nous avons pris acte des assurances du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Néanmoins, nous ne sommes pas convaincus que ce changement est nécessaire, puisque nous croyons qu’il affaiblit la loi. Le fait de remplacer « préconiser ou fomenter » par « conseiller » aura aussi pour effet de modifier la définition de « propagande terroriste ». Le projet de loi C-59 retire la « préconisation et la fomentation des infractions terroristes en général » de la définition. Cela aussi affaiblit la loi.
Nous reconnaissons l’importance du droit à la liberté d’expression, mais le droit des victimes potentielles d’être protégées du terrorisme et de la menace terroriste devrait l’emporter. C’est un droit fondamental de la personne, contrairement à la liberté de tuer ou d’agresser quelqu’un ou de promouvoir ce genre d’actes.
Le ministre de la Sécurité publique a cerné un problème concret : l’échec des poursuites sous le régime de la loi existante. Cependant, une nouvelle loi reprenant les dispositions d’une vieille loi qui n’est pas appliquée ou ajoutant des concepts qui maintiennent l’incertitude présente dans l’ancienne loi, ce n’est pas une solution. Il faut, d’une part, investir davantage de ressources afin que les poursuites relatives aux infractions de terrorisme soient traitées en priorité et, d’autre part, renforcer la coopération internationale.
Il est important de bien définir les sanctions touchant la préconisation et la fomentation du terrorisme. La définition doit également inclure la glorification du terrorisme, quelque chose qui devrait tous nous préoccuper et qui, à nos yeux, n’a pas été suffisamment pris en considération.
En ce qui concerne le projet de loi C-59 et la façon de renforcer la loi en vigueur, le gouvernement pourrait publier, à titre indicatif, des lignes directrices expliquant ce que c’est que de préconiser ou de fomenter le terrorisme. Ces lignes directrices ne seraient pas contraignantes pour les procureurs, mais elles aideraient à lever les incertitudes.
Voilà les points principaux que je voulais aborder. J’aurais voulu en exposer d’autres, mais, compte tenu des contraintes de temps, je vais devoir me contenter d’en aborder un seul. C’est un sujet que nous avons aussi évoqué dans notre audit.
Nous avons proposé que les autorités utilisent plus judicieusement les outils à leur disposition. Il faut déterminer les mesures à prendre pour que les unités de la police municipale spécialisées dans les crimes haineux puissent enquêter rigoureusement sur les crimes haineux ou les discours haineux et de façon que des accusations soient portées lorsqu’il y a lieu. Il y a une lacune qui doit être rectifiée aux paragraphes 319(1) et 319(2) du Code criminel, qui ne prévoient aucune communication entre la police et le procureur général. Il y a un manque d’uniformité relativement aux infractions qui sont considérées comme des actes criminels et pour lesquelles il n’y a pas de délai de prescription.
Cela conclut mes observations. Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Passons aux questions.
La sénatrice Jaffer : Merci à vous trois de nous avoir présenté vos exposés. Je tiens à vous offrir mes condoléances, étant donné ce qui s’est passé hier. J’ai écouté le témoignage du rabbin, et je l’ai trouvé très émouvant. Votre conférence de presse de ce matin a permis de savoir que les crimes haineux ont augmenté de 16 p. 100 cette année seulement.
Vous avez tous les trois abordé le sujet du terrorisme dans vos exposés. Je ne porte aucun jugement; j’essaie simplement d’apprendre. Vous avez utilisé le terme « crime haineux », ce matin. Cela me préoccupe. Pourquoi disons-nous qu’une communauté exposée à une véritable menace est victime de crimes haineux? Je crois, personnellement, que nous devrions appeler les choses par leur vrai nom. Nous devrions dire qu’il s’agit de terrorisme. Vous vous penchez sur le sujet depuis plus longtemps que moi, alors j’aimerais savoir pourquoi, selon vous, nous n’utilisons pas simplement le terme « terrorisme ».
M. Mostyn : Merci beaucoup de la question.
Avant toute autre chose, à propos de la conférence de presse de ce matin, nous parlions de l’antisémitisme en général, ce qui comprend les actes antisémites, dans une société, qui sont en dessous du seuil prévu dans le Code criminel, et ceux qui constituent un acte criminel au Canada. La Ligue des droits de la personne surveille cela depuis longtemps et publie son audit depuis 1982, afin de traiter de l’antisémitisme tout particulièrement. Il est évidemment pratique de pouvoir y discerner les tendances relatives à la haine dans la société.
Pour répondre directement à votre question, lorsqu’un acte atteint un certain seuil et devient un acte terroriste proprement dit, les motifs ne devraient plus avoir d’importance. Que leurs motifs soient politiques ou religieux, ces actes devraient être jugés de la même façon. Si une personne est victime d’un acte de violence parce qu’elle fait partie d’un groupe identifiable, le gouvernement et la société civile devraient dire haut et fort, et clairement, de quoi il s’agit. C’est ce que je crois fermement.
M. Slimovitch : Il faut savoir distinguer un crime haineux ou un crime motivé par la haine d’un acte terroriste. Quelqu’un qui commet un crime motivé par la haine, dans un pays donné, peut très bien n’avoir aucune volonté de renverser l’État. Cette distinction est extrêmement importante. Je me rappelle avoir essayé de parler avec diverses autorités de police à Québec, il y a un certain nombre d’années, afin de promouvoir la création d’une unité spécialisée en crimes haineux. On me répondait systématiquement — du moins, dans la région de Montréal — que ce n’était pas nécessaire, parce qu’il n’y avait pas de haine à Montréal. Malgré tout, la Sûreté du Québec a ensuite établi une unité spécialisée en crimes haineux dans sa division de la lutte au terrorisme. Le problème, c’est qu’on fait abstraction des personnes tenant des discours haineux et qu’on met l’accent uniquement sur les gens qui essaient de renverser l’État. L’un et l’autre commettent un crime, et l’un et l’autre doivent être punis correctement.
M. Fogel : Madame la sénatrice, au départ, le terrorisme, en théorie, vise à réaliser des gains stratégiques dans un but particulier. Dans cette optique, nous pourrions presque définir le terrorisme comme une tactique plutôt que comme un ensemble de croyances motivant certains actes. Cela dit, je ne crois pas que les deux soient mutuellement exclusifs. Un acte terroriste peut tout aussi bien être guidé ou motivé par la haine envers un groupe particulier plutôt que par un motif politique précis que les acteurs non étatiques pourraient parfois invoquer afin de promouvoir leurs objectifs politiques. Je ne crois pas que nous devrions accorder trop d’importance à la sémantique dans ce contexte; nous devrions plutôt tenter de déterminer pourquoi les gens commettent ces actes et quelles stratégies nous pouvons adopter afin de les prévenir.
La sénatrice Jaffer : Merci.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma première question s’adresse à M. Fogel. On sait à quel point Internet peut alimenter les gens qui ont des intentions terroristes et ceux qui les appuient. Vous avez soulevé, à juste titre, la disposition tout à fait inacceptable prévue dans le projet de loi C-59, qui élimine l’infraction relativement à la promotion du terrorisme. La propagande terroriste ou raciste, selon moi, devrait être interdite sans restriction. Selon vous, qu’est-ce qui motive ce changement apporté à la loi?
[Traduction]
M. Fogel : Merci de la question. Je vais tenter d’être aussi précis et clair que possible, compte tenu du temps que nous avons pour la séance d’aujourd’hui.
Le ministre affirme, et je le crois sur parole, que le but était de réviser le libellé ainsi que les objectifs afin d’établir un équilibre entre des impératifs concurrents et de donner aux responsables de l’application de la loi et aux intervenants du domaine judiciaire les outils nécessaires pour mieux faire leur travail.
M. Slimovitch a parlé de l’article 319 du Code criminel. Nous sommes aussi frustrés par le manque de dynamisme des forces policières au moment de porter des accusations et de la Couronne au moment d’intenter des poursuites. Nous avions déjà abordé le sujet pendant le débat sur l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. À ce moment-là, nous avions fait remarquer que, si le gouvernement voulait abolir l’article 13, il devrait fournir aux procureurs généraux du Canada, dans le système de justice criminelle, non seulement la capacité, mais aussi la volonté politique de procéder.
Nous tentons de trouver un juste milieu entre la liberté d’expression et le droit à la protection contre la haine. À cette fin, nous cherchons les dispositions qui conviennent, et l’objectif du projet de loi est de fournir des outils utiles sans être trop généraux; autrement, cela pourrait avoir comme conséquence d’empêcher la société de tenir des débats raisonnables sur ces sujets. Comme vous, j’aimerais qu’on prenne des mesures pour qu’il n’y ait plus de haine pure sur Internet, mais je crois qu’il est trop tard pour cela. Ce qu’il faut faire, à présent, c’est prendre des mesures afin de lutter contre la haine et de faire en sorte qu’elle ne soit jamais normalisée. Elle ne doit jamais être acceptée dans les discussions publiques légitimes.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma prochaine question s’adresse à M. Slimovitch. N’avez-vous pas l’impression que le gouvernement vient de fermer la porte à l’utilisation du chef d’accusation de terrorisme contre ceux qui commettent des crimes? Je vous rappelle notamment l’attentat de la Grande mosquée de Québec. Si oui, comment expliquez-vous ce comportement de la part du gouvernement?
M. Slimovitch : Dans un premier temps, je vous dirais que le fait que l’autorité poursuive le fiat n’a jamais été explicitement énoncé, que ce soit dans la loi ou dans le règlement, et cela pose un grand problème. Au sein du B’nai Brith, on a rencontré à plusieurs reprises des procureurs de la Couronne, notamment à Montréal. On a donné des exemples de certains actes de nature haineuse, que ce soit des graffitis ou des voies de fait, mais les procureurs généraux sont souvent réticents, que ce soit au Québec ou ailleurs, à donner leur consentement.
Souvent, nous avons demandé quels étaient les barèmes et les critères pour décider d’intenter une poursuite. Le problème que nous voyons toujours, c’est que nous ne pouvons pas publier ces barèmes, qui restent une espèce de secret judiciaire. Il semble que les procureurs généraux discutent avec leurs collègues et décident s’ils intenteront ou non une poursuite. Cela constitue un grand problème.
Le sénateur Dagenais : Je vous remercie.
Le sénateur Boisvenu : J’aimerais m’excuser auprès de nos témoins de mon léger retard. Je tiens également à vous témoigner toute ma sympathie concernant les événements susceptibles de toucher votre communauté, au Canada ou ailleurs dans le monde.
Il y a quelques semaines, le ministre de la Sécurité publique a témoigné devant le comité et je l’ai interpellé au sujet du changement apporté au projet de loi C-59, qui consiste à remplacer l’infraction de préconiser ou fomenter une infraction de terrorisme par celle de conseiller la commission d’une infraction de terrorisme. J’ai alors dit au ministre que, si j’étais avocat de la défense, je serais très heureux de ce changement, car il atténue réellement la relation entre celui qui va fomenter ou préconiser de commettre un acte et celui qui va commettre cet acte. Par rapport à cette question, je me dis que la preuve sera beaucoup plus difficile à faire.
Si on examine ce qui se fait en France et dans d’autres pays comme l’Australie, on vient de resserrer la notion d’infraction liée à l’incitation, quelle que soit sa forme. Nous savons qu’aujourd’hui les réseaux sociaux sont très puissants lorsqu’ils véhiculent des images d’incitation à la violence.
La semaine dernière, le chef du groupe armé État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, est apparu pour la première fois dans une vidéo qui faisait la propagande du terrorisme. Si, aujourd’hui, nous n’avions que cette vidéo comme preuve d’incitation au terrorisme, laquelle des deux lois, entre le projet de loi C-59 et le projet de loi C-51, faciliterait davantage le dépôt d’accusations?
Autrement dit, est-ce que le projet de loi C-59 va faciliter le dépôt d’accusations, ou la définition contenue dans le projet de loi C-51 facilite-t-elle davantage le dépôt d’accusations?
[Traduction]
M. Slimovitch : Je peux répondre à votre question de façon très directe. Il est clair, du moins dans la jurisprudence, jusqu’ici, que le terme « conseiller » est beaucoup plus précis, beaucoup plus restreint et beaucoup plus concret que « préconiser ou fomenter ». Les gens qui préconisent ou qui fomentent sont plus nombreux que ceux qui conseillent la commission de l’infraction, et c’est pourquoi cette modification est un problème. C’est pour cette raison très exactement que nous croyons que cette modification est une erreur.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Aussi légitimes soient les intentions du gouvernement d’améliorer le projet de loi C-59 en ce qui concerne l’incitation à la violence liée au terrorisme sur les réseaux sociaux, il faut se demander si ce projet de loi est vraiment adapté à ces nouvelles méthodes de contact entre les groupes terroristes et les jeunes d’à peu près tous les pays. Le projet de loi C-59 relèvera-t-il le défi?
[Traduction]
M. Fogel : Je ne cherche pas à éluder la question, mais je crois que vous devez comprendre, mesdames et messieurs les sénateurs, quelque chose de très important : si on essaie de régler tous ces problèmes avec un seul outil, on court à l’échec. Ce sont des problèmes très complexes, et il faut tenir compte de nombreux contextes. Ce n’est pas un problème que l’on peut régler par une simple loi, vu l’ampleur qu’il a prise. Nous n’avons tout simplement pas les capacités nécessaires. Nous ne devons pas ignorer les autres facteurs de l’équation. Si nous voulons lutter contre la haine et, d’une façon ou d’une autre, protéger notre société de notre mieux contre la toxicité qui court dans le monde, nous devons adopter une stratégie qui vise les multiples éléments du problème.
Ni le projet de loi C-59 ni son prédécesseur, le projet de loi C-51, ne pourrait régler ce problème à lui seul. Présentement, le Parlement étudie également bon nombre d’autres enjeux, par exemple les discours haineux sur Internet, un problème de taille. Le nombre de messages envoyés chaque seconde, chaque jour, chaque semaine ou chaque mois sur les médias sociaux dépasse l’entendement. Il faudra donc d’autres outils afin de lutter efficacement contre d’autres éléments de problème.
Je crois qu’il y a une nuance entre la position de B’Nai Brith Canada et celle du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, sur ce sujet, mais, même si nous ne sommes pas d’accord quant à la terminologie précise, nos objectifs sont les mêmes. Il y a des gens qui, délibérément et intentionnellement, non seulement incitent à la haine contre un groupe précis ou de multiples groupes, mais en plus donnent à certaines personnes l’inspiration et les moyens de transformer la haine qu’elles ressentent en actions concrètes. La seule question que nous devons nous poser, donc, est de savoir quels sont les outils dont les autorités ont besoin — que ce soit la police ou les procureurs ou les tribunaux — pour contrecarrer ces personnes et poursuivre ceux qui cherchent à transformer un sentiment de haine en un acte haineux.
Dans cette optique, je dirais que l’important n’est pas de chercher à avoir une loi efficace de façon générale; il faudrait plutôt suivre ce que mon épouse appelle la méthode du salami, c’est-à-dire procéder article par article, tranche par tranche, et de mettre à l’épreuve chaque libellé pour déterminer s’il est raisonnable et logique au regard des objectifs précis qui correspondent à l’esprit du projet de loi.
Dans le cas présent, je crois que, si les modifications que nous proposons sont apportées, cela fournirait aux autorités les outils nécessaires tout en respectant l’esprit du projet de loi, c’est-à-dire de pouvoir traduire en justice ceux qui ciblent des personnes afin de les encourager à transformer leurs paroles en actes.
Le sénateur Manning : Merci aux témoins.
Ma première question s’adresse à M. Fogel. Vous avez dit dans votre déclaration que vous avez entendu le ministre Goodale dire qu’il était ouvert à des amendements. J’ai remarqué qu’il y avait déjà eu un débat sur une modification proposée. Savez-vous si le gouvernement a déjà répondu à vos recommandations de ne pas remplacer « préconiser et fomenter » par « conseiller »?
M. Fogel : Monsieur le sénateur, d’après les discussions que nous avons eues, je crois que le gouvernement est ouvert à nos propositions. Il pense que ce que nous proposons cadre avec l’esprit du projet de loi. Parfois, il y a une certaine réticence à examiner les modifications qui sont proposées, mais, puisque le ministre a dit qu’il était ouvert à des modifications, je crois que nous pouvons espérer que le projet de loi soit amélioré dans le respect de ses objectifs. Certaines membres du gouvernement ont reconnu que nos modifications renforceraient le projet de loi et l’aideraient à remplir ses objectifs.
Le sénateur Manning : J’ai une question de nature plus générale. Avant toute chose, à l’instar de certains de mes collègues, je tiens à offrir à la communauté juive mes condoléances pour tout ce qui s’est passé, et surtout pour la tragédie d’hier. J’ai été heureux de voir que le rabbin s’était résolu à montrer que le terrorisme ne l’emporterait pas, que la paix aurait toujours le dessus et qu’il n’y a pas de place pour la haine sur terre.
J’ai consulté rapidement le résumé que vous nous avez fourni, et j’ai une question générale à poser à propos du fait que les gens sont rarement tenus responsables de ce qu’ils font. Les gens qui commettent des actes de harcèlement ou de vandalisme antisémites ont rarement à répondre de leurs gestes. Donc, que devons-nous faire, en tant que société, au Canada? Je sais que nous essayons d’améliorer la loi, grâce au projet de loi C-59, afin de lutter contre une partie de ces problèmes, mais il demeure qu’il y a eu une augmentation de 143 p. 100 — et de 16,5 p. 100 par rapport à 2017 — et que le nombre d’incidents signalés a augmenté de plus de 2 000. Sommes-nous contaminés par l’antisémitisme sur Internet? Selon vous, comment pouvons-nous éduquer les gens afin qu’ils sachent ce qu’ils doivent faire? J’ai vraiment l’impression que la situation se détériore, à mon humble avis.
M. Fogel : Monsieur le sénateur, rapidement, j’ai trois choses à dire. Je vais commencer par un commentaire d’un de nos anciens présidents, qui est maintenant l’un des vôtres. Il m’a toujours prévenu de ne pas me faire l’avocat du diable, ce que je fais souvent.
C’est important, pour moi. Je suis un Juif canadien, et mes parents sont venus ici après avoir survécu à l’Holocauste — l’une des périodes les plus horribles de l’Europe — pour refaire leur vie et élever une famille. C’est important, pour nous, quand on parle de cela, de situer les discussions dans un contexte général. Le Canada est le meilleur pays du monde, pour les minorités. Bien sûr, il y a des incidents, comme cela est rapporté dans l’audit de B’nai Brith, et nous devons tirer des leçons de cette très inquiétante tendance à la hausse des incidents. Cependant, nous ne devons pas perdre de vue que le Canada est, fondamentalement, un bon pays, que les Canadiens sont de bonnes personnes et que la plupart des nouveaux immigrants adoptent les valeurs canadiennes. Malgré les incidents, nous ne devons pas perdre cela de vue; nous devons conserver espoir et optimisme.
Je vous suis très reconnaissant — et je crois que tous les membres de notre communauté le sont aussi — de votre sympathie et de vos condoléances. J’ai cependant quelque chose à dire à ce sujet. Bien sûr, la communauté juive veut défendre ses intérêts, mais ne croyez pas qu’il s’agit d’un problème qui vise uniquement les juifs. Les juifs sont les premiers visés, mais cela ne s’arrêtera pas là. Le but des travaux de votre comité est de protéger tous les Canadiens contre la haine, le terrorisme et toutes les autres formes de violence.
J’ai dit que j’avais tendance à me faire l’avocat du diable, alors voici : toutes les expressions de la haine sont odieuses. Je crois — et ce n’est pas une opinion populaire, même dans ma circonscription — que nous devrions être en mesure de faire la différence entre les actes motivés par l’ignorance et ceux motivés par la haine pure. Pour lutter contre l’ignorance, nous disposons d’outils et d’instruments beaucoup plus constructifs et beaucoup plus positifs, comme l’éducation, la sensibilisation et la mobilisation. Nous pouvons faire en sorte que les gens apprennent à se connaître les uns les autres, ce qui les amènera à se rendre compte que leurs actes ou leurs comportements peuvent être offensants. Nous ne devrions pas confondre les actes motivés, profondément, par l’ignorance — même s’il s’agit d’actes déplorables — et les actes motivés par la haine, qui ont pour but de détruire. Je crois, à cet égard, que nous pouvons conserver un peu d’optimisme et d’espoir. Le travail que vous faites présentement concerne la petite fraction de personnes dont les actes et le comportement ne peuvent plus être corrigés, parce que, passé un certain seuil, l’intervention des tribunaux et des forces de l’ordre est nécessaire.
M. Mostyn : J’appuie les commentaires de mon collègue. J’ai trouvé que c’était bien dit. Pour en revenir aux infractions de terrorisme, je crois que tous les Canadiens veulent qu’il y ait des poursuites et que les poursuites aboutissent.
La position de notre organisation est qu’il faudrait conserver les mots « préconiser et fomenter », parce que nous croyons que ces expressions sont bien définies dans le Code criminel. Pour reprendre l’audit publié aujourd’hui — et, à dire vrai, nous avons présenté ces observations l’année dernière également —, le Canada dispose de nombreux moyens de renforcer sa lutte contre la haine. Je vois que nous sommes tous d’accord pour dire que le terrorisme est issu de la haine. Les terroristes commettent ces actes parce qu’ils y sont encouragés, par exemple par des discours haineux.
Il y a de nombreuses mesures que nous pouvons prendre. Le Parlement va poursuivre les discussions sur le problème de la haine en ligne, dont nous avons déjà parlé aujourd’hui, mais, je le répète, les procureurs généraux pourraient publier des lignes directrices sur les articles 318 et 319 du Code criminel. Il faudrait aussi une meilleure formation pour les agents de police et des unités spécialisées en crimes haineux dans les grandes villes du Canada. Nous fournissons également une liste d’autres idées à prendre en considération dans notre plan en huit étapes. Vous le trouverez à la page 29 de notre audit, que nous vous avons fourni. Cependant, la stratégie devra cibler de multiples éléments, et il faudra du temps avant d’obtenir des résultats, mais le jeu en vaut la chandelle, parce que nous voulons tous que le Canada demeure un pays sécuritaire.
Le sénateur Manning : Merci beaucoup. J’ai eu le privilège de visiter Israël en janvier avec ma fille de 16 ans ainsi que certains de mes collègues ici présents autour de la table. J’insiste sur le fait que c’était un « privilège ». Nous avons vraiment appris énormément de choses.
L’automne dernier, le Globe and Mail a publié un article selon lequel des procureurs de la Couronne, à Montréal, ont invoqué les dispositions relatives à la propagande terroriste de la loi actuelle pour tenter de supprimer du contenu terroriste sur Internet. Êtes-vous au courant de cette affaire? Dans l’affirmative, au meilleur de vos connaissances, savez-vous si ces dispositions dans la loi actuelle ont été invoquées à un autre moment au cours des dernières années? Selon les statistiques, 80 p. 100 des incidents surviennent sur une plateforme en ligne comme Facebook ou Twitter.
M. Fogel : Pour parler de façon générale, monsieur le sénateur, et pour reprendre ce que nous avons tous les deux dit plus tôt, les gens éprouvent une certaine frustration devant le manque de volonté de la Couronne, qui hésite à déposer des accusations de crimes motivés par la haine, ce qui change tout le déroulement des procédures contre l’accusé. C’est un cercle vicieux : les procureurs de la Couronne savent que les procureurs généraux hésitent à déposer des accusations en vertu, disons, de l’article 319, et ils ne veulent pas approuver ces accusations. Cela étant, les forces de l’ordre hésitent à investir le temps et les efforts nécessaires dans les enquêtes afin de trouver des éléments de preuve qui permettraient de mener à bien la poursuite.
Une partie importante du travail de votre comité et du Parlement, de façon générale, est de fixer des cibles théoriques — même si elles ne sont pas prescrites officiellement dans la loi — quant à l’approche que nous voulons que les procureurs généraux des provinces et du Canada adoptent. Pour revenir à ce que vous avez dit, monsieur le sénateur, les gens en ont assez de voir que tous ceux qui expriment de la haine n’ont pas à rendre compte de ce qu’ils font. Ce serait un objectif important à atteindre, dans le cadre de vos travaux, tout autant que l’adoption du projet de loi.
Le sénateur Oh : Merci de vos exposés.
Je veux poser ma question à M. Mostyn. Je crois que vous y avez déjà répondu en partie. Quand vous avez témoigné devant la Chambre des communes à propos des dispositions du projet de loi C-59, qui auront pour effet de remplacer la préconisation du terrorisme par le fait de conseiller la commission d’infractions de terrorisme, vous avez dit que les modifications proposées affaiblissaient la loi et qu’elles étaient inutiles. Je vous cite :
Nous admettons que le droit à la liberté d’expression est important, mais le droit des victimes potentielles d’être à l’abri du terrorisme et de la menace terroriste doit avoir une plus grande priorité.
À notre époque, avec la montée de la promotion du terrorisme et de la haine sur Internet — ce qui encourage les attentats terroristes —, que pouvons-nous faire pour que les gens comprennent à quel point ces choses sont une menace? Je crois que vous avez déjà effleuré le sujet.
M. Mostyn : Oui, monsieur le sénateur. Je vous remercie tout de même de la question.
Dans mes commentaires précédents, je voulais surtout dire qu’il ne faut en aucun cas affaiblir la loi. Il ne faut pas non plus la percevoir comme affaiblie. C’est d’ailleurs un point très important. Pendant l’étude du projet de loi C-75 — où il était question de gêner un ministre du culte pendant un service religieux —, nous nous sommes opposés à l’abrogation de cette disposition du Code criminel, parce que certaines personnes en auraient conclu que ce genre d’acte était maintenant permis. Nous estimions tout simplement que ce n’était pas le moment, que cela envoyait le mauvais message et que la disposition devait être conservée.
Malgré tout, il ne faudrait pas donner à cela autant d’importance qu’à ce dont nous avons discuté ici aujourd’hui, c’est-à-dire la promotion en ligne de la haine et du terrorisme sur Internet. Même si une partie du discours haineux vient de l’extérieur du Canada et que nous ne pouvons peut-être rien y faire, il y en a certainement une partie qui vient du Canada et qui peut avoir un impact sur les Canadiens. Ce sont les gens qui font ce genre de choses au Canada qui doivent être traduits en justice.
Il ne faut donc rien faire qui puisse être perçu comme affaiblissant la loi, et c’est, selon nous, ce qui est en train de se produire. À nos yeux, préconiser et fomenter sont des infractions, comme en atteste la jurisprudence. Nous voulons simplement que les gens qui sont responsables de l’application de la loi aient tous les outils à leur disposition, ce qui nous permettrait de mener des poursuites fructueuses contre ceux qui ont commis des infractions de terrorisme.
Le sénateur Gold : Merci à vous d’être ici. Comme vous le savez — mais peut-être que certains d’entre vous l’ignorent —, j’ai appris énormément de choses grâce à vous tous au fil des ans, bien avant que je sois nommé sénateur. Encore une fois, je tiens à vous remercier de votre présence et de tout le travail que vous faites au nom de tous les Canadiens et Canadiennes.
J’aimerais revenir au projet de loi et à vos recommandations. Je vous demanderais de préciser votre position un peu plus. Je comprends bien la modification proposée par le Centre consultatif des relations juives et israéliennes, le CIJA, puisqu’elle est étroitement liée à la façon dont l’infraction est définie présentement. Notre comité a aussi pu entendre un témoignage à ce sujet. Cependant, monsieur Mostyn et monsieur Slimovitch, je suis moins certain de comprendre votre position quant à cette modification. Pouvez-vous nous dire si vous soutenez la modification proposée par le centre, même si, à votre avis, d’après ce que j’ai compris, nous devrions conserver les dispositions relatives à la préconisation et au terrorisme?
Justement, à ce sujet, je me demandais si vous pouviez formuler des commentaires à propos des témoignages que nous avons entendus. Le 10 avril dernier, nous avons entendu le témoignage de M. Doug Breithaupt, directeur et avocat général, et, selon son interprétation de la jurisprudence de la Cour suprême, les tribunaux ont interprété la préconisation et la fomentation comme étant le fait d’encourager activement à commettre un acte, ce qui est donc l’équivalent de conseiller. Selon les témoignages que nous avons entendus, nous ne restreignons pas la portée de la loi en substituant l’expression « conseiller » à « préconiser et fomenter ». Voilà une première chose.
Également, selon le témoignage de M. Craig Forcese ainsi que selon d’autres observations écrites, la loi actuellement comprend au moins deux problèmes. Premièrement, l’expression « infractions de terrorisme » n’est pas bien définie dans le droit en général et est une source d’incertitude. Deuxièmement, les défenses que prévoyait la jurisprudence actuelle brillent par leur absence. Certaines étaient présentes dans les dispositions relatives à la propagande haineuse et ont joué un rôle déterminant pour faire en sorte que la loi soit maintenue, en application de l’article premier, dans l’affaire Keegstra. Selon M. Roach et M. Forcese, deux professeurs d’université, et selon d’autres personnes, la loi actuelle, malgré ses objectifs salutaires, ne peut faire autrement que de mener à une catastrophe constitutionnelle.
Que pensez-vous de sa solidité, sur le plan constitutionnel? J’aimerais que vous formuliez des commentaires à ce sujet et que vous nous disiez si vous soutenez ou non la modification proposée par M. Fogel.
M. Mostyn : Merci beaucoup de poser la question, monsieur le sénateur.
Avant tout, en ce qui concerne le fait de préconiser et fomenter la commission d’actes haineux et de conseiller la commission de tels actes, ces infractions sont actuellement distinctes dans le Code criminel; ce sont deux entrées différentes. Le fait de préconiser la commission d’un acte haineux est une infraction qui existe actuellement pour le génocide, par exemple. Le fait de préconiser ou de fomenter une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de 18 ans est en fait visé à l’article 163.1. De façon générale, le fait de conseiller la participation à une infraction constitue une infraction au titre de l’article 22. L’article 464 porte sur le fait de conseiller la perpétration d’une infraction qui n’est pas commise. Bien entendu, la première infraction générale qui consiste à conseiller la perpétration d’une infraction vise uniquement les cas où une infraction est véritablement commise.
Si c’est l’absence actuelle de poursuites à ce titre qui motive et justifie le changement de libellé visant à utiliser le mot conseiller au lieu de fomenter et inciter, que proposez-vous pour faire en sorte que le nouveau libellé incluant le mot conseiller entraîne des poursuites actives? Retrouverons-nous les mêmes lacunes que nous voyons à l’heure actuelle, si le présent libellé devait être adopté?
Nous pouvons tirer de nombreuses leçons des partenariats établis sur la scène internationale. Comme mon collègue l’a dit auparavant, aucun pays n’a plus souffert du terrorisme que l’État d’Israël, mais il existe d’autres ententes internationales. Par exemple, le Canada pourrait possiblement signer et ratifier la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, laquelle peut être signée par des États non membres, ce qui inclut le Canada, et nous pourrions tirer de nombreuses leçons quant à la façon de traiter les infractions de terrorisme. La façon dont nous traitons le terrorisme au Canada n’a rien à voir avec le fait de savoir s’il faut utiliser l’expression conseiller ou inciter et fomenter dans le Code criminel.
Encore une fois, nous croyons que cela peut être perçu comme un fléchissement, et c’est un message que nous ne voulons pas envoyer.
Pour ce qui est de la position du CIJA, manifestement, si la position du B’Nai Brith n’était pas acceptée au bout du compte... Ce que nous essayons de faire ici aujourd’hui, c’est de protéger les Canadiens. Nous voulons voir des poursuites intentées en vertu de la loi. Il doit y avoir plus de sensibilisation dans les bureaux des procureurs de la Couronne afin qu’ils ne voient pas cela comme un cas isolé. Le fait de modifier la loi ou de garder la même formulation ne va probablement pas changer grand-chose. Il faut sensibiliser davantage nos procureurs de la Couronne ainsi que leurs unités d’enquête et de recherche et assurer une plus grande communication avec eux pour que des poursuites soient intentées. Si tout compte fait, c’est ce qui se produit, il est certain que nous soutiendrons l’idée. Nous voulons qu’il y ait des poursuites liées au terrorisme.
M. Slimovitch : J’aimerais ajouter une petite chose. J’ai écouté toute cette discussion, et de toute évidence, nous avons passé de nombreuses heures à débattre de la différence entre les termes « préconiser » et « fomenter » et « conseiller ». C’est le genre de discussions qu’il y a souvent à la table de réunion d’un cabinet d’avocats. Il faut décider si, en fin de compte, cela apporte une réelle différence. Ce qui peut vraiment changer les choses en définitive, ce sont les poursuites. Il faut nous demander quelle est la meilleure façon d’intenter des poursuites. Rien ne permet de croire que le fait de substituer le mot « conseiller » aux mots « préconiser et fomenter » entraînera un plus grand nombre de poursuites.
Pour une raison ou une autre, il semble y avoir une grande zone nébuleuse entourant le fait que les procureurs généraux prononcent une décision arbitraire quant à ce genre de poursuites. Les procureurs locaux peuvent obtenir l’autorisation de poursuivre un meurtrier plus facilement qu’une personne qui a volontairement fomenté un crime haineux, car cela nécessite l’approbation du procureur général. À notre époque, rien n’explique pourquoi cela se fait dans le plus grand secret. Ces choses devraient être rendues publiques. Nous devrions pouvoir en discuter. C’est le cœur du problème, et c’est ce qui engendrera davantage de poursuites. Merci.
Le sénateur Gold : Simplement pour faire un suivi et pour apporter des précisions, je crois que le gouvernement était d’avis — et cela a été appuyé par les universitaires — que le problème avec le libellé du projet de loi C-51, c’est qu’il était manifestement inconstitutionnel, et que, par conséquent, il fallait faire quelque chose. Le fait de savoir si c’était la bonne solution ou si la modification était la bonne solution était une question tout à fait distincte. C’est ce que je comprends de la raison pour laquelle ce changement a été fait, car on croyait que la loi actuelle était littéralement inapplicable et inutilisable en raison des défauts constitutionnels qu’elle comporte.
M. Slimovitch : Eh bien, la réponse que je donnerais est la suivante : qu’y a-t-il de mal avec le paragraphe 319(1)? Pourquoi n’y a-t-il pas de poursuites au titre de ce paragraphe? Pourquoi n’est-il pas utilisé? C’est le problème fondamental. Le libellé de l’infraction lui-même est manifestement très important, mais il semble que nous ayons passé des années sans qu’il y ait de poursuites. Personnellement, je peux vous dire que j’ai rencontré des procureurs de la Couronne qui essaient d’intenter ce genre de poursuites. La réponse obtenue a souvent été la suivante : « Nous n’avons pas reçu l’autorisation de la Ville de Québec. »
M. Fogel : Très rapidement, j’ai deux points à soulever. D’abord, même si j’appuie tout à fait l’objectif de poursuivre plus efficacement les gens qui commettent ce genre d’infractions, il y a une autre dimension à l’utilité de la loi, qui est d’agir comme un élément dissuasif. Dans la mesure où nous apportons de plus en plus de précisions quant aux personnes qui contreviennent à la loi et que nous réduisons leur marge de manœuvre de sorte qu’elles ne puissent plus échapper aux poursuites en ce qui a trait au fait de prôner, de conseiller, de préconiser et de fomenter la commission d’un acte terroriste, cela peut également permettre de diminuer le nombre d’infractions commises.
Puis, il y a la question générale de la volonté politique. Comme M. Mostyn l’a fait remarquer, même si des lois et des éléments du Code criminel sont en vigueur, sans volonté politique de les mettre en œuvre, cela ne sert à rien. Pour observer un résultat à la suite de cette conversation, il faudrait que les différents organes du système judiciaire et responsables des politiques publiques redoublent leurs efforts afin d’utiliser tous les outils à leur disposition de manière appropriée et vigoureuse.
La sénatrice McPhedran : D’une certaine manière, cela s’ajoute à la discussion que vous venez tout juste d’avoir avec mon collègue, le sénateur Gold. La question du libellé actuel, lequel contient concernant les mots préconiser ou fomenter, et du changement proposé dans le projet de loi est en grande partie théorique. Je crois que tout le monde est d’accord pour dire que la jurisprudence sera créée à la prochaine étape, soit, bien sûr, celle des poursuites. À l’aide de cet exercice, nous voulons nous assurer de comprendre clairement les positions adoptées à cet égard. Il n’y a absolument aucune jurisprudence au sujet du libellé actuel du projet de loi C-51, est-ce exact?
M. Mostyn : Pas à notre connaissance.
La sénatrice McPhedran : Il n’y a eu aucune poursuite, donc nous prenons part à un exercice essentiellement théorique.
Toutefois, des universitaires, qui jouissent d’une excellente réputation, ont défendu fortement le fait qu’il y avait un problème avec les mots préconiser et fomenter, et avec les moyens de défense liés à cette infraction, ce qui a été reconnu par le gouvernement et qui explique les changements que nous voyons à l’égard du projet de loi C-59. Comme il n’existe aucune jurisprudence pour confirmer la constitutionnalité du libellé, mais qu’il y a eu des commentaires considérables de la part d’universitaires selon lesquels le libellé est inconstitutionnel, êtes-vous en mesure de nous fournir des sources universitaires qui défendaient la constitutionnalité du libellé?
M. Mostyn : Merci beaucoup de poser la question, madame la sénatrice. Mon collègue peut peut-être répondre en ce qui a trait aux sources universitaires.
Nous sommes issus d’une communauté qui a en fait été la cible de terrorisme dans le monde entier. Il faut regarder un peu moins l’aspect universitaire et nous concentrer davantage sur le vrai monde. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire qu’il n’y a pas eu de poursuites, et que cela est préoccupant. Manifestement, il devrait y avoir des poursuites lorsqu’une infraction répond à la définition pénale du terrorisme.
Je sais que des arguments universitaires sont formulés à l’égard des questions de liberté d’expression, et je le comprends, car, bien évidemment, on ne veut pas que le filet soit vaste au point que nous allions à l’encontre de ces libertés constitutionnelles. Nous comprenons cela et nous le respectons.
Toutefois, la liberté d’être protégé de l’incitation au terrorisme et de la fomentation d’actes terrorismes est aussi un droit fondamental de la personne qui doit être respecté. Même si ce n’est pas quelque chose que l’on voit beaucoup au Canada, nous pouvons apprendre d’autres pays qui ont cette expérience. Nous ne devrions pas nous retrouver dans une situation au pays où nous devons soudainement modifier radicalement notre manière de fonctionner et la façon dont la société civile est régie pour pouvoir gérer des menaces nouvelles et émergentes. Nous voyons ces menaces dans d’autres pays du monde. Nous devrions apprendre de leurs expériences, et nous ne devrions pas restreindre ces dispositions. Nous croyons seulement que ce n’est pas le bon moment d’envoyer ce message. Encore une fois, nous croyons qu’il s’agit d’un droit de la personne tout aussi important que d’être protégé de l’incitation au terrorisme et de la fomentation de ce genre d’activité.
Le sénateur McIntyre : Merci, messieurs, de vos exposés. Je vous offre mes plus sincères condoléances pour les récentes tragédies qui ont touché votre communauté et d’autres communautés juives dans le monde.
J’aimerais revenir brièvement sur les infractions que constitue le fait de préconiser ou de fomenter un acte par rapport au fait de conseiller un acte. Je pense que nous avons très bien couvert le sujet, mais j’aimerais ajouter un point. Il est vrai qu’il existe des défenses aux infractions que constitue le fait de préconiser ou de fomenter un acte. Monsieur Mostyn, comme vous l’avez mentionné, l’infraction que constitue le fait de conseiller un acte est visée à l’article 22 du Code criminel, mais il n’existe aucune défense à l’infraction que constitue le fait de conseiller, ce qui est plutôt surprenant. Il n’y a aucune défense à l’infraction de conseiller la commission d’une infraction. J’aimerais simplement savoir ce que vous en pensez.
M. Mostyn : Eh bien, s’il n’y a aucune défense à l’infraction de conseiller,cela me semble certainement moins constitutionnel que le fait d’apporter le changement.
Le sénateur McIntyre : C’est pourquoi je n’arrive pas à comprendre pour quelle raison le projet de loi propose d’éliminer l’infraction de préconiser ou de fomenter la commission d’une infraction de terrorisme et de lui substituer l’infraction de conseiller la commission d’une infraction. Cela me dépasse. Merci.
Le sénateur Richards : Merci d’être ici. Je suis allé en Israël avec le sénateur Manning, et cela a été une expérience fantastique.
On m’a parlé de la grande portée du filet. Les procureurs pourraient-ils éviter de s’en servir par crainte de ne pas avoir la capacité d’obtenir un verdict de culpabilité?
Je me demande quelle est la position d’autres pays démocratiques en ce qui a trait à cette modification de la loi que vous proposez. Savez-vous, par exemple, comment Israël ou les États-Unis voient la chose?
M. Slimovitch : Je ne peux pas vraiment parler des autres pays. La question de savoir si les procureurs généraux éviteraient d’utiliser cette disposition nous ramène en quelque sorte au problème initial. Nous n’en avons aucune idée, car tout cela est un immense secret. Vous n’avez aucune idée des considérations ou des facteurs. Vous ne savez pas comment tout cela est abordé. Vous consultez en quelque sorte un procureur local. Il envoie un message à la capitale provinciale d’une certaine manière, puis une décision est prise. C’est le problème fondamental.
Le sénateur Richards : D’accord. Merci.
La présidente : Au nom de tous les membres du comité, je vous remercie sincèrement de votre comparution ici aujourd’hui. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir partagé votre point de vue. Au nom de tous les membres du comité, je vous offre nos condoléances pour les décès survenus durant la fin de semaine. Encore une fois merci.
Pour notre dernier groupe de témoins aujourd’hui, nous accueillons Wesley Wark, professeur invité, École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, et l’honorable Hugh Segal, directeur, Massey College, Université de Toronto, et président de l’Association canadienne pour l’OTAN. Bienvenue, messieurs. Monsieur Segal, je crois comprendre que vous commencerez.
[Français]
L’honorable Hugh D. Segal, directeur, Massey College, Université de Toronto, et président, Association canadienne pour l’OTAN, à titre personnel : :
Je suis ravi de l’occasion de vous faire part de mes perspectives sur le projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale, dont votre comité est saisi. Je vous remercie profondément de votre invitation.
[Traduction]
Comme vous êtes là depuis ce matin, je présenterai un bref exposé afin de donner l’occasion à mes collègues de poser toutes les questions qu’ils voudront.
[Français]
C’est dans ce contexte que je le fais.
[Traduction]
La question de la sécurité nationale revêt toujours une grande importance et est au cœur du rôle de votre comité. J’ai commencé à y consacrer mes énergies au Sénat après la création du Comité sénatorial spécial sur l’antiterrorisme chargé d’examiner diverses lacunes que renfermait le projet de loi bien intentionné que le gouvernement Chrétien a présenté et fait adopter après l’attaque terroriste du 11 septembre à New York et au Pentagone à Washington, qui a coûté la vie à des milliers de civils innocents.
Le gouvernement croyait que sa nouvelle loi, présentée de bonne foi, résisterait aux contestations en vertu de la Charte. Cela n’a pas été le cas. Le Comité sénatorial spécial sur l’antiterrorisme a été mis sur pied pour examiner les modifications à apporter à la suite des décisions de justice. Cette mission a été confiée au Sénat, d’abord à cause de la nature détaillée de la tâche et, ensuite, en raison de la nécessité de traiter la question avec objectivité dans l’intérêt national, sans la partisanerie excessive qui est parfois bien présente à l’autre endroit. Je veux rendre hommage à l’une de vos collègues, la sénatrice Mobina Jaffer, qui était membre de ce comité et qui a apporté une contribution marquante fondée sur des principes et sur sa passion pour la question des droits et de leur protection durant ce débat.
En plus de travailler en collaboration de façon rigoureuse et non partisane, le comité devait aussi recommander les prochaines priorités stratégiques. Des recommandations à deux sujets ont contribué à l’élaboration de mesures législatives que vous examinez ou qui ont déjà été adoptées et promulguées.
La première recommandation était axée sur la surveillance parlementaire appropriée de nos opérations de sécurité nationale — selon le modèle britannique —, car selon les croyances, toute démocratie parlementaire devait assurer la surveillance de ses opérations de sécurité nationale. À l’époque, nous étions le seul principal partenaire de l’OTAN à ne pas exercer cette surveillance.
L’autre recommandation concernait les suggestions découlant de la commission royale sur l’ancien juge Major, laquelle portait sur les conséquences de l’explosion d’un avion d’Air India, événement qui a fait des centaines de victimes et qui constitue à ce jour l’acte terroriste le plus grave de l’histoire du Canada. Le rapport de la commission royale a soulevé des questions claires et précises au sujet de l’absence de mesures actives et d’une perspective commune d’intervention conjointe entre le SCRS, la GRC et d’autres organismes de sécurité nationale. Cette absence a été perçue comme un facteur qui a contribué à l’incapacité de prévenir la tragédie d’Air India.
La première recommandation a donné lieu au projet de loi S-220, parrainé par le sénateur et général Roméo Dallaire, le sénateur Mitchell et moi. Il est à l’origine de la loi fédérale présentée par l’actuel gouvernement qui a créé le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, le CPSNR. Je félicite le gouvernement et les membres de votre comité qui ont travaillé avec diligence pour créer cet organisme de surveillance parlementaire formé de personnes ayant fait l’objet d’une enquête de sécurité. Son premier rapport témoigne bien de leur diligence et de leur vaste orientation constructive et souligne la valeur d’une surveillance parlementaire et indépendante de la sécurité nationale, effectuée par des personnes ayant fait l’objet d’une enquête de sécurité, dans une démocratie.
La deuxième recommandation a facilité la rédaction du projet de loi dont vous êtes saisis aujourd’hui, et qui est, à mon avis, exhaustif, équilibré, généralement bien rédigé et d’une importance urgente pour le Canada et les Canadiens.
Aucune loi n’est parfaite. Votre capacité de formuler des recommandations stratégiques sur divers aspects du projet de loi dans votre rapport, dans des rapports opérationnels intérimaires à transmettre au CPSNR ou dans le cadre des examens de politique que votre comité et d’autres pourraient mener régulièrement sera d’une valeur inestimable.
À mon humble avis, il ne serait pas dans l’intérêt national d’apporter à ce projet de loi des amendements qui pourraient mettre à risque son adoption et sa promulgation avant la dissolution du Parlement. De fait, comme nous ne sommes qu’à quelques mois des prochaines élections fédérales, si ce projet de loi n’est pas adopté, les États totalitaires, les trolls criminels et d’autres groupes étrangers d’extrême droite ou d’extrême gauche pourront plus facilement perturber nos élections en empêchant les Canadiens de décider eux-mêmes de façon démocratique qui formera le projet gouvernement et qui siégera au Parlement.
Les recommandations et les observations de votre comité auront beaucoup de poids. Il serait peut-être utile de ramener la période d’examen de six à cinq ans. Cependant, de vastes amendements seraient, à mon avis, contre-productifs s’ils venaient ralentir la prise légale de mesures actives de sécurité nationale pour la défense du Canada, et contre ceux qui mettraient en péril notre sécurité nationale, soit ce qui est prévu dans le projet de loi.
Nous savons que ces menaces réelles ne sont pas seulement conceptuelles. Comme nous l’avons vu dans d’autres démocraties alliées où il y a eu récemment des référendums ou des élections, les forces totalitaires qui cherchent à affaiblir les démocraties, la légitimité de l’approche libérale, démocratique et fondée sur des règles en matière d’affaires internationales et de sécurité et de commerce dans le monde, ainsi qu’à porter préjudice aux institutions nationales dans les démocraties, sont actives, mobilisées et déterminées.
Les mesures actives prévues dans ce projet de loi et devant faire l’objet d’une autorisation judiciaire préalable sont nécessaires et devraient faire partie des options qui s’offrent au SCRS, au CSTC et à tous les éléments compétents des Forces armées canadiennes, y compris les opérations spéciales, les forces spéciales et le renseignement militaire, afin que l’on puisse relever les défis que représente la lutte contre de nombreux groupes.
Considérer que la prise d’une position défensive est la seule mesure appropriée, c’est essentiellement donner l’avantage stratégique et tactique aux forces de l’ombre qui opèrent activement en Russie, en Corée du Nord, en Iran et en République populaire de Chine, pour ne rien dire des sous-groupes contractuels qui s’occupent des tactiques de renseignement, de désinformation et de cyberattaque pour le compte des pays que j’ai énumérés, avec leurs collègues dans les secteurs de la cybernétique et de la désinformation.
Pour plus de détails, je vous renvoie, mesdames et messieurs les sénateurs, aux superbes travaux de recherche et de diffusion effectués par les chercheurs du Citizens Lab de la Munk School of Global Affairs & Public Policy de l’Université de Toronto.
Bien entendu, ce projet de loi n’est pas parfait. Aucune mesure législative ne l’est jamais. Je vous soumets respectueusement qu’il est dans l’intérêt national que votre comité ne laisse pas le mieux être l’ennemi du bien.
La simple structure du processus qui est enclenché lorsque des amendements sont renvoyés à l’autre endroit n’est pas facile à comprendre, mais elle sera probablement plus complexe à l’approche de la fin de la session parlementaire, et de la législature.
L’accès légitime à des mesures actives est un instrument puissant que le Canada et ses organismes de sécurité nationale peuvent utiliser pour dissuader, affaiblir et atténuer les efforts déployés par nos ennemis pour déstabiliser notre démocratie.
Il est important de garder à l’esprit que l’objectif le plus important de tout organisme stratégique sur la sécurité nationale et de ses interventions est la protection de la démocratie en soi. Les institutions démocratiques, les processus, les élections, la primauté du droit, l’application régulière de la loi, la présomption d’innocence, la liberté de presse, la liberté de religion, le respect et l’acceptation de la diversité et des droits de la personne ne doivent pas être tenus pour acquis, surtout lorsque nous savons que des puissances fortes et agressives, qui rejettent expressément ces valeurs et qui les voient comme des signes de faiblesse, ont hâte de voir leur destruction et leur affaiblissement dans notre démocratie et ailleurs.
Ce projet de loi établit le juste équilibre entre la liberté et la sécurité, justement parce qu’il protège nos libertés en donnant à nos forces de sécurité le pouvoir légitime de faire le travail, pouvoir qui est soumis à un examen et qui doit faire l’objet de rapports. Une assise juridique fondée sur la reddition de comptes montre bien que nous sommes une société de lois et de libertés, plutôt qu’un pays où des décisions arbitraires sont prises en cachette sans égard à la loi.
Permettre au SCRS de gérer la réduction de la menace et de jouer un rôle actif élimine une des contraintes qui distinguaient les activités de renseignement des mesures actives et de l’application de la loi par le passé. Le cadre juridique rend cela à la fois réalisable, possible et constitutionnel.
Lorsque les ennemis de la démocratie à l’étranger ne sont pas régis par des lois, des normes et des obligations de rendre compte, le fait de veiller à pouvoir prendre des mesures actives pour repousser et affaiblir leurs efforts tout en ayant une approbation préalable figurant dans la loi constitue le bon équilibre entre des mesures actives et efficaces et la primauté du droit dans la démocratie que nous partageons.
L’examen à l’échelle du système qui est envisagé dans ce projet de loi est essentiel pour que les liens et les interventions qui mettent en cause plus d’un organisme soient régis par un examen légal et réfléchi. Toute autre façon de faire serait contre-productive et priverait indûment une partie de notre appareil de sécurité d’une analyse en temps réel et intégrée à l’échelle du système.
Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’avoir permis de m’exprimer devant vous aujourd’hui.
Wesley Wark, professeur invité, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner la possibilité de comparaître devant vous au sujet du projet de loi C-59.
Le projet de loi a fait l’objet d’une longue période préparatoire et a été assujetti à certains changements à l’autre endroit qui, je l’espère, ont aidé à le renforcer. Mon expertise est dans le domaine du renseignement et de la politique de sécurité nationale et, dans cette optique, j’estime que le projet de loi C-59 est justifié et nécessaire. Je pense qu’il est important de tenir compte à la fois des besoins évolutifs de notre communauté de la sécurité et du renseignement et de la nécessité de toujours protéger nos droits. Selon moi, le projet de loi aborde certaines lacunes potentielles importantes sur le plan de la capacité de la communauté de la sécurité et du renseignement, particulièrement en ce qui a trait à la collecte de renseignements, tout en protégeant également les droits des Canadiens. J’espère que votre comité examinera également les dispositions législatives en tenant compte de leurs contributions aux pouvoirs des services de renseignement de même que de leur capacité à défendre les droits.
Les éléments les plus récents du projet de loi C-59 et les plus orientés vers l’avenir sont les parties 1 à 4. Selon moi, elles auront une grande incidence à l’avenir. Ce sont ces parties du projet de loi que j’ai l’intention d’aborder dans ma brève allocution. Je vais parcourir chacune de ces parties.
Pour la partie 1 et l’OSSNR, l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, le projet de loi permettra au Canada de rattraper son retard quant à sa capacité de mener un examen indépendant et externe de la sécurité et du renseignement. L’OSSNR, selon moi, rétablit un système d’examen canadien innovateur et de pointe qui sera unique parmi nos partenaires du Groupe des cinq. J’ajouterais qu’il n’y a rien à craindre de cette unicité. Ce changement du système d’examen était nécessaire depuis longtemps, et l’OSSNR constitue une solution très pratique à la nécessité accrue d’examiner les activités de renseignement et de sécurité. Cela permettra de renforcer la sécurité et le renseignement canadiens à long terme et devrait apporter une contribution considérable à la connaissance publique, au Canada, des pratiques importantes en matière de sécurité nationale.
Soit dit en passant, j’appuie un commentaire formulé par le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement dans son récent rapport annuel, qui attire essentiellement l’attention sur ce que le comité a vu comme une absence considérable de compréhension de la part du public canadien au sujet des questions liées au renseignement de sécurité.
En ce qui concerne la partie 2 et le commissaire au renseignement, le commissaire au renseignement apporte quelque chose de tout à fait nouveau et de très important aux systèmes de sécurité et de renseignement : la surveillance quasi judiciaire de certains aspects du travail du CST et du SCRS. Cela crée un système de surveillance au sein duquel certaines activités de ces organismes sont assujetties à une préautorisation dans un système de double clé auquel prennent part le ministre et l’autorité judiciaire. Le défi que pose un système à double clé du genre, c’est qu’il faut s’assurer que le rôle du commissaire au renseignement ne mine pas les traditions et l’importance de la responsabilité ministérielle et qu’il est suffisamment ciblé pour permettre une surveillance judiciaire fructueuse et pratique. Le rôle du commissaire au renseignement est de déterminer quelles sont les conditions qui permettent au ministre d’accorder une certaine autorisation pour que se déroulent des activités liées au renseignement. Rien de plus.
Selon moi, la norme de raisonnabilité appliquée à l’alinéa 12b) de la partie 2 du projet de loi, lequel définit les obligations du commissaire au renseignement, est problématique. Il est trop général et cela peut amener le public, à tort, à croire que le commissaire au renseignement contrôle le processus, ce qui pourrait, en fait, nuire à la réussite de son mandat.
La partie 3 édicte la Loi sur le CST. Le Centre de la sécurité des télécommunications existe depuis très longtemps, mais sa première loi habilitante faisait partie de la Loi antiterroriste initiale qui a été adoptée en 2001. Le projet de loi C-59 prévoit non seulement une loi autonome pour le CST, ce qui est nouveau, mais il lui donne également un mandat considérablement élargi. Le mandat actuel du CST compte trois parties, soit le renseignement étranger, la cybersécurité et les experts, et s’étend à cinq missions, avec l’ajout des cyberopérations actives et défensives.
Je crois qu’il est nécessaire d’avoir ces nouveaux pouvoirs de mandat, et je sais que vous en avez discuté au cours de votre séance précédente et de celle d’aujourd’hui, qui ciblent, il importe de le comprendre, les opérations qui se déroulent dans l’infrastructure mondiale de l’information, non pas ici au pays. Ces pouvoirs répondent à la réalité de l’espace cybernétique et des types d’agressions qui sont commises dans cet espace par des acteurs étatiques et non étatiques. Le Canada a besoin d’outils pour s’occuper des agressions commises dans l’espace cybernétique. Ces outils et ces nouveaux pouvoirs sont également essentiels au maintien et au succès du rôle du Canada dans l’alliance du Groupe des cinq.
Ce ne sont pas des pouvoirs de guerre, mais, il importe de le comprendre, ils sont conçus pour améliorer trois choses. C’est un aspect qui ne ressort pas de la loi parce qu’il ne le peut pas. Il s’agit de questions politiques. Les pouvoirs visent à renforcer les mesures dissuasives, la dénonciation publique des adversaires étrangers qui commettent des cyberattaques contre le Canada et, au bout du compte, l’application de la loi et les poursuites.
Ils démontrent également que, si des représailles s’avèrent parfois nécessaires à la suite de piratage, ce serait une très bonne chose si ce pouvoir était un monopole de l’État.
La protection adéquate des droits des Canadiens par la Loi sur le CST dépend, bien sûr, de la façon dont les pouvoirs seront utilisés dans l’avenir. Le cadre législatif du projet de loi C-59 essaie toutefois d’établir, à mon avis, des protections solides, notamment au paragraphe 22(1), qui prévoit que les activités menées par le CST dans la réalisation de tous les aspects de son mandat « ne peuvent viser des Canadiens ou des personnes se trouvant au Canada et ne peuvent porter atteinte à la Charte canadienne des droits et libertés ».
Il y a également des références aux protections de la vie privée dans la partie 3 du projet de loi C-59, et je sais que vous avez discuté de certaines d’entre elles, y compris la question de l’information accessible au public. L’article 24 de la partie 3 du projet de loi contient aussi un énoncé servant de filet de sécurité sur les protections de la vie privée.
Les sénateurs noteront que les pouvoirs de surveillance du commissaire au renseignement concernant le CST ne s’étendent qu’à l’examen des autorisations de renseignement étranger et de cybersécurité délivrées par le ministre. Ils ne comprennent pas les autorisations ministérielles pour des cyberopérations actives et défensives, et je suis heureux de vous fournir ma propre compréhension de la raison pour laquelle cela peut ne pas être nécessaire.
En vertu des articles 34 et 35 de ce projet de loi complexe, des conditions précises doivent être remplies pour que le ministre responsable délivre une autorisation au CST concernant les cyberopérations actives et défensives.
Le nouvel Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, OSASNR, aura le mandat, bien sûr, d’examiner le déroulement de toutes les opérations du CST. Il convient de souligner que le CST devra également publier un rapport annuel pour la première fois de sa longue histoire qui remonte à 1946.
La partie 4 modifie la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Il y a là des modifications importantes concernant les activités de réduction des menaces et des dispositions relatives à l’immunité, mais je vais concentrer mes remarques sur le régime des ensembles de données, qui est complexe et suppose des distinctions entre les ensembles de données accessibles au public, les ensembles de données canadiens et les ensembles de données étrangers.
C’est certainement une question que je me suis posée lorsque le projet de loi a été présenté à la Chambre en 2017. Le SCRS semble convaincu qu’il peut délimiter ces trois ensembles distincts, et des dispositions dans la loi le prévoient, particulièrement en ce qui concerne la détermination de catégories d’ensembles de données.
À mon avis, le SCRS a besoin d’une capacité d’analyse des données pour tirer des renseignements utiles du vaste bassin d’informations qui peuvent porter sur les menaces à la sécurité nationale. Ce besoin a été reconnu il y a longtemps par le service lorsqu’il a mis en place une capacité d’analyse des données en 2006. L’analyse des données est une pratique courante chez nos homologues du Groupe des cinq. Dans le projet de loi C-59, on tente de fournir un cadre législatif afin de s’assurer que de telles activités sont légitimes, ou clairement licites, en réponse aux conclusions de l’examen réalisé par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité et aux décisions de la Cour fédérale qui ont été rendues récemment.
À l’avenir, et je pense que c’est un aspect important à souligner, il sera essentiel pour le service d’être en mesure d’élaborer des mesures de rendement rigoureuses concernant l’efficacité de son régime des ensembles de données. Autrement dit, il devra prouver qu’avoir ces pouvoirs est effectivement nécessaire, et cela doit se faire par le truchement de mesures de rendement.
Le projet de loi C-59 contient un éventail de mesures qui visent à assurer la conformité du régime des ensembles de données à la loi. La conformité à la Charte figure dans le préambule de la partie 4. Le commissaire au renseignement a le mandat d’approuver les autorisations ministérielles pour la collecte d’ensembles de données canadiens et étrangers. En outre, une autorisation judiciaire, distincte de celle du commissaire au renseignement, est nécessaire pour la conservation, l’interrogation ou l’exploitation des ensembles de données canadiens.
De façon plus générale, et c’est encore une fois, à mon avis, quelque chose qu’il ne faut pas oublier, toutes les catégories d’ensembles de données peuvent seulement être utilisées en conformité avec les articles relatifs au mandat de la Loi sur le SCRS initiale, soit les articles 12 et 16, y compris la très importante disposition sur l’utilisation de renseignements par le SCRS dans la mesure strictement nécessaire.
Ces protections sont-elles suffisantes? Seul le temps nous le dira. Toutefois, il faut également noter que l’exigence relative à la tenue de dossiers de la part du service pour les ensembles de données et le rôle que jouera l’OSASNR dans l’examen du régime des ensembles de données sont tous deux des garanties supplémentaires importantes.
Je vais terminer par ce que, j’allais dire le sénateur, Hugh Segal a affirmé concernant à propos des amendements.
Encore une fois, je suis tout à fait de l’avis que le mieux peut être l’ennemi du bien. Je comprends que le temps presse. Je suis certain que, dans un monde idéal où l’on dispose de beaucoup plus de temps, nombre d’entre nous qui sont venus témoigner devant vous auraient une liste de souhaits qu’ils aimeraient vous présenter. Je vais me limiter à deux propositions d’amendements ou même des recommandations auxquelles le comité pourrait donner suite.
La première est un élément essentiel qui me préoccupe beaucoup : le libellé du mandat du commissaire au renseignement. Comme je l’ai déjà dit, je crains que le libellé soit si vague et si général qu’il nuise au succès du mandat du commissaire au renseignement, voire qu’il mette en péril son existence.
La deuxième correspond tout à fait — nous n’avons pas remis de notes avant la séance à ce sujet — à ce qu’a dit Hugh Segal. Les dispositions relatives à l’examen dans la partie 9 du projet de loi C-59 prévoient l’examen de cette loi après six ans — après qu’elle aura été adoptée et qu’elle aura reçu la sanction royale, après six ans. Cela veut dire en fait qu’un examen de la loi pourrait être réalisé au plus tôt au cours de la septième année suivant son adoption et probablement plus tard que cela.
J’espère que tout le monde autour de la table partagera mon point de vue selon lequel il s’agit d’une période beaucoup trop longue dans le contexte d’un projet de loi qui apporte des modifications importantes, parfois révolutionnaires, à nos pratiques et dans un monde où les menaces les technologies sont en constante évolution. Je pense qu’un amendement judicieux, et peut-être facile à apporter, serait d’écourter la période d’examen.
Je noterais au passage que, lorsque les libéraux étaient dans l’opposition et que le projet de loi C-59 a été déposé, ils étaient très heureux de proposer un examen du projet de loi C-51 tous les trois ans. Je ne comprends pas pourquoi nous nous retrouvons avec une période de plus de six ans pour leur projet de loi.
Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, merci de votre temps.
La présidente : Merci, monsieur Wark.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Wark. J’aimerais vous entendre sur le droit de veto accordé par le projet de loi C-59 relativement aux opérations de sécurité nationale. Quels problèmes ce droit de veto risque-t-il d’entraîner?
[Traduction]
M. Wark : Je ne comprends pas très bien ce que voulez dire par droits de veto. Vous faites peut-être référence au rôle du commissaire au renseignement dans l’approbation de certaines autorisations ministérielles. Est-ce ce à quoi vous pensez?
[Français]
Le sénateur Dagenais : Vous m’aviez posé une question sur le droit de veto prévu dans le projet de loi C-59. Ce projet de loi va accorder un droit de veto relativement à des opérations de sécurité nationale. J’aimerais savoir quel genre de problèmes cela pourrait entraîner.
[Traduction]
M. Wark : Je crois que nous parlons du mandat et des pouvoirs du commissaire au renseignement, si j’ai bien compris la question. Il y a deux dimensions, très brièvement, que j’ai mentionnées à cet égard, et cela a en partie été abordé dans les questions posées au comité de l’autre endroit.
Il y a d’abord la question du système ministériel double pour les cyberopérations actives et défensives, pour lesquelles, si on veut les mener, on doit obtenir le consentement ou l’accord du ministre des Affaires étrangères. Cela pourrait être un type de veto, je suppose.
L’autre question, c’est la manière dont le commissaire au renseignement interagit avec le ministre. Ce qui est prévu par la loi, c’est que le commissaire au renseignement a accès à l’information en vertu de laquelle le ministre a donné son autorisation pour une activité donnée, mais il n’a pas le pouvoir de remettre en question la politique ministérielle ou de l’examiner encore davantage dans son contexte. Cela peut sembler être un obstacle.
Lors de discussions que j’ai tenues avec des responsables du CST à ce sujet et concernant d’autres questions, ceux-ci m’ont dit qu’il était important pour eux que le projet de loi C-59 leur confère le mandat explicite d’informer le commissaire au renseignement non pas des autorisations précises, mais du contexte. À mon avis, ils croient que cette nouvelle possibilité d’informer du contexte le commissaire au renseignement aidera ce dernier à décider si les autorisations ministérielles remplissent les conditions nécessaires.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma seconde question s’adresse au sénateur Segal. Premièrement, je suis content de vous recevoir, sénateur. Nous aurons l’occasion de profiter de votre grande expérience de la sécurité nationale. Comme vous l’aviez si bien dit, le projet de loi C-59 n’est pas nécessairement parfait, mais s’il y avait un ou deux amendements acceptables que pourrait faire le gouvernement actuel dans le but d’améliorer le projet de loi, quels seraient-ils?
M. Segal : Merci de votre question, sénateur Dagenais. Premièrement, je pense que le comité pourrait changer la période de revue pour qu’elle soit de cinq ans et non de six ans, en raison du problème qui a été souligné par M. Wark. Lorsqu’il faut sept ou huit ans pour faire une révision prévue pour six ans, c’est trop long. C’est une longue période sans perspective parlementaire quant à l’efficacité de cette loi. Je suggère de réduire la période de révision à cinq ans. Si le gouvernement acceptait de faire cela, cela ne diminuerait pas sa capacité de mettre en œuvre ce projet de loi.
Ma deuxième suggestion porterait sur la façon par laquelle il y a une interaction entre le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Sécurité publique au sujet des actions menées à l’extérieur du Canada. Nous ne souhaitons pas voir une situation dans laquelle le ministère des Affaires étrangères aurait des perspectives qui ne seraient pas tout à fait toujours liées aux intérêts de sécurité nationale. Il faut que le ministre de la Sécurité publique puisse dire qu’il a donné une période de temps à ses collègues du ministère des Affaires étrangères afin de considérer les options, mais que, après un certain nombre de jours, il faut agir dans l’intérêt national. Ce serait donc un amendement qui donnerait le pouvoir au ministre de la Sécurité publique de prendre une décision finale après un certain laps de temps pour renforcer les besoins d’urgence qui sont établis dans ce projet de loi.
Le sénateur Dagenais : Merci, sénateur Segal. On reconnaît bien là votre expérience dans le domaine.
M. Segal : Merci.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Merci à vous deux de vos exposés. Je suis heureux de vous revoir au Sénat, monsieur Segal.
Monsieur Wark, vous avez parlé des parties 1 à 4. Ma question porte sur la partie 2, le commissaire au renseignement proposé. Je crois comprendre que vous êtes préoccupé par le rôle du commissaire au renseignement proposé. Cela m’inquiète également, et je vais vous dire pourquoi. Le ministère de la Justice décrit le commissaire au renseignement proposé comme un poste indépendant et quasi judiciaire. En même temps, le commissaire au renseignement proposé pourrait être démis de ses fonctions avec justification, avoir un mandat renouvelable de cinq ans et faire partie de l’exécutif. Comment cette proposition peut-elle respecter la norme d’indépendance judiciaire décrite par le ministère de la Justice?
M. Wark : Sénateur, merci de la question.
Ma préoccupation concernant la fonction du commissaire au renseignement porte vraiment sur le mandat.
Pour ce qui est de la dotation de ce poste et du maintien de l’indépendance, je suis moins préoccupé, mais je pense qu’il faut noter que ce sera un poste très difficile à pourvoir. Selon le libellé actuel du projet de loi, il s’agira de juges à la retraite. Cela ne comprend pas les juges surnuméraires, ce qui restreint le bassin de candidats.
Cependant, selon l’expérience que nous avons eue avec le bureau du commissaire du CST, dont la nomination et le processus de dotation sont très similaires à ce qui s’appliquerait au commissaire au renseignement, ces commissaires ont parfois besoin d’un peu de temps pour comprendre pleinement le milieu qu’ils doivent analyser; toutefois, ils ont toujours démontré une véritable indépendance. Cela ne m’inquiète pas.
Je crois également qu’on aurait tort de prolonger le mandat au-delà de cinq ans. Il s’agira d’un poste complexe et exigeant pour un juge à la retraite en particulier compte tenu de l’âge qu’auront ces personnes. Un mandat de cinq ans, à mon avis, est acceptable.
À mon sens, l’indépendance de la fonction sera garantie par la stature de la personne qui va occuper ce poste et, pour être honnête, par l’importance du travail qu’elle devra accomplir.
Le sénateur McIntyre : Pour faire suite à ce que vous dites, ma préoccupation concerne le rôle que jouerait le Parlement à cet égard. Autrement dit, si le commissaire au renseignement proposé, et non pas le ministre, avait le pouvoir de prendre la décision finale concernant les autorisations ou les décisions ministérielles, comment le Parlement pourrait-il exercer ses responsabilités à l’égard de ces décisions? Voilà ma principale préoccupation.
M. Wark : Je vais répondre brièvement. Peut-être que M. Hugh souhaiterait également ajouter quelque chose.
Le gouvernement était parfaitement au courant de cette tension potentielle lorsqu’il rédigeait le projet de loi. On a discuté du fait de préserver la responsabilité ministérielle au sein du système de Westminster tout en ajoutant le commissaire au renseignement.
Selon moi, il faut comprendre que la situation idéale en ce qui concerne la relation entre le CST, le ministre et le commissaire au renseignement, c’est lorsque le CST présente une autorisation ministérielle au ministre, de façon aussi rigoureuse que possible. Le ministre examine l’autorisation ministérielle afin de s’assurer de sa pertinence, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’une autorisation provisoire est envoyée au commissaire au renseignement. En d’autres mots, on espère qu’il y aura peu de questions en suspens et de véritables préoccupations avant que ce soit envoyé au commissaire au renseignement. Si ce dernier constate que quelque chose ne va pas et que l’autorisation ne respecte pas les conditions précisées par la loi, alors l’autorisation provisoire est renvoyée au ministre, qui peut la corriger ou soulever le problème auprès du CST ou faire les deux.
Selon moi, c’est censé être un genre d’activité synergique, et cela ne veut certainement pas dire — bien que le libellé du projet de loi C-59 puisse donner cette impression — que le commissaire au renseignement a le dernier mot. C’est loin d’être le cas. Le CST ne relève pas du commissaire au renseignement, mais plutôt d’une combinaison du chef du CST et du ministre. Le commissaire au renseignement a un mandat très précis : fournir une paire d’yeux quasi judiciaire supplémentaire pour des opérations particulièrement délicates.
Le système peut fonctionner, mais le libellé du mandat doit être précisé.
M. Segal : Sénateur, j’ai eu le grand privilège d’être chef de cabinet du premier ministre sous le régime de l’ancienne Loi sur le SCRS. De temps à autre, le SCRS présentait une demande pour le type d’approbation dont il avait besoin pour s’acquitter de ses obligations tout en violant le Code criminel. Je vois ce projet de loi comme une avancée dans la façon dont nous surveillons les opérations de sécurité. Ces recommandations vont directement du SCRS à un ministre de premier plan du gouvernement ou au premier ministre. Il n’y avait pas de commissaire à l’époque. Personne ne fournissait de jugement à un autre échelon avant que l’on obtienne l’approbation ministérielle. À mon avis, ce processus est meilleur et plus riche, et je ne vois rien qui pourrait limiter la capacité des parlementaires, ici ou à l’autre endroit, de remettre en question le jugement d’un ministre, de demander des comptes à un ministre, de déposer une motion sur un budget ministériel et de montrer que les principes de la Grande Charte se portent très bien, même si c’est seulement à l’occasion. Ces options sont là, et je crois qu’elles renforcent le régime dans son ensemble ou ce qui existait auparavant, avec tout le respect que je vous dois.
La sénatrice McPhedran : Monsieur Wark, vous avez mentionné auparavant que les alliés s’inquiétaient du possible chevauchement entre le comité des parlementaires et l’office de surveillance. Néanmoins, le commissaire à la vie privée a dit ce matin au comité que son bureau est encore incapable de communiquer des renseignements confidentiels ou de collaborer concrètement avec le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Devrait-on, à votre avis, conférer un pouvoir officiel accru au commissaire à la vie privée afin qu’il puisse collaborer davantage avec le comité des parlementaires sur des préoccupations liées à la sécurité nationale?
M. Wark : Merci de la question, madame.
On a également soulevé cet enjeu pendant les audiences du comité de l’autre endroit. Le projet de loi C-59 ne prévoit pas un rôle très explicite pour le commissaire à la vie privée dans le cadre de ce nouveau système d’examen et de surveillance.
Des modifications ont été apportées au projet de loi C-59 — ce n’est pas le lien que vous cherchez — pour indiquer qu’il devrait être possible pour l’OSSNR et le bureau du commissaire à la vie privée de travailler ensemble comme le désirent ces deux organismes concernant les examens qu’ils effectuent.
Je fais peut-être un raccourci ici, mais on peut faire un lien avec les dispositions du projet de loi C-22, qui établit le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, exigeant un processus de traitement des conflits pour éviter les chevauchements entre le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et le nouvel OSSNR. Lorsque le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement décide de son plan de travail avec l’OSSNR, s’il croit qu’il faut tenir compte de certains conseils et de la sagesse du commissaire à la vie privée, cela se ferait de manière informelle, ou, si vous voulez, en renvoyant cette question à l’OSSNR, qui a le mandat plus explicite est de collaborer avec le commissaire à la vie privée.
Si je puis me permettre une hypothèse, je crois que la raison pour laquelle il n’y a pas de référence similaire dans le mandat du comité des parlementaires — et cela fait partie de son mandat —, c’est que l’intention de ce comité n’était pas de réaliser un examen approfondi du travail opérationnel d’organisations précises lorsque des questions de protection de la vie privée et de menaces à la vie privée étaient mises en lumière. Il s’agit plutôt du mandat de l’OSSNR.
Je ne suis pas certain de pouvoir imaginer une situation où un manque de communication avec le commissaire à la vie privée pourrait nuire au travail et à la production de rapports futurs du CPSNR, mais c’est quelque chose qu’il faut surveiller et qui peut se produire. Il y a toujours des voies non officielles qui peuvent être utilisées.
La sénatrice McPhedran : Merci. J’ai une question supplémentaire qui s’adresse à vous deux avant que je pose ma question à M. Segal — je crois savoir votre réponse, monsieur Wark, mais je vais être plus explicite —, un amendement du projet de loi permettant plus expressément au commissaire à la vie privée de communiquer de l’information qui est actuellement catégorisée comme confidentielle selon son mandat serait-il quelque chose de positif ou d’inutile?
M. Wark : Selon moi, ce serait quelque chose de positif. Encore une fois, en vue d’éviter d’alourdir le projet de loi par des retards liés aux amendements, cela devrait se produire de manière informelle. Je dirais que, d’après tous les organismes d’examen qui existent actuellement aujourd’hui, il y a un grand respect pour le domaine d’expertise du commissaire à la vie privée, qui va bien au-delà des questions de sécurité nationale. Son personnel s’occupe de questions de sécurité nationale et participe souvent aux travaux des autres organismes d’examen, encore une fois de façon informelle, même s’il n’y a pas de disposition législative qui prévoit explicitement qu’il peut le faire. Je crois que tout cela ira de l’avant.
Il faudrait que je retrouve, dans le projet de loi C-59 actuel, le libellé précis qui permet ce lien entre l’OSSNR et le commissaire à la vie privée, mais la dernière fois que je l’ai lu, il me semblait acceptable; il serait certainement judicieux de l’examiner une autre fois.
La sénatrice McPhedran : Merci.
M. Segal : Madame, il ne me revient pas de dire aux parlementaires comment s’acquitter de leur responsabilité relativement aux options qu’ils devraient choisir, mais je dirais, en tant que simple citoyen, que si on recommandait fermement de renforcer la relation entre le commissaire à la vie privée et le CPSNR et de s’assurer qu’elle soit préservée en ce qui concerne l’OSSNR, cela pourrait être aussi efficace sans ralentir les progrès du projet de loi.
L’autre chose que je dirais, qui est tout à fait du ressort du comité, c’est qu’il devrait indiquer les questions à l’égard desquelles il jugera l’efficacité du projet de loi et la façon dont la loi sera mise en vigueur. Il appartient à ce comité de définir ces critères et la façon de procéder.
Votre préoccupation concernant la relation avec le commissaire à la vie privée est pertinente parce que je crois comprendre — et je suis d’accord avec M. Wark — que, même si le CPSNR examinera des questions politiques générales relativement à la façon dont les organismes légitimes assurent la sécurité nationale au pays, l’OSSNR effectuera une analyse fondée davantage sur les plaintes parce qu’il fait le type de travail qu’accomplissait le CSARS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, sous l’ancien cadre législatif.
Je laisse le soin aux parlementaires de choisir le moyen, mais j’espère, comme citoyen ordinaire, que vous allez envisager un large ensemble de recommandations plutôt qu’un amendement, mais c’est à vous de décider.
La sénatrice McPhedran : Merci. Monsieur Segal, vous nous avez dit aujourd’hui pendant votre témoignage que permettre au SCRS de gérer la réduction des menaces et d’y participer activement enlève une des contraintes qui divisaient les renseignements et les mesures actives et l’application de la loi. Je crois que vous avez dit ensuite que le cadre légal rend cela faisable, possible et constitutionnel.
J’aimerais connaître votre position concernant la réduction des menaces dont s’occupe le SCRS et la division entre le renseignement et l’application de la loi parce que vous semblez être heureux que les fonctions se retrouvent toutes sous un seul toit, mais cela va à l’encontre de la conclusion principale de la commission McDonald selon laquelle ces fonctions doivent être séparées compte tenu des préoccupations liées aux actes répréhensibles et à d’autres questions qui découlent du fait d’avoir la même organisation s’occupe du renseignement et de l’application de la loi. Alors, aidez-moi à comprendre.
M. Segal : Je vous en prie. Je crains d’être assez âgé pour me souvenir de la commission McDonald. En fait, je travaillais pour un jeune député du nom de David MacDonald, d’Egmont, à l’Île-du-Prince-Édouard, qui était le député qui a voté contre la Loi de 1970 concernant l’ordre public lorsqu’elle a été présentée pour renouveler la Loi sur les mesures de guerre. Alors, ma première sensibilisation à ces questions provenait d’une source d’inspiration très profonde.
Je crois qu’il est important, si je puis le dire avec tout le respect que je vous dois, d’examiner l’évolution historique de ces approches précises. L’engagement relatif aux actes répréhensibles qu’a pris la commission McDonald en ce qui concerne ce que la GRC aurait fait, et ce qu’elle a fait à de nombreux égards, concernait vraiment le manque d’orientation politique réfléchie ou de reddition de comptes relativement aux activités de la GRC. Par conséquent, on a avancé l’idée selon laquelle il est important que l’analyse de la sécurité nationale, qui relevait du SCRS, soit séparée des activités policières, qui étaient gérées au sein de l’ancienne division de sécurité et de renseignement de la GRC, avec un certain excès, je crois qu’il est juste de le dire.
C’est très différent de la commission Major relative à l’enquête sur la tragédie d’Air India, dans laquelle le juge Major a clairement conclu que des agents du SCRS voyaient des gens faire exploser des bombes dans les bois pour voir si elles fonctionnaient sans avoir le pouvoir de faire qui que ce soit. Ils ne détenaient aucun pouvoir d’arrestation ou d’intervenir légitimement. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était recueillir l’information et la communiquer, ce qu’ils ont probablement fait avec la GRC et un autre service de police locale. La GRC et l’autre service de police locale reçoivent régulièrement toutes sortes d’autres renseignements qui peuvent concerner des situations très urgentes.
Le manque de cohérence entre les données analytiques et la capacité d’intervenir légalement avant que quelque chose d’horrible se produise a été souligné par le juge Major comme une lacune grave qui devait être comblée. On en a beaucoup discuté au Comité sénatorial spécial sur l’antiterrorisme, qui a recommandé d’unir ces deux capacités d’une manière qui, avant tout, empêchait de manière légale que de mauvaises choses arrivent aux Canadiens en raison de divisions institutionnelles entre les organisations. C’était de nombreuses années après les excès qui figuraient dans le rapport de la Commission d’enquête concernant certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, dont vous avez obligeamment parlé plus tôt.
La sénatrice McPhedran : Donc, nous avons un meilleur système avec de meilleures protections intégrées et nous n’allons pas voir les choses se répéter. C’est bien ça?
M. Segal : Je dirais que ce projet de loi prévoit d’énormes mesures de protection qui, par ailleurs, n’existaient pas jusqu’à maintenant. Je pense que M. Gates a dit que la culture surpasse toujours la pratique. La culture que ce projet de loi met en place, à savoir l’interdiction autorisée par la loi des activités illicites en fonction de données solides et d’une série d’approbations, pour lesquelles il faut aussi rendre des comptes, est une culture beaucoup plus forte et rigoureuse que celle qui était en place avant que le projet de loi ne soit présenté au Parlement.
La sénatrice McPhedran : Je vous remercie.
Le sénateur Gold : Bienvenue, monsieur Wark et sénateur Segal.
Les questions entourant ce projet de loi, et plus généralement la sécurité nationale, sont si souvent présentées comme un compromis ou une compétition, un jeu à somme nulle entre la protection des libertés et des droits, d’une part, et la protection de la sécurité, d’autre part. Le projet de loi renforce un aspect au détriment de l’autre; du moins, c’est ce que nous avons entendu à cette table ou à la Chambre. Parfois, il s’agit d’une opposition entre, d’un côté, la surveillance et l’examen, et de l’autre, l’efficience.
J’aimerais savoir si vous pensez tous deux que cette approche binaire ou à somme nulle est une façon utile d’examiner le projet de loi ou les questions en général, ou s’il y a une meilleure façon d’examiner en détail les enjeux d’un projet de loi comme le projet de loi C-59 et les défis qu’il vise à surmonter?
M. Segal : Merci de votre question, sénateur.
Il y a divers gouvernements dans le monde qui mènent des opérations de sécurité nationale rigoureuses, bien financées et intensives dont bon nombre ne seraient pas, selon les critères fondamentaux dans notre système au Canada, des opérations légales, constitutionnelles, justes et respectueuses des droits de la personne et de la présomption d’innocence. Nous n’assurons pas la sécurité du pays comme le fait la Russie ni comme le fait la République populaire de Chine ou encore la République islamique d’Iran. Nous le faisons d’une manière différente, et notre évolution a été fondée sur une série d’événements importants de notre histoire qui ont été profondément instructifs.
Je me souviens de l’époque où la Loi sur les mesures de guerre a été appliquée. Je me souviens de l’époque où elle a été appliquée et est entrée en vigueur pendant la Première Guerre mondiale. Je n’y étais pas. Certains d’entre vous y étaient peut-être. Je n’y étais pas, mais je me souviens de l’histoire. Je me souviens également des décisions difficiles que le gouvernement a prises lorsqu’il a imposé la Loi sur les mesures de guerre en 1970 et je faisais partie de ceux qui pensaient que c’était une décision excessive découlant d’une réaction exagérée à une série d’événements qui auraient pu être gérés au moyen de l’imposition temporaire de la loi martiale ou même d’un mandat temporaire du coroner pour obtenir tous les renseignements nécessaires à l’établissement de la cause et de la raison du décès d’une personne.
Cela étant dit, je pense que la Charte des droits et libertés, qui est née de la plume du même premier ministre quelques années plus tard, n’était pas étrangère à ce que nous avons appris de la Loi sur les mesures de guerre, au mérite de ce premier ministre ainsi que des autres premiers ministres provinciaux et autres personnes qui l’ont appuyée dans la réforme constitutionnelle de 1981-1982, suivant laquelle elle est entrée en vigueur. Cela influe beaucoup sur notre façon de procéder aujourd’hui au chapitre de la sécurité nationale.
Ce que je trouve formidable du projet de loi... Je pense que le critère que les sénateurs pourraient envisager d’appliquer, c’est de vérifier s’il reflète l’équilibre approprié et non pas la contradiction entre la sécurité et la liberté, mais l’équilibre dans le contexte des valeurs qui nous définissent comme société régie par des lois et des processus.
À mon avis, bien qu’aucun projet de loi ne soit parfait, celui-ci reflète mieux cet équilibre que ce que nous avons vu depuis de nombreuses années et, par conséquent, les progrès qui en découlent, en supposant, soit dit en passant, que les dispositions seront contestées devant les tribunaux une fois que la loi sera adoptée et promulguée, de sorte que toute la solennité de la Charte des droits et libertés et autres dispositions sera prise en compte dans les décisions judiciaires. Il se peut qu’un comité siégeant ici dans deux ou trois ans doive intégrer des dispositions dans le projet de loi en fonction de ces décisions. Il n’y a rien de déshonorant à cela. En fait, cela indique l’ampleur du genre d’équilibre que notre société cherche à promouvoir sous les gouvernements de toutes les allégeances, à vrai dire.
M. Wark : Sénateur Gold, je dirais tout d’abord que cet examen binaire, la sécurité d’une part, les droits d’autre part, que nous devons protéger, est ancré dans les démocraties, et c’est, dans une certaine mesure, naturel. La question est la suivante : Comment pouvez-vous échapper à certaines des pires applications à cet égard ou comment pouvez-vous vous en éloigner un peu?
Il faut commencer par dire qu’il est naturel que nous chérissions nos droits et moins naturel que nous comprenions moins que nous ne le devrions nos organismes de sécurité et de renseignement ainsi que les menaces à la sécurité nationale. La première étape à franchir consiste à mieux comprendre, par divers moyens, la nature des menaces, qui sont en constante évolution, ainsi que les activités, la nature et le mandat des services de renseignement.
L’un des points forts du projet de loi C-59, c’est qu’il nous aidera à pouvoir comprendre le besoin de capacités et de mesures de protection en matière de sécurité et de renseignement et le besoin de protection des droits. Cela se fera dans une large mesure grâce au genre de processus amélioré en matière de reddition de comptes que nous verrons de la part du commissaire au renseignement, des organismes, des ministres et de l’OSSNR ainsi que du CPSNR à l’avenir.
Si c’est inscrit dans la loi, il y aura inévitablement beaucoup plus d’information dans l’espace public à propos de toutes ces questions, et nous espérons que cela fera en sorte que le public soit mieux informé, nous éloignant ainsi de l’approche binaire simpliste dans laquelle nous avons parfois été piégés. Je dirais que, même avec la récente Loi antiterroriste de 2001 — et je me souviens certainement du débat que cela a suscité —, on retrouvait cette approche binaire et, dans une certaine mesure, c’est toujours le cas. Cependant, je pense que nous pouvons nous en éloigner. Le projet de loi C-59 nous aidera à le faire.
Le sénateur Pratte : Monsieur Wark, j’aimerais que vous nous parliez plus en détail de vos préoccupations au sujet du mandat du commissaire au renseignement. Vous parlez de l’article 12, je suppose. Est-ce exact?
M. Wark : Oui.
Le sénateur Pratte : Je l’ai lu à quelques reprises depuis que vous en avez parlé plus tôt. Je ne suis pas certain de comprendre ce qui vous préoccupe.
M. Wark : Je vais commencer par dire que je ne suis pas avocat, c’est peut-être pour cette raison que j’ai des préoccupations à ce sujet. Je ne dis pas cela simplement parce que je ne comprends pas la loi, mais parce que je représente en quelque sorte d’autres membres informés du public qui ne sont pas avocats et comprennent tout cela.
La question concerne la norme du caractère raisonnable, laquelle est enchâssée, si j’ai bien compris, dans le droit administratif. Pour être honnête, il m’importe peu de savoir si cela fait partie du droit administratif; je ne comprendrai jamais ce que cela peut signifier, et je ne pense pas non plus que les avocats en droit administratif le comprennent. Ce qui me préoccupe, c’est que, si nous admettons le fait qu’il est important que le commissaire au renseignement fonctionne de façon claire et efficace et qu’il soit perçu comme tel, le mandat doit être plus explicite qu’un libellé selon lequel le commissaire au renseignement rend un verdict sur le caractère raisonnable de l’autorisation du ministre. Ce dernier est également pris en compte dans l’analyse du ministre au sujet de la proportionnalité et de la nécessité.
Pour être honnête, je pense que c’est un gâchis. J’éliminerais complètement le libellé relatif au caractère raisonnable, peu importe ce qu’il signifie, et je dirais très clairement que le rôle que nous voulons que le commissaire au renseignement joue dans cette surveillance quasi judiciaire n’est pas de commenter le caractère raisonnable de la décision du ministre, ce qui mine la responsabilité ministérielle et renvoie à une question antérieure d’un autre sénateur. Il se résumerait simplement à cette question : pendant que le commissaire au renseignement examine en profondeur l’information dont dispose le ministre pour émettre une autorisation provisoire, toutes les conditions précisées par le ministre ont-elles été remplies? Il s’agit simplement de certifier que les conditions en fonction desquelles le ministre veut autoriser l’opération de nature délicate ont été respectées dans l’autorisation elle-même.
J’espère que cela clarifie un peu les choses. Ce que je propose, c’est que l’on s’assure qu’il s’agit d’une certification, et non d’un commentaire sur le caractère raisonnable, ce qui amène le commissaire au renseignement à porter un jugement très vaste sur le plan politique et opérationnel, pour lequel il n’aura aucune qualification ni aucun véritable statut en ce qui concerne le CST.
Le sénateur Pratte : Effectivement, cela clarifie les choses. Je vous remercie.
Monsieur Segal, je suis au Sénat depuis seulement trois ans, alors je suis encore relativement nouveau. Vous semblez nous envoyer quelques messages, que nous devrons tous, d’une certaine façon, examiner. L’un d’eux est, bien entendu, que ce projet de loi n’est pas parfait, mais qu’il est important et que nous devrions l’adopter idéalement avant que le Parlement ne s’ajourne, parce qu’il est vraiment important.
D’un autre côté, vous dites que vous aimeriez vous-même que des amendements soient apportés au projet de loi, et il y a d’autres suggestions. Par exemple, le Centre consultatif des relations juives et israéliennes a proposé des amendements qui amélioreraient le projet de loi, et nous avons de nombreuses autres possibilités. Comment devrions-nous évaluer notre rôle en tant que Chambre de second examen objectif pour essayer d’améliorer les projets de loi, surtout les grands projets de loi comme celui-ci, et de faire valoir la nécessité de l’adopter le plus tôt possible, certainement avant que le Parlement ne s’ajourne?
M. Segal : J’hésite à donner des conseils à cet égard, mais je vais vous faire part de la façon dont j’aurais vu les choses à votre place, et vous pourrez vous faire votre propre opinion à ce sujet, sénateur.
À mon avis, lorsqu’une mesure législative importante pour le pays est adoptée par l’assemblée législative démocratiquement élue, le Parlement du Canada, la Chambre des communes, cela installe une forte supposition selon laquelle le Sénat procédera à une analyse minutieuse, posera des questions et examinera certains amendements modestes, mais ne s’attaquera pas aux principes fondamentaux sur lesquels s’appuie le projet de loi adopté par la Chambre. C’est ce que je supposerais.
Selon moi, même s’il ne s’agit pas en soi d’une motion de confiance, et que nous ne sommes pas une Chambre habilitée à prendre un vote de confiance, si vous pensez à ce dont sont responsables les gouvernements nationaux, assumer la sécurité nationale est en tête de liste de ce qu’il faut faire au nom de tous les Canadiens.
Je dirais qu’une partie de ce que le comité voudra peut-être examiner n’est pas la façon dont le projet de loi pourrait être amélioré ou les changements qui pourraient être apportés, questions sur lesquelles le comité a le mandat de se pencher et de faire rapport. Toutefois, la façon dont vous choisissez d’en faire rapport est laissée à votre discrétion. En d’autres termes, un amendement constitue une façon d’exprimer votre point de vue. Il y a également des recommandations détaillées sur les changements qui doivent être apportés ou les questions qui doivent être traitées avec beaucoup de soin et d’attention ou celles pour lesquelles le Sénat s’attendrait à ce que le projet de loi fasse l’objet d’un jugement dans un très court laps de temps, une fois la loi promulguée, ou encore les questions qui doivent être prises en considération lorsque le règlement est rédigé, car la loi ne s’appliquera réellement que lorsque le règlement sera en place. Il s’agit d’une panoplie de façons dont le Sénat peut ajouter une valeur législative importante à l’étude sans empêcher le gouvernement d’aller de l’avant avec le projet de loi afin qu’il puisse recevoir la sanction royale.
Cela étant dit, je pense que vous pouvez classer par catégories — je sais que le comité a déjà fait cela dans d’autres domaines et avec beaucoup de compétence — les amendements qui risquent de signer l’arrêt de mort d’un projet de loi à l’autre endroit et ceux qui seront considérés comme constructifs et utiles. Je dirais qu’il y a un ou deux aspects pour lesquels le comité aurait pleine compétence — et il a certainement le droit maintenant —; la compétence pour agir sans crainte de contribuer à la fin de cet important projet de loi. Il y a d’autres aspects où, par définition, il y aura des questions de principe telles que le gouvernement dira : « Nous n’y sommes pas. » Puis, vous et les gens de l’autre endroit, vous vous retrouvez devant un délai complètement différent. Nous sommes à 70 jours, ou 7 semaines, de la fin de la session parlementaire, et je sais que les sénateurs prendraient la chose autant au sérieux que n’importe qui.
Le sénateur Pratte : Je vous remercie. C’est très utile.
Le sénateur Manning : Bienvenue à nos témoins. Bienvenue tout particulièrement au sénateur Segal, avec qui j’ai eu l’occasion de partager du temps à la Chambre. En écoutant votre vigoureux discours aujourd’hui, je remets en question le fait que nous soyons obligés de prendre notre retraite à 75 ans. J’ai certainement apprécié vos conseils et votre expertise au fil des ans.
J’aimerais parler des commentaires que vous avez formulés et j’ai des questions à vous poser à tous les deux au sujet de la surveillance indépendante de la sécurité nationale. Le projet de loi C-59 exige que plus d’un ministre examine et approuve les opérations éventuelles du CST à l’étranger. Nous savons que, à l’heure actuelle, il y a des préoccupations quant au fait de traiter avec différents gouvernements dans différents endroits. À votre avis, est-ce nécessaire, et cela augmente-t-il le risque que les opérations en temps opportun soient entravées lorsque nous avons une situation à régler dans un court laps de temps?
M. Segal : Merci de votre question, sénateur.
Je pense que ma réponse au sénateur McIntyre a montré que j’étais très préoccupé par le fait qu’il y ait un processus d’approbation faisant intervenir deux ministères, sans toutefois laisser entendre qu’il n’y pas en tout temps une cohérence et une solidarité totales au sein de chaque cabinet, ce qui, à l’occasion, n’est apparemment le cas d’aucun gouvernement. Prenons un exemple. Il se peut qu’un ministre fédéral de la Sécurité publique soit mis au courant par le commissaire de certaines menaces précises et immédiates pour la sécurité nationale à court terme. Vous pourriez avoir un ministre des Affaires étrangères qui travaille avec sa collègue, la ministre du Commerce, pour tenter de négocier un accord commercial d’envergure avec un pays puissant, qui pourrait en même temps être à l’origine des menaces à la sécurité nationale sur lesquelles doit se pencher le ministre de la Sécurité publique. Est-ce que je pense que le ministre des Affaires étrangères et ses collaborateurs devraient être consultés? Tout à fait. Est-ce que je pense qu’une limite de temps doit être imposée pour que, au bout du compte, la sécurité nationale l’emporte sur tout le reste? Absolument.
Une disposition prévoyant que la consultation peut se poursuivre pendant une période déterminée, après quoi, ce sera l’autorité du ministre de la Sécurité publique qui sera exercée serait, à mon avis, un moyen de garantir l’exécution en temps opportun des dispositions de cette loi.
M. Wark : Sénateur, j’ajouterais simplement que je sais que cette question a été soulevée à l’autre endroit.
À mon avis, il serait certainement nécessaire et utile que le ministre des Affaires étrangères et son ministère participent à l’octroi du consentement relativement aux cyberopérations actives, qui sont probablement les opérations les plus délicates sur le plan des affaires internationales et des répercussions qu’elles entraînent, et qu’il soit consulté — et non qu’il participe au consentement — à l’égard des cyberopérations défensives qui seraient menées à l’étranger. Je ne pense pas que cette disposition risque de retarder la prise de décisions ou les opérations à l’avenir. Je crois que l’avantage est de pouvoir s’assurer que le ministre des Affaires mondiales, avec toute son expertise et son savoir mondial, soit intimement lié à certaines des opérations les plus délicates que le ministre responsable du CST pourrait vouloir mener, sans qu’il ait une vue d’ensemble des ramifications.
J’inverserais la question et dirais qu’il serait dangereux que le CST ait ces pouvoirs en matière de cyberopérations actives et défensives sans qu’il y ait un système ministériel à décision conjointe.
Le sénateur Manning : Quelle serait la composition du nouvel organisme de renseignement et de surveillance de la sécurité nationale? Nous avons entendu à l’autre endroit le témoignage de Richard Fadden au sujet du temps qu’il faut pour amener certains des membres de ce groupe à comprendre pleinement les préoccupations qui existent.
Monsieur Wark, vous avez parlé de la possibilité d’ajouter au projet de loi certains critères et certaines normes qui devraient être respectés pour faire partie de l’organisme afin de réduire le temps d’apprentissage. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet et nous faire part de vos préoccupations?
M. Wark : Je vous remercie, sénateur. Je suis intervenu à ce sujet à l’autre place, et je suis ravi de pouvoir le faire de nouveau.
Lorsque le comité étudiait le projet de loi à l’autre endroit, j’ai indiqué, en ce qui concerne les membres du Conseil privé qui seraient nommés afin de former essentiellement le conseil d’administration de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, qu’il pourrait être utile que l’on s’assure que ce groupe possède une expertise spécialisée. Les membres nommés devraient être choisis parmi des personnes possédant un certain ensemble de compétences — dans les domaines de la technologie, des menaces à la sécurité nationale, de la connaissance du renseignement et ainsi de suite — afin qu’ils puissent s’acquitter pleinement de leurs fonctions pendant qu’ils siègent comme membres à temps partiel.
Il y a un autre genre de problème en ce qui concerne le secrétariat, le personnel de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, mais il est tout aussi important. Il convient de reconnaître cette difficulté. La création de l’OSSNR entraînera une augmentation considérable du personnel nécessaire pour soutenir les membres du comité. Les chiffres fluctuent, mais cela pourrait faire en sorte que le contingent actuel du CSARS, qui est peut-être de 30 personnes, passe à 100 personnes. Où trouvera-t-on ces 70 personnes supplémentaires dans la communauté du renseignement de sécurité sans priver les services de renseignement du talent dont ils ont besoin ou sans recruter les mauvaises personnes?
L’une des recommandations de ma liste de souhaits, dont je n’ai pas parlé ici, est que la dotation de l’OSSNR ne devrait pas être limitée aux membres de la fonction publique du Canada. Autrement dit, elle ne devrait pas être limitée au personnel qui travaille actuellement dans la fonction publique au gouvernement fédéral. Vous pourriez enrichir le bassin de ressources et résoudre certains des problèmes liés à un élargissement rapide et à la mise à niveau du personnel avec ce genre de changement très mineur.
Le sénateur Manning : Je vous remercie.
Sénateur Segal, avez-vous des commentaires à ce sujet?
M. Segal : Je me contenterai de dire que tous nos organismes de sécurité nationale, y compris le ministère de la Défense nationale, doivent relever le défi de s’assurer qu’ils ont le talent nécessaire pouvant s’occuper de la tâche relativement aux questions de cybersécurité.
Il y aura de la concurrence pour recruter les bonnes personnes, cela va de soi. Je suis d’accord avec M. Wark pour dire qu’il serait injuste et inapproprié de limiter le choix aux seuls membres actuels de la fonction publique en ce qui concerne la nécessité pour l’organisme de fonctionner de façon compétente. Cela dit, les normes relatives aux habilitations de sécurité et à tout le reste devraient être aussi strictes qu’elles le sont dans toutes les autres circonstances, mais l’important pour qu’une entreprise de sécurité nationale fonctionne, c’est que l’on s’assure qu’elle dispose elle-même d’une diversité de compétences.
Je me souviens quand le directeur du CANAFE est venu au Massey College pour parler de ce que fait le centre et du besoin de ce dernier de rassembler des gens irréprochables pour l’aider dans son travail. Il a dit ce qui suit : « Vous pensez peut-être que je ne cherche que des gens qui ont des antécédents dans le domaine des opérations monétaires et financières. J’ai besoin d’anthropologues, d’historiens et de linguistes qui peuvent nous aider à comprendre le cadre culturel dans lequel les opérations financières inappropriées peuvent avoir lieu. » Ce genre de diversité renforcera nos organismes de sécurité nationale tout comme il renforce, à bien des égards, nos forces armées sur le plan culturel et autre. J’espère que les mêmes principes s’appliqueront ici.
La sénatrice Griffin : J’avais une question à poser à M. Wark, mais il a dit qu’il n’était pas avocat, alors il l’a échappé belle.
J’ai une question pour le sénateur Segal. Cela remonte aux élections et à la perturbation de celles-ci, ce qui ne remonte pas à très loin. C’était il y a moins de six mois. Le projet de loi entrera-t-il en vigueur à temps pour jouer le rôle que vous attendez de lui? Croyez-vous que cela va arriver? Que faut-il faire d’autre, à part rédiger et adopter le règlement?
M. Segal : L’approbation du projet de loi par le Sénat, sa promulgation, son entrée en vigueur et l’obtention de la sanction royale feront en sorte que les travaux sur le terrain visant à le rendre pleinement opérationnel pourront commencer à un rythme beaucoup plus rapide. Je serais surpris et déçu si nos fonctionnaires n’avaient pas réfléchi à ce qu’ils devraient faire si le projet de loi était adopté. Je sais que, au sein des forces armées, la planification en cas d’imprévu est une tradition bien ancrée. C’est leur devoir de servir l’autorité civile et d’être prêt à le faire.
Tout ce qui doit être fait avant les prochaines élections aura plus de chance de l’être si le projet de loi est adopté. S’il est retardé et que, par conséquent, les activités entourant les organisations tactiques, l’embauche structurelle et tout le reste sont ralentis, cela signifie seulement que nous serons moins en mesure, en tant que pays, de faire ce qui est nécessaire pour garder notre processus démocratique libre de toute ingérence étrangère. Cette capacité sera réduite si le projet de loi n’est pas adopté. Il reste à voir si tout ce qui pourrait être fait si le Sénat approuvait le projet de loi le serait, mais connaissant certains des fonctionnaires qui s’occupent de la sécurité nationale, je crois qu’ils sont très déterminés à faire leur travail et à protéger le pays qu’ils servent avec beaucoup de loyauté et de détermination.
La sénatrice Griffin : Formidable. Je vous remercie.
La présidente : Monsieur Wark et monsieur Segal, au nom de tous les membres du comité, je vous remercie sincèrement. Comme d’habitude, le débat a été très instructif, et nous vous sommes très reconnaissants du temps que vous avez passé avec nous. Merci beaucoup.
(La séance est levée.)