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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 24 mars 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), par vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-217, Loi sur la réaffectation de certains biens saisis, bloqués ou mis sous séquestre.

Le sénateur Peter Harder (vice-président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le vice-président : Je m’appelle Peter Harder. Je suis un sénateur de l’Ontario et je suis vice-président du Comité des affaires étrangères et du commerce international. En l’absence du président du comité, le sénateur Peter Boehm, et à sa demande, je présiderai notre réunion aujourd’hui.

Avant de commencer, je voudrais présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui : la sénatrice Gwen Boniface, de l’Ontario; la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario; la sénatrice Amina Gerba, du Québec; le sénateur Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Victor Oh, de l’Ontario; le sénateur Mohamed-Iqbal Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador; le sénateur David Richards, du Nouveau-Brunswick; le sénateur Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

Aujourd’hui, nous tenons une séance hybride. J’aimerais rappeler aux sénateurs et aux témoins qui participent à la réunion par vidéoconférence qu’ils sont priés de garder leur micro éteint en tout temps, à moins que le vice-président leur donne la parole.

Bienvenue à tous, chers collègues, ainsi qu’à tous les Canadiens et Canadiennes qui nous regardent.

[Traduction]

Pour demander la parole, les sénateurs utilisent la fonction « lever la main ». Ceux qui se trouvent dans la salle du comité signalent à la greffière qu’ils souhaitent poser des questions ou faire des observations. Les sénateurs voudront porter à l’attention du président ou de la greffière toute difficulté technique, notamment en ce qui concerne l’interprétation, et nous tâcherons d’y remédier.

Nous entamons aujourd’hui l’étude du projet de loi S-217, Loi sur la réaffectation de certains biens saisis, bloqués ou mis sous séquestre. Le titre abrégé proposé est le suivant : Loi sur la réaffectation des biens bloqués.

Le projet de loi a été présenté au Sénat le 24 novembre 2021 par notre collègue, la sénatrice Ratna Omidvar. Il a franchi l’étape de la deuxième lecture le 1er mars dernier et a été renvoyé au comité le même jour. Aujourd’hui, pour discuter du projet de loi, nous accueillons deux groupes d’experts qui comparaîtront chacun pendant une heure.

Voici le premier groupe : le président du Conseil mondial pour les réfugiés et la migration, Fen Hampson, également professeur chancelier et professeur d’affaires internationales à la Norman Patterson School of International Affairs de l’Université Carleton, à Ottawa; Susan Côté-Freeman, présidente, Transparency International Canada; Brandon Silver, directeur de la politique et des projets, Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne.

Bienvenue et merci de vous joindre à nous. Chacun des témoins peut faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Je vous prie de respecter strictement cette limite pour que nous puissions tirer le maximum de nos échanges. Monsieur Hampson, vous avez la parole, mais avant de vous inviter à vous exprimer, je tiens à présenter, au nom du comité et, j’en suis sûr, du Sénat tout entier, mes condoléances à la suite de la disparition de votre présidente d’honneur, la regrettée secrétaire d’État Madeleine Albright, décédée hier.

Fen Hampson, président, Conseil mondial pour les réfugiés et la migration, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Le monde des sanctions a profondément changé. Dans des pays occidentaux importants, dont les États-Unis, la France, l’Italie et la Suisse, les avoirs étrangers ne sont plus seulement bloqués, mais saisis et réaffectés. Ces mesures sont prises par le pouvoir exécutif, à une exception notable près, la Suisse, où le tribunal administratif fédéral doit intervenir.

Il ne fait aucun doute que le projet de loi proposé tombe à point nommé, vu la situation actuelle en Ukraine. Mais l’indignation morale, bien que tout à fait justifiée dans ce cas-ci, ne peut pas nécessairement servir de fondement à une bonne politique d’intérêt public. Permettez-moi d’avancer quelques propositions pour expliquer pourquoi, selon moi, le projet de loi constitue une bonne politique d’intérêt public.

Proposition 1 : Le projet de loi repose sur un principe voulant que ce soit le rôle du gouvernement de mener la politique étrangère de notre pays. Ce même pouvoir a été utilisé pour édicter la loi Magnitski, pouvoir dont le projet de loi est le prolongement logique. Il ne propose pas de bâtir un tout nouveau pont, car ce pont a été mis en place lorsque nous avons adopté la loi de Magnitski, la LMES et, plus tôt, la LBBDEC.

Le blocage des avoirs prévu par la loi Magnitski devait être un moyen de parvenir à une fin, fin que le projet de loi définit désormais. Si le projet de loi est adopté, il pourra être considéré comme le poste de péage du pont Magnitski, car quiconque a franchi ce pont est déjà réputé, en vertu de la loi Magnitski, être « responsable ou complice de meurtres extrajudiciaires, de torture ou d’autres violations graves de droits de la personne reconnus à l’échelle internationale », de violations et de corruption.

Proposition 2 : Le projet de loi introduit les notions de responsabilité politique et d’application régulière de la loi pour ce qui concerne la dépossession de biens de ceux qui sont complices de violations flagrantes des droits de l’homme ou de corruption. Il importe également de noter que l’expérience des tribunaux est bien établie pour ce qui est de la réaffectation des biens. Comme le sénateur Dalphond l’a fait remarquer, en substance, il n’y a rien à craindre du projet de loi S-217. Ces notions sont déjà bien établies dans le droit canadien relatif aux produits de la criminalité en vertu de la Loi sur l’administration des biens saisis.

Proposition 3 : Le Canada a le droit souverain d’édicter des lois de cette nature. Lorsqu’une personne choisit d’investir ou d’acquérir des biens au Canada, il est évident en droit international que ces biens sont assujettis aux lois et aux compétences locales.

Proposition 4 : Le projet de loi réduira les coûts pour les contribuables et les autres détenteurs de biens bloqués. Lorsque des biens sont bloqués ou mis sous séquestre, il y a des coûts associés à leur gestion.

Proposition 5 : Le projet de loi uniformise les règles du jeu lorsque notre pays est forcé de traiter avec des protagonistes malveillants et des régimes corrompus. Notre gouvernement doit pouvoir user de représailles contre ceux qui ne respectent pas la primauté du droit, comme c’est le cas en Russie.

Contrairement à la Loi sur les pouvoirs d’urgence, qui accorde au gouvernement des pouvoirs de confiscation étendus en cas d’urgence internationale, y compris dans des situations où il n’y a pas de guerre totale, le projet de loi peut se comparer à un scalpel et non à une tronçonneuse.

Proposition 6 : Le projet de loi aura des effets dissuasifs importants contre les protagonistes malveillants qui veulent placer leur argent et leurs gains mal acquis au Canada. Si le gouvernement a des pouvoirs de confiscation, comme le projet de loi le prévoit, ces gens-là y penseront peut-être à deux fois avant de cacher leurs richesses chez nous, ce qui est une bonne chose, compte tenu de la réputation de notre pays concernant le blanchiment à la neige.

Proposition 7 : Certains croient que les biens bloqués ne devraient être restitués qu’au gouvernement du pays d’origine du détenteur des biens. Cela pourrait se produire, par exemple, lorsqu’il y a un changement de régime. Le projet de loi ne limite en rien la capacité de notre gouvernement et de nos fonctionnaires à cet égard. Mais il donne au gouvernement une autre possibilité : présenter une demande pour réaffecter ces biens afin d’aider les victimes de l’action de cet État lorsqu’il n’y a pas de changement de régime. La réaffectation de ces actifs pour aider les victimes des crimes odieux commis en Ukraine par la Russie apporte en quelque sorte une mise de fonds que nous pourrions prévoir dès maintenant pour les réparations futures.

Enfin, je voudrais proposer que le projet de loi soit officiellement intitulé Loi de Volodimir Zelenski pour honorer et célébrer ce courageux dirigeant de l’Ukraine. Si nous adoptons cette loi, j’espère que d’autres pays suivront notre exemple.

Susan Côté-Freeman, présidente, Transparency International Canada, à titre personnel : Monsieur le vice-président, honorables sénateurs, merci beaucoup de donner à Transparency International Canada l’occasion de prendre la parole au sujet du projet de loi S-217.

Je dirai d’emblée que TI Canada appuie l’intention générale des auteurs du projet de loi. Personne ne peut être insensible au sort des réfugiés ni aux besoins des personnes déplacées. La guerre actuelle en Ukraine, où des foules, des mères et des enfants ont fui leur pays, nous a rappelé les tristes conséquences des conflits. J’ajouterai que la question de la justice pour les victimes de corruption est un chaînon manquant dans la lutte contre ce fléau, et nous sommes heureux que le projet de loi s’attaque à ce problème. Malgré tout, une lecture attentive du projet de loi fait surgir plusieurs questions.

La première, c’est que le projet de loi met l’accent sur les réfugiés, particulièrement dans le préambule. Nous reconnaissons pleinement que la mauvaise gouvernance et les pratiques de corruption peuvent entraîner des déplacements forcés de personnes. Malheureusement, les effets déplorables de la mauvaise gouvernance et de la corruption à grande échelle ne se limitent pas aux réfugiés. Ceux qui vivent toujours dans leur propre pays peuvent souffrir profondément de la corruption de bien des façons. Les infrastructures, les soins de santé, l’éducation et bien d’autres nécessités sont gravement sous‑financés, privant les citoyens de leurs droits et de services fondamentaux. Il peut même arriver que des vies soient en danger. Tout le monde ne peut pas ou ne va pas percevoir ces problèmes par les yeux d’un réfugié. Certains restent dans leur pays et continuent de vivre, écrasés sous le poids de la corruption.

Les pires kleptocrates se rendent coupables de graves violations des droits de la personne pour s’enrichir et conserver le pouvoir, mais leurs victimes ne sont pas nécessairement des personnes déplacées. TI Canada exhorte donc les sénateurs à étendre la portée du projet de loi à un plus grand nombre de victimes, outre les réfugiés, qui méritent peut-être tout autant de profiter des fonds réaffectés.

Une autre préoccupation est que le projet de loi semble supposer que des sommes ou des biens importants sont bloqués au Canada en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus et de notre propre loi Magnitski, sur lesquelles le projet de loi S-217 s’appuie. Nous ne savons pas si des sommes importantes ou des biens ont été saisis jusqu’à maintenant en vertu de ces lois. En fait, nous sommes d’avis que les pouvoirs conférés par ces lois sont actuellement largement sous-utilisés. Le Canada a des dispositions de confiscation au civil et au criminel raisonnablement énergiques qui ne sont pas utilisées à fond. Nous nous demandons donc si une mesure législative comme le projet de loi S-217 ne créerait pas simplement une nouvelle infrastructure juridique alors que les lois existantes n’ont pas été pleinement utilisées.

De plus, TI Canada exhorte les sénateurs à examiner la répartition constitutionnelle des pouvoirs concernant les lois sur la confiscation. Les tribunaux, dont la Cour suprême du Canada, se sont déjà intéressés à la question dans le contexte des lois provinciales sur la confiscation civile. L’incidence des questions constitutionnelles n’est peut-être pas sans intérêt pour les procédures et normes prévues par le projet de loi pour que le tribunal puisse trancher les questions et ordonner la réaffectation des biens saisis et pour que les parties en cause soient entendues. TI Canada ne prend pas de position particulière sur ces questions, mais demande plutôt aux sénateurs de veiller à ce que ces questions juridiques soient pleinement examinées dans le cadre de l’étude du projet de loi.

L’article 8.1 propose ce qui suit :

Le tribunal peut rendre une ordonnance afin que les sommes qui lui ont été versées au titre de la présente loi soient distribuées à toute personne ou entité, notamment un État étranger, selon le montant ou la proportion qu’il estime appropriés, s’il est d’avis qu’elles seront utilisées à des fins justes et appropriées dans les circonstances.

En toute déférence pour les tribunaux canadiens, nous nous demandons si des juges qui siègent au Canada, où les biens illicites sont saisis, connaîtront suffisamment le contexte du pays ou du groupe qui pourrait recevoir ces fonds. Il est impératif que les fonds réaffectés ne se retrouvent pas entre les mains de ceux qui pourraient les utiliser pour perpétuer la corruption ou les violations des droits de la personne. Voilà pourquoi TI Canada encourage le Parlement à intégrer des mécanismes concrets de reddition de comptes à l’égard de ces fonds réaffectés.

Enfin, à notre avis, il manque un élément fondamental pour le projet de loi. Pour bloquer des biens illicites, nous devons savoir qui sont les véritables propriétaires de ces biens. La guerre en Ukraine a mis en lumière la façon dont les fortunes mal acquises des oligarques ont été blanchies à travers des réseaux complexes de sociétés-écrans derrière lesquelles les propriétaires se cachent. À l’heure actuelle, le Canada n’a pas de registre des bénéficiaires effectifs, ce qui contribuerait à atténuer cet obstacle majeur. Heureusement, les Canadiens ont appris cette semaine que la mise en œuvre prévue d’un tel registre sera ramenée de 2023 à 2025.

En conclusion, je dirai qu’il s’agit d’un projet de loi qui repose sur une noble intention. Il met à juste titre l’accent sur la lutte contre la corruption à un niveau élevé. Cependant, si nous voulons atteindre les objectifs, nous devons penser de façon plus générale aux victimes de la corruption, tirer parti des mécanismes juridiques existants et, avec votre aide, donner la priorité à l’établissement d’un registre public de la propriété effective. Merci.

Le vice-président : Merci. Nous allons maintenant entendre Brandon Silver.

Brandon Silver, directeur de la politique et des projets, Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, à titre personnel : Je remercie les honorables sénateurs, ainsi que M. Hampson et Mme Côté-Freeman, qui ont livré un témoignage convaincant et complet.

À une époque où l’ordre international fondé sur des règles est menacé et où les normes démocratiques reculent, le Canada a une occasion unique d’établir la norme mondiale des pratiques et politiques en matière de droits de la personne en perfectionnant son cadre de sanctions ciblées au moyen du projet de loi S-217. Notre loi actuelle sur les sanctions envoie un message important de solidarité avec les victimes et de responsabilité à l’égard des coupables, en faisant en sorte que, grâce à des interdictions de visa et à des saisies de biens, les despotes et les dictateurs du monde ne puissent pas jouir au Canada des libertés qu’ils refusent à leurs compatriotes chez eux. Le projet de loi S-217 s’appuie sur ce principe de façon conséquente. Nous l’appuyons sans réserve et nous vous proposons trois amendements possibles.

Premièrement, à l’article 6, le terme « étranger » devrait être remplacé par « personne étrangère ». La distinction n’est pas anodine. Le terme « étranger » limite la portée du projet de loi aux seules personnes physiques, ce qui écarterait une proportion importante des sanctions actuellement en vigueur, particulièrement en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, dont l’étendue est plus large. L’expression « personne étrangère » serait plus inclusive et couvrirait l’ensemble des personnes visées par les sanctions prévues par la législation en vigueur, y compris les personnes morales telles que les sociétés. En raison de l’opacité à laquelle le projet de loi s’attaque, nous ne pouvons pas examiner la répartition des biens saisis. Cependant, nous pouvons supposer que de telles entités constituent une proportion importante et conséquente d’entre elles, mêlées à des violations des droits de la personne et à la corruption que le projet de loi cherche à combattre.

Deuxièmement, en ce qui concerne l’article 5, vous voudrez peut-être envisager un mécanisme permettant au public — ou aux parlementaires, comme ce comité-ci — de demander au gouvernement de réaffecter des actifs et d’exiger une explication complète si le gouvernement refuse. Cette surveillance et cette transparence démocratiques supplémentaires renforceraient davantage les normes et élargiraient l’expertise tout en favorisant un processus plus proactif et réceptif. Ce serait aussi tout à fait conforme aux pratiques exemplaires tant à l’étranger que chez nous. Par exemple, la Global Magnitsky Act des États-Unis exige une réponse détaillée du gouvernement aux mémoires présentés par les législateurs. Elle encourage également les pétitions et les soumissions d’ONG et d’acteurs de la société civile, qui ont tous souvent ancré et inspiré la mise en œuvre de sanctions aux États-Unis.

Chez nous, la procédure parlementaire canadienne établit un précédent pour de telles pratiques de surveillance législative. Ainsi, les questions inscrites au Feuilleton conformément à l’article 39 du Règlement de la Chambre des communes ont généralement donné lieu à des réponses gouvernementales de fond dans un délai prescrit de 45 jours. La consécration d’une telle surveillance démocratique améliorerait le projet de loi S-217.

Troisièmement, il devrait être clair que les victimes et les survivants ciblés peuvent également bénéficier de la réaffectation des biens, même si on met largement l’accent sur la catégorie plus vaste des populations déplacées de force, comme le projet de loi le fait. L’article 8 du projet de loi pourrait être interprété comme offrant déjà cette possibilité, même si les auteurs du texte ont dit très clairement qu’ils considèrent les personnes déplacées de force comme la catégorie unique et exclusive de bénéficiaires. Le préambule du projet de loi y fait allusion. Les dissidents et les défenseurs des droits de la personne qui mettent leur gagne-pain et leur vie en danger pour défendre les libertés fondamentales méritent de façon particulière d’être pris en considération dans un tel cadre de réaffectation des biens bloqués.

Bien que l’argent ne puisse jamais compenser la perte d’êtres chers ou de membres ni les années perdues à cause d’un emprisonnement injuste, il peut au moins aider les victimes à couvrir une partie des coûts élevés qu’elles doivent assumer pour rebâtir leur vie, des coûts qui dépassent souvent leurs moyens financiers. Il est possible de leur apporter cette aide sans compliquer indûment le processus envisagé dans le projet de loi. L’audience sommaire simple et directe qu’il prévoit pourrait être maintenue même si on retient une interprétation plus généreuse de l’article 7.1 afin que les victimes et les survivants soient réputés avoir un intérêt valide à l’égard du bien bloqué et puissent participer à l’audience. Cette interprétation plus inclusive peut être renforcée de diverses façons, mais la plus convaincante — pour les articles 7 et 8 — serait simplement une modification du préambule, qui devrait mentionner expressément l’importance de la réparation pour les victimes individuelles en tant qu’objectif principal, avec le soutien aux personnes déplacées de force.

Nous croyons que les trois améliorations proposées à l’instant renforcent le projet de loi et, au bout du compte, son objectif principal, qui est de promouvoir la justice et la reddition de comptes tout en aidant les plus vulnérables.

En terminant, nous tenons à réaffirmer notre ferme appui au projet de loi et à en encourager l’adoption rapide. Mesdames et messieurs les sénateurs, certains des pires kleptocrates et tueurs du monde profitent des banques étrangères et se prélassent sur les plages pendant que leurs victimes languissent dans la douleur.

Lorsque cette image est remplacée par celle d’un survivant autonome qui revendique ses droits, la justice internationale commence à prendre un autre visage. Merci.

Le vice-président : Je signale aux témoins que nous allons maintenant passer aux questions.

Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup aux témoins de leurs exposés convaincants. Ma question a trois volets. Le projet de loi S-217 contient une disposition qui demande au ministre des Affaires étrangères de mettre en place un registre accessible au public où seraient consignés le nom de toute personne ou entité ayant un bien bloqué ainsi que la valeur de ce bien. Qu’est-ce que la création et le maintien d’un tel registre supposent pour Affaires mondiales Canada? D’autres ministères fédéraux et autres entités, dont les provinces, devraient-ils prendre part à la création et au maintien d’un tel registre? Lesquels? Y a-t-il d’autres pays qui possèdent un registre public des biens bloqués dans le cadre d’un régime de sanctions?

Merci. Les trois témoins peuvent répondre à la question.

Le vice-président : Qui veut commencer? Monsieur Hampson?

M. Hampson : Monsieur le sénateur, il faudrait demander à Affaires mondiales Canada quelles sont les ressources nécessaires. Et si le registre de propriété effective est mis en place assez tôt et non tardivement, nous pouvons probablement convenir qu’il ne ferait pas que compléter le registre prévu dans le projet de loi — et il serait peut-être logique d’avoir un seul registre, pour être honnête —, mais aussi que cela aiderait à atténuer les coûts.

Pour l’instant, nous sommes plus ou moins devant l’inconnu. Bien des faits anecdotiques semblent montrer que des personnes visées par la loi Magnitski et d’autres ont été sanctionnées et possèdent des biens au Canada. Nous pouvons affirmer que le montant n’est pas nul, mais y a-t-il lieu de parler de centaines de millions ou de milliards? Nous ne le saurons qu’une fois effectuées les analyses judiciaires voulues.

Le vice-président : Mme Côté-Freeman ou M. Silver ont-ils quelque chose à ajouter?

M. Silver : Je suis d’accord avec M. Hampson, qui a fort bien décrit la situation. J’ajouterais que, de façon non officielle, Affaires mondiales Canada tient en ligne une liste unique de sanctions qui indique chaque entité et personne sanctionnée en vertu des diverses lois que le projet de loi S-217 fera jouer pour réaffecter des biens.

Sur un plan quelque peu informel, nous dirions qu’il peut s’agir d’un moyen efficace, du point de vue de la société civile et de la transparence, d’identifier les biens qui sont réellement saisis, conformément à la loi, et les personnes en cause. Il serait important d’identifier les biens de façon exhaustive et accessible si nous voulons établir un lien de confiance avec le public et le mobiliser, mais aussi à l’interne, si nous voulons simplifier les processus.

De façon plus officielle, c’est habituellement en vertu des cadres réglementaires pertinents que les personnes sont inscrites sur une liste et, évidemment, il s’agirait d’un processus plus complet d’identification des biens en cause. Il y aurait peut-être là aussi une façon claire d’identifier de façon particulière les biens appartenant à ces personnes.

Le sénateur Woo : Merci à tous les témoins.

À ce premier tour, j’ai quatre questions à poser. La première porte sur les sept propositions de M. Hampson, qui sont très convaincantes, mais qui ne disent rien de l’efficacité des mesures prévues dans le projet de loi pour faire changer les comportements. Il y a un effet dissuasif, je le comprends. Mais les sanctions visent notamment à inciter la personne, le pays ou l’organisation ciblés à modifier leur façon d’agir. Il me semble que la saisie et la réaffectation de biens ne favorisent pas les changements de comportement.

Dans le cas de la loi Magnitski, nous avons déjà décidé que ce sont de mauvais sujets qui méritent d’être punis. En un sens, c’est un tribunal qui rend une décision.

Mais dans le cas de la LMES et de la LBBDEC, je soupçonne qu’il y a une motivation légèrement différente, un incitatif, un désir, je dirais, de la part du législateur, d’inspirer un certain changement de comportement. La saisie et la réaffectation de biens pourraient ne pas permettre d’atteindre cet objectif. Cette question s’adresse à M. Hampson.

De Mme Côté-Freeman, je voudrais savoir à quelles fins les biens peuvent être réaffectés. Que pensez-vous de la décision récente des États-Unis, qui ont choisi de réaffecter l’ensemble des réserves de l’Afghanistan à l’étranger, la moitié étant consacrée à des fins humanitaires choisies par le gouvernement américain et l’autre moitié servant à indemniser les victimes des tragiques attentats terroristes du 11 septembre? Il s’agit en fait de s’emparer de toute la richesse d’un pays — après un changement de régime, incidemment. C’est là un cas intéressant où le changement de régime a été précipité par l’Occident lui-même, mais après un changement de régime, on a décidé de prendre tous les biens d’un pays, de les bloquer, de les saisir, et maintenant de les réaffecter essentiellement au profit des Américains, dans une large mesure.

Mme Côté-Freeman ou M. Silver peuvent répondre à ma troisième question. Vous dites que le projet de loi met l’accent sur les déplacements forcés, à l’exclusion d’autres situations. Vous préconisez une portée plus large. Je comprends votre point de vue, mais dans la mesure où nous nous concentrons sur les déplacements forcés, pensez-vous que cela couvrirait le déplacement forcé de... Le déplacement forcé le plus important, avant celui des Ukrainiens, s’est produit en Afghanistan. Il a eu lieu en grande partie au cours des 20 dernières années de présence occidentale en Afghanistan. Selon vous, faudrait-il évaluer les raisons et les causes, s’interroger sur les protagonistes étrangers qui sont directement impliqués ou qui sont complices du déplacement forcé des Afghans et aussi, bien sûr, des Irakiens, dont le déplacement a eu lieu avant et pendant celui des Afghans? Il y a de ce côté un nombre important de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et de réfugiés.

Enfin, il a été question la Loi sur les valeurs patrimoniales, la LVP, en Suisse, qui est une mesure marquante, certes, mais très différente du projet de loi à l’étude, en ce sens qu’elle met énormément l’accent sur l’entraide juridique. Autrement dit, c’est le gouvernement suisse qui a la charge de prendre des mesures si un gouvernement étranger lui demande de saisir, de bloquer et de réaffecter des biens. Que pensez-vous de cette différence par rapport à nos propres efforts, qui semblent être beaucoup plus unilatéraux et qui découlent des jugements canadiens de corruption, d’actes condamnables, etc.? Pourrions‑nous adopter une approche qui serait davantage fondée sur la coopération avec le pays étranger qui fait la demande? Merci.

M. Hampson : Avec la permission de la présidence, je vais répondre à la première question qui m’a été posée au sujet du rôle des sanctions.

Il est juste de dire, comme le sénateur l’a fait fort justement, que les sanctions sont considérées comme un moyen d’assurer la conformité, de forcer les personnes ou entités en cause à agir d’une façon qui ne leur convient pas forcément ou à modifier leur façon de faire. L’efficacité des sanctions a fait l’objet d’un débat exhaustif dans la littérature.

Permettez-moi d’attirer votre attention sur trois autres aspects qui sont importants ici et qui ont une dimension comportementale.

Le premier est la fonction de dissuasion de la Loi sur la réaffectation des biens bloqués à laquelle j’ai fait allusion et qui vise à prévenir les comportements répréhensibles. C’est un autre moyen d’avertir les vilains que s’ils placent leurs gains mal acquis au Canada, ils risquent de les perdre, pas seulement de les voir bloqués, mais de les perdre. La dissuasion joue un rôle important à cet égard, c’est-à-dire la dimension comportementale.

Deuxièmement, il y a la prévention. Tous les Russes à qui j’ai parlé ont dit que les oligarques font partie des leviers de pouvoir du président Poutine. Confisquer leurs gains mal acquis, c’est donc le priver de ces leviers de pouvoir. Pourquoi est-ce important? Pour une raison qu’un autre témoin a expliquée : empêcher que nous n’en revenions au même point après un changement de régime. Il s’agit de modifier les structures du pouvoir dans un pays donné.

Le troisième principe est celui de l’indemnisation. M. Silver en a parlé. Il est bien établi dans la pratique internationale que les victimes méritent réparation. Le projet de loi permet d’accorder des réparations le plus tôt possible.

La prévention, l’indemnisation et la dissuasion sont donc des aspects de cette loi qui s’ajoutent au souci de la conformité. Les mêmes arguments pourraient être invoqués contre notre régime de sanctions actuel, dont on peut prétendre qu’il ne va pas changer les comportements, mais je pense qu’on augmente ainsi l’enjeu.

Le vice-président : Merci, monsieur. Il nous reste une minute, madame Côté-Freeman, voulez-vous ajouter quoi que ce soit à ces observations?

Mme Côté-Freeman : Oui.

Le vice-président : Sénateur Woo, je vous inscris au prochain tour.

Mme Côté-Freeman : Oui. Je voulais répondre à la question du sénateur Woo sur l’utilisation des actifs réaffectés. Selon nous, les victimes de la corruption ont droit à une forme d’indemnisation ou à la restitution de biens qui leur permettront, lorsqu’il y a eu corruption à un haut niveau, de bâtir le pays qu’elles veulent bâtir. Les effets sont omniprésents. Ce ne serait que justice si ces victimes étaient indemnisées.

Je n’ai pas de point de vue précis en ce qui concerne l’Afghanistan, mais je tiens à insister sur l’importance de cette indemnisation ou de cette restitution de biens volés. C’est un aspect négligé de la lutte contre la corruption, mais il est important.

Le vice-président : Merci. Nous reviendrons à vous et à Brandon Silver au prochain tour.

La sénatrice M. Deacon : Merci à nos invités et témoins d’être là. Vous nous avez donné une information utile. C’est là une question importante à laquelle il convient de s’intéresser au cours de l’étude du projet de loi.

Ma question porte sur la répartition des biens saisis. Le texte législatif dit-il de quelle latitude les tribunaux disposent pour décider où l’argent devrait aller? Y a-t-il un principe présumé, une exigence voulant que l’argent soit consacré à une cause liée au motif du blocage ou de la saisie, ou le tribunal est-il libre de prendre cette décision selon qu’il le juge bon?

J’adresse ma question à Mme Côté-Freeman, et nous verrons ensuite. Merci.

Mme Côté-Freeman : Vous posez les mêmes questions que nous. Comment cette latitude sera-t-elle utilisée? Comment le juge décidera-t-il?

Je présume qu’il y aura des lignes directrices, mais je m’inquiète. Le problème n’est sûrement pas insurmontable, mais je crains que des difficultés ne surgissent faute d’un niveau de compréhension ou de connaissance suffisant pour qu’on sache à qui l’argent doit aller et qu’on saisisse bien le contexte du pays en cause.

Je n’ai pas de réponse. Nous nous posons la même question.

Le vice-président : Y a-t-il d’autres témoins qui souhaitent répondre?

M. Silver : Je peux me permettre? Selon moi, l’article 8 du projet de loi S-217 établit un juste équilibre entre les paramètres d’application obligatoire et l’indépendance judiciaire, la latitude laissée au juge. Cet article établit un lien entre la criminalité des personnes associées aux biens saisis et la répartition des biens, tout en insistant sur le fait que le juge peut — « peut » est le mot clé — faire les versements qu’il juge appropriés.

En somme, l’article 8, d’une part, impose le lien entre la criminalité et les infractions individuelles de la personne ou de l’entité en cause et, d’autre part, donne une certaine latitude au juge. Selon moi, il établit une solide orientation qui va dans le bon sens.

Le vice-président : Merci.

M. Hampson : Il est important de reconnaître que les décisions seront prises au cas par cas et que l’initiative reviendra au gouvernement, par l’entremise du procureur général, qui présentera une demande au tribunal. Le procureur général consultera ses collègues du Cabinet, dont le ministre des Affaires étrangères. Dans cette démarche, le gouvernement fera valoir sa préférence concernant la réaffectation des biens.

L’élégance du processus, c’est qu’il assure l’application régulière de la loi. Il ne s’agit pas simplement d’une décision de l’exécutif comme celles que nous avons vues dans d’autres pays. Il permet aux victimes, au propriétaire des biens ou à quiconque estime avoir un droit légitime à leur égard de s’adresser au tribunal, qui décide ensuite ce qu’il y a lieu de faire.

Nous ne devrions pas présumer de l’issue du processus en nous appuyant sur nos affaires judiciaires préférées dans lesquelles divers crimes, des violations des droits de la personne ou de la corruption étaient en cause, par exemple. Ce sera au cas par cas. Encore une fois, cela donne au gouvernement suffisamment de latitude dans sa requête adressée au tribunal.

Le vice-président : Merci.

Le sénateur MacDonald : Ma question s’adresse à quiconque peut raisonnablement y répondre.

En 2016, la Suisse a adopté une loi autorisant le blocage, la confiscation et la restitution de biens que possédaient chez elle des dirigeants étrangers corrompus et leurs proches collaborateurs. En vertu de cette loi, une fois les biens confisqués, la Suisse peut chercher à restituer au pays d’origine les biens d’un représentant étranger corrompu dans le but d’améliorer...

[...] les conditions de vie de la population du pays d’origine ou renforcer l’état de droit dans l’État d’origine et contribuer à lutter contre l’impunité.

Voici mes deux questions : est-il arrivé souvent que cette loi helvétique soit utilisée depuis 2016? Avec quelle efficacité? Le recours à cette loi, son application ont-ils eu des conséquences imprévues? Lesquelles?

M. Hampson : La loi a été utilisée dans un nombre appréciable de cas. Elle a servi à réaffecter des biens au déminage en Angola. Elle a également été utilisée à des fins humanitaires grâce à la création d’une fondation au Kazakhstan qui a repris des biens illicites dont la réaffectation a été jugée s’imposer aux termes de ces dispositions administratives. Elle a donc servi. Le gouvernement suisse a un document qui précise combien de fois.

Au cours de notre propre réflexion, nous avons consulté les fonctionnaires suisses, notamment l’architecte, dirons-nous, de cette mesure législative. Les Suisses eux-mêmes ont reconnu que parfois, lorsqu’il s’agissait de restituer ces fonds ou de les utiliser dans le pays d’origine, avec le consentement des autorités locales, les conditions n’étaient pas optimales parce qu’il n’y avait pas eu de changement de régime. Il y a donc des contraintes.

En fait, un fonctionnaire nous a dit que la conception du projet de loi à l’étude constitue une solution beaucoup plus élégante parce qu’elle n’est pas axée sur le pays d’origine; elle est liée aux citoyens de ce pays qui ont peut-être été déplacés de force. Le projet de loi ouvre davantage de possibilités.

Mme Côté-Freeman : Je tiens à insister sur la difficulté de restituer les biens aux pays où il n’y a pas eu de changement de régime. C’est un énorme défi, car on court le risque de rendre l’argent à des gens qui s’empresseront de commettre les mêmes exactions et de faire les mêmes ravages dans leur pays. C’est donc une tâche redoutable.

Je ne vois pas très bien comment le projet de loi à l’étude prévient effectivement ce genre de chose, mais je me réjouis d’entendre un avis contraire dans la bouche de M. Hampson, car il s’y connaît mieux que moi en la matière. Merci.

Le sénateur MacDonald : S’agit-il là de conséquences imprévues ou de conséquences prévues?

M. Hampson : Sénateur, permettez-moi de répondre à la question de Mme Côté-Freeman.

Le projet de loi vous permet d’aider ceux qui ont été déplacés de force, qui n’ont pas de citoyenneté. Une hypothèse : le gouvernement pourrait dire que ces fonds devraient être remis au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ou, comme certains le proposent maintenant, être versés dans un fonds mondial d’aide aux Ukrainiens, tant ceux qui ont été déplacés de force que ceux qui se trouvent dans une situation désespérée, toujours dans leur pays. Encore une fois, la décision se prendra au cas par cas.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins d’être ici aujourd’hui. Je vais revenir sur la question du sénateur MacDonald, parce que la Loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite, qui a été adoptée par la Suisse en 2015, fait figure de référence en la matière.

Donc, je sais qu’on nous a répondu qu’elle a déjà été appliquée, mais les délais de mise en œuvre de cette loi sont assez importants. On parle de 10 à 15 ans. Ma première question s’adresse à M. Fen Hampson. Les délais qui se sont appliqués, par exemple, dans le cas de la libération des avoirs du président égyptien Moubarak, qui avaient été saisis après le Printemps arabe, étaient de 10 ans. Est-ce que vous pensez que la situation qui a prévalu en Suisse pourrait se répéter au Canada, et quelles mesures pourrions-nous prendre pour assurer des délais de restitution raisonnables?

Ma deuxième question s’adresse à Mme Côté-Freeman. Peu d’États dans le monde ont adopté des lois visant la mise en place de mécanismes qui permettent, comme le propose le projet de loi S-217, de réaffecter des biens bloqués lorsque ces biens sont associés à un étranger responsable ou complice de graves violations des droits de la personne ou de corruption. Quels pourraient être les effets de l’adoption d’une telle loi sur les investissements des ressortissants étrangers au Canada?

[Traduction]

M. Hampson : Il est vrai que les délais peuvent être plus longs que nous ne le voudrions, mais c’est la nature de la primauté du droit, de l’application régulière de la loi et des processus transparents qui s’appliquent chez nous. Parfois, ce n’est pas aussi efficace que nous le souhaiterions, mais le projet de loi respecte la primauté du droit, et je crois qu’il le fait pour de très bonnes raisons.

[Français]

Mme Côté-Freeman : Oui, pour répondre à la sénatrice, malheureusement, je ne sais pas combien de pays se sont dotés d’une loi comme celle qui est présentement envisagée. On parle beaucoup de récupération des biens, car c’est un thème qui est privilégié depuis longtemps. Par contre, il est certain que le fait que la procédure prenne énormément de temps, c’est un problème qu’on va devoir régler. Lorsque la justice est différée et lente, c’est assez problématique, donc je ne sais pas. Je suis désolée, mais je ne crois pas avoir compris la seconde partie de votre question au sujet des investisseurs dans les pays. Est-ce possible de la répéter?

La sénatrice Gerba : En fait, je me questionne sur les effets du projet de loi S-217 sur les investissements étrangers au Canada. Cela ne va-t-il pas nuire à l’investissement étranger au Canada?

Mme Côté-Freeman : Ce n’est pas une question à laquelle j’ai réfléchi, mais il me semble si le Canada est vu comme un État de droit, un État où règne la justice, cela ne peut pas nuire aux investissements étrangers. À mon avis, il est important que le Canada soit vu comme un pays où l’on peut investir, un pays où tous les droits sont protégés. Je n’ai pas vraiment réfléchi à la question. Je vous remercie de l’avoir posée.

Le vice-président : Merci.

La sénatrice Clement : Je remercie tous les témoins. J’avais la même question que la sénatrice Deacon, mais j’en ai une autre qui s’adresse à Mme Côté-Freeman. J’étais intéressée par le fait que vous êtes d’accord en général avec les objectifs du projet de loi proposé, mais vous avez exprimé un doute en vous questionnant sur ce qu’il pourrait ajouter à la conversation lorsqu’on se trouve dans un contexte où d’autres lois sont sous-utilisées. Pouvez-vous ajouter quelque chose à vos commentaires? J’aimerais mieux comprendre la direction des commentaires que vous avez faits.

Mme Côté-Freeman : Est-ce que je devrais répondre en français ou en anglais?

Le vice-président : C’est votre choix.

Mme Côté-Freeman : D’accord, je vais répondre en français. Comme vous l’avez bien compris dans mes propos, nous appuyons le projet de loi et certainement son esprit. Le problème au Canada, c’est qu’on a très peu de lois qui luttent contre la corruption qui sont mises en œuvre. Nous avons des ressources très limitées par rapport à cela. On s’interroge vraiment sur le bien-fondé de la mise en place d’un nouveau processus juridique, alors que nos ressources sont si limitées. Nous avons des outils, nous les utilisons très peu pour des raisons qui nous semblent parfois un peu mystérieuses, mais on nous dit toujours que c’est à cause d’un manque de ressources.

Est-ce que, en créant un autre mécanisme, on ne va pas drainer ces mêmes ressources qui ne sont pas suffisantes? C’est vraiment une question que nous devons nous poser, tout comme nous devons nous demander si nous voulons optimiser les mécanismes que nous avons déjà. C’est dans cet esprit que j’ai fait mes commentaires.

La sénatrice Gerba : Merci beaucoup.

[Traduction]

Le vice-président : Sénateur Woo, nous en sommes au deuxième tour. Puis-je vous suggérer de laisser un peu de temps aux témoins pour répondre?

Le sénateur Woo : Je vais répéter rapidement les questions. La première concerne votre opinion sur la réaffectation des réserves de l’Afghanistan par les Américains. Est-ce une approche acceptable par rapport à ce que nous proposons? Je vous rappelle que la banque centrale russe est visée par la LMES.

Deuxièmement, devrions-nous nous inspirer davantage de l’approche suisse? Cette discussion a déjà eu lieu. Les Suisses tendent à mettre davantage l’accent sur l’entraide juridique, c’est-à-dire la collaboration avec le pays pour lutter contre la corruption.

Je songe à certains grands pays qui mènent de vastes campagnes de lutte contre la corruption. Supposons que l’un d’eux dise au Canada : « Il y a chez vous 50 fugitifs qui vivent à Vancouver, à Toronto et à Montréal. Ce sont tous des responsables corrompus de notre pays qui se sont enfuis chez vous. Nous voudrions que vous bloquiez leurs avoirs et que vous nous les rendiez. » Est-ce une requête à laquelle nous envisagerions de répondre?

Le vice-président : Nous allons commencer par Brandon Silver, qui a été désavantagé au premier tour.

M. Silver : Bien sûr. Merci, monsieur le président.

L’exemple américain n’est pas nécessairement pertinent pour l’étude du projet de loi actuelle, parce qu’il s’agit d’un décret de l’exécutif.

Comme M. Hampson l’a expliqué, le projet de loi S-217 est beaucoup plus complexe et nuancé que ce que les États-Unis ont fait. Il prévoit un mécanisme qui, comme l’a si bien décrit le professeur, permet au gouvernement fédéral de présenter une demande, rend possible l’exercice du pouvoir judiciaire et laisse au juge une certaine latitude. Bien entendu, le processus serait lié aux actes des personnes inscrites et sanctionnées, mais il permettrait, et cela touche à votre deuxième question, sénateur Woo, l’intervention de tiers intéressés. Que cette participation de tiers prenne la forme d’un avis ou d’une intervention d’un État étranger qui a un intérêt à l’égard des biens ou que la démarche soit le fait de victimes ou de personnes inscrites sur la liste, cela permet une participation complète et large de parties multiples.

C’est toute une différence par rapport à l’action unilatérale de l’exécutif aux États-Unis. De façon plus nuancée, je dirai que le transfert effectué par les États-Unis se fonde en grande partie sur des arrêts judiciaires et des procédures antérieurs qui étaient distincts du décret lui-même. J’ai l’impression que nous comparons des pommes et des oranges. Le projet de loi à l’étude est un mécanisme complètement différent, avec beaucoup plus de raffinement et de nuances et des freins et contrepoids qui jouent à divers niveaux du processus démocratique.

Le vice-président : Merci. Madame Côté-Freeman, quelque chose à ajouter?

Mme Côté-Freeman : J’abonde dans le même sens que M. Silver.

Le vice-président : Monsieur Hampson, un dernier mot à ce sujet.

M. Hampson : Je suis d’accord sur tout ce qui a été dit.

Le vice-président : Sénateur Woo, êtes-vous d’accord?

Le sénateur Woo : Quelqu’un voudrait-il répondre à mon autre question au sujet de l’accent mis sur les personnes déplacées? Considéreriez-vous que les récents déplacements massifs comme il y en a eu en Afghanistan et en Irak doivent être visés par le projet de loi? Devrions-nous accepter des demandes d’enquête sur des protagonistes étrangers responsables ou complices de ces déplacements?

Le vice-président : Brièvement, monsieur Hampson?

M. Hampson : En un mot, oui.

Le sénateur MacDonald : Monsieur Hampson, vous avez récemment corédigé un article intitulé « Let’s seize — not freeze — the wealth of Putin’s cronies ».

Dans l’article, vous dites que, s’il est adopté, le projet de loi S-217 fournira au gouvernement du Canada un moyen supplémentaire de tenir le président Poutine et ses associés personnellement responsables en donnant à notre gouvernement le pouvoir de réaffecter leurs biens de façon légale et transparente.

Quels sont les renseignements du domaine public sur la valeur estimative des biens bloqués des Russes inscrits sur la liste du régime de sanctions du Canada?

M. Hampson : Rien n’a été publié officiellement à ce sujet. Il me semble toutefois juste de dire qu’un certain nombre d’oligarques russes ont été sanctionnés en vertu de la loi de Magnitski ou de la LMES. C’est une question qu’il faudrait poser aux fonctionnaires, car on présume que les oligarques ont été inscrits sur la liste parce qu’ils détiennent des biens au Canada.

Il y a certainement des faits anecdotiques connus. Il a été largement rapporté que des oligarques détiennent des intérêts dans des sociétés sidérurgiques de l’Ouest du Canada, dans des sociétés d’aluminium de l’Est du Canada ainsi que de gros avoirs immobiliers, et qu’ils ont bénéficié d’une surveillance laxiste en ce qui concerne ces investissements et ces avoirs dans notre pays.

Comme je l’ai dit, nous savons que le montant n’est pas nul, mais est-il de l’ordre de centaines de millions ou de milliards de dollars? D’aucuns prétendent que ce sont des milliards.

Le vice-président : Merci. Voilà qui met fin à la première partie de la séance. Je tiens à remercier les témoins, Fen Hampson, Susan Côté-Freeman et Brandon Silver, de leurs observations et de leurs idées. Merci aux témoins de nous en avoir fait part. Nous avons hâte de présenter notre prochain groupe de témoins.

[Français]

Le vice-président : Nous passons maintenant à notre deuxième groupe d’experts. D’Affaires mondiales Canada, nous accueillons Alexandre Lévêque, sous-ministre adjoint, Politique stratégique. Maître Lévêque, nous vous souhaitons la bienvenue au comité.

Pour vous aider, au besoin, à répondre à nos questions, vous avez avec vous Louis-Martin Aumais, directeur exécutif, Direction du droit criminel, de la sécurité et de la diplomatie; Me Matina Karvellas, directrice exécutive adjointe et avocate générale; Brandon Cove, conseiller principal, Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions.

[Traduction]

Nous accueillons également Meredith Lilly, professeure agrégée et titulaire de la Chaire des affaires internationales Simon Reisman, à l’Université Carleton, et Ihor Michalchyshyn, premier dirigeant et directeur général du Congrès des Ukrainiens Canadiens.

Bienvenue à tous et merci de vous être libérés pour comparaître. Comme d’habitude, les principaux témoins ont cinq minutes chacun pour s’exprimer.

Monsieur Lévêque, vous avez la parole. Nous entendrons ensuite Mme Lilly et M. Michalchyshyn.

Alexandre Lévêque, sous-ministre adjoint, Politique stratégique, Affaires mondiales Canada : Merci, monsieur le président, de nous avoir invités à comparaître pour vous parler du projet de loi S-217.

[Français]

Permettez-moi d’abord d’exposer quelques éléments contextuels sur le recours aux sanctions par le Canada. Dans le contexte actuel, les sanctions constituent un outil précieux de la politique étrangère pour favoriser la responsabilisation et la conformité aux normes internationales. Il est important de souligner que la décision d’imposer des sanctions autonomes ne se prend pas à la légère. L’imposition de sanctions doit être considérée comme une mesure coercitive de dernier recours. En ce sens, le Canada considère les sanctions comme faisant partie d’un ensemble plus complet d’outils de politique étrangère, qui comprend notamment la mobilisation, le dialogue et le renforcement des capacités.

[Traduction]

Comme bon nombre d’entre vous le savent, le Canada a recours à plusieurs lois sur les sanctions pour composer avec les réalités internationales actuelles. Deux d’entre elles ont été mentionnées. Je n’entrerai pas dans les détails parce que je crois que les membres du comité les connaissent, mais il s’agit de la Loi sur les mesures économiques spéciales, ou LMES, et de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, ou LJVDEC, également appelée loi de Magnitski. Il a aussi été question de la Loi sur le blocage des biens des dirigeants étrangers corrompus, ou LBBDEC. La seule chose que je dirais à ce sujet, c’est qu’il faut souligner que cette dernière loi est une mesure législative distincte qui n’est pas liée au régime général de sanctions du Canada.

[Français]

Dans un exemple récent de recours à des sanctions, le Canada, de concert avec ses alliés et partenaires internationaux, a imposé un nombre important de nouvelles sanctions à la suite de l’invasion non provoquée et injustifiable de la Russie en Ukraine. Ces mesures comprennent des sanctions contre le régime russe, y compris le président Poutine, des oligarques et des entreprises dans des secteurs d’importance stratégique pour la Russie. De plus, le Canada a imposé des sanctions financières sévères qui ont considérablement réduit la capacité de la Russie à accéder à des fonds mondiaux pour financer sa guerre non provoquée.

Le projet de loi S-217 élargirait le cadre de sanctions actuel du Canada en établissant un régime selon lequel certaines propriétés liées aux violations des droits de la personne et à la corruption, qui sont gelées en vertu des trois lois mentionnées, pourraient être réaffectées à des fins de soutien humanitaire.

Affaires mondiales Canada a fait une analyse initiale de ce projet de loi, en consultation avec le ministère de la Justice. Nous sommes d’avis que ce nouvel outil constituerait une approche novatrice et sans précédent pour réagir aux violations des droits de la personne et aux actes de corruption, et qu’il serait unique dans le contexte des sanctions internationales. Cependant, dans sa version actuelle, le projet de loi soulève quelques questions sur les plans stratégique et juridique qui devraient être prises en compte.

[Traduction]

Du point de vue de la politique étrangère, nous constatons que les sanctions se veulent actuellement une mesure coercitive visant à modifier un comportement, en particulier dans le cas de la LMES, qui suppose que les mesures pourraient être levées si le comportement a changé. Cependant, la confiscation et la redistribution de biens dans le cadre de ce nouveau mécanisme suggèrent que les sanctions seraient permanentes.

Ce projet de loi prévoit également un environnement où le gouverneur en conseil a déjà rendu des ordonnances visant à geler les biens de personnes en particulier dont le nom figure sur les listes prévues par la LJVDEC et la LMES. Dans les faits, une telle ordonnance n’a jamais été rendue en vertu de l’une de ces lois. La LJVDEC et la LMES servent plutôt à geler efficacement les avoirs qui se trouvent au Canada et appartiennent à des personnes inscrites sur ces listes, parce qu’elles restreignent toute opération liée aux propriétés d’une personne figurant sur la liste.

Le ministère de la Justice a aussi exprimé des préoccupations du point de vue de la répartition des compétences; en effet, certains éléments de ce projet de loi pourraient relever de la compétence des provinces. Une autre contestation juridique potentielle est le fait qu’une partie des décisions données aux tribunaux semble être de nature politique, ce qui pourrait être considéré comme nuisant à l’indépendance et à l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Nous soulevons ces problèmes potentiels comme des questions qui doivent être prises en compte afin de nous assurer que cette nouvelle loi est efficace pour atteindre les objectifs fixés. En ce sens, nous accueillons l’occasion de répondre à toutes vos questions aujourd’hui et sommes prêts à vous appuyer. Merci.

Le vice-président : Merci beaucoup. Nous allons entendre Mme Lilly.

Meredith Lilly, professeure agrégée et titulaire de la Chaire des affaires internationales Simon Reisman, Université Carleton, à titre personnel : Monsieur le président, merci de me donner l’occasion de m’adresser aux membres du comité. J’ai une certaine compétence en matière d’application des lois canadiennes prévoyant des sanctions et j’ai publié des écrits au sujet des modifications apportées récemment à notre régime, dont l’adoption de la loi de Magnitski. Aujourd’hui, je me concentrerai sur l’interaction entre le projet de loi S-217 et les lois habilitantes qui lui donneraient un effet juridique, soit la Loi sur les mesures économiques spéciales, la LMES, et la loi de Sergueï Magnitski. En effet, bien que le projet de loi S-217 permette la réaffectation et la déclaration des biens bloqués détenus au Canada, ce sont ces autres instruments législatifs qui permettent les ordonnances initiales de blocage des biens.

Je voudrais soulever trois points. Premièrement, j’appuie l’esprit et les objectifs du projet de loi. Je suis d’accord pour que nous allions plus loin que le simple blocage des biens au moyen des lois canadiennes sur les sanctions pour réaffecter les fonds afin d’atténuer les souffrances causées par les actes qui ont mené aux sanctions. Cela dit, je suis fermement convaincue que le Canada ne devrait jamais agir seul en imposant des sanctions à des ressortissants étrangers. Cela a toujours été la tradition du Canada. Nous n’avons jamais agi de façon vraiment unilatérale pour imposer des sanctions à quelque pays que ce soit. Nous avons toujours travaillé de concert avec au moins un autre pays, habituellement les États-Unis, l’Union européenne ou les deux. Si le projet de loi est adopté, la réaffectation des biens devrait également être mise en œuvre en coordination avec d’autres pays afin que la réaffectation s’inscrive dans les efforts des pays alliés.

C’est déjà possible. Dans le cas de la crise actuelle en Ukraine, les pays du G7 se sont engagés à créer un Groupe de travail sur les élites, les mandataires et les oligarques russes pour bloquer et saisir les biens. Les États-Unis et l’Union européenne envisagent d’adopter une loi propre à la crise actuelle pour bloquer et réaffecter les biens afin d’aider les Ukrainiens. Ainsi, l’adoption du projet de loi S-217 peut aider le Canada à honorer son engagement à cet égard.

Deuxièmement, je suis favorable aux exigences du projet de loi prévoyant le recours aux tribunaux pour décider de la réaffectation des fonds. À l’heure actuelle, des personnes peuvent être sanctionnées par le gouvernement du Canada en vertu de la Loi sur les Nations unies, de la LMES ou de la loi de Magnitski sans qu’il y ait application régulière de la loi devant un tribunal. Lorsqu’on dresse des listes de personnes à sanctionner, des erreurs peuvent être commises et ont effectivement été commises au Canada. Bien que les particuliers et entités puissent interjeter appel pour être retirés des listes de sanctions du Canada, si le projet de loi à l’étude est adopté, il sera important d’assurer l’application régulière de la loi avant de réaffecter des biens de façon irréversible. C’est d’autant plus important que le projet de loi met l’accent non plus sur le recours à des sanctions pour forcer un changement de comportement, mais plutôt sur la punition. Par conséquent, en exigeant une décision des tribunaux, le projet de loi apporte un élément important de l’application régulière de la loi tout en atténuant le risque que le gouvernement n’aille trop loin.

Mon dernier point porte précisément sur le libellé de l’article 6 du projet de loi. Les membres du comité voudront peut-être étudier plus en profondeur la liste des conditions prévues à cet article permettant au tribunal d’ordonner la réaffectation de biens bloqués. Plus précisément, la liste prévue par le projet de loi S-217 diffère des conditions à respecter pour imposer des réparations en vertu de la LMES et de la loi de Magnitski. Cette incohérence risque de donner lieu à des difficultés pour la mise en œuvre du projet de loi.

Ainsi, le projet de loi renvoie à une gamme complète de violations des droits de la personne au paragraphe 6d), tandis que la LMES et la loi de Magnitski se limitent aux violations flagrantes et systématiques des droits de la personne, comme la torture, la détention illégale et les exécutions extrajudiciaires. Ailleurs, le projet de loi à l’étude est plus restreint dans la liste des conditions de réaffectation que ne l’est la loi habilitante, la LMES. La justification juridique la plus courante, et de loin, pour imposer des sanctions canadiennes est la condition suivante :

[...] une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales est susceptible d’entraîner ou a entraîné une grave crise internationale [...]

... comme le dit la LMES.

Il s’agit de la justification juridique invoquée pour les plus de 800 personnes sanctionnées à ce jour à cause de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Toutefois, la condition de la LMES, une « rupture grave de la paix et de la sécurité internationales », ne figure pas dans le projet de loi pour la réaffectation des biens. Il propose plutôt un ensemble restreint de conditions qui exige des preuves que les personnes sanctionnées ont été responsables ou complices de violations des droits de la personne, de déplacements forcés ou d’actes de corruption à grande échelle.

La question n’est pas futile, car cette incohérence de libellé pourrait avoir une incidence sur la capacité de la juridiction compétente de réaffecter pleinement des biens qui ont été bloqués au Canada, particulièrement en ce qui concerne la crise actuelle en Ukraine. Par conséquent, je veux m’assurer que la liste des conditions énoncées dans le projet de loi est fidèle aux intentions des sénateurs quant à son utilisation éventuelle si le projet de loi est adopté.

Je vais m’arrêter là, monsieur le président. Ce sera un plaisir de répondre à vos questions.

Ihor Michalchyshyn, premier dirigeant et directeur général, Congrès des Ukrainiens Canadiens : Merci, sénateur Harder. Heureux de vous trouver là, avec les autres sénateurs et les autres témoins. Je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer et je remercie la sénatrice Omidvar d’avoir présenté le projet de loi.

Comme vous le savez, le Congrès des Ukrainiens Canadiens est la voix de la communauté ukrainienne au Canada, qui comprend, selon le dernier recensement, 1,4 million de Canadiens qui se sont déclarés Ukrainiens. Nous regroupons des organisations locales, nationales et provinciales.

Le mois a certainement été très chargé. Le conflit en Ukraine a suscité un appui phénoménal aux quatre coins du Canada. Nous sommes la voix de notre communauté auprès de vous, du gouvernement fédéral et des Canadiens.

En février 2014, la Russie a envahi l’Ukraine. À partir de 2014, plus de 13 000 personnes ont été tuées, 30 000 ont été blessées et 1,5 million ont été déplacées à l’intérieur du pays.

Il y a un mois aujourd’hui, le 24 février, la Russie a lancé une attaque en règle contre l’Ukraine. Au cours du dernier mois, le peuple ukrainien a défendu vaillamment sa patrie, infligeant de lourdes pertes aux forces russes. Nous croyons que la Russie commet systématiquement des crimes de guerre à grande échelle en bombardant des civils des airs et en détruisant des villes et des infrastructures civiles au moyen de missiles de croisière et de l’artillerie.

Au moins 4 millions d’Ukrainiens, soit environ 10 % de la population du pays, ont fui l’Ukraine au cours du dernier mois; plus de 10 millions, soit le quart de la population, ont été déplacés à l’intérieur du pays. Nous savons que des milliers d’innocents ont été tués, y compris des enfants.

Une partie de la réponse de l’Occident à ces attaques barbares a été d’imposer des sanctions. Celles que le Canada a imposées au cours du dernier mois avec ses alliés à certains secteurs de l’économie russe et aux responsables russes de cette brutalité sont sévères. Ce sont des sanctions que nous réclamons depuis des années et qui auraient dû être utilisées pour décourager l’attaque actuelle contre l’Ukraine. Ces sanctions servent maintenant de punition en réaction à l’agression russe. Il aurait été préférable, de l’avis de notre communauté, de les utiliser avant l’attaque. La mise en œuvre des sanctions en temps opportun aurait peut-être découragé la Russie, mais nous ne sommes pas là pour discuter de cela.

Le CUC a toujours soutenu que le gouvernement du Canada devrait imposer des sanctions plus sévères. Malheureusement, nous n’avons pas toujours été entendus.

Pendant des années, avant février 2022, le Canada a été à la traîne, derrière ses alliés, en ce qui concerne l’imposition de sanctions à la Russie pour cette agression contre l’Ukraine. De mars 2019 à février 2022, aucune sanction importante n’a été imposée à la Russie. Pendant cette période, les États-Unis et l’Union européenne ont beaucoup élargi les sanctions contre les responsables russes.

La communauté ukrainienne appuie fermement le projet de loi S-217. Nous savons que les fonctionnaires, les oligarques et les hommes d’affaires qui profitent de l’agression de la Russie, qui violent les droits de la personne reconnus à l’échelle internationale et qui cachent leur argent en Occident devraient enfin être privés de ce refuge pour leurs gains mal acquis et devraient être privés de la possibilité de corrompre nos institutions avec cet argent. Le projet de loi, dont nous nous réjouissons, se fait attendre depuis longtemps.

Nous proposons trois points à prendre en considération au cours de votre étude du projet de loi.

Premièrement, l’identification des biens. Il arrive souvent qu’ils soient dissimulés au moyen de sociétés fictives, de sociétés à numéro et ainsi de suite. Nous vous demandons de réfléchir à la façon dont les biens seront identifiés et pistés. Voici un exemple simple. Prenons un responsable appelé Orest, qui est visé par les sanctions prévues dans la loi de Magnitski et qui a une fille de 20 ans, Mariyeva. Si Orest donne à sa fille 50 millions de dollars et qu’elle ouvre un compte bancaire au Canada, y a-t-il un recours? Y a-t-il moyen pour le Canada de bloquer et de saisir ces biens? S’il y en a un, excellent; sinon, il faut arriver à comprendre comment il est possible de s’y prendre.

Deuxième point, la mise en œuvre. Quels sont les mécanismes par lesquels le gouvernement fédéral peut suivre la trace de ces biens? Savons-nous quel est le montant total des biens que des centaines de dirigeants, de politiques et d’oligarques russes sanctionnés au cours du dernier mois possèdent au Canada? Savons-nous s’ils font l’objet d’un suivi efficace? Je vous exhorte à poser la question aux représentants d’Affaires mondiales Canada et du ministère de la Justice.

Enfin, l’application de la loi. Depuis une trentaine d’années, il n’y a eu, à notre connaissance, que quatre poursuites fructueuses pour violation de sanctions au Canada. Je n’entrerai pas dans les détails, mais il y a peut-être d’autres cas. Nous croyons donc que soit les Canadiens sont extraordinairement respectueux des lois, soit le gouvernement n’a pas excellé dans le dépistage des infractions aux lois sur les sanctions et les poursuites.

Par conséquent, je dirais que la deuxième explication est la bonne : le Canada n’a pas excellé dans le dépistage des violations des sanctions. Je vous exhorte donc à poser ces questions au ministère et j’ai hâte d’entendre cet échange. Merci.

Le vice-président : Merci, Ihor Michalchyshyn. Nous allons maintenant passer aux questions. Je rappelle aux témoins et aux sénateurs que nous allouerons quatre minutes à chaque question et à sa réponse. Si nous avons encore du temps, il y aura un deuxième tour.

Le sénateur Oh : Merci aux témoins. Voici ma question. Le projet de loi S-217 contient une disposition qui demande au ministre des Affaires étrangères de mettre en place un registre accessible au public qui contiendrait le nom de toute personne ou entité possédant des biens étrangers et indiquerait la valeur de ces biens. Qu’est-ce que la création et le maintien d’un tel registre supposent pour Affaires mondiales Canada? Le cas échéant, quels autres ministères fédéraux et autres entités, dont les provinces, devraient prendre part à la création et au maintien d’un tel registre?

M. Lévêque : Je vous remercie de la question. Je vais essayer de répondre en premier.

Il est vrai qu’en vertu de la loi actuelle, Affaires mondiales Canada n’a pas accès à des renseignements détaillés sur les biens qui ont effectivement été bloqués. Cela tient principalement au fait que le ministère n’est pas désigné comme destinataire des renseignements divulgués en vertu des lois existantes sur les sanctions. Si nous voulons qu’il en aille autrement à l’avenir, il faudrait apporter des modifications législatives et affecter des ressources adéquates et proportionnelles à notre ministère afin qu’il puisse tenir un tel registre.

La sénatrice M. Deacon : Merci à tous les témoins d’être là. Je comprends assurément les divers points de vue et le travail que nous essayons de faire pour élaborer le meilleur projet de loi possible. Ma question est évidemment liée à la situation actuelle et à ce qui se passe en ce moment. J’adresse ma question à Affaires mondiales, mais, bien sûr, tous les témoins peuvent répondre. C’est un peu hypothétique, mais ce qui s’est passé récemment en Ukraine m’a fait réfléchir et m’interroger sur le lien avec le projet de loi.

Si l’Ukraine et la Russie parvenaient à un règlement pacifique, je suppose que le déblocage des biens russes pourrait être une condition de tout accord. Dans un monde où le projet de loi serait déjà en vigueur et où des biens auraient été saisis et réaffectés, par quel mécanisme le Canada pourrait-il les restituer? Le gouvernement pourrait-il simplement transférer de l’argent d’une autre source? Je me demande comment les choses pourraient se passer. Si Affaires mondiales pouvait répondre en premier, les échanges pourraient s’ouvrir à d’autres témoins. Merci.

M. Lévêque : Je vous remercie de votre question, sénatrice. Monsieur le président, c’est précisément ce à quoi je faisais allusion dans ma déclaration liminaire. Le risque de rendre le transfert d’actifs effectivement permanent ou de transférer effectivement les biens, c’est de rendre les sanctions permanentes. Ces sanctions ont un objectif de dissuasion et de modification des comportements. Il peut y avoir là une lacune, et il faudrait donc prévoir dans la loi de tels mécanismes ou alors des conditions très exigeantes à respecter avant que le transfert des biens ne soit effectif.

Bien entendu, il existe actuellement une procédure à suivre dans le cas des personnes et des entités qui ont été sanctionnées et qui demandent à être retirées de la liste des personnes sanctionnées. Ce processus a été utilisé par le passé. Dans quelques cas, la requête a été accueillie. Je songe notamment au cas du Myanmar, et au cas du Zimbabwe, longtemps après que les raisons d’imposer des sanctions eurent disparues.

La sénatrice M. Deacon : Compte tenu du temps qu’il me reste — je ne sais pas si les témoins ont entendu le premier groupe —, je voudrais revenir au scénario de la Suisse et à la loi suisse. Un des témoins a-t-il eu connaissance d’écueils qui auraient surgi? Ou y aurait-il des pratiques exemplaires que les témoins auraient remarquées dans les expériences récentes de la Suisse? Un peu comme avec le premier groupe, j’ai hâte d’entendre le point de vue des témoins de ce groupe-ci. Merci.

M. Lévêque : Certainement, merci, monsieur le président. Je vais peut-être demander à mes collègues du service juridique de compléter ma réponse.

Bien sûr, nous suivons l’évolution de ces lois ailleurs dans le monde. Nous voulons tirer des enseignements de leurs succès et de leurs erreurs. À notre connaissance, les autres pays qui envisagent ou qui sont sur le point de mettre en œuvre de telles mesures législatives sur la réaffectation des biens mettent l’accent sur la corruption et la réaffectation de l’argent qui a été obtenu au moyen de produits de la criminalité.

Le critère légal à respecter à cet égard est considérablement plus exigeant que certains de ceux qui ont été utilisés par le passé dans nos mesures législatives, comme l’a dit Mme Lilly.

Le sénateur Woo : Je m’adresse à Affaires mondiales. Pour revenir à l’étude de cas portant sur la Suisse, il me semble que la LVP de ce pays ne s’inscrit pas dans un régime de sanctions. Il s’agit plutôt d’une forme d’entraide visant à récupérer, avec le concours du Canada, des fonds qui ont été détournés. Elle ressemble donc davantage à notre LBBDEC. Je propose une simple description, et il est possible que je me trompe. Mais si j’ai raison, si la LVP des Suisses ressemble davantage à la LBBDEC du Canada, serait-il utile de réfléchir au projet de loi S-217 uniquement dans le contexte de la LBBDEC et non dans celui de la LMES et de la loi de Magnitski? Car la Loi sur les mesures économiques spéciales et la loi de Magnitski, comme vous l’avez dit et comme la sénatrice Deacon l’a souligné, devraient avoir un effet déterminant pour changer les comportements et ne pas mener à des actions irréversibles. Je pense que vous me comprenez. La question s’adresse à AMC.

Mme Lilly pourrait-elle préciser si, à son avis, le critère de déplacement des personnes devrait figurer ou pas dans la liste des critères du projet de loi S-217? Elle a souligné les divergences, mais je ne sais pas exactement ce qu’elle en pense.

Monsieur Michalchyshyn, permettez-moi de vous dire à quel point nous vous admirons de comparaître en cette période tendue et éprouvante pour vous et pour les Canadiens d’origine ukrainienne.

Vous avez raison de dire que nous aurions peut-être dû appliquer ces sanctions sévères bien avant que la guerre n’éclate. Il n’est pas facile de se livrer à ces hypothèses, mais si nous pouvions reculer de 10 ans dans le passé ou imaginer une situation différente où des abus seraient commis dans une région du monde, susceptibles de mener à une guerre 10 ans plus tard, auriez-vous préconisé un régime de sanctions qui, en fait, permet de saisir et de réaffecter des biens immédiatement? Ou préféreriez-vous des mesures incitatives, sans confiscation ni réaffectation de biens, de sorte que, comme vous l’avez dit, un protagoniste hostile modifie son comportement avant que la situation ne dégénère?

M. Lévêque : Je cède la parole à mon collègue Louis-Martin Aumais pour qu’il puisse répondre à la première question du sénateur Woo.

Louis-Martin Aumais, directeur exécutif, Direction du droit criminel, de la sécurité et de la diplomatie, Affaires mondiales Canada : Merci. À propos de la question du sénateur Woo, je tiens à souligner que l’exemple de la Suisse en 2011 était très présent à l’esprit des fonctionnaires lorsque le moment est venu d’élaborer une mesure législative portant sur une situation donnée, celle d’un pays plongé dans des bouleversements, mais dont le dirigeant principal s’en va en emportant des biens considérables, comme dans les cas de la Tunisie et de l’Égypte.

Vous avez raison, sénateur, en ce sens que la LBBDEC n’est pas une loi sur les sanctions, mais s’inscrit tout à fait dans les mécanismes d’entraide juridique qui existent déjà au Canada. Il s’agissait de donner aux pays en difficulté suffisamment de temps pour se remettre sur pied et s’adresser au Canada, aux tribunaux canadiens, afin de demander officiellement une entraide juridique, ces demandes pouvant être accueillies aux termes de notre Loi sur l’entraide juridique en matière criminelle, qui permet l’application d’ordonnances étrangères, et la confiscation et la saisie de biens.

Le vice-président : Merci. Vous pourrez poursuivre au deuxième tour, sénateur.

Le sénateur MacDonald : Ma question s’adresse à Mme Lilly. Le projet de loi est manifestement complémentaire à d’autres lois sur les sanctions qui existent déjà. Je songe notamment à la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, édictée en 2012 par le gouvernement Harper. Selon vous, en quoi le projet de loi à l’étude complète-t-il la législation actuelle plutôt que de la recouper?

Mme Lilly : Merci, sénateur. Jusqu’ici, comme d’autres témoins l’ont dit, nous ne nous sommes pas beaucoup intéressés à la redistribution des actifs, mais plutôt à leur blocage. Par conséquent, il doit y avoir complémentarité, mais je ne vais pas parler de nos lois sur la réaffectation de biens civils, surtout parce que ce n’est pas dans mon champ de compétence. Ces lois sont là, et je crois qu’il y a complémentarité.

Ma principale préoccupation est de veiller à ce que les critères prévus dans les lois actuelles s’harmonisent correctement avec ceux du projet de loi.

Le sénateur MacDonald : Avez-vous des amendements à proposer pour améliorer la complémentarité entre le projet de loi et les autres lois?

Mme Lilly : Des améliorations à proposer? Il appartient aux sénateurs de définir les objectifs du projet de loi. S’ils veulent en limiter strictement la portée à des catégories particulières de personnes, les conditions établies peuvent rester telles quelles. Mais si les parlementaires veulent donner aux tribunaux une plus grande latitude pour qu’ils puissent utiliser et réaffecter des biens à diverses fins, c’est l’article 6 que je recommanderais de modifier en fonction de leurs objectifs.

Le vice-président : Merci beaucoup.

La sénatrice Boniface : Ma question s’adresse à M. Lévêque. Je voudrais des précisions sur sa déclaration liminaire.

Monsieur Lévêque, si j’ai bien compris, vous avez fait allusion à des dispositions du projet de loi qui, selon vous, relèvent de la politique et non du droit. Ai-je bien compris? Pouvez-vous préciser votre pensée?

Sur un deuxième point, vous avez dit penser, à propos de la répartition des pouvoirs, que certains éléments relèvent des provinces. Pourriez-vous apporter des précisions sur ces deux questions?

M. Lévêque : Je vous remercie de la question. Je vais m’en tenir à des généralités, sans quoi nous risquons de tomber dans des complications inextricables. Ce que j’ai voulu dire dans ma déclaration liminaire, c’est que la portée actuelle du projet de loi et le critère que nous choisissons pour permettre le transfert d’actifs sont essentiellement des choix politiques. Confier la question aux tribunaux pourrait les placer dans des situations délicates. Je songeais à un fait auquel il a été fait allusion plus tôt : la réaffectation de biens à cause de crimes de nature financière et d’actes de corruption est un critère bien différent d’une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales ou de violations flagrantes des droits de la personne.

Quant à votre deuxième question, je m’en remets à mes collègues juristes.

Le vice-président : Qui interviendra? Madame Matina Karvellas? Je crois que vous êtes en sourdine. Pouvez-vous débrancher l’appareil et le rebrancher?

Monsieur Lévêque, avez-vous quelque chose à ajouter avant que nous ne passions à la prochaine question?

M. Lévêque : Pas pour le moment, monsieur le président, mais je vais essayer de communiquer rapidement avec mes collègues et je reviendrai.

Le vice-président : Nous y reviendrons lorsque vous me le signalerez.

Sénatrice Boniface, avez-vous une question complémentaire, ou pouvons-nous reprendre l’échange lorsque les témoins seront disponibles?

La sénatrice Boniface : Cela me va. Merci, monsieur le président.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à M. Lévêque. Le processus de confiscation et de restitution est sans aucun doute très complexe et onéreux. L’article 19 de la loi suisse, dont on a parlé tout à l’heure, prévoit que la Suisse retient tout au plus 2,5 % des valeurs patrimoniales confisquées pour couvrir les frais de confiscation et les frais de procédure.

Pensez-vous que le projet de loi S-217 devrait prévoir une disposition semblable à celle de la loi suisse? Si un pareil moyen de financement était appliqué au Canada, pensez-vous que cela serait de nature à renforcer l’efficacité de cette loi?

M. Lévêque : Je crois que ce à quoi vous faites allusion est tout à fait adéquat et judicieux. En effet, si ce projet de loi voit le jour, nous souhaiterions que les considérations administratives liées aux coûts d’administration visant à soutenir les opérations soient prises en compte. Il serait un peu prématuré de vous donner un pourcentage exact, mais vous avez raison de penser que ce genre de coûts devrait être considéré afin que l’on aligne les ressources avec les objectifs.

[Traduction]

Le sénateur Woo : Sauf erreur, Mme Lilly a déjà répondu à la question et s’en remet aux législateurs. Si elle veut préciser que le déplacement forcé devrait être un critère, je l’invite à intervenir.

J’ai une question à poser à M. Michalchyshyn. Si nous pouvions revenir en arrière et imaginer une situation différente, aborderiez-vous différemment la saisie et la réaffectation de biens?

M. Michalchyshyn : À nos yeux, la meilleure approche consiste à appliquer le plus tôt possible les mesures de dissuasion et de saisie. Nous avons vu les forces russes se masser peu à peu d’abord à l’est, puis en Crimée et ensuite au nord. Ce que nous avons conseillé au gouvernement et lui conseillons toujours, c’est d’appliquer de façon proactive les mesures de dissuasion et de saisie pour montrer à la Russie de Poutine que nous sommes sérieux.

Nous ne pensions pas que l’approche consistant à envoyer des armes ou à appliquer des sanctions après une invasion était la bonne. Le Canada et d’autres pays ont changé de tactique au fur et à mesure.

Mais nous croyons que, effectivement, la dissuasion et une manifestation de fermeté face aux régimes autoritaires sont la meilleure façon de procéder.

Le vice-président : Madame?

Mme Lilly : Je vais intervenir parce que, selon moi, oui, le déplacement forcé pourrait être l’un des critères. Je suis d’accord.

Ce qui me préoccupe, cependant, c’est que, à l’heure actuelle, la loi habilitante ne prévoit pas ce motif de blocage des biens. Vous pourriez réaffecter des biens, mais s’ils n’ont pas été bloqués à cause de l’afflux de réfugiés, il n’y aura rien à réaffecter.

Il faudrait trouver une raison comme celle prévue dans la LMES : une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales. Le critère des flux de réfugiés pourrait être une raison, mais il faudrait alors retrouver la raison initiale du blocage des biens et assurer le suivi avec une réaffectation en vertu du projet de loi.

Le fait que ces deux éléments ne concordent pas, selon moi, pourrait entraîner des contestations plus tard, si je songe à la façon dont les tribunaux pourraient appliquer ces dispositions.

J’espère que cela a du sens.

Le sénateur Woo : Merci à vous deux.

Le sénateur Richards : Monsieur Michalchyshyn, le blocage proactif des biens aurait-il poussé Poutine à attaquer plus tôt? Qu’en pensez-vous?

Le blocage durable des biens sera-t-il bénéfique pour le peuple ukrainien, vu les atrocités terribles qui se produisent en ce moment?

M. Michalchyshyn : Je vous remercie de la question.

Remontons à février 2014, au moment où la Russie a envahi la Crimée, qui fait évidemment partie de l’Ukraine. La réaction du Canada, de l’Occident et des diverses puissances mondiales n’a pas été vigoureuse ni perçue comme suffisamment dissuasive. Nous utiliserions cet exemple pour montrer qu’agir après coup n’a pas vraiment eu d’effet sur le régime russe. Il a poursuivi sa guerre d’agression pendant huit ans, jusqu’à ce qu’il lance une guerre d’agression de plus grande ampleur.

Voilà ce que je répondrais à propos de la proactivité.

Le sénateur Richards : Merci beaucoup.

Compte tenu de la façon dont l’Occident, au cours des dernières années, a courtisé l’Ukraine, d’une certaine façon, et a tenté de lui faire sentir qu’elle fait partie de l’Union européenne, dont elle n’est toujours pas membre, pensez-vous qu’il a une responsabilité plus lourde pour ce qui est de l’envoi d’armes en Ukraine, pour tenter de mettre fin à ces atrocités, et de l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne, par exemple?

M. Michalchyshyn : Oui. Nous croyons que le Canada, l’OTAN et l’Union européenne doivent faire plus au lieu de ne rien faire. On dit que personne ne veut déclencher la Troisième Guerre mondiale ou une attaque nucléaire de la Russie, mais entre cet extrême et l’inaction, il doit y avoir d’autres possibilités.

Nous savons que le Canada et son leadership en matière de politique étrangère n’ont pas manqué d’audace par le passé. Le Canada a proposé une mission de maintien de la paix et adopté d’autres positions de leadership de cette nature. Nous sommes déçus que la situation soit perçue comme une alternative entre deux termes qui s’excluent : ou bien nous ne faisons rien et nous assistons au massacre de civils, ou bien il y aura une attaque nucléaire. Il doit y avoir des possibilités entre les deux.

Nous encourageons les fonctionnaires canadiens à tous les niveaux à réfléchir à ces possibilités, parce que la situation actuelle, comme vous l’avez dit, est intenable.

Le sénateur Richards : Je suis d’accord avec vous, monsieur. Merci.

Le vice-président : Chers collègues, si vous me le permettez, je vais profiter de la prérogative de la présidence pour poser une question à Alexandre Lévêque et à Meredith Lilly.

Il me semble y avoir une divergence de vues au sujet de la raison d’être du régime de sanctions. Comme le sénateur Woo et d’autres l’ont dit, le régime de sanctions vise à faire changer les comportements. La réaffectation vise à utiliser à une fin différente les ressources qui ont été saisies.

Peut-être pourriez-vous m’éclairer, car je ne vois pas quels amendements pourraient à la fois encourager des changements de comportement et permettre la réaffectation de biens sinon immédiatement, du moins à un moment donné. Y a-t-il moyen d’échapper à cette contradiction?

Je m’adresse d’abord à Alexandre Lévêque, puis je demanderai à Meredith Lilly de répondre.

M. Lévêque : Merci, monsieur le président. C’est une très bonne question. Habituellement, c’est ce qu’on dit quand on n’a pas de bonne réponse à donner, mais c’est effectivement une bonne question.

La seule chose que je dirais à ce sujet, monsieur, c’est que, comme je l’ai déjà fait remarquer, les sanctions sont un moyen parmi d’autres d’exercer des pressions sur les gouvernements et les dirigeants étrangers. Vous avez raison de dire que ce n’est pas la panacée qui changerait la situation du tout au tout.

Par conséquent, nous voudrions également que le projet de loi ou d’autres mesures exercent des pressions supplémentaires pour apporter les changements souhaités, mais on nous rappelle constamment que cela doit s’accompagner d’autres mesures et, ce qui est très important, qu’il faut agir de concert avec d’autres pays. Cela, en raison de la taille de notre économie et de l’impact que nous pouvons avoir avec des sanctions données, mais aussi parce que le fait d’agir ensemble empêche les coupables de se soustraire aux sanctions et de déplacer leurs biens pour éviter de subir de plein fouet l’effet brutal des sanctions.

Le vice-président : Merci.

Madame Lilly?

Mme Lilly : Merci, monsieur le président. Je vous remercie de votre question.

Il s’agit d’une tension importante, mais je vais provoquer un peu en disant que tout n’est pas nécessairement réglé.

Les experts en sanctions veulent généralement recourir à ces mesures pour encourager un État étranger à changer de comportement, et idéalement, ils aimeraient rendre les fonds, un jour, mais ce point de vue n’échappe pas à la controverse. En vérité, les sanctions sont imposées pour diverses raisons. Elles servent parfois à faire comprendre à un auditoire national qu’un pays donné fait quelque chose de répréhensible, même si on n’attend des sanctions qu’un effet minime. Des sanctions sont mises en œuvre pour menacer ou faire entendre le bruit des armes, et elles sont également utilisées pour dissuader d’autres personnes qui pourraient suivre la même voie.

Kim Nossal, de l’Université Queen’s, a documenté en 1989 l’idée que les sanctions sont imposées comme punition pour des actes répréhensibles, y compris comme représailles, ce qui n’a rien à voir avec le changement de comportement. Mes propres recherches sur l’adoption de la loi de Magnitski au Canada ont montré que les parlementaires canadiens ont adopté cette loi en partie pour infliger une punition, après la torture et le meurtre de M. Magnitski, emprisonné en Russie. Dans leurs déclarations lors de l’adoption de cette loi, les parlementaires de tous les partis politiques ont exprimé le désir d’exiger des comptes des responsables de la mort de M. Magnitski et de mettre fin à une culture d’impunité, comme l’a dit l’ancien député Robert Nault. Il était à la tête du Comité des affaires étrangères de la Chambre au moment où le projet de loi a été adopté. Autrement dit, le but était de punir.

Les sondages d’opinion actuels, au Canada, font ressortir cette même volonté de punir et non forcément de faire changer les comportements. À cet égard, la réorientation du projet de loi en faveur de la punition manifeste un sentiment qui existe clairement chez les législateurs qui ont initialement adopté la loi de Magnitski, même si ces intentions sont en contradiction avec les objectifs des experts en sanctions.

Le vice-président : Merci. Je dois me limiter.

Mme Lilly : Bien sûr.

Le vice-président : Merci beaucoup.

Il me semble que le fait que la loi se limite à permettre des mesures, c’est-à-dire qu’elle donne un outil au gouvernement, est une autre protection contre les abus. Ce n’est là qu’une observation personnelle.

Madame Karvellas, vous êtes nettement en sourdine, maintenant. Voyons.

Matina Karvellas, directrice exécutive adjointe et avocate générale, Services juridiques, Affaires mondiales Canada : Une dernière tentative. Quelqu’un peut m’entendre?

Le vice-président : Oui.

Sénatrice Boniface, voici vos réponses.

Mme Karvellas : Merci, honorables sénateurs. La conclusion pourrait être plus passionnante que la présentation.

Cela nous ramène à certains points qui ont été soulevés au cours de la première partie de la séance au sujet du partage des pouvoirs. Le projet de loi lui-même devrait relever de l’autorité fédérale et, comme nous le savons, les compétences provinciales portent sur la propriété et les droits civils.

Il est entendu que plus le projet de loi semble porter sur la propriété et les droits civils...

Le vice-président : Excusez-moi, madame Karvellas. À cause de la piètre qualité du son, l’interprétation n’est pas possible.

Mme Karvellas : Oh, mon Dieu.

Le vice-président : Puis-je proposer que vous transmettiez une réponse écrite à la greffière, qui la communiquera aux sénateurs?

Mme Karvellas : Je me ferai un plaisir d’assurer un suivi par écrit. Merci, sénateur.

Le vice-président : Merci beaucoup.

Je remercie les experts de leurs témoignages. Ils ont été très utiles.

Je rappelle aux sénateurs que notre prochaine séance aura lieu le 31 mars, dans une semaine. Nous avons l’intention de recevoir un groupe de témoins, après quoi nous passerons à l’étude article par article du projet de loi S-217.

Je rappelle également aux membres du comité qui souhaitent proposer des amendements au projet de loi S-217 qu’ils sont invités à consulter le Bureau du légiste le plus tôt possible pour s’assurer que les amendements sont rédigés dans les deux langues officielles.

Le Bureau du légiste distribuera une note à ce sujet plus tard aujourd’hui ou demain.

(La séance est levée.)

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