LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 20 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, pour en faire rapport, le service extérieur canadien et d’autres éléments de l’appareil de politique étrangère au sein d’Affaires mondiales Canada, et étudier les relations étrangères et le commerce international en général.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Je m’appelle Peter Boehm. Je suis sénateur de l’Ontario et président du Comité sénatorial des affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant de commencer, j’invite les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.
Le sénateur MacDonald : Sénateur MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Greene : Sénateur Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Coyle : Sénatrice Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.
Le président : Merci. Maintenant dans le sens contraire.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.
La sénatrice Boniface : Sénatrice Gwen Boniface, de l’Ontario.
Le sénateur Marwah : Sabi Marwah, de l’Ontario.
Le sénateur Harder : Sénateur Peter Harder, de l’Ontario.
Le président : Merci beaucoup. D’autres collègues se joindront peut-être à nous plus tard.
J’aimerais vous souhaiter à tous et à toutes la bienvenue, et bien sûr à tous les Canadiens et à toutes les Canadiennes qui nous regardent d’un bout à l’autre du pays.
Aujourd’hui, dans un premier temps, nous continuons notre étude portant sur le Service extérieur canadien. Le but de cette étude, comme vous le savez, est d’évaluer si notre service extérieur et l’appareil de politique étrangère sont bien adaptés et prêts à répondre aux défis mondiaux actuels et futurs.
En première partie de notre réunion, nous recevons deux chercheurs universitaires : M. Roland Paris, professeur titulaire et directeur, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa; et, par vidéoconférence, M. Adam Chapnick, professeur au département des Études de la défense, Collège des Forces canadiennes.
Bienvenue et merci d’avoir accepté notre invitation. Nous sommes prêts pour vos remarques préliminaires. Ensuite, nous passerons comme à l’habitude à la période de questions des membres du comité ici présents. Monsieur Paris, vous avez la parole.
Roland Paris, professeur titulaire et directeur, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci, monsieur le président, et merci au comité de m’avoir invité à contribuer à votre examen visant à déterminer si Affaires mondiales Canada est adapté à ses objectifs. C’est aussi un plaisir pour moi de témoigner aux côtés de M. Chapnick, dont j’admire le travail depuis de nombreuses années.
Je ne suis pas un expert du fonctionnement interne du ministère ni un expert en gestion organisationnelle, même si j’ai travaillé brièvement dans le domaine : j’ai mis ma carrière universitaire sur pause en 2002 et en 2004 pour servir à titre de conseiller en politiques au bureau nord-américain des relations Canada—États-Unis. J’ai aussi travaillé pendant un an au Secrétariat de la politique étrangère et de la défense du Bureau du Conseil privé, ce qui m’a donné une autre perspective sur Affaires mondiales Canada. En 2015, et jusqu’à l’été 2016, j’ai pris un autre congé de mon université pour travailler au Cabinet du premier ministre. J’ai donc jeté un coup d’œil sur Affaires mondiales Canada de tous ces différents points de vue, et ces expériences éclairent mon témoignage d’aujourd’hui.
Je devrais aussi rapidement mentionner autre chose qui pourrait intéresser le comité : une collègue et moi-même avons récemment mis sur pied un petit groupe de travail réunissant d’autres experts et d’anciens hauts fonctionnaires afin d’examiner quelques-uns des enjeux de politique étrangère les plus pressants pour le Canada aujourd’hui. Ma coprésidente dans cette aventure est Mme Meredith Lilly, professeure de commerce international à l’Université Carleton, qui a aussi servi à titre de conseillère en politique au Cabinet du premier ministre Stephen Harper. Nous croyons tous deux que la majorité des difficultés que notre pays doit surmonter aujourd’hui, dans un monde qui change si rapidement, transcendent les différends entre les partis politiques et qu’il est dans l’intérêt de tout notre pays que nous puissions composer avec ce contexte mondial beaucoup plus rude. Je ne peux malheureusement pas vous donner un aperçu de nos conclusions, puisque nous avons commencé à nous réunir il y a seulement très peu de temps, mais nous espérons pouvoir présenter un court rapport au printemps. J’espère que je vais pouvoir présenter nos conclusions au comité, si cela vous intéresse.
Je vais utiliser le reste de mon temps pour souligner quatre enjeux pour Affaires mondiales Canada que vous souhaiterez peut-être examiner dans le cadre de votre étude, et je me ferai un plaisir de vous fournir plus de détails sur l’un ou l’autre pendant la période de questions.
Le premier enjeu concerne la capacité du ministère de gérer le contexte des crises internationales récurrentes. Pensez-y : depuis 2020 seulement, en deux ans et demi, le ministère a dû gérer une pandémie mondiale et le rapatriement massif de Canadiens aux quatre coins du monde, l’administration Trump, l’affaire des deux Michael avec la Chine, l’évacuation de l’Afghanistan, des perturbations économiques mondiales et, maintenant, la brutale invasion russe et la guerre contre l’Ukraine.
Peut-être devriez-vous demander si le ministère a véritablement une capacité d’appoint durable pour réagir à ces urgences — parce que les urgences font malheureusement partie du quotidien, désormais —, et s’il est capable de gérer cela tout en maintenant tous les autres éléments de notre politique étrangère et les fonctions du ministère des Affaires étrangères.
Deuxièmement, Affaires mondiales Canada, à mon avis, pourrait renforcer davantage sa capacité de planification stratégique. Même si la capacité de mettre en œuvre sa politique étrangère est évidemment une fonction essentielle du ministère, il doit aussi avoir la capacité d’agir à titre de groupe de réflexion interne principal du gouvernement du Canada, si vous voulez, pour examiner la façon dont le monde change et les mesures que le gouvernement devrait prendre en réaction.
Le ministère a eu quelques difficultés à ce chapitre au cours des dernières années, en partie parce qu’il a été appelé à accomplir tellement d’autres choses. C’est pourtant un rôle essentiel, surtout dans une période de tumulte, de perturbations et de changements. Nous avons besoin qu’Affaires mondiales Canada remplisse ce rôle stratégique, et qu’il le fasse en s’appuyant sur l’expertise des experts provenant de tous les secteurs du Canada et de l’étranger.
Cela m’amène à mon troisième point. Je pense que le ministère pourrait bénéficier d’une politique en ressources humaines visant spécifiquement à recruter des professionnels à mi-carrière qui n’appartiennent pas au gouvernement et, inversement, d’une politique encourageant et récompensant les fonctionnaires d’Affaires mondiales qui veulent être affectés à des postes professionnels temporaires à l’extérieur du gouvernement, par exemple dans une grande entreprise d’exportation, dans un gouvernement provincial ou même dans une administration municipale ou une organisation non gouvernementale. Pourquoi? Parce que la politique étrangère ne se résume pas seulement à la politique étrangère. Comme vous le savez, c’est un domaine qui touche virtuellement tous les autres secteurs de notre société. Si nous voulons faire face aux épreuves immenses qui s’en viennent, nous aurons besoin non seulement d’assurer une coordination interministérielle, mais aussi d’avoir des liens profonds avec le secteur privé et les intervenants non gouvernementaux et de connaître les points de vue de ces intervenants.
Quatrièmement, le ministère devra s’assurer d’avoir une expertise dans les domaines clés qui, nous le savons déjà, seront importants dans les années à venir. Même si certains domaines sont imprévisibles, nous en connaissons d’autres : par exemple, les technologies critiques et les langues et cultures asiatiques.
Voilà les quatre enjeux qui, à mon avis, méritent une plus grande attention, mais pour conclure, j’aimerais souligner que nous avons de la chance d’avoir autant de personnes talentueuses et dévouées au sein du ministère des Affaires étrangères et de notre service diplomatique. Nous avons une fondation très solide au départ. Les diplomates canadiens ont la réputation d’être compétents partout dans le monde, et ce n’est pas quelque chose à prendre pour acquis.
Quand je voyage, et maintenant que je recommence à voyager, je suis toujours très impressionné et fier de voir nos diplomates au travail. Nous allons avoir énormément besoin de leurs compétences au cours des prochaines années, pour comprendre notre nouveau monde, beaucoup plus compétitif et beaucoup plus conflictuel. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Paris. C’est maintenant au tour de M. Chapnick.
Adam Chapnick, professeur au département des Études de la défense, Collège des Forces canadiennes, à titre personnel : Je remercie chaleureusement les membres du comité de me donner l’occasion de témoigner, surtout aux côtés d’une personne aussi réfléchie que M. Roland Paris.
Comme je n’ai jamais travaillé pour Affaires mondiales Canada, je vais axer mon témoignage sur les domaines dans lesquels j’ai une certaine expérience, c’est-à-dire écrire et réfléchir sur l’histoire de la politique étrangère canadienne et la façon dont cela s’applique à votre étude d’aujourd’hui.
Le grand message que j’espère vous transmettre est celui-ci : autant votre comité peut et doit cerner les changements qui pourraient être apportés pour améliorer la culture à Affaires mondiales Canada, pour améliorer l’expérience des représentants canadiens à l’étranger, pour améliorer la capacité du Service extérieur canadien à promouvoir nos intérêts nationaux, autant il existe selon moi de graves limites qui mineront les résultats que pourraient avoir vos recommandations pratiques. De mon point de vue, le problème est plus fondamental. Il y a trop de dirigeants politiques au Canada qui ne respectent plus la diplomatie traditionnelle, qui estiment qu’elle n’est plus essentielle pour promouvoir et défendre les intérêts du Canada sur la scène internationale. Je crois donc que la chose la plus importante que votre comité puisse faire est d’élaborer, en détail, une vision rassembleuse du rôle de la diplomatie dans l’ensemble de la politique étrangère du Canada.
Laissez-moi vous expliquer comment je suis arrivé à cette conclusion. Premièrement, je vais expliquer comment le processus démocratique est censé fonctionner en vous racontant une anecdote tirée de l’histoire commerciale. Ensuite, je vais vous expliquer en gros l’absence de consensus national sur le rôle de la diplomatie parmi les outils de politique étrangère du Canada, et comment cela nuit à l’approche adoptée par Ottawa pour gérer ses activités diplomatiques, ce qui, par ricochet, mine le rôle d’Affaires mondiales Canada en tant qu’institution nationale.
Premièrement, voici comment cela est censé fonctionner. Remontons à 1932, au moment où le gouvernement canadien accueillait une conférence économique impériale à Ottawa. Tout d’abord, à partir de 1930, le gouvernement conservateur de R.B. Bennett voyait les diplomates et les négociateurs commerciaux canadiens comme des obstacles à la réussite du Canada et à la sienne. En 1930, Bennett a même dit à son sous-ministre des Affaires étrangères « Ne te mêle pas de ces affaires-là. C’est le travail du Cabinet du premier ministre, et pas celui des Affaires extérieures » d’organiser ces conférences. Mais le Cabinet du premier ministre et ses amis lobbyistes de l’industrie ont réalisé qu’ils étaient dépassés, et M. Bennett n’a eu d’autre choix que d’habiliter ses fonctionnaires experts pour qu’ils lui sauvent la face.
Après cette expérience, le premier ministre a conclu que la politique commerciale était trop complexe pour la laisser entre les mains des politiciens, et trop importante pour la laisser à l’industrie. La fonction publique, avec son expertise technique et son engagement à servir loyalement les objectifs du gouvernement, était cruciale pour la réussite à long terme des politiques.
Depuis, je dirais que les responsables de la politique nationale du Canada se classent parmi les meilleurs au monde, et leur réputation les précède partout où ils vont.
Les diplomates canadiens étaient tout aussi respectés durant la guerre froide, mais pas tout à fait de la même façon qu’aujourd’hui. À mes yeux, la diplomatie contemporaine se retrouve entremêlée à la promotion de l’image du parti au pouvoir. Les diplomates ont moins de liberté pour déployer leur expertise, et on leur ordonne plutôt de se conformer aux normes partisanes de tout le gouvernement.
Dans ce contexte, on peut comprendre pourquoi autant de diplomates de carrière ont été remplacés à l’aide de nominations partisanes, et pourquoi, dans le même ordre d’idées, à mesure que la diplomatie devient un simple outil de marketing politique parmi d’autres, contrôlé depuis le proverbial centre, la stabilité du rôle de ministre des Affaires étrangères n’est plus aussi nécessaire, puisque les grandes décisions de politique étrangère sont prises par le Cabinet du premier ministre de toute façon.
Ce contexte politique éclaire les raisons pour lesquelles certains des problèmes très concrets que d’autres témoins ont mentionnés précédemment — j’ai lu leur témoignage — ont vu le jour. Aucun des 11 ministres des Affaires étrangères du Canada qui ont occupé cette fonction au cours des 15 dernières années n’avait le pouvoir ou le temps nécessaire, dans son portefeuille, pour diriger réellement le Canada et ses diplomates. En conséquence, les gouvernements successifs n’ont pas reconnu deux graves échecs administratifs successifs qui ont décimé le moral du personnel d’Affaires mondiales Canada ni agi en conséquence.
Le premier échec concerne le nombre excessif de nominations partisanes parmi les diplomates. Le deuxième échec concerne la nomination de divers sous-ministres qui n’avaient aucune expérience à l’étranger, expérience nécessaire pour diriger une cohorte spéciale de fonctionnaires dont la motivation intrinsèque ne ressemble pas du tout à celle du fonctionnaire canadien typique.
Comme d’autres l’ont déjà dit, ces échecs ont créé une culture ministérielle de plus en plus réfractaire au risque et une structure de promotion à l’interne qui ne permet pas de récompenser l’expertise diplomatique, que ce soit sur le plan des capacités linguistiques, de la sensibilité culturelle ou tout simplement de la sagesse qui vient avec l’expérience internationale, l’âge et la spécialisation.
Maintenant, que pouvons-nous faire? Je félicite le comité de s’être engagé à documenter la situation actuelle, mais je vous encourage également à trouver un consensus quant au rôle de la diplomatie dans la promotion des intérêts nationaux du Canada. Sans cela, sans consensus, je crains qu’il ne soit impossible de mettre en place des changements réels et durables à Affaires mondiales Canada.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Chapnick.
J’aimerais préciser aux sénateurs que vous disposez de quatre minutes maximum chacun pour le premier tour, incluant question et réponse.
Je demande donc aux sénateurs et aux témoins d’être concis, surtout avec votre préambule. Nous pourrons toujours tenir un deuxième tour, si le temps le permet. S’il vous plaît, précisez à quel témoin vous voulez poser votre question.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins. Ma question s’adresse au professeur Paris. Plusieurs experts recommandent la collaboration entre Affaires mondiales Canada et les représentations des provinces dans les pays. On parle notamment de la province du Québec, qui est considérée comme un modèle dans ce domaine.
Pensez-vous que la collaboration se fait de manière convenable? Est-ce qu’il y a des modèles de collaboration dans d’autres pays qui pourraient servir le Canada afin de ne pas dédoubler les services et d’utiliser au maximum les représentations qui sont déjà très actives dans les pays?
M. Paris : Merci pour votre question.
[Traduction]
Je n’ai pas fait d’études approfondies sur la façon dont les unités sous-nationales interagissent avec les représentants nationaux d’autres pays ou dans d’autres pays.
Dans le cas du Canada, j’ai l’impression que cela a fonctionné plutôt bien, et que les provinces qui avaient des intérêts particuliers ont eu l’occasion d’utiliser certaines ressources — je pense ici aux ressources partagées avec notre ambassade à Washington — pour défendre ces intérêts et, idéalement, se coordonner avec les représentants du Canada également.
Une chose que je dirais, c’est que cela fonctionne évidemment plus efficacement quand tout le monde avance dans la même direction. Le genre de problèmes auxquels nous sommes et serons confrontés va de plus en plus exiger au moins une certaine collaboration de la part de toute une gamme d’intervenants canadiens.
À dire vrai, nous en avons eu une idée quand nous avons renégocié l’ALENA avec l’administration Trump. De plusieurs façons, c’était un moment exceptionnel vu l’urgence de la situation. Mais nous avons vu, à ce moment-là, qu’il y avait des communications régulières et un niveau de coordination entre les intervenants canadiens de tous les ordres du gouvernement — fédéral, provincial et local — et les acteurs du secteur privé, les syndicats et aussi les Canadiens qui avaient des liens avec des interlocuteurs clés aux États-Unis.
Bien entendu, ce n’est pas le genre de coordination qui serait possible pour n’importe quel enjeu ou même quotidiennement, mais elle illustre l’importance, la valeur, de se serrer les coudes, parce qu’un très grand nombre de problèmes auxquels nous faisons face transcendent la politique étrangère et canadienne. Je pense à notre politique économique nationale dans le contexte de l’économie mondiale en pleine évolution, où de plus en plus de pays essaient de se définir et de se poser en tant que chefs de file par rapport à certaines technologies émergentes, par exemple, ou par rapport aux minerais critiques ou à des éléments clés des chaînes d’approvisionnement.
Il faut se demander comment tous ces éléments interagissent avec notre approche pour renforcer l’économie nationale. Le gouvernement ne peut pas s’attaquer seul à ces enjeux. Il doit le faire en coopération avec d’autres intervenants, et les provinces ont évidemment un rôle crucial à jouer.
Donc, je suis tout à fait en faveur que les provinces, si elles souhaitent déployer des ressources, se joignent à la voix du Canada dans des domaines où elles pensent que cela peut fonctionner. Bien sûr, il y aura des moments où cela sera un peu cahoteux, mais à mon avis, cela a fonctionné assez bien jusqu’ici.
Le président : Merci. Le temps est écoulé pour cette question.
M. Paris : Je vais essayer de répondre plus rapidement.
La sénatrice Boniface : Merci beaucoup d’être ici. Ma première question s’adresse à M. Chapnick, s’il vous plaît.
Vous avez dit que la partisanerie nuisait à une bonne politique publique étrangère. Pouvez-vous me dire comment le Canada se compare, disons à nos alliés de l’OTAN ou du Groupe des cinq en ce qui concerne la politique étrangère stratégique?
M. Chapnick : D’un point de vue stratégique, je vous donnerais, je crois, l’exemple de notre rotation des ministres des Affaires étrangères. Le secrétaire général de l’OTAN ne change pas aussi souvent que nos ministres des Affaires étrangères. Si la politique publique — et surtout la diplomatie — se fonde sur les relations, alors vous devez avoir assez de temps dans votre fonction pour nouer ces relations. Donc, c’est logique que ce soit notre premier ministre qui noue des relations à l’OTAN, parce que le ministre des Affaires étrangères n’est pas en poste assez longtemps pour cela.
La sénatrice Boniface : Je ne sais pas si vous avez comparé — peut-être que vous pouvez me le dire — avec, disons, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Est-ce tous les pays ont ce problème, étant donné que le contexte politique est plus polarisé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 20 ans, et cela partout dans le monde?
M. Chapnick : Je ne suis certainement pas un expert de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. Leurs cycles électoraux sont plus courts, mais, à ma connaissance, ils ne remplacent pas leurs ministres des Affaires étrangères aussi régulièrement que nous dans un même cycle électoral. Je me doute que c’est assez rare d’avoir 11 ministres des Affaires étrangères en 15 ans.
La sénatrice Boniface : Merci, monsieur Paris. J’ai trouvé très intéressant ce que vous avez dit à propos de la capacité d’appoint, parce qu’il est de plus en plus clair que de nombreux ministères déploient justement des efforts à cet égard.
Avez-vous des solutions à nous proposer? Par exemple, à propos des crises récurrentes, devrait-on créer une entité distincte au sein d’Affaires mondiales Canada pour permettre au ministère de remplir son rôle essentiel?
M. Paris : Je ne pense pas qu’il faille une organisation distincte. Je pense seulement que nous agissons comme si ces crises étaient uniques, d’une certaine façon, et cela fait qu’elles finissent par prendre énormément de place. C’est compréhensible. Ce sont des crises, et il faut s’en occuper.
C’est une question qui touche à la planification organisationnelle. Une partie de la solution serait de désigner des groupes qui peuvent être réaffectés rapidement, et aussi faire des exercices de préparation aux urgences. Une partie de la solution tient aux ressources. Ce n’est pas seulement une question de ressources — parce que vous pouvez consacrer de l’argent à un problème sans le régler —, mais, sans ressources, je pense que ce serait difficile d’arriver à une situation durable où vous avez une capacité d’appoint qui permet aux autres éléments de continuer à fonctionner, même en temps de crise.
Le sénateur MacDonald : Merci à nos deux témoins. J’ai tellement de questions à poser.
Je vais commencer par vous, monsieur Paris. Si on examine notre politique étrangère des sept dernières années, nous voyons que notre relation avec la Chine est un désastre. C’est compréhensible, vu les ignominies que le régime accumule, comme l’enlèvement de deux Canadiens. Notre relation avec l’Inde ne s’est toujours pas rétablie après la visite du premier ministre en 2018. Nous n’avons pas une bonne relation avec cet État. J’ai l’impression que nos principaux alliés nous excluent d’initiatives clés. Nous ne faisons plus partie des pays qui poursuivent un dialogue quadrilatéral et nous ne sommes pas non plus dans l’alliance Australie—Royaume-Uni—États-Unis. Nous ne faisons apparemment rien pour combler les besoins énergétiques de l’Europe, et nous ne semblons rien faire pour renforcer notre propre défense nationale.
Je dirais que, au cours des sept dernières années, notre politique étrangère a été un échec. J’aimerais connaître votre opinion. Selon vous, est-ce un échec, pourquoi est-ce un échec et que pouvons-nous faire?
M. Paris : Merci de votre question. Je pense que le Canada n’est pas le seul pays à devoir relever des défis pour réagir aux énormes transformations qui ont eu lieu dans le monde. Il suffit de penser à ce qui s’est passé en Chine au cours des cinq dernières années. En 2017, il y a cinq ans, Xi Jinping a prononcé un discours, lors du congrès du parti, dans lequel il abandonnait essentiellement l’ancienne position de réserve de Deng Xiaping et présentait la Chine en tant que puissance mondiale belliqueuse. Aussi, il y a les atrocités commises par ce pays contre les Ouïghours et son traitement des autres minorités. Il y a Hong Kong, l’affaire des deux Michael et ainsi de suite.
Ensuite, il y a la Russie, les changements climatiques, la pandémie, les perturbations de l’économie mondiale et l’administration Trump.
Il y a une citation qu’on attribue à tort à Lénine, c’est à peu près ça : il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines longues comme des décennies. Cela fait plusieurs semaines de ce genre que nous vivons.
Cela dit, c’est un signal d’alarme pour notre pays. Je ne pense pas que nous avons accordé suffisamment d’attention en tant que pays à notre politique étrangère... À dire vrai, je pense que c’est le cas depuis plus de 20 ans. Nous avons tendance à traiter la politique étrangère comme une question de deuxième ordre, et cela vaut pour chaque gouvernement à tour de rôle. Ce que nous réalisons maintenant, c’est que la politique étrangère est indissociable de la politique intérieure, que le contexte international a des répercussions directes sur les Canadiens et que nous devons adopter des approches très stratégiques pour faire face à tous ces problèmes.
J’ai été content d’apprendre que le gouvernement allait proposer une stratégie indopacifique. Je suis impatient d’en voir le contenu. J’aimerais que l’on continue de concevoir des stratégies, pas seulement pour la région indopacifique, mais aussi pour d’autres régions.
Le président : Monsieur le sénateur, est-ce que je vous inscris au deuxième tour? Il ne vous reste que 10 secondes. Merci.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup à nos deux témoins d’aujourd’hui. Vous nous avez donné ample matière à réflexion.
Voici ma question pour vous, monsieur Paris. Vous avez dit que nous avons besoin d’une politique en ressources humaines à Affaires mondiales Canada. Vous avez avancé l’idée de renforcer la capacité de planification stratégique et d’agir en tant que groupe de réflexion, en lien avec d’autres groupes de réflexion, si j’ai bien compris. Aussi, pour l’avenir, vous avez dit qu’il fallait que la politique en ressources humaines tienne compte de l’expertise nécessaire, pour avoir dès maintenant une boule de cristal pour prévoir ce que nous allons faire, autant aujourd’hui que dans l’avenir.
Je serais curieuse de savoir quelle est la relation avec les universités canadiennes. Vous travaillez pour une importante université canadienne. Quel rôle, selon vous, les universités devraient-elles jouer pour fournir ces ressources humaines? Que font-elles, aujourd’hui? Que devrions-nous les encourager à faire différemment ou mieux, à l’avenir?
J’aimerais aussi qu’on se penche sur une proposition que vous avez faite, celle de recruter non seulement des étudiants fraîchement diplômés, mais aussi des professionnels à mi-carrière. Pouvez-vous nous donner des détails sur ces divers niveaux? J’aimerais entendre ce que vous avez à dire.
M. Paris : Merci beaucoup des questions. Je devrais préciser que le ministère des Affaires étrangères fait déjà ce genre de planification. Ce que je propose, c’est que cela soit amélioré et qu’on en accroisse l’importance et la priorité.
L’une des raisons pour lesquelles je propose cela, c’est qu’il n’y a vraiment nulle part ailleurs au gouvernement où cela peut être fait. J’ai travaillé au gouvernement et pour l’université, j’ai travaillé pour un groupe de réflexion et j’ai étudié la politique étrangère, et j’ai une petite idée sur les endroits où on trouve des bassins d’expertise dans le pays, alors je peux dire que nous n’avons pas de grands groupes de réflexion solides et bien financés comme il y a en aux États-Unis. Nous avons une poignée de groupes de réflexion, même si certains sont excellents. Nous avons des chercheurs absolument excellents qui sont éparpillés d’un bout à l’autre du pays. Nous avons des organisations privées, y compris de grandes sociétés canadiennes, qui pourraient contribuer. Mais nous sommes assez dispersés, à dire vrai, et les ressources sont rarement réunies.
Donc, voilà pourquoi ce sera encore plus essentiel qu’Affaires mondiales Canada puisse remplir cette fonction, pas parce qu’il aurait toutes les réponses, mais parce que nous avons besoin du plus grand nombre possible de bons centres pour faire ce genre de travail de réflexion.
En ce qui concerne l’idée d’intégrer des gens de l’extérieur, vous savez certainement que cette question est un peu controversée pour le ministère, parce qu’elle soulève un dilemme : d’un côté, le gouvernement veut, à juste titre, s’assurer de maintenir au sein du service extérieur un effectif qui sera formé au fil du temps, puisqu’il faut des années pour apprendre les compétences nécessaires pour être diplomate; d’un autre côté, la démarcation entre notre politique étrangère et notre politique intérieure est floue. Il y a tellement d’enjeux différents — la technologie, les changements climatiques et le reste — que nous avons besoin d’un grand nombre de perspectives différentes au ministère.
Une façon de régler le problème est d’intégrer beaucoup de gens et de les socialiser — une étape très importante, parce que la transition peut être difficile. Nous devons intégrer cette expérience et cette expertise, mais il faut aussi que les agents des Affaires étrangères sortent du pays et acquièrent de l’expérience ailleurs. Je sais que quelques personnes l’ont fait — même s’il n’y a pas de grandes récompenses —, mais cela a été très bon pour elles.
Le président : Merci beaucoup. Je vous inscris pour le deuxième tour aussi, madame la sénatrice? Merci.
La sénatrice M. Deacon : Merci à vous deux d’être ici. Je n’arrête pas de changer les questions que je veux poser depuis 20 minutes. J’aimerais vraiment que nous puissions discuter de tout cela dans un contexte beaucoup moins officiel.
J’aime énormément les groupes de réflexion. Il y a le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, qui œuvre dans le domaine que nous essayons d’étudier en profondeur, pour déterminer comment nous pouvons répandre des îlots d’excellence à l’échelle du pays.
Je vais poser ma première question à M. Chapnick. Vous en avez un peu parlé en répondant à l’un de mes collègues, mais vous avez dit que les ministres des Affaires étrangères ne sont pas en poste assez longtemps pour exercer un leadership réel et durable au nom du ministère. J’aimerais creuser un peu plus. Je me demande toujours comment il se fait que nous nous retrouvions dans ce genre de situations.
Est-ce parce qu’il s’agit de l’un des portefeuilles les plus importants, et qu’on le considère pour ainsi dire comme une récompense lors des remaniements ministériels, ou est-ce que c’est un problème qui a toujours existé? Est-ce un problème qui remonte à quelques décennies? Je me demandais si vous pouviez nous parler de cela en premier. La question s’adresse à vous deux, mais j’aimerais que M. Chapnick réponde en premier.
M. Chapnick : Merci de la question. C’est assez récent, cette tendance à faire si rapidement des remaniements ministériels. Beaucoup d’entre nous, qui étudient dans ce domaine, pensent que Brian Mulroney avait une politique très efficace; il a gardé son ministre des Affaires étrangères pendant sept ans. Même Lloyd Axworthy a été ministre des Affaires étrangères pendant presque cinq ans. Selon les données que j’ai sous les yeux présentement, en cinq ans, vous aurez trois ou quatre ministres des Affaires étrangères différents dans ce laps de temps. À une certaine époque, on se disait qu’au ministère des Affaires étrangères, il fallait apprendre en travaillant et qu’il fallait donc maintenir les gens en poste. Les autres ministres changeaient, mais vous restiez en poste.
De nos jours, j’ai l’impression que le ministère des Affaires étrangères est traité comme n’importe quel autre ministère, et, s’il est traité comme n’importe quel autre ministère, alors cela veut dire que vous n’avez pas besoin du même niveau d’expertise, même s’il s’agit, selon moi, d’un ministère très spécial; vous pouvez être remplacé quand il y a un remaniement ministériel, comme n’importe quel autre ministre. Avant, c’était un rôle protégé, mais ce n’est plus le cas. Ce n’est pas une approche partisane, parce que c’était vrai pour l’ancien gouvernement, tout comme c’est vrai pour celui-ci.
M. Paris : J’ai compté 15 ministres des Affaires étrangères au cours des 22 dernières années. Je pense que cela fait 1,5 en moyenne par année, si on compte les ministres des Affaires étrangères par intérim. C’est très difficile de maintenir la continuité de la politique étrangère avec autant de changements. C’est comme un jeu de chaises musicales.
Comme M. Chapnick l’a souligné, chaque fois qu’un nouveau ministre arrive, il ou elle doit bâtir des relations, parce que les relations avec nos homologues à l’étranger sont la clé. C’est vraiment essentiel d’être capable de répondre, quand quelqu’un nous appelle, et cela prend du temps. Les ministres doivent être informés. Le ministère réoriente ses efforts pour donner de l’information aux ministres, puis le ministre a besoin de temps pour décider sur quoi il va axer ses efforts, dans le cadre de l’approche globale adoptée par le gouvernement. Cela prend du temps.
Ce ne sont pas tous les problèmes dont il est question ici qui concernent l’intérieur du ministère. Ce sont des problèmes avec lesquels le ministère doit vivre.
Le président : Juste à titre indicatif, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, est en poste depuis bien plus de 20 ans, en comparaison.
M. Paris : Ce n’est pas un but à viser.
Le président : Nous voyons comment vont les choses actuellement, bien sûr.
Le sénateur Harder : Merci beaucoup aux témoins. Monsieur Chapnick, je voulais donner suite à votre commentaire sur la nécessité de mettre l’accent sur le rôle de la diplomatie d’une façon ou d’une autre, même dans le cadre de notre travail.
J’ai eu l’impression qu’on laissait entendre que, par adapté aux objectifs, cela veut dire qu’il y a des objectifs. J’aimerais que vous nous en disiez plus, parce qu’Affaires mondiales Canada a un mandat et une expertise en diplomatie, en négociations commerciales, en promotion du commerce et en aide au développement; il y a pourtant d’autres ministères qui ont une capacité internationale ou mondiale sur des enjeux qui sont tout aussi importants pour la politique étrangère du Canada : l’environnement, l’agriculture, etc. À votre avis, quelle est l’essence de la diplomatie, à l’ère de la mondialisation?
M. Chapnick : C’est une merveilleuse question. Ce que j’essaie de dire, c’est que les décideurs politiques sont le plus efficaces s’ils sont là pour intervenir en cas d’impasse dans des négociations, et si c’est leur unique rôle. Dans ce contexte, la diplomatie, c’est les négociations tactiques et opérationnelles entre les fonctionnaires professionnels et les homologues à l’étranger. C’est une bonne chose de pouvoir leur donner une marge de manœuvre pour leur permettre de négocier, en sachant qu’une instance supérieure est là pour intervenir en cas de besoin.
Ce qui arrive trop souvent, c’est qu’on déclare que certains dossiers sont critiques, alors nos décideurs supérieurs interviennent trop tôt. Quand cela arrive, c’est impossible de demander de l’aide à un échelon supérieur, et vous perdez dans une certaine mesure les compétences qu’un diplomate de carrière aurait apportées à la discussion grâce à son expérience. Nous sommes en train de perdre ces relations et nous sommes en train de perdre cette capacité de négociation. Pour moi, la diplomatie, c’est le travail sur le terrain qui, de nombreuses façons, se fait le mieux dans un contexte non politisé.
Le sénateur Harder : La diplomatie, intrinsèquement, est une expertise qui doit s’ajouter à l’expertise sectorielle ou à une expertise précise. Je veux dire que c’est ce qui relie les capacités de tout un éventail d’instruments internationaux.
M. Chapnick : Oui, je suis tout à fait d’accord avec vous.
Le sénateur Harder : Je veux poser une question à M. Paris à propos de la capacité d’appoint. Je suis tout à fait en faveur de cela, mais il y a une composante que le service étranger n’a jamais eue, en comparaison des forces armées, et c’est la reconnaissance de la nécessité de la redondance. Les forces armées planifient une redondance pour s’assurer d’avoir la capacité d’intervenir dans des théâtres d’opérations potentiels précis. On ne fait pas cela, au ministère des Affaires étrangères, et je me demandais si vous seriez d’accord pour dire que nous devrions absolument commencer à planifier plus stratégiquement.
M. Paris : Je suis tout à fait d’accord. Je dirais même, avec respect, que l’une des plus grandes contributions que le comité pourrait faire à cet égard serait d’examiner ce qui devrait être requis ou ce qui pourrait être requis pour mettre en place une capacité d’appoint. Il faut garder à l’esprit qu’il n’est pas seulement question de réagir aux urgences successives. On parle de pouvoir faire cela tout en faisant en sorte que le reste du ministère continue de fonctionner. Ce pourrait être une excellente contribution.
Le sénateur Harder : La redondance, en passant, comprend les compétences en langue étrangère, ce n’est pas quelque chose qu’on arrive à maîtriser du jour au lendemain.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Marwah : Merci aux témoins. Je ne sais pas à qui je devrais adresser ma question, alors je vais la poser, puis je vous laisserai décider qui répondra. Cela concerne notre service extérieur, nos délégués commerciaux en particulier, et le secteur privé.
De mon point de vue, le Canada est une nation commerçante, et dans une très grande mesure, son avenir économique dépend de son efficacité sur la scène commerciale. D’après vous, le service extérieur et les délégués commerciaux ont-ils une bonne structure pour soutenir le secteur privé? Ont-ils les bons outils, et leur mandat est-il adapté? Avez-vous des recommandations et des améliorations à proposer qui pourraient vraiment améliorer nos résultats commerciaux?
M. Paris : J’ai quelques opinions sur cet aspect de notre politique étrangère, mais cela reste des opinions. Je préférerais ne pas improviser, en parlant de mes réactions informelles. J’aimerais prendre le temps d’y réfléchir.
Évidemment, la précédente série de questions portait sur les fonctions intrinsèques du ministère des Affaires étrangères, et la promotion du commerce est un domaine où tous les autres ministères participent, bien sûr, mais cela demeure la fonction essentielle de notre ministère des Affaires étrangères; cela ne va pas changer, surtout vu le monde qui se dessine à l’horizon.
Nous allons devoir travailler plus dur pour maintenir l’accès et les occasions commerciales que nous avons eues jusqu’ici et que nous avons tenues pour acquis dans le passé. Malheureusement, cela pourrait vouloir dire que nous allons devoir travailler plus dur même avec des pays qui, nous le croyions, allaient toujours être nos proches alliés et nos proches partenaires commerciaux. Donc, oui, je suis d’accord avec l’esprit de votre question, mais je n’ai pas suffisamment d’expertise pour me prononcer.
M. Chapnick : D’après mon expérience limitée, notre diplomatie en matière de politique commerciale demeure très efficace. Je vais vous donner deux exemples pour justifier mon opinion.
Premièrement, la Grande-Bretagne a essayé de nous voler notre principal négociateur commercial lors de la renégociation de l’ALENA, pour qu’il aille former les négociateurs commerciaux britanniques au Royaume-Uni. Voilà le niveau de respect qu’il s’était attiré en tant que négociateur commercial dans le monde anglophone. Deuxièmement, son second est aujourd’hui notre ambassadeur aux États-Unis, et cela donne à penser que, même au gouvernement du Canada, on reconnaît que certains de nos diplomates les plus talentueux proviennent du secteur commercial.
La culture commerciale au sein du ministère, d’après ce que j’en sais, est beaucoup plus saine que la culture ailleurs; il semble, à mon avis, qu’on fait davantage preuve de déférence à l’égard de nos négociateurs commerciaux qu’à l’égard des autres diplomates conventionnels en politique étrangère. Je pense qu’on pourrait creuser de ce côté-là pour tirer des leçons.
Le sénateur Marwah : Je suis d’accord avec vous. J’ai énormément de respect pour les négociateurs commerciaux. J’ai parrainé trois projets de loi sur le libre-échange depuis que je suis au Sénat. La fonction publique les a admirablement soutenus tous les trois, mais ça s’est fini là. Une fois l’accord de libre-échange conclu, notre feuille de route est désastreuse. Les autres pays profitent beaucoup plus des négociations commerciales que le Canada ne le fait avec ses exportations. Il y a quelque chose qui manque, entre un projet de loi sur le libre-échange et son application. Voilà donc pourquoi je demande si on ne devrait pas donner un rôle beaucoup plus grand aux délégués commerciaux, pour créer un « contexte d’attirance » plutôt qu’un « contexte de persuasion », où ils seraient actifs à l’extérieur et aideraient à tirer parti des accords commerciaux, au lieu d’attendre que les exportateurs viennent les voir.
M. Paris : Je souscris à votre évaluation lorsque vous dites que nous avons très bien su négocier des accords commerciaux, mais que l’adoption n’a pas été aussi efficace.
C’est un problème complexe. Une partie du problème tient au fait que les entreprises canadiennes elles-mêmes ne tirent pas entièrement parti de certains de ces accords. Je pense que ce serait très important de décortiquer ce problème, malgré sa complexité, surtout vu ce que devient le monde.
M. Chapnick : Je pense que la géographie est un aspect important ici. C’est beaucoup plus simple pour les entreprises canadiennes de faire affaire avec les États-Unis. Elles s’exposent à beaucoup plus de risques pour faire des affaires n’importe où ailleurs. La culture stratégique dans notre pays est relativement réfractaire au risque; c’est une culture conservatrice, ce qui veut dire qu’il est beaucoup plus difficile de convaincre le secteur privé d’explorer des relations commerciales avec des pays très éloignés, quand vous avez l’énorme marché américain juste au sud et que l’ALENA vous aide avec cela.
Le président : Merci.
Monsieur Chapnick, vous avez parlé de l’aversion au risque. Plus tôt, M. Paris en avait parlé pendant sa déclaration préliminaire. Le ministère est de plus en plus réticent à prendre des risques? Y a-t-il des raisons qui expliquent cela? Est-ce que cela tient à l’expérience, ou est-ce simplement des craintes administratives de base? Est-ce plutôt qu’il y a tellement de choses auxquelles réagir, comme M. Paris l’a mentionné, que cela ne laisse plus de temps pour la planification créative?
M. Chapnick : Encore une fois, quand nous avons une culture de politique diplomatique conventionnelle qui favorise raisonnablement la prudence — c’est-à-dire que nous faisons les choses en douceur, et je pense que c’est tout à fait dans notre intérêt d’agir ainsi — et qu’il y a constamment de nouveaux ministres ou de nouveaux sous-ministres, il faut du temps pour devenir créatifs et ambitieux. Je ne pense pas que les fonctionnaires responsables de notre politique étrangère ont eu le temps de s’acclimater, d’avoir la confiance nécessaire pour prendre les risques qu’ils prendraient s’ils étaient certains d’avoir de la stabilité jusqu’au bout. Je pense qu’il y a de la créativité au sein du ministère, mais les circonstances ne sont pas favorables aux gens qui veulent prendre des risques.
M. Paris : Le ministère a traversé une période où l’élaboration de politiques n’était pas encouragée et où les gens craignaient énormément de faire les mauvais choix. Durant cette période, le ministère a sous-utilisé une partie de ses compétences relatives à sa fonction d’élaboration de politiques.
Nous connaissons tous des fonctionnaires qui appartiennent à ce ministère, ou nous leur avons déjà parlé. Ce sont des gens extraordinairement engagés, intelligents, dévoués et travaillants, et ils se dévouent pour la fonction publique. Ils ont l’expérience et certainement les capacités intellectuelles nécessaires pour remplir ces fonctions. Il faut leur permettre de le faire.
[Français]
La sénatrice Gerba : J’aimerais revenir à la discussion sur le commerce et l’aversion au risque dont a parlé le professeur Chapnick.
Comme je viens du secteur privé et que j’ai fait des affaires à l’échelle internationale, je comprends tout à fait que les entreprises canadiennes veuillent aller aux États-Unis, car là-bas, il y a une structure, des ressources et plusieurs organisations qui les accompagnent.
Pensez-vous qu’Affaires mondiales Canada (AMC), ou plutôt toute la machine diplomatique canadienne, devrait se tourner vers une diplomatie économique en mettant l’accent sur la création ou le renforcement des structures d’accompagnement à l’échelle internationale? Ces structures qui existent aux États-Unis font en sorte que si je vends des produits aux États-Unis, Exportation et développement Canada (EDC) m’accordera facilement son assurance, et je jouirai de toutes sortes d’accompagnements. Il n’y a donc pas de risque. Nous perdons plusieurs occasions dans d’autres pays parce qu’on n’a pas cet accompagnement.
AMC devrait-il s’orienter vers une diplomatie économique à l’instar d’autres pays? Quand la Chine organise un voyage diplomatique ou un voyage officiel à l’étranger, comme en Afrique, elle est accompagnée de ses entrepreneurs et de ses entreprises. La Chine a créé des banques de développement spécifiquement pour certains pays qui sont à ses yeux prioritaires.
Notre diplomatie ne devrait-elle pas plutôt s’inspirer de modèles qui fonctionnent, où on accompagne les entreprises afin de profiter d’occasions qui se présentent, aux États-Unis ou ailleurs?
M. Chapnick : Je suis désolé, mais je dois répondre en anglais.
[Traduction]
Je comprends le désir de mettre l’accent sur la diplomatie économique; nous l’avons déjà fait dans le passé. Toutefois, nous ajoutons le plus de valeur sur le plan diplomatique lorsque nous établissons les règles du jeu qui permettent aux entreprises de prospérer. C’est ainsi que nous pouvons accroître notre importance, parce que, si le monde entier faisait de la diplomatie économique pour se concurrencer, si chaque pays mettait l’accent sur la diplomatie économique, le Canada serait écrasé, parce que nous sommes trop petits. De notre côté, si nous pouvons établir des règles qui servent notre intérêt — et c’est beaucoup plus facile d’établir des règles que de verser des subventions, quand vous êtes petit, comme nous avec notre économie —, je pense que nous en sortirions gagnants.
Devons-nous continuer d’ouvrir des portes pour nos entreprises? Absolument. Devons-nous les soutenir quand elles vont essayer de tirer parti des portes qui s’ouvrent à elles? Absolument, mais à mon avis, il faut que notre priorité principale soit systémique. Nous devons mettre en place un système où les règles sont largement respectées, afin que, quand les entreprises décident de franchir ces portes, elles ne se retrouvent pas injustement désavantagées à cause de la petite taille de notre pays.
M. Paris : Je crois que je suis d’accord avec ce que M. Chapnick vient de dire.
Le président : Merci.
Le sénateur MacDonald : Je vais adresser ma question à M. Chapnick, d’abord, mais j’aimerais que vous répondiez tous les deux, s’il vous plaît.
Monsieur, vous avez écrit il y a deux ou trois ans un livre intitulé Canada on the United Nations Security Council: A Small Power on a Large Stage — soit Le Canada au Conseil de sécurité des Nations unies, un petit pouvoir sur une grande scène —, à propos du poids relatif du Canada dans les affaires internationales et du fait que ce poids a diminué depuis les années 1950. Bien évidemment, les Nations unies ont aussi grandi considérablement depuis les années 1950. Depuis, beaucoup de colonies sont devenues des pays.
Je voulais faire une comparaison avec la façon dont l’Australie mène sa politique étrangère. L’Australie met énormément l’accent sur les régions les plus importantes : le Sud-Est asiatique, et l’Asie de l’Est en particulier. Selon vous, la politique étrangère du Canada s’éparpille-t-elle trop, en comparaison? S’agit-il d’un facteur majeur qui nuit à la qualité de notre politique étrangère? Nos ressources sont-elles trop dispersées en matière de politique étrangère?
M. Chapnick : Il existe une difficulté double au Canada qui n’existe pas en Australie. Premièrement, une difficulté des Australiens, c’est qu’ils sont seuls. Ils n’ont pas les États-Unis. Par conséquent, il y a cette urgence qui agit en tant que motivateur, ce qui n’est pas notre cas. À dire vrai, c’est plus facile pour eux d’accorder de l’importance à la politique étrangère, parce que, sinon, les conséquences sont évidentes et immédiates, tandis que nous avons les États-Unis pour atténuer les conséquences.
La deuxième difficulté pour le Canada, c’est qu’il y en a beaucoup qui nous ont qualifiés de puissance régionale sans région. En réalité, nous n’avons pas le genre de puissance correspondant à notre emplacement géographique. Nous sommes plus puissants que nous devrions l’être, grâce aux États-Unis, ce qui explique pourquoi tout le monde est déçu de voir à quel point nous en faisons peu. Mais nous ne sommes pas assez puissants pour concurrencer les États-Unis, ce qui fait que, peu importe ce que nous faisons, nous avons l’air de ne pas en faire beaucoup.
À tous points de vue, nous avons le luxe de pouvoir faire des erreurs, et ce n’est pas le cas de l’Australie, mais je comprends que cela cause de la frustration à l’égard de ce potentiel mal utilisé ou gaspillé. À mon avis, mieux vaut ce problème que celui de l’Australie, qui ne peut se rabattre sur personne en cas d’erreur.
M. Paris : Comme l’Australie, nous mettons beaucoup l’accent sur l’immédiat. C’est les États-Unis. Cela fait aussi partie de notre politique étrangère. Mais je suis d’accord pour dire que, de loin, on pourrait observer la politique étrangère australienne et relever les éléments admirables, sans voir le tableau complet. C’est toujours utile de comparer le Canada par rapport à d’autres pays, si ce n’est que pour apprendre des pratiques exemplaires des autres.
Pour ce qui est de la priorité, l’Australie est isolée, et elle se trouve dans une région beaucoup plus dangereuse. Elle a des intérêts bien définis, et elle doit s’assurer que ses alliés vont la soutenir.
Le Canada accorde énormément d’attention aux États-Unis, mais nous avons aussi des intérêts bien définis dans la stabilité de la région indopacifique, et nous avons aussi des intérêts bien définis dans la stabilité de l’Europe — respectivement à l’ouest et à l’est de notre pays — ainsi que dans nos relations avec les États-Unis et notre Arctique. Donc, même si nous avons des intérêts un peu partout dans le monde, une politique étrangère stratégique doit définir les enjeux qui sont plus importants que les autres et affecter les ressources en conséquence.
La sénatrice M. Deacon : Je reviens encore sur la question du leadership, parce que nous sommes tous conscients du temps qu’il faut pour développer et renforcer la confiance, l’autonomie et les relations, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation.
Monsieur Chapnick, nous parlions plus tôt du haut taux de roulement des ministres des Affaires étrangères. Vous avez aussi parlé des sous-ministres et des sous-ministres adjoints dans votre déclaration préliminaire. Est-ce que le roulement du personnel est aussi un problème à ces niveaux, ou est-ce que les hauts fonctionnaires ont aussi tendance à être remplacés quand arrive un nouveau ministre, ou est-ce que la direction a plutôt tendance à changer quand il y a un nouveau gouvernement?
M. Chapnick : Ce qui me préoccupe, au niveau du sous-ministre — et j’admets que c’est une opinion controversée, et que cela ne fait pas consensus —, c’est que, à mon avis, si le ou la sous-ministre des Affaires étrangères n’a jamais été affecté à l’étranger, il ou elle ne comprendra pas les motivations des agents du service extérieur. Pour les agents du service extérieur, ce qui est considéré une carrière réussie n’est pas du tout la même que pour une personne qui est restée à Ottawa. En d’autres mots, la plupart des agents du service extérieur ne veulent pas devenir sous-ministres. Ce n’est pas leur but. Ce n’est pas une marque de réussite, mais devenir ambassadeur dans un lieu en particulier, si.
Une préoccupation pour la plupart des agents des services extérieurs, c’est de devoir déménager leur famille. Ceux qui travaillent à Ottawa n’ont jamais à réfléchir à cela, parce qu’ils restent à Ottawa toute leur carrière.
Si votre sous-ministre ne comprend pas ce genre de choses-là, parce qu’il ne les a jamais vécues, vos politiques en ressources humaines ne vont pas refléter les besoins de vos gens, ce qui est nuisible pour le moral. Dans le passé, et jusqu’à tout récemment, le sous-ministre principal des Affaires étrangères avait toujours de l’expérience diplomatique. Cela était vrai jusqu’à il y a seulement quelques jours, mais au cours des dernières années, ce n’était pas faux, et j’estime qu’il y a un lien entre la baisse du moral et le manque d’expérience à l’étranger des hauts fonctionnaires du ministère.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
M. Paris : De façon générale, je suis d’accord avec ce que M. Chapnick vient de dire, mais je suis moins convaincu qu’il faille absolument que le sous-ministre du ministère soit un agent du service extérieur. Cela dépend énormément de la personnalité et de l’expérience du sous-ministre en question. Au gouvernement du Canada, les gens qui atteignent le niveau de sous-ministre sont souvent très bons pour comprendre de nouveaux dossiers et, quand ils sont futés, les sous-ministres savent suivre les conseils des gens qui ont une profonde expertise au sein de leur ministère.
De façon générale, je suis d’accord pour dire que, dans les rouages du ministère, la diplomatie doit être au premier plan. Je suis d’accord pour dire qu’il devrait y avoir une voie vers la fonction de sous-ministre, pour les agents du service extérieur, mais je ne pense pas qu’il faut que ce soit un agent du service extérieur chaque fois.
La sénatrice M. Deacon : J’ai tout de même une dernière question, mais je ne m’attends pas nécessairement à recevoir une réponse. À mesure que nous avançons, et même avant que nous n’entamions l’examen, ma question était et demeure la suivante : que va-t-il falloir faire, au bout du compte, pour que la priorité des services extérieurs et le travail en politique étrangère deviennent un ensemble d’activités durables et continues, qui ne font pas que réagir aux crises internationales? Je pense que je suis à court de temps, mais c’est une question qui me trotte dans l’esprit.
Le président : Vous n’étiez pas tout à fait à court de temps, sénatrice Deacon. Merci, ce sera la dernière question pour l’instant.
J’aimerais cependant que nos deux témoins tentent d’y répondre.
M. Paris : Je serai heureux de me lancer. C’est comme essayer de raconter l’histoire du monde en 10 secondes, parce qu’il y a beaucoup d’éléments à décortiquer. Si on remonte à la source pour voir tous les différents aspects du fonctionnement du gouvernement, du fonctionnement du ministère, des ressources humaines et de la façon dont le rôle de ministre est traité, de l’interaction entre ces ministres, le premier ministre et les autres ministres, il y a toutes sortes de dimensions qui entrent en ligne de compte pour expliquer pourquoi un ministère ou un domaine est ce qu’il est, mais au bout du compte, je pense que ça revient à ce à quoi les Canadiens s’attendent. Je pense que, durant de nombreuses années, les Canadiens ont eu tendance à traiter la politique étrangère comme un dossier distinct, mais je pense que ce qui devient clair — ou ce qui devrait être clair — c’est que le domaine de la politique internationale a une incidence directe sur eux, comme on l’a vu pendant la pandémie, et une incidence directe sur eux lorsqu’il s’agit d’incendies, de vagues de chaleur, de sécheresse, d’inondations et de changements climatiques. Cela les concerne directement lorsqu’il s’agit de menaces pour nos citoyens. Cela a des répercussions sur des millions d’emplois, sur nos relations avec les États-Unis et sur l’avenir de notre économie. La démarcation est très mince entre les choses que les Canadiens ont à cœur et les dimensions internationales de nos interventions par rapport à ces problèmes.
Je pense que, entre autres choses, si les Canadiens reconnaissaient que la politique étrangère doit avoir cette continuité, cela devrait nous forcer à veiller à ce qu’il y ait une continuité.
Le président : Monsieur Chapnick, vous aurez le dernier mot.
M. Chapnick : Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose d’avoir une politique étrangère qui soit réactive, mais il faut l’accepter. Quand votre politique étrangère est délibérément réactive, cela veut dire que vous avez besoin de diplomates habiles; vous avez besoin de souplesse; vous avez besoin de créativité intellectuelle, parce que vous n’aurez pas beaucoup de préavis; et vous devez comprendre de façon réaliste que ce n’est pas le Canada qui façonne le contexte international, pour la plus grande partie. Ce sont les grandes forces et les grandes puissances qui façonnent le monde, et nous, nous réagissons. Si nous acceptons cela et que nous construisons en conséquence, je pense que nous pourrions être beaucoup plus efficaces, dans le contexte global.
Nous n’avions aucune gêne à être réactifs dans les années 1940, 1950 et 1960. Nous le disions régulièrement. Selon la plupart des avis, nous étions plutôt efficaces diplomatiquement au cours de cette période.
Le président : Merci. Je tiens à remercier nos deux témoins, M. Paris et M. Chapnick, de leurs commentaires très intéressants d’aujourd’hui. Vous avez enrichi notre discussion et nos connaissances.
Nous allons passer à la deuxième partie de la réunion. M. Paris voulait rester en tant qu’observateur, et j’ai accepté.
Monsieur Chapnick, vous pouvez rester aussi, si vous le souhaitez. Vous devez partir. D’accord. Merci.
Nous allons maintenant aborder le sujet de la situation en Ukraine, et j’ai le grand plaisir de souhaiter la bienvenue à un expert renommé, qui est avec nous par vidéoconférence : M. Timothy Snyder, professeur, Institut Jackson pour les affaires mondiales, Université Yale. Le professeur Snyder est titulaire de la chaire Richard C. Levin d’histoire à l’Université Yale, ainsi qu’un membre permanent de l’Institut des sciences humaines à Vienne. Le professeur Snyder est reconnu à l’échelle mondiale en tant que spécialiste de l’histoire de l’Europe de l’Est. Nous nous sommes rencontrés il y a 10 ans, lors d’un dîner à l’ambassade à Berlin, tout juste après qu’il a publié un magnifique ouvrage intitulé Terres de sang : l’Europe entre Hitler et Staline.
Je sais que vous l’avez tous déjà vu sur les médias sociaux. Il commente énormément la situation actuelle, à titre d’expert. Ses exposés sur YouTube ont été vus par des millions de personnes, et il peut, bien sûr, nous faire profiter d’une perspective qui va jusqu’au XIIIe siècle. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour cela, aujourd’hui, monsieur le professeur.
Je suis heureux de vous revoir. Habituellement, nous donnons à la plupart des témoins cinq minutes pour leur déclaration préliminaire, mais vous pouvez prendre plus de temps si vous le voulez, puisque vous êtes seul, et que nous avons le plaisir de votre compagnie pendant une heure. Monsieur Snyder, vous avez la parole.
Timothy Snyder, professeur, Institut Jackson pour les affaires mondiales, Université Yale, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le sénateur, et merci à vous tous de l’invitation. Je tiens vraiment à ce que nous ayons des échanges et une discussion, alors je vais me limiter à quelques commentaires et éviter de parler du XIIIe siècle ou même du XIXe.
Ce que je veux faire, pendant mes cinq minutes, c’est essentiellement souligner trois points sur ce que je pense de la nature de cette guerre ainsi que de son objectif. Je veux aussi parler de l’étape de la guerre où nous en sommes, selon moi, et vous dire pourquoi je pense que la guerre peut et doit être gagnée.
Je vais commencer par les concepts, par les définitions : je pense qu’il s’agit d’une guerre d’agression. À l’évidence, il s’agit d’une guerre d’agression sans provocation. La Russie n’avait aucune raison d’envahir l’Ukraine. Cette guerre a aussi des visées génocidaires, en ce sens qu’elle est fondée sur la prémisse que, comme le président russe ne cesse de le répéter, il n’existe pas de société ukrainienne, de nation ukrainienne ou même de pays ou d’État ukrainien. Cette rhétorique est génocidaire, parce que, de façon générale, les auteurs de génocide nient l’existence de la société qu’ils veulent détruire. Voilà pour la théorie. En pratique, les forces russes se sont heurtées à une résistance, et leur interprétation de cette résistance est non pas que l’Ukraine existe, mais bien qu’il y a tout simplement en Ukraine plus de personnes qui ont été mal avisées, dupées ou leurrées qu’ils ne le pensaient. Par conséquent, les atrocités doivent être accélérées.
En partant de la prémisse que l’Ukraine n’existe pas, on peut dégager la logique derrière l’invasion. On peut aussi voir la logique derrière l’échec de l’invasion, et aussi la logique derrière l’intensification des atrocités.
Je veux aussi qu’il soit clair que les atrocités et les échecs vont très souvent main dans la main. Le fait que la Russie a tenté d’intensifier les atrocités qu’elle commet contre les civils ne veut pas dire que la Russie gagne la guerre. Je dirais que c’est tout le contraire, et qu’il vaut mieux l’interpréter comme un signe que la Russie est en train de la perdre. Malheureusement, il est tout à fait possible de perdre une guerre et de commettre des atrocités de masse. L’histoire nous le montre très clairement. La Russie a commis des atrocités à très grande échelle dans les territoires qu’elle contrôle. Selon ses propres chiffres, la Russie a déporté plus de 4 millions de citoyens ukrainiens, soit un dixième de la population, une statistique tout à fait effarante. Elle a complètement détruit des villes, comme Marioupol, où, selon les plus récents rapports journalistiques, quelque 100 000 civils ont été tués. Si on ajoute à cela les campagnes d’exécution de dirigeants communautaires locaux et le viol systématique — et, à mon avis, politisé — des femmes ukrainiennes, nous constatons que ces atrocités ont été commises à grande échelle.
Je le répète : les atrocités et les victoires sont deux choses différentes. La Russie tente d’intimider les Ukrainiens en commettant des atrocités et, récemment, en lançant une campagne de destruction des ressources énergétiques, des centrales électriques, et il est plus facile selon moi d’y voir une tentative d’intimidation désespérée plutôt qu’un signe de la victoire militaire imminente de la Russie. J’imagine que la question sera posée pendant la discussion, mais j’aimerais souligner maintenant que mon opinion sur la possibilité d’un certain type d’attaque nucléaire s’inscrit dans le même ordre d’idées.
Personne en Russie ne craint une guerre nucléaire. Ce n’est pas discuté, en Russie. En Ukraine, c’est un sujet très secondaire. C’est un sujet beaucoup plus sérieux, en Occident, et je pense que c’est effectivement de cette façon que les choses sont censées fonctionner. Nous sommes censés avoir peur d’une guerre nucléaire, en discuter et être préoccupés par cette éventualité plutôt que de nous concentrer sur ce qui se passe sur le champ de bataille, où la Russie est en train de perdre.
En Russie même, la discussion ne tourne pas autour de la guerre nucléaire. Les sujets qui sont abordés sur les blogues militaires et dans les médias sociaux concernent la mobilisation et le fait que les gens veulent échapper à la mobilisation, et cela ne reflète pas une société qui est prête pour une guerre ou qui veut que la guerre dure plus longtemps.
Changeons de point de vue : tout cela soulève une question intéressante sur les désavantages fondamentaux de la Russie et les avantages fondamentaux de l’Ukraine. Je crois que les avantages fondamentaux de l’Ukraine se sont révélés à ceux d’entre nous qui n’ont pas suivi l’histoire de l’Ukraine au cours des six ou sept derniers mois. L’Ukraine a l’avantage fondamental de se battre pour défendre son propre pays. Elle a l’avantage fondamental du fait que son peuple sait qui il est, ce qui est d’ailleurs très intéressant, étant donné que c’est exactement ce que la Russie a tant réussi à mettre en doute dans sa propagande. Finalement, on s’aperçoit que la définition d’une société ou de la démocratie n’est pas imposée par les impérialistes de l’extérieur. La définition de société ou de démocratie vient des gens qui sont prêts à affronter les risques. Cela est on ne peut plus évident dans le cas du président, mais je dirais aussi, d’après ma propre expérience et d’après le temps que j’ai passé en Ukraine et d’après mes propres contacts, qu’il faut comprendre essentiellement que l’existence de l’Ukraine ne se révèle pas dans les facteurs « objectifs » que nous pouvons observer de loin, comme la langue ou l’origine ethnique ou peu importe ce que cela veut dire; elle se révèle plutôt dans les choix que font les gens de coopérer réellement les uns avec les autres. L’existence de l’Ukraine se manifeste de façon évidente dans la coopération horizontale entre les Ukrainiens, dans ce qu’on peut appeler la société civile. L’Ukraine est en train de gagner la guerre, pas seulement parce que l’État est beaucoup plus fonctionnel que les gens ne l’auraient dit, mais aussi parce que les Ukrainiens qui unissent leurs forces en fonction de leurs relations préexistantes se précipitent pour combler tous les manques.
Cela m’amène au sens de cette guerre. Ce n’est pas suffisant de dire que l’Ukraine gagne cette guerre. Plutôt, l’Ukraine doit gagner cette guerre. Ce que je veux dire, c’est que non seulement il est question ici d’une situation historiquement inusitée : une tyrannie qui attaque militairement une démocratie et qui cherche à la détruire et à l’effacer de la surface de la terre, mais il est aussi question de ce que l’Ukraine a fait pour mettre en lumière l’importance de l’éthique, de l’engagement et de la prise de risque en démocratie. Je vais parler au nom de mon propre pays, parce qu’il y a beaucoup de gens aux États-Unis qui ont tendance à penser que la démocratie est une chose qui est instaurée par les grandes puissances, ou une chose qui existe à défaut d’autres solutions. L’histoire des 10 ou 15 dernières années nous a montré que cela n’est pas du tout le cas. Les démocraties peuvent seulement être défendues lorsque les gens s’engagent envers elles et qu’ils sont prêts à prendre des risques pour les défendre. Si l’Ukraine perdait cette guerre, nous perdrions son exemple, et j’ai l’impression que c’est un exemple dont nous avons grandement besoin.
Il y a bien évidemment d’autres raisons pour lesquelles l’Ukraine doit gagner cette guerre, des raisons comme la stabilité de l’Europe et l’approvisionnement alimentaire mondial. Je crois que j’ai utilisé plus que mes cinq minutes, alors j’aimerais m’arrêter ici pour que nous puissions discuter. Merci beaucoup.
Le président : Merci beaucoup de votre déclaration préliminaire, monsieur Snyder.
La sénatrice M. Deacon : Merci, monsieur Snyder, d’être ici aujourd’hui, et merci aussi à notre président d’avoir présenté autant d’excellentes informations supplémentaires. C’est très important.
Ma première question concerne les communications. Récemment, on a beaucoup parlé dans l’actualité des services Starlink, à cause des gazouillis de son propriétaire, M. Elon Musk. Ce service a fourni un accès Internet aux Ukrainiens pendant le conflit, et a aussi été d’une aide cruciale pour les communications militaires durant leurs opérations.
Pendant que vous êtes ici, j’aimerais vous demander si vous pensez que l’infrastructure de Starlink est aussi essentielle pour les opérations militaires que je l’ai lu, et aussi savoir si les sautes d’humeur de M. Musk sur les médiaux sociaux causent un préjudice réel aux opérations.
En dernier lieu, les pays alliés pourraient-ils fournir de la technologie pour combler les vides, au cas où les pannes de service en Ukraine se poursuivent ou même s’intensifient?
M. Snyder : Merci. Je vais répondre à votre question dans la mesure où je peux y répondre. Il y a des gens qui en savent davantage sur la technologie et sur la politique technologique que moi et qui pourraient répondre plus concrètement à votre question sur ce que les États peuvent faire. Ce que je veux dire, c’est que, par principe — et je ne pense pas que cela a été suffisamment souligné — c’est en réalité une question de liberté d’expression. M. Musk et les autres libertariens du numérique qui se trouvent dans cet espace mental insistent tout le temps pour dire qu’ils sont de grands défenseurs de la liberté d’expression. D’ailleurs, quand M. Musk a donné ou a dit qu’il allait donner accès à Starlink à l’Ukraine, il a fait un commentaire à ce moment-là sur la façon dont les gens allaient pouvoir utiliser Starlink pour dire tout ce qu’ils voulaient, ce qui a une très grande importance. La liberté d’expression, c’est important pour nous tous.
Mais, dans les faits, M. Musk a dit qu’il ne savait pas s’il pouvait donner accès à Starlink à toute l’Ukraine. Il a dit qu’il ne savait pas s’il pouvait donner un accès aux régions de l’Ukraine actuellement sous occupation russe, ce que je trouve plutôt illogique, parce que l’Ukraine est dans les faits un pays où il y a la liberté d’expression, et la Russie est par excellence un pays où il n’y a pas de liberté d’expression. Donc, quand on est réellement préoccupé par la liberté d’expression et quand on veut véritablement répandre la liberté d’expression ou si on croit à la liberté d’expression, alors on voudrait justement s’assurer que les Ukrainiens puissent communiquer les uns avec les autres dans les territoires qu’ils ont commencé à libérer de l’occupation russe. C’est pour moi un grand point de principe.
Je peux répondre empiriquement à une partie de votre question : oui, cette forme de communication est, en pratique, très importante pour les soldats ukrainiens sur le champ de bataille, et ce n’est pas quelque chose qu’ils pourraient facilement ou rapidement remplacer.
La sénatrice M. Deacon : Merci beaucoup. Pour le suivi, je pense à la communication. Je pense à la saison. Je pense au fait que l’hiver commence à s’installer. Pour la Russie, habituellement, les hivers les ont aidés à repousser les envahisseurs, et je me demande si l’Ukraine peut faire de même. Voyez-vous les forces ukrainiennes utiliser leurs connaissances du terrain à leur avantage ou une impasse pourrait-elle s’installer pendant les mois les plus froids, et bien sûr, comment le Canada peut-il soutenir cela?
M. Snyder : Les Ukrainiens sont à l’offensive, et la question est de savoir si les Ukrainiens peuvent continuer à être à l’offensive. C’est là que la saison est pertinente.
Le moment le plus difficile pour lancer une offensive est dans la boue de la fin de l’automne; nous n’en sommes pas encore là, mais nous y serons probablement bientôt. Il y a donc une période allant de la fin de l’automne au début de l’hiver où il est plus difficile de mener une offensive. J’imagine que les Ukrainiens vont faire ce qu’ils font maintenant, puis vont adopter une nouvelle stratégie probablement au début de l’année.
Je pense que les Russes sont plus désavantagés par l’hiver que les Ukrainiens parce que ce n’est pas leur pays, mais aussi parce que la qualité de leur équipement est inférieure. C’est une chose à laquelle les Canadiens, les Américains, les gouvernements et la société civile peuvent bien sûr remédier.
Il est possible de faire en sorte que les Ukrainiens aient les tentes, les bottes, les vêtements et l’équipement dont ils ont besoin pour faire face à l’hiver. Il existe des organismes au Canada et aux États-Unis qui travaillent sur cette question. Il s’agit d’un aspect où une somme d’argent relativement faible, destinée à des choses qui semblent banales comme des sacs de couchage et des gants, peut faire une énorme différence.
Que l’Ukraine soit en mesure ou non de lancer une grande offensive en hiver, le moral des Russes pourrait très bien s’effondrer à ce moment-là. Je pense qu’en approvisionnant les Ukrainiens et en veillant à ce qu’ils soient à l’aise pendant l’hiver, nous rendons ce genre de résultat plus probable. L’une des choses que les Russes remarquent, c’est qu’ils sont très mal équipés par rapport aux Ukrainiens. C’est le genre de chose qui a tendance à briser le moral.
Le sénateur MacDonald : Monsieur Snyder, c’est formidable de vous accueillir ici ce matin. Il y a trois ans, j’étais un observateur électoral avec l’équipe internationale, à Kiev. Je regarde cette guerre avec beaucoup de tristesse.
Vous avez dit une chose que j’aimerais bien que vous clarifiiez. J’espère que vous avez raison. Vous avez dit que vous pensez que l’Ukraine est en train de gagner la guerre. J’espère que c’est le cas. Quels critères pouvez-vous nous donner pour étayer cette affirmation?
M. Snyder : C’est une excellente question, car la définition de ce que signifie gagner une guerre est sous-jacente à mon affirmation. Je pense que la Russie continuera à mener cette guerre jusqu’à ce qu’une pression suffisante soit ressentie à l’intérieur même du Kremlin.
Je tiens à souligner que c’est tout à fait normal. C’est ce que gagner une guerre signifie vraiment. Je suis assez conservateur à ce sujet. Pour reprendre les mots de Clausewitz : « la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. »
La guerre prendra fin lorsqu’une pression suffisante sera ressentie à l’intérieur du Kremlin, de sorte que les différentes parties de l’État russe qui ont des forces en Ukraine estimeront qu’il est plus logique que ces forces reviennent en Russie. Je pense que c’est ainsi que la guerre va se terminer. Et c’est la trajectoire que nous suivons.
Ainsi, sur le champ de bataille, nous voyons les Ukrainiens reprendre la majeure partie de la région de Kharkiv, et les Ukrainiens ont repris une partie importante de la région de Kherson. Les Russes ordonnent l’évacuation de la moitié de la région de Kherson en ce moment même. Nous voyons les avantages sous-jacents que, je crois, l’Ukraine possède.
Mais ces éléments sont pertinents en Ukraine, bien sûr, parce que les gens sont libérés et qu’ils peuvent retourner à leur vie quotidienne. Cependant, ils sont aussi pertinents en Russie parce que toutes ces choses exercent une pression sur ce que je pense être un système politique foncièrement fragile.
La guerre va se terminer avec une ou deux autres victoires ukrainiennes décisives, je pense, parce que, à ce moment-là, les différents types de pressions qui s’exercent à l’intérieur du Kremlin vont devenir trop complexes pour que le régime puisse les supporter sous sa forme actuelle. Je ne vais pas aller jusqu’à prédire exactement ce qui va se passer ensuite. Mais ce qui me semble logique, c’est lorsque les fissures internes du Kremlin atteindront un certain point, la guerre en Ukraine commencera à devenir une question secondaire. Lorsqu’il y aura réellement une lutte de pouvoir en Russie, les choses qui semblent si importantes pour le moment — vous le savez, s’ils contrôlent ou non l’oblast de Donetsk — cesseront d’avoir de l’importance parce que d’autres choses deviendront beaucoup plus capitales.
Le sénateur MacDonald : Quel serait le calendrier dans un tel scénario? Voyez-vous une date limite pour la fin de cette guerre? Quand pensez-vous que cela se produira en Russie, quand la pression interne deviendra-t-elle si forte qu’elle déclenchera la fin de la guerre?
M. Snyder : Voici l’inévitable mise en garde. Tout historien digne de ce nom dira que les guerres et les effondrements politiques sont très difficiles à prévoir. Il y a souvent des événements papillons, des imprévus et des actes individuels qui font en sorte qu’il est difficile de savoir comment les choses vont se passer.
La deuxième chose que je voudrais souligner — et cela revient également à la question précédente — c’est que cela dépend en grande partie de nous. Les Russes s’attendent toujours à ce que nous cédions. Ils s’attendent toujours à ce que le Canada, les États-Unis et les alliés européens cèdent. Ils s’attendent à ce que nous soyons intimidés. Ils s’attendent à ce que nous nous retirions plutôt que d’aller de l’avant. Si nous continuons à avancer avec une aide militaire et d’autres types d’aide, alors je pense que l’Ukraine va gagner.
Cela dépend de nous. Nos lignes d’approvisionnement et donc notre attitude face à tout cela sont vraiment importantes. Ce sont les Ukrainiens qui se battent, mais c’est nous qui les approvisionnons. Si les approvisionnements sont rompus, ils auront beaucoup plus de mal à mettre fin à cette guerre. Si tout se passe bien, je pense que, d’ici février, quelque chose de fondamental va changer.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Marwah : Merci. Je suis venu expressément au comité pour vous entendre aujourd’hui, alors je vous remercie d’être là.
Monsieur Snyder, vous avez mentionné une issue possible, à savoir que la Russie finit par se replier sur elle-même et commence à imploser. Mais, admettons que cela ne se produit pas. Devrions-nous penser à d’autres voies de sortie pour que cette guerre se termine? Et si nous le faisons, que pourraient être ces voies de sortie, tant pour la Russie que pour l’Ukraine? Qui mène cette discussion? Comment pouvons-nous commencer à envisager d’autres voies de sortie au cas où une issue sanglante ne se matérialiserait pas? D’une manière ou d’une autre, nous devons mettre un terme à cette situation. J’aimerais connaître votre avis sur les voies de sortie.
M. Snyder : Je n’aime pas conduire sur les autoroutes en général. Même à Toronto, ce n’est plus aussi amusant qu’avant.
Nous partageons une préoccupation commune, à savoir que la guerre doit se terminer le plus rapidement possible, et qu’il doit y avoir le moins d’effusion de sang possible. Je ne crois pas que dans la situation actuelle, dans les prochaines semaines et les prochains mois, il puisse y avoir une solution négociée, et cela a à voir avec les attitudes de l’intérieur des deux puissances qui sont en guerre, tant en Russie qu’en Ukraine.
Il est très important qu’en tant que citoyens de pays démocratiques, nous nous rappelions que l’Ukraine est une démocratie où, j’oserais le dire, l’opinion publique sur cette guerre est beaucoup plus claire que sur n’importe quelle question d’actualité au Canada et aux États-Unis. Il y a très peu de choses pour lesquelles vous trouverez un accord de l’opinion publique à 90 % et plus, et en Ukraine vous trouvez actuellement cela sur des questions comme les suivantes : Zelenski fait-il un bon travail en menant la guerre? La guerre doit-elle être menée pour gagner chaque centimètre carré du territoire ukrainien? Allons-nous gagner cette guerre? Les questions de ce genre obtiennent couramment un taux d’approbation de plus de 90 %.
Il est difficile de s’attendre à ce qu’un dirigeant élu de façon démocratique, quelles que soient ses convictions personnelles, fasse autre chose que d’essayer de — pour reprendre le terme que le président Zelenski a beaucoup utilisé lorsqu’il m’a parlé de cette question — représenter son peuple.
Avant que nous, Canadiens, Américains et autres non-Ukrainiens, n’abordions la question de la fin de la guerre, nous devons être très attentifs à la situation actuelle des Ukrainiens et aux raisons de cette situation. Leur pays a été envahi. Ces atrocités ont été perpétrées, et la façon dont les Russes mènent actuellement la guerre, avec les attaques contre les civils et les centrales électriques... rien de tout cela ne persuade les Ukrainiens que le moment est venu de conclure un accord.
Nous devons envisager l’annexion. Si les États-Unis envahissaient le Canada et proclamaient en cours de route, sans même contrôler les territoires, que vous venons d’annexer le Québec ou la Colombie-Britannique, peu importe, ce n’est pas le genre de chose qui persuaderait des gens sensés de penser que le moment est venu de négocier. C’est ainsi que les Ukrainiens réagissent à l’annexion. Pour eux, il ne s’agit pas seulement d’un mensonge : c’est aussi une sorte d’outrage.
Je pense que le moyen le plus rapide de mettre fin à cette guerre est que les Ukrainiens la gagnent, et cela devrait être le scénario numéro un. Il n’y aura pas de voie de sortie, parce qu’une voie de sortie suppose un conducteur et une voiture, et les gens, lorsqu’ils utilisent la métaphore de la voie de sortie, pensent généralement que M. Poutine est à la place du conducteur, ce qui n’est pas le cas. Il n’est pas entièrement à la place du conducteur en Russie, et il n’est pas le plus important des deux chefs d’État, parce qu’il ne gagne pas actuellement; il perd.
Je mettrais de côté la métaphore de la voie de sortie et je dirais que la meilleure chose à faire est que les Ukrainiens gagnent. Les Ukrainiens peuvent eux-mêmes atteindre un point où ils pensent qu’il est temps de conclure un marché et sont d’accord, mais ils n’en sont pas encore là, donc je pense que nous devons les écouter et penser, « bon, quel genre d’accord pourrait-il y avoir »? Je pense qu’il est préférable de les traiter comme un pays souverain et de leur permettre d’atteindre un point où l’opinion publique et les dirigeants pourraient avoir une vision des choses différente de celle qu’ils ont actuellement.
Le président : Merci.
Le sénateur Greene : Merci beaucoup. Je tiens tout d’abord à vous féliciter de votre livre Terres de sang, que j’ai lu pendant l’été. C’est un excellent livre, et je le recommande vivement à tous ceux qui sont autour de cette table, et c’est un livre que j’ai l’intention d’offrir comme cadeau de Noël. Félicitations.
M. Snyder : Merci.
Le sénateur Greene : Je voudrais poser deux questions qui sont liées. La première est la suivante : en tant qu’observateur attentif de l’Ukraine pendant la majeure partie de votre vie professionnelle, avez-vous été surpris de quelque manière que ce soit lorsque nous avons été plongés en guerre il y a environ six mois?
Deuxièmement, étant donné que les frontières actuelles de l’Europe de l’Est sont en grande partie le résultat d’accords entre Roosevelt, Staline et Churchill en 1945, pensez-vous que ces frontières elles-mêmes soient négociables?
M. Snyder : Monsieur le sénateur, je n’ai pas entendu la fin de votre question.
Le sénateur Greene : Considériez-vous d’une manière ou d’une autre que les frontières nationales que nous avons aujourd’hui en Europe de l’Est sont négociables...
M. Snyder : Je vois.
Le sénateur Greene : Étant donné qu’elles ont été en grande partie définies à la suite d’accords qui ne les impliquaient pas?
M. Snyder : En ce qui concerne la première question sur la surprise, j’ai été la seule personne, je pense, en public — du moins dans la vie publique américaine — qui a déclaré publiquement que la Russie allait envahir l’Ukraine en 2014, et je regrette de ne pas avoir eu tort à ce sujet. Je n’ai donc pas été surpris lorsque cette guerre a commencé. Bien sûr, nous sommes maintenant dans une phase très distincte de cette guerre qui a commencé en février 2022.
Que la Russie envahisse l’Ukraine n’était pas impensable pour moi en raison du facteur que j’ai mentionné au début : Poutine parlait du fait que l’Ukraine n’existait pas. Pour moi, c’était le signal. Je pense qu’en fait, pour ce que ça vaut, il croit à quelque chose comme ça.
En ce qui concerne votre deuxième question, j’imagine qu’il y a probablement des avocats en droit international dans la salle qui souhaiteraient s’exprimer à ce sujet, mais mon propre point de vue est qu’avec ces frontières, d’un côté vous pouvez les justifier encore plus fortement. La frontière entre la Pologne et l’Ukraine est fondamentalement le résultat de négociations entre Hitler et Staline en 1939, qui ont été essentiellement reproduites avec quelques petites modifications en 1945, après que les Allemands ont perdu la guerre. Cependant, pour moi, cela ne constitue pas une raison pour laquelle les Polonais et les Ukrainiens devraient renégocier la frontière.
En effet, je pense que l’un des gestes diplomatiques les plus sages de la fin du 20e siècle a été que les Polonais, en 1990 — avant même que l’Ukraine ne devienne indépendante — ont entamé des négociations avec ce qui était encore la République socialiste soviétique d’Ukraine et ont signé une sorte de traité dans lequel ils disaient : « nous acceptons ces frontières ».
Cela a marqué le début d’un moment très important dans l’histoire diplomatique de l’Ukraine, car à partir de ce moment-là, l’Ukraine n’avait plus qu’une seule grande puissance extérieure à affronter, et il s’est avéré qu’il s’agissait de la Fédération de Russie.
Comme vous le savez, pour avoir lu Terres de sang, dans l’histoire de l’Ukraine, il est inhabituel de n’avoir qu’une seule puissance ennemie, et maintenant l’Ukraine n’a qu’une seule puissance ennemie, et cela est dû en partie au fait que les gens mettent entre parenthèses les origines historiques des frontières et acceptent le principe de droit international selon lequel nous allons simplement les reconnaître telles qu’elles sont.
Je n’exclus pas les modifications de frontières ici et là, où les gens prennent un village ou le quittent ou redessinent une ligne. Ce genre de choses se produit à très petite échelle tout le temps, mais je pense qu’ouvrir la question plus large de la légitimité historique des frontières crée une excuse pour le genre de chaos que je voudrais vraiment éviter.
Merci.
Le sénateur Greene : Je suis d’accord.
Le président : Je vous remercie.
Le sénateur Ravalia : Je vous remercie, monsieur Snyder. C’était très touchant, et j’apprécie beaucoup votre point de vue.
Je reviens tout juste de Kigali, au Rwanda, où je participais à la délégation canadienne à l’Union interparlementaire. Nous avons passé beaucoup de temps avec la délégation ukrainienne, bien entendu, étant l’un de leurs alliés principaux, et il y a eu de nombreux points que les Ukrainiens nous ont mentionnés dans des consultations privées. L’un de ces points était l’impact potentiel de la destruction d’installations critiques d’approvisionnement en énergie et en eau qui se déroule présentement et l’impact que cela pourrait avoir, en général, sur la population ukrainienne, particulièrement dans les grandes régions, et la question de savoir s’il est possible ou non de rétablir ces structures afin de permettre aux Ukrainiens de traverser un hiver qui pourrait être difficile.
Le second point qui a été mentionné à plusieurs reprises est le rôle que joue présentement la Turquie en tant qu’intermédiaire pour veiller à ce que les céréales ukrainiennes puissent continuer à être exportées, car elles représentent un élément financier important au chapitre des efforts de guerre.
Je me demandais si vous pouviez commenter ces deux points.
Merci beaucoup.
M. Snyder : Merci beaucoup. Je serais heureux de commenter ces deux points très pertinents.
Les Ukrainiens font bonne figure à cet égard, et ils ont accompli un bon travail en réparant rapidement les installations, mais, bien sûr, ce bombardement continu des infrastructures civiles, notamment les installations d’approvisionnement en énergie, et comme vous l’ajoutez avec raison, en eau, engendre des difficultés pour la population civile, surtout à cette période de l’année. Selon moi, la prémisse de votre question est très à propos.
Je m’empresse d’ajouter que je ne crois pas que cela va persuader quiconque du côté ukrainien d’écourter la guerre. Je pense que, comme tactique militaire, c’est plutôt contreproductif, mais cela va entraîner beaucoup de souffrances civiles, dont une partie, à mon avis, — pour en revenir aux questions précédentes — pourrait être évitée si nous intervenions. Je pense que nous sommes en mesure d’apporter une aide financière, mais peut-être aussi logistique. J’imagine qu’il existe des entreprises canadiennes et américaines, en plus des organismes d’État, qui pourraient aider à ce chapitre, et je présume que cela a déjà été envisagé. En tant que citoyens, nous sommes aussi en mesure d’aider. Cela peut sembler un cliché, et une intervention à petite échelle, mais nous sommes en mesure, en tant que citoyens dans une société civile, d’envoyer des couvertures, des génératrices portatives et des poêles à bois.
Quand j’étais en Ukraine il y a un mois, j’étais à la campagne. J’ai remarqué que les fermiers ramassaient déjà le bois puisqu’ils prévoyaient que l’hiver serait rude. Grâce à des petites choses comme ça, la société civile et le gouvernement peuvent faire une grande différence pour améliorer le moral des gens au cours de l’hiver. Je suis d’avis qu’il y a des aspects plus importants sur lesquels, peut-être, les entreprises et le gouvernement peuvent également agir.
Je ne vais pas prétendre que je suis un expert sur la Turquie, mais je vais mettre l’accent sur le point que vous avez fait ressortir : avant cette guerre, l’Ukraine — selon l’année et la manière dont vous comptez — était le troisième, le quatrième ou le cinquième exportateur en importance de produits alimentaires au monde. L’exportation a été interrompue, puis grandement réduite par cette guerre. Il s’agit d’une raison pour laquelle je crois que les populations d’Afrique du Nord, du Sahel, d’Asie du Sud-Est et d’autres endroits traditionnellement approvisionnés par l’Ukraine pourraient vouloir s’intéresser davantage à cette guerre que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent.
Vous seriez mieux informé que moi, mais en général, j’ai l’impression que l’on n’était pas très conscient, avant le début de la guerre, du fait que l’Ukraine jouait un tel rôle dans l’approvisionnement alimentaire du monde. Il semble que ce soit un point que nous devons souligner lorsque nous en avons l’occasion.
Le sénateur Harder : Merci beaucoup d’être parmi nous, monsieur. Il est certain que je salue et que je partage beaucoup des points de vue que vous nous avez présentés.
J’aimerais que vous commentiez — au moins pour moi — la surprenante unité occidentale face à cette agression. L’OTAN a excellé à ce chapitre, selon moi, et la force avec laquelle cette unité a été déployée est tout à fait formidable. Pouvez-vous nous parler des risques qui planent sur la solidarité occidentale? Je pense, par exemple, aux commentaires faits par Kevin McCarthy, selon lesquels, advenant la victoire des Républicains, il n’y aurait plus de projets de loi de financement pour aider l’Ukraine — il s’agit peut-être d’une monnaie d’échange de sa part, qui sait — ou à ce que l’hiver pourrait faire à la solidarité européenne. Êtes-vous préoccupé par la détermination de l’Occident?
M. Snyder : J’apprécie la question. Je suis davantage préoccupé par le parti précis que vous avez mentionné que par tout autre élément de l’Occident, dans son ensemble. Je suis inquiet de certaines choses auxquelles, je le crains, personne au Canada ne peut remédier, comme l’écosystème de l’information, où certaines parties de Fox News sont essentiellement des chambres d’écho pour la propagande de l’État russe; où, dans une mesure qui ne peut que faire peur, les directives de propagande des chaînes médiatiques de l’État russe sont ensuite suivies par certaines parties de Fox News. Je songe en particulier à Tucker Carlson. Tucker Carlson est repris par la propagande de l’État russe. Je suis inquiet à ce sujet.
Je suis néanmoins surpris par le fait que l’Ukraine demeure la seule question, à l’exception de la Chine peut-être, à l’égard de laquelle il existe un accord général entre les Démocrates et les Républicains auprès des électeurs. Les sondages d’opinion ont montré qu’il n’y a pas une si grande différence entre les Démocrates et les Républicains aux États-Unis quant à cette question. Cela peut paraître un peu naïf, mais je crois que cela tient en partie au fait que, pour de nombreuses personnes de convictions politiques différentes, cette guerre semble être un exemple d’une telle indécence. C’est le genre de choses qui ne devraient pas se passer.
L’Ukraine suscite l’intérêt des libéraux et des conservateurs américains de différentes manières, mais elle les attire. Je crois que l’unité a quelque chose à voir avec quelque chose qui va au-delà de l’Occident, soit l’exemple de Zelenski et l’exemple des Ukrainiens en général. On peut dire — et je le dirais — que le gouvernement Biden a fait de l’excellent travail en admettant qu’il ne peut pas diriger tout seul. Je suis d’avis qu’il a fait un bon travail, par rapport aux gouvernements précédents, en affirmant que c’est une chose à laquelle nous pouvons contribuer, mais que nous ne pouvons pas tout faire, ce qui est vrai.
La personne qui a rendu cela réel est Zelenski. Il nous permet de le faire. S’il ne reste pas, et que les Ukrainiens ne se battent pas, alors nous n’avons rien autour de quoi nous rallier. Un tel niveau de courage inspirera ensuite d’autres degrés de courage, plus petits, qui seront nécessaires. C’est pour cette raison que je suis relativement confiant quant à l’hiver.
Pour moi, le pays le plus important est, en fait, l’Allemagne. Les Allemands — bien que par à-coups, malgré des déclarations officielles frustrantes et leur manque d’empressement — avancent dans la bonne direction en ce qui concerne l’Ukraine. Ils ont accompli un bon travail en se préparant pour l’hiver. Je pense que l’arme du gaz a été beaucoup moins importante que la Russie ne l’espérait. Je suis assez optimiste à cet égard en général.
Ma principale préoccupation est celle que vous avez mentionnée, non pas précisément au sujet des comptes de crédits — bien que je sois inquiet à ce chapitre — mais plus généralement que les États-Unis pourraient entrer dans quelques années d’égocentrisme national où, malgré tous nos efforts, nous serons tellement préoccupés par nous-mêmes que nous ne serons pas en position de bien diriger. Je ne suis pas pour autant désespéré, car si les États-Unis ont été le principal fournisseur d’armes, nous ne sommes pas les seules personnes en cause ici. Les Canadiens, les Allemands et les Polonais vont devoir faire plus. Même si les États-Unis se retirent, cela ne veut pas dire que les Ukrainiens sont condamnés. Je pense que ce n’est pas aussi simple que cela.
Le sénateur Harder : Je vous remercie.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci de la précision. Je pense que le professeur a répondu à beaucoup de mes questions en répondant à la question du sénateur Harder, mais je voulais quand même revenir sur un élément important qu’on observe maintenant, c’est-à-dire la Biélorussie. Elle était jusqu’alors un peu à l’écart de cette guerre, mais elle était utilisée en même temps par la Russie comme plateforme pour attaquer l’Ukraine. La Biélorussie a récemment annoncé la création d’un regroupement commun avec la Russie.
J’aimerais connaître votre appréciation de cette entente, ce regroupement. Selon vous, assiste-t-on à une nouvelle phase de cette guerre et de ce conflit, à l’internationalisation de ce conflit en ce qui concerne l’Ukraine? Par ailleurs, l’Iran a aussi livré plusieurs centaines de drones, qui sont piégés, en Russie. Cette combinaison des choses entre la Biélorussie et l’Iran pourrait compliquer la suite des événements; qu’en pensez-vous?
[Traduction]
M. Snyder : Tout d’abord, la Biélorussie, maintenant connue sous le nom de Bélarus, l’Ukraine et la Russie étaient dans une sorte de relation triangulaire avant même le début de cette guerre. Comme vous le savez sans doute, il y a eu des manifestations pacifiques contre les élections frauduleuses au Bélarus un an auparavant. Au cours de ces manifestations, nous avons appris certaines choses importantes au sujet de la société bélarusse. Nous avons découvert qu’elle a un potentiel de manifestations et que la grande majorité des Bélarusses veulent avoir des élections libres dans leur pays.
Ces manifestations n’ont pas été concluantes en raison de la violence exercée par l’État bélarusse, soutenu par l’État russe. Même avant la guerre en Ukraine, nous avons été témoins d’un prologue où nous avons appris que les Bélarusses n’aiment pas leur dirigeant. Nous apprenons en outre que la Russie est en mesure de consolider le pouvoir de Lukashenko, du moins pour le moment.
C’est important parce que cela nous mène à la situation que vous décrivez. Comme vous le dites, les gens n’aiment pas en parler. La situation est un peu gênante. Toutefois, le Bélarus a fait partie de cette guerre dès le début en tant qu’État. Il a permis à la Russie d’envahir le territoire de l’Ukraine à partir du territoire bélarusse. Il continue de permettre à la Russie de lancer régulièrement des missiles sur l’Ukraine depuis son territoire. Il permet aux soldats russes de se retirer sur son territoire. De toutes ces manières, le Bélarus a été partie à cette guerre.
Selon moi, la question intéressante, que je crois que vous posez, consiste à savoir jusqu’où cela peut aller. Je pense que la réponse est : pas très loin, parce que le président Lukashenko du Bélarus comprend que s’il tentait de mobiliser son pays pour la guerre, il serait confronté à des risques encore plus importants que ceux que Poutine rencontre en Russie. Nous savons, d’après les sondages d’opinion au Bélarus, que la majorité des Bélarusses sont opposés à la guerre, et nous savons, selon une expérience récente, que les Bélarusses sont capables de protester.
Je pense que si Lukashenko tente de mobiliser ou même d’envoyer une partie de son armée en Ukraine, il est très probable que cela entraînerait très rapidement des conséquences imprévisibles pour lui. Selon moi, le fait que Poutine le presse de faire ces choses est un signe que les Russes eux-mêmes ne s’en sortent pas très bien.
Je partage votre préoccupation quant à l’internationalisation de toute la situation, mais je crois que le potentiel du Bélarus d’intervenir dans la guerre en Ukraine est assez limité, et pourrait en fait entraîner une situation dans laquelle la Russie perd non seulement en Ukraine, mais également au Bélarus. Il s’agit d’une possibilité optimiste. Pour moi, c’est une possibilité optimiste; pour le président Lukashenko du Bélarus, c’est une possibilité qu’il craint.
Je comprends très bien votre argument concernant l’Iran. Encore une fois, je dirais que cela montre à quel point le soutien international dont jouit Poutine est limité. Il ne peut compter que sur le soutien d’un très petit groupe de pays, comme nous l’avons vu, par exemple, lors du vote aux Nations unies sur l’annexion. Ce que l’Iran peut faire pour la Russie est certainement très important. Les roquettes et les drones sont assurément utiles, et je crois que cela veut dire que nous devons considérer l’Iran comme un acteur de cette guerre.
Cela soulève également une question intéressante que vous n’avez pas mentionnée. Actuellement, il y a des Iraniens sur le territoire souverain de l’Ukraine. Cela me semble être un développement très important. Évidemment, nous y penserions à deux fois avant d’envoyer des soldats canadiens, américains ou de tout autre membre de l’OTAN prendre part à la guerre. Or, les Iraniens ont maintenant en vogue leurs propres citoyens sur le territoire souverain de l’Ukraine. Cela me paraît important et mérite une sorte de réponse précise.
Le président : Merci. Nous avons un peu dépassé le temps, mais c’était une question et une réponse intéressantes.
M. Snyder : Je suis désolé.
La sénatrice Coyle : Je vous remercie monsieur Snyder. J’aimerais approfondir davantage, si possible, la question du sénateur Harder. Vous avez dit que cela dépendait en grande partie de nous — « nous » étant le groupe de pays qui soutient Zelenski — et le facteur Zelenski que vous avez mentionné est bien entendu le principal facteur au cœur de la question de savoir si cette guerre sera gagnée par l’Ukraine, comme vous l’avez dit.
J’aimerais simplement mieux comprendre les lignes de faille. Vous avez dit que l’Allemagne est plus importante que les États-Unis, mais les États-Unis sont très importants au chapitre de l’équipement. Vous avez dit que la population américaine soutient l’intervention, peu importe leurs convictions politiques. Il se passe quelque chose le mois prochain aux États-Unis : les élections. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les points précis que nous devons comprendre quant aux implications potentielles de ces élections?
M. Snyder : Je souhaiterais pouvoir contester la prémisse de votre question, mais je ne peux vraiment pas. D’un point de vue américain, ce qui arrivera en Ukraine si les Républicains remportent la majorité dans les deux Chambres découlera, je pense, du chaos plus général qui sera instauré dans notre politique nationale. Je juge simplement les Républicains d’après leurs propres déclarations ici. Ils pensent que les principaux problèmes de notre politique ont un lien avec la théorie selon laquelle Donald Trump a en fait gagné les élections en 2020, ce qui, non seulement est tout simplement faux et le genre de grand mensonge qui déforme et détruit la démocratie de l’intérieur, mais qui entraîne aussi la politique dans une voie qui est non seulement fictive, mais également complètement procédurale.
Ce que j’anticipe, c’est qu’ils vont commencer à enquêter sur les enquêtes. Ils vont commencer à lancer leurs propres enquêtes, mais ils vont aussi enquêter sur les enquêtes. Ils tenteront de retourner les choses que l’État a faites contre lui-même, et nous nous retrouverons pris là-dedans. Il sera très difficile d’avoir une politique nationale. Il sera un peu moins difficile d’avoir une politique étrangère, car une grande partie de celle-ci relève de l’exécutif. Mais vous avez déjà tiré les conclusions appropriées. Il sera difficile d’affecter plus d’argent.
Selon moi, s’il y a une question sur laquelle on pourrait imaginer une sorte d’accord, ce serait précisément l’Ukraine. C’est pourquoi je partage l’inquiétude des sénatrices et sénateurs concernant les récents commentaires de M. McCarthy. Je les juge très troublants. J’aimerais pouvoir apporter plus de réconfort que je ne peux le faire.
Lorsque je dis que l’Allemagne est le pays le plus important, ce que je veux dire n’est pas que l’Allemagne a été plus importante que les États-Unis jusqu’à maintenant. Ce que je veux dire, c’est que l’Allemagne a un plus grand potentiel pour en faire davantage.
Selon moi, il s’agit de la bonne manière d’envisager le mois de novembre, que l’on soit Canadien ou Européen, advenant que les États-Unis tombent dans une sorte de chaos; c’est l’occasion d’en faire plus. Je suis d’avis que c’est la seule manière de penser à cette situation. J’aimerais avoir une perspective plus optimiste à offrir. Je dirais que l’une de ces perspectives serait que je ne pense pas que les Républicains vont forcément gagner. Je crois qu’il est fort probable qu’ils ne gagnent pas. Je crois que ça va être une course très serrée.
La sénatrice Coyle : Ai-je le temps de poser une...
Le président : Non. Nous n’avons plus de temps. Nous aurons peut-être le temps durant le deuxième tour. Les interventions seront plus courtes durant le deuxième tour. Nous cédons la parole à la sénatrice Boniface.
La sénatrice Boniface : On a répondu à ma question, je vais donc vous redonner mon temps de parole.
Le président : Merci beaucoup. C’est très généreux. Monsieur Snyder, un témoin de Kiev qui a comparu récemment devant le comité est responsable d’une organisation de la société civile. J’ai posé au témoin la question suivante : « Quels pays vous ont le plus déçu en ce qui concerne un soutien potentiel? » Deux pays ont été mentionnés : La Hongrie et Israël. Je me demande si vous avez des commentaires à faire au sujet de la position de la Hongrie à l’heure actuelle ou, en fait, au sujet d’Israël et de sa volonté d’être au moins potentiellement le plus neutre possible.
M. Snyder : En ce qui concerne la Hongrie, je ne crois pas qu’il s’agit d’un cas très intéressant parce que la Hongrie ne faisait déjà plus partie de l’équation, étant un régime oligarchique qui s’est montré opportuniste dans ses relations avec tous ses principaux protecteurs, dont Moscou et Pékin. La manière dont le gouvernement hongrois fonctionne essentiellement, c’est qu’il utilise son appartenance à l’UE comme un genre de bouclier lui permettant de faire toutes sortes de choses avec Moscou et Pékin.
La Hongrie est devenue très habile pour distribuer les fonds de l’UE qu’elle obtient aux proches du premier ministre. Je crois également que les dirigeants hongrois actuels anticipaient que la Russie gagnerait rapidement et qu’il y aurait peut-être même un genre de redécoupage territorial, pour en revenir à une question précédente.
Je ne suis donc pas surpris par la Hongrie. Je pense depuis très longtemps que la Hongrie ne devrait pas être un membre de l’Union européenne.
Le cas d’Israël est plus intéressant. En tant qu’historien de l’Holocauste, je comprends qu’il y a deux façons d’envisager Israël. On pourrait dire qu’Israël vise à protéger les Juifs et se souvenir de l’histoire de l’Holocauste comme un événement spécifiquement juif, ce qui était le cas, bien entendu. Ce l’était de bien des façons. C’était dirigé contre les Juifs, de toute évidence, et il n’y a rien eu de comparable.
En même temps, on pourrait également s’imaginer que l’État d’Israël s’intéresserait à la situation, en tant que génocide, et souhaiterait s’assurer que le monde se rappelle que c’est le genre d’événement qui peut se produire. À cet égard, je crois qu’Israël a totalement échoué vis-à-vis de l’Ukraine. Je crois que c’est une sorte de tragédie éthique qu’Israël ait raté cette occasion.
Par ailleurs, la tragédie éthique s’est révélée, je crois, être aussi un désastre stratégique. Je crois que c’est le genre de situation où la bonne chose à faire sur le plan éthique aurait été également la bonne chose à faire sur le plan stratégique, parce qu’en choisissant la neutralité, Israël a contribué à prolonger la guerre. Israël aurait pu contribuer à écourter cette guerre, et le peut encore. Mais le pays a également contribué à l’émergence de cet axe entre Téhéran et Moscou; peu importe ce que la Russie donne à Téhéran en échange de ces drones et missiles, ce n’est assurément pas quelque chose qu’Israël veut que Téhéran obtienne. Les guerres se poursuivent, et elles durent plus longtemps que nous le pensons, et elles prennent des tournures imprévues. J’espère maintenant que les choses prendront une tournure imprévue en Israël.
Le président : Merci beaucoup. Nous allons rapidement faire un deuxième tour étant donné qu’il nous reste moins de 10 minutes.
Le sénateur MacDonald : Je veux revenir aux frontières, aux limites et à la légitimité historique dont vous avez fait mention. Le sénateur Greene en a parlé. Espérons qu’ils puissent gagner cette guerre et négocier pour mettre un terme à la guerre.
À votre avis, que devrait-il se passer avec la péninsule criméenne? Nous connaissons l’histoire de la Crimée. C’était un territoire traditionnel de la Russie. Elle a été annexée à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev, qui était un dirigeant à la fin des années 1950. Devrait-on aborder la question de la Crimée ou serait-il préférable de laisser tomber?
M. Snyder : On devrait laisser tomber la Crimée, dans la mesure où elle devrait être traitée comme une partie souveraine de l’Ukraine, ce qu’elle est du point de vue juridique. Dans un certain sens, l’histoire — je vais en parler et probablement prendre tout votre temps — mais l’histoire n’est pas pertinente dans un certain sens. La Fédération de Russie et l’Ukraine ont été créées en décembre 1991 en tant qu’États souverains mutuellement reconnus avec les frontières qu’elles avaient alors. Dès qu’on commence à parler de la manière dont les choses se sont passées, on ouvre une boîte de Pandore. La frontière entre l’Ukraine et la Russie a changé à quelques reprises durant l’Union soviétique, et non pas seulement en 1954. Je ne crois pas que c’est une raison pour revenir en arrière.
Si on revient en arrière — et maintenant vous n’avez plus le choix — l’idée selon laquelle la Crimée a toujours fait partie de la Russie est en quelque sorte un point de vue impérial, ce qui ne tient pas vraiment la route. Elle est devenue une partie de l’Empire russe à la fin du XVIIIe siècle, soit six siècles après la création d’un État mongol : tout d’abord la Horde d’or, puis quatre siècles du Khanat de Crimée.
Quatre siècles d’existence, c’est plutôt long, c’est plus long que l’existence du Canada et de l’Amérique. Lorsque l’État a été vaincu, sa population autochtone, les Tatars de Crimée, ont été déportés. Au XVIIIe siècle, environ un tiers d’entre eux sont partis. En 1944, tous les Tatars de Crimée, hommes, femmes et enfants, ont été déportés de force par la police secrète de l’État soviétique, vidant la péninsule de sa population autochtone, après quoi Khrouchtchev pouvait la déplacer de la Russie jusqu’en Ukraine, ce qu’il a fait pour la très bonne raison qu’on pouvait approvisionner en eau la Crimée depuis l’Ukraine, et non depuis la Russie, et approvisionner en électricité la Crimée depuis l’Ukraine, mais non depuis la Russie. Du point de vue de la Russie, la Crimée est une île. Du point de vue de l’Ukraine, c’est une péninsule. Cette décision a été prise pour des motifs purement administratifs. Khrouchtchev a présenté la situation comme un cadeau à l’Ukraine. En raison d’autres problèmes avec l’Ukraine, il l’a présentée de cette façon. Aujourd’hui les gens s’en souviennent comme d’un cadeau et ainsi de suite, et c’est devenu un cliché russe.
Le droit international est tout à fait clair à ce sujet. La Crimée fait partie de l’Ukraine autant que Lviv faisait partie de l’Ukraine, à mon avis, du point de vue juridique. De plus, si nous plongeons dans l’histoire, nous devons vraiment faire attention à l’idée que quelque chose a toujours existé, parce que ce sont les grands empires qui peuvent généralement définir cette idée. Si on creuse un peu, il s’avère que des gens ont vécu là-bas une réalité différente. Pour ce qui est de la Crimée, il y a certainement des gens qui ont une histoire différente à raconter.
Le sénateur Greene : Merci beaucoup. Je serai aussi bref que possible. Durant la Seconde Guerre mondiale, nous avons commencé à parler de la manière dont elle se terminerait et de l’après-guerre; je ne pense donc pas qu’il est trop tôt pour parler de la manière dont celle-ci se terminera, en supposant qu’elle se termine par une victoire.
Est-il question d’un plan de type Marshall pour la région, ou bien pouvons-nous envisager quelque chose d’optimiste pour nous aider ainsi?
M. Snyder : Merci. Un ami à moi...
Le président : Je vous demanderais — je vais donner la parole aux deux autres sénateurs qui voulaient poser des questions rapidement. Nous pouvons recueillir les trois questions et entendre votre réponse, de sorte que chacun ait la possibilité de prendre la parole.
Le sénateur Marwah : Monsieur Snyder, il a été question au cours des dernières semaines de déploiement tactique des armes nucléaires, quoique, à franchement parler, « tactique » et « armes nucléaires » sont des termes contradictoires à mon avis, mais, quoi qu’il en soit, ce sont les termes qu’on utilise.
Qu’arrivera-t-il, comme vous le dites, si la Russie a l’impression de perdre ou devient désespérée et a recours en fait à un déploiement tactique des armes nucléaires? Que fera l’Occident? S’il intervient, est-ce une attaque contre la Russie, qui déclenchera une guerre nucléaire à grande échelle? La France a déjà dit qu’elle ne se fera pas entraîner dans un bourbier nucléaire. S’agit-il d’une mesure qui pourrait faire fléchir l’Occident?
Le sénateur MacDonald : Oui, monsieur, personnellement, je suis d’accord avec votre évaluation de la Crimée, soit qu’elle appartient bel et bien à l’Ukraine. Ma question est la suivante : si cette question était à l’ordre du jour, pensez-vous que cela compliquerait ou compromettrait le soutien que reçoit l’Ukraine de l’Occident ou de ses alliés? Autrement dit, les alliés soutiendraient-ils l’Ukraine si on abordait la question?
Le président : Donc, trois questions faciles à aborder.
M. Snyder : Je vais parler de la Crimée, de la guerre nucléaire et de l’avenir, dans cet ordre.
Une chose, je pense, qu’on oublie un peu c’est que c’est une guerre. Nous avons donc tendance à imposer nos divers modèles politiques et psychologiques à cet égard. Ce n’est pas totalement politique. Les Russes font cette guerre en Ukraine principalement à partir de la Crimée. Les drones iraniens sont lancés depuis la Crimée. Les Ukrainiens ne peuvent combattre sans également combattre en Crimée. Nous pouvons détourner le regard et ne rien voir, mais il y a des affrontements en Crimée depuis le début. Ils ont fait des choses en Crimée depuis le début. De leur point de vue, bien entendu, la guerre ne se passe pas uniquement en Crimée, mais ça concerne la Crimée, et les Russes sont parfaitement conscients qu’ils pourraient perdre la Crimée. Je ne vois aucune raison de traiter cette région différemment de toute autre partie du pays. Je ne crois pas que cette initiative devrait venir de nous.
Pour ce qui est de la guerre nucléaire, j’ai écrit un long texte à ce sujet sur mon compte Substack, que je vais vous recommander de lire. Il est très improbable qu’on aura recours aux armes nucléaires. Le fait que les Russes ne semblent pas vraiment préoccupés à ce sujet est quelque peu révélateur. La population russe n’est pas du tout préoccupée à ce sujet, mais nous le sommes, ce qui me laisse croire qu’il se passe autre chose que la planification concrète d’un tel recours. À mon avis, si les Russes devaient avoir recours aux armes nucléaires à la suite d’une crise, cela aurait eu lieu à Kyiv, en mars. C’est la plus grande crise qu’ils ont connue. Ils ne vont pas en connaître une plus grande que celle-là.
Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles je crois que ça ne va pas arriver. S’il y a utilisation d’armes nucléaires tactiques, les Ukrainiens ont dit, et je le crois, qu’ils continueront à se battre. Il n’y a aucune raison de croire que l’utilisation d’armes nucléaires tactiques changerait le visage de la guerre. Je suis d’accord avec vous pour dire que c’est trompeur, que toute utilisation de ces armes serait stratégique. Ça n’aiderait pas la Russie. Les États-Unis ont déjà indiqué clairement à la Russie que nous pouvons faire certaines choses qui augmenteraient la probabilité que la Russie perde cette guerre rapidement si elle tentait d’avoir recours à des armes nucléaires tactiques.
De plus, les Russes ne peuvent être assurés que les armes nucléaires tactiques fonctionneraient ou qu’ils ne perdraient pas leur trace en cours de route, ce qui semble arriver régulièrement. Je crois que ce scénario est improbable, mais si c’était le cas, cela va accélérer la fin de la guerre, mais également la défaite de la Russie. C’est le principal résultat que cela aura, parce que les mesures commerciales et militaires que l’Occident peut mettre en œuvre — sans avoir recours aux armes nucléaires — seraient alors massives.
Pour ce qui est de l’avenir, j’adore cette question, et je suis heureux de pouvoir terminer là-dessus. Je suis tout à fait d’accord pour dire que, tout comme la définition de la défaite, la définition de la victoire est politique. Pour que l’Ukraine obtienne la victoire, elle doit se joindre à l’Union européenne. Il faut quelque chose comme un plan Marshall. Il faut quelque chose qui pourrait intéresser les entreprises canadiennes, américaines et autres. Il faut un gros investissement en Ukraine.
J’ai un collègue à Poznan, en Pologne, qui est compétent et qui dit que, en fin de compte, l’Ukraine a la possibilité d’éclipser la Pologne et de devenir le pays le plus important de l’Europe de l’Est. Je crois que c’est vrai et que les Ukrainiens ont montré que ce l’est dans ces circonstances très difficiles. Après une victoire, et avec l’aide adéquate, on peut imaginer l’Europe non seulement avec une Ukraine en sécurité, mais avec une Ukraine très prospère d’une manière qui profite à tous. Ça fait partie de la victoire : l’élargissement de l’Union européenne, d’importants investissements des États de l’Occident, avec la possibilité de se retrouver avec une zone de paix et de prospérité beaucoup plus grande que celle d’avant.
Le président : Monsieur Snyder, nous avons épuisé le temps que nous avions pour vous aujourd’hui comme témoin. Au nom du comité, j’aimerais vous remercier très chaleureusement d’avoir passé une heure avec nous. Nous continuerons à rester à l’affût de ce que vous publiez en ligne, sur YouTube ou ailleurs. Une fois de plus, nous en sommes très reconnaissants. Merci beaucoup.
M. Snyder : Je suis reconnaissant d’avoir eu la possibilité de vous parler. Merci.
Le président : Merci.
Chers collègues, il y a deux autres points que j’aimerais aborder avec vous. Tout d’abord, vous aurez vu que notre greffière a envoyé ce matin un message, selon lequel nous prévoyons commencer la semaine prochaine notre étude de la loi de Magnitski et de la Loi sur les mesures économiques spéciales, ou la LMES, conformément au mandat du Sénat; donc si vous avez des idées en ce qui concerne les témoins ou autre chose, ça serait très utile. Faites parvenir vos commentaires.
Ensuite, le comité permanent a examiné la question du changement du nom de notre comité. Ça serait une légère modification du nom, mais qui refléterait le véritable mandat que nous avons; il s’agirait donc d’ajouter le mot « développement », au sens de développement international. Donc, ce serait le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères, du commerce international et du développement.
Nous enverrons un message à ce sujet, mais je voulais simplement vous en aviser. Cela harmonise davantage notre mandat avec celui d’Affaires mondiales Canada depuis sa fusion en 2013 avec l’Agence de développement international, ou l’ACDI.
Y a-t-il d’autres points à aborder?
Le sénateur MacDonald : Je veux informer mes collègues que je ne serai pas ici la semaine prochaine. Je vais au Royaume-Uni, soit à Westminster et à Belfast. Le voyage est devenu beaucoup plus intéressant.
Le président : Quelqu’un d’autre? Merci.
(La séance est levée.)