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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 24 novembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour un examen approfondi des dispositions et de l’application de la loi de Sergueï Magnitski et de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je m’appelle Peter Boehm. Je suis un sénateur de l’Ontario et le président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

[Français]

Avant de commencer, j’inviterais les membres présents du comité de se présenter, en commençant par ma gauche.

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Greene : Stephen Greene, Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Richards : David Richards, Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, Nouvelle-Écosse.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Harder : Peter Harder, Ontario.

La sénatrice Busson : Bev Busson, Colombie-Britannique.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, Ontario.

La sénatrice Simons : Paula Simons, Alberta, territoire du Traité no 6.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.

[Traduction]

Le président : Je vous souhaite la bienvenue à toutes et tous, ainsi qu’aux gens de partout au Canada qui nous suivent peut-être sur sencanada.ca.

Aujourd’hui, nous reprenons notre examen des dispositions et de l’application de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, aussi appelée loi de Sergueï Magnitski, ainsi que de la Loi sur les mesures économiques spéciales.

Aujourd’hui, pour 90 minutes, nous recevons par vidéoconférence deux personnages très bien connus: d’abord, Bill Browder, chef de la Global Magnitsky Justice Campaign, de Londres, qui est, je pense que tout le monde le sait, la force vive de la législation Magnitski dans de nombreux pays; et ensuite, Evgenia Kara-Murza, coordonnatrice de la défense des droits à la Free Russia Foundation.

Permettez-moi de mentionner, au nom de la sénatrice Boniface et en mon nom personnel, que nous avons assisté la fin de semaine dernière au Halifax International Security Forum, où Vladimir Kara-Murza a reçu un prix spécial, aux applaudissements nourris de tous les participants.

Bienvenue à tous les deux. Merci d’être des nôtres. Nous sommes maintenant prêts à entendre votre déclaration d’ouverture, qui sera suivie de questions des sénateurs.

Bill Browder, chef, Global Magnitsky Justice Campaign : Mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie de votre invitation à vous présenter un exposé aujourd’hui. Comme vous l’avez mentionné, j’ai été l’instigateur de la loi Magnitski. La loi Magnitski a été inspirée par un vif désir de justice qui m’a habité après le meurtre de Sergueï Magnitski, mon avocat en Russie. Magnitski a subi 358 jours de torture après avoir mis au jour un stratagème de corruption du gouvernement russe et tué le 16 novembre 2009.

À la suite de son meurtre, je me suis donné pour mission dans la vie de traquer ses assassins pour les traduire en justice. Nous nous sommes heurtés à un système de protection totale et absolue en Russie pour la protection des complotistes responsables du meurtre de Sergueï Magnitski. Cela m’a convaincu de la nécessité de trouver justice à l’extérieur de la Russie.

En passant au peigne fin les mesures qui auraient permis d’obtenir justice, je suis effectivement arrivé à la conclusion que le droit international n’offrait aucune mesure concrète pour obtenir justice. Il y avait bien des choses comme la Cour européenne des droits de l’homme, dont les jugements par contre ne visent que le pays de Russie, et pas les individus. Certains pays ont un concept de juridiction universelle, qui est toutefois rarement appliqué. Donc, effectivement, le gouvernement corrompu qui voudrait tuer ses propres citoyens pourrait s’en tirer impunément.

En songeant au meurtre de Sergueï Magnitski, je me suis dit que M. Magnitski a été assassiné pour l’argent. Ils l’ont tué parce qu’il avait mis au jour un stratagème de corruption du gouvernement et que cet argent est dépensé en Occident. Donc, nous n’avons peut-être pas juridiction au Canada, aux États-Unis ou au Royaume-Uni sur un meurtre qui est l’affaire de la police russe, mais nous l’avons sur les personnes qui peuvent voyager chez nous, et dépenser de l’argent, ainsi que sur les fonds gardés chez nous. Ce fut la genèse de la loi Magnitski, qui bloque les avoirs et interdit les visas. C’est très clair. Je ne pense pas que quiconque soit contre le blocage des avoirs et l’interdiction du visa pour ceux qui violent les droits de la personne entrant dans nos pays.

La Magnitsky Act a été adoptée aux États-Unis en 2012. Elle a été suivie par la Global Magnitsky Act en 2016, et je suis fier de dire que Vladimir Kara-Murza et moi-même et d’autres, tout comme Irwin Cotler et d’autres, sommes venus au Canada plaider avec conviction pour une loi canadienne Magnitski en octobre 2017. Les deux Chambres du Parlement ont approuvé à l’unanimité la loi Magnitski canadienne, ce qui a tout mis en branle.

C’était comme une grande victoire. Peu après l’approbation de notre loi Magnitski, un bon nombre des complotistes impliqués dans le meurtre de Sergueï Magnitski ont été ajoutés à la liste canadienne Magnitski avec des personnes impliquées dans le meurtre de Jamal Khashoggi et de fonctionnaires au Myanmar et à quelques autres endroits. J’avais l’impression que le Canada était vraiment lancé dans la mêlée, qu’il avait exercé son leadership moral, et qu’il était vraiment sur la bonne voie.

Puis, fin des sanctions Magnitski! Pour autant que je sache, depuis 2018, la loi Magnitski n’a pas été invoquée au Canada. Des gens ont été sanctionnés au Canada en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, mais personne ne l’a été en vertu de la loi Magnitski. Je me gratte la tête, en me demandant pourquoi. Je n’ai pas d’explication valable.

Par ailleurs, je connais de nombreux groupes de victimes de la Chine, du Venezuela et de l’Iran qui ont demandé au gouvernement canadien de sanctionner leurs persécuteurs. Ils envoient des demandes, qui se retrouvent dans une boîte noire. Rien n’oblige le gouvernement à répondre. Les députés et les sénateurs soulèvent ces cas. Le gouvernement ne dit pas un mot, et il n’y a pas de contrôle parlementaire du processus de sanction Magnitski.

Bien qu’il soit un chef de file moral pour la mise en place de cette loi, je crois qu’aujourd’hui, cinq ans plus tard, le Canada a une autre tâche à accomplir, qui consiste à serrer la vis pour que la loi Magnitski soit utilisée, pour que les victimes sachent si leurs pétitions et leurs demandes sont prises en considération et pour que le Parlement surveille le processus. Merci beaucoup.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Browder.

Evgenia Kara-Murza, coordonnatrice de la défense des droits, Free Russia Foundation : Bonjour, mesdames et messieurs les membres du comité. Merci beaucoup de l’occasion de m’adresser à vous.

Vous venez d’entendre Bill Browder, un ardent défenseur de l’utilisation de la loi révolutionnaire qu’est la loi Magnitski, qui cible ceux qui violent les droits de la personne partout dans le monde. Je vous parle aujourd’hui au nom de mon mari, un autre féroce militant, qui est actuellement incarcéré en Russie pour avoir dénoncé la guerre en Ukraine. Il fait face à 24 ans de régime strict pour haute trahison, comme le gouvernement russe qualifie son interminable combat pour un meilleur avenir pour notre pays.

Mon mari a survécu à deux tentatives d’assassinat en guise de représailles pour l’adoption de sanctions Magnitski contre les meurtriers et les voleurs du régime Poutine. Boris Nemtsov, le chef de l’opposition russe, a payé de sa vie le même type de militantisme, lorsqu’il a été assassiné à Moscou en 2015.

L’horrible vérité au sujet de la guerre dont nous sommes témoins aujourd’hui, c’est qu’elle n’était pas inattendue. Elle est le résultat de plus de deux décennies d’impunité dont Vladimir Poutine a bénéficié tout en opprimant sa propre population et en menant ses autres aventures militaires. Pendant des années, il a commandé l’assassinat des adversaires de son régime, en Russie comme à l’étranger, et a violé de nombreuses lois internationales en portant la guerre en Tchétchénie, envahissant la Géorgie, annexant la Crimée et bombardant la Syrie, tout en réprimant violemment les manifestations pacifiques en Russie. Et tout cela sans conséquences fâcheuses pour lui-même ou pour le régime kleptocratique et meurtrier qu’il a bâti. Enhardi par l’impunité, Vladimir Poutine a fini par croire qu’il pourrait se tirer impunément d’à peu près n’importe quoi et a lancé une première guerre d’agression à grande échelle contre notre plus proche voisin, dont il a tué des dizaines de milliers et déplacé des millions d’habitants.

L’agression contre l’Ukraine va de pair avec une répression massive en Russie. Dans son rapport publié à Vienne le 22 septembre dernier, la rapporteure de l’OSCE, Mme Nussberger, fait remarquer ce qui suit :

Même si le délai imparti pour la mission était extrêmement bref, la rapporteure a pu recueillir beaucoup plus de documents qu’elle ne pourrait en mettre dans le rapport. C’est dû à l’immensité des problèmes de droits de la personne auxquels la société civile est confrontée en Russie.

Selon OVD-Info, un projet médiatique indépendant sur les droits de la personne et la persécution politique en Russie, depuis le 24 février, environ 19 500 personnes ont été détenues arbitrairement en Russie.

Il y a eu plus de 4 000 cas administratifs et au moins 355 affaires criminelles visant les manifestants en vertu de la nouvelle loi, qui a été adoptée à la hâte par le soi-disant Parlement russe au début de mars dernier à la seule fin d’éradiquer toute opposition à la guerre et de réduire au silence les opposants.

Selon Memorial, l’ONG de défense des droits de la personne la plus respectée en Russie et co-lauréate du prix Nobel de la paix de cette année, le nombre de prisonniers politiques dans la Fédération de Russie a atteint les 500 personnes. Et, selon Memorial même, ce nombre est plutôt conservateur parce que l’ONG applique des critères très rigoureux pour établir qu’une personne est un prisonnier politique. Des dizaines de cas sont toujours en révision.

Tout cela se passe dans une atmosphère de censure et de propagande totales. Depuis le 24 février, les trois autres grands médias indépendants ont été fermés. L’accès aux réseaux sociaux Facebook, Instagram et Twitter est bloqué. Une avalanche de blocages d’accès a effectivement détruit l’accès direct à partir de la Russie aux médias sociopolitiques qui ne relèvent pas de l’État. Par ailleurs, les tendances des dernières années annoncent non seulement une augmentation du nombre de blocages, mais aussi la criminalisation de l’activité en ligne. Les utilisateurs se voient de plus en plus infliger des amendes et la prison pour leurs textes, la republication des documents d’autrui et même les mentions « J’aime ».

Mon mari répète depuis des années une chose fort simple qui aurait dû être évidente : la répression à l’interne et la guerre à l’externe sont liées l’une à l’autre et mènent toujours inévitablement à des agressions externes. Ce triste principe est énoncé noir sur blanc dans le rapport de la rapporteure Nussberger de l’OSCE que j’ai déjà mentionné aujourd’hui :

La répression à l’intérieur et la guerre à l’extérieur sont liées l’une à l’autre comme dans un tube communicant.

La Sergei Magnitsky Global Justice Campaign a été inspirée par le récit d’un homme honnête et brave qui s’est battu pour faire éclater la vérité et obtenir des comptes, a été arbitrairement détenu pour cela, emprisonné, torturé, puis tué.

Mon mari a écrit ce qui suit dans un article du Washington Post à l’été 2021 :

Le souci des droits de la personne n’est pas une fantaisie politique, un coup de publicité pour un exercice de charité. C’est un aspect fondamental des relations internationales, inextricablement lié aux enjeux de développement économique et de sécurité.

Je peux dire que le Canada a vu suffisamment de preuves que, lorsque les violations des droits de la personne sont ignorées ou considérées comme une affaire interne d’un État, il devient inévitable qu’elles franchissent les frontières et se propagent comme un cancer.

Je crois qu’il faut utiliser à fond toutes les méthodes de répression des régimes monstrueux comme celui de Vladimir Poutine.

Merci beaucoup.

Le président : Merci beaucoup, madame Kara-Murza.

[Français]

Avant de passer aux questions et aux réponses, j’aimerais demander aux membres présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et d’autres personnes dans la salle qui porteraient une oreillette.

[Traduction]

Dans l’esprit de la saison qui s’annonce, chacun aura aujourd’hui un maximum de cinq minutes, plutôt que de quatre minutes comme auparavant; aujourd’hui donc, vous aurez un maximum de cinq minutes pour le premier tour de questions, ce qui comprend, bien sûr, les questions et les réponses. Je vous engage quand même à la plus grande concision possible de manière à obtenir les meilleures réponses, les réponses les plus complètes de nos témoins.

Bien sûr, nous pourrons avoir un deuxième tour si le temps le permet. Vous n’avez qu’à indiquer à Mme Lemay ou à moi-même que vous souhaitez poser une question et nous procéderons.

Le sénateur MacDonald : Merci aux deux excellents témoins. J’adresse ma première question à M. Browder.

Monsieur Browder, vous êtes un exemple de la différence qu’une personne peut faire. Je tiens à vous remercier de tout le travail que vous avez accompli dans ce dossier. Je suis curieux de connaître votre opinion sur la réponse du Canada et la manière dont nous gérons la loi comparativement aux autres pays du monde qui ont aussi adopté la loi, comme l’Australie, les États-Unis et les pays d’Europe.

M. Browder : C’est une excellente question. Merci. À l’heure actuelle, 35 pays appliquent une version de la loi Magnitski. Comme je l’ai dit, ce sont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, 27 pays de l’Union européenne, l’Australie, la Norvège, l’Islande et le Kosovo-Monténégro.

Au Canada, il y a deux façons de voir les choses. Premièrement, comment la loi fonctionne-t-elle? Quelles sont les fonctions de la loi et à quel point est-elle efficace? Deuxièmement, comment se fait la mise en œuvre?

Lorsque je faisais le tour du monde pour défendre la loi Magnitski après le Canada et que les gens me demandaient quelle était la meilleure version de la loi, je parlais de la version canadienne. La version canadienne sanctionne les violateurs des droits de la personne. Elle sanctionne les kleptocrates. Elle impose un gel des avoirs et une interdiction de visa, et elle prévoit l’application régulière de la loi. Le Canada a rédigé une bonne loi Magnitski.

Mais la deuxième question est de savoir si elle est bien mise en œuvre. Sur ce point, je dirais qu’elle est très mal appliquée. Les États-Unis et moi-même n’avons pas les chiffres exacts sur le bout de la langue, mais les États-Unis ont sanctionné environ 500 personnes et entités en vertu de leur Global Magnitsky Act, et je crois que ce nombre est inférieur à 100 pour le Canada. Les États-Unis ont adopté leur loi en 2016. Le Canada a adopté la sienne en 2017. Cela signifie donc que le Canada ne sanctionne pas autant de méchants, de tueurs, de kleptocrates, de despotes, que les États-Unis.

J’ai entendu beaucoup de raisons et d’excuses différentes pour cela, mais le fait est que je crois qu’il n’y a pas le même niveau de ressources au Canada pour approuver les demandes de sanctions. J’ai l’impression qu’il n’y a pas autant de volonté politique de sanctionner les délinquants. Je pense que les Canadiens ont l’impression que nous sommes un petit pays. Pourquoi devrions-nous intervenir? Je dirais que le Canada est peut-être un pays pauvre par rapport aux États-Unis, mais le Canada a une très grande autorité morale dans le monde. C’est une autorité morale inhabituelle. Lorsque j’ai essayé pour la première fois de faire adopter la loi Magnitski, je savais que les gens seraient plus susceptibles de suivre le Canada que les États-Unis parce qu’il y a beaucoup d’antiaméricanisme dans le monde, mais pas de sentiment anti-canadien. On peut faire beaucoup plus avec la loi Magnitski canadienne.

Le sénateur MacDonald : Y a-t-il quelque chose que nous pouvons apprendre des autres pays en ce qui concerne la façon dont ils appliquent la loi? Existe-t-il une pratique exemplaire que nous devrions adopter et que nous n’avons pas encore appliquée?

M. Browder : Ce que font les États-Unis, et je pense que c’est très utile, c’est qu’ils ont effectivement dit qu’ils ne veulent pas simplement avoir une autorité au sein du gouvernement qui recueille des preuves et examine les demandes. Ils veulent s’engager avec la société civile, avec les organisations non gouvernementales qui peuvent comprendre comment fonctionne le processus de prise de décision pour les encourager à faire des demandes, pour leur dire quel genre d’information est nécessaire, et travailler très activement avec ces organisations pour éviter qu’elles invoquent des excuses comme la lourdeur du processus pour ne pas examiner toute l’information requise, parce qu’ils leur ont donné des instructions exactes sur ce dont ils ont besoin pour atteindre les critères juridiques minimaux pour sanctionner quelqu’un.

Je sais que cela se produit aussi au Royaume-Uni — pas autant qu’aux États-Unis, mais ces derniers ont les meilleures pratiques.

Il y a une autre caractéristique qui ne concerne pas la mise en œuvre, mais la loi en soi, à savoir qu’en Australie, qui est le pays à avoir le plus récemment adopté une loi Magnitski, en 2021, on a ajouté une autre infraction à la loi Magnitski, et cette infraction est la cyberinfraction. La loi Magnitski canadienne porte sur la violation des droits de la personne et la kleptocratie. En Australie, on y a ajouté les cyberinfractions pour faire état de l’évolution du contexte. Quand j’ai vu cela, j’ai pensé que ce serait une véritable technologie qu’il vaudrait la peine d’explorer ailleurs.

Le président : Merci, monsieur Browder.

La sénatrice Simons : Tout d’abord, je tiens à dire à quel point nous sommes honorés de vous accueillir tous les deux aujourd’hui. Madame Kara-Murza et monsieur Browder, votre courage est un exemple pour le monde entier.

Monsieur Browder, la semaine dernière, des témoins nous ont dit que l’un des problèmes que pose la façon dont le Canada applique la loi, c’est que les pouvoirs de décision et d’enquête relèvent d’Affaires mondiales Canada plutôt que d’un organisme d’enquête. Affaires mondiales est un ministère chargé de faire preuve de diplomatie plutôt que d’enquêter ou de punir. Je me demande si vous pouvez nous dire — pour faire suite aux questions du sénateur MacDonald — s’il y a d’autres pays qui ont confié la prise de décisions et les pouvoirs d’enquête à différents organes du gouvernement. Pensez-vous que cela changerait quoi que ce soit à notre volonté d’invoquer la loi?

M. Browder : Une autre très bonne question. Je dirais qu’aux États-Unis, deux ministères prennent ces décisions. Il y a le Département d’État, qui est votre équivalent d’Affaires mondiales, et il y a le département du Trésor américain. Pourquoi les fonctionnaires du Trésor sont-ils efficaces à cet égard? Parce qu’ils ont en fait beaucoup plus d’expertise financière dans les enquêtes que le Département d’État.

Je tiens à souligner autre chose, et c’est vrai non seulement pour le Canada, mais pour le reste du monde. En fait, chaque pays a son ministère des Affaires étrangères comme chef de file dans ce domaine. Le travail du ministère des Affaires étrangères de chaque pays consiste principalement à maximiser un ensemble de variables, c’est-à-dire à entretenir des relations harmonieuses avec tous les pays du monde. Il s’agit donc de diplomates.

Ce n’est pas très diplomatique de poursuivre un tortionnaire, un tueur, un violateur des droits de la personne ou un fonctionnaire, de l’accuser et de lui dire que nous allons donc geler ses avoirs. Cela crée un conflit d’intérêts au sein de cet organisme.

On pourrait faire valoir qu’il devrait peut-être s’agir d’un organisme d’enquête ou d’application de la loi, mais je vous mettrais en garde de ne pas créer trop de bureaucratie dans tout cela. S’il y a deux ministères, il faudra coordonner les décisions. Ce faisant, vous risquez de créer toute une autre couche de retards et de bureaucratie, et ainsi de suite.

Je dois également vous dire que ma propre expérience avec les organismes d’enquête du Canada relativement aux enquêtes sur le blanchiment d’argent est très décevante. Nous avons présenté des propositions et déposé des plaintes au criminel aux autorités policières canadiennes — comme nous l’avons fait à d’autres autorités policières dans d’autres parties du monde — et je dirais que le Canada semble, à première vue du moins, être l’un des pays les moins aptes à enquêter sur le blanchiment d’argent et autres activités de ce genre.

Même si ce n’est pas l’idéal que ce soit Affaires mondiales Canada, mon instinct me dit que nous devons renforcer le processus, plutôt que d’essayer de créer de nouveaux organes parallèles qui ne feront peut-être pas mieux.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup. J’aimerais demander à Mme Kara-Murza quelle différence cela ferait-il selon elle en ce moment historique d’agression de la Russie en Ukraine? Quelle serait la valeur symbolique de l’utilisation plus agressive de ces dispositions par les pays?

Mme Kara-Murza : Merci beaucoup de la question. J’ai qualifié cette loi de révolutionnaire pour une raison. Elle envoie un message symbolique très fort aux sociétés civiles du monde entier parce qu’elle leur montre que la communauté démocratique mondiale n’assimile pas des peuples entiers aux régimes qui oppriment souvent ces peuples.

Je crois qu’en utilisant ce mécanisme puissant, non seulement vous responsabilisez ceux qui sont responsables de violations graves des droits de la personne, mais vous envoyez également ce message de solidarité et de soutien aux sociétés civiles.

Elle est aussi symbolique dans un sens différent. Nous savons tous que les dirigeants et les dictateurs autoritaires apprennent les uns des autres et qu’ils se surveillent les uns les autres. Lorsqu’on envoie un signal à un dictateur en particulier, disant qu’il ne va pas s’en tirer impunément et que ceux qui l’entourent — ses fonctionnaires et ses oligarques — ne vont pas s’en tirer impunément, d’autres régimes se pencheront sur la question et en tireront peut-être des conclusions. Ils y penseront peut-être à deux fois avant de torturer ou de tuer des gens ou avant d’avoir recours à la répression de masse et à la psychiatrie punitive contre leur propre population.

Le président : Merci beaucoup.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais poser ma question à Mme Kara-Murza en français. On m’a dit que vous parliez très bien cette langue. Comme mes autres collègues, je veux saluer votre courage à tous les deux. C’est une lutte difficile. Vous mettez votre propre vie en péril, j’en suis certaine, donc merci d’être ici.

De façon plus concrète, au-delà, comme vous dites, des symboles extrêmement importants, le gouvernement du Canada a sanctionné environ 34 personnes et entités en Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Est-ce qu’on cible les bonnes personnes, et surtout — c’est une question d’une simple citoyenne — est-ce que cela a un effet immédiat? Est-ce que vous le sentez? Est-ce que cela marche en d’autres termes?

Mme Kara-Murza : Merci beaucoup pour votre question. Je vais essayer de répondre en français et cela me fera du bien de pratiquer mon français.

Je vous remercie beaucoup pour vos mots très gentils. Je ne ressens pas que ma vie est en péril, en fait. Ceux qui protestent, comme les gens qui protestent en Russie et en Iran, eux, leur vie est vraiment en péril. Ceux qui sont emprisonnés, ceux qui sont torturés, leurs vies sont toujours en péril. C’est la raison pour laquelle je continue le travail de mon mari. Moi, je suis dans une meilleure situation si on la compare à celle de ceux qui protestent en Russie, en Iran et dans d’autres pays où les populations sont victimes des régimes qui les oppriment.

Je crois que c’est ma responsabilité de continuer son travail, de continuer ce travail avec Bill, qui a risqué sa vie plusieurs fois, dans ses activités pour encourager l’adoption de la Loi de Sergueï Magnitski autour du monde.

Pour parler des sanctions et de leur effet, je peux vous dire que pour chaque personne qui est sanctionnée en vertu la Loi de Sergueï Magnitski, c’est un succès.

On en veut beaucoup plus, c’est vrai, parce qu’il y a des personnes qui abusent des droits de la personne autour du monde, et il y en a beaucoup, parmi ces gens-là, qui se croient invincibles, qui se croient absolument intouchables. Il faut leur montrer que ce n’est pas le cas.

La Loi de Sergueï Magnitski est un outil très fort; c’est un outil absolument extraordinaire pour leur montrer qu’ils ne peuvent pas abuser des droits de la personne sans être punis pour cela.

Je crois que la seule chose que je peux vous dire est qu’il serait bien que le Canada impose plus de sanctions contre plus de personnes — parce qu’il y en a beaucoup —, mais chaque personne sanctionnée est déjà un succès et un pas dans la bonne direction.

Merci beaucoup.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup pour votre réponse.

J’aurais peut-être une question pour votre collègue, M. Browder.

Vous avez reproché au Canada de ne pas avoir utilisé la Loi Sergueï Magnitski pour ces dernières sanctions. En quoi trouvez-vous que le fait d’utiliser une autre loi — dans ce cas-ci c’était une autre façon d’intervenir — est différent et que cela nuit à la cause?

[Traduction]

M. Browder : Je ne comprends pas pourquoi le Canada a deux lois qui ont la même incidence fondamentale. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une différence technique. Je ne veux pas que cela figure au compte rendu parce qu’un avocat pourrait me contredire. Cependant, une chose que je peux dire, et qui est très importante, c’est qu’il y a 35 pays dans le monde qui appliquent la loi Magnitski. Il n’y a pas 35 pays dans le monde qui ont des lois sur des mesures économiques spéciales. Pour ce que fait le Canada, la valeur des sanctions individuelles dépend en partie de ce que l’on peut faire de concert avec d’autres pays. Il serait beaucoup plus utile de travailler de concert avec d’autres pays, tout le monde ensemble. Si chaque pays appliquait une loi sur les mesures économiques spéciales, on pourrait dire que les 35 pays ont sanctionné tel ou tel despote au moyen de cette loi, mais ce n’est pas le cas. L’on peut toutefois dire que les 35 pays ont tous appliqué des sanctions en vertu de la loi Magnitski à tel ou tel pays, ce qui envoie un signal puissant. Le message est symbolique et puissant, et il a l’avantage d’être harmonisé dans le monde entier.

Je m’abstiendrai de répondre au sujet des différences techniques. Un avocat pourrait me contredire, et avancer qu’il y a en fait une différence, et donc je ne vais pas me prononcer. En fait, je parlais à des collègues...

Le président : Monsieur Browder, je suis désolé, je vais devoir vous interrompre. Nous avons dépassé le temps prévu pour cette partie, mais je suis certain que nous y reviendrons plus tard.

La sénatrice Boniface : Je remercie les deux témoins de leur présence. Ma première question s’adresse à Mme Kara-Murza. Le mois dernier, vous avez comparu devant le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes avec l’honorable Irwin Cotler. Ce dernier a notamment recommandé au comité que le Canada aide à internationaliser les sanctions Magnitski en élaborant une stratégie internationale plus vaste. Êtes-vous d’accord avec cette recommandation? Avez-vous des idées à ce sujet?

Mme Kara-Murza : Merci beaucoup de la question. J’aimerais dire à quel point je suis reconnaissante au gouvernement du Canada d’avoir ouvert la voie en sanctionnant les fonctionnaires, les policiers et les juges impliqués dans la persécution, la poursuite, la détention et l’emprisonnement illégaux de mon mari. C’est un geste très courageux et réconfortant, et c’est aussi un geste symbolique parce qu’il montre à d’autres personnes en Russie qui sont dans des conditions semblables à celles de mon mari que le monde voit et comprend leur combat.

En réponse à votre question, je crois que c’est ce dont parlait Bill Browder. Il y a tellement de pays qui appliquent maintenant ce puissant mécanisme de lutte contre les violations des droits de la personne et qui le font de façon si efficace que, oui, ces sanctions devraient être synchronisées. Cela devrait devenir un mécanisme mondial de poursuite. Imaginez la situation si, par exemple, un oligarque a volé son propre pays — les contribuables russes, par exemple, parce que la Russie est le pays qui me tient le plus à cœur. Disons qu’il a volé les contribuables russes. Il a tué de nombreuses personnes pour cacher son butin, puis il a été sanctionné par le Canada, disons. Mais pour une raison ou pour une autre, il n’est pas sanctionné par l’Union européenne. Il se contente donc de transférer ses avoirs — son argent — du Canada à l’Union européenne, et c’est tout. Il a évité toutes les sanctions. L’idée derrière la synchronisation des sanctions est de s’assurer que les délinquants sont réellement punis pour ce qu’ils font, que leurs actifs sont effectivement gelés, que les interdictions de visa leur sont imposées et qu’ils ne peuvent plus utiliser les privilèges offerts dans les pays libres et démocratiques, alors qu’ils violent les droits des citoyens de leur pays.

Je suis tout à fait d’accord avec ce que M. Browder et M. Cotler ont dit lors de cette audience, à savoir que nous ne pouvons rendre ce mécanisme plus puissant qu’en le synchronisant — en en faisant un instrument mondial. Merci beaucoup.

La sénatrice Boniface : Merci de votre réponse. Monsieur Browder, à ce sujet — comme Mme Kara-Murza l’a dit, vous en avez parlé également. J’aimerais savoir si vous avez fait des travaux qui nous aideraient à savoir — étant donné qu’il s’agit de 35 pays, quel est le point de rupture? Dans quelle mesure les efforts doivent-ils être déployés conjointement pour forcer le changement dans certains régimes et dans les actions des individus?

M. Browder : Ce n’est pas clair, et tout dépend du pays. Par exemple, je me souviens d’une situation où Duterte, des Philippines, avait emprisonné un sénateur de l’opposition. Le simple fait de discuter de la possibilité d’imposer des sanctions Magnitski aux membres de son régime a mené à toutes sortes de manœuvres et de réactions, et ainsi de suite, sans qu’aucune sanction ne soit imposée. Il y a aussi la situation au Myanmar. Le gouvernement du Myanmar est partie prenante à un génocide et à la répression les plus horribles qui soient, et vous pouvez en sanctionner autant que vous le voulez, mais ces pays sont tous si isolés qu’il est difficile d’avoir un impact. Il s’agit en fait de savoir dans quelle mesure le pays est actif à l’échelle internationale, combien d’argent ses ressortissants possèdent à l’étranger, dans quelle mesure ils voyagent à l’étranger et quel effet les sanctions Magnitski auraient sur eux.

Beaucoup de gens me demandent comment on peut prouver que les sanctions de la loi Magnitski sont efficaces. La première réponse que j’ai à donner à cela, c’est de souligner à quel point Poutine s’est fâché lorsque la loi Magnitski a été adoptée. Il a littéralement, par écrit, fait de l’abrogation de la loi Magnitski sa principale priorité en matière de politique étrangère. Deuxièmement, sur une base plus fondamentale, c’est comme demander comment on peut prouver que le fait d’envoyer des gens en prison pour meurtre va réduire le nombre de meurtres. Je ne connais pas la réponse à cette question, mais je peux vous garantir qu’il vaut mieux mettre les gens en prison pour meurtre que de les laisser assassiner impunément. Il en va de même pour les violations des droits de la personne et la kleptocratie. C’est difficile à étudier parce que nous n’avons pas un groupe témoin de gens que nous ne sanctionnons pas par rapport à ceux que nous sanctionnons, ce qui prouverait un résultat scientifique. C’est une simple question de logique; si vous vous attaquez à l’impunité en imposant des conséquences aux délinquants, l’impact sera plus grand que celui de l’inaction.

Je pense que j’ai dépassé le temps qui m’était alloué.

Le président : En effet, mais ça va. Nous reviendrons sur certains de ces points.

Le sénateur Greene : Merci à vous deux d’être ici. Je pense que vous êtes deux des personnes les plus courageuses que j’ai connues.

Tous ceux d’entre nous qui s’intéressent à la justice internationale, à sa poursuite, à son élargissement et à son approfondissement, ont sans doute été déçus de la décision du président Biden de ne pas poursuivre les assassins de Khashoggi dans toute la mesure du possible. Cette décision vous a-t-elle influencé dans votre quête de justice internationale? Est-ce que cela veut dire que si les États-Unis, qui pourraient bien être ou sont perçus dans de nombreux milieux comme un chef de file dans ce domaine — cela fait certainement partie de leur constitution —, n’agissent pas dans le cas d’une tuerie comme celle-ci, il n’y a pas d’espoir possible?

M. Browder : Je peux commencer si vous voulez. Ce que je dirais, c’est que cela a toujours été une sorte d’éléphant dans la pièce en ce qui concerne les sanctions de la loi Magnitski. On s’est toujours demandé s’il pouvait y avoir un chef d’État trop important ou trop allié. Y a-t-il des pays qui sont, et j’utilise ici les guillemets, « de bons pays qui violent les droits de la personne » par opposition à « de mauvais pays qui violent les droits de la personne »?

Nous avons assisté à cela en temps réel au cours de la dernière semaine, lorsque Mohammed bin Salman, le prince héritier de l’Arabie saoudite, qui a été enregistré en train d’organiser le meurtre d’un journaliste qui l’avait critiqué — pas seulement le meurtre, mais le démembrement de ce journaliste. Selon le Département d’État, il bénéficie maintenant de l’immunité contre toute poursuite aux États-Unis. De plus, il ne faut pas oublier que les deux principaux membres du Comité sénatorial des relations étrangères ont demandé aux États-Unis de sanctionner Mohammed bin Salman. Ce n’était pas une question partisane. C’était un dossier bipartite — le membre le plus important et le président. Cela s’est passé sous l’administration Trump, et le gouvernement d’alors a essentiellement défié la loi et n’a pas répondu à cette demande de sanction, qui est inscrite dans la Global Magnitsky Act, en vertu de laquelle, dans le cas d’une demande des deux principaux membres du comité, le gouvernement a le devoir d’y donner suite.

C’est un problème fondamental. Je ne pense pas que cela signifie que l’ensemble de la loi est imparfait, mais je pense que cela veut dire qu’il comporte une lacune majeure. La loi pourrait toutefois être assez solide pour permettre de sanctionner le prochain ou la prochaine délinquante, et ainsi de suite.

Je peux vous parler de la situation en Arabie saoudite. Je me souviens du moment où des sanctions étaient envisagées. Soit dit en passant, le Canada et les États-Unis ont sanctionné 19 des meurtriers de Jamal Khashoggi. Mais je me souviens de ce qui s’est passé avant que les sanctions ne soient imposées. Je recevais des appels paniqués de gens en Arabie saoudite qui avaient l’impression, à tort, que j’avais quelque chose à voir avec la création de listes de sanctions, et qui tentaient désespérément de ne pas figurer sur ces listes. Bien sûr, je n’ai rien à voir avec la création de listes de sanctions saoudiennes. Mais le fait que je reçoive ces appels et que les gens soient si préoccupés signifie que les gens qui sont sanctionnés ne sont que la cible directe, mais le fait que tout le monde s’en préoccupe vous en dit long sur l’importance de cette question, parce qu’elle joue son rôle. Elle crée un sentiment d’inquiétude, de terreur chez les gens qui sont impliqués dans des combines malhonnêtes et qui pensent qu’ils pourraient être les prochains.

Nous ne devrions donc pas perdre espoir à cause d’un terrible précédent. Mais je suis entièrement d’accord avec vous. Je suppose que si vous possédez et exploitez beaucoup de pétrole, vous pouvez tuer et démembrer qui vous voulez et il n’y aura aucune conséquence.

Le président : Merci. Nous n’avons plus de temps pour ce segment également.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je salue les propos, les présentations et les informations qui sont données par nos brillants témoins.

Madame Kara-Murza, nous sommes rassurés de savoir que votre vie n’est pas en danger et que vous vous sentez un peu mieux que les autres; c’est rassurant d’entendre cela.

Ma question s’adresse à M. Browder. Vous avez indiqué dans une récente entrevue au journal The Globe and Mail que le Canada n’a pas les moyens d’enquêter sur le blanchiment d’argent. Vous avez même ajouté que nous n’avons pas les moyens d’appliquer la Loi de Sergueï Magnitski. Pouvez-vous nous donner un peu plus de précisions sur ce point de vue? De quels moyens le Canada devrait-il se doter pour assurer l’application de cette loi?

[Traduction]

M. Browder : Je vous remercie de cette question. Permettez-moi de commencer par la loi Magnitski, car nous parlons ici de deux choses différentes. Il y a la loi Magnitski, puis il y a le blanchiment d’argent. En ce qui concerne la loi Magnitski, je crois qu’il faudrait augmenter considérablement les ressources financières d’Affaires mondiales Canada afin qu’il y ait au sein du ministère un très grand groupe de personnes qui se spécialisent dans l’examen des propositions de sanctions, dont le travail consiste à examiner les propositions de sanctions, à trouver des méthodologies, des moyens de communication et des systèmes pour y arriver, ce qui est beaucoup plus que ce qui existe aujourd’hui.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une somme énorme. Je pense que nous parlons de quelques millions de dollars canadiens par rapport à zéro ou un montant beaucoup plus petit que cela.

Il y a toutefois une autre chose qui, à mon avis, est importante, et je pense que vous serez tous d’accord avec moi là-dessus, à savoir qu’il doit y avoir un suivi parlementaire sur l’action ou l’inaction du gouvernement dans la mise en œuvre de la loi Magnitski.

Nous avions prévu ce problème aux États-Unis lorsque j’ai participé à la rédaction de la loi Magnitski américaine. Nous avons intégré une disposition à la loi Magnitski des États-Unis qu’on appelait le déclencheur d’intervention du Congrès. En vertu de cette disposition, si certains membres de comités du Congrès devaient demander que des gens soient sanctionnés — et ces membres seraient le président et le membre le plus important d’un certain nombre de comités clés du Sénat ou de la Chambre —, alors le gouvernement — le département d’État — aurait quatre mois pour donner une réponse positive ou négative. C’était ce qu’on appelait le déclencheur d’intervention du Congrès.

Il faudrait prévoir une disposition de ce genre au Canada. Il doit y avoir une sorte de déclencheur d’intervention parlementaire. C’est à vous de déterminer comment cette disposition sera définie, mais il doit y avoir une certaine forme de suivi parlementaire, un déclencheur d’intervention au Sénat, un déclencheur d’intervention à la Chambre des communes, de sorte que, peu importe la façon dont vous définissez cette disposition, le gouvernement doit réagir. Il peut décider de ne pas sanctionner, pour quelque raison que ce soit, mais il doit réagir.

À l’heure actuelle, c’est une boîte noire. Les gens envoient des demandes, les députés en font autant, et rien ne se passe. Il n’y a pas de réponse. Il n’y a pas de « oui », il n’y a pas de « non », aucune raison n’est donnée.

C’est probablement la chose la plus importante qui pourrait ressortir de l’examen que vous êtes en train de faire, à savoir que c’est une mesure législative qui vous donne, en tant que personnes chargées de surveiller le gouvernement, la capacité d’assurer le suivi de cette mesure particulière.

La deuxième chose, qui n’est pas aussi importante parce qu’elle peut facilement être contournée, mais qui est tout de même importante, c’est l’obligation, une fois par année, que le gouvernement rédige un rapport sur ce qu’il a accompli, ce qu’il n’a pas accompli, et ainsi de suite, en ce qui a trait à la mise en œuvre de la loi Magnitski.

Encore une fois, on peut écrire tout ce qu’on veut dans des rapports, et nous avons tous déjà lu des rapports remplis de mots qui ne veulent rien dire, mais le simple fait de forcer le gouvernement à rédiger un rapport attire l’attention de tout le monde sur ce qu’il a accompli et ce qu’il n’a pas accompli.

J’ai probablement épuisé mon temps de parole sur la question du blanchiment d’argent.

Le président : Vous devez surveiller l’horloge mieux que moi, monsieur Browder.

Je vous remercie, sénateur, de cette question. Je pense que c’est une très bonne idée.

Des témoins précédents nous ont dit que des millions de dollars avaient été consacrés à la création d’un bureau des sanctions au sein d’Affaires mondiales Canada. Je pense que cela correspond à votre raisonnement. Bien sûr, le fait que nous procédions à cet examen faisait suite à une disposition inscrite dans la loi, à savoir qu’il y aurait un examen quinquennal. Nous pouvons donc formuler des recommandations que nous présenterons au gouvernement à la fin de cet examen. Je vous remercie de votre question, sénateur, et de votre réponse, monsieur Browder. À mon avis, c’était une question très importante.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup, monsieur Browder, d’être avec nous aujourd’hui et d’avoir lancé ce débat. Je suis désolé de la perte de votre ami et collègue, M. Magnitski. Je remercie également Mme Kara-Murza d’être parmi nous aujourd’hui. J’espère que votre mari sera libéré et qu’il ne subira pas d’autres traumatismes. Bien sûr, nous espérons tous que les sanctions et les mesures dont nous parlons aujourd’hui auront des effets plus profonds que ceux qu’elles ont déjà eus. Je pense que c’est merveilleux, et nous ne devrions pas sous-estimer l’importance de l’effet de renforcement qu’elles ont pour la société civile et aussi le facteur de peur pour ceux qui pourraient envisager de commettre des violations des droits de la personne, et ainsi de suite.

Ce que j’aimerais comprendre de vous deux, ce sont les répercussions qui vont au-delà de ce dont nous avons discuté ici aujourd’hui. Vous avez parlé de l’importance de la synchronicité, du phénomène mondial, de la collaboration des pays et de la puissance que cela peut avoir. Y a-t-il certains des 35 pays qui réussissent mieux dont nous pourrions nous inspirer? Ce sont des mesures importantes. Je ne remets pas du tout cela en question. Y a-t-il d’autres choses qui vous viennent à l’esprit à tous les deux et que nous devrions peut-être faire pour passer à une autre étape afin de vraiment obtenir le genre de répercussions que nous voulons? Nous voulons des changements. Nous ne voulons pas de ces violations des droits de la personne. Nous ne voulons pas que la guerre en Ukraine se poursuive. J’aimerais ouvrir la discussion et entendre ce que vous avez à dire, l’un ou l’autre, ou les deux.

M. Browder : Le gorille de 1 800 livres dans la pièce s’appelle États-Unis. Pourquoi les États-Unis sont-ils si puissants? Eh bien, il y a une bonne raison à cela. Si les Américains constatent que quelqu’un enfreint les sanctions ou y échappe, s’ils découvrent qu’une institution financière a fait affaire avec une personne sanctionnée, leur département de la Justice se retourne contre l’institution et la met à l’amende. Par exemple, je crois qu’une filiale suisse d’une banque française faisait affaire avec le Soudan et l’Iran à l’époque où les deux pays figuraient sur la liste des sanctions américaines. Cette banque a été mise à l’amende, a fait l’objet de poursuites et a dû payer quelque chose comme 8 milliards de dollars, une somme énorme. Ainsi, si le Canada appliquait la loi de la même façon à une entité qui, travaillant avec une institution financière canadienne, aurait enfreint les sanctions imposées — autrement, dit s’il y avait de véritables conséquences non seulement pour l’entité sanctionnée, mais aussi pour l’institution financière ou l’entreprise ayant fait affaire avec elle — le régime de sanctions s’en trouverait très nettement renforcé.

Des entreprises canadiennes ont fait affaire avec des personnes sanctionnées, et il se peut qu’elles continuent. Je ne les citerai pas par respect, et je ne pense pas que nous soyons censés faire cela ici. Quoi qu’il en soit, si les organismes canadiens d’application de la loi ou le gouvernement canadien imposaient des amendes ou entamaient des poursuites contre des entreprises et des institutions faisant affaire avec des personnes sanctionnées, les gens commenceraient à avoir peur de figurer sur la liste des sanctions canadiennes, et l’effet serait démultiplié. Il n’est pas nécessaire que ce soit généralisé. Il suffit d’intenter une ou deux poursuites et tout le monde dira que le Canada est sérieux à ce sujet.

Mme Kara-Murza : Pour ajouter à ce que M. Browder vient de dire, je dirais que la loi Magnitski permet de geler des actifs, de l’argent et des comptes bancaires. On parle de comptes bancaires qui renferment de l’argent ayant été volé par les titulaires des comptes. Cet argent n’a jamais été le leur. En Russie, ce sont des gens qui volent les contribuables russes depuis plus de vingt ans.

Pour ce qui est de la guerre en Ukraine, nous devons bien sûr faire tout ce que nous pouvons, tous ensemble, pour que cette guerre se termine. Mais qu’arrivera-t-il après la fin de la guerre? La Russie devra évidemment payer des réparations parce que l’Ukraine aura été à moitié détruite. Il sera possible de le faire avec les avoirs gelés, avec les comptes bancaires gelés de gens qui n’ont jamais eu droit à cet argent. On ne prend pas l’argent des autres, de l’argent qu’on ne possède pas, et ces gens doivent être sanctionnés pour avoir lancé une guerre d’agression contre l’Ukraine, pour avoir volé de l’argent aux contribuables russes et pour avoir enfreint le droit international. Cet argent pourra servir plus tard pour payer les réparations après la fin de la guerre.

Il est certain qu’on constate une légère fatigue qui s’installe. De nombreux pays ont aidé l’Ukraine, comme il se doit, ce qui est tout à fait admirable. Le Canada a aidé l’Ukraine en lui fournissant notamment des armes et de l’aide humanitaire. Il reste que les populations de ces pays commencent à se demander combien de temps encore nous pourrons soutenir ce rythme. Sur le plan financier, je comprends que cela doit être un très lourd fardeau pour les pays qui aident l’Ukraine.

Le président : Je suis désolé de vous interrompre, madame Kara-Murza, mais nous n’avons plus de temps pour ce segment. Permettez-moi une remarque. Vous avez soulevé un point très important au sujet de la reconversion des actifs gelés. En fait, la dernière Loi d’exécution du budget qui a été adoptée par le Parlement contenait une disposition à cet effet. Le hic réside bien sûr dans sa mise en œuvre. Si je comprends bien, nous sommes probablement le premier pays à s’engager dans cette voie. Cela suppose également des consultations de gouvernement à gouvernement avec nos alliés. Ce n’était qu’une observation de ma part.

Le sénateur Richards : Je remercie nos témoins de leur présence. C’est un honneur de vous rencontrer et de vous écouter. Ma question sera très brève et elle a d’ailleurs été posée d’autres façons. Elle s’adresse à Mme Kara-Murza.

Tôt ou tard, toutes les dictatures implosent et l’on ne sait jamais quand cela va se produire, mais tôt ou tard, elles implosent, quelle que soit la dictature. En Russie, en plus des sanctions qui nuisent aux oligarques, je ne pense pas que la population appuie la guerre en Ukraine. Je ne pense pas que les Russes soient nombreux à appuyer Poutine. Est-ce que je me trompe?

Mme Kara-Murza : Merci beaucoup pour cette question importante. Il est difficile d’évaluer l’état d’esprit de la population russe en l’absence de liberté dans les médias, de liberté d’expression, de liberté d’assemblée, de liberté d’association, d’élections libres et équitables et de toutes les autres libertés fondamentales dont la population russe a été privée.

Nous pouvons nous fonder sur le nombre de manifestants, sur tous ces milliers de Russes. J’ai mentionné que plus de 19 500 personnes ont été détenues arbitrairement après le début de la guerre. Tous ces gens se promènent dans la rue en sachant très bien qu’ils risquent 15 ans d’emprisonnement simplement pour avoir arboré une feuille de papier vierge dans la rue ou pour avoir publié en ligne un message disant qu’ils n’appuient pas la guerre. Ces gens sont beaucoup plus représentatifs de l’état d’esprit de la population russe. Ils n’appuient pas la guerre. Il y a donc toute cette partie de la population russe qui est prête à courir de graves risques et qui se retrouve en prison, dans des hôpitaux psychiatriques et dans les salles de torture. La majorité de la population russe subit un lavage de cerveau depuis plus de 19 ans. La dernière chaîne de télévision indépendante russe a été fermée en 2003. Depuis, il y a eu 19 ans de propagande.

De plus, selon les organisations internationales, la dernière élection libre, mais inique, en Russie remonte à 2003. Ce fait 19 années d’élections volées.

Quand on parle de la majorité de la population russe, comment l’évaluer? S’agit-il de gens ayant subi un lavage de cerveau et ne comprenant pas ce qui se passe en Ukraine ni ce que fait l’armée russe là-bas? Peut-être que beaucoup gardent le silence par peur de subir le même sort que tous ceux qui sont arrêtés, torturés et envoyés en prison.

Mon mari est passible de 24 ans d’emprisonnement pour haute trahison. Il est évident que les autorités veulent le brandir en exemple, comme d’autres, pour montrer ce qui arrivera à ceux qui osent s’opposer au régime.

Je crois que le recours aux sanctions de la loi Magnitski — pour revenir au thème de notre conversation d’aujourd’hui — envoie un signal très puissant à cette partie de la population qui comprend ce qui se passe, que le monde démocratique voit une différence entre le peuple et le régime qui l’opprime, entre les gens qui prennent de grands risques pour s’opposer au régime et les fonctionnaires et oligarques qui leur volent de l’argent, qui les assassinent et les envoient en prison.

Je crois que la situation en Russie pourrait basculer du jour au lendemain, comme l’histoire l’a montré. Il est, selon moi, d’une importance cruciale de jeter et de maintenir des passerelles avec cette partie au moins de la société civile russe qui continue de manifester contre vents et marées, parce que ce sont ces gens qui vont reconstruire le pays à partir de zéro après que le régime en place se sera effondré. Si nous voulons une Russie différente, nous devons nous assurer que la partie de la société civile russe qui s’oppose au régime et qui veut un avenir différent puisse survivre d’une façon ou d’une autre.

Il faut préserver ces passerelles dont je parlais et être solidaires avec eux. Merci beaucoup.

Le sénateur Richards : Merci beaucoup.

La sénatrice Busson : Je tiens d’abord à faire écho aux commentaires de mes collègues et à vous féliciter du courage et du dévouement dont vous avez tous deux fait preuve en intervenant sur ce front et en faisant en sorte que cela soit à toutes fins utiles le but d’une vie, si j’ai bien compris. Ce n’est pas rien.

Je vais vous demander à tous deux de réagir sur un aspect dont vous avez déjà tous deux parlé, soit la coordination.

Pourriez-vous nous dire s’il serait généralement utile que les pays ayant adhéré aux sanctions de la loi Magnitski officialisent et coordonnent leurs actions, et peut-être aussi se regroupent ou adhèrent à une association quelconque en vue de mieux cerner l’effet des sanctions Magnitski sur certains acteurs, en particulier la Russie, mais également d’autres pays. J’aimerais entendre votre avis.

M. Browder : Je vous remercie de cette excellente question. La seule fois où nous avons vu tous les pays agir à l’unisson à l’égard d’auteurs de violations contre les droits de la personne, par le biais de sanctions semblables à celles de la loi Magnitski, remonte à l’époque où des sanctions ont été prises contre quatre responsables chinois impliqués dans les camps de concentration de la minorité ouïghoure. Le Canada, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Union européenne avaient travaillé de concert sur ce dossier.

C’est une mesure extrêmement forte parce que, comme nous l’avons déjà dit, elle consiste essentiellement à exclure les personnes et entités figurant sur les listes Magnitski de divers pays.

Cependant, il s’est agi d’un cas unique cette fois à l’occasion d’une situation extrême. Soit dit en passant, quatre personnes seulement condamnées pour l’incarcération de deux ou trois millions de personnes dans des camps de concentration, demeure terriblement insuffisant, mais la mesure a été prise collectivement et ce qui était très symbolique.

Il n’existe pas d’organisme de coordination. Nous ne voulons pas nous retrouver dans une situation où nous devrons obtenir l’accord de tout le monde pour inscrire quelqu’un sur une liste Magnitski, parce que cela paralyserait toutes les organisations multilatérales, mais un organisme de coordination est nécessaire.

Prenons, par exemple, le cas de la famille Kara-Murza. Evgenia Kara-Murza et moi avons fait le tour du monde pour rencontrer des fonctionnaires et des députés dans tous les pays appliquant le modèle Magnitski afin de leur demander de sanctionner les personnes qui persécutent son mari, Vladimir Kara-Murza, l’homme que je mettrais sur le même pied que Magnitski pour ce qui est de la mise en œuvre de la loi épicène. C’est lui qui a essayé de faire adopter les lois Magnitski partout dans le monde, et qui a réussi. Mais le voilà terriblement victime de son action, et il faut maintenant évoquer la loi Magnitski pour le défendre.

Nous avons fait le tour des pays. Tout le monde est très sympathique. Vladimir Kara-Murza est respecté et aimé partout. Jusqu’à maintenant, le Canada est le premier à avoir agi, ce qui est merveilleux.

Tout le monde se demande : « Que font les autres? » Aux États-Unis, on me demande : « À qui doit-on s’adresser au Canada? » Au Royaume-Uni, on me dit : « Eh bien, nous devons nous organiser. »

Ce serait formidable si une telle chose existait. C’est naturel, comme votre question le laisse entendre. Dans le cadre de cet examen, vous pourriez recommander qu’Affaires mondiales Canada se dote d’une équipe dont le travail consisterait précisément à recenser, à contacter et à coordonner leurs homologues au sein d’autres gouvernements pour aligner leurs actions. Cela obligerait également le Canada à ajouter d’autres noms sur la liste Magnitski canadienne afin de se conformer à celle d’autres pays qui l’ont déjà fait, mais ce sont là deux questions distinctes.

Le président : Madame Kara-Murza, vouliez-vous répondre également?

Mme Kara-Murza : Je suis tout à fait d’accord avec M. Browder. C’est quelque chose qui nécessite beaucoup plus de travail.

La loi Magnitski est très récente. Personne n’a jamais rien fait de tel avant. Je dirais que nous sommes au début d’une très longue histoire productive, et nous apprendrons au fur et à mesure.

Je crois qu’un tel organisme serait très utile. Merci beaucoup, monsieur Browder.

Le président : Merci. J’aimerais revenir sur cet échange, car je pense que c’est très important.

Madame Kara-Murza, tout à l’heure vous avez parlé de la nécessité de synchroniser nos actions et de travailler ensemble. Vous avez tous les deux fait des recommandations.

En ce qui me concerne, et en tant qu’ancien représentant du gouvernement ayant participé à une bonne partie de ce processus, je dirais que le nombre de consultations ayant eu lieu depuis le 24 février entre les gouvernements du G7 est sans précédent. J’attribue beaucoup de mérite à la présidence allemande pour les efforts qu’elle a déployés.

Le domaine des sanctions, du moins sous sa forme actuelle, est relativement nouveau, comme vous venez de le dire, madame Kara-Murza, mais il faut aussi accorder de l’importance à la précision. Nous l’avons vu dans toutes sortes de situations, de l’orthographe des noms qui diffèrent d’un gouvernement à l’autre qui impose des sanctions, aux adresses, aux membres de la famille et ainsi de suite. Je dirais que c’est important.

D’un autre côté, on tombe évidemment sur des sénateurs ayant été sanctionnés. Nous avons appris l’orthographe cyrillique de nos noms. Dans un cas, la dernière liste provenant de Moscou comportait une inexactitude intéressante à propos d’un ancien premier ministre de l’Alberta, qui a été sanctionné et inscrit comme ancien premier ministre de la Saskatchewan. Rien de moins que la mauvaise province! Des erreurs peuvent donc survenir partout.

Quelles pratiques exemplaires recommanderiez-vous? La sénatrice Coyle en a parlé tout à l’heure.

Mme Kara-Murza : Il est bien sûr très important d’éviter toutes sortes d’erreurs quand on envisage de sanctionner quelqu’un. Le processus doit être transparent et fondé autant que faire se peut sur la loi, parce que nous voulons qu’il soit le plus objectif possible.

Bien sûr, pour sanctionner quelqu’un, il faut s’assurer qu’il s’agit de la bonne personne, que l’on dispose de tous les renseignements en fonction desquels la sanction doit être imposée. Pour que tout le processus soit respectable, il doit être aussi solide, transparent et indépendant que possible.

Êtes-vous d’accord, monsieur Browder?

M. Browder : Permettez-moi d’intervenir. Vous avez soulevé un très bon point, à savoir que, lorsqu’on voit son propre nom sur la liste des sanctions, c’est que quelque chose ne va pas. Quand nous avons tenté de convaincre divers responsables de sanctionner les tortionnaires et les meurtriers de Sergueï Magnitski, nous avons présenté une trousse d’information fondée sur des documents judiciaires, des protocoles, etc., du système russe, qui montrait la participation de différents fonctionnaires. Or, quand les États-Unis, premier pays à sanctionner les tueurs de Magnitski, ont produit leur liste, il y manquait deux noms. Pourquoi n’avait-on pas inscrit ces deux noms? Pour une raison tout à fait banale, mais non négligeable : parce que les dates de naissance n’étaient pas connues. Pourquoi la date de naissance est-elle importante? Parce que beaucoup pourraient porter le même nom et, grâce à la date de naissance, on est certain de ne pas sanctionner la mauvaise personne.

Comme l’a dit Mme Kara-Murza, la sanction Magnitski a un pouvoir extraordinaire parce qu’elle est très juste, qu’elle correspond tout à fait à l’opposition du bien contre le mal. Jusqu’à maintenant, elle n’a pas été appliquée de manière abusive au point qu’une personne n’étant pas censée figurer sur la liste s’y soit retrouvée par accident ou autrement.

J’imagine que les Canadiens y adhèrent autant que le reste du monde, mais il faut qu’il y ait un très bon dossier pour sanctionner une personne. Celui-ci doit correspondre au seuil juridique minimal pour ne pas risquer d’être taillé en pièce par les tribunaux.

Je dirais aussi que cela n’exige pas nécessairement — et on en revient là à la question de la coordination — que le Canada fasse tout le travail lui-même. Si l’on a confiance que les Américains ont fait leur part, alors il n’est pas nécessaire de tout faire soi-même. Le travail peut être partagé, et tant qu’il semble obéir à la norme établie, alors pourquoi ne pas utiliser le dossier de désignation créé par le Trésor américain et le Département d’État des États-Unis. C’est la même chose dans le cas du Royaume-Uni?

Maintenant que Vladimir Kara-Murza a été sanctionné par le Canada, pourquoi le Royaume-Uni n’utiliserait-il pas le même dossier? Je ne sais pas dans quelle mesure l’échange de renseignements est possible, mais dans l’affirmative cela simplifierait le processus et pourrait faire en sorte qu’un plus grand nombre de personnes soient inscrites sur une liste de sanctions. Il n’est pas nécessaire que chaque...

Le président : Merci, monsieur Browder. Mon temps est écoulé. Je dois donner le bon exemple. Merci.

Nous allons passer au deuxième tour. J’ai sur ma liste la sénatrice Simons qui sera suivie du sénateur MacDonald.

La sénatrice Simons : Que voilà un bon enchaînement. La semaine dernière, quand nous discutions de cela, j’ai soulevé la question de savoir ce qui se passe quand un ordre mondial fondé sur des règles tombe en panne et si, hypothétiquement, le gouvernement américain n’allait pas invoquer la loi de la façon dont elle a été utilisée jusqu’à maintenant. Hypothétiquement, le gouvernement des États-Unis pourrait imposer des sanctions à des ressortissants d’un pays, tandis que d’autres membres de l’ordre mondial fondé sur des règles estimeront qu’il ne s’agit pas d’une utilisation appropriée de ces pouvoirs de sanction.

Vous êtes expatrié américain, quand vous songez à votre pays d’origine et à sa situation politique actuelle, dites-nous ce que pourrions-nous faire, et si nous pouvons effectivement faire quelque chose pour nous assurer que le respect de la population mondiale à l’égard de ce processus ne s’effrite pas advenant qu’un pays ayant fait partie de l’ordre mondial ne devienne un pays voyou? Parlons d’un pays vraiment sur la scène internationale.

M. Browder : Votre question est très importante et je répondrai que c’est déjà arrivé. Les États-Unis, sous l’administration Trump aidé de Mike Pompeo, ont sanctionné Fatou Bensouda, une juge gambienne qui est procureure en chef à la Cour pénale internationale et qui a ouvert des enquêtes contre les troupes américaines en Afghanistan. L’administration Trump avait établi un mécanisme de sanctions spéciales — pas des sanctions aux termes de la loi Magnitski — et ils ont gelé tous ses actifs et ceux des membres de sa famille parce qu’elle avait fait son travail de procureure en chef de la Cour pénale internationale.

Heureusement, après la fin de l’administration Trump, l’administration Biden a immédiatement mis fin à cette pratique. Fatou Bensouda n’est plus sanctionnée. Elle est même devenue haute-commissaire de la Gambie au Royaume-Uni. Elle a participé aux célébrations du prix Magnitski la semaine dernière et a reçu le prix Magnitski pour son travail de procureure extraordinaire et courageuse.

C’est ce qui s’est produit. Ce n’est pas une hypothèse. C’est une situation réelle.

C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas allé dans des pays qui ne respectent pas la primauté du droit pour essayer de les convaincre de créer des lois de type Magnitski. Je ne veux pas d’une loi thaïlandaise ou d’une loi Magnitski des Émirats arabes unis parce que ce sont des pays qui, à un moment donné, pourraient être assujettis aux sanctions Magnitski. Nous ne voulons que des pays qui respectent la primauté du droit. On pourrait se retrouver dans une situation délicate. Donald Trump a fait son entrée dans l’arène pour devenir le prochain président des États-Unis. Il pourrait finir par gagner. Je suppose que nous verrons bien le moment venu.

La sénatrice Simons : Je ne trouve pas cette réponse très rassurante.

Cela nous ramène à la réponse que vous avez donnée à la sénatrice Busson. Si vous mettez sur pied une sorte d’organisme international de coordination, le risque sera alors plus grand que l’ordre mondial déraille advenant qu’un pays de droit se relâche sur le plan de la primauté du droit.

M. Browder : Il n’est pas nécessaire d’être servile dans la coordination. Autrement dit, vous coordonnez dans la mesure où il est dans votre intérêt de le faire et vous ne coordonnez pas si ce n’est pas dans votre intérêt. Nous ne voulons pas mettre en place une structure semblable à celle de l’OTAN pour les sanctions Magnitski où nous devons agir de concert faute de quoi rien ne se produirait parce qu’il y aurait toujours quelqu’un qui n’agirait pas.

C’est l’un des problèmes avec l’Union européenne. À ce jour, l’Union européenne n’a pas sanctionné les tueurs de Magnitski, même si elle a une loi Magnitski, parce que la Hongrie, qui est membre de l’Union européenne, a fait exactement ce dont vous parlez. La Hongrie est dirigée par Viktor Orban qui reçoit ses ordres de Vladimir Poutine et qui a opposé son veto à l’inscription des tueurs de Magnitski sur la liste Magnitski de l’UE. Nous voulons coordonner dans la mesure du possible, mais nous ne voulons pas que quiconque ait un droit de veto sur notre coordination dès que ce veto nous écarterait de ce qui est bien, légal ou dans l’intérêt de la justice.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup.

Le sénateur MacDonald : Je vais poser une question à Mme Kara-Murza, et je veux revenir sur ce que le sénateur Richards a mentionné. Je crois qu’il est très difficile en Occident d’avoir une idée de ce qui se passe sous la surface en Russie. Vous dites que les choses peuvent changer très vite. Je suis simplement curieux de savoir si le changement serait plus susceptible de venir de l’intérieur du parti de Poutine, Russie unie, ou s’il serait plus susceptible d’émaner de l’armée. Avez-vous une idée de ce qui se passe dans son parti et dans l’armée? Merci.

Mme Kara-Murza : Merci beaucoup de cette question. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’aimerais moi-même avoir la réponse à cette question. Je ne suis pas politicienne, ni experte des questions militaires. Je ne peux que me fier à ce que je vois et aux nouvelles que je reçois de la Russie au sujet de la persécution de masse et de la campagne de mobilisation lancée par qui vous savez.

Je peux dire que le changement en Russie viendra probablement d’un effort collectif.

C’est pourquoi je crois que les sanctions doivent se poursuivre et être renforcées. Je crois que l’Ukraine devrait obtenir toute l’aide dont elle a besoin pour gagner cette guerre à ses conditions, et je crois que c’est grâce aux sanctions de Magnitski — parce que c’est de cela dont je parle — des sanctions qui sont extrêmement puissantes, ainsi qu’à des sanctions économiques qu’il sera plus coûteux pour le régime de poursuivre sa guerre.

Il est grand temps que le monde démocratique cesse de compter sur le pétrole et le gaz vendus par des régimes despotiques parce que cela rend les pays démocratiques otages de ces régimes, ce qui est intenable.

C’est aussi pourquoi il est si important d’appuyer la faction de la société civile russe qui continue de s’opposer au régime de l’intérieur et qui essaie de faire tout ce qu’elle peut, notamment en incendiant les centres de recrutement. J’en suis venu au point de croire que, lorsque des gens sont privés de tout moyen pacifique de manifester, ils se tournent vers d’autres moyens, comme incendier des centres de recrutement et des édifices officiels et faire dérailler des trains.

Ce n’est pas ce que je veux pour mon pays, parce que cela représente un pas de plus vers la guerre civile. Mais c’est ce qui se passe. Et je constate que la frustration est grande. Il y a beaucoup de colère dans la société à l’égard de ce que le régime fait en Ukraine et en Russie.

C’est pourquoi je crois que nous devons faire tout ce que nous pouvons pour provoquer la chute du régime, parce que c’est ce qu’il faut pour qu’un changement se produise. Tant que Poutine restera au pouvoir ou tant qu’un régime autoritaire ou dictatorial sera en place en Russie, nous aurons affaire à des bellicistes. La guerre se poursuivra aussi longtemps que Poutine restera au pouvoir. Il faut donc que le pouvoir vertical de Poutine s’effondre. C’est à cette condition que nous pourrons changer quelque chose pour nous assurer que la Russie ne devienne plus jamais un pays autoritaire ou totalitaire.

Le président : Merci beaucoup, madame Kara-Murza.

Honorables sénateurs, la séance d’aujourd’hui est terminée. Au nom du comité, je tiens à remercier sincèrement M. Browder et Mme Kara-Murza d’être venus témoigner aujourd’hui. Vous avez enrichi notre réflexion sur cette question très importante des sanctions, et notre travail s’enrichira également à mesure que nous avancerons.

Je pense aussi exprimer le sentiment des membres du comité en disant à quel point nous admirons le travail que vous faites et le courage dont vous faites preuve. Merci beaucoup.

(La séance est levée.)

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