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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 15 février 2024

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général

Le sénateur Peter Harder (vice-président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le vice-président : Je m’appelle Peter Harder, et je suis le vice-président de ce comité. Notre président participe présentement à la conférence de Munich sur la sécurité, probablement avec un groupe moins distingué que celui que nous avons autour de la table, mais c’est ce qui me permet de présider la séance. Avant de commencer, j’inviterais les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant pour une fois par ma droite.

Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Ravalia : Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.

Le vice-président : Merci beaucoup. Nous nous réunissons aujourd’hui en vertu de notre ordre de renvoi général pour étudier deux sujets. Nous allons tout d’abord discuter de la situation au sein de la mer Rouge. Pour ce faire, nous recevons le sous-ministre adjoint Alexandre Lévêque d’Affaires mondiales Canada, que nous avons déjà reçu pour discuter d’autres enjeux.

[Français]

Nous avons aussi Eric Laporte, directeur exécutif, Sécurité et relations de défense.

[Traduction]

Du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, nous sommes également heureux de recevoir le major-général Greg Smith, directeur général de la politique de sécurité internationale.

J’avise le public que la sénatrice Deacon de l’Ontario vient de se joindre à nous.

Avant que nous ne passions aux remarques liminaires des témoins et à la période de questions, je demanderais aux membres du comité dans la salle de veiller à ne pas se pencher trop près de leur microphone ou à retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Vous éviterez ainsi de créer un effet Larsen qui pourrait causer des préjudices au personnel du comité et aux autres qui portent une oreillette pour écouter l’interprétation.

Nous sommes maintenant prêts à entendre les remarques liminaires de nos témoins. Nous allons commencer par M. Lévêque, puis ce sera au tour du major-général Greg Smith. Ils disposeront tous deux de cinq minutes pour leurs remarques liminaires, après lesquelles nous passerons aux questions des sénateurs.

Alexandre Lévêque, sous-ministre adjoint, Europe, Arctique, Moyen-Orient et Maghreb, Affaires mondiales Canada : Merci beaucoup, monsieur le président.

[Français]

Monsieur le président, honorables sénateurs, je vous remercie de m’avoir invité aujourd’hui afin de renseigner le comité sur la situation en mer Rouge.

Mes observations porteront sur trois points : comment nous en sommes arrivés là; la réponse du Canada et de ses partenaires; enfin, quelques réflexions sur ce à quoi nous pourrions nous attendre dans les semaines à venir.

[Traduction]

Depuis les attaques du Hamas du 7 octobre et la guerre qui s’en est suivie à Gaza, nous avons assisté à l’émergence de plusieurs scènes d’escalade à travers le Moyen-Orient. Ces dernières ont été en grande partie provoquées par l’Iran et les groupes armés qui lui sont associés, ce que l’on appelle l’axe de la résistance, dans le cadre d’un effort cynique visant à exploiter la crise actuelle, à semer davantage d’instabilité et à menacer Israël et les États-Unis.

[Français]

L’un de ces théâtres s’est fait jour au Yémen et dans les eaux côtières environnantes, aux mains des Houthis, un groupe militant soutenu depuis longtemps par l’Iran. Comme les membres du Comité des affaires étrangères et du commerce international se le rappelleront, les Houthis sont l’un des principaux groupes belligérants dans le conflit yéménite et ils mènent depuis 10 ans une campagne brutale pour ravir le pouvoir des mains du gouvernement internationalement reconnu du Yémen.

[Traduction]

Après avoir annoncé leur soutien aux hostilités contre Israël à la fin du mois d’octobre, les Houthis ont lancé une série d’attaques de véhicules aériens sans pilote et de missiles balistiques, y compris des tentatives de frappes contre des navires israéliens et même contre le territoire israélien, avant de cibler des navires commerciaux et des actifs navals dans la mer Rouge et le golfe d’Aden.

Bien que les Houthis aient présenté ces attaques comme des actes de solidarité avec la cause palestinienne, leurs motivations sont aussi profondément intéressées. Plus précisément, les Houthis tentent de renforcer leur popularité nationale et de détourner l’attention des terribles conditions dans lesquelles vivent les citoyens yéménites sur le territoire qu’ils contrôlent. Ils tentent également de bâtir leur profil international et de renforcer leur position parmi les mouvements de résistance comparables au sein du réseau iranien.

[Français]

Depuis octobre 2023, le groupe a mené plus de 30 attaques de ce type, chacune constituant une grave violation du droit international, une atteinte considérable à la paix et à la sécurité internationales et une tentative flagrante de prendre en otage le commerce mondial dans cette voie navigable stratégique.

[Traduction]

L’industrie mondiale du transport maritime a été fortement affectée par la situation. La plupart des grands porte-conteneurs détournent leurs navires de la mer Rouge pour les faire passer au sud du cap de Bonne-Espérance, en direction de l’Europe et d’ailleurs, ce qui ajoute une à deux semaines à ces voyages et fait grimper les coûts de carburant et de personnel. Selon certaines estimations, le coût d’un conteneur moyen a doublé depuis décembre. Naturellement, les primes d’assurance du secteur ont également augmenté.

Ces effets se font également sentir au Canada. Le flot de trafic de conteneurs a été affecté et le port d’Halifax a d’ailleurs signalé en janvier que la majorité des arrivées prévues seraient retardées.

Plus généralement, ces attaques représentent un affront aux principes qui sous-tendent la politique étrangère du Canada, tels que la garantie de la libre circulation des marchandises dans le secteur du commerce mondial, le respect de la liberté de navigation et le rejet de l’utilisation illégale de la force par un acteur non étatique.

Face à ce défi, la communauté internationale a cherché des moyens de répondre à l’agression des Houthis et de dissuader de nouvelles attaques. En décembre, les États-Unis ont lancé l’opération Prosperity Guardian, une force maritime multinationale opérant en mer Rouge. Cette opération est défensive et distincte des frappes menées par les États-Unis et le Royaume-Uni, qui visent à réduire la capacité des Houthis à lancer des attaques.

[Français]

À l’heure actuelle, les Houthis campent sur leur position et sont déterminés à poursuivre leurs attaques.

Je m’arrêterai sur ce point pour vous faire part de quelques réflexions sur ce à quoi on peut s’attendre dans les semaines à venir, et pour souligner certaines des dimensions plutôt épineuses de ce défi en matière de politique étrangère.

Tout d’abord, si les Houthis cessaient leurs attaques dans le contexte actuel, ils pourraient les reprendre sans préavis à l’avenir, car ils auront probablement toujours la capacité — et peut-être aussi l’intention — de faire chanter la communauté internationale, que ce soit au sujet de Gaza ou d’autres questions. Cette menace risque donc de demeurer avec nous.

[Traduction]

Par conséquent, il est difficile d’exercer une influence diplomatique ou économique efficace contre les Houthis. L’Iran a été enhardi par la crise de Gaza et est actuellement à l’origine d’une confrontation à plusieurs volets avec les États-Unis et Israël, ce qui augmente considérablement le risque d’une escalade régionale plus large. Bien que certains aient envisagé un rôle pour la Chine, Pékin semble résolument concentrée sur l’obtention du passage pour ses propres navires et n’a pas cherché à jouer un plus grand rôle diplomatique dans ce dossier.

À la lumière de ces perspectives difficiles, le Canada a l’intention de continuer à démontrer sa détermination à mettre fin à cette action déstabilisante, de concert avec ses partenaires internationaux.

Merci.

Major-général Greg Smith, directeur général, Politique de sécurité internationale, ministère de la Défense nationale et Forces armées canadiennes :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, c’est un honneur pour moi de comparaître devant vous aujourd’hui.

[Français]

Je vous remercie de me donner l’occasion d’informer le comité des récents événements survenus dans la mer Rouge, notamment les attaques des Houthis contre des navires commerciaux et des navires de guerre, et la contribution du Canada aux efforts multinationaux visant à réduire l’impact de ces attaques sur la navigation commerciale.

[Traduction]

Je voudrais souligner trois lignes d’action que les Forces armées canadiennes ont entreprises pour faire face à la menace des Houthis. Premièrement, les Forces armées canadiennes contribuent depuis longtemps aux Forces maritimes combinées, ou FMC, un partenariat naval multinational basé à Bahreïn. Dans le cadre d’une rotation programmée en janvier, le Canada a pris le commandement de la force opérationnelle combinée 150 de la FMC, ce qui lui permet de faire appliquer les résolutions de l’ONU relatives à la contrebande d’armes, sur laquelle s’appuient les Houthis.

[Français]

Deuxièmement, toujours par l’intermédiaire des Forces maritimes multinationales (CMF), le Canada a déployé trois personnes de plus pour soutenir l’opération Prosperity Guardian, qui défend les navires commerciaux et les navires de guerre contre les attaques des Houthis dans la mer Rouge.

Enfin, le Canada a apporté un soutien à la planification des frappes conjointes des États-Unis et du Royaume-Uni sur les positions des Houthis au Yémen, qui dégradent et perturbent leurs capacités.

[Traduction]

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, en collaboration avec ses alliés et ses partenaires, le Canada continuera de mobiliser les opérations existantes pour défendre cette voie de transit et apportera son soutien aux opérations menées par les alliés pour perturber et réduire les capacités des Houthis au Yémen. Merci.

Le vice-président : Un grand merci à nos témoins.

Chers collègues, nous passons maintenant aux questions. Je tiens à vous rappeler que vous disposez de quatre minutes pour la première série de questions. J’ai une liste des intervenants. Avant de céder la parole au sénateur MacDonald, je tiens à souligner que le sénateur Greene s’est joint à nous pour la séance.

Le sénateur MacDonald : Merci, messieurs. Monsieur Lévêque, je suis heureux de vous revoir. Ma première question s’adresse à vous.

Le Canada a imposé des sanctions, notamment le gel des avoirs et l’interdiction de voyager, à certains particuliers ou entités qui menacent la paix, la sécurité ou la stabilité du Yémen en vertu de la Loi sur les Nations Unies. Est-ce que le Canada imposera des sanctions autonomes aux particuliers ou aux entités qui se trouvent au Yémen, en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales ou de la Loi de Sergueï Magnitski? Qui sera visé par les sanctions et à quel moment?

M. Lévêque : Je vous remercie de la question. Ce que je peux dire, sans vouloir anticiper une décision qui sera prise par le gouvernement, c’est que toutes les options sont sur la table et que nous étudions actuellement la possibilité d’appliquer des sanctions, avec d’autres outils que nous avons dans notre boîte à outils, contre certains des agresseurs houthis.

Vous avez mentionné deux lois, la Loi sur les mesures économiques spéciales, ou LMES, et la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, ou LJVDEC. Nous examinons les divers éléments déclencheurs de chacun de ces mécanismes. Vous savez sans doute que l’interprétation de la LMES a récemment été élargie afin de pouvoir sanctionner des personnes sans nécessairement avoir à identifier un régime de pays contrevenant. Cela fait partie des facteurs à considérer. Nous y avons déjà eu recours pour sanctionner des membres du Hamas. Cela fait partie des choses que nous étudions en ce moment, mais aucune décision n’a encore été prise.

Le sénateur MacDonald : Les Houthis font partie des nombreux acteurs armés non étatiques du Moyen-Orient, au même titre que le Hamas et le Hezbollah, qui ont reçu le soutien militaire et financier de l’Iran.

Est-ce que le Canada songe toujours à inscrire les Houthis à la liste des entités terroristes? Où en sommes-nous? Est-ce qu’il y a eu des mises à jour? Est-ce qu’Affaires mondiales sait quand les Houthis seront désignés à titre d’entité terroriste?

M. Lévêque : Comme je l’ai dit plus tôt, tous les outils possibles sont envisagés à l’heure actuelle. En vue de déterminer si nous allons utiliser notre loi relative à la liste des entités terroristes, nous devons examiner l’ensemble des circonstances et évaluer les conséquences pour la paix et la sécurité dans la région, pour le dialogue national au Yémen et pour les efforts menés par l’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen.

Tous ces éléments doivent être pris en compte lorsque l’on songe à avoir recours à cet outil très contondant qu’est une liste en vertu du Code criminel, mais nous envisageons toutes les avenues possibles.

Le sénateur MacDonald : Selon Affaires mondiales Canada, en 2022, le Canada a octroyé 62,5 millions de dollars d’aide humanitaire au Yémen. Le ministère fait valoir que le Canada offre son aide à diverses organisations multilatérales, dont le Programme alimentaire mondial.

Existe-t-il un rapport qui explique comment l’argent est dépensé? Comment pouvons-nous veiller à ce qu’il ne se retrouve pas dans les mauvaises mains, comme celles des Houthis?

M. Lévêque : Merci. En effet, les indicateurs socioéconomiques du Yémen figurent parmi les plus bas au monde, de sorte que les besoins humanitaires sont effectivement très importants.

En travaillant avec des partenaires internationaux réputés comme le Programme alimentaire mondial et d’autres organismes des Nations unies, nous avons mis en place des mécanismes pour nous assurer que l’on offre réellement de l’aide humanitaire : des médicaments et des aliments essentiels, des éléments de survie qui sont nécessaires pour la population. Nous avons intégré ces mécanismes aux accords que nous avons conclus avec ces organisations afin de minimiser, voire d’éliminer, les risques que ces biens soient donnés à un régime offensif.

Le sénateur MacDonald : Merci.

Le sénateur Ravalia : Bienvenue à nouveau parmi nous, messieurs. Nous sommes heureux de vous revoir.

En mars 2023, l’Arabie saoudite et l’Iran ont convenu de rétablir leurs liens diplomatiques, qu’ils avaient rompus sept ans auparavant. L’Arabie saoudite et l’Iran sont depuis longtemps des rivaux dans la région et ont offert un soutien important aux adversaires dans la guerre civile du Yémen.

De quelle façon les attaques des Houthis dans la région de la mer Rouge ont-elles affecté les liens entre l’Arabie saoudite et l’Iran? À votre avis, est-ce que la violence dans la mer Rouge risque de nuire à la détente entre l’Arabie saoudite et l’Iran ou au travail en cours pour améliorer les relations entre l’Arabie saoudite et Israël?

M. Lévêque : C’est une question très complexe. Je pense que vous mettez le doigt sur la source des tensions, particulièrement dans la péninsule arabique.

Comme vous le savez, et comme votre question le laisse entendre, l’Arabie saoudite et l’Iran mènent une guerre par procuration au Yémen depuis près d’une décennie. Jusqu’à tout récemment, les Houthis lançaient des attaques de drones et de missiles directement en territoire saoudien et en territoire émirati.

Je pense que c’est la raison pour laquelle l’Arabie saoudite poursuit énergiquement ses négociations directement avec les Houthis, pour tenter de désamorcer la situation et de maintenir le calme autant que possible dans la péninsule d’Arabie, surtout pour protéger son territoire. L’Arabie saoudite a un programme très ambitieux, qu’elle appelle Vision 2030 et qui vise à développer et à diversifier son économie, à modifier sa société et à s’éloigner des revenus du pétrole pour devenir une destination touristique. En règle générale, les touristes n’aiment pas visiter les pays où les risques d’attaques de missiles sont présents au quotidien. Cela a été un énorme facteur pour l’Arabie saoudite, dans le cadre de ses négociations avec tous les membres des diverses factions qui voulaient former le gouvernement au Yémen, y compris les Houthis.

Je dirais que la relation entre l’Arabie saoudite et l’Iran est toujours très risquée. Ce sont des rivaux stratégiques dans la région; par conséquent, même pour une détente annoncée, il y a des risques de recul. Nous savons que l’Iran appuie ses autres pions dans la région — qu’il s’agisse du Hamas ou du Hezbollah —, ce qui a un effet déstabilisant et qui risque de faire échouer toute tentative de paix dans la région.

Tout cela pour dire que vous avez tout à fait raison : il y a un risque. C’est pourquoi on utilise la plupart du temps le terme « désescalade » dans la région.

Le sénateur Ravalia : Merci. J’aimerais connaître votre opinion au sujet de la relation entre l’Arabie saoudite et Israël, dans le contexte de ce qui se passe à Gaza, notamment.

M. Lévêque : Excusez-moi, sénateur, j’avais omis cette partie de votre question.

Depuis un certain temps, l’Arabie saoudite cherche, avec l’aide des États-Unis, à normaliser ses relations avec Israël. Les attaques du Hamas du 7 octobre et la réaction d’Israël à Gaza ont eu un effet paralysant. L’Arabie saoudite a même déclaré publiquement que le coût — si l’on veut — de la reprise de ce processus devrait être la fin des hostilités à Gaza.

Nous savons que de nombreux pays de la région — l’Égypte, la Jordanie et, bien sûr, grâce à la facilitation des États-Unis — continuent de viser le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite, mais la volatilité de la région et la situation à Gaza ont fait reculer les choses.

La sénatrice M. Deacon : Merci. Tout d’abord, je tiens à vous remercier tous les trois d’être ici. Il est très important de se tenir au fait de la situation.

J’aimerais vous poser une question sur l’effet que la situation de la mer Rouge pourrait avoir sur l’Égypte. L’administration du canal de Suez du pays a signalé une baisse de 40 % des recettes au cours des deux premières semaines de 2024 par rapport à l’année précédente. Le président Abdel Fattah al-Sissi a une poigne de fer sur la politique depuis le coup d’État militaire, mais elle devient ténue face à une économie en difficulté. Il y a aussi un fort soutien interne envers les Palestiniens à Gaza qui ne se reflète pas dans la politique gouvernementale.

Je me demande si cette crise dans la mer Rouge ne pourrait pas être un autre point de rupture qui plongera encore une fois la politique égyptienne dans une plus grande instabilité.

M. Lévêque : Votre question est très pertinente et j’espérais pouvoir aborder ce sujet aujourd’hui. Merci.

J’ai dit plus tôt que cette crise avait de multiples ramifications. Je pense bien sûr au coût du transport et à la sécurité des navires, du transport maritime et des équipages à bord.

Vous avez raison de dire qu’il y a aussi un élément stratégique rattaché à cela. Selon les évaluations, le canal de Suez représente entre 10 et 13 % du trafic maritime mondial au cours d’une année donnée, ce qui représente environ 1 billion de dollars d’échanges commerciaux. Pour mettre les choses en perspectives, c’est environ la moitié du PIB du Canada. Au bout du compte, cela passe par le canal de Suez, en particulier le trafic entre l’Asie — donc la Chine et l’Asie du Sud-Est — et l’Europe.

Les recettes perçues par l’Égypte constituent une importante source de revenus pour le gouvernement. L’Égypte traverse déjà une crise économique importante, alors il ne fait aucun doute que la situation a une incidence profonde sur le pays, ce qui l’encourage sur le plan stratégique à jouer un rôle dans la désescalade.

En même temps, avec la réélection récente du président al‑Sissi, il n’y a aucune raison de croire que cela entraînera de l’instabilité à l’échelle nationale. Cependant, les difficultés économiques seront plus importantes, ce qui entraînera plus d’insatisfaction de la part de la population égyptienne.

La sénatrice M. Deacon : Vous avez parlé de la Chine vers la fin de votre commentaire et j’aimerais y revenir. Je vous ai entendu. Alors que le temps passe, est-ce que la Chine a un rôle à jouer dans cette situation? Elle mise autant sur le commerce international que tous les autres pays. Je me demande si elle décidera à un moment donné que c’est assez et utilisera son influence à Téhéran pour forcer les Houthis à se retirer de la mer Rouge.

M. Lévêque : Encore une fois, je pense que vous avez tout à fait raison, sénatrice. Nous n’avons rien vu se produire ouvertement jusqu’à présent. Nous savons également que la diplomatie chinoise a tendance à se passer derrière des portes closes, de sorte qu’il ne faut probablement pas s’attendre à de grandes déclarations publiques ici.

Nous avons vu ses interventions au Conseil de sécurité de l’ONU, qui ne suggèrent pas un désir d’accroître la pression publique sur l’Iran, un appel à la désescalade et la réduction des frappes.

Nous ne savons pas tout ce qui se passe derrière les portes closes. Je dirais qu’étant donné la vulnérabilité de l’économie du pays en ce qui concerne le commerce mondial et le transport, surtout vers les marchés européens, et du fait que les frappes des Houthis sont aveugles, la Chine devrait intensifier ses pressions discrètes sur l’Iran dans un avenir assez rapproché.

La sénatrice Coyle : Je remercie tous les témoins d’être avec nous aujourd’hui.

Mes deux premières questions s’adressent à M. Lévêque. Si j’ai le temps, je m’adresserai ensuite au major-général Smith.

J’essaie de comprendre tout ce qui est en jeu avec les Houthis. On les présente comme un instrument de l’Iran. Nous savons qu’ils reçoivent l’équipement et les ressources de l’Iran. Ils ont aussi leurs propres intérêts.

J’essaie de comprendre qui prend les décisions ici : est-ce l’Iran ou les Houthis? Vous avez dit que les Houthis tentaient de se montrer plus crédibles aux yeux de ceux qui partagent leur vision, ou les autres « H » — le Hezbollah, le Hamas, etc. —, mais qu’en est-il au-delà de ces entités? Est-ce qu’ils tentent aussi de s’attirer la faveur des autres? Qui appuie les Houthis? Ce sont mes questions pour vous.

M. Lévêque : Merci, sénatrice. Ce sont des questions stratégiques importantes.

Les Houthis, le Hezbollah et le Hamas ont ceci en commun : bien qu’ils aient été appuyés, entraînés et équipés par l’Iran, ils ne sont pas manipulés par le pays. Ils ont leurs propres structures décisionnelles indépendantes et probablement des objectifs stratégiques, dont certains sont plus évidents que d’autres.

L’aile politique du Hezbollah fait partie du gouvernement au Liban. Il compte au moins deux ou trois sièges au cabinet du gouvernement. De nombreuses données probantes montrent que l’aile politique du Hamas n’était pas au courant de l’attaque d’octobre avant qu’elle ne se produise.

Il ne s’agit pas exactement d’une chaîne de commandement verticale intégrée, et les Houthis entreraient également dans cette catégorie. Premièrement, ils contrôlent une grande partie du territoire du Yémen. Leur objectif est de gouverner et de former le gouvernement de ce pays. C’est le seul parti parmi les autres factions qui refuse de négocier avec les autres pour en arriver à un cessez-le-feu et à un accord sur la façon de gouverner le Yémen.

Deuxièmement, ils se considèrent encore comme un mouvement de résistance. Comme dans tout mouvement de résistance, les exploits, les grands gestes et la présence augmentent leur crédibilité — d’abord et avant tout au pays —, et nous font oublier leur incapacité à gouverner un peuple qui a désespérément besoin de structure et de gouvernance.

Je ne placerais pas les Houthis dans la catégorie des acteurs les plus rationnels. Il est difficile de deviner quels sont leurs desseins ultimes. Toutefois, le fait d’attirer l’attention, de gagner en crédibilité auprès des trois grands acteurs de ce que l’on appelle l’Axe de la résistance et de vouloir acquérir leur propre crédibilité dans le pays fait partie de l’équation.

Le sénateur Richards : Merci de comparaître de nouveau devant nous.

Quelles sont nos chances d’arriver à perturber la chaîne d’approvisionnement de l’Iran aux Houthis? Parce que tant que nous ne le ferons pas, ils pourront bien faire ce qu’ils veulent. Nous pourrons bien détruire leurs drones une journée, ils en auront d’autres quatre jours plus tard. Nous l’avons vu.

Je me demande si nous avons une chance — sans entrer en conflit direct avec l’Iran, comme le dirait le croquemitaine — de perturber leurs chaînes d’approvisionnement.

M. Lévêque : Il est difficile de répondre à cette question. Nous avons avec nos alliés une certaine perspective stratégique de la façon de réduire la capacité d’agir des Houthis eux-mêmes. Il est beaucoup plus difficile de perturber leur chaîne d’approvisionnement étant donné, comme vous l’avez dit, que le monde veut éviter un conflit direct avec l’Iran, je pense bien. L’Iran reste un acteur qui tente de déstabiliser la région, d’affaiblir la superpuissance des États-Unis et d’affaiblir Israël, qu’il considère comme son ennemi juré.

Je ne sais pas si mes collègues ont quelque chose à ajouter à ce sujet. J’oserais dire que la voie militaire n’est pas celle envisagée pour l’instant. On mise plutôt sur la diplomatie et la construction d’alliances pour refroidir les ardeurs au Moyen-Orient.

Mgén Smith : Je pense qu’il ne s’agit pas que de chaînes d’approvisionnement; il s’agit de rétablir des mesures dissuasives : vous devez cesser de faire telle ou telle chose, faute de quoi il y aura des répercussions. Sans verser dans la morale, il faut cesser de prétendre que les actes n’auront pas d’effet ou qu’il n’y aura pas de riposte.

C’est le genre d’opérations que nous menons dans la région. J’ai décrit dans ma déclaration préliminaire quelques-unes des opérations auxquelles participent les Forces armées canadiennes. Je répète donc qu’il s’agit de recréer un effet dissuasif.

Le sénateur Richards : Merci. Nous savons tous à quel point la situation est désespérée dans le monde à l’heure actuelle. Les États-Unis mènent des guerres par procuration sur quatre fronts. Je me demande à quel point le Canada est en mesure de les appuyer. Je sais qu’ils essaient de faire quelque chose. Je sais qu’ils déploient des troupes dans la mer Rouge. Nous venons, pour notre part, de décider d’envoyer plus de troupes en Lettonie, ce qui est très bien.

Nos militaires ont beau être excellents, nos ressources militaires ne sont pas à la hauteur. N’y a-t-il pas lieu de regarder tout cela avec une certaine consternation, compte tenu de ce qui se passe non seulement en mer Rouge, mais aussi en Ukraine et partout ailleurs dans le monde. Tôt ou tard, nous pourrions être appelés à fournir une aide que nous n’avons pas à offrir. Cela ne vous inquiète-t-il pas?

Mgén Smith : Je ne vous ferai pas perdre votre temps en décrivant ce que les Forces armées canadiennes font dans le monde. Cela dit, nous devons avant tout assurer la sécurité du Canada. Nous l’avons vu dans la lutte contre les feux de forêt, entre autres. Nous sommes très mobilisés dans ce genre de circonstances. Ensuite, nous contribuons activement à la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, ou NORAD, et à tout le travail réalisé en ce sens; nous devons bien faire les choses.

De même, vous avez mentionné l’Europe, et oui, nous déployons davantage de troupes en Lettonie, mais nous contribuons aussi plus largement à l’OTAN. Il y a aussi la Stratégie pour l’Indopacifique, qui impose toutes sortes d’exigences aux Forces armées canadiennes. Qu’y a-t-il d’autre? Nous contribuons de manière importante aux efforts déployés au Moyen-Orient, en Afrique et dans une certaine mesure, dans l’hémisphère occidental. Je dirais que le Canada n’est pas le seul pays au monde à regarder ses vastes ressources militaires et à se dire qu’il y a beaucoup à faire en ce moment.

Le président : Merci beaucoup, major-général.

La sénatrice Boniface : Je vous remercie d’être ici.

Monsieur Lévêque, merci de revenir parmi nous encore et encore.

J’aimerais poursuivre sur la lancée des questions posées par d’autres sénateurs avant moi au sujet du déploiement de la mission américaine en mer Rouge. Vous avez dit que trois de nos officiers d’état-major y participent. Peut-être pourriez-vous nous en dire plus sur leurs responsabilités. De quelle façon contribueront-ils à diriger la mission elle-même?

Mgén Smith : Monsieur le président, encore une fois, je n’ai pas beaucoup de détails, mais oui, comme je l’ai décrit, il y a trois officiers d’état-major supplémentaires qui contribuent à ce qu’on appelle l’opération Prosperity Guardian, qui vise à protéger toutes les ressources navales dans la région. Ils sont intégrés à la structure de sécurité régionale dont j’ai parlé, les Forces maritimes combinées; ils en font partie. Ils sont là pour faire tout ce qu’ils peuvent pour contribuer à l’opération. Ils sont trois. Il y a des quartiers généraux militaires bien plus grands que cela, mais je pense que leur contribution est appréciée. Ils font un travail important pour continuer de protéger les navires civils et militaires qui empruntent cette voie navigable.

La sénatrice Boniface : Vous ne connaissez peut-être pas la réponse à cette question, mais je serais curieuse de savoir quels autres pays contribuent à ce projet.

Mgén Smith : C’est une bonne question. Je sais que 37 pays contribuaient aux Forces maritimes combinées la dernière fois que j’ai vérifié. C’est vraiment beaucoup. Il ne s’agit évidemment pas uniquement de pays de l’OTAN, cela va bien au-delà de l’OTAN. Je dirais simplement qu’il s’agit d’une collaboration très vaste.

La sénatrice Boniface : Très bien. Merci beaucoup. Ma prochaine question s’adresse à M. Lévêque.

Vous avez parlé de l’impact économique mondial de la situation. Vous serait-il possible de nous parler de toutes les questions à prendre en considération? Je suis sûre que cela change chaque jour, peut-être même d’heure en heure, pour ce qui est des sanctions que le Canada devrait envisager. Je suppose qu’il y a les enjeux économiques, la stabilité de la région. Pouvez-vous nous parler un peu de la façon dont vous sous-pesez tous ces éléments au fur et à mesure que la situation évolue?

M. Lévêque : Vous voulez dire lorsque nous évaluons comment nous positionner?

La sénatrice Boniface : Exactement.

M. Lévêque : Oui, évidemment, il y a un très grand nombre de choses à prendre en considération. Notre priorité est toujours la sécurité des Canadiens, à la fois chez nous et à l’étranger, pour les Canadiens qui voyagent et vivent à l’étranger. La philosophie « ne pas nuire » est notre gouvernail. Par exemple, nous estimons qu’entre 45 000 et 50 000 Canadiens vivent au Liban. Lorsque nous décidons de nos instruments politiques et de la façon de conseiller nos amis dans la région, y compris Israël vis-à-vis de ses escarmouches à la frontière avec le Liban, nous gardons à l’esprit la paix et la sécurité dans la région ainsi que la sécurité des Canadiens, des titulaires d’un passeport canadien. Il en va de même pour Gaza. C’est toujours notre préoccupation numéro un.

Ensuite, bien sûr, nous avons une longue tradition sinon de présence concrète sur le terrain dans un conflit, du moins de rassembleur utile, d’acteur mobilisé à la recherche de solutions diplomatiques, qui favorise le dialogue. Dans le cas du Yémen, par exemple, nous ne sommes pas présents sur place. Nos entretenons nos relations diplomatiques depuis l’Arabie saoudite. Nos leviers sont donc limités, mais par l’intermédiaire de l’ONU, de nos amis et alliés qui ont des envoyés spéciaux là-bas, comme les États-Unis, nous recevons des messages et exprimons notre soutien. L’Arabie saoudite fait partie de nos amis. Nous avons récemment repris nos relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite. Nous avons maintenant un ambassadeur en Arabie saoudite, et cette relation s’avère très productive. Voilà quelques exemples.

Le président : Merci, monsieur Lévêque.

Le sénateur Cardozo : Monsieur Lévêque, vous avez dit que les Houthis n’étaient pas les plus rationnels. Je ne veux pas vous critiquer personnellement, mais nous sommes souvent habitués à une certaine façon de voir les choses, et lorsqu’une nouvelle force politique apparaît, nous avons tendance à penser qu’elle n’est pas rationnelle. Qu’il s’agisse des BRICS, de Donald Trump ou des Houthis, ils sont rationnels dans leur esprit et dans leur approche. Ils nous paraissent imprévisibles, et nous ne les comprenons pas. Il est pourtant très important de comprendre leur rationalité parce que ce n’est qu’une façon différente de voir les choses que celle de l’ancien ordre mondial auquel nous sommes habitués. C’était mon commentaire. Vous pouvez y réagir, si vous le souhaitez.

Ma question est de savoir si vous pouvez nous fournir davantage d’informations sur la situation actuelle en mer Rouge, à la suite des mesures prises par les États-Unis et le Royaume-Uni les deux dernières semaines.

M. Lévêque : Je ferai un bref commentaire sur votre première observation, après quoi je demanderai à mes collègues de vous répondre concernant les opérations en mer Rouge.

Vous n’avez pas tort, sénateur, quand vous dites qu’il faut toujours s’ouvrir aux différentes façons de penser pour comprendre le point de vue des différents acteurs. J’ai qualifié les Houthis de groupe irrationnel parce que nous constatons qu’ils agissent parfois à l’encontre de leurs propres intérêts et des intérêts des personnes qu’ils disent vouloir représenter.

Il y a une grande différence entre un acteur non étatique qui tente de déstabiliser une région et de nuire à son propre peuple et les pays émergents, les économies émergentes, qui sont très rationnels. Peut-être ont-ils une perspective différente, des règles différentes, ou veulent-ils remettre en question les règles établies par d’autres. Nous respectons tout à fait cela et essayons de mieux comprendre leur point de vue pour créer des passerelles entre les deux façons de voir. Mais il s’agit là d’acteurs étatiques ayant une approche rationnelle et non d’un acteur non étatique qui agit de façon irresponsable, selon nous. C’est une petite nuance que je souhaitais apporter.

Mgén Smith : Je vais vous parler de la façon dont nous comptons pousser les Houthis à arrêter de faire ce qu’ils font. Revenons au concept de la dissuasion. Je suppose que c’est lié à la rationalité. Nous devons leur faire comprendre qu’ils doivent arrêter d’agir ainsi parce que premièrement, ils n’y gagneront rien et deuxièmement, ils vont en souffrir. Mais cela va prendre du temps. Ce n’est pas une force à négliger. Encore une fois, cela ne signifie pas que nous devons démanteler les Houthis. Nous devons leur faire comprendre qu’ils n’obtiendront rien de ce qu’ils veulent et qu’ils vont en souffrir pendant ce temps.

Le sénateur Cardozo : Où en sommes-nous aujourd’hui? Les choses se sont-elles calmées depuis deux semaines?

Mgén Smith : Je n’ai pas de bilan exact de l’opération ni de la façon dont les choses évoluent. Il y a eu plusieurs séries de frappes, donc je dirais que l’opération se poursuit toujours.

M. Lévêque : Monsieur le président, s’il nous reste quelques secondes, j’aimerais donner la parole à mon collègue, M. Laporte, qui a peut-être une réponse à cette question.

Eric Laporte, directeur exécutif, Sécurité et relations de défense, Affaires mondiales Canada : Merci, monsieur le président. Nous avons constaté une légère diminution des attaques depuis deux semaines. Nous comprenons que c’est dû en partie au fait que les États-Unis adoptent un ciblage plus dynamique que délibéré. Ainsi, quand ils observent que les Houthis chargent des wagons pour préparer leurs attaques, ils peuvent les cibler plus souvent, ce qui réduit la capacité des Houthis de lancer leurs attaques.

Le sénateur Woo : Les actions des Houthis en mer Rouge sont cyniques, illégales et extrêmement déstabilisantes pour l’économie mondiale. Est-ce que je comprends bien, toutefois, que tout ce cynisme, ces dommages et cette violence, malgré ce qu’on peut en dire dans le monde arabe, pour parler en termes généraux, leur méritent beaucoup d’appuis, même en Arabie saoudite, par exemple, et dans les États du Golfe? Pouvez-vous nous parler de ce qui se passe là-bas?

La vraie question est la suivante : le soutien populaire, dans le monde arabe, en général, est-il de nature éphémère, dû à une poussée d’adrénaline, ou de nature structurelle? S’il est de nature structurelle, c’est une autre paire de manches.

M. Lévêque : C’est une excellente question. Il y a probablement une distinction à faire entre la façon dont ces attaques sont perçues dans les rues du Yémen, dans les autres pays du Golfe et ailleurs au Moyen-Orient. Dans les rues du Yémen, ce que vous dites est exact, selon notre analyse et notre interprétation. Il y a un certain élan d’enthousiasme dans la population, ce qui, encore une fois, ne fait que renforcer notre conviction que c’est en partie la raison pour laquelle les Houthis ciblent ces navires. Ils souhaitent ainsi redorer leur propre réputation à l’intérieur du pays parce qu’ils ne veulent pas se faire accuser de négliger leur propre peuple ni se faire critiquer.

D’après ce que nous observons, le degré de mécontentement dans la population est variable. Il y a du mécontentement partout dans le monde.

Le sénateur Woo : C’est un terme horrible; désolé de l’avoir utilisé.

M. Lévêque : Il y a beaucoup de mécontentement à l’égard des dirigeants qui gouvernent le monde présentement. Particulièrement au Moyen-Orient, le genre de paratonnerre du mécontentement et de la colère, c’est le conflit entre le Hamas et Israël et les images montrées à la télévision ces derniers mois, le sort des Palestiniens en général. C’est important de ne pas confondre les deux, parce que les doléances ou les sources d’insatisfaction des gens varieront d’une région à l’autre, mais nul doute que la solidarité des populations de Jordanie et d’Égypte envers les Gazaouis et les Palestiniens en général est exacerbée par la guerre qui sévit actuellement à Gaza depuis environ trois mois.

Le vice-président : Monsieur Lévêque, qu’est-ce que les Saoudiens et les Émirats arabes unis veulent que fassent les États-Unis?

M. Lévêque : Cela dépend, ils ne diront pas la même chose publiquement et en privé.

Le vice-président : Je vous invite à nous parler de leurs demandes en privé.

M. Lévêque : Je pense qu’avant tout, ces pays voient à leur propre intérêt et veulent leur propre stabilité. Ils vont toujours encourager leurs partenaires à faire le nécessaire pour désamorcer la situation et réduire au minimum l’incidence dans les rues d’Arabie saoudite et des Émirats. Je dirais qu’ils se soucient surtout du message qu’ils envoient dans le monde, des investissements faits chez eux et de leur vision pour le développement de leur région.

Je ne fais pas partie des conversations là-dessus, mais je présume que ces pays demandent aux États-Unis de leur prêter main-forte, notamment dans les négociations, pour qu’ils les aident en retour. D’après ce que nous savons, les Saoudiens sont le seul gouvernement qui est en négociation directe avec les Houthis, une entité avec laquelle nous sommes en guerre depuis quelques années. Rationnellement, pour reprendre le thème du jour, ils ont décidé qu’il valait mieux négocier. Pour les citer directement, des homologues saoudiens que j’ai rencontrés à Riyad disaient que les Houthis étaient des « êtres irrationnels ». Néanmoins, ils ont conclu qu’il valait mieux, pour la stabilité de leur pays, négocier avec eux, et ils demandent sans doute à leurs partenaires de contribuer aux efforts en n’exagérant pas l’escalade des tensions.

Cela dit, les Saoudiens ont aussi des intérêts commerciaux. Ils ont aussi avantage à ce que la liberté de navigation soit protégée. Si leurs navires et ceux des autres sont ciblés au hasard, il y a une certaine tolérance pour ce qui est de permettre à leurs alliés et à leurs partenaires de réduire et de perturber la capacité des Houthis d’attaquer.

Le vice-président : C’est une situation intéressante, où le problème va bien au-delà des États-Unis, mais la seule solution est américaine ou à tout le moins, elle est dirigée par les Américains. J’imagine que c’est le fardeau d’un pays du G1.

Major-général Smith, on signale que les Houthis ont attaqué un navire iranien. Pouvez-vous le confirmer? Était-ce un accident ou cela s’inscrit-il dans une stratégie?

Mgén Smith : Je ne peux pas le confirmer, monsieur le président. Je ne le sais pas. Vous avez de l’avance sur moi à ce propos.

La sénatrice Coyle : Je pense que je vais poser deux questions brèves, une à M. Lévêque et une au major-général Smith. Pour poursuivre dans la même veine que ma première question, monsieur Lévêque, je me questionne aussi sur les Houthis. Oui, nous savons qu’ils cherchent à plaire à leurs homologues, comme le Hezbollah, le Hamas et l’Iran, bien sûr, ainsi qu’à leur propre population. Même au-delà de leur région, de qui d’autre veulent-ils s’attirer les faveurs? C’est la question qui s’adresse à vous.

Puis, ma question au major-général Smith est la suivante : concernant le soutien en matière de planification que le Canada fournit aux États-Unis et au Royaume-Uni pour les frappes, pourriez-vous nous aider à comprendre ce qui pousse le Canada à choisir de donner ce genre de soutien? Merci.

M. Lévêque : Je vous remercie. Selon notre évaluation, je dirais que les Houthis ne cherchent pas tant à s’attirer les faveurs d’autres groupes ou d’autres pays. Je pense qu’ils veulent d’abord établir leur réputation à titre de mouvement de résistance.

La sénatrice Coyle : Parmi d’autres mouvements de résistance?

M. Lévêque : Oui. Selon notre évaluation, ils veulent rester dans l’orbite de l’Iran avec le grand objectif d’être le seul gouvernement légitime du Yémen. C’est clairement une de leurs aspirations.

Mgén Smith : Je vais tenter de répondre à cette question. Comme je l’ai dit, les frappes s’inscrivent dans ce que nous appelons l’opération Foundation. Nous avons des gens dans les deux parties avancées des quartiers généraux du Commandement central américain, à Tampa, depuis au moins 2001. Je sais sans l’ombre d’un doute que nous avons redoublé d’efforts en 2001. Nos effectifs font partie de la chaîne de ciblage depuis ce temps. Ils travaillent ainsi aux quartiers généraux et font partie du personnel sur place. Ils aident en participant à la planification. Le système de ciblage commence à fonctionner, et ils y participent. Je ne saurais pas vous dire ce que chaque personne fait. Ces personnes font partie du commandement allié qu’est le Commandement central, surtout en ce qui a trait à la force aérienne.

Le sénateur Cardozo : J’ai deux questions à poser. Je vais les poser maintenant, et vous pourrez prendre tout votre temps pour répondre, si cela vous convient.

Ma première question s’adresserait à M. Laporte. Comment les Houthis emploient-ils ces drones? Les envoient-ils depuis la côte? Utilisent-ils des bateaux qu’ils envoient en mer? Selon la carte, leurs principales activités se situent-elles dans la partie de la mer Rouge adjacente au Yémen?

Ma prochaine question porte sur la Chine et la Russie. M. Lévêque pourrait peut-être y répondre. Ces deux pays jouent‑ils un rôle dans ce conflit, en matière d’aide internationale aux pays situés le long de la mer Rouge? Nous savons qu’ils jouent un rôle croissant en Afrique. Font-ils partie de ce qui se passe dans la région?

M. Laporte : Pour répondre à la question sur les capacités des Houthis, nous les avons vus lancer des missiles d’assez longue portée, mais aussi des drones et des drones marins.

Ils contrôlent une partie du territoire au Yémen, surtout à l’Ouest, le long de la mer Rouge jusqu’au détroit de Bab‑el‑Mandeb. C’est le territoire d’où ils mènent leurs activités.

Nous voyons que les alliés frappent leurs positions le long de la côte ou les sites de lancement de missiles et les entrepôts plus reculés, etc.

Le sénateur Cardozo : Les navires sont-ils plus en sécurité s’ils voyagent plus près de l’Érythrée et de Djibouti?

M. Laporte : Ils sont toujours à portée de tir.

M. Lévêque : Les Houthis ont atteint Israël à partir du Yémen. On parle ici de missiles de moyenne à longue portée. La partie la plus étroite du détroit de Bab-el-Mandeb ne fait que 25 kilomètres. Cela donne une idée de leur capacité.

Mgén Smith : Juste au cas où vous pensiez que les Houthis sont une quantité négligeable, ils ont montré qu’ils avaient de grandes capacités. Mon collègue a parlé d’attaques de drones, d’attaques navales, de missiles balistiques antinavires et même d’attaques contre Israël. Les Houthis ont montré qu’ils avaient de grandes capacités. Ils constituent une force navale de pointe dans la région. Ils se protègent eux-mêmes tout comme ils protègent les porte-conteneurs qui les ravitaillent. Ils ont de grandes capacités dans cette région.

M. Lévêque : Concernant l’autre partie de votre question, sénateur, je n’ai pas de détails précis sur le genre d’aide que la Russie ou la Chine apporteraient aux pays de la région.

Elles ont des approches différentes sur la façon de positionner stratégiquement leur aide. La Russie a tendance à combler le vide, comme elle le fait en Syrie depuis quelques années. Pour sa part, la Chine cherche plutôt à donner de l’aide commerciale et à développer l’infrastructure. Cependant, je n’ai pas l’information nécessaire pour dire si ces pays aident l’Érythrée, Djibouti ou le Yémen de telle ou telle manière.

Le sénateur MacDonald : Par curiosité, j’aimerais en savoir plus sur la présence navale des Américains là-bas. S’agit-il d’un vaste déploiement? Puisque les Houthis deviennent plus agressifs, pensez-vous que le danger d’escalade est réel?

Mgén Smith : Je dirais qu’en général, l’Occident ne veut pas entrer en guerre au Moyen-Orient. Nous avons déjà à nous occuper de la situation en Ukraine et de l’attaque illégale de la Russie là-bas, qui sollicitent beaucoup notre attention.

Comme les États-Unis, le Canada dispose d’une stratégie pour l’Indo-Pacifique. Bien des pays reconnaissent l’importance économique et sociale ainsi que l’avenir de la région. Je pourrais continuer encore et encore.

Je pense que nous essayons tous simplement de mettre fin à l’escalade. C’est pourquoi j’ai parlé de « dissuasion » à plusieurs reprises. Nous voulons que les Houthis sentent que leurs attaques contre les navires commerciaux et tous ceux qui passent par là n’en valent pas la peine. Ils doivent comprendre que ce n’est pas une bataille dans laquelle ils veulent vraiment s’engager, et nous non plus. Je pense que c’est la ligne de pensée qui prévaut dans la région et que suit le Canada.

Le vice-président : Sur ce, je tiens à remercier les témoins : le major-général Smith, monsieur Lévêque, sous-ministre adjoint, et monsieur Laporte, directeur exécutif. Merci de votre témoignage et de votre volonté de revenir de temps à autre, au fur et à mesure que ces enjeux évoluent. Merci beaucoup.

Nous passons à notre deuxième groupe de témoins pour discuter des engagements et des obligations du Canada dans le cadre de la Cour pénale internationale et de la Cour internationale de Justice. Pour discuter de ces cadres juridiques internationaux, nous sommes ravis d’accueillir, d’Affaires mondiales Canada, Louis-Martin Aumais, sous-ministre adjoint par intérim aux Affaires juridiques et Rebecca Netley, directrice exécutive à la Direction de la responsabilisation, des droits de la personne et du droit onusien; Alan Kessel, sous-ministre adjoint, n’a pas pu se joindre à nous aujourd’hui. M. Aumais va présenter l’exposé.

Vous disposez de cinq minutes. Les sénateurs participants vous poseront ensuite des questions. Vous avez la parole.

[Français]

Louis-Martin Aumais, sous-ministre adjoint par intérim, Affaires juridiques, Affaires mondiales Canada : Merci beaucoup, monsieur le président.

[Traduction]

Je suis ravi de témoigner devant vous aujourd’hui avec ma collègue pour vous donner un aperçu de la Cour internationale de Justice, la CIJ, et de la Cour pénale internationale, la CPI, qui sont des piliers du système de justice international et qui ont des fonctions différentes. De plus, j’aborderai brièvement les obligations du Canada dans ces cadres de reddition de comptes.

[Français]

Permettez-moi de commencer en vous donnant un aperçu de la Cour internationale de justice, qui est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies. La cour a été instituée par la Charte des Nations unies et elle a son siège à La Haye, aux Pays-Bas. La cour a une double mission, qui consiste, d’une part, à régler les différends juridiques dont elle est saisie par les États conformément au droit international et, d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui lui sont soumises par les organes de l’ONU et les institutions des Nations unies dûment autorisés à le faire.

[Traduction]

Le Canada avait milité en faveur de la fondation de la CIJ et continue de défendre fermement l’indépendance de la cour et son rôle essentiel dans le règlement pacifique des conflits entre pays.

La CIJ peut entendre un différend entre États seulement si ceux-ci acceptent sa compétence d’une des trois manières possibles : premièrement, par des déclarations d’acceptation de la juridiction obligatoire de la cour; deuxièmement, par une disposition permettant à une partie à un traité de renvoyer à la cour un différend sur l’interprétation ou l’application du traité; troisièmement, par la signature d’un accord spécial pour soumettre le différend à la cour.

[Français]

Sur les 193 pays membres des Nations unies qui sont également parties au Statut de la Cour internationale de justice, 74 ont soumis des déclarations — souvent avec des réserves — reconnaissant comme obligatoire la juridiction de la cour. Le Canada a soumis une telle déclaration.

[Traduction]

En signant la Charte des Nations unies, les États membres des Nations unies s’engagent à respecter les décisions de la cour dans les affaires où ils sont partie prenante. Un État qui considère que l’autre partie n’a pas respecté ses obligations en vertu d’un jugement rendu par la cour peut porter l’affaire devant le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a le pouvoir de faire des recommandations ou d’imposer des mesures pour assurer le respect de ce jugement.

Les avis consultatifs sont des réponses fournies par la Cour internationale de justice aux questions juridiques portant sur des enjeux de droit international soulevés par des organes des Nations unies et ses agences spécialisées. Contrairement aux jugements en matière contentieuse, les avis consultatifs formulés par la cour ne sont pas juridiquement contraignants. Cela dit, les gouvernements, les juristes, les universitaires et les organisations de la société civile considèrent souvent que ces avis clarifient le droit international et contribuent à son développement, en plus d’orienter la politique étrangère et les relations internationales.

Avant de parler de la Cour pénale internationale, je signale que le Canada est partie à quelques affaires actuellement en instance à la Cour internationale de justice : deux à titre de requérant, une à titre d’intimé et deux comme intervenant. On demande notamment à ce que la Syrie rende des comptes pour ses violations haineuses de la Convention contre la torture. Dans une autre affaire que vous connaissez sans doute, le Canada cherche à obtenir justice pour les familles des victimes du vol 752 d’Ukraine International Airlines, qui a été illégalement abattu par l’Iran.

Je vais maintenant parler de la CPI, qui est une cour permanente de dernier recours pouvant mener des enquêtes et poursuivre des individus pour des crimes en vertu du Statut de Rome, le traité fondateur de la cour, dans les situations où les États parties n’ont pas la volonté ni la capacité de mener ces enquêtes et d’intenter des poursuites à l’échelle nationale pour des crimes qui relèvent de la compétence de la cour. Ces crimes comprennent les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les génocides et les crimes d’agression.

La CPI poursuit des individus dans le but d’établir leur responsabilité criminelle. Les États ne jouent aucun rôle dans les enquêtes ou les procès que tient la cour.

Le Canada a joué un rôle important dans la négociation du Statut de Rome, qui est entré en vigueur le 1er juillet 2002. Il a été le premier État à intégrer le Statut de Rome à sa législation nationale, principalement par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. À l’heure actuelle, 124 pays sont parties au Statut de Rome.

Si vous le permettez, je vais décrire brièvement comment la CPI mène ses enquêtes. Normalement, le Bureau du Procureur de la cour commence par faire un examen préliminaire de la situation. C’est un filtrage pour déterminer quels événements méritent de faire l’objet d’une enquête.

Si le procureur estime qu’il a des motifs raisonnables de lancer une enquête de sa propre initiative, il doit obtenir l’autorisation de la Chambre préliminaire. En revanche, si une situation est renvoyée à la cour par un État membre ou par le Conseil de sécurité de l’ONU, le procureur peut amorcer une enquête sans cette autorisation. À l’étape de l’enquête, le Bureau du Procureur peut recueillir et examiner la preuve et demander la collaboration de tout État ou de toute organisation intergouvernementale. D’ailleurs, les États parties ont l’obligation de collaborer entièrement avec la cour.

Après l’ouverture d’une enquête, le Bureau du Procureur peut demander à tout moment l’émission d’un mandat d’arrêt contre un individu visé par l’enquête. Lorsque l’enquête est terminée et que les accusations ont été confirmées par la Chambre préliminaire, la cour entend l’affaire dans un procès.

Monsieur le président, honorables sénateurs, je vais terminer en disant quelques mots sur l’engagement du Canada envers la CPI. En tant que farouche partisan de la CPI, le Canada soutient son indépendance, tout comme celle de son procureur et des décisions prises dans les enquêtes du procureur, quelle que soit la situation.

Dans le cadre de notre engagement envers la cour, nous travaillons en étroite collaboration avec d’autres États parties pour renforcer l’important travail de lutte contre l’impunité que la cour accomplit. Le Canada soutient la cour financièrement, par l’intermédiaire de ses contributions obligatoires, du déploiement de personnel canadien et de contributions volontaires au fonds du Bureau du Procureur de la cour, qui vise à accroître la capacité de la cour à enquêter sur les crimes sexuels et sexistes et sur les crimes contre les enfants. Nous contribuons également au Fonds au profit des victimes.

[Français]

Nous serons très heureux de répondre à toutes vos questions.

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Aumais.

[Traduction]

Nous allons commencer à poser des questions. Là encore une fois, chers collègues, nous allons commencer par une série d’interventions de quatre minutes.

Le sénateur Ravalia : Je vous remercie beaucoup de votre présence.

J’espérais que vous pourriez nous en dire davantage à propos du cas que l’Afrique du Sud a présenté récemment pour demander à la Cour pénale internationale d’ordonner à Israël de mettre immédiatement fin au conflit qui sévit actuellement à Gaza et à propos de la réponse de la CPI.

Je crois sincèrement que ce processus a conduit à une polarité dans notre monde — liée à ceux qui sont pour ce conflit et ceux qui sont contre ce conflit —, et en fin de compte, ces processus exigent beaucoup de temps avant d’aboutir à une quelconque conclusion.

Selon vous, quelle est la valeur de ces cours pour ce qui est de rendre véritablement justice dans les affaires dont elles sont saisies?

M. Aumais : Sénateur, je vous remercie de votre question. Je l’aborderai sous deux rapports. Je commencerai peut-être par répondre à votre dernière interrogation concernant la valeur que nous attachons à la cour.

Le règlement pacifique des différends qui surviennent entre des États est fondamental. Il ne peut être plus important aujourd’hui qu’il ne l’a été par le passé. Le fait que nous puissions présenter les différends qui opposent des États dans un cadre structuré et prévisible, comme celui offert par la CIJ, constitue un pilier de notre ordre international fondé sur des règles. Voilà pourquoi la CIJ a été créée en même temps que la Charte des Nations unies.

Comme me le disait l’un de mes bons amis et collègues, « les rouages de la justice tournent lentement, mais produisent une mouture fine », en ce sens que les jugements des tribunaux sont éclairés. La durée des procédures — je suis d’accord avec vous, sénateur — n’est pas des plus courtes, comme c’est le cas pour l’affaire actuelle présentée par l’Afrique du Sud, et je serais heureux d’expliquer en détail le calendrier général, si vous me le permettez.

Cependant, c’est un système qui fonctionne très bien. Comme je l’ai mentionné, le Canada joue un rôle très important dans le travail de la cour ces jours-ci, et il continuera de le faire pendant un certain temps. Ma collègue et moi-même, étant régulièrement présents au Palais de la Paix, pouvons admirer l’efficacité de ces activités, et c’est donc quelque chose qu’il convient de noter en ce moment.

En ce qui concerne la demande de l’Afrique du Sud — et je parle simplement en ma qualité de conseiller juridique du ministère —, l’affaire dont la cour est saisie va durer un certain temps. Lors du dépôt de sa requête, l’Afrique du Sud a immédiatement demandé que le tribunal prenne des mesures provisoires afin de préserver les droits des parties en attendant que l’affaire passe au stade de l’instruction. D’après nos meilleures estimations, il faudra au moins de deux à trois ans avant que l’affaire ne soit instruite sur le fond. Vous pouvez donc comprendre les raisons pour lesquelles l’Afrique du Sud a présenté cette demande très rapidement.

Le critère auquel la cour devait satisfaire était très différent du critère juridique qu’elle devra appliquer au stade de l’instruction sur le fond. Cela ressemble beaucoup à une injonction plaidée sur la base de déclarations sous serment. La cour a dû se fonder sur les faits allégués par l’Afrique du Sud, ce qui diffère d’une instruction sur le fond ordinaire, où les informations et les preuves sont éprouvées par l’une ou l’autre des parties.

La cour devait déterminer les éventuelles mesures conservatoires à prendre pour garantir l’application du jugement qu’elle pourrait rendre à l’avenir, au stade de l’instruction sur le fond. La Cour n’a pas eu à se prononcer sur les obligations ou les droits découlant de la convention. Il lui aurait fallu satisfaire à un critère beaucoup plus rigoureux pour déterminer si les droits que l’Afrique du Sud cherchait à voir protégés pendant la période intérimaire étaient liés à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Le critère utilisé était celui de la plausibilité.

Le vice-président : Je vous remercie. Nous allons nous arrêter ici, et nous reviendrons sur la question, si vous le souhaitez, pendant la deuxième série de questions.

Le sénateur MacDonald : Monsieur Aumais, je vous remercie de votre présence.

J’ai une question à vous poser au sujet de la CIJ et une autre, au sujet de la CPI.

Le Canada a présenté, le 28 août 2023, une nouvelle déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la CIJ. Cette déclaration ajoute une nouvelle réserve aux réserves de la déclaration soumise le 10 mai 1994. La nouvelle réserve stipule que le Canada n’accepte pas automatiquement et sans convention spéciale la juridiction de la CIJ comme obligatoire, si le Canada n’a pas reçu par écrit, six mois avant la présentation du différend ou de la réclamation à la CIJ, un avis attestant l’intention de l’État de présenter le différend avec le Canada devant la cour.

Cette réserve semble compliquer et potentiellement entraver la résolution rapide des litiges internationaux.

Le ministère des Affaires mondiales peut-il expliquer pourquoi nous avons agi de la sorte et comment cela est compatible avec les objectifs plus vastes du Canada pour ce qui est de traiter les autres pays de manière équitable et de respecter les règles du droit international?

M. Aumais : Je vous remercie de votre question, sénateur.

Je crois que vous souhaitiez également poser une question au sujet de la CPI?

Le sénateur MacDonald : Je poserai cette question par la suite.

M. Aumais : Très bien. En ce qui concerne la déclaration, vous avez raison, sénateur. Une nouvelle déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire a été déposée par le Canada en 2023. La précédente avait été déposée dans les années 1990.

Les pays, y compris ceux qui partagent les mêmes idées, ont tendance à réexaminer la déclaration de temps en temps et à la comparer avec les déclarations d’autres pays ayant des vues similaires, selon eux.

L’ajout de la clause que vous avez mentionnée ne vise en aucun cas à rendre plus difficile le règlement pacifique des différends. Voilà ce que j’affirmerais. En fait, elle encourage les États à passer un certain temps à discuter de l’objet du litige avant de s’adresser à la cour.

Il faut comprendre que la cour est une institution qui, au cours de ses 75 années d’existence, n’a rendu que 200 jugements sur le bien-fondé de questions. Le registre de la cour n’est pas très important, et les ressources de la cour sont très limitées.

La cour ne serait pas en mesure d’exprimer ce point de vue, mais des pays comme le Canada sont évidemment soucieux de protéger l’intégrité de la juridiction de la cour pour faire en sorte qu’elle soit en mesure de jouer son rôle lorsqu’il est temps pour elle de le faire. Nous estimons qu’il est temps pour la cour de jouer son rôle lorsque les parties n’ont pas réussi à négocier ou discuter de la question avant de porter l’affaire devant la cour elle-même.

La Cour elle-même a intégré dans sa jurisprudence la notion de litige. Il doit y avoir un différend entre les parties, et il n’y a pas de meilleur moyen de s’en assurer que de disposer de ce délai.

D’autres pays ont inclus une clause similaire dans leur déclaration. Je me souviens que l’Australie a la même, tout comme la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. À cet égard, nous tirons des enseignements des pratiques exemplaires. Sénateur et mesdames et messieurs les membres du comité, je peux vous assurer que notre intention n’est pas du tout de rendre plus difficile le règlement pacifique des différends.

La sénatrice M. Deacon : Merci. Je remercie également mon collègue, le sénateur MacDonald. J’essayais de comprendre les réserves et le raisonnement qui les sous-tend.

Comme deux de mes questions clés ont déjà été posées, je vais intervenir pour axer rapidement la discussion sur un sujet que j’ai abordé cette semaine au Sénat. Cela est lié à une recommandation du rapport de notre comité des affaires étrangères, selon laquelle Affaires mondiales Canada devrait conserver au sein du ministère un bureau des affaires juridiques et un conseiller juridique à l’échelon des sous-ministres adjoints.

Je n’en suis pas sûre, mais je soupçonne que vous approuvez cette évaluation. Pouvez-vous nous en dire davantage — et ce n’est pas sans lien — à propos du rôle spécialisé que vous jouez au sein de ce bureau, et pourquoi il doit être maintenu? Je vous remercie.

Le vice-président : Souhaitez-vous intervenir, monsieur Aumais? Mais souvenez-vous qu’Alan Kessel nous écoute.

M. Aumais : Je vous remercie de votre question, sénatrice. Je suis un agent du service extérieur, mais je suis aussi un avocat, qui est membre du barreau du Québec. M. Kessel m’a recruté en tant que collègue au sein du bureau juridique il y a de nombreuses années, au cours du millénaire précédent pour être précis.

Il est important de souligner que le bureau juridique du ministère des Affaires étrangères fait partie intégrante de la diplomatie, de la conduite des relations étrangères. De nombreuses règles qui encadrent les relations entre les États, comme les ambassades, les consulats et la manière dont nous traitons tout cela, sont fondées sur le droit international. De nombreuses décisions en matière de politique étrangère sont fondées sur le droit international. Ce dont nous discutons à propos de la Cour internationale de justice fait partie des relations internationales.

Nous appuyons le mandat de la ministre des Affaires étrangères en vertu de la loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement. La ministre des Affaires étrangères a pour mission de promouvoir le développement et l’application du droit international dans les relations extérieures du Canada, et c’est donc cette fonction que nous soutenons.

En ce qui concerne les recommandations auxquelles vous avez fait allusion, dans de nombreux pays avec lesquels nous entretenons des relations juridiques internationales étroites... M. Kessel, par exemple, est le juriconsulte du ministère; c’est le titre officiel du juriste le plus haut placé au sein du ministère des Affaires étrangères.

[Français]

En français, on parle de jurisconsulte.

[Traduction]

Ses partenaires sont au même échelon que lui, c’est-à-dire à l’échelon des sous-ministres adjoints, ce qui permet à ce pilier des relations internationales de se refléter pleinement dans la manière dont nous menons notre diplomatie à l’étranger.

Je suis au courant de la recommandation. Évidemment, je ne pourrai pas discuter de sa mise en œuvre par le ministère ou formuler des observations à cet égard, mais je peux vous assurer que le bureau, tel qu’il exerce ses activités à l’heure actuelle, apporte une valeur incroyable au Canada, non pas en tant qu’accessoire, mais bien en tant que pilier de la diplomatie canadienne.

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie de votre réponse.

Le sénateur Woo : Bonjour, monsieur Aumais. Bonjour, madame Netley. Je voudrais vous demander de nous en dire davantage à propos — et je ne sais pas si le terme « jugement » convient ici — de la déclaration préliminaire que la CIJ a faite. Lorsqu’elle a été saisie de l’affaire présentée par l’Afrique du Sud, elle aurait pu la rejeter, auquel cas elle n’aurait pas fait cette déclaration préliminaire concernant un réexamen de la question dans un mois.

Est-il juste de dire qu’en faisant la déclaration concernant un réexamen de la question dans un mois et en s’occupant de l’affaire, la cour a déclaré qu’il y a un cas plausible de génocide?

M. Aumais : Je vous remercie beaucoup de votre question, sénateur, et permettez-moi de clarifier les choses. La Cour n’a pas officiellement accepté sa compétence dans cette affaire.

Le sénateur Woo : D’accord.

M. Aumais : La question de la compétence de la cour sera tranchée à un stade ultérieur; nous estimons que cela prendra de 12 à 15 mois. Mais parce qu’une demande a été déposée par l’Afrique du Sud et que ce pays a demandé la prise de mesures conservatoires, comme des mesures d’urgence, pendant que l’affaire suit son cours, la cour a dû procéder à certaines déterminations de base, ce que nous appelons la compétence prima facie. Au vu du dossier, tel qu’il a été présenté devant eux, y avait-il suffisamment d’éléments pour qu’ils se déclarent au moins compétents aux fins de l’ordonnance de mesures conservatoires qu’ils étaient autorisés à prendre en vertu du statut de la cour?

L’élément de plausibilité que vous avez mentionné était une plausibilité entre les droits que l’Afrique du Sud cherchait à voir protégés pendant la période intérimaire et la convention elle‑même. La cour devait se poser la question suivante : « Est‑ce que j’observe un lien suffisant, un lien plausible, entre les droits que l’Afrique du Sud veut voir protégés par les mesures conservatoires et la convention? » La cour a indiqué très clairement dans son ordonnance qu’elle ne s’est pas prononcée sur les droits ou les obligations découlant de la convention et, en fait, deux juges qui ont également fait des déclarations distinctes à cet égard ont été très clairs à ce sujet. Elle attend que l’affaire soit instruite sur le fond, une fois que les deux parties auront présenté leurs mémoires et leurs preuves et que chaque partie aura eu l’occasion d’éprouver les preuves de l’autre, ce qui n’était pas possible à ce stade très préliminaire.

Le sénateur Woo : La cour aurait pu ne pas examiner l’affaire plus avant, n’est-ce pas?

M. Aumais : C’est exact. Vous avez tout à fait raison. Il y avait une possibilité, peu probable, mais la cour aurait pu... et Israël, je crois, a demandé à la cour de rayer l’affaire de sa liste, mais la probabilité que cela se produise aurait été très faible, selon nos estimations.

Le sénateur Woo : Et puis, pourriez-vous nous expliquer très rapidement ce qui se passera après un mois? Parce qu’ils ont dit qu’Israël devait prendre certaines mesures, entre autres choses. À quoi pouvons-nous nous attendre? Quand le délai d’un mois expirera-t-il? Ce doit être très bientôt.

M. Aumais : L’ordonnance a été rendue le 26 janvier, alors le délai d’un mois finira 30 jours plus tard. Le 31e jour de janvier me fait peut-être un peu trébucher, alors je ne sais pas si le délai prendra fin le 25 ou le 26 février, mais c’est dans ces eaux-là. La cour a demandé à Israël de rendre compte des mesures qu’il a prises afin d’exécuter l’ordonnance qu’elle a rendue le 26 janvier.

Le vice-président : Nous devons passer à la prochaine question.

M. Aumais : Cela dit, le rapport sera déposé à la cour. Il s’agit d’un document qui sera déposé auprès de la cour et qui sera, par la suite, communiqué à l’Afrique du Sud. Il est probable que l’Afrique du Sud aura la possibilité d’examiner le document et de formuler des observations à son égard. Après cela, la cour indiquera ce qu’elle veut faire de ce rapport. N’oubliez pas que l’Afrique du Sud pourrait demander d’autres mesures conservatoires à l’avenir. Il ne s’agit pas d’une entente unique. Elle peut demander que d’autres mesures soient prises.

Le vice-président : Je vous remercie.

La sénatrice Boniface : Je vous souhaite la bienvenue, et je vous remercie d’être venu témoigner devant nous. Pouvez-vous nous parler des difficultés historiques ou perçues qui accompagnent le fait que certains États ne soient pas signataires du Statut de Rome, comme la Chine, ou ne le ratifient pas, comme les États-Unis? Vous pouvez simplement nous donner une idée de la manière dont les choses fonctionnent dans un contexte plus large.

M. Aumais : Merci, sénatrice. Comme je l’ai mentionné dans mes observations, la Cour pénale internationale est un mécanisme qui intervient à titre complémentaire, c’est-à-dire que les États parties ont également l’obligation de faire leur travail, d’enquêter et d’engager des poursuites. Si, pour une raison quelconque, un État ne veut pas le faire, ou s’il n’a pas la capacité de le faire, la cour peut intervenir.

La cour n’examinera que les situations qui relèvent de sa compétence, et cette compétence dépendra fortement du fait que l’enquête soit menée sur le territoire d’un État partie. Là encore, l’un des principes généraux du droit international est que les mécanismes de règlement des différends requièrent le consentement des États. C’est un principe général. Je suis conscient que dans le cas de la Cour pénale internationale — nous parlons de responsabilité pénale individuelle — de véritables personnes comparaissent devant la Cour et pourraient être déclarées coupables et aller en prison.

Le choix de certains pays de ne pas être parties au Statut de Rome — vous en avez cité deux — est fondé sur des considérations qu’ils ont mûrement réfléchies. Nous soutenons la cour depuis sa création. Nous voulons que plus de pays deviennent parties au statut. Lorsque la cour a été créée, nous avons participé très activement à l’augmentation de leur nombre en renforçant les capacités pour les pays, mais, en définitive, la cour dépend du consentement des États. Voilà ce que j’ai à dire.

J’invite ma collègue à ajouter quelques mots, si elle le souhaite.

Rebecca Netley, directrice exécutive, Direction de la responsabilisation, des droits de la personne et du droit onusien, Affaires mondiales Canada : Merci. J’ajouterai simplement que le seul cas dans lequel une partie non étatique peut être traduite devant la Cour pénale internationale est évidemment celui dans lequel le Conseil de sécurité des Nations unies renvoie une affaire à la cour. Dans les deux exemples que vous avez cités, sénateur, cette situation ne se produirait évidemment jamais, mais les dispositions de la cour le permettent. Ce serait acceptable parce que cette procédure serait menée au titre du chapitre 7. C’est le Conseil de sécurité de l’ONU, qui est doté de pouvoirs exécutoires, qui procéderait à ce renvoi. Je suis toutefois d’accord avec toutes les remarques faites par mon collègue.

La sénatrice Boniface : En ce qui concerne le Conseil de sécurité de l’ONU — c’était mon autre question — dans quels cas l’ont-ils fait?

Mme Netley : Le cas qui me vient à l’esprit est celui du Soudan. Cela s’est produit dans ce cas. Je ne sais pas s’il y a en a eu d’autres, mais nous pourrons certainement vous fournir des renseignements à ce sujet.

La sénatrice Boniface : D’accord. Merci.

Le sénateur Cardozo : Merci. J’aimerais simplement revenir sur les questions relatives au rôle de la cour, en partie pour faire suite à votre discussion avec le sénateur Woo.

Dans le cas de l’affaire portée devant la cour par l’Afrique du Sud, j’aimerais simplement comprendre pourquoi c’est ce pays qui l’a fait? Le Hamas ou l’Autorité palestinienne auraient-ils pu porter l’affaire devant la cour? Je sais qu’il n’est pas inhabituel qu’une tierce partie porte une affaire devant la cour. La cour doit-elle être saisie par un État?

Quelles sont les prochaines étapes? Vous avez mentionné l’étape de l’instruction sur le fond. Au cours de l’année ou des deux années à venir, les parties pourront-elles ajouter des éléments à l’affaire à mesure que la guerre évolue?

M. Aumais : Merci, sénateur. Seuls les États membres de la Cour peuvent la saisir. L’État de la Palestine n’est pas un État membre de la Cour ou de l’entité que vous avez mentionnée. C’est la raison pour laquelle il n’a pas pu saisir la Cour et que d’autres pays ont décidé de le faire de leur propre chef. L’Afrique du Sud a saisi la Cour en son nom propre. Elle ne le fait pas au nom de quelqu’un d’autre. Elle fait valoir ses propres droits. Quelle était l’autre question? Je vous prie de m’excuser.

Le sénateur Cardozo : Au cours de l’année ou des deux années à venir, les parties pourront-elles soumettre d’autres éléments à la Cour?

M. Aumais : Tout à fait. Une procédure est prévue à cet effet. La greffe de la Cour gèrera une procédure très bien structurée qui permettra aux deux parties de soumettre des renseignements et des éléments de preuve.

Comme je l’ai mentionné, rien n’empêche l’Afrique du Sud, à titre de requérante, de soumettre des demandes supplémentaires de mesures provisoires, en fournissant de nouveaux renseignements à la Cour en fonction de l’évolution de la situation.

Le sénateur Cardozo : D’autres pays peuvent-ils également intervenir? Le Canada envisagerait-il d’intervenir à un moment ou à un autre? Sommes-nous en mesure de le faire?

M. Aumais : Le Statut de la Cour contient deux dispositions en matière d’intervention. L’une d’elles, l’article 63, concerne les pays qui sont parties à une convention; ils ne peuvent intervenir que relativement à des questions liées à l’interprétation ou à l’application de cette même convention.

Dans le cas de la requête de l’Afrique du Sud, je crois que le greffier de la Cour a déjà informé tous les États parties à la Convention sur le génocide du fait que cette affaire soulève une question relative à l’interprétation ou à l’application de cette convention.

Bien que seuls deux États soient mentionnés à l’heure actuelle dans cette affaire, étant donné que de nombreux pays sont parties à cette convention, ces pays peuvent dire : « Je veux pouvoir intervenir parce que je suis également visé par cette convention. Je veux exprimer mon point de vue sur l’interprétation ou l’application de la Convention ». Voilà la première façon dont ils peuvent intervenir.

De même, un État pourrait demander à intervenir au titre de l’article 62. Toutefois, dans ce cas, l’État interviendrait en tant que partie. Il doit obtenir l’autorisation de la Cour pour ce faire, et il me semble que dans le cas de l’Afrique du Sud, le Nicaragua a présenté une demande formelle d’intervention au titre de l’article 62.

Le sénateur Cardozo : Merci.

Le sénateur Richards : On a en quelque sorte déjà posé ma question. J’allais demander — et je pense que c’est peut-être le cas — si Israël a intenté une contre-poursuite contre le Hamas pour génocide, de quelque manière que ce soit, au moment de la soumission de son cas à la Cour internationale.

M. Aumais : Merci beaucoup, sénateur. C’est une très bonne question.

L’entité que vous mentionnez n’étant pas un État, elle ne pourrait pas être traduite dans le cadre d’une requête. Cela dit, cette entité est soumise aux mêmes règles de droit international relativement aux conflits armés et au droit international humanitaire, et elle doit s’y conformer.

Étant donné que nous parlons également de la Cour pénale internationale, cette question fait déjà l’objet d’une enquête du procureur de la Cour. Ce dernier pourrait également décider, dans le cadre de son enquête sur la situation de la Palestine — la situation en Palestine, comme l’a mentionné la Cour elle-même — d’enquêter sur les actes commis par le Hamas.

Le sénateur Richards : Et une petite question que je viens de noter : le fait que tant d’acteurs majeurs, pour des raisons évidentes, ne reconnaissent pas la légitimité de cette procédure, nuit-il à la crédibilité des décisions de la Cour internationale?

Je parle du fait que les États-Unis, la Chine et d’autres acteurs majeurs ne reconnaissent pas cette légitimité, et ce pour des raisons évidentes. Ce fait nuit-il parfois à la légitimité des décisions prises par la Cour pénale internationale?

M. Aumais : Le point de vue des pays que vous avez mentionnés relativement à la Cour pénale internationale est bien connu. Ils l’ont fait connaître. Ils ne font pas partie de cette cour. Je ne pense pas que ce fait remet en question la légitimité de cette institution. Elle compte 124 parties. Elle mène actuellement des enquêtes très actives dans de nombreuses régions du monde, et je pense donc que sa crédibilité est bien établie.

En ce qui concerne la Cour internationale de justice, tous les États membres des Nations unies ont un profond respect pour la Cour internationale de justice en tant que principal organe judiciaire des Nations unies.

Le sénateur Richards : Oui, merci, mais vous savez pourquoi des pays comme les États-Unis et la Chine ne peuvent pas en devenir membres. S’ils le faisaient, ils seraient continuellement sous pression. Ils le savent et nous le savons. Je ne dis pas qu’ils ont raison. Je dis simplement que c’est pour cette raison.

M. Aumais : Oui.

Le sénateur Richards : Merci.

Le vice-président : Merci beaucoup. Nous passons maintenant au deuxième tour, et nous poursuivons avec des tours de quatre minutes.

Le sénateur Ravalia : Pour revenir sur les observations du sénateur Richards, quelles sont, selon vous, les conséquences de la décision relative à la plausibilité de la Cour internationale de justice dans l’affaire soumise par l’Afrique du Sud pour les alliés occidentaux d’Israël, dans le contexte d’un ordre fondé sur des règles? Sommes-nous en train de polariser davantage les opinions et les philosophies dans différentes parties du monde?

Le vice-président : À qui s’adresse votre question, sénateur?

Le sénateur Ravalia : Aux deux.

Le vice-président : J’essayais de vous tirer d’affaire.

M. Aumais : C’est très gentil à vous. Merci.

Comme je l’ai mentionné dans la réponse précédente, le rôle de la cour, lorsqu’elle a entendu les parties les 11 et 12 janvier relativement à l’ordonnance de mesures provisoires, était très ciblé et précis. Elle a attiré l’attention du monde entier, cela ne fait aucun doute. La cour n’est pas une instance qui cherche à attirer l’attention, mais c’était inévitable.

Il appartient aux personnes, aux organismes, aux entités et aux États de déterminer comment ils se positionnent par rapport à ces audiences. La cour a un travail à faire, à savoir entendre l’affaire telle qu’ils la présentent. Dans ce cas, elle a dû prendre une décision difficile concernant les mesures provisoires. L’élément de plausibilité fait partie de la procédure d’ordonnance de mesures provisoires. Il est strictement réservé à cette fin. La procédure est identique à celle des tribunaux nationaux au stade de l’injonction d’urgence. Vous n’avez pas beaucoup de renseignements sur lesquels vous appuyer, mais vous avez le parti en face de vous qui vous dit : « Monsieur le juge, vous devez faire quelque chose, sinon vous n’aurez pas grand-chose sur quoi vous prononcer plus tard. »

La cour n’a pas besoin de prendre une décision sur la base de l’ensemble des éléments. Mon opinion, et l’opinion de la cour elle-même — et deux juges qui ont fait des déclarations distinctes, les juges Nolte et Bhandari, ont été très clairs à ce sujet —, est qu’elle n’a pas pris de décision sur les droits et les obligations en vertu de la convention. Il est prudent de le dire. Cela ne veut évidemment pas dire qu’elle ne pouvait pas ordonner de mesures provisoires. Elle l’a fait. Mais elle envoie également un message aux parties et, parce que ses arrêts sont publics, au reste du monde, indiquant qu’elle procède étape par étape.

Le sénateur MacDonald : Nous avons déjà abordé beaucoup de sujets avec les quatre dernières questions, mais je pense que celle-ci s’inscrit parfaitement dans ce cadre.

Étant donné que le Canada a joué un rôle majeur dans la création de la Cour pénale internationale et dans la ratification rapide du Statut de Rome, pourquoi a-t-il choisi de ne pas ratifier les amendements de 2010 concernant les crimes d’agression? Ces amendements ont été finalisés en 2018. Ils définissent la compétence de la Cour internationale sur ces crimes. Le fait que le Canada ne les ait pas ratifiés semble restreindre la compétence de la Cour pénale internationale en ce qui concerne les crimes d’agression visant le territoire ou les ressortissants canadiens.

Les représentants d’Affaires mondiales peuvent-ils préciser la réflexion stratégique ou le raisonnement qui sous-tend cette position et expliquer comment nous pouvons réconcilier cette décision avec l’engagement historique du Canada à promouvoir la responsabilité internationale et à faire respecter les normes en matière de droits de la personne?

Mme Netley : Je vais répondre à cette question, et je vous remercie, sénateur, de l’avoir posée.

S’il est vrai, comme vous le dites, que nous n’avons pas ratifié les amendements de Kampala qui ont adopté le crime d’agression et en feraient un crime qui nous lierait au Statut de Rome, il n’est pas vrai que nous ayons pris la décision concrète de ne jamais le faire. Nous continuons d’étudier la question. Des discussions devront être menées en temps voulu avec divers collègues des différents ministères. Il se peut que le Canada prenne cette mesure à l’avenir, mais pour l’instant, nous ne l’avons pas encore fait.

Le sénateur MacDonald : Ce n’est qu’un coup de pied dans la fourmilière. Pourquoi? Pourquoi met-on si longtemps à prendre cette décision?

Mme Netley : Il n’y a pas de raison unique. Dans un sens, il y a beaucoup de choses à accomplir, et nous n’avons pas encore pu étudier à fond cette étape particulière parce qu’il est assez difficile de franchir cette étape et de reconnaître le crime d’agression. Encore une fois, cela nécessitera un dialogue avec d’autres ministères, et nous n’avons pas encore été en mesure d’étudier pleinement cette étape.

Le sénateur MacDonald : C’est donc votre réponse.

Le sénateur Woo : J’essaie de mieux comprendre cette question de la plausibilité. Vous avez tenu des propos très nuancés, et l’arrêt était nuancé. Vous avez dit que l’ordonnance provisoire ne confère pas de plausibilité au cas de génocide. Elle établit simplement qu’elle est pertinente pour ce qui pourrait être envisagé plus tard, une sorte d’étape avant une étape.

À quel moment pourrons-nous dire que la cour a accepté la plausibilité, même si elle ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si un génocide a effectivement été commis? Vous avez dit que l’affaire prendrait deux ou trois ans. D’ici là, pourrons-nous dire que la cour a accepté la plausibilité?

M. Aumais : Je commencerai par dire que le terme « plausibilité » est utilisé au stade des mesures provisoires. Il ne fera pas partie des critères que la cour devra appliquer au stade de l’instruction sur le fond. C’est différent. Au stade de l’instruction sur le fond, il s’agira de déterminer s’il y a eu violation de droits et d’obligations en vertu de la convention. Lorsque je parle de l’instruction sur le fond, il s’agit de déterminer s’il y a eu des violations de droits ou d’obligations en vertu de la Convention sur le génocide. Elle rendra cette décision au stade final.

Le sénateur Woo : Lorsqu’elle prend sa décision, elle dit que c’est plausible. Est-ce exact?

M. Aumais : La cour a expliqué longuement comment elle est arrivée à la conclusion qu’elle pouvait prendre une ordonnance de mesure provisoire. L’un des critères est que l’Afrique du Sud doit démontrer l’existence de droits qui doivent être protégés pendant la période intérimaire jusqu’à l’étape de l’instruction sur le fond, jusqu’à la fin de l’examen de l’affaire, en fait. La protection ne s’arrête pas à l’étape de l’instruction sur le fond; elle va jusqu’au jugement final.

La cour est très précise lorsqu’elle dit qu’elle ne prend aucune décision pour établir l’existence de violations d’obligations en vertu de la Convention sur le génocide. Elle est très claire à ce sujet. Mais elle comprend qu’il s’agit d’une demande d’urgence pour rendre certaines ordonnances. Elle ne préjuge pas de son jugement. Désolé pour ma mauvaise grammaire. Elles n’anticipent pas son jugement sur les violations réelles de la convention, mais il doit y avoir un lien rationnel entre les droits que l’Afrique du Sud estime avoir besoin de protéger et la convention, ce qui est l’objet de l’affaire que l’Afrique du Sud a introduite. Elle doit créer ce lien entre les deux afin de pouvoir prendre une décision provisoire. Mais encore une fois, à quatre endroits au moins de la décision, il est dit : « Nous ne portons pas de jugement sur les violations des obligations. »

Le sénateur Woo : La question sera simplement consignée au compte-rendu. Vous n’aurez peut-être pas le temps d’y répondre. Si la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice passent à l’étape suivante et examinent si des violations de la convention ont été commises, vont-elles également se pencher sur la complicité potentielle d’autres acteurs par le biais de ventes de matériel militaire, d’absence de contraintes, et ainsi de suite?

M. Aumais : Merci de votre question, sénateur.

Le vice-président : Veuillez répondre très brièvement, je vous prie.

M. Aumais : Pour l’instant, la demande concerne uniquement l’Afrique du Sud et Israël, et porte sur les obligations que ces deux États ont contractées en vertu de la Convention sur le génocide. Les autres pays ne sont donc pas concernés par cette affaire pour le moment.

Le sénateur Woo : Je vous remercie.

Le vice-président : J’aimerais vous poser une dernière question. Vers la fin du mois de novembre, le comité a entendu le témoignage de M. Andriy Kostin, le procureur général de l’Ukraine. M. Kostin nous a parlé du travail déjà en cours en Ukraine, et de l’aide apportée par le Canada. Pourriez-vous nous indiquer si votre bureau est impliqué dans le soutien apporté à l’Ukraine, et dans la collecte de preuves aux fins de poursuite?

M. Aumais : La Direction générale du droit international public, qui relève d’Affaires mondiales Canada, ne participe pas aux questions liées aux enquêtes criminelles internationales. Toutefois, notre bureau joue un rôle dans la promotion du leadership canadien au sein de la CPI et d’autres tribunaux internationaux. Ceci étant dit, je vais demander à ma collègue de vous parler des liens que nous avons établis avec le bureau du procureur général de l’Ukraine.

Mme Netley : Je vous remercie. Comme mon collègue vous l’a expliqué, il n’est pas du ressort de la Direction générale du droit international public de fournir une quelconque aide au bureau du procureur général de l’Ukraine. Cela dit, l’Unité des crimes de guerre du ministère de la Justice du Canada pourrait avoir un rôle de liaison à jouer avec le procureur général de l’Ukraine.

Par ailleurs, notre bureau collabore étroitement avec nos homologues ukrainiens sur d’autres mécanismes judiciaires. Je pense notamment à la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine. Le procureur général Kostin n’est pas le responsable principal dans ce dossier, mais son bureau participe à l’occasion aux réunions des groupes directement concernés.

En résumé, nous collaborons étroitement avec nos homologues ukrainiens sur une série d’initiatives en matière de responsabilité, y compris la création d’un tribunal spécial. Néanmoins, nous n’avons aucun rôle à jouer par rapport aux enquêtes relevant de la compétence du bureau du procureur général lui-même.

Le vice-président : Je tiens à vous remercier infiniment de vos témoignages d’aujourd’hui. C’est très apprécié. Votre expertise apporte de la crédibilité à notre rapport concernant votre bureau, et j’apprécie le fait d’être informé sur ces enjeux d’une très grande complexité. Nous sommes ravis de savoir que nous pouvons compter sur des personnes particulièrement compétentes et professionnelles.

(La séance est levée.)

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