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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 10 avril 2024

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 16 (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général, et pour examiner, pour en faire rapport, les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

Avant de commencer, j’inviterais les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Soyez les bienvenus. Je suis heureux de vous revoir tous les deux. Je m’appelle Mohamed Ravalia et je représente Terre-Neuve-et-Labrador.

[Français]

Le sénateur Woo : Je m’appelle Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Le sénateur Harder, de l’Ontario.

La sénatrice Boniface : La sénatrice Gwen Boniface, de l’Ontario.

Le président : Je crois que d’autres sénateurs se joindront bientôt à nous. Nous avons rendu hommage à un collègue qui nous a quittés, et d’autres se joindront à nous. Je tiens à souhaiter la bienvenue à tous ceux qui sont ici aujourd’hui et, bien sûr, à tous ceux qui, d’un bout à l’autre du pays, nous regardent peut-être sur SenVu. Chers collègues, pour notre premier groupe de témoins, et conformément à notre ordre de renvoi général, nous nous réunissons de nouveau pour discuter de la situation très grave en Haïti. Pour faire le point, nous avons le plaisir d’accueillir, d’Affaires mondiales Canada, Sylvie Bédard, directrice générale, Amérique centrale et Caraïbes, et Sébastien Beaulieu, directeur général et dirigeant principal de la sécurité, Sécurité et gestion des urgences.

Bienvenue et merci d’être parmi nous. Notre ambassadeur en Haïti, M. André François Giroux, a également été invité à comparaître aujourd’hui et voulait le faire, mais il n’a pas pu en raison des pressions opérationnelles et de la situation sur le terrain à Port-au-Prince et, en fait, partout au pays.

[Français]

Avant d’entendre votre déclaration et de passer aux questions et aux réponses, j’aimerais demander aux membres du comité et aux témoins qui sont présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font.

Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et sur d’autres personnes dans la salle qui porteraient une oreillette — et assurément nos interprètes.

[Traduction]

Je tiens à souligner que la sénatrice Deacon, de l’Ontario, et le sénateur Richards, du Nouveau-Brunswick, viennent de se joindre à nous. Nous sommes maintenant prêts à entendre votre déclaration préliminaire, qui sera suivie des questions des sénateurs.

Madame Bédard, vous avez la parole.

[Français]

Sylvie Bédard, directrice générale, Amérique centrale et Caraïbes, Affaires mondiales Canada : Merci, monsieur le président. Je vous présenterai un aperçu de la situation en Haïti, de la réponse du Canada à celle-ci et de nos opérations consulaires récentes. Le 29 février dernier, la situation s’est détériorée de façon importante avec des attaques de gangs contre les infrastructures essentielles, ce qui a causé la fermeture de l’aéroport international de Port-au-Prince, en Haïti. Cette intensification de la violence a eu un impact considérable sur la situation humanitaire. Ces attaques ont forcé des centres de santé et des écoles à fermer leurs portes et des stocks humanitaires ont été pillés.

Le 11 mars, sous l’égide de la CARICOM — la Communauté des Caraïbes —, les principaux acteurs politiques haïtiens se sont entendus sur un accord visant à mettre sur pied un gouvernement de transition. Des discussions ont eu lieu pour établir les normes du conseil présidentiel de transition, responsable de nommer un premier ministre par intérim et un Conseil des ministres.

La mise en place du conseil présidentiel est un développement que nous accueillons favorablement. Nous attendons son annonce dans la Gazette officielle de l’État d’Haïti incessamment.

Le Canada est prêt à travailler avec les parties prenantes haïtiennes, la Communauté des Caraïbes et les partenaires internationaux pour soutenir le travail du gouvernement transitoire de manière transparente, afin qu’il puisse rétablir l’ordre et la sécurité et progresser vers l’organisation d’élections équitables et crédibles au bénéfice de la population haïtienne.

[Traduction]

Le Canada maintient son approche globale en Haïti. Nous croyons fermement que l’avenir d’Haïti repose sur un gouvernement stable et démocratiquement élu. Le premier ministre Trudeau a participé virtuellement à la réunion du 11 mars organisée par la Communauté des Caraïbes, ou CARICOM, tout comme l’ambassadeur et représentant permanent du Canada auprès des Nations unies et moi-même. La ministre Joly s’est également engagée à appuyer le dialogue politique et la prochaine mission multinationale de soutien à la sécurité.

Le déploiement de cette mission est essentiel pour soutenir la Police nationale d’Haïti, ou PNH, afin de rétablir la sécurité. Le Canada finance cette dernière à hauteur de 80,5 millions de dollars, et nous encourageons d’autres partenaires internationaux à contribuer.

Nous travaillons également en étroite collaboration avec nos partenaires afin de fournir à la PNH les ressources nécessaires pour stabiliser la situation jusqu’à l’arrivée de la mission, de manière qu’elle soit pleinement mise à contribution pendant la période où la mission est active en Haïti et pour maintenir la loi et l’ordre après le départ de la mission.

Nous nous préoccupons également du bien-être des populations touchées. Au cours des deux dernières années, le Canada a versé plus de 380 millions de dollars en aide internationale sous toutes ses formes à Haïti.

Affaires mondiales Canada met actuellement la dernière main à ses affectations de fonds humanitaires en réponse à l’Appel Global 2024. À l’heure actuelle, nous pouvons continuer de compter sur un certain nombre de partenaires multilatéraux canadiens et haïtiens qui sont toujours en activité et qui rejoignent les bénéficiaires. Mais plus la crise durera et s’aggravera, plus nous devrons axer nos programmes sur l’aide humanitaire et la stabilisation dans un environnement de plus en plus complexe.

[Français]

La situation sécuritaire sur le terrain reste très volatile. Depuis octobre 2022, nous conseillons aux Canadiens d’éviter tout voyage en Haïti. Au cours des dernières semaines, nous avons facilité le départ de plus de 350 Canadiens, résidents permanents et membres de leur famille admissibles. Grâce à un vol additionnel en ce moment même, nous en aurons aidé plus de 450 à quitter Haïti en avion ou en hélicoptère nolisé.

Je tiens à souligner l’extraordinaire collaboration interministérielle qui a permis d’atteindre ces résultats, ainsi que l’apport déterminant de la communauté haïtienne au Canada et des nombreux amis d’Haïti au Canada.

[Traduction]

Nous avons émis des déclarations ministérielles, offert des séances d’information technique aux médias, mis à jour les médias sociaux, fourni des mises à jour quotidiennes aux médias et envoyé de nombreux messages d’Inscription des Canadiens à l’étranger aux personnes inscrites auprès d’Affaires mondiales Canada en Haïti. Notre Centre de surveillance et d’intervention d’urgence fonctionne 24 heures sur 24, sept jours sur sept, depuis le début de cette crise, et maintient une communication régulière avec nos clients.

Au cours des dernières semaines, de nombreux intervenants d’urgence ont appuyé le Centre de surveillance et d’intervention d’urgence. Des membres de l’équipe permanente de déploiement rapide ont été dépêchés pour renforcer notre capacité d’intervention dans la région. Notre ambassade à Port-au-Prince demeure ouverte et des services consulaires continuent d’être offerts. Nous tenons à remercier les autorités d’Haïti et de la République dominicaine pour leur appui à nos efforts de départ assisté.

Voilà qui conclut mes observations. Je tiens à remercier les membres du Comité de leur attention et de leur engagement à l’égard de cette importante question.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, madame la directrice générale.

[Traduction]

J’aimerais souligner que la sénatrice Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse, s’est également jointe à la réunion.

Chers collègues, nous allons passer aux questions. Comme d’habitude, vous aurez quatre minutes au premier tour. Cela comprend évidemment votre question et la réponse. J’espère que vos remarques préliminaires seront très brèves afin que nous puissions obtenir le plus d’information possible en réponse aux questions adressées à nos témoins.

Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup pour ces renseignements utiles.

Pourriez-vous faire le point sur les échéanciers de la force de sécurité multinationale, qui doit être dirigée par le Kenya? Quand pouvons-nous nous attendre à ce qu’ils soient sur le terrain?

Étant donné que nous faisons face à ce qui semble être un état d’anarchie, dans quelle mesure pouvons-nous nous attendre à un certain succès de la part de ce genre de force?

[Français]

Mme Bédard : Nous travaillons très fort avec les partenaires internationaux sur la planification du déploiement de la mission de soutien à la sécurité en Haïti, mission soutenue et menée par le Kenya. Une des conditions essentielles exigées par le Kenya pour le déploiement de cette mission est la formalisation du nouveau gouvernement de transition en Haïti. Comme je l’ai mentionné dans mes remarques d’introduction, on attend d’une journée à l’autre la formalisation de cette nouvelle entité de gouvernance dans la Gazette officielle de l’État d’Haïti.

Ensuite, par la voie de l’accord qui a été conclu avec l’aide de la communauté internationale le 11 mars dernier, chacun des nouveaux membres du conseil présidentiel doit appuyer le déploiement de la mission de soutien à la sécurité. C’est l’un des critères de l’accord conclu le 11 mars dernier.

La planification de cette mission du Kenya continue, même dans l’attente que ces conditions de gouvernance soient atteintes. Il y a beaucoup de travail qui est fait en ce moment et qui continue d’être fait. Il est évident qu’avec la détérioration de la situation sécuritaire sur le terrain, il y a beaucoup de défis actuellement, notamment sur le plan de la sécurisation du périmètre autour de l’aéroport de Port-au-Prince, qui est une infrastructure stratégique pour permettre l’entrée du personnel de la mission de soutien à la sécurité.

Il reste beaucoup à faire. La planification continue et le Canada est impliqué dans toutes ces discussions. Comme je le mentionnais aussi, nous avons annoncé, le 22 février dernier, une contribution importante de 80,5 millions de dollars à cette mission.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Si je peux changer un peu de sujet, connaissons-nous le nombre de Canadiens et de résidents permanents qui sont toujours en Haïti et qui ont choisi de ne pas revenir au Canada? Sommes-nous en mesure de garantir leur sécurité dans une certaine mesure?

Sébastien Beaulieu, directeur général et dirigeant principal de la sécurité, Sécurité et gestion des urgences, Affaires mondiales Canada : Je vous remercie de la question. Un système mis en place par Affaires mondiales Canada permet aux Canadiens de s’inscrire lorsqu’ils sont à l’étranger et d’indiquer où ils se trouvent. Plus de 3 000 personnes se sont inscrites dans le cadre de ce système. Il est difficile de connaître le nombre exact de Canadiens en Haïti, car ils ne se sont pas nécessairement désinscrits lorsqu’ils sont partis, et il y a beaucoup de gens qui s’inscrivent par intérêt pour ce qui se passe en Haïti, même s’ils ne sont pas nécessairement en Haïti ou même s’ils ne sont pas citoyens canadiens.

Néanmoins, ce système nous donne un chiffre approximatif.

Nous avons communiqué avec des centaines de Canadiens et de résidents permanents au cours des dernières semaines. Nous recevons des milliers d’appels et d’échanges. Nous avons plus de 25 intervenants en cas d’urgence qui répondent au téléphone, aux courriels et aux messages textes 24 heures sur 24, sept jours sur sept, dans toutes les langues officielles, y compris en créole, dans ces circonstances difficiles.

En ce qui concerne notre intervention d’urgence en tant que telle, et plus précisément en ce qui concerne les départs assistés, monsieur le président, vous avez fait allusion — au début de l’intervention — au fait que notre ambassadeur subissait des pressions opérationnelles. C’est un euphémisme, en ce sens qu’aujourd’hui même, il a supervisé le départ d’Haïti de plus d’une centaine de citoyens canadiens, résidents permanents et membres de leur famille immédiate, ce qui porte à plus de 450 le nombre de Canadiens dont nous avons appuyé le départ. Merci.

Le sénateur Ravalia : Merci.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Coyle : Merci à vous deux d’être avec nous. Je vous prie de m’excuser de mon retard. J’assistais à la fête soulignant le départ à la retraite d’un collègue.

J’ai deux questions. Je vais commencer par la question assez simple, qui fait suite à votre dernier point, monsieur Beaulieu, et j’en profite pour dire que nous sommes heureux de vous revoir. J’ai été extrêmement impressionnée par Affaires mondiales Canada. J’ai travaillé fort — et je sais que je ne suis pas la seule ici — pour aider certaines personnes à quitter Haïti, en particulier les enfants.

M. Philemon Leroux, qui est à bord de ce vol de retour et qui a effectué plusieurs de ces vols, est l’une des personnes infatigables dont j’aimerais souligner les efforts en particulier. Toutes mes félicitations à l’équipe et bravo pour le leadership remarquable d’Affaires mondiales Canada.

Le vol d’aujourd’hui a été ajouté après le dernier vol, qui devait avoir lieu dimanche. Je suis très au courant de tout cela, car nous nous sommes démenés chaque fois pour essayer de faire en sorte que certaines personnes soient à bord de ces vols. J’ai cru comprendre qu’il est possible que ce ne soit pas le dernier vol. Y a-t-il quelque chose que vous pourriez nous dire au sujet des plans d’avenir pour ceux qui sont encore restés derrière et qui attendent d’être réunis, en particulier, avec des parents ici au Canada? Pourriez-vous nous en parler?

M. Beaulieu : J’ai eu le plaisir de rencontrer M. Leroux à l’aéroport de Dorval dimanche soir à minuit, et on m’a confié l’un de ces enfants nouvellement adoptés pour l’amener dans sa nouvelle famille. Il y a donc certainement beaucoup d’émotion dans l’air et beaucoup d’anxiété au sujet de la situation en Haïti.

Pour le moment, il n’y a pas de vols prévus au-delà des opérations actuelles, mais tous les Canadiens et les résidents permanents dont les documents de voyage étaient prêts ont reçu de l’aide. Comme je l’ai dit, nous continuons de répondre au Centre de surveillance et d’intervention d’urgence. Nous continuerons de surveiller la situation et de répondre aux besoins des Canadiens en Haïti.

En ce qui concerne l’adoption en particulier, nous sommes en contact avec un certain nombre d’intervenants — non seulement au gouvernement fédéral, mais aussi au niveau provincial et avec les autorités haïtiennes — et nous faisons tout notre possible pour réunir les enfants et leurs familles.

La sénatrice Coyle : En vous occupant aussi du transport?

M. Beaulieu : Oui.

La sénatrice Coyle : Merci.

M. Beaulieu : À compter de ce soir, près d’une dizaine de familles canadiennes réunies s’ajouteront à la liste.

La sénatrice Coyle : Excellent. Le dossier dont je m’occupe n’est pas nouveau pour cette famille, et vous le savez probablement.

D’accord, pour ma deuxième question, ai-je le temps?

Le président : Oui, il vous reste environ une minute.

La sénatrice Coyle : Parfait. Merci de votre générosité. Nous devons être généreux quand il est question d’Haïti.

Pour ce qui est des prochaines étapes, je suis heureuse que vous ayez participé aux réunions qui ont eu lieu dans les Caraïbes. Il est beaucoup question de l’aspect de la sécurité, qui est difficile à imaginer, à Port-au-Prince. À l’extérieur de Port-au-Prince — d’après ce que m’ont dit mes collègues haïtiens avec qui je continue de collaborer —, même si le gouvernement ne dirige plus, la société civile continue de s’organiser assez bien dans certaines parties du pays.

Lorsque nous parlons des élections et des prochaines étapes, et que nous parlons des prochaines étapes de notre partenariat avec Haïti, je suis curieux de savoir deux choses, soit notre engagement auprès de la société civile haïtienne et aussi notre engagement au-delà de Port-au-Prince.

[Français]

Mme Bédard : Effectivement, ça fait plaisir de voir la société civile fonctionner dans un contexte de fragilité comme celui d’Haïti en ce moment. Cela nous rappelle à quel point il est important de travailler avec une diversité de représentants de la société civile en Haïti ou dans notre diplomatie en général. C’est ce que le Canada a fait, en fait, depuis le début de cette ultime crise, depuis l’assassinat du président Moïse, avant même d’articuler notre réponse à la situation actuelle.

On a pris le temps d’aller rencontrer une diversité de représentants de la société civile, d’organisations religieuses, du monde académique, de groupes de femmes, de filles et de jeunes pour vraiment prendre le pouls, pour voir comment ils voyaient l’avenir de leur pays et quel genre d’accompagnement la communauté internationale et le Canada en particulier pouvaient donner pour permettre à Haïti de retomber sur ses rails, mais aussi pour établir des solutions durables dans le temps.

On est encore en contact avec ces différents groupes, tant à Port-au-Prince que dans les départements ailleurs en Haïti. On continue de les soutenir et de les écouter autant que possible. On le fait par le biais de notre participation au processus de dialogue politique. Une fois que le nouveau conseil présidentiel sera officialisé, on continuera d’accompagner cette nouvelle entité de gouvernance politique dans les prochaines étapes, pour mener le pays à des élections justes et équitables sur la base d’un calendrier précis.

Le président : Merci, madame Bédard.

[Traduction]

La sénatrice Boniface : Merci beaucoup de vous joindre de nouveau à nous. Ma question porte sur la façon dont le Canada envisage de s’attaquer aux problèmes particuliers des gangs. Comme vous le savez, c’est essentiellement l’anarchie pour l’instant; je crois qu’un de mes collègues l’a dit. Il me semble que l’un des défis d’une mission internationale là-bas — nous en avons eu une pendant de nombreuses années — consiste à stabiliser la situation et, en même temps, de maintenir cette stabilité à long terme.

Je comprends qu’il faut d’abord régler la situation politique. D’après ce que j’ai lu, c’est sur cet aspect que l’on met l’accent, mais je suis perplexe quant à la façon dont on peut s’attaquer aux activités des gangs et au rôle que le Canada peut jouer à cet égard. Quel aspect de notre politique canadienne pourra faciliter cet objectif?

[Français]

Mme Bédard : Dans les différentes observations et commentaires qu’on a reçus quand on a consulté une diversité d’Haïtiens pour articuler la réponse du Canada en Haïti, il était très clair effectivement qu’il était nécessaire d’avoir une approche intégrée pour s’attaquer aux différentes dimensions de la crise actuelle. Je parle non seulement la dimension politique, mais aussi justement de la situation des gangs. Comme bon nombre d’entre vous le savent, il y a différents groupes criminels depuis plus de 30 ans en Haïti. Ces groupes criminels font partie du paysage politique et économique du pays et sont financés par les élites politiques et économiques haïtiennes. Donc, c’est pour cette raison que le Canada a mis en place un régime autonome de sanctions pour envoyer un message très clair à ces élites, pour montrer qu’on n’allait pas tolérer plus longuement cette corruption et ce financement des groupes criminels en Haïti.

C’est pour cette même raison que les Nations unies ont établi aussi un régime de sanctions. C’est le deuxième pilier très important de la réponse du Canada en Haïti, en plus du dialogue politique, de l’aide au développement, de l’aide humanitaire et, évidemment, de notre appui à la sécurité, non seulement par l’intermédiaire de notre financement à la mission de soutien à la sécurité menée par le Kenya, mais également par le renforcement des capacités de la Police nationale haïtienne.

[Traduction]

La sénatrice Boniface : À quoi nous sommes-nous engagés pour l’instant? Je sais qu’une formation policière est offerte à proximité, mais pas en Haïti. Combien de nos représentants y participent? Compte tenu de la capacité actuelle de la Police nationale d’Haïti, comment envisagez-vous la participation du Canada dans ce dossier?

[Français]

Mme Bédard : Quand on parle de la formation de la Police nationale haïtienne que fait le Canada, il y a deux champs d’action complémentaires qui sont mis en œuvre actuellement.

Le premier est le rôle de coordination du Canada avec les partenaires internationaux pour assurer une meilleure intégration des efforts de renforcement de la capacité de la Police nationale haïtienne. Ce groupe de coordination, qui a été mis en place par le Canada il y a un an maintenant, permet d’intégrer et d’optimiser les offres d’appui de différents partenaires internationaux, que ce soit sur le plan de l’équipement ou de la formation de la Police nationale haïtienne. On fait cela à la demande de la Police nationale haïtienne, qui n’était pas en mesure de gérer les différentes offres faites par la communauté internationale, puisqu’ils doivent gérer l’urgence actuelle de leur propre situation de sécurité. Nous sommes très impliqués dans ce rôle de coordination.

Ensuite, avec la Gendarmerie royale du Canada, nous contribuons aussi directement aux efforts de formation qui sont menés actuellement en Jamaïque jusqu’à ce que la situation en Haïti permette à la GRC d’offrir cette formation en Haïti même.

Le président : Merci, madame Bédard.

[Traduction]

La sénatrice M. Deacon : Pour ce qui est du suivi auprès de la police et de ses préoccupations, les chiffres diminuent. Ce sont de faibles ratios, cela ne fait aucun doute.

Étant donné que le gouvernement haïtien est resté coincé récemment dans une transition chaotique, qui sont les autres policiers qui suivent leurs ordres? Qui prend les décisions et les ordres, ou est-ce que cela a été un mystère ou un changement?

[Français]

Mme Bédard : Les policiers haïtiens suivent actuellement les directives du directeur général de la Police nationale haïtienne qui, pendant la période de transition entre le gouvernement du premier ministre Henry et la nouvelle entité de gouvernance, est encore le gouvernement de facto responsable de la gouvernance politique en Haïti. Cela se fait notamment sur le terrain par le premier ministre Boisvert, qui est le premier ministre intérimaire.

Dès que la nouvelle entité de gouvernance sera officialisée dans la Gazette officielle de l’État d’Haïti — incessamment, d’une journée à l’autre —, cette nouvelle entité prévoit la mise en place non seulement d’un Conseil des ministres, mais aussi d’un conseil de sécurité nationale qui prendra en charge la coordination des efforts de sécurité dans le pays. C’est à cette entité que va se rapporter le directeur général de la Police nationale haïtienne.

[Traduction]

La sénatrice M. Deacon : Merci. Je voulais parler du gouvernement de transition, des négociations et de ce à quoi tout cela ressemblera. Les acteurs en Haïti qui ont été exclus de ces pourparlers ont exigé de participer aux discussions — certains des chefs de gang les plus puissants que nous puissions imaginer. À votre avis, est-il inévitable qu’au fil du temps, certains de ces hommes puissent participer à ces négociations?

Je sais qu’il ne s’agit peut-être pas d’une solution parfaite et qu’elle pourrait être mal accueillie, mais même les États-Unis ont fini par accepter la participation des talibans. Je me demande si cela est envisageable. Si nous sommes pour en arriver là de toute façon, pourquoi ne pas l’envisager dès maintenant dans l’espoir de peut-être endiguer la violence qui, autrement, continuera de s’intensifier?

[Français]

Mme Bédard : En amont et durant la rencontre de dialogue politique qui a eu lieu à Kingston, en Jamaïque, le 11 mars dernier, cette question faisait partie des discussions. L’ensemble des partis politiques et des groupes politiques qui étaient représentés à cette rencontre et dans ces discussions se sont tous entendus pour dire que non, ce n’est pas acceptable pour les groupes criminels haïtiens de faire partie de cette nouvelle entité de gouvernance politique en Haïti.

De plus, dans l’accord du 11 mars, ils se sont accordés pour inscrire un critère à la sélection des représentants des différents groupes politiques : ne pas avoir de dossier criminel et ne pas être visé par le régime des sanctions des Nations unies. Ils ont voulu envoyer un message très clair sur cette question. J’aimerais simplement ajouter que le nombre de groupes politiques représentés dans cet accord de gouvernance haïtien représente une grande diversité des partis politiques haïtiens.

Le président : Merci beaucoup.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Merci à nos témoins. Merci pour votre travail.

Haïti est un dossier récurrent que j’ai personnellement vu passer à quatre reprises.

Qu’avons-nous appris du passé et qu’est-ce qui est nouveau cette fois-ci? Je ne veux pas dire que tous les problèmes nous viennent d’Haïti. Il est indéniable que nous avons commis des erreurs dans nos interventions ou notre quête d’une solution durable.

Pourriez-vous nous faire part de votre point de vue sur ces deux questions, et en toute franchise, j’espère?

[Français]

Mme Bédard : Effectivement, c’est justement la raison pour laquelle, après l’assassinat du président Moïse, on a pris le temps d’aller rencontrer et écouter une diversité d’acteurs représentant plusieurs secteurs de la société haïtienne, pour voir vraiment ce qui n’avait pas marché par le passé et comment faire les choses différemment. C’est ce qui nous a menés à adopter cette approche intégrée pour s’attaquer à la corruption et au financement des gangs au moyen des sanctions : accompagner un dialogue politique qui vient des Haïtiens, qui est approprié pour les Haïtiens eux-mêmes et qui n’est pas imposé par la communauté internationale et appuyer les institutions haïtiennes, que ce soit la réforme du secteur de la justice ou le renforcement des institutions de sécurité, mais d’une façon permanente.

Un exemple de cela est la mission d’appui à la sécurité des Nations unies qui prépare son déploiement.

Cette mission, dans sa planification, ne prétend pas prendre la place de la Police nationale d’Haïti, mais vise plutôt à l’aider de façon stratégique, ce qui permettra à la Police nationale d’Haïti de rester sur la ligne de front pendant le déploiement, mais aussi après. Ce qui n’a pas changé dans la réponse du Canada en Haïti, c’est notre investissement constant en aide internationale partout en Haïti. Cette aide n’est pas seulement concentrée à Port-au-Prince ou dans le département de l’Artibonite, mais dans tout le pays et est un gage de notre engagement envers Haïti et les Haïtiens.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Tout ce que je dirai à cet égard, c’est qu’on parle beaucoup de l’argent que nous avons investi ou dépensé en Haïti. J’aimerais en savoir un peu plus sur ce que ces investissements nous ont permis de réaliser. A-t-on simplement contribué au mode de vie des gens? Il me semble que nous n’avons pas investi dans la croissance ou la stabilité. C’était juste pour parer au plus pressé.

[Français]

Mme Bédard : Monsieur le président, notre investissement...

Le président : Vous avez seulement 30 secondes; allez-y.

Mme Bédard : Je vais vous donner un exemple concret d’une programmation en développement qui contribue aussi à la situation d’aide humanitaire en ce moment. Le Canada travaille beaucoup avec un partenaire que vous valorisez autant que nous, j’en suis certaine, soit le Programme alimentaire mondial. On travaille avec eux depuis quelques années pour offrir des repas chaque jour à plusieurs enfants haïtiens qui vont à l’école. Pour bon nombre d’entre eux, c’est le seul repas qu’ils ont de façon quotidienne. En ce moment, étant donné que les écoles sont fermées, plusieurs familles vivent dans des camps de réfugiés pour les déplacés internes. Le Programme alimentaire mondial offre ces repas dans les camps pour les personnes déplacées; seulement pour le mois de janvier, 510 000 repas ont été offerts aux enfants.

Le président : Merci beaucoup.

[Traduction]

Le sénateur Woo : J’ai été frappé par ce qu’a dit la sénatrice Coyle, soit qu’en dehors de Port-au-Prince, les choses fonctionnent raisonnablement bien.

Aidez-moi à bien saisir ce que cela signifie pour que je comprenne mieux la nature du conflit en Haïti.

Voici où je veux en venir : pourquoi les gangs ne semblent pas tentés d’investir les régions non urbaines? Est-ce parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle?

Est-ce vraiment une question de pouvoir des élites, de politique et de prise de pouvoir dans la région de la capitale? J’aimerais parvenir à une meilleure compréhension analytique de ce qui se passe et savoir s’il y a un risque que le chaos et l’anarchie se répandent dans les régions rurales.

[Français]

Mme Bédard : C’est une question difficile à laquelle je vais tenter de répondre. Effectivement, étant donné l’association de longue date des groupes criminels en Haïti avec les élites politiques et les élites économiques, qui ont pris l’habitude de travailler avec les gangs pour confirmer leurs territoires, les gangs ont, depuis plusieurs années, été plus présents dans Port-au-Prince et dans le département annexe qui s’appelle l’Artibonite.

En fait, depuis l’accord politique conclu le 11 mars, le changement qu’on a vu dans le comportement de ces groupes criminels, c’est leur association, soit le fait qu’ils ont fait équipe ensemble pour la première fois depuis très longtemps pour unir leurs efforts de déstabilisation de Port-au-Prince et de l’Artibonite. Ils sont très conscients du fait qu’une fois que la nouvelle entité de gouvernance sera officialisée dans la Gazette officielle de l’État d’Haïti, c’est une condition qui sera remplie pour le déploiement et l’arrivée de la mission de soutien à la sécurité menée par le Kenya.

On sent vraiment cet effort de déstabilisation mené en coordination étroite entre les différents gangs en ce moment et qui est concentré sur le centre du pouvoir, qui est Port-au-Prince. Plus on attend, plus la situation perdure, plus il y a de risques que ces efforts de déstabilisation s’étendent dans d’autres départements d’Haïti et nuisent de plus en plus aux points de développement économique qui sont encore en activité un peu partout à travers le pays.

[Traduction]

Le sénateur Woo : Dites-nous brièvement ce qui se passe à la frontière avec la République dominicaine?

[Français]

Mme Bédard : La situation à la frontière entre la République dominicaine et Haïti est tendue en ce moment. Les deux pays n’ont plus d’interlocuteurs communs avec lesquels partager des préoccupations ou arriver à des solutions pour régler des problèmes liés à la frontière. Étant donné qu’Haïti n’a plus d’élus et essentiellement pas de gouvernement en place, cela complique les discussions entre les deux pays et cela cause plusieurs tensions à la frontière en ce moment.

[Traduction]

Le sénateur MacDonald : Merci à nos témoins.

À ce jour, le gouvernement du Canada a imposé des sanctions économiques à 28 citoyens haïtiens en vertu du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant Haïti. Ces sanctions ont été imposées parce qu’on croit que ces personnes contribuent à maintenir l’instabilité et la violence en Haïti. J’aimerais savoir qui sont ces sombres personnages. Ces sanctions économiques ont-elles été efficaces pour dissuader les gens de perpétuer l’instabilité et la violence en Haïti?

Y a-t-il des mesures en place pour atténuer les impacts humanitaires négatifs découlant des sanctions économiques imposées en Haïti?

[Français]

Mme Bédard : Comme je l’ai expliqué plus tôt, l’utilisation de l’outil des sanctions contre les élites corrompues ou les membres des gangs fait partie d’une approche intégrée. Cela ne peut pas être un outil utilisé de façon isolée. Effectivement, c’est un outil qui a grandement contribué à changer les comportements des élites sur le terrain. Assurément, c’est un changement de comportement, un changement de culture qui prendra des années. Le message — et nos différents interlocuteurs haïtiens nous l’ont confirmé —, c’est que le groupe d’experts établi par le régime de sanctions des Nations unies a aussi observé, dans un rapport récent paru au mois d’octobre dernier, qu’il y a effectivement un changement de comportement en Haïti grâce à l’imposition de sanctions. Les représentants politiques font très attention de ne pas prendre de vieilles habitudes de ne pas s’associer à des groupes criminels pour mener à bien leurs intérêts.

[Traduction]

Le sénateur MacDonald : J’aimerais revenir sur ce que le sénateur Harder a commencé à dire au sujet des fonds qui aboutissent à Haïti. Compte tenu de la présence généralisée de bandes criminelles dans ce pays et de la possibilité que nos fonds soient utilisés à mauvais escient, quelles mesures le gouvernement canadien a-t-il prises pour être certain que son aide financière — comme les 80,5 millions de dollars affectés à la mission multinationale de soutien à la sécurité et à d’autres contributions — ne profite pas, sans qu’on le veuille, aux organisations criminelles? Comment savons-nous que ces fonds ne sont pas détournés quelque part?

[Français]

Mme Bédard : C’est une question importante qui est au centre de toute notre réflexion et de la planification de notre programmation en Haïti. Cette programmation du Canada se fait en partenariat avec des gens sur le terrain. Il y a 100 millions de dollars qui ont été annoncés en mars 2023 pour appuyer la Police nationale d’Haïti. Plusieurs d’entre eux sont des partenaires des Nations unies, qui ont des mécaniques de diligence raisonnable bien établies; on s’est assuré que ces mécanismes soient bien en place et puissent nous informer sur la livraison d’équipement et d’assistance à la Police nationale d’Haïti.

En cas de changement de situation, surtout dans le contexte actuel, la livraison d’équipement et d’aide à la Police nationale d’Haïti, si elle ne peut pas être garantie, doit être stoppée jusqu’à ce que ces garanties soient accordées.

[Traduction]

Le sénateur Richards : Merci de votre venue. Le problème tient au principe de la primauté du droit. Contrairement à ce qui se passe en Haïti, le Canada travaille dans le respect de la primauté du droit. Cela a été un problème dans chaque révolution ou semi-révolution au cours des 4 000 dernières années. Voilà le hic.

Au risque de vous paraître cynique, je dirais que les gangs ne respectent pas les règles que nous proposons et qu’ils sont instrumentalisés par des entités politiques ne respectant pas plus ces règles, parce qu’elles n’y voient pas leur intérêt. Comment le Canada peut-il faire face à cette situation tant qu’il n’aura pas transformé le régime de gouvernement en Haïti? Je ne suis pas sûr que ce soit possible. Je sais que cela peut paraître cynique, mais Haïti n’a pas connu la stabilité avant l’avènement de Papa Doc, ce à quoi nous avons consacré des milliards de dollars. Je me demande si nous ne sommes pas en train d’appliquer une autre solution de fortune qui ne fonctionnera pas dans les trois ou quatre ans à venir.

Je sais que je peux paraître cynique en disant cela, mais c’est une situation que nous avons vécue une bonne dizaine de fois.

[Français]

Mme Bédard : Effectivement, c’est une situation difficile et extrêmement complexe. C’est la raison pour laquelle on s’est assuré de consulter et que l’on consulte encore divers acteurs haïtiens afin d’identifier des solutions efficaces dans l’immédiat et à long terme.

Je n’en ai peut-être pas assez parlé, mais il est sûr que la réforme du secteur de la justice et le rétablissement de l’État de droit font partie intégrante de la réponse articulée non seulement par le Canada, mais aussi par la communauté internationale. Cela prendra du temps et il y a beaucoup à faire. Ce ne sont pas des solutions qui sont imposées par la communauté internationale; c’est un processus d’accompagnement à long terme.

On souhaite que cette différente approche qui a été mise en place au cours des dernières années et des derniers mois puisse faire une différence. On voit déjà certains microrésultats dans l’aide au développement, l’aide humanitaire ou l’aide à la Police nationale d’Haïti en ce moment et dans la mise en place de cette nouvelle entité de gouvernance qui représente une diversité de groupes politiques en Haïti. Les choses avancent lentement, mais elles avancent.

[Traduction]

Le sénateur Richards : Merci.

Le président : Moi aussi, j’aimerais vous poser une question qui découle de certaines questions posées par mes collègues. Tout comme eux, je m’intéresse à Haïti et au dossier haïtien depuis un certain temps. Il y a 25 ans, quand j’étais ambassadeur du Canada auprès de l’Organisation des États américains, j’ai passé beaucoup de temps avec mon collègue haïtien. Pourquoi? Parce que le Canada est le seul autre pays francophone de cet hémisphère, ce qui vient avec une certaine responsabilité. Nous le ressentons dans les options politiques adoptées par les gouvernements successifs de notre pays, et par Washington aussi, évidemment. Les collègues qui ont participé au voyage de l’an dernier à Washington se souviendront que nous avons rencontré le président de la commission du Sénat américain sur les relations étrangères, qui demandait au Canada d’en faire plus parce que nous n’en faisions tout simplement pas assez.

La mission de soutien de l’ONU est sur le point de débuter. Nous travaillons aux côtés du Kenya dont les soldats sont actuellement entraînés en Jamaïque. Nous avons répondu présents après chaque tremblement de terre, chaque ouragan, chaque famine et chaque coup d’État, en formant — entre autres — des policiers et des gardiens de la paix. Aujourd’hui, la situation est totalement différente, mais nous sommes toujours là. D’autres pays se sont peut-être retirés.

Ma question pour M. Beaulieu porte sur le devoir de diligence. Nous en sommes, je suppose, à ce qu’on pourrait appeler un « niveau de service minimum ». Les dossiers d’immigration sont traités à partir du Mexique. Nous avons, certes, toujours un consulat sur place, mais notre personnel sur place est en situation de danger. Certains peuvent avoir besoin de counselling et d’autres formes de soutien et, bien sûr, ils sont en danger physique. J’aimerais beaucoup que vous me disiez quelles mesures Affaires mondiales Canada prend en la matière.

M. Beaulieu : Merci pour cette question, monsieur le président. Je vais répondre le plus franchement possible, compte tenu de certaines considérations de sécurité. Premièrement, pour ce qui est de notre position actuelle, sachez qu’il y a quelques semaines, après la fermeture de l’aéroport et voyant l’augmentation de l’activité des gangs, nous avons pris la décision de réduire notre personnel de près des trois quarts. Aujourd’hui, nous n’avons plus sur place que l’ambassadeur et quelques membres clés du personnel politique et du personnel de sécurité. Ces derniers jours, nous avons renforcé ce dispositif en déployant une équipe d’intervention avancée pour contribuer à l’opération, mais vous avez également vu dans les médias que les Forces armées canadiennes appuient aussi notre présence à Port-au-Prince.

En plus de toutes les autres mesures de sécurité et d’atténuation que nous avons adoptées, nous appliquons des protocoles stricts pour nos mouvements. Nous avons regroupé les logements du personnel. Nous avons retenu les services d’entreprises de sécurité privées qui sont solides et aptes à intervenir rapidement. Nous appliquons aussi une protection rapprochée à notre personnel qui doit se déplacer.

Nous continuons d’évaluer la menace de près, tant grâce à nos propres ressources que grâce à nos partenaires, dans les capitales et sur le terrain. Comme le ministre l’a dit récemment, il est important que nous soyons présents à Port-au-Prince, mais de façon soutenable et sécuritaire — et d’une manière qui nous permette de continuer à soutenir notre personnel qui fait de l’excellent travail sur le terrain, grâce à des rotations avec le personnel de Saint-Domingue.

Nous avons retiré notre personnel sur place, mais il n’est pas loin. Nous avons, en quelque sorte, organisé des rotations pour le personnel de Port-au-Prince pour qu’il puisse demeurer sur le terrain — non seulement pour suivre le processus politique, mais aussi pour continuer à fournir de l’aide aux Canadiens, notamment sous la forme de documents de voyage.

Le président : Envisagez-vous également d’offrir des services de counselling à celles et ceux qui pourraient en avoir besoin?

M. Beaulieu : Nous avons recours à toutes les mesures internes d’aide aux employés, en plus du leadership de notre ambassadeur et de nos collègues des régions géographiques, ainsi que des contacts continus avec notre haute direction, qui apporte son soutien et effectue des vérifications régulières.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Coyle : Encore une fois, merci beaucoup à vous deux. Je félicite les gens sur le terrain — l’ambassadeur Giroux et le personnel consulaire, Anita Da Silva et les autres — qui déploient des efforts herculéens.

Le sénateur Harder a posé une question que j’allais poser moi‑même, mais je veux revenir sur une chose : je ne suis pas autant intervenu dans le dossier haïtien que notre président et notre vice-président, mais j’ai été plus actif après le grand séisme de 2010. Après le tremblement de terre, on ne parlait que de « rebâtir en mieux ». En fait, il n’était pas simplement question de rebâtir les infrastructures en mieux. Il s’agissait de rebâtir le pays en mieux — le tissu social et tout ce qui concerne le pays.

Vous avez répondu, dans une certaine mesure, à ce que nous avons appris et à ce que nous allons faire différemment cette fois-ci. Cependant, j’aimerais vous donner l’occasion de parler un peu des principales leçons que nous avons tirées de la situation actuelle. Selon vous, quel genre de relation le Canada pourrait-il entretenir avec Haïti, une fois que nous aurons traversé cette crise?

[Français]

Mme Bédard : Je dirais que la leçon clé, c’est d’être plus à l’écoute d’une diversité d’Haïtiens sur leur façon de voir l’avenir de leur pays et de voir comment un accompagnement de la communauté internationale peut vraiment être utile pour eux. C’est assurément une grande leçon qu’on essaie d’appliquer dans absolument tout ce que l’on fait en ce moment.

L’autre chose, ce serait une meilleure intégration de la contribution de la communauté internationale. J’ai fait référence tout à l’heure au rôle de coordination que le Canada a accepté de prendre dans la coordination de l’aide à la Police nationale d’Haïti. Premièrement, ils n’avaient pas le temps de répondre aux différentes offres.

Deuxièmement, il manquait aussi de cohérence dans les différentes propositions qui ont été faites par les différents partenaires internationaux. Je dirais que ce sont les deux grands apprentissages. Le troisième élément, et j’y ai fait référence tout à l’heure, c’est de ne pas répondre avec une aide internationale et un accompagnement politique sans s’attaquer au problème de fond de la corruption dans le pays. Pour résumer, ce sont trois grands apprentissages, oui.

La sénatrice Coyle : Merci.

[Traduction]

Le sénateur MacDonald : J’aimerais revenir sur une question que j’ai soulevée précédemment. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, nous versons de l’argent et de l’aide à Haïti, mais c’est la France, et non le Canada, qui est à l’origine de cette catastrophe perpétuelle. Je suis curieux : combien d’argent la France met-elle sur la table? Nous, nous investissons 80 millions de dollars. Qu’est-ce que la France fait pour essayer de trouver une solution à ce problème sans fin dans cette partie du monde?

[Français]

Mme Bédard : Je ne peux pas parler pour la France. On va peut-être entendre certaines choses nouvelles aujourd’hui avec la grande visite officielle que nous avons au Canada en ce moment même. Je peux dire toutefois que la France est un partenaire important du Canada dans la réponse internationale en Haïti. Elle est impliquée dans le groupe de coordination d’appui à la Police nationale d’Haïti et elle a contribué à son renforcement, en plus de l’annonce qu’elle a faite, juste avant le mois de janvier, de sa contribution à la mission de soutien à la sécurité menée par le Kenya. C’était une annonce de 3 millions d’euros qui a été qualifiée de premier montant — et une seconde annonce pourrait suivre. La France est, en effet, un partenaire actif dans les différentes discussions avec la communauté internationale en Haïti.

Le président : Merci beaucoup. Malheureusement, le temps est écoulé. Au nom du comité, je veux remercier Sylvie Bédard, directrice générale, Amérique centrale et Caraïbes, et Sébastien Beaulieu, directeur général et dirigeant principal de la sécurité, Sécurité et gestion des urgences.

Merci beaucoup pour le travail que vous faites, vous et vos équipes, pour le Canada et pour Haïti. Merci beaucoup.

[Traduction]

Chers collègues, pour notre deuxième groupe de témoins, nous allons passer à notre étude sur les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique. Aujourd’hui, je suis très heureux d’accueillir des représentants de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture — aussi connue sous le nom de FAO — en les personnes de Beth Bechdol, directrice générale adjointe, de Lauren Phillips, directrice adjointe, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes, et de Nicholas Sitko, économiste principal, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes.

Merci de votre présence. Comme d’habitude, nous sommes prêts à entendre votre déclaration liminaire. Par la suite, les sénateurs vous poseront des questions auxquelles, espérons-le, vous nous répondrez.

Madame Bechdol, vous avez la parole. Soyez tous les bienvenus.

Beth Bechdol, directrice générale adjointe, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture : Merci beaucoup, sénateur. Honorables sénateurs, je vous remercie de me donner l’occasion de m’adresser à vous à propos de ce rapport important et opportun intitulé The unjust climate: Measuring the impacts of climate change on the rural poor, women and youth, soit Un climat injuste : Mesurer l’mpact du changement climatique sur les pauvres, les femmes et les jeunes des zones rurales. Il est agréable de voir des visages familiers, mais, pour ceux d’entre vous que nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer, sachez que nous avons hâte non seulement à cette séance d’information, mais aussi, espérons-le, à d’autres réunions et collaborations avec bon nombre d’entre vous.

Au nom de la FAO, je tiens à exprimer notre gratitude au gouvernement du Canada pour son soutien continu . En fait, nous sommes arrivés de Rome il y a deux jours pour participer à des consultations informelles avec des représentants du gouvernement canadien et des représentants américains venus de Washington. Nous avons jugé important de pouvoir parler franchement, ensemble, de la façon dont nous travaillons pour améliorer le mesures prises pour améliorer la sécurité alimentaire dans le monde.

Le Canada a non seulement été un champion mondial de notre travail à ce niveau, mais il a aussi joué un rôle très important dans notre travail de promotion de l’égalité entre les sexes et de lutte contre les changements climatiques. Nous sommes donc convaincus que ce nouveau rapport appuiera votre excellent travail continu dans ce domaine également.

Pas plus tard que l’an dernier, nous avons eu une séance spéciale avec certains d’entre vous et de vos collègues au sujet d’un autre rapport traitant de la situation de la femme dans les systèmes agroalimentaires et des écarts entre les sexes dans l’alimentation et l’agriculture mondiales. Le rapport dont nous parlons aujourd’hui, intitulé The unjust climate: Measuring the impacts of climate change on the rural poor, women and youth, fournit des données à propos de l’impact des changements climatiques sur les pauvres, les femmes et les jeunes. Il braque les projecteurs sur celles et ceux qui sont touchés de plein fouet par la crise climatique et qui, le plus souvent, sont ceux qui contribuent le moins à des problèmes comme les émissions de gaz à effet de serre.

Vous avez mentionné l’Afrique. C’est sur ce continent que les répercussions sont particulièrement dramatiques, compte tenu du nombre de personnes dont la subsistance dépend de l’agriculture et des ressources naturelles.

Je l’ai constaté de visu, il y a quelques semaines, lors d’un voyage en Somalie, un pays qui a été touché par des sécheresses répétées, suivies par des inondations, puis par des sécheresses et des inondations historiques.

Sur ce, je vais céder la parole à mes collègues qui, comme je l’ai indiqué, sont les auteurs de ce travail remarquable. Il ne fait aucun doute que vous apprécierez les détails sur son contenu important et sur les efforts que ce travail a nécessités. Sans plus tarder, je cède la parole à M. Sitko, qui va parler davantage des conclusions du rapport.

Nicholas Sitko, économiste principal, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture : Merci beaucoup, honorables sénateurs.

Je suis heureux de pouvoir vous présenter certaines des principales conclusions du rapport. Tout d’abord, je vais vous mettre en contexte afin que vous puissiez comprendre le contenu de ce rapport. Celui-ci reprend les données recueillies dans les enquêtes socioéconomiques de 24 pays à faible revenu et à revenu intermédiaire couvrant cinq régions du monde. Nous les avons combinées dans l’espace et dans le temps, de même qu’avec des données satellitaires couvrant une période de 70 ans. Nous avons ainsi pu démontrer que les extrêmes climatiques — les phénomènes météorologiques extrêmes que sont, par exemple, le stress thermique, les sécheresses et les inondations — ainsi que les changements de température à long terme, impactent différemment les populations en fonction de l’âge, de l’aisance économique et du sexe des personnes.

Je vais commencer par quelques résultats d’ensemble, puis je me concentrerai sur l’Afrique subsaharienne. Les résultats d’ensemble concernent les 24 pays. Pour l’Afrique subsaharienne, les données proviennent de 12 pays. Nous disposons à leur propos de données beaucoup plus précises sur les petits agriculteurs et sur les parcelles ou les systèmes agricoles qu’ils gèrent.

Ces résultats d’ensemble nous ont permis de constater que les phénomènes météorologiques extrêmes ont des répercussions beaucoup plus importantes sur les personnes qui vivent dans la pauvreté, sur les femmes en milieu rural et les populations rurales plus âgées.

Nous avons constaté qu’au cours d’une année moyenne, le stress thermique, les inondations et les sécheresses font perdre à ces populations entre 3 et 8 % de leur revenu par rapport, disons, aux populations non vulnérables. Pour mettre cela en contexte, si nous devions regrouper ces expériences individuelles dans tous les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, nous parlerions de pertes de revenu de 16 à 37 milliards de dollars américains chaque année pour ces populations vulnérables.

Il ne s’agit pas seulement d’événements météorologiques extrêmes. Il y a aussi les changements de température à long terme. Par exemple, nous avons constaté qu’une augmentation de 1 degré Celsius de la température moyenne réduit de 34 % le revenu global des ménages ruraux dirigés par une femme. Ce sont des résultats très spectaculaires, qui sont principalement attribuables à des pertes de revenu agricole.

Maintenant, en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, nous avons constaté que l’exposition aux phénomènes météorologiques extrêmes pousse les femmes des secteurs ruraux — les agricultrices — à adapter leurs systèmes agricoles d’une manière semblable, voire meilleure que celle des hommes. Elles adoptent de nouvelles pratiques pour s’adapter et faire face à ces événements.

Par ailleurs, elles agissent beaucoup plus en réaction aux phénomènes météorologiques extrêmes. Dans ces situations, les femmes des zones rurales en Afrique subsaharienne travaillent en moyenne une heure de plus par semaine que les hommes. Cela s’ajoute à leur charge de travail déjà disproportionnée.

Malgré tout ce travail, malgré une augmentation de la main‑d’œuvre et l’adoption de pratiques d’adaptation, les systèmes agricoles féminins en milieu rural sont encore beaucoup plus sensibles aux phénomènes météorologiques extrêmes que les systèmes agricoles masculins. Par exemple, pour chaque journée de chaleur extrême vécue par le personnel agricole, les femmes en milieu rural ont tendance à perdre 3 % de plus de la valeur totale de leur production que les hommes. Dans une année typique, on ne parle que d’une journée. Nous, nous en vivons environ six.

Une autre constatation importante est l’incidence de ces événements sur le travail des enfants. Nous avons constaté que, dans une année moyenne, la charge de travail des enfants de 10 à 14 ans est accrue de près d’une heure par semaine — en fait de 50 minutes — en réponse aux événements climatiques. Cela se fait au détriment de leurs études et de leur temps libre.

Malgré l’ampleur de ces défis, il n’en demeure pas moins que le financement général et le financement pour le climat en vue de soutenir l’adaptation et de réduire les vulnérabilités sont plutôt faibles. Seulement 1,7 % du financement pour le climat, retracé en 2018, ciblait les petits agriculteurs. Cela représente 10 milliards de dollars américains, ce qui est évidemment une fraction de la valeur des pertes que ces groupes subissent, et on parle d’encore moins par rapport aux coûts qu’ils doivent assumer pour s’adapter.

Nous avons examiné les politiques climatiques des 24 pays étudiés, comme les documents de contribution établis à l’échelon national et les plans d’adaptation nationaux. Sur les 4 000 mesures de lutte contre les changements climatiques proposées dans ces documents, 6 % seulement mentionnaient les femmes, 2 % les jeunes et 1 % les personnes vivant dans la pauvreté. Évidemment, nous avons constaté un écart important sur le plan du financement et des politiques à cet égard.

Le rapport présente de nombreuses stratégies fondamentales pour relever certains de ces défis. Je me propose de vous parler brièvement de cinq mesures à prendre pour remédier aux vulnérabilités constatées, toutes reposent sur des approches intégrées. Premièrement, il faut éliminer les disparités en matière d’accès aux ressources auxquelles font face ces populations, notamment pour ce qui est de l’accès aux terres, au crédit et aux marchés. Deuxièmement, il faut mettre sur pied des services de lutte contre les changements climatiques et de vulgarisation agricole qui répondent aux besoins des populations les plus vulnérables, par exemple, par le recours à des méthodes participatives. Troisièmement, il faut investir dans la réduction des risques et compenser les pertes grâce, notamment, à des systèmes de protection sociale pouvant être montés en puissance en cas de crise. Quatrièmement, il faut investir dans les économies rurales, non agricoles et hors exploitations. C’est essentiel, surtout pour les jeunes. Cela s’entend d’investissements dans l’éducation et dans les compétences non techniques, ainsi que de l’ouverture de nouveaux marchés pour les petites entreprises, du crédit et du financement. Enfin, nous devons nous attaquer à certaines normes et contraintes discriminatoires auxquelles ces populations sont parfois confrontées — au-delà de l’aspect matériel — et envisager des approches transformatrices sexospécifiques qui rassemblent les femmes et les hommes pour discuter de la façon dont les normes sexospécifiques peuvent influencer la vulnérabilité des femmes.

La recherche de solutions locales est porteuse d’espoir. En adoptant une approche plus inclusive à l’égard des mesures et des investissements liés aux changements climatiques, nous sommes en mesure de planifier un avenir plus durable et plus résilient face aux changements climatiques. Merci. Je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci pour ces explications. Nous allons commencer la série de questions.

Chers collègues, vous savez comment nous fonctionnons, soit que chacun aura quatre minutes. Veuillez faire en sorte que vos mises en contexte et vos questions soient aussi brèves et concises que possible.

La sénatrice M. Deacon : Merci pour ce document qui contient un ensemble de données très concis susceptible de nous aider.

La question à laquelle je pense concerne ce qui pourrait fort bien être une disparité. Je vais vous poser une question au sujet des petites exploitations agricoles en Afrique et des effets plus importants que les changements climatiques ont sur ces exploitations. J’ai lu que, même si l’Afrique subsaharienne produit jusqu’à 80 % de la nourriture, seulement 1,7 % du financement mondial destiné à la lutte contre les changements climatiques sert à financer des projets de petites exploitations agricoles. Pourquoi ce différentiel? Est-ce à cause d’un problème logistique, en ce sens qu’il serait plus facile ou plus sûr de financer de grands projets? Le lobbying est-il en cause, l’argent aboutissant dans l’escarcelle des plus influents? Je suis curieuse.

Je vous invite à commencer, monsieur Sitko, et les autres pourront enchaîner.

M. Sitko : Merci. C’est une excellente question d’économie politique à bien des égards.

J’ai vécu en Zambie pendant neuf ans, travaillant avec de petits agriculteurs. Il était clair que la majeure partie des dépenses publiques allait aux grands agriculteurs sous forme de subventions, de soutien des prix pour la production excédentaire de maïs et de subventions des intrants. Cela représentait environ 90 % du budget agricole.

Pour être admissible aux mécanismes de soutien des prix, il faut avoir une production excédentaire. Beaucoup de petits agriculteurs produisent de petits excédents. Comme ils vendent et achètent sur les marchés, ils sont automatiquement exclus de cette politique.

Les subventions aux intrants imposaient de très fortes restrictions quant à la taille du domaine exploité. Il fallait posséder plus de 2,5 hectares. Encore une fois, cela excluait près de 70 % de la population rurale. Se posait une véritable question d’économie politique, celle de savoir qui était un véritable agriculteur. Ensuite, il y avait la question de savoir qui était en mesure de produire un excédent notoire? C’est ce qu’a fait un puissant lobby agricole.

Il s’agit plutôt de changer l’idée qu’on se fait d’un agriculteur. Comment repositionner la politique gouvernementale pour ne pas simplement appuyer ceux qui sont déjà en mesure de profiter des avantages et de permettre aux petits agriculteurs de faire la transition vers une production plus axée sur les excédents de production? La FAO fait beaucoup de travail à cet égard.

La sénatrice M. Deacon : Avant que quelqu’un d’autre ne fasse des commentaires à ce sujet, mais tout en gardant cela à l’esprit et compte tenu de votre réponse jusqu’à maintenant — ainsi que des problèmes climatiques qui rendent l’agriculture de moins en moins fiable —, pensez-vous qu’une partie de ces petits exploitants agricoles vont disparaître?

Lauren Phillips, directrice adjointe, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture : Permettez-moi d’ajouter quelque chose à ce que M. Sitko a dit au sujet du financement national et international.

C’est déjà le cas. Les fonds pour le climat sont plutôt accordés pour des activités d’atténuation que pour des activités d’adaptation. La grande majorité du financement va à l’atténuation. C’est en partie parce qu’il est plus facile de trouver de grands projets à financer.

Le financement de l’agriculture est considéré comme très risqué. L’adaptation exige des changements à l’échelon individuel, à l’échelon du ménage. Quand vous demandez aux grands financiers d’investir dans les petites fermes, vous leur demandez d’assumer beaucoup de coûts de transaction. Il y a des organismes, comme notre agence sœur à Rome, qui mettent beaucoup l’accent sur l’adaptation des petits agriculteurs aux changements climatiques, mais ce n’est pas le gros du financement.

Pour répondre à votre deuxième question, il n’existe malheureusement pas beaucoup d’autres options pour les gens malgré les circonstances difficiles que vous avez mentionnées et qui sont soulignées dans le rapport.

Le rapport conclut entre autres que les pauvres sont de plus en plus dépendants du revenu agricole en dépit de la baisse des rendements, parce qu’ils n’ont pas d’autre solution. L’exception dans les constatations, c’est que les jeunes trouvent des façons de générer un revenu hors ferme parce qu’ils sont plus disposés à quitter les régions rurales ou à travailler ailleurs, comme en entreprise. Dans l’ensemble, les pauvres et les femmes, en particulier, n’ont peut-être pas d’échappatoires, et ils s’accrochent malgré les difficultés et les pertes qu’ils subissent en agriculture.

Le sénateur Ravalia : Merci à vous tous et à votre équipe pour votre venue.

Je suis né et j’ai grandi au Zimbabwe. J’ai de la famille en Zambie et au Malawi, et je suis très conscient du travail incroyable que vous faites, ce dont je vous remercie.

Pourriez-vous me donner plus de détails sur les défis que vous devez relever afin de maintenir cet équilibre délicat entre l’aide d’urgence et la facilitation du développement agricole à long terme dans les zones de conflit? Surtout dans le monde actuel. Avez-vous l’impression que la fatigue des donateurs est en train de devenir un facteur dans le travail que vous faites?

Mme Bechdol : Je crois que je vais répondre à cette question. Je supervise notre travail de mobilisation des ressources et notre Bureau des urgences et de la résilience. Nous avons abordé ce sujet en profondeur plus tôt aujourd’hui au cours de certaines consultations.

Comme nous vous l’avons bien décrit, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO, est un organisme technique spécialisé. Comme nous intervenons de plus en plus dans des situations difficiles que vivent de nombreux pays du monde — causées par des changements climatiques, des conflits, des circonstances qui sont le fait de l’Homme, des guerres et autres —, nous intervenons toujours plus dans un contexte d’urgence collective et d’action humanitaire.

Dans ces circonstances, notre rôle consiste à rester fidèles à nos antécédents techniques en agriculture et à mettre l’accent sur la résilience. Notre approche complète celles de nos collègues — comme le Programme alimentaire mondial, l’UNICEF, l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui sont généralement considérés comme des intervenants humanitaires. La FAO assume le rôle important d’accompagner ces intervenants et de fournir aux habitants des villages ruraux, des collectivités et des agriculteurs des semences, des engrais ainsi que des vaccins et des aliments pour animaux. Ces produits sont essentiels non seulement pour produire de la nourriture pour les habitants de ces régions, mais aussi pour maintenir leurs moyens de subsistance. Nous savons que c’est crucial.

Vous avez posé une question sur la lassitude des donateurs. Je crois que de plus en plus, comme de nombreux autres gens, nous observons dans le monde des dynamiques découlant de diverses circonstances politiques. Certains de nos principaux pays donateurs s’éloignent du multilatéralisme pour adopter un point de vue plus nationaliste en se repliant sur eux-mêmes.

Malheureusement, nous essayons tous d’obtenir les mêmes fonds. Cela crée une dynamique intéressante à bien des égards avec certains de nos organismes partenaires. À la FAO, nous avons accru notre contribution volontaire dans ce contexte d’interventions d’urgence, tout en veillant à respecter notre mandat technique de renforcement de la résilience des pays. À l’heure actuelle, nos deux principaux programmes ont lieu en Afghanistan et en Somalie. En Afghanistan, nous avons 420 personnes gérant un programme de 500 à 600 millions de dollars. Le programme de Somalie est mené par 500 personnes et s’élève à 300 à 400 millions de dollars. Nous constatons que dans ces pays, nos programmes deviennent toujours plus pertinents et qu’ils prennent de l’ampleur.

La sénatrice Coyle : J’aurais tellement de questions à vous poser. Je vous remercie pour votre présence et pour votre travail. Je suis très déçue, mais pas surprise, de constater que l’on se demande encore qui sont les « vrais » agriculteurs. On entend cette question depuis les années 1960 dans les pays en développement. Dans les années 1980, nous nous efforcions de définir qui, des hommes et des femmes, étaient vraiment agriculteurs. Je suppose qu’il faut un certain temps pour que la mentalité des gens change.

Je n’ai pas eu l’occasion de lire ce document en détail, mais deux choses m’intéressent beaucoup. D’abord, en Afrique ou ailleurs, est-ce que vos pratiques d’agriculture comprennent des méthodes de lutte contre les changements climatiques, comme la séquestration de carbone et autres? C’est ma première question.

Ma deuxième question porte sur les occasions de subsistance en dehors de la ferme. Votre organisme se spécialise dans l’agriculture et dans l’alimentation. Comment intégrez-vous ces deux objectifs? La réalité oblige-t-elle les agriculteurs à travailler à l’extérieur pour compléter le revenu de leur ferme? Je voudrais vraiment le savoir.

M. Sitko : Je vais commencer par répondre à la première question sur l’agriculture. L’agriculture est un secteur très particulier qui permet d’atteindre ces deux objectifs : le développement, l’adaptation et la séquestration. Ces objectifs sont au cœur des pratiques agricoles, et nous en faisons la promotion dans presque tous nos programmes. Nous soulignons l’importance des pratiques qui favorisent la santé des sols, l’accumulation de carbone dans le sol, la réduction du brûlage des résidus et la réduction du labourage. Ces pratiques bénéficient de la plantation d’arbres, qui favorisent la séquestration et la productivité.

Évidemment, tout cela se fait lentement. Ces solutions suivent le rythme de la nature, qui fait toutes choses en son temps. La FAO doit donc innover beaucoup pour aider les agriculteurs — qui, à court terme, doivent avant tout assurer leur sécurité alimentaire — à adopter des pratiques qui bénéficient au reste de la population. Ils en bénéficient aussi à long terme en adaptant leur exploitation aux changements climatiques, ce qui accroît leur productivité. Par conséquent, nous allions diverses interventions à des mesures de protection sociale, à de la formation et à l’acquisition de compétences pour des emplois hors de la ferme .

Mme Phillips : Quant aux moyens de subsistance — c’est aussi une question intéressante —, le rapport que nous avons publié l’an dernier, et que Mme Bechdol a mentionné dans sa déclaration préliminaire, indique que 66 % des femmes d’Afrique subsaharienne travaillent dans le secteur agricole. Un moins grand pourcentage d’entre elles travaillent encore à la ferme et un nombre croissant, surtout en Afrique de l’Ouest, travaille à l’extérieur de la ferme, notamment dans la transformation, la commercialisation et la vente d’aliments. C’est du travail post-récolte.

Nous restons fidèles à notre mandat agroalimentaire. Toutefois, la chaîne de valeur offre de nombreuses possibilités. En fait, les économies rurales d’Afrique, et ailleurs dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, tendent à passer de la production aux autres systèmes agroalimentaires de la chaîne de valeur. M. Sitko a dit tout à l’heure que nous encourageons les gens à développer des moyens de subsistance résilients. Ils acquièrent diverses sources de revenus pour résister aux catastrophes. Comme elles surviennent de plus en plus souvent, il est important que les familles aient d’autres sources de revenus afin de ne pas être obligées d’émigrer en empruntant des voies dangereuses ou de suivre d’autres stratégies d’adaptation nocives.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.

Le sénateur Harder : Je vous remercie pour votre présence et pour votre travail.

J’ai trois questions rapides. Dans le cadre de l’étude, vous intervenez dans cinq régions — se trouvent-elles toutes en Afrique? Combien d’entre elles sont en Afrique? Avez-vous constaté des différences régionales qui méritent d’être soulignées?

Ma deuxième question porte sur les normes discriminatoires en matière de genre. Comment les pays clients réagissent-ils à cela? Les pays donateurs ne s’en préoccupent probablement pas.

Troisièmement, dans quelle mesure bénéficiez-vous du capital social? À l’heure actuelle, le monde de la philanthropie semble se concentrer sur l’innovation dans le secteur agricole, sur la réduction de la pauvreté et sur la lutte contre les changements climatiques. Êtes-vous en contact avec ces donateurs? Ce secteur se réunira à New York la semaine prochaine, je crois. Comment vous inspirez-vous les uns et les autres?

M. Sitko : Les cinq régions de l’étude sont des pays d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. La moitié de ces pays se trouvent en Afrique. Nous avons une vaste population en Afrique de l’Ouest, en Afrique australe et en Afrique de l’Est. Nous avons cependant de la peine à effectuer des estimations à l’échelle régionale. Lorsqu’on commence à découper les données en fonction des groupes de population et de l’exposition au stress, etc., on se retrouve avec des échantillons plus petits et il devient plus difficile d’obtenir des résultats, mais nous nous efforçons de surmonter ce problème.

Mme Phillips : Je vous remercie de poser une question sur les normes discriminatoires en matière de genre. Pour revenir au point soulevé par la sénatrice Coyle, ces normes changent extrêmement lentement. Elles sont toutefois au cœur de l’inégalité entre les sexes dans les systèmes agroalimentaires. Nos diverses discussions avec les États membres de la FAO sont relativement positives. La plupart des pays investissent beaucoup pour assurer l’autonomie économique des femmes dans les systèmes agroalimentaires, parce qu’ils savent qu’une majorité de femmes travaillent dans ce secteur et contribuent énormément à son économie.

Pour essayer de modifier ces normes, il faut en discuter avec beaucoup de délicatesse. Nous en parlons avec les autorités locales ainsi qu’avec les hommes, les femmes, les garçons et les filles pour essayer de résoudre les conflits. Nous leur présentons les avantages de réduire l’inégalité des soins, par exemple, en soulignant qu’elle nuit au potentiel du ménage. Nous leur demandons de nourrir de façon égale les femmes, les hommes, les garçons et les filles. La FAO et les autres organismes appliquent des approches diverses pour adapter leurs interventions aux contextes locaux et pour essayer de modifier les normes qui les préoccupent le plus.

Mme Bechdol : Permettez-moi de répondre à la dernière question sur le capital social. Il est vrai que notre organisme a une base de donateurs très fidèles. La majeure partie de notre financement — volontaire, extrabudgétaire — provient de donateurs réguliers des pays membres, comme le Canada, les États-Unis, l’Union européenne et bien d’autres. Les fonds climatiques — le Fonds vert pour le climat et le Fonds pour l’environnement mondial, qui sont des fonds verticaux pour le climat — constituent maintenant 17 ou 18 % de nos ressources extrabudgétaires. Nous voyons de plus en plus de programmes menés avec des institutions financières internationales et des banques multilatérales de développement, dont la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement et la Banque africaine de développement.

Quant aux nouvelles possibilités d’intervention, il y a quelques années à peine, la FAO a appliqué, avec l’appui de ses membres, l’une de ses premières stratégies avant-gardistes de mobilisation du secteur privé. La FAO et d’autres membres des Nations unies ne sont pas très à l’aise face à cette démarche. En fait, nous doutons beaucoup que le secteur privé soit prêt à relever un certain nombre de ces défis avec la même mentalité, les mêmes valeurs et la même motivation que nous.

La FAO saisit toujours plus d’occasions de mobiliser des sociétés du secteur privé, pas nécessairement pour financer des interventions, mais pour les orienter vers des pays qui ont besoin de leurs investissements. D’un autre côté, plusieurs fondations nous procurent toujours plus de financement direct et de ressources. Pour revenir à ce que vous disiez au sujet de l’impact social et, peut-être, de l’investissement d’impact, il est évident qu’un grand nombre d’entre nous à l’ONU travaille étroitement avec des organismes comme la Fondation Gates, mais aussi, de plus en plus, avec la Fondation Mastercard, la Fondation IKEA et les Rockefeller. Bon nombre d’entre elles ont des priorités communes dans le cadre de leur soutien aux petits exploitants agricoles ainsi que de leur concentration sur l’Afrique et sur la discrimination en matière de genre.

Nous essayons de plus en plus de collaborer et d’apprendre les uns des autres dans ce domaine. Nous nous exprimons tous de façons très différentes. Les Nations unies et le secteur privé ne communiquent pas toujours de la même façon, alors nous essayons de nous entendre. À mon avis, les sociétés du secteur privé peuvent avoir un impact considérable.

Le président : Merci beaucoup, madame Bechdol.

Le sénateur Woo : Bonsoir. Merci d’être venus. Le problème des petits exploitants agricoles est très ancien. D’une certaine façon, il est endémique dans le monde de l’entreprise. J’ai une question plus générale au sujet du développement économique et de l’abandon de l’agriculture comme principale source de production économique pour la population. Il ne s’agit pas seulement des revenus gagnés à l’extérieur de la ferme, qui est une façon de s’attaquer au problème, mais de la grande question macroéconomique suivante : est-il possible d’inciter les gens à passer de leurs domaines de faible productivité à des domaines de meilleure productivité qui, en même temps, renforcerait leur résilience face aux catastrophes climatiques et météorologiques?

Pouvez-vous nous parler de ce qui se passe en Afrique dans les pays où vous intervenez?

M. Sitko : Je peux commencer. Vous avez raison : il y a eu très peu de progrès, du moins en Afrique subsaharienne, en ce qui concerne la transition de l’agriculture à faible productivité vers des sources d’emploi mieux rémunérées et plus productives pour les petits exploitants. Comme vous le dites, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte.

D’abord, l’économie non agricole stagne. Nous vivons à l’ère postindustrielle, n’est-ce pas? À notre époque, nous ne constatons plus le même pouvoir d’attraction que les grands centres manufacturiers exerçaient sur des millions de gens de la terre en quête d’emplois salariés. Ce type de défi structurel est jumelé au fait que l’agriculture à très petite échelle est, en bonne partie, désormais plus exposée à des conditions extrêmes, tant en matière de volatilité des prix sur les marchés mondiaux qu’en matière de conjoncture climatique locale.

Quant au principal moteur de la création d’emplois non agricoles en Asie du Sud-Est — où l’on observait, d’une part, une agriculture à forte productivité permettant de dégager des revenus excédentaires, et, d’autre part, une demande accrue pour des produits qui attiraient des investissements dans les industries locales et incitaient les gens à quitter la ferme —, force est de constater que cette dynamique s’exerce de plus en plus difficilement dans de nombreuses régions de l’Afrique subsaharienne.

Il n’en demeure pas moins que 80 % de la population dépend de l’agriculture, dans une certaine mesure. Nous sommes d’accord? On ne peut nier que l’agriculture demeure l’un des principaux moteurs de la transition économique que nous souhaitons tous. Cela étant, il faut des investissements complémentaires, extérieurs au secteur agricole, pour créer un certain dynamisme. Cela suppose une meilleure politique budgétaire et une meilleure politique commerciale, et signifie que toutes ces mesures, des mesures extérieures au secteur agricole, sont nécessaires à la relance du secteur agricole.

Le sénateur Woo : Avez-vous des exemples de réussite en Afrique subsaharienne?

Mme Phillips : L’Éthiopie constitue un exemple de transformation rurale réussie, une transformation fortement attribuable à une stratégie gouvernementale unifiée. On a constaté des améliorations importantes en matière de réduction de la pauvreté et de sécurité alimentaire, malgré les importants défis qui subsistent dans ce pays. Le recours à un ensemble stratégique de politiques dans le secteur de l’agriculture et dans d’autres secteurs — pour revenir à ce que disait M. Sitko au sujet de la transformation industrielle, etc. — et l’élaboration d’une stratégie organisée autour d’objectifs précis ont constitué une stratégie très fructueuse dans ce pays.

Pour ajouter à ce que disait M. Sitko, l’un des problèmes persistants en Afrique subsaharienne, tient à ce que les parcelles sont de plus en plus petites. Il n’y a eu aucun remembrement. La plupart des transformations réussies sont le fait de l’augmentation de la taille des exploitations, car la main-d’œuvre excédentaire a quitté la ferme. En Afrique, et dans certaines parties de l’Asie du Sud également, la taille des fermes diminue et, comme elle n’a pas été augmentée, les gains de productivité n’ont pas été suffisamment importants. Ils ont été faibles comparativement à des régions comme l’Asie de l’Est, où on a observé d’énormes augmentations de productivité au siècle précédent.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Boniface : Merci d’être ici. Je me demande si votre rapport traite de la relation entre les changements climatiques et leurs répercussions sur le secteur agricole, particulièrement en Afrique, ainsi que des objectifs de développement durable. Le rapport traite-t-il de l’un ou l’autre de ces aspects? Le cas échéant, quelles en sont les conclusions?

M. Sitko : Pas précisément. Il affirme essentiellement que, si nous ne nous attaquons pas à cet enjeu, il nous sera impossible de réaliser les progrès nécessaires à une réduction importante de la pauvreté et de la faim.

Il n’en demeure pas moins que, si ces événements continuent de gruger les perspectives économiques pour une grande partie de la population, qui est déjà la plus vulnérable — et sans que la situation s’améliore de façon significative —, les gens concernés seront laissés pour compte, ce qui est contraire aux objectifs de développement durable. Le message sous-jacent est que, si nous ne relevons pas ce défi, nous ne serons jamais en mesure d’atteindre l’objectif souhaité.

La sénatrice Boniface : En fonction du soutien et du financement de la communauté internationale que vous observez, y a-t-il des exemples de certains pays qui sont parvenus à apporter une aide mesurable dont on comprend l’objectif, ou s’agit-il principalement d’une approche multilatérale? Je me demande simplement s’il y a un véritable chef de file dans ce dossier.

M. Sitko : L’Éthiopie revient sans cesse nous hanter. Les défis sociaux y sont nombreux et il y règne une guerre civile. En ce qui concerne précisément l’adaptation aux changements climatiques, les Éthiopiens ont intégré à leur principal programme de protection sociale — l’un des plus importants en Afrique —, les objectifs d’adaptation aux changements climatiques et de leur atténuation. Par conséquent, les Éthiopiens ont encouragé la création de structures de conservation des sols et de l’eau — l’agroforesterie, entre autres —, qui ont contribué à engendrer des débouchés économiques, à créer des biens publics et à réduire l’érosion. C’est cette intégration d’une politique agricole à une politique sociale axée sur l’emploi, mais également axée sur des biens publics plus importants, qui a contribué à ce résultat. Ils ont connu un certain succès, mais ils ont d’autres défis à relever.

La sénatrice Boniface : J’aimerais aborder la question sous un autre angle, celui des pays donateurs, des fondations ou d’autres organismes. Êtes-vous en mesure de constater l’importance accordée à la façon dont le financement est ficelé, aux objets de ce financement et aux règles entourant les critères imposés, qui permettent d’aborder les différents enjeux très importants auxquels sont confrontés ces pays?

Mme Bechdol : Il est vrai que nous constatons de plus en plus la création de liens avec bon nombre de nos principaux donateurs. Avec eux, nous tentons principalement de cerner un besoin précis au niveau national. Il ne faut pas oublier que la FAO possède plus de 140 bureaux de pays. Dans bien des cas, ce sont nos directeurs ou nos équipes qui y travaillent, avec les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, du Climat, de l’Eau, etc., et nous déterminons un besoin prioritaire, de concert avec le gouvernement national. Ensuite, nous répondons à ce besoin avec l’aide de nos collègues, ici, à Ottawa, ou à Bruxelles, à Washington, à Tokyo et à d’autres endroits.

Ce qui compte davantage que la structure du financement, c’est d’en arriver à mettre en évidence — et cela survient de plus en plus souvent —, l’impact de nos gestes. Les résultats sont primordiaux et c’est sur quoi nous et nos partenaires clés concentrons nos énergies. Notre collaboration est primordiale et les donateurs nous appuient assez généreusement.

Le président : Merci.

Le sénateur MacDonald : Vingt-quatre pays ont participé à l’enquête. Je suis curieux : pourquoi ces 24 pays ont-ils été choisis? Quels critères ont été utilisés pour leur sélection? J’ai remarqué que certains pays d’Afrique, comme le Botswana, ne figurent pas sur cette liste. Le Botswana est un pays enclavé, qui semble assez bien géré par rapport à beaucoup de pays africains. Dans quelle mesure cette situation est-elle attribuable aux enjeux climatiques et dans quelle mesure est-elle attribuable à la façon dont ces pays sont administrés?

M. Sitko : Je vous remercie de cette question. Il s’agit d’une diversité de pays. La sélection des pays s’est effectuée simplement en fonction de la disponibilité des données. Il nous fallait une enquête récente et représentative à l’échelle nationale. Elle devait contenir des renseignements sur le revenu des gens — tant sur le revenu agricole que sur le revenu non agricole — et elle devait également contenir de l’information sur l’emplacement des personnes interrogées. Nous devions savoir où elles se trouvaient afin de pouvoir relier ces renseignements socioéconomiques à l’information satellitaire dont nous disposions. De plus, les enquêtes devaient avoir été réalisées depuis 2010. C’étaient là les critères utilisés.

Ces pays étaient les seuls qui répondaient à tous ces critères et qui faisaient également partie de l’initiative de notre service de la statistique d’harmoniser ces enquêtes nationales. Notre service de la statistique avait œuvré à produire de l’information, à regrouper les données sur le revenu de façon similaire dans tous ces pays afin qu’elles soient comparables. Nous avons dû travailler avec ce que nous avions.

Il est vrai que bon nombre de ces pays sont fragiles, mais il existe une grande diversité entre eux. Entre le Vietnam, la Mongolie, l’Équateur et le Pérou, il y a de grandes différences. Les pays africains ont été sélectionnés parce que presque tous font partie de l’initiative de la Banque mondiale appelée Étude sur la mesure des niveaux de vie, qui produit un ensemble très normalisé de données d’enquête qui permet d’améliorer la compréhension des questions agricoles. Mais des pays comme le Botswana, la Namibie et l’Afrique du Sud en sont exclus.

Le sénateur MacDonald : J’ai une petite question : je songe à votre patrie, à la Rhodésie qui vous a vu naître. La Rhodésie était autrefois le grenier de l’Afrique. Je suis simplement curieux, quel genre d’information obtiendrons-nous de la Rhodésie à présent, en ce qui a trait à ces facteurs?

M. Sitko : J’ignore quels types d’enquêtes sont actuellement menées au Zimbabwe. En ce qui concerne la Zambie, on y trouve des données d’enquête très à jour. Mais pour ce qui est du Zimbabwe, je ne sais pas ce qui s’y fait. Il y avait jadis un très bon service agricole. Je ne sais pas où le pays en est maintenant.

Le président : Merci. Nous passerons au deuxième tour dans un instant, mais j’ai une question, qui nous ramène aux points soulevés plus tôt par mes collègues et, je crois, à vos réponses également. Elle porte au fond sur la lassitude des donateurs. Il y a les contributions fixes — bien sûr, il y a aussi les contributions volontaires — et, comme chacun sait, nous vivons dans un contexte mondial de crises multiples. Il y a probablement plus de famines que jamais, et certaines d’entre elles sont, c’est bien connu, attribuables aux changements climatiques.

Madame Phillips, dans votre exposé, vous avez fait référence à votre agence sœur. Pour que ce soit bien clair, j’imagine que vous faisiez référence au Fonds international de développement agricole, ou FIDA, dont le siège social est à Rome et qui a un mandat quelque peu différent du vôtre. Puisque les deux agences sont situées côte à côte, et qu’elles œuvrent toutes les deux dans le domaine agricole, il y a peut-être place à une meilleure coordination — ce qui risque d’être le cas également avec un certain nombre de mécanismes de financement en matière d’initiatives climatiques, tous constitués différemment et difficilement accessibles pour les gouvernements des pays avec lesquels vous travaillez —, et cela laisse supposer qu’un service d’assistance technique pourrait aider ces pays à présenter des demandes de subventions et d’autres types de contributions.

J’aimerais savoir s’il y a plus d’interactions et de discussions entre les divers organismes spécialisés, en toute connaissance des pressions financières que vous subissez, bien entendu.

Mme Phillips : Merci. J’aurais dû mentionner le Fonds international de développement agricole. Je pense que, dans notre domaine de travail en particulier, il y a eu deux façons très réussies de collaborer entre les deux institutions qui me viennent immédiatement à l’esprit. La première concerne le genre. Le FIDA, le Programme alimentaire mondial et la FAO collaborent dans le cadre de deux programmes communs. Le plus important est un programme sur le terrain appelé Programme conjoint d’accélération des progrès en faveur de l’autonomisation économique des femmes rurales, qui utilise les différents mandats des trois institutions pour adopter des approches complémentaires en matière de normes sociales, de productivité et de soutien propres aux zones de conflit et aux pays fragiles.

Il existe une autre façon qui concerne les approches transformatrices en matière de genre, où les trois institutions ont entrepris une approche dans laquelle elles ont essayé de renforcer leur capacité interne à effectuer un travail transformateur en matière de genre, mais aussi de démontrer l’utilité de telles approches sur le terrain. Cela a fonctionné au Malawi et en Équateur.

Par ailleurs, il existe une initiative en matière de données dans le cadre de laquelle le FIDA et la FAO collaborent avec la Banque mondiale pour développer les enquêtes mentionnées par M. Sitko, qui sont essentielles pour réaliser le type de travail que nous effectuons. Il s’agit de l’initiative 50x2030. Elle vise à réaliser des enquêtes agricoles très détaillées dans 50 pays d’ici 2030, principalement en Afrique subsaharienne, mais aussi dans d’autres pays à faible revenu et à revenu intermédiaire. Je laisserai Mme Bechdol s’exprimer sur les questions plus générales de la collaboration.

Mme Bechdol : Merci, madame Phillips. Monsieur le sénateur, je voudrais faire deux commentaires. Tout d’abord, je dirais que pour les agences basées à Rome, je pense que la coopération est à son plus haut niveau. Nous avons trois dirigeants d’organisations qui travaillent bien ensemble, passent du temps ensemble et ont voyagé ensemble. Je pense que cela commence vraiment à se manifester sur le terrain au niveau des pays, où nos équipes doivent vraiment être très coopératives dans leur façon de travailler.

L’autre chose qui change, selon moi, c’est que nous nous concentrons désormais de plus en plus sur l’importance des systèmes agroalimentaires. Nous avons organisé le Sommet sur les systèmes alimentaires sous l’égide du secrétaire général. Nous nous rendons compte que pour beaucoup d’entre nous, les relations avec seulement deux autres agences sœurs, qui se trouvent être géographiquement situées à Rome, ne suffisent plus. Je suis très fière du travail de la FAO dans ses interventions à l’échelle nationale en liaison avec les coordinateurs résidents des Nations unies et les équipes de pays membres de l’ONU, en partenariat avec des collègues du Programme des Nations unies pour le développement, le PNUD, de l’Organisation internationale pour les migrations, l’OIM, du Programme des Nations unies pour l’environnement, le PNUE, de l’Organisation internationale du travail, l’OIT, et d’ONU Femmes, car chacune de ces autres agences onusiennes a un rôle de plus en plus important à jouer pour apporter ce type de solutions uniques et d’avantages comparatifs aux défis que vous avez évoqués.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Coyle : J’ai deux questions rapides. Je les poserai toutes les deux. Vous avez commencé par parler de l’infime partie du financement de la lutte contre les changements climatiques qui est consacrée au domaine dont nous parlons aujourd’hui. Ma première question est la suivante : a-t-on beaucoup travaillé sur le fonds pour pertes et préjudices, et sur la façon de l’utiliser une fois qu’il sera opérationnel, car les personnes dont vous parlez sont exactement celles à qui il est censé servir?

Ma deuxième question est la suivante : je connais les antécédents des agences des Nations unies et la manière dont elles travaillent avec les gouvernements. Dans certains des pays dont nous parlons ici, beaucoup de gouvernements ne sont pas très fonctionnels. Votre agence travaille-t-elle sur ces questions avec le secteur non gouvernemental, c’est-à-dire la société civile, en particulier au niveau local? S’agissant de normes sociales et de choses de ce genre, les organisations locales sont souvent plus efficaces que les gouvernements pour ce qui est des interactions au niveau de la communauté.

Mme Bechdol : Permettez-moi de répondre à la première question et peut-être que Mme Phillips pourra commenter certaines des relations avec la société civile et d’autres acteurs non étatiques, qui sont des collaborations et des partenariats très importants.

Je pense que nous sommes tous attentifs à la suite des événements concernant le fonds pour pertes et préjudices créé à la suite de la dernière conférence des parties, ou COP. Nous avons certainement été très encouragés par l’attention ciblée et sincère portée à l’alimentation et à l’agriculture lors de cette dernière COP, et nous sommes déjà intéressés par ce qui nous attend lors de la prochaine COP à Bakou.

Ces types de fonds sont des développements très importants compte tenu des pressions exercées sur le financement traditionnel. Ce que nous considérons comme une occasion à saisir, c’est le fait qu’ils sont très programmatiques et qu’il existe des possibilités d’approches multipartites pour obtenir ce financement. Nous les suivons donc de près et nous sommes impatients d’essayer d’obtenir des ressources appropriées pour relever certains de ces défis.

Mme Phillips : Nous travaillons beaucoup avec les organisations de la société civile et les agences locales, en particulier dans des circonstances difficiles. Il peut s’agir d’organisations non gouvernementales internationales, ou d’ONG. CARE Canada est très présente et fait un excellent travail sur le genre, par exemple. Il peut aussi s’agir d’organisations plus locales, comme les organisations de femmes qui font la promotion des travailleurs informels en Inde ou dans d’autres endroits du monde.

Pour revenir à la question de l’acheminement des fonds vers ce type d’organisations, voici l’une des possibilités : la FAO vient d’être choisie pour mettre en œuvre un programme de petites subventions affilié au FEM. Nous avons discuté avec nos collègues du Bureau du changement climatique, de la biodiversité et de l’environnement pour nous assurer que nous pouvons soutenir ce type de fonds afin qu’ils atteignent les plus petites organisations et les organisations qui représentent, par exemple, les populations autochtones, les femmes ou les personnes très pauvres, soit celles qui peuvent être négligées si vous avez de grandes ONG internationales qui sont également admissibles à ce type de financement. Nous menons ces deux types d’actions.

Le sénateur Woo : Ma question est peut-être la plus difficile. Elle découle de vos premiers commentaires sur le fait que les personnes les plus touchées par les changements climatiques proviennent de régions qui étaient les moins responsables de tels changements.

Il y a un débat dans ce pays, et une opinion de plus en plus répandue parmi les personnes âgées, selon laquelle le Canada ne devrait pas faire beaucoup plus, ou pas du tout, pour s’occuper de nos émissions de gaz à effet de serre, ou GES, parce que notre contribution au problème des GES est très faible, dans le contexte mondial.

Je me demande si vous pourriez réagir à cela, s’il vous plaît, si vous vous sentez à l’aise de le faire.

Le président : Ce n’est pas du tout une question politique. Ça va.

M. Sitko : D’une certaine manière, j’y verrais aussi une occasion. Si, en tant que communauté mondiale, nous reconnaissons qu’il s’agit d’un défi, un défi existentiel, potentiellement, les possibilités de créer de nouvelles formes d’économies, de nouvelles formes d’occasions d’emploi et d’affaires, ainsi que des innovations dans ce domaine, et d’être un leader mondial dans ce domaine, en exploitant ce que vous avez déjà, à savoir des niveaux extrêmement élevés de capital humain, seront la base de toute réponse à la crise climatique.

Comment passer d’une dépendance énergétique ou d’émissions à des émissions différentes et plus faibles? En séquestrant le carbone, etc.? Le capital humain sera le moteur de cette évolution. C’est un avantage comparatif majeur pour un pays comme le Canada. Même si vos émissions globales sont faibles, vous êtes toujours un grand producteur de combustibles fossiles et vous disposez toujours d’une base de capital humain très élevée dans laquelle vous pourriez puiser pour innover dans ce secteur, je pense. Je pense qu’il est finalement dans l’intérêt de tous de résoudre cette crise, même pour les politiques locales.

Mme Bechdol : Permettez-moi de conclure en disant que je pense que nous partageons avec vos dirigeants agricoles et politiques le point de vue selon lequel l’agriculture doit vraiment être considérée comme l’une des solutions à ces défis, par opposition à ce qui est souvent perçu comme l’agriculture étant le principal contributeur, ou même le méchant, d’une certaine manière.

Il ne s’agit pas d’ignorer le fait que nous savons qu’une grande partie des émissions de gaz à effet de serre est liée à la production de bétail et à d’autres aspects de l’agriculture, mais nous sommes déterminés à travailler avec les dirigeants et les communautés agricoles pour relever les moyens de réduire ces contributions et, en fin de compte, essayer non seulement de nous remettre sur la voie des objectifs de développement durable, mais aussi de contribuer à relever un certain nombre de défis liés au climat.

Nous avons souvent entendu parler de l’accent mis, comme l’a dit M. Sitko, sur les marchés du carbone et la tarification du carbone ici au Canada. Nous espérons que ce type de leadership pourra être présenté.

Le président : Merci beaucoup. Nous avons atteint le temps imparti. Au nom du comité, j’aimerais remercier nos témoins : Beth Bechdol, directrice générale adjointe; Lauren Phillips, directrice adjointe, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes; et Nicholas Sitko, économiste principal, Division de la transformation rurale et de l’égalité des sexes, tous de la FAO à Rome. Je vous remercie d’avoir été parmi nous aujourd’hui. Nous avons eu une discussion approfondie. Je vous en remercie.

Chers collègues, avant de lever la séance, je vous signale que demain, nous nous réunirons pendant une heure seulement, à partir de 12 h 30, pour poursuivre notre étude sur l’Afrique avec Son Excellence Bankole Adeoye, commissaire chargé des affaires politiques, de la paix et de la sécurité à la Commission de l’Union africaine. Il est venu d’Addis-Abeba pour nous rencontrer demain.

(La séance est levée.)

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