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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 24 octobre 2024

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-282, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (gestion de l’offre).

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bonsoir, honorables sénateurs. Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

J’inviterais maintenant les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.

Le sénateur Gold : Bonjour. Marc Gold, du Québec.

La sénatrice Gerba : Bonjour. Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Al Zaibak : Bonjour. Mohammad Al Zaibak, de l’Ontario.

Le sénateur Ravalia : Bonjour. Mohamed Ravalia, de Terre‑Neuve-et-Labrador.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle‑Écosse.

[Français]

La sénatrice Verner : Josée Verner, du Québec.

[Traduction]

Le président : Bienvenue aux sénateurs. Bienvenue à tous les gens au pays qui nous regardent sur SenParlVU.

Chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-282, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (gestion de l’offre).

[Français]

Nous accueillons, par vidéoconférence, Patrick Taillon, professeur et codirecteur, Centre d’études en droit administratif et constitutionnel, Université Laval, et Philippe Lagassé, professeur adjoint et titulaire de la Chaire Barton, École d’études internationales, Université Carleton.

[Traduction]

Je vous remercie tous les deux de votre présence. Avant que nous écoutions vos déclarations préliminaires et que nous vous posions des questions, je demanderais à toutes les personnes présentes de bien vouloir mettre en sourdine les notifications sur leurs appareils. Nous sommes maintenant prêts à entendre vos déclarations préliminaires.

[Français]

Professeur Taillon, vous avez la parole.

Patrick Taillon, professeur et codirecteur, Centre d’études en droit administratif et constitutionnel, Université Laval, à titre personnel : Bonjour. D’abord, je remercie les membres du comité de cette invitation.

Je serai bref, car mon message est assez simple et clair. Je ne suis pas un spécialiste de la gestion de l’offre, mais comme juriste en droit constitutionnel, je crois qu’il est juridiquement possible d’accroître le rôle du Parlement sur ces questions et d’encadrer un peu mieux la marge de manœuvre de l’exécutif.

Le cœur de mon message, c’est qu’ici, le droit ne doit pas servir de faux prétexte. Être pour ou contre la gestion de l’offre, c’est une chose, mais il ne faut pas se réfugier derrière des prétextes juridiques.

Le président : Professeur Taillon, excusez-moi. Nous éprouvons présentement des difficultés techniques.

Professeur Taillon, vous pouvez poursuivre votre présentation.

M. Taillon : Je voudrais concentrer mon message ailleurs que sur le fond de la question, soit le fait d’être pour ou contre les systèmes de gestion de l’offre, car je ne suis pas un spécialiste de la gestion de l’offre. Je m’intéresse davantage à la mécanique juridique.

Est-ce qu’il est possible de resserrer la marge de manœuvre de l’exécutif en cette matière? Est-ce qu’il est possible d’ajouter un peu plus de parlementarisme? Je crois que oui.

Surtout, le cœur de mon message, c’est que le droit ne doit pas servir ici de faux prétexte. Que l’on soit pour ou contre la gestion de l’offre, c’est une chose, mais selon moi, ce serait une erreur de prétendre que le projet de loi ne fonctionne pas parce qu’il faudrait un consentement de l’exécutif, étant donné que certains pourraient prétendre que ce projet de loi modifie, limite ou cherche à limiter considérablement la prérogative de la Couronne en matière de négociations dans les traités relatifs aux affaires étrangères.

Là-dessus, je veux être très clair. La Cour suprême et les décisions de la Chambre des communes pointent clairement dans une direction. L’article 10 de la Loi sur les affaires étrangères est un pouvoir statutaire qu’il ne faut pas confondre avec la prérogative qui, elle, continue d’exister. Lorsqu’on encadre les pouvoirs de l’article 10, on touche à un pouvoir statutaire; on ne touche pas à la prérogative. C’est pour cette raison, selon moi, que le consentement royal n’est pas requis.

Le deuxième message que je veux partager, c’est qu’une fois qu’on fait ce constat, il ne faut ni surestimer ni sous-estimer les effets du projet de loi. Puisqu’on ne limite que les pouvoirs statutaires prévus par la loi à l’article 10, on peut utiliser le langage de l’interdiction de négocier un traité.

On est plutôt en présence d’un mécanisme qui vise à compliquer la vie de l’exécutif pour le forcer à agir à visière levée, à introduire de la transparence, de la démocratie et du parlementarisme si jamais il souhaite remettre en question la gestion de l’offre. Le projet de loi vise aussi à donner à l’exécutif une capacité, dans d’éventuelles négociations, de dire aux autres gouvernements que nous ne pouvons pas faire de compromis sur la gestion de l’offre parce qu’au Canada, il existe une loi qui complique la vie et qu’il vaut mieux faire d’autres compromis.

C’est pour toutes ces raisons qu’il faut bien comprendre le mécanisme qui est devant nous et qu’il ne faut ni sous-estimer les effets de la loi ni les surestimer. De plus, il faut voir dans ce mécanisme un outil supplémentaire qui permet de protéger certains intérêts, sans nécessairement rendre la question de la gestion de l’offre irréversible.

Voilà un peu le cœur de mon message; on n’a pas besoin de consentement royal, et en même temps, il faut faire une lecture juste de ce qu’il est possible de faire et de ce qu’on ne peut pas faire avec le projet de loi qui est devant nous.

Le président : Merci beaucoup. La parole est maintenant à vous, professeur Lagassé.

Philippe Lagassé, professeur adjoint et titulaire de la Chaire Barton, École d’études internationales, Université Carleton, à titre personnel : Je vous remercie de m’offrir l’occasion de comparaître devant vous pour discuter du projet de loi.

Aujourd’hui, mon objectif est de mettre en évidence deux problèmes liés au projet de loi et de proposer une recommandation.

[Traduction]

Le premier problème du projet de loi est qu’il ne lie pas la Couronne. Cette omission peut signifier que le projet de loi n’atteint pas son objectif : limiter l’exercice par l’exécutif de la prérogative royale en matière d’affaires étrangères en ce qui concerne la gestion de l’offre. Il ne s’agit pas d’une question de consentement de la Couronne. Il s’agit de l’article 17 de la Loi d’interprétation, qui stipule que les lois du Parlement ne lient pas nécessairement la Couronne et n’ont pas d’effet sur ses prérogatives en l’absence de dispositions expresses à cet effet. Le projet de loi C-282 ne contient pas de disposition liant expressément la Couronne, ce qui soulève des doutes quant à ses effets sur la prérogative.

[Français]

Bien qu’une loi puisse également lier la Couronne par l’implication nécessaire, le projet de loi ne semble pas répondre aux critères établis par la Cour suprême du Canada.

Inversement, à supposer que le projet de loi soit contraignant pour la Couronne, la législation proposée nuit à la séparation des pouvoirs au Canada.

[Traduction]

Comme la Cour suprême l’a constaté dans l’affaire Khadr :

[...] il est de la « responsabilité constitutionnelle de l’exécutif de prendre des décisions concernant les affaires étrangères dans le contexte de circonstances complexes et en fluctuation constante, en tenant compte des intérêts nationaux plus larges du Canada.

S’il lie effectivement la Couronne, le projet de loi C-282 constitue une intrusion non négligeable dans la capacité de l’exécutif à mener les affaires étrangères avec dignité et efficacité. Cela renforce l’importance de lier la Couronne par des mots explicites dans le projet de loi C-282. Si le Parlement souhaite réellement entraver la diplomatie et les négociations commerciales du Canada, il doit le dire explicitement. Le Parlement a cette capacité. Si c’est ce qu’il a l’intention de faire, il peut facilement l’exprimer clairement.

[Français]

À la lumière de ces considérations, je recommande que le Sénat renvoie le projet de loi à la Chambre des communes afin qu’elle puisse déterminer si le projet de loi devrait lier la Couronne et ce que cela signifierait pour la conduite des affaires étrangères. Je vous remercie.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup.

Je voudrais signaler que la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario, s’est jointe à nous.

Chers collègues, comme d’habitude, vous disposez de quatre minutes chacun. Veuillez faire en sorte que votre intervention soit concise et que vos questions soient brèves. Nos deux témoins pourront ainsi fournir une réponse complète.

Le sénateur MacDonald : Merci aux très bons témoins.

En protégeant les secteurs soumis à la gestion de l’offre, le projet de loi C-282 semble limiter la marge de manœuvre dont dispose le Canada dans le cadre de négociations commerciales. D’un point de vue constitutionnel, quels sont les problèmes d’ordre juridique ou liés au fédéralisme qui pourraient découler d’une telle restriction du pouvoir du gouvernement fédéral en matière de commerce? L’un ou l’autre d’entre vous peut certainement répondre à la question.

M. Lagassé : Il s’agit d’un point fondamental à soulever quant aux questions juridiques et au fédéralisme. Les accords commerciaux sont liés à des mesures habilitantes, ce qui permet au Parlement fédéral et aux provinces d’examiner ce qu’on leur soumet. La prérogative en matière de traité ne permet pas normalement à l’exécutif d’imposer des restrictions ou des modifications à la gestion de l’offre de son propre chef. Pour ce faire, il faut généralement des mesures habilitantes et l’accord des provinces.

Je pense que nous touchons au cœur du problème ici. Par le projet de loi, le Parlement est censé tenter de ne même pas donner à l’exécutif la capacité de proposer un plan complet. Il essaie de limiter la capacité de l’exécutif à même évaluer différentes options soumises à l’examen du Parlement et des provinces.

Voici ma principale mise en garde : les législateurs ont déjà la capacité de s’exprimer sur la question lorsqu’ils en sont saisis. Il me semble excessif, et cela empiète sur le rôle constitutionnel de l’exécutif, de les empêcher de le faire avant que le Parlement et les provinces ne soient invités à examiner les mesures habilitantes pertinentes.

[Français]

M. Taillon : Je pense que sur la question du fédéralisme, en fait pour toutes les questions relatives aux négociations, il faut distinguer ce qui se passe en amont et en aval des négociations.

Avant la négociation, l’enjeu juridique des provinces est secondaire, mais on sait qu’après les négociations, s’il y a des changements qui les concernent, leur législation de mise en œuvre est indispensable. C’est pour cela qu’entre le juridique et le politique, on va impliquer de plus en plus les provinces de manière préventive dans certaines négociations, on va les consulter ou on va essayer de voir si un consensus est possible.

Ce projet de loi ne change rien à cette dynamique. Sous l’effet du projet de loi, avant de se lancer dans une remise en question du système de gestion de l’offre, l’exécutif peut difficilement faire l’économie de se tourner vers le Parlement. Le projet de loi, évidemment, n’empêche pas l’exécutif d’agir avec sa bonne vieille prérogative royale, mais s’il veut exercer les pouvoirs stipulés à l’article 10, c’est impossible; il faudra d’abord modifier l’article 10 et pour cela, retourner devant le Parlement.

Tout cela vise à forcer le gouvernement à annoncer préventivement qu’il va remettre cela en question. A contrario, cela permet à la ministre des Affaires étrangères, si elle est sous pression, de faire des compromis à la dernière minute dans une négociation complexe et de justifier son refus auprès de ses partenaires. Cela lui donne une arme pour dire qu’il y a une loi qui empêche de faire cette concession qui est exigée par les partenaires étrangers et qui rend le travail plus compliqué.

Cela peut se faire au même titre que, parfois, nos gouvernements sont arrivés dans des négociations internationales en disant qu’ils voulaient bien faire telle ou telle concession, mais qu’ils devaient en discuter auparavant avec les provinces. Pour l’exécutif, ces petits obstacles juridiques sont parfois aussi des outils dans la négociation qui lui permettent de rester fidèle à son plan de match.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Merci aux deux témoins. Nous sommes ravis de vous compter parmi nous.

Le projet de loi est devenu politisé et nous entendons des témoignages convaincants de part et d’autre. Il s’agit toutefois d’un projet de loi d’initiative parlementaire qui a été adopté par la Chambre des communes. Au Sénat, nous procédons à un examen approfondi et nous appliquons les principes de base d’un second examen objectif. Le Sénat peut-il, en fait, rejeter le projet de loi sans répercussions juridiques ou constitutionnelles, en particulier pour ceux qui pourraient se sentir lésés si le projet de loi était adopté?

[Français]

M. Taillon : Le rôle du Sénat est effectivement de poser ce second regard attentif. À cet égard, je ne suis pas en désaccord avec mon collègue M. Lagassé sur la lecture qu’il fait du projet de loi; cependant, y apporter un amendement, comme il le propose, radicaliserait l’effet du projet de loi.

Il est vrai qu’il y a un petit écart entre le libellé du projet de loi, qui prétend interdire la remise en question de la gestion de l’offre, et l’effet réel du projet de loi, qui est plutôt un resserrement de la marge de manœuvre de l’exécutif en ce qui concerne exclusivement ses pouvoirs statutaires sous le régime de l’article 10.

Y a-t-il vraiment lieu de retourner le projet de loi à la Chambre des communes pour être plus clair? Ce gain de clarté s’accompagne aussi d’une radicalisation des termes du projet de loi. Ses effets seraient nettement plus considérables. Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire d’apporter cette clarification, puisque, en ce moment, le but est de donner un atout à la ministre des Affaires étrangères pour lui permettre de dire qu’au Canada, il est difficile de négocier des compromis là-dessus, car nous avons cette loi. Je pense que le projet de loi, tel qu’il est rédigé en ce moment, permet de resserrer les règles du jeu et de produire un effet politique fort, mais en même temps de ne pas produire une interdiction qui serait trop limitative pour l’avenir.

[Traduction]

M. Lagassé : À mon avis, c’est un projet de loi mal rédigé. Comme M. Taillon le laisse entendre, il semble se situer dans une zone grise, entre son objectif et son contenu. En effet, même les défenseurs de ce texte législatif semblent indiquer qu’il pourrait ne pas permettre de réaliser sur le plan juridique ce qu’il prétend faire. S’il devait essayer de réaliser juridiquement ce qu’il fait, les enjeux s’en trouveraient alors augmentés.

Pour ce qui est du Sénat, c’est exactement là son rôle : se demander pourquoi il devrait accepter une mesure législative qui pourrait ou non faire ce qu’elle prétend faire, qui sème la confusion, qui ne semble pas bien rédigée, qui est un projet de loi d’initiative parlementaire et qui est apparemment motivée non pas par des considérations juridiques à ce stade-ci, mais par des considérations politiques. En fait, c’est à cet égard que le Sénat a un rôle à jouer : mettre en suspens des choses qui sont politiquement très litigieuses d’un point de vue juridique. Il ne s’agit pas de rejeter d’emblée le projet de loi ni d’empêcher qu’il soit adopté une seconde fois. Le Sénat est en mesure de proposer des amendements pour améliorer un projet de loi ou pour demander à la Chambre des Communes de s’exprimer plus clairement sur ses objectifs et je pense que c’est sur ce point que je suis entièrement d’accord avec mon collègue, M. Taillon.

[Français]

Si la Chambre des communes veut réellement lier la Couronne, elle devrait le dire. Si c’est plutôt une question politique ou de tenter d’imposer certaines limites sur des ministres lorsqu’ils viennent négocier, il y a d’autres façons de le faire.

Je trouve cela un peu bizarre d’utiliser un projet de loi pour atteindre des objectifs politiques.

[Traduction]

La sénatrice M. Deacon : Ma première question s’adresse à M. Lagassé. Elle concerne un article que vous avez publié et qui s’intitule Supply Managing the Prerogative? Vous avez souligné que le projet de loi C-282 ne liait pas la Couronne — et vous en avez parlé plus tôt —, ce qui jette un doute sur la question de savoir s’il impose des limites contraignantes à la prérogative en matière d’affaires étrangères. Vous vous demandez pourquoi les rédacteurs du projet de loi n’ont pas tenu compte des avertissements, c’est-à-dire que le fait de ne pas lier expressément la Couronne causerait des problèmes en fin de compte, si l’intention était bien de lier la Couronne.

Aujourd’hui, pouvez-vous nous parler des problèmes que le projet de loi pourrait entraîner, s’il était adopté, et des difficultés que l’ambiguïté pourrait causer aux négociateurs commerciaux, de votre point de vue?

M. Lagassé : Au fond, il s’agit simplement de l’intention du Parlement. Si le Parlement cherche à limiter la capacité de l’exécutif à négocier, il doit le faire en utilisant des termes explicites afin qu’il n’y ait pas de confusion quant à ce qu’il peut ou ne peut pas faire exactement.

Comme je l’ai mentionné dans l’article, par exemple, le projet de loi vise à modifier l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement. Dans l’affaire Khadr, la Cour suprême nous dit que l’article 10 ne lie pas la Couronne, que la prérogative demeure. Si on lie l’article 10, qui porte sur le ministre des Affaires étrangères, le lien avec le ministre du Commerce international n’est pas tout à fait clair, car les pouvoirs de ce ministre relèvent d’une autre partie de la loi. De même, nous savons que la responsabilité ultime des affaires étrangères revient au premier ministre. Quel est leur rôle dans les négociations? La loi les lie-t-elle?

La loi est tout simplement ambiguë et manque de clarté. Lorsqu’il s’agit de montrer l’intention du Parlement ou d’essayer de donner des orientations à l’exécutif en matière d’affaires étrangères, le Parlement devrait dire exactement ce qu’il essaie de faire. Sinon, il sème la confusion. Je pense que c’est en partie ce à quoi mon collègue, M. Taillon, fait allusion. Cela crée de l’ambiguïté.

Bien que je comprenne le désir, sur le plan politique, de faire réfléchir l’exécutif au sujet de la gestion de l’offre, je ne pense pas que nous devrions entretenir l’ambiguïté de cette façon dans nos lois. Le Parlement devrait s’exprimer clairement lorsqu’il cherche à empiéter sur ce que la Cour suprême nous a dit être une responsabilité constitutionnelle de l’exécutif.

La sénatrice M. Deacon : Merci beaucoup.

Monsieur Taillon, en juin 2021, vous avez parlé du précurseur du projet de loi C-282, soit le projet de loi C-216, à la Chambre des communes. Vous avez déclaré que le Parlement pouvait encadrer l’exercice des pouvoirs statutaires du ministre qui sont prévus à l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, et que : « [...] aller dans cette direction est un choix politique qui appartient aux élus de la Chambre. » Plus tard au cours de la réunion, en réponse à une question, vous avez dit que rien n’était irréversible, c’est-à-dire qu’une décision prise par le Parlement aujourd’hui pour offrir certaines protections peut être défaite par le Parlement dans l’avenir.

Je sais que l’aspect commercial de la question n’est peut-être pas votre domaine d’expertise, mais dans un cas comme ce projet de loi, qui concerne le commerce avec d’autres pays, n’y verriez‑vous pas un problème — une situation dans laquelle on se renverrait la balle sur ce que le ministre peut ou ne peut pas faire en fonction des jeux politiques et des parlementaires du moment?

[Français]

M. Taillon : C’est le concept même de la souveraineté du Parlement, qui suppose que le Parlement de demain peut modifier ce que le Parlement d’aujourd’hui décide.

Personnellement, je crois que c’est important que peu importe l’ampleur des effets que produit cette loi, elle puisse être abrogée si jamais il y avait lieu, pour une majorité à la Chambre des communes, de déposer un projet de loi, d’aller chercher le mandat auprès des parlementaires et d’ouvrir une négociation sur ces questions. Rien n’empêcherait le Parlement de demain de revenir sur ces questions.

Il ne faut pas tomber dans le piège et croire que le projet de loi ne produit aucun effet; il ne produit que des effets sur les pouvoirs prévus à l’article 10, mais cela envoie, d’un point de vue politique, un message important. Ce n’est pas la première fois qu’on adopte des projets de loi de ce genre.

Je fais une comparaison qui est loin du commerce, mais plus proche de mon domaine. Lorsque le Parlement a adopté une loi sur les élections à date fixe, on pouvait y voir un message fort, mais avec une limitation très partielle des pouvoirs du gouverneur général. Depuis, cela a produit des effets politiques importants, du moins lorsque le Parlement est majoritaire. On est un peu dans un domaine —

[Traduction]

Le président : Monsieur Taillon, je suis désolé de vous interrompre, mais nous devons poursuivre pour respecter le temps de parole alloué.

Le sénateur Harder : Merci à nos témoins de ce matin.

Ma question s’adresse à M. Lagassé. Pourriez-vous nous donner des exemples de mesures législatives qui ont limité la capacité de la Couronne? À quoi une telle situation peut‑elle ressembler?

M. Lagassé : C’est très courant. Il y a un préambule ou une introduction. Dans la Loi sur les mesures d’urgence ou la Loi sur la mise en quarantaine, par exemple, on trouve un libellé clair : « la présente loi lie Sa Majesté ». Nous savons donc que l’objet de la loi dans ce contexte est clairement de remplacer la prérogative et de la suspendre. Dans de nombreuses lois, ce n’est pas le cas et elles peuvent, parfois, supplanter la prérogative par déduction logique, parce que sinon, l’objet de la loi serait, en fait, nul.

Ainsi, la Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications ne lie pas la Couronne, mais nous supposons que l’objet était de créer un organisme du renseignement électromagnétique étranger par voie législative et non de fournir la prérogative de le faire. Toutefois, je dirais que si nous n’avons pas lié la Couronne dans ce cas, c’est en partie parce que les activités de collecte de renseignements électromagnétiques menées par les Forces armées canadiennes, par exemple, peuvent ne pas relever du CST et qu’il faut par conséquent une certaine marge de manœuvre — et non pas une trop grande rigidité —, et des lacunes doivent être comblées.

Lorsqu’on ne lie pas la Couronne, on admet en fait qu’il existe des lacunes dont il faut tenir compte. Lorsqu’on lie la Couronne, on franchit une étape supplémentaire. Je ne veux pas empiéter sur le temps de parole de mon collègue, mais même la Loi sur les mesures d’urgence nous en donne un bon exemple. Parce qu’elle lie la Couronne comme elle l’a fait, elle a sérieusement nui à la capacité du gouvernement de s’appuyer sur la prérogative de maintenir la paix, par exemple, dans le cas du convoi. Par conséquent, il a été jugé que le gouvernement était allé à l’encontre de la Loi sur les mesures d’urgence en agissant comme il l’a fait. Voilà donc pourquoi nous devons être prudents lorsque nous lions la Couronne, et nous devons discuter en profondeur de ce que nous faisons exactement.

Le sénateur Harder : Merci beaucoup.

Si j’ai le temps, j’aimerais aller au-delà des questions constitutionnelles et parler de questions plus vastes d’ordre juridique. À votre connaissance, est-ce que d’autres pays dans le monde ont des lois fondatrices sur leur ministère du Commerce qui servent de base pour tenter de lier les négociateurs?

M. Lagassé : Non. Je dirais même que c’est le contraire. Par exemple, même en Irlande, la constitution indique clairement que le pouvoir en matière d’affaires étrangères relève exclusivement de l’exécutif, précisément pour ces raisons. Il en va de même aux États-Unis. Je ne vais pas prétendre que je connais la situation de tous les pays, mais je dirai simplement que, dans la plupart des pays, on considère que les affaires étrangères sont d’un niveau tel qu’il s’agit d’une compétence de l’exécutif, précisément en raison de ce que la Cour suprême nous a dit dans l’affaire Khadr. Le gouvernement doit s’adapter aux changements liés aux circonstances et à l’intérêt national et, dans certains cas, c’est limité par les délibérations du Parlement.

[Français]

M. Taillon : Si je peux me permettre, il ne faut pas oublier que l’ensemble des pays de l’Union européenne, quand ils engagent des négociations commerciales, se voient désormais en partie encadrés par des mécanismes juridiques liés à leur appartenance à l’union. Donc, pour l’ensemble des grandes démocraties libérales de l’Europe continentale, la négociation est subordonnée à toutes sortes d’enjeux de gouvernance à plusieurs niveaux, ce qui n’est pas vraiment le modèle suivi par le projet de loi dont nous discutons. Oui, c’est le cas traditionnellement, mon collègue Philippe Lagassé a raison, mais il y a quand même eu de l’évolution. Je n’ai toutefois pas eu la chance de fouiller à fond la question.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins pour leurs mots très éclairants. Ma question s’adresse au professeur Taillon, mais je pense que les deux témoins peuvent y répondre.

La majorité de la Chambre des communes s’est déjà prononcée sur ce projet de loi. En effet, le projet de loi C-282 y a été adopté avec une large majorité de 262 contre 51.

Cela inclut tout le monde, y compris tout l’exécutif, c’est-à-dire tous les ministres en poste. Les 51 voix contre viennent de quelques représentants du Parti conservateur, mais même le chef du Parti conservateur a voté pour ce projet de loi. Si le projet de loi était inconstitutionnel, est-ce que cela n’aurait pas été soulevé à la Chambre des communes avant qu’il arrive ici?

M. Taillon : Je crois que l’enjeu de constitutionnalité serait lié au consentement royal et sur ce point, mon collègue et moi convergeons, parce que le message envoyé par la Cour suprême dans l’affaire Khadr est très fort et que les pouvoirs prévus à l’article 10 de la loi qui nous concerne aujourd’hui sont distincts de la bonne vieille prérogative royale qui continue d’exister.

Comme c’est distinct, le problème ne se pose pas. On peut limiter l’un sans limiter l’autre. C’est pour ça que le débat se déplace davantage sur le terrain des effets.

À cet égard, ce projet de loi ne pose plus de problème de constitutionnalité, à mon avis.

M. Lagassé : Rapidement, je me demande si le projet de loi liait réellement la Couronne et aurait l’effet que cela implique si les ministres avaient voté en sa faveur. On ne le sait pas. Le projet de loi entre dans une ambiguïté qui a permis aux ministres de voter en sa faveur sans nécessairement prendre en compte qu’on leur a dit au sein de l’exécutif qu’on ne savait pas que le projet de loi ne liait pas la Couronne et n’affectait pas ses pouvoirs. Cela change un peu la donne quand vient le temps de voter.

La sénatrice Gerba : Si je comprends bien, cela veut dire que si le projet de loi C-282 est adopté, il s’expose à des contestations juridiques, en particulier sur la prérogative royale?

M. Taillon : Je ne crois pas qu’il s’expose à des garanties.

Le fait d’avoir été adopté par la Chambre des communes est un signal, mais ultimement, dans notre système de droits, le signal envoyé par la Cour suprême dans l’affaire Khadr en 2010 me convainc.

M. Lagassé : Il peut y avoir une situation où l’on entend des rumeurs selon lesquelles le gouvernement est en train de négocier la gestion de l’offre, semble-t-il, à l’encontre de la loi ou que l’exécutif a l’intention de proposer un nouveau projet de loi pour le permettre; cela aurait, en principe, un effet juridique.

Le sénateur Gold : Bonjour à tous. Monsieur Taillon, vous avez parlé de la démocratisation des débats, selon laquelle ce projet de loi aurait pour conséquence d’exiger un débat parlementaire si les intérêts associés à la gestion de l’offre devaient être contestés, ce qui permettrait aux parlementaires d’avoir le dernier mot sur ces questions.

Selon vous, la capacité des parlementaires à examiner ces questions est-elle appropriée dans une démocratie comme la nôtre?

M. Taillon : Le projet de loi, en vérité, force un gouvernement qui veut ouvrir la gestion de l’offre à retourner devant le Parlement au préalable. Il est interdit au Parlement d’aujourd’hui de limiter le Parlement de demain.

Le mot « interdiction », dans le projet de loi, signifie qu’avant d’agir, un gouvernement doit retourner devant le Parlement; cela assure une gouvernance plus transparente et plus démocratique de cette question, avec plus de parlementarisme, et c’est pourquoi je crois que c’est souhaitable.

Le sénateur Gold : Merci. Je voudrais faire suite à ma question, si le temps me le permet, sur le rôle des parlementaires. C’est sur un thème un peu connexe. Compte tenu de votre expertise, monsieur Taillon, pourriez-vous partager vos opinions ou donner votre point de vue sur ce qui se passe à la Chambre des communes ces jours-ci concernant le débat sur la question de privilège?

M. Taillon : J’ai compris que c’est une question qui va susciter d’autres travaux au sein d’autres comités.

Je suis attaché au privilège parlementaire. C’est important, mais ce n’est pas le seul principe constitutionnel qui guide notre système. Je sais que d’autres enjeux sont sensibles; il y a une enquête policière et on parle du fonctionnement de la justice. Je ne voudrais pas improviser un avis sur une question aussi importante et délicate.

Le sénateur Gold : Vous avez un droit de réserve, si cela se dit en français, mais j’apprécie quand même votre point de vue. J’invite M. Lagassé à nous dire un mot à ce sujet.

M. Lagassé : Le principe du privilège parlementaire qui se fait déjà diluer à la Cour suprême a besoin d’être défendu.

Si vous réduisez le pouvoir de vos Chambres d’exiger des documents et que vous permettez à l’exécutif de vous donner seulement les documents lorsqu’on est d’accord avec vos intentions, cela va à l’encontre de la reddition de comptes au Parlement.

C’est une question de principe, même si on n’est pas d’accord sur le sujet en tant que tel.

Le sénateur Gold : Merci.

[Traduction]

Le président : Il vous reste encore une minute.

Le sénateur Gold : Je me sens généreux aujourd’hui.

Le président : Merci.

Le sénateur Woo : Merci aux témoins.

J’essaie de réfléchir aux conséquences qu’aurait le problème d’ambiguïté que vous avez soulevé si le projet de loi était adopté. L’un des scénarios possibles serait que, dans le cadre des négociations, l’exécutif ne tienne pas compte de l’avertissement formulé dans le projet de loi et qu’il accepte de négocier en ce qui concerne l’accès aux marchés des industries soumises à la gestion de l’offre. Il conclut alors un accord qui doit être soumis au Parlement par une mesure habilitante et il se pourrait que les parlementaires adoptent un point de vue différent et cherchent à ne pas approuver la mesure législative, ou à rendre son approbation très difficile, au motif qu’ils pensent que l’exécutif est, en fait, lié par le projet de loi C-282. Voilà un scénario. Dans un autre scénario, il se pourrait que l’exécutif, en fait, considère le projet de loi C-282 comme étant quelque peu contraignant et qu’il l’utilise comme raison pour ne pas mettre la question d’un accès accru aux marchés des industries soumises à la gestion de l’offre à l’ordre du jour. Or, ensuite, lorsque la mesure habilitante est présentée au Parlement, les parlementaires disent : « écoutez, vous avez manqué l’occasion de nous donner un meilleur accord en n’autorisant pas un certain accès au marché ». Est-ce là le type d’ambiguïté et de confusion dont l’un ou l’autre d’entre vous, ou les deux, parlent? Monsieur Lagassé, voulez‑vous commencer?

M. Lagassé : Oui, précisément.

Afin d’éviter ce type d’ambiguïté, si les parlementaires ont des opinions bien arrêtées sur un traité, c’est dans le cadre de la mesure habilitante qu’ils peuvent les exprimer. Si le Parlement estime que la gestion de l’offre ne devrait jamais être incluse dans un accord international, il a la possibilité de l’exprimer au cours des débats sur la mesure habilitante. Pourquoi créer une autre étape où l’exécutif devra revenir devant le Parlement, abroger la loi et ensuite entamer des négociations? On ajoute du temps, des retards et un tas d’autres choses du genre.

Il y a aussi tout simplement la question des poursuites judiciaires. Dès qu’il semblera que le gouvernement se lance dans la négociation de traités, allons-nous nous retrouver, comme c’est souvent le cas, dans une situation où divers professeurs de droit vont poursuivre le gouvernement devant les tribunaux en disant qu’il n’a pas l’autorité nécessaire pour le faire?

Là encore, il s’agit simplement du fait que si le Parlement cherche à faire cela clairement, pourquoi ne le dit-il pas? Il ne devrait pas y avoir d’ambiguïté. Nous ne devrions pas avoir à deviner quel est exactement le pouvoir de l’exécutif à cet égard.

[Français]

M. Taillon : Si je peux me permettre, je ferai deux hypothèses : premièrement, l’hypothèse d’un gouvernement qui veut modifier la gestion de l’offre. Je trouve important que ce soit possible de le faire juridiquement. Ce n’est pas bien de créer des camisoles de force, mais ce projet de loi n’en est pas une pour un gouvernement qui veut mener une politique, qui a une majorité à la Chambre des communes et qui peut avoir le soutien du Sénat. Donc, c’est possible même si le projet de loi existe.

Par contre, un gouvernement qui ne veut pas modifier cette question, mais qui est obligé de le faire dans la dernière ligne droite d’une négociation, sous la pression d’un partenaire commercial, a dans ce projet de loi un outil qui lui donne le pouvoir de dire à son partenaire commercial que chez nous il y a une contrainte et un obstacle juridique supplémentaire, et ainsi essayer d’amener la négociation ailleurs. C’est pourquoi je crois que si le gouvernement le souhaite et a la majorité nécessaire, il pourra le faire. Cela lui évitera de se faire coincer, si je puis le dire ainsi.

[Traduction]

La sénatrice Boniface : En fait, la question du sénateur Woo m’a peut-être amenée à tirer une conclusion, et je veux juste m’assurer que je ne fais pas fausse route.

Si je suis une productrice laitière, je peux penser que cela va me protéger en mettant définitivement mon produit à l’abri de toute négociation, mais vous nous dites tous les deux que ce n’est pas le cas. Cela risque plutôt de créer davantage de confusion sans toutefois générer le résultat escompté, à savoir que la gestion de l’offre ne soit plus à l’ordre du jour. Est-ce que cette conclusion tient la route? Monsieur Lagassé, j’aimerais vous entendre d’abord à ce sujet.

M. Lagassé : Oui, et de deux manières. Premièrement, le projet de loi ne va pas nécessairement nous permettre d’atteindre notre objectif. Deuxièmement, comme nous en convenons tous les deux, un nouveau gouvernement pourrait entrer en fonction et, dans le cadre de son premier budget, supprimer cette disposition immédiatement au moyen d’un projet de loi omnibus. Rien ne l’empêcherait de le faire.

Pour dire les choses très clairement, étant donné qu’il ne s’agit que d’une petite disposition à l’intérieur d’un paragraphe d’une loi qui a déjà été déclarée non contraignante pour l’exécutif et qui pourrait être supprimée avec un projet de loi omnibus ou toute autre mesure législative dès le début du mandat d’un nouveau gouvernement, cela crée une fausse certitude pour tous les intervenants de l’industrie laitière.

Nous semblons tous nous entendre ici sur le fait qu’il s’agit d’un projet de loi politique. C’est une mesure d’abord et avant tout symbolique.

La sénatrice Boniface : Voulez-vous ajouter quelque chose, monsieur Taillon?

[Français]

M. Taillon : Il ne faut ni sous-estimer ni surestimer le projet de loi. Bien respectueusement, je suis en désaccord avec mon collègue Philippe Lagassé sur le fait que ce n’est que symbolique. Le projet de loi contribue à accroître la protection du producteur laitier, mais ce n’est pas une protection absolue. Le projet de loi cherche à créer un léger obstacle juridique supplémentaire et surtout à créer des circonstances pour produire l’effet politique désiré. Ce n’est pas une protection juridique absolue.

La sénatrice Gerba : J’aimerais revenir sur le fait que le projet de loi vise à créer un obstacle. C’est évident, on en est sûr, mais ce projet de loi est né pour faire suite aux quatre motions consécutives qui ont été adoptées à la Chambre des communes et qui, chaque fois, ont été contournées durant les négociations.

Si on introduit cette limite et qu’elle devient loi... C’est une politique qui existe depuis des décennies, depuis plus de 50 ans. Elle est connue de tout le monde et de tous nos partenaires commerciaux. Vous affirmez et croyez que cela devient un problème constitutionnel ou une prérogative qui sera contestée, si je comprends bien. J’aimerais comprendre à quel point vous nous suggérez de retourner à la Chambre des communes pour clarifier quelque chose qui est déjà assez clair.

Le président : La question s’adresse au professeur Lagassé, je crois?

La sénatrice Gerba : Oui.

M. Lagassé : On nous dit, par exemple, que le gouvernement pourrait retourner devant les Communes et modifier la loi avant ou pendant les négociations. Encore une fois, je me pose la question : si l’objectif est réellement d’empêcher carrément que la gestion de l’offre fasse partie des négociations, le Parlement devrait le dire clairement. On voit ici que les opinions semblent osciller entre le oui et le non, que cela dépend, que ce sont des questions politiques, et on veut simplement créer un autre obstacle pour que le gouvernement soit obligé de franchir cette étape avant de s’y rendre. En tant que parlementaires, vous devriez exiger de la clarté de la part de la Chambre des communes, mais surtout de la part des ministres quant à leurs intentions. Je crois que c’est votre rôle en tant que sénateurs.

M. Taillon : Même s’il y avait plus de clarté, un futur Parlement pourrait abroger la loi, et c’est normal; c’est à la base du parlementarisme britannique et de la souveraineté du Parlement. La protection absolue par l’intermédiaire d’une loi ne peut pas arriver. Avec cette loi, je trouve qu’on a un bel équilibre. D’une certaine façon, s’il y a une majorité au Parlement et si le gouvernement veut vraiment assumer une politique de remise en question de la gestion de l’offre, une voie procédurale existe pour y arriver.

Par contre, si on est plutôt en présence d’un gouvernement qui, soyons de bonne foi, aimerait sauver la gestion de l’offre, mais qui, dans le feu de l’action des négociations, manque parfois d’outils et d’arguments, si le rapport de force n’y est pas, ce petit verrou juridique modeste peut faire la différence en présence d’un gouvernement qui se cherche des raisons de refuser la remise en question de la gestion de l’offre ou qui, face à ses partenaires internationaux, manque parfois d’arguments. Cela lui fournit un argument supplémentaire qui peut faire une grande différence. C’est pourquoi je crois que le projet de loi, même s’il n’est pas aussi clair que ce que souhaiterait mon collègue, produit quand même des effets politiques importants.

La sénatrice Gerba : D’accord.

Le sénateur Gold : J’aimerais poursuivre dans la même veine.

On a déjà entendu la question qui visait à savoir si les parlementaires sont vraiment sérieux sur leurs intentions par rapport à ce projet de loi. Ce projet de loi ne fait que renforcer la pratique gouvernementale actuelle en matière de gestion de l’offre et de négociations commerciales. Il a reçu l’appui, comme tout le monde le sait, de tous les partis à la Chambre des communes.

Dans ce contexte, professeur Taillon, n’est-il pas utile que le Parlement proclame sa position par des projets de loi, des discours et des études, comme on le fait ici en comité? À la lumière de tout cela, si le projet de loi est adopté, la volonté du Parlement de protéger la gestion de l’offre ne serait-elle pas plus claire?

M. Taillon : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Ce n’est pas le premier domaine où une prérogative inhérente de l’exécutif continue d’exister, mais cohabite avec un pouvoir statutaire limité. On observe que, dans la plupart des domaines — et je pense par exemple au droit criminel —, le pouvoir de gracier un détenu, en vertu du Code criminel, est un pouvoir statutaire. La prérogative existe toujours, mais, de facto, plus les parlementaires expriment leur point de vue, même s’il ne lie pas complètement la Couronne, plus cette volonté des parlementaires fait son chemin dans notre système. Je cite l’exemple du droit criminel, mais il y en aurait d’autres.

Il est donc extrêmement important, quand les parlementaires envoient un message et même si l’objectif n’est pas de mettre sur la tête de l’exécutif une camisole de force qui ne laisse aucune marge de manœuvre... En fait, le message reste important et cet outil juridique fera une différence.

Le sénateur Gold : Est-ce aussi le cas que lorsqu’un tribunal veut connaître l’intention d’un Parlement ces jours-ci, et non par le passé, il peut jeter un coup d’œil sur les débats et les études mêmes pour préciser l’intention du Parlement? C’est vrai, non?

M. Taillon : Certainement, absolument.

Le sénateur Gold : Merci.

M. Lagassé : Je dirai deux choses. Premièrement, la Chambre des communes peut aussi utiliser une motion. Il n’y a rien qui l’empêche d’utiliser d’autres mécanismes, à part une loi qui ne fait pas ce qu’elle devrait faire. Cela revient un peu à votre rôle, encore une fois.

Est-ce qu’on croit que c’est sensible de présenter un projet de loi alors qu’on pourrait tout simplement présenter une motion? Pourquoi ne pas utiliser la motion? C’est pareil à ce que les tribunaux nous disent. Les tribunaux sont en mesure de regarder les débats, mais ils nous ont dit aussi à plusieurs reprises que si le gouvernement a vraiment l’intention de lier la Couronne, il devrait le dire « explicitement ». Alors, on revient encore une fois au fait qu’il y a d’autres façons d’exprimer la volonté de la Chambre; il y a des motions, des déclarations, des études.

Je trouve cela dommage qu’on utilise un projet de loi qui n’arrive pas à son objectif pour exprimer ce qu’on pourrait retrouver facilement dans une motion, une convention ou autre chose.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Monsieur Lagassé, vous avez anticipé ma question, mais je voudrais pousser un peu plus loin la réflexion en rappelant à tous que la Chambre des communes a exprimé, par voie de motion, son point de vue sur cet enjeu à plusieurs reprises, et que le gouvernement nous a dit ce qu’il en pensait dans une perspective stratégique. Pouvez-vous nous parler des risques pouvant découler de ces affirmations pour la prérogative et les attentes des négociateurs à la table des négociations et du secteur soumis à la gestion de l’offre dans un contexte où d’aucuns pourraient croire que cette mesure législative est réellement significative?

M. Lagassé : Je dirais simplement qu’il faudrait privilégier les motions, les rapports et les autres outils de cette nature qui tentent d’imposer une entrave politique ou une prise de position stratégique, de préférence à un projet de loi d’initiative parlementaire qui n’atteint pas pleinement son objectif. En toute franchise, j’y vois une mauvaise utilisation de mécanismes comme les projets de loi d’initiative parlementaire et les lois du Parlement.

Il y a un autre aspect que j’estime important de souligner. Si l’on envisage d’avoir recours à un projet de loi comme celui-ci, il faut considérer le fait que le nombre de vos séances est limité et qu’il en va de même de votre capacité à adopter différents textes législatifs, et ce, de plus en plus. Dans un monde où nous devons réagir très vite, on propose une loi qui va créer des obligations et des obstacles supplémentaires pour l’exécutif, même si ce dernier n’a pas vraiment l’intention de respecter certaines de ces dispositions. Il deviendra ainsi impossible pour le Canada de soutenir la concurrence au sein d’un marché mondial très complexe qui évolue très rapidement. J’estime que l’on fait ainsi mauvais usage du processus législatif alors même que le Parlement dispose de nombreux autres mécanismes lui permettant de faire valoir ses positions.

Le sénateur Harder : Merci.

[Français]

M. Taillon : Je crois qu’on parle plutôt d’un débat d’opportunité politique ici. Est-il opportun? C’est aux parlementaires de décider. Je crois avoir insisté sur l’importance de ne pas surestimer ou sous-estimer le projet de loi. Ce dernier produit un effet certes modeste, mais quand même réel. Il apporte une protection importante et ensuite, c’est aux parlementaires de trancher.

Le président : Merci.

[Traduction]

Nous sommes arrivés au terme de nos questions à ce groupe de témoins. Au nom du comité, j’aimerais remercier messieurs Philippe Lagassé et Patrick Taillon. Je pense que vous nous avez offert aujourd’hui certains éclairages qui nous aideront à progresser dans notre étude du projet de loi C-282. Au nom du comité, je vous remercie beaucoup d’avoir témoigné devant nous aujourd’hui.

Collègues, nous passons maintenant à notre deuxième groupe de témoins. Nous avons le plaisir d’accueillir ici même avec nous M. Ian Burney, ancien négociateur commercial en chef à Affaires mondiales Canada et ancien ambassadeur au Japon, entre autres fonctions; ainsi que M. John M. Weekes, ancien négociateur en chef de l’ALENA pour le Canada et ancien ambassadeur auprès de l’Organisation mondiale du commerce à Genève. Nous accueillons également, par vidéoconférence, M. John D. Tennant, associé directeur, W2N2 Partnership et ancien consul général à Détroit.

Bienvenue à nos témoins. Nous sommes heureux de vous compter parmi nous, et nous avons grand-hâte d’entendre vos remarques préliminaires. Comme d’habitude, nous aurons ensuite une série de questions et de réponses. Monsieur Burney, vous avez la parole en premier.

Ian Burney, ancien négociateur commercial en chef, Affaires mondiales Canada, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Il va de soi que je me réjouis de l’occasion qui m’est donnée de comparaître devant le comité pour discuter d’un enjeu aussi important, et de le faire avec d’anciens collègues de surcroît.

Je témoigne aujourd’hui à titre personnel, mais les points de vue que je m’apprête à vous exposer s’appuient sur une carrière de 34 ans au sein d’Affaires mondiales Canada, dont la quasi-totalité dans le domaine de la politique commerciale et des négociations en la matière. C’est la première fois que je me présente devant un comité parlementaire depuis que j’ai quitté le gouvernement. Comme il est rafraîchissant de pouvoir ainsi s’exprimer en toute franchise, vous me permettrez d’aller droit au but. À mon avis, le projet de loi C-282 est une proposition mal conçue et profondément erronée qui ne présente aucun avantage discernable, mais qui comporte des risques très réels pour les intérêts canadiens.

Tout d’abord, ce projet de loi est l’expression d’un protectionnisme flagrant. Il envoie un signal terrible à nos partenaires commerciaux quant à l’engagement du Canada en faveur d’un commerce ouvert et fondé sur des règles, ce qui fera de notre pays un partenaire de négociation moins attrayant. Le Canada ne part généralement pas en position de force sur cette tribune. Aux yeux de nos partenaires, nous offrons un marché relativement petit qui est déjà largement exempt de droits de douane dans le cadre de l’OMC. En outre, nous nous présentons à la table des négociations avec une longue liste de demandes d’exceptions et de traitements spéciaux. Voulons-nous vraiment aggraver la situation en enchâssant notre position défensive sur la gestion de l’offre, un secteur qui représente 1 % de notre PIB, dans une interdiction législative? Nous avons déjà vu le Royaume-Uni quitter la table des négociations. Combien d’autres occasions allons-nous gâcher ainsi? Et avec ceux qui resteront à la table, vous pouvez être sûrs que le Canada devra payer le prix du maintien d’une telle cloison étanche entourant la gestion de l’offre, et ce prix sera payé par les industries orientées vers l’exportation qui sont l’épine dorsale de notre économie, car leurs produits deviendront de ce fait moins accessibles.

Songez aussi au précédent que cela créerait. Si un tel protectionnisme législatif est jugé approprié pour les secteurs soumis à la gestion de l’offre, pourquoi ne le serait-il pas pour tout autre industrie ou groupe de pression qui a des griefs à l’encontre de notre politique commerciale? Nous nous engagerions ainsi sur une pente très glissante.

Qui plus est, les risques ne se limitent pas aux initiatives futures. Le projet de loi exacerbera les tensions avec les partenaires commerciaux existants qui sont déjà mécontents de la façon dont nous avons concrétisé nos engagements passés à leur endroit.

Le plus grand risque, comme de nombreux témoins l’ont déjà fait valoir, est de susciter beaucoup de mécontentement aux États-Unis, ce qui, compte tenu du climat politique fébrile, pourrait avoir de graves conséquences, notamment lors de la révision de l’ACEUM en 2026.

Par ailleurs, je me permets de ne pas être d’accord avec ceux qui affirment que le projet de loi est sans réelle importance parce qu’il ne fait que codifier une politique gouvernementale existante. Il y a une très grande différence entre exprimer une position stratégique et s’enfermer dans un carcan législatif — un carcan qui empêche le gouvernement en place d’exercer son pouvoir discrétionnaire, même si des intérêts nationaux impérieux sont en jeu. À mon avis, il est tout à fait inapproprié et sans précédent que le pouvoir législatif entrave le pouvoir discrétionnaire du ministre d’une manière à la fois aussi lourde et ciblée dans un domaine qui relève manifestement de la responsabilité du pouvoir exécutif : la conduite des négociations commerciales internationales.

Si cette mesure avait été mise en place il y a 10 ans, nous n’aurions pas aujourd’hui l’accord commercial de pointe que nous avons conclu avec l’Union européenne, nous ne ferions pas partie du PTPGP et l’ALENA aurait probablement été résilié sans qu’un nouvel accord soit mis en place. Alors, pourquoi choisir de nous priver de la possibilité d’envisager des accords aussi potentiellement avantageux à l’avenir?

Bref, ce projet de loi représente le triomphe d’intérêts particuliers étroits sur le bien de la nation, et la victoire de la petite politique sur les politiques bien réfléchies. À mon avis, s’il y a jamais eu un moment et un lieu pour que le Sénat exerce son rôle constitutionnel d’organe de second examen objectif, c’est bien ici et maintenant. Je vous demande instamment de rejeter le projet de loi C-282.

Le président : Merci beaucoup.

John M. Weekes, ancien négociateur en chef de l’ALENA pour le Canada et ancien ambassadeur auprès de l’Organisation mondiale du commerce, à titre personnel : Monsieur le président et honorables sénateurs, je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant vous aujourd’hui.

J’ai consacré la majeure partie de ma carrière à différents enjeux liés à notre politique commerciale. J’ai fait partie de la délégation canadienne lors des négociations du cycle de Tokyo du GATT, soit l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, dans les années 1970; j’ai été ambassadeur auprès du GATT pendant la période décisive du cycle de l’Uruguay, de 1987 à 1991; j’ai été négociateur en chef de l’ALENA de 1991 à 1994; et j’ai été ambassadeur auprès de l’Organisation mondiale du commerce de 1995 à 1999. De 1999 à 2021, j’ai travaillé dans le secteur privé en tant que conseiller principal auprès de nombreuses entreprises, y compris des organisations agricoles comme les Producteurs laitiers du Canada et l’Association nationale des engraisseurs de bovins, mais pas en même temps, je dois le préciser. J’ai également siégé au conseil d’administration de l’Alberta Livestock and Meat Agency et de l’Institut canadien des politiques agroalimentaires.

Je me concentrerai sur la question qui consiste à savoir si ce projet de loi, s’il était adopté, serait un moyen efficace pour contribuer à protéger la gestion de l’offre dans les négociations futures et s’il pourrait y avoir des conséquences pour la poursuite d’autres objectifs commerciaux du Canada. Je ne me propose pas de traiter de la pertinence de la gestion de l’offre elle-même comme politique pour le Canada.

Pour vous fournir une illustration concrète vous permettant de vous faire une meilleure idée de la situation, je vais vous décrire brièvement la manière dont le gouvernement de l’époque a abordé les pourparlers touchant la gestion de l’offre lors des négociations initiales de l’ALENA, qui se sont déroulées de 1991 à 1992. Au départ, le Cabinet a examiné l’approche globale des négociations et a fourni des orientations générales à l’équipe de négociation. Au fil du temps, le Cabinet a précisé ses directives. Il a été clairement établi qu’il n’y aurait aucune possibilité de négocier dans le cadre de ce nouvel accord de nouvelles obligations sur les produits soumis à la gestion de l’offre qui iraient au-delà de ce qui avait déjà été négocié dans l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis.

Dans la portion décisive de ces négociations, j’ai clairement indiqué lors d’une réunion privée avec les deux autres négociateurs en chef que le Canada ne ferait aucune concession dans ce domaine. Les Américains étaient manifestement mécontents, mais nous avons pu maintenir cette position. Le Canada n’a fait aucune concession sur les produits soumis à la gestion de l’offre lors de la négociation initiale de l’ALENA.

À mon avis, il aurait été beaucoup plus difficile, voire impossible, de parvenir à ce résultat si cette partie de notre mandat avait été inscrite dans la Loi. Une déclaration officielle de cette nature provoquerait une réaction publique de la part des Américains.

Pour actualiser mon exemple, on peut se demander comment un président Donald Trump pourrait expliquer une telle mesure législative aux producteurs laitiers du Wisconsin. Bien entendu, Trump n’est pas un adepte des accords commerciaux, sauf s’ils sont entièrement à son avantage. Sa réaction la plus probable serait de dire : « Très bien. Nous ne renouvellerons pas l’ACEUM en 2026 à moins que le Canada n’abroge cette loi. » Où cela nous mènerait-il? Il ne serait plus possible de régler la question dans le cadre de négociations privées, comme nous l’avons fait pour l’ALENA. Le Canada aurait opté pour une confrontation publique.

À la lumière de cette expérience et d’autres vécues au cours de ma carrière, je conclus que ce changement législatif n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la gestion de l’offre. En fait, on ne ferait ainsi que complexifier et rendre plus difficiles les efforts déployés par le Canada pour atteindre cet objectif. En outre, j’ai la ferme conviction que l’adoption de ce projet de loi nuirait gravement à la réalisation d’autres objectifs canadiens dans ses négociations commerciales, en particulier dans le secteur agricole.

C’est avec plaisir que j’essaierai de répondre à vos questions. Je vous remercie.

Le président : Merci beaucoup.

John D. Tennant, associé directeur, W2N2 Partnership, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président, et bonjour, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis moi aussi un ancien d’Affaires mondiales Canada. Pendant 39 ans, j’ai été fier d’être membre du service extérieur du Canada et de m’intéresser de près à différents dossiers touchant le commerce, l’investissement et l’économie. J’ai été en mission trois fois aux États-Unis, deux fois au Japon, ainsi qu’en Amérique centrale, en Afrique de l’Ouest et en Australie. Je suis également signataire, avec les deux témoins que vous venez d’entendre, d’une lettre adressée à tous les sénateurs pour les exhorter à ne pas approuver le projet de loi C-282. Cette lettre exposant différents motifs à l’appui de notre recommandation a été lue au Sénat par le sénateur Harder.

Il s’agit de savoir en quoi l’adoption du projet de loi C-282 pourrait influer sur la capacité future du Canada à négocier des accords commerciaux bénéfiques et bien équilibrés qui garantiront et élargiront l’accès aux marchés mondiaux pour les produits et les services canadiens et qui permettront à nos investisseurs de se sentir en confiance.

Contrairement aux attentes des secteurs soumis à la gestion de l’offre, qui soutiennent ce projet de loi, cette tentative audacieuse de créer une exemption législative pour ces secteurs dans le cadre des négociations commerciales risque fort de tourner à leur désavantage. On agite ainsi un drapeau rouge qui pourrait faire de ces secteurs une cible prioritaire dans toute négociation commerciale à venir. Il faut redoubler de prudence afin qu’un tel choix ne revienne pas nous hanter.

Dans une perspective plus générale, on peut se demander en quoi les dispositions du projet de loi C-282 mineraient la capacité du Canada de participer aux négociations commerciales à venir pour favoriser, élargir et garantir davantage l’accès aux marchés internationaux. La réponse est simple. Il s’agira d’une menace qui aura presque certainement des conséquences négatives très graves.

Tout d’abord, les principaux partenaires commerciaux du Canada se demanderont s’il est vraiment judicieux d’accepter notre pays en tant que partenaire ou de l’inviter à participer à de futures négociations commerciales. Deuxièmement, si nous avons tout de même la chance de prendre part à de telles négociations, quels secteurs nos partenaires cibleront-ils impitoyablement pour nous faire payer la position que nous avons prise avec cette loi intransigeante ou nous inciter à y renoncer? Et si, comme ce sera bientôt le cas, nous devons défendre et prolonger des accords commerciaux vitaux existants tels que l’ACEUM, auquel il a été fait référence, qui a été conclu de chaude lutte et qui est essentiel dans l’intérêt général du Canada, à quelles exigences moins que subtiles et à quels moyens de pression vicieux pourrions-nous être confrontés? Il en a déjà été question également.

Pour en revenir à la dynamique au sein du Canada, vous avez entendu que d’autres secteurs agricoles canadiens qui sont compétitifs à l’échelle mondiale craignent que l’exclusion par la loi des secteurs soumis à la gestion de l’offre ne fasse d’eux des cibles privilégiées. Voulons-nous monter un segment de notre vital secteur agroalimentaire contre les autres? Quel autre secteur pourrait se manifester et demander des exemptions législatives dans le contexte des négociations commerciales?

Sans vouloir entrer dans les détails juridiques qui vous ont été exposés plus tôt aujourd’hui, il est également important de souligner, comme les témoins précédents l’ont fait, que la Chambre et le Sénat ont un rôle important à jouer relativement à nos négociations commerciales. Des mandats sont confiés aux négociateurs commerciaux, mais les accords doivent être soumis à l’approbation de l’autre Chambre et du Sénat. Dans le cadre de ces mandats, les négociateurs doivent bien entendu prendre en compte les attentes quant à ce qui devra ou non être approuvé.

Le projet de loi C-282 représenterait un recul très important qui irait à l’encontre des progrès que nous avons réalisés au fil de nombreuses années de négociations commerciales et de développement du commerce. Nos négociateurs commerciaux sont très respectés dans le monde entier. La solution consiste à ne pas soutenir le projet de loi C-282. Merci beaucoup.

Le président : Merci.

Chers collègues, comme précédemment, nous allons maintenant passer aux périodes de questions, d’une durée de quatre minutes chacune. Nous vous demandons de rester concis.

Le sénateur MacDonald : C’est merveilleux d’avoir de si formidables témoins avec nous ce matin, avec tout ce bagage d’expérience.

À bien des égards, vous avez abordé les questions que j’allais poser, ce qui m’obligera à aller davantage au fond des choses. Vous avez une grande expertise de l’ALENA et de tous les types de négociations commerciales avec les États-Unis. Pour ce qui est des dispositions touchant la gestion de l’offre prévues successivement dans l’ALENA et dans l’ACEUM, comment pensez-vous que nous nous en sommes sortis en fin de compte lorsque vous comparez les deux accords?

M. Weekes : Est-ce que cette question est pour moi?

Le sénateur MacDonald : Elle s’adresse à qui croit pouvoir y répondre.

Le président : Comme vous semblez vous être porté volontaire, monsieur Weekes, nous vous écoutons.

M. Weekes : J’ai l’avantage que je n’étais pas à l’emploi du gouvernement pendant la renégociation de l’ALENA et la création de l’ACEUM, alors peut-être que M. Burney pourrait avoir des réflexions à ce sujet qui seraient plus exactes que les miennes.

Permettez-moi de dire brièvement que je pense que les concessions supplémentaires qui ont été faites sur les produits soumis à la gestion de l’offre lors de la négociation de l’ACEUM étaient relativement modestes, étant donné le contexte, où Donald Trump menaçait de déchirer l’ALENA et disait essentiellement que les États-Unis ne feraient aucune concession. Leur exigence pour la poursuite de l’ALENA était de rééquilibrer l’accord en faveur des États-Unis. Compte tenu de tout cela, je pense que nous nous sommes très bien tirés des négociations de l’ACEUM, parce que les concessions que nous avons faites étaient en fait assez légères.

M. Burney : J’allais faire essentiellement la même remarque. Je n’ai aucun mérite là-dedans, puisque j’étais en poste à Tokyo au moment où ces négociations ont eu lieu. Sur ce point, exactement, si l’on tient compte du fait que la position de départ des États-Unis était la menace explicite de mettre fin à l’accord, de s’affranchir complètement des dispositions sur le règlement des différends que nous avions pour les recours commerciaux, des dispositions de l’accord de libre-échange initial entre le Canada et les États-Unis auxquelles le Canada tenait mordicus, je pense que nos négociateurs ont fait un formidable travail. Oui, nous avons fait quelques concessions supplémentaires dans le domaine de la gestion de l’offre, mais si l’on considère l’ensemble des concessions que le Canada a faites dans les trois accords où il en a faites, cela représente tout au plus 10 % de notre marché intérieur. Compte tenu des risques auxquels le Canada s’exposait et du fait que les États-Unis représentent près de 80 % de notre marché d’exportation — c’est une question existentielle du point de vue de l’économie canadienne —, je pense que l’accord conclu constitue une grande réussite pour le Canada.

Le sénateur MacDonald : Il y a cinq secteurs qui sont assujettis à la gestion de l’offre, mais il semble que celui des produits laitiers soit toujours celui où c’est le plus controversé. Il y a actuellement la Nouvelle-Zélande qui s’indigne des dispositions du PTPGP et les conteste, et nous avons vu les négociations commerciales avec le Royaume-Uni échouer à cause de divergences sur les questions laitières. Pourquoi les produits laitiers suscitent-ils à ce point la controverse, plus que les œufs, le poulet ou la dinde? Pourquoi les produits laitiers posent-ils toujours autant de problèmes?

M. Weekes : Pour commencer, je pense que nous avons fait plus de concessions dans le domaine des œufs et de la volaille que dans celui des produits laitiers. N’étant plus fonctionnaire, je dirais que l’industrie laitière a été extrêmement efficace dans ses efforts de lobbying auprès du gouvernement. Ce qui s’est passé n’est peut-être pas surprenant. Encore une fois, pour revenir à ce que mon collègue vient de dire, malgré tout, les concessions que nous avons faites sur la gestion de l’offre, en définitive, ne touchent qu’une très petite proportion du marché total.

La sénatrice M. Deacon : Merci à tous d’être ici aujourd’hui. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Tout d’abord, je vous demande une réponse en deux secondes. Pourriez-vous me dire, tous les trois, si « oui » ou « non », vous avez été consultés ou vous avez participé à la présentation ou à la rétroaction lorsque le comité de la Chambre a débattu de ce projet de loi? L’un d’entre vous est-il intervenu?

M. Weekes : Non.

M. Tennant : Non.

M. Burney : Non.

La sénatrice M. Deacon : Merci. Je vous remercie de cette réponse rapide.

Monsieur Burney, j’ai une question à vous poser. Je vais quitter l’univers de l’ALENA et de l’ACEUM pour porter mon regard sur d’autres parties du monde. Vous avez manifestement une grande expérience de l’Asie, de par votre travail passé en Thaïlande et au Viet Nam et, plus récemment, en votre qualité d’ambassadeur au Japon. Dernièrement, ces dernières semaines, le sommet de l’ANASE s’est achevé. Notre premier ministre et notre ministre du commerce y étaient présents. Il s’agit clairement d’un élément important, et avec le PTPGP, il y a là un bloc commercial de 580 millions de consommateurs, ce qui représente une part énorme du PIB. Que croyez-vous, compte tenu de votre vaste expérience dans la région indo-pacifique, que le Canada risque avec ses partenaires commerciaux et dans le contexte de ces ententes vitales, en particulier le PTPGP, si le projet de loi C-282 est adopté? Comment cela pourrait-il aggraver le différend commercial que mon collègue a mentionné avec la Nouvelle-Zélande, par exemple, au sujet des contingents tarifaires sur les produits laitiers?

M. Burney : Merci pour cette question.

Je pense que le PTPGP est une entente extrêmement importante pour le Canada. Il nous donne un accès privilégié au marché japonais auquel nous aspirions depuis des dizaines d’années. De mon point de vue, il était absolument vital pour les intérêts canadiens que nous réussissions à nous entendre dans les négociations initiales du PTP, mais cela n’aurait pas été possible si nous n’avions pas été prêts à faire des concessions sur la gestion de l’offre.

L’accord, tel qu’il a été renégocié ou conclu entre les 11 pays signataires après le retrait des États-Unis, témoigne de la position très courageuse des Japonais de maintenir l’accord tel qu’il avait été négocié, même si les États-Unis n’en faisaient plus partie. Cela a permis au Canada d’accéder aux marchés du PTP et franchement, montrait bien le levier de négociation des États‑Unis, mais nous n’avons pas eu à partager avec les Américains parce qu’ils s’étaient retirés. C’était le meilleur des deux mondes pour le Canada.

La Nouvelle-Zélande est manifestement irritée par la façon dont nous avons mis en œuvre les concessions sur les produits laitiers. La semaine dernière, elle a exprimé son intention de poursuivre le règlement du différend sur les procédures d’attribution des quotas adoptées par le Canada. Cela restera une épine dans le pied. Ce l’est depuis des décennies. Mais ce ne serait pas judicieux d’adopter une loi en ce sens et d’ôter au gouvernement en place, comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, la possibilité d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour résoudre ce différend éventuellement.

Imaginez un instant qu’il y ait possibilité de résoudre nos différends laitiers avec les États-Unis et d’autres pays grâce à de nouvelles concessions en matière d’accès, ce que ce projet de loi interdirait, en échange du maintien des procédures de répartition des quotas actuellement en vigueur, chose que les secteurs soumis à la gestion de l’offre pourraient même appuyer. Ce projet de loi nous empêcherait de le faire. Cela n’a pas de sens de lier ainsi les mains du gouvernement à long terme.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos témoins de leur lettre et de leurs témoignages d’aujourd’hui. J’ai deux questions. Je vais vous les poser directement.

La deuxième s’adresse à vous, monsieur Burney, et concerne l’état de la situation concernant l’entente avec le Royaume-Uni. Vous l’avez mentionné. J’aimerais en savoir un peu plus et savoir en quoi cela pourrait nous guider, si possible.

Tout le monde parle de drapeau rouge, du nid de guêpes qui serait agité si cet accord était adopté. N’y a-t-il pas déjà un risque, que ce projet de loi soit adopté ou non? Les gens n’en parlent-ils pas déjà? À quel point est-il dangereux que nous envisagions ce projet de loi, et c’est sans parler de l’adopter? Qu’entendez-vous à ce sujet?

M. Weekes : Il n’a pas encore été adopté, et bien sûr, il y a là une distinction importante à faire. Ce n’est toujours qu’un projet de loi. C’est une proposition, ce n’est pas une loi. Je pense que cela fait une très grande différence. Le problème, avec la législation, c’est qu’elle est toujours très publique, du moins en partie.

La sénatrice Coyle : Exactement.

M. Weekes : Bien que j’aie bien entendu la nuance faite à la séance précédente, avant que celle-ci ne commence, il semble qu’il pourrait y avoir une certaine ambiguïté dans la formulation, mais je ne pense pas que les Américains l’interpréteraient de cette façon. Il n’y a pas de mesure politique plus spectaculaire que l’adoption d’une loi, et je pense que cela obligerait les États‑Unis à réagir politiquement de la même manière, à un niveau élevé.

Plutôt que de favoriser le règlement de cette question avec soin, dans le cadre de négociations, peut-être en échange de concessions minimes, voire d’aucune concession du tout, cela placerait le différend sous les feux des projecteurs. La presse américaine en ferait ses choux gras. Les sénateurs et les membres du congrès s’empareraient de la question. Les gouverneurs en parleraient abondamment. Cela créerait une dynamique qui, à mon avis, rendrait la tâche beaucoup plus difficile aux négociateurs canadiens pour résister à la pression, parce qu’en fin de compte, les États-Unis, dans cette négociation, si c’est là où tout cela devait nous mener, auraient toujours la possibilité de menacer de mettre fin à l’ALENA, et nous aurions beaucoup plus à perdre que les États-Unis si cela devait se produire.

M. Burney : Je voudrais seulement ajouter que les produits laitiers seront un sujet litigieux avec les États-Unis, avec ou sans ce projet de loi, il faut que ce soit très clair. D’autres irritants vont intervenir également, mais ce projet de loi aggrave les choses. Je répète ce qu’on vient juste de dire : cela rend la question beaucoup plus publique et exige presque une réponse de la part des États-Unis. C’est un objectif en soi. Ce n’est pas nécessaire, alors pourquoi prendre cette voie?

En ce qui concerne le Royaume-Uni, oui, je comprends qu’il a quitté les négociations à partir du moment où il a été convaincu que le Canada n’était pas prêt à faire des concessions sur la gestion de l’offre et qu’il était sur le point de perdre l’accès qu’il avait dans le cadre de l’AECG avec l’Union européenne, qui a cessé de s’appliquer au bout de trois ans. Nous pourrions débattre de la question de savoir si c’est le projet de loi qui l’a convaincu qu’il n’y avait aucune perspective de succès ou si c’est la position stratégique du Canada, mais je pense que le fait que ce projet de loi suive son cours lui a clairement montré qu’il n’aurait rien à gagner dans ce secteur, et dans les circonstances, il a pris sa décision. Il s’est retiré. Ma préoccupation est la suivante : combien d’autres portes ne s’ouvriront pas non plus pour le Canada à cause de cela?

Le président : Chers collègues, je voudrais juste vous rappeler que M. Tennant est également parmi nous, en visioconférence, et qu’il peut aussi nous faire bénéficier de ses lumières.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins d’être ici aujourd’hui. Merci pour votre service au Canada. Les négociateurs canadiens font un travail exceptionnel pour notre pays. Nous en sommes très fiers.

Monsieur Burney, vous avez dit que le secteur dont nous parlons aujourd’hui représente à peine 1 % de notre économie. Mais ce 1 % est essentiel et nous offre des produits essentiels, des produits que les Canadiens veulent consommer localement et qui sont essentiels pour notre sécurité alimentaire.

Je ne comprends pas que vous vous félicitiez quand même d’avoir donné des concessions durant les précédents accords, alors qu’on avait présenté des motions aux trois dernières négociations. Nous avons eu des motions unanimes à la Chambre des communes en vue de protéger la gestion de l’offre, mais vous avez fait des concessions par rapport à cela.

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est la gestion de l’offre, c’est-à-dire ces produits essentiels à la consommation des Canadiens qui ne représentent même pas 1 % de l’économie, comme vous l’avez dit, mais qui représentent des milliers et des milliers d’emplois dans nos régions... Pourquoi est-ce ce secteur qui doit toujours être soumis à des négociations et sacrifié durant les négociations?

[Traduction]

M. Burney : Permettez-moi de vous répondre en anglais. Je crains bien que depuis que j’ai quitté le gouvernement, mon français a un peu rouillé.

Je ne veux pas minimiser l’importance des secteurs soumis à la gestion de l’offre dans l’économie canadienne — 1 %, c’est quand même 1 % — et je suis tout à fait conscient qu’ils jouent un rôle vital. Je ne remets pas la gestion de l’offre en question. C’est une tout autre question. Mais qu’on croie ou non que la gestion de l’offre devrait conserver sa place dans notre politique, je pense que ce projet de loi n’est pas le mieux indiqué pour protéger les intérêts commerciaux du Canada.

Dans la dynamique de négociation, ce n’est pas qu’on demande aux secteurs soumis à la gestion de l’offre de faire des sacrifices. C’est le seul secteur pour lequel nous avons refusé de faire la moindre concession. Lorsque nous entamons des négociations, les secteurs dans lesquels nous espérons obtenir le plus de gains dans l’accès au marché pour nos exportateurs sont souvent d’autres secteurs agricoles : le bœuf, le porc, les céréales, le canola, et j’en passe.

Il est beaucoup plus difficile de faire une proposition dans des négociations si l’on dit : « Oui, nous aimerions que vous abandonniez vos protections dans vos domaines les plus sensibles, mais nous ne toucherons pas aux nôtres. Nous allons maintenir des droits de douane prohibitifs afin qu’il n’y ait pas d’exportations sur nos marchés sensibles, mais nous voulons que vous libéralisiez les vôtres .» Vous comprendrez qu’il s’agit là d’une stratégie de négociation difficile à défendre.

Comme je l’ai dit, nous avons fait de petites concessions dans trois accords, qui représentent au total moins de 10 % de notre production nationale de produits laitiers, si je ne me trompe pas, afin d’obtenir les trois accords les plus importants que le Canada a dans son arsenal : nos accords avec l’Amérique du Nord, l’Europe et nos principaux partenaires commerciaux en Asie.

[Français]

La sénatrice Gerba : Étant donné votre expérience chevronnée dans ce secteur de négociations, j’imagine que vous êtes au courant du Farm Bill américain?

[Traduction]

M. Burney : Je ne connais pas les détails du Farm Bill américain, mais j’ai baigné dans l’univers politique du Farm Bill pendant la plus grande partie de ma carrière.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je vais citer un extrait de ce que vous pouvez retrouver dans la partie 7 du Farm Bill américain :

Le secrétaire a établi les contingents tarifaires pour le sucre de canne brut et le sucre raffiné au niveau minimum nécessaire pour se conformer aux obligations découlant des accords commerciaux internationaux qui sont approuvés par le Congrès.

On voit clairement que la loi impose à l’exécutif américain de restreindre les importations de sucre. Pourquoi le Canada ne pourrait-il pas en faire autant?

[Traduction]

M. Burney : À bien des égards, le sucre aux États-Unis serait l’équivalent de l’industrie laitière au Canada du point de vue de la sensibilité politique. Cela dit, nous avons réussi à négocier d’importantes concessions de la part des Américains en ce qui concerne le sucre et les produits contenant du sucre dans le cadre de l’accord de libre-échange initial entre le Canada et les États‑Unis, de l’ALENA, puis de l’ACEUM. L’industrie canadienne n’a pas un accès illimité au marché américain — c’est un peu comme l’accès que nous leur accordons pour les produits laitiers —, mais nos exportateurs ont accès à un marché très lucratif aux États-Unis grâce à ce que nous avons pu négocier. Les Américains n’échappent pas à la nécessité de faire des concessions dans ces domaines, mais il est tout aussi difficile pour eux d’obtenir réciproquement des concessions de notre part sur la gestion de l’offre.

[Français]

Le président : Merci, sénatrice. On a déjà dépassé les cinq minutes seulement pour vos questions.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Je remercie nos témoins de leur présence.

Je commencerai par M. Burney, puis je demanderai à tous les autres témoins de faire des commentaires. J’aimerais revenir sur ce que vous avez dit lorsque vous avez mentionné que des secteurs non agricoles pourraient être menacés. Je pense qu’une grande partie de ce débat est perçue comme un débat strictement agricole, mais ma préoccupation, franchement, va bien au-delà de l’agriculture. Je me demande si vous pouvez nous en dire un peu plus sur les menaces que l’adoption de ce projet de loi, tel qu’il est rédigé, ferait peser sur nos autres intérêts canadiens en matière d’exportation, au-delà de l’agriculture. Monsieur Tennant, je veux m’assurer qu’on vous entende aussi.

M. Burney : Dans une dynamique de négociation, bien sûr, si l’on veut affirmer que tel ou tel secteur au Canada n’a pas de limites, alors l’autre partie ripostera bien comme elle le veut. Elle pourrait cibler nos autres intérêts agricoles ou d’autres secteurs. Ce qui me préoccupe le plus, c’est le signal d’alarme que cela envoie aux États-Unis et les répercussions que cela aura sur le renouvellement de l’ACEUM.

Le sénateur Harder : Je pense à l’acier et à l’aluminium, par exemple.

M. Burney : Absolument. Cela envoie un signal d’alarme qui fait du Canada une cible plus importante que ce dont nous aurions besoin aux États-Unis en cette période très difficile. Il est évident que les élections seront déterminantes pour l’avenir de nos négociations commerciales, mais quelle que soit l’issue des élections, le Canada risque de passer un mauvais quart d’heure avec les Américains en matière de politique commerciale.

Le sénateur Harder : Je rappelle, pour le compte rendu, que Harris, qui était sénatrice à l’époque, est l’une des 10 démocrates à avoir voté contre l’ACEUM. 

Monsieur Tennant, j’aimerais profiter de votre expérience de Detroit dans le secteur automobile. Quelles pourraient en être les conséquences pour le secteur automobile canadien?

M. Tennant : Je ne pense pas que nous voulions donner trop d’idées aux personnes qui négocient avec nous, mais le levier qu’une partie voudra utiliser dépendra assurément de l’ampleur des dommages qui pourraient être causés si elle devait exclure un secteur de son marché ou créer des obstacles au commerce dans des secteurs importants. Vous avez cité les pièces automobiles, l’acier et l’aluminium. Il y en a tellement entre le Canada et les États-Unis qu’ils auraient amplement le choix, et pas nécessairement seulement dans les domaines agricoles ou les secteurs soumis à la gestion de l’offre eux-mêmes. C’est très ouvert, et les négociateurs adorent exercer le maximum d’influence possible et remuer le couteau dans la plaie de l’autre partie, susciter la peur et essayer d’obtenir des concessions.

Le sénateur Harder : Monsieur Weekes, avons-nous le temps d’entendre encore un commentaire?

M. Weekes : Je dirais que le problème fondamental est que nous exportons un pourcentage beaucoup plus important de notre économie vers les États-Unis que l’inverse. Il est vrai qu’ils bénéficient considérablement de nos relations, mais nous serions gravement menacés si nous n’étions pas en mesure d’obtenir un nouveau renouvellement de l’ACEUM. Nous dépendons de règles solides. C’est ce dont nous avons besoin pour nous protéger de mesures indirectes sur l’acier et l’aluminium ou dans l’industrie automobile. Je suis très inquiet à l’idée que nous prenions une mesure qui, selon moi, pourrait nuire à la renégociation de l’ACEUM. Avez-vous dit que le secteur soumis à la gestion de l’offre représente 1 % de l’économie canadienne? Eh bien, le reste est couvert par le reste de l’accord, à l’exception des domaines exclusifs au gouvernement et de ce genre de choses. C’est ce qui est en jeu, d’après moi. Cela touche l’ensemble de nos relations avec les États-Unis.

La sénatrice Boniface : Merci à tous les témoins d’être ici et d’apporter un tel niveau d’expertise. Merci de servir notre pays d’aussi belle façon sur ces enjeux.

J’aimerais aller un peu plus loin — le sénateur Harder a posé ma question — sur les incidences économiques. Hier, nous avons entendu les représentants de l’association des bovins, par exemple, et d’une organisation d’importation de produits laitiers nous parler des risques qu’ils encourent. Je veux parler des difficultés qui nous attendent, avec ce projet de loi proposé, dans l’économie canadienne. Je me demande si l’un d’entre vous pourrait nous parler des effets économiques. Je présume que vous en tenez compte dans les négociations.

M. Burney : Bien sûr. Nous intervenons à de nombreux égards, notamment en matière de coût de renonciation des négociations qui n’ont pas lieu, parce que les partenaires estiment que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Qu’est-ce que le Canada a perdu, parce qu’il n’arrive pas à conclure des négociations avec le Royaume-Uni, par exemple, et comment peut-on mesurer ces conséquences? Comme je l’ai dit dans mon exposé, même avec les partenaires de négociations qui conviennent de poursuivre avec nous, il y aura un prix à payer. C’est la même dynamique que j’ai soulignée tout à l’heure. Si nous voulons protéger nos industries les plus névralgiques, ils voudront en faire autant de leur côté. C’est en général les secteurs que nous ciblons. Les intérêts canadiens vont donc accuser le coup.

Je pense que le principal point focal, dont nous avons discuté, c’est les retombées possibles de nos relations commerciales les plus importantes. Elles sont difficiles à quantifier, parce que c’est un enjeu parmi tant d’autres qu’on soulève en matière de relations entre le Canada et les États-Unis, mais ce n’est pas nécessaire. J’y reviens constamment. Pourquoi agissons-nous ainsi?

La sénatrice Boniface : Monsieur Weekes, voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Weekes : Je mettrais peut-être l’accent sur le dernier point de M. Burney. C’est inutile. Comme j’ai tenté de le décrire en donnant un exemple concret sur la façon dont nous avons géré cette affaire durant les négociations originales sur l’ALENA, nous n’avons pas eu besoin d’une loi pour ne faire aucunes nouvelles concessions relativement à l’ALENA.

Il y a bien d’autres manières de négocier et d’obtenir ce que l’on veut. Honnêtement, une des choses qui nous ont aidés dans les négociations originales sur l’ALENA, comme l’a dit l’honorable sénateur ici il y a quelques minutes, c’est que les Américains ont leurs propres sensibilités. Ils ont le Farm Bill et le sucre. Ils ont refusé, par exemple, que les Mexicains — parce que c’était évidemment des négociations trilatérales — ou tout étranger possèdent des participations dans les stations de télévision aux États-Unis. Les Américains avaient toutes sortes de restrictions dans l’industrie du transport maritime. Ils avaient leurs propres sensibilités. Dans des négociations, en privé, on peut dire : « Avec toutes les mesures protectionnistes que vous maintenez en place, vous nous dites quand même que nous devrions vous ouvrir notre secteur du lait? Non, merci. » Je pense que dans une telle dynamique, c’est une façon bien plus efficace de façonner les politiques gouvernementales.

Comme je l’ai aussi dit dans mon exposé, je ne suis pas ici pour dire si la gestion de l’offre est une bonne politique pour le Canada, mais à de nombreuses occasions, on m’a donné des instructions en tant que négociateur commercial sur ce que le gouvernement voulait accomplir ou éviter. Il faut ensuite trouver la façon la plus efficace d’y arriver. De mon point de vue, on n’y parvient certainement pas en adoptant un projet de loi qui prévoit ce qu’on va faire ou non.

M. Tennant : J’ajouterais simplement que si l’on examine la question sous l’angle des intérêts généraux de l’économie canadienne, les gens d’affaires ont besoin de certitude pour investir, et nous avons besoin d’un monde fondé sur les règles pour faire du commerce. C’est ce à quoi servent les accords commerciaux. Les accords commerciaux comptent, certains en particulier, et nous voyons un risque par rapport aux États-Unis et à nos autres très grands partenaires commerciaux. Le Canada a la chance de compter sur une panoplie d’accords. Il ne veut pas les compromettre.

Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup d’être ici aujourd’hui et de votre service à notre pays.

Nous avons beaucoup parlé des États-Unis. J’aimerais savoir si vous pouviez en dire plus sur ce que disent les Mexicains à propos de ce projet de loi.

M. Weekes : Je ne le sais pas, mais je vous signale qu’il est un peu difficile de déterminer exactement ce que sera la politique commerciale du Mexique, parce qu’il y a une nouvelle administration qui est encore en train de s’organiser. Tout comme après l’élection américaine, peu importe qui la remporte, il faudra quelques mois avant que nous sachions quelle direction prendra véritablement la politique commerciale américaine, parce qu’il n’y aura pas de ministres ou de secrétaire de l’Agriculture. Tout cela demande du temps. On sera rendu à l’été prochain avant d’en être certain.

Mais je dirais que les Mexicains veulent clairement que l’ACEUM se poursuive. Ils espèrent absolument que le Canada vise le même objectif. Ils pourraient être un peu inquiets face à un tel projet de loi qui, à leurs yeux, cause de l’incertitude sur ce qui va se produire dans les négociations.

Sur le plan de l’intérêt commercial direct, ils n’exportent pas beaucoup de ces produits, et ils n’ont donc aucun intérêt commercial direct à nous les vendre. Lorsque nous négocions avec les Mexicains et les Américains, nous n’avons pas à craindre que les Mexicains s’allient aux Américains contre nous concernant les produits sous gestion de l’offre.

Le sénateur Ravalia : J’ai une question complémentaire. En tant que négociateurs d’expérience, pensez-vous que nous pourrions subir des mesures négatives en représailles pour les pactes commerciaux que nous avons signés?

M. Burney : Nos accords commerciaux actuels comprennent l’ACEUM. Je pense que nous avons tous exprimé nos craintes que...

Le sénateur Ravalia : Je pensais à l’AECG et au PTPGP à l’avenir.

M. Burney : Je pense que le comité a reçu un mémoire du Conseil canadien des affaires. Ses représentants se disent inquiets de subir des conséquences imprévues. Dans ce mémoire, ils ont signalé l’ACEUM, ainsi que l’AECG et le PTPGP.

Dans le cas de l’AECG, nous avons un accord qui s’applique de manière provisoire. Il y a au moins 10 États membres, si je me souviens bien, qui ne l’ont toujours pas ratifié. Est-ce que cela complique le processus de ratification? Pour être honnête, je ne pense pas que ce soit un enjeu majeur pour la ratification en France, en Italie ou dans certains autres pays où on débat toujours sur cet accord, mais cela n’aide certainement pas les choses. L’accès à ces secteurs était une partie importante des négociations lorsque l’accord a été conclu. Est-ce que les opposants à la ratification de l’accord en Europe pourraient s’en servir? Bien sûr.

Mais ma grande préoccupation, ce sont les États-Unis. Je répète que près de 80 % des exportations canadiennes vont aux États-Unis, malgré tous nos efforts de diversification au fil des ans. C’est le travail le plus pressant. Tout le monde devrait ne penser qu’à cela. Mon conseil, ce serait de ne pas faire de vagues.

Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Je vais poser ma question avec une certaine réserve, mais j’aimerais entendre vos points de vue. On a présenté un projet de loi à la Chambre. Certains le critiquent, tandis que d’autres le soutiennent. La Chambre a renvoyé ce projet de loi à notre comité pour examen. Que se passe-t-il vraiment ici? Dans le secteur agricole, on nous dit que les gens étaient unis et qu’ils ne l’étaient pas. Je réalise que c’est une question injuste, mais je sais que la Chambre ou son comité n’ont pas bien saisi vos perspectives. Je veux simplement m’assurer qu’on nous transmette toutes les informations possibles.

Le président : Merci, sénatrice. Avant de laisser les témoins répondre, ils ont tous dit qu’ils n’étaient plus fonctionnaires et qu’ils se sentaient libres d’exprimer leurs opinions.

La sénatrice M. Deacon : Je l’ai entendu très clairement au début de la réunion.

Le président : Je leur prie donc de nous donner leur réponse.

M. Burney : Je pense qu’on a déjà dit que ces lobbys politiques sont très efficaces au Canada. On parle d’une industrie hautement concentrée dans des domaines politiquement sensibles au pays. Ces gens savent comment le système fonctionne. C’est très difficile de résister à la pression de ce secteur. Tous les partis politiques souhaitent ardemment montrer leur soutien envers un secteur qui est si puissant politiquement. Je sais comment ces choses se produisent.

Je pense que la mesure a été adoptée assez rapidement. Je présume que certains ont dit : « Eh bien, on ne fait qu’enchâsser la politique actuelle, alors quel est le problème? » Je pense qu’on a pas bien réfléchi aux conséquences. On y a ensuite accordé beaucoup plus d’attention pour les raisons que nous connaissons tous, donc le Sénat fait ce pour quoi il a été mis sur pied, soit de réaliser un second examen objectif.

M. Weekes : Permettez-moi de vous dire, comme simple citoyen — un rôle qui me plaît bien, en fait —, que je ne travaille plus au gouvernement depuis 1999, donc pas dans ce millénaire. Toutefois, je regarde ce qui se passe ici, et j’imagine que le député ayant présenté ce projet de loi à la Chambre pensait que c’était une décision très futée. Honnêtement, de son point de vue ainsi que de celui de son parti et de sa cause, c’était une situation où tout le monde gagne. Il est gagnant si l’on rejette son projet de loi, parce que les gens diront qu’on ne porte pas assez attention aux intérêts du Québec. Si son projet de loi est adopté, il est gagnant, parce qu’il aura montré qu’il est excellent pour défendre les intérêts du Québec. Le plus grand avantage qu’il pourrait en retirer serait que le projet de loi soit adopté, puis que les Américains nous obligent à l’abroger en nous disant que sinon, ils n’iront pas de l’avant avec l’ALENA. À ce moment-là, le parrain du projet de loi pourrait dire que c’est une trahison envers les intérêts du Québec et le Parlement du Canada.

La sénatrice M. Deacon : Merci. J’aimerais donner l’occasion à M. Tennant de répondre.

Le président : Il ne vous reste que 30 secondes.

M. Tennant : L’essentiel, c’est que ce projet de loi n’a pas fait l’objet d’une étude très poussée à la Chambre des communes. C’est clair. Le Sénat — toutes mes félicitations — s’assure de jeter un second regard sérieux sur ce projet de loi. Merci d’agir de la sorte.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je vais rebondir sur la réponse de M. Weekes, qui nous dit que c’est parce que c’est un projet de loi du Bloc québécois. C’est bien ce que vous voulez nous dire? C’est-à-dire que vous êtes contre ce projet de loi parce que c’est un projet de loi privé qui vient d’un député du Bloc québécois?

[Traduction]

M. Weekes : Non, je n’ai pas dit cela. Je pourrais essayer de réciter exactement ce que j’ai dit, mais j’ai choisi mes mots avec grand soin. J’ai dit ce que j’ai dit, et je ne voulais rien dire d’autre que cela.

[Français]

La sénatrice Gerba : Vous parlez d’un projet de loi qui vient d’un parti, d’un député qui va retourner faire le point au Québec pour dire que le Parlement a refusé un projet de loi qui venait du Québec; c’est cela?

[Traduction]

M. Weekes : Non, ce n’est pas exactement ce que j’ai dit, non.

[Français]

La sénatrice Gerba : Donc, je vais finalement poser ma question. Ce projet de loi parle d’une politique qui est pancanadienne. Oui, la gestion de l’offre est très concentrée au Québec, mais on parle d’un projet de loi pancanadien qui a été adopté par la majorité des députés de la Chambre, à 262 voix contre 51. C’est important pour moi de rappeler cela. Oui, je représente le Québec et ce projet de loi est important pour moi, mais la gestion de l’offre est tout aussi importante pour l’Ontario pour ce qui est des chiffres. Vous les connaissez mieux que moi, puisque vous avez négocié ces dossiers.

Pendant les négociations, on nous a dit qu’il y avait 30 chapitres. Sur ces 30 chapitres, un seul traite de l’agriculture. La gestion de l’offre fait partie de ce tout petit chapitre. Pouvez‑vous nous donner des raisons vraiment objectives qui vous font croire que toutes nos futures négociations vont échouer, parce qu’on a adopté une loi qui vient confirmer ce qui existe déjà et qui est déjà connu de nos partenaires commerciaux? J’aimerais que vous me donniez des raisons objectives, et non pas hypothétiques sur ce que penserait M. Trump. Il nous imposera des taxes éventuelles sur le bois d’œuvre et autres — on pourra en parler. Quelles sont vos raisons précises et objectives aujourd’hui en ce qui concerne la protection d’un système qui est connu de tous nos partenaires commerciaux?

[Traduction]

M. Weekes : Je pense avoir dit clairement que j’ai été négociateur pour le Canada, et que nous n’allions pas faire de concessions sur les produits sous gestion de l’offre. Nous sommes parvenus à ces fins dans les négociations. Mais à savoir si ce projet de loi pourrait compromettre nos tentatives d’obtenir des concessions dans d’autres secteurs, j’y crois.

Vous avez parlé de la politique sur le sucre aux États-Unis. Une loi prescrit les quotas et ainsi de suite, et le secrétaire de l’Agriculture ne peut pas faire ceci ou cela. Mais aux États-Unis, lorsque les négociateurs reçoivent le pouvoir de négocier de la part du Congrès, ils sont en position de négocier des concessions qui exigeraient d’apporter des modifications à la loi américaine. C’est là tout l’objectif de ce qu’on appelle le pouvoir de négociation prévu par la procédure accélérée.

Ici, nous disons que ce qui arrivera ne compte pas. Pour une partie particulière de notre économie, peut-être une petite partie, nous disons que nous ne ferons aucunes concessions. Nous cherchons à nous protéger avant les négociations pour ne pas avoir à faire de concessions. Ce n’est pas quelque chose que nos partenaires commerciaux voudront voir venant d’autres pays, parce qu’au bout du compte, cela va créer une situation où personne ne peut négocier quoi que ce soit.

Le sénateur MacDonald : Vous avez beaucoup d’expérience en matière de négociations. Ce n’est certainement pas mon cas, mais j’ai beaucoup d’expérience pour ce qui est d’aller aux États-Unis. Je siège au Groupe interparlementaire Canada‑États‑Unis depuis 16 ans. Je suis président du Sénat depuis 10 ans. Je parle toujours aux Américains à Washington, trois ou quatre fois l’an. Je m’y rends pour participer à bien des réunions.

Cette question revient tout le temps. Je dis toujours aux Américains quand ils soulèvent la question que je suis pour le libre-échange en principe, et que je ne soutiens pas vraiment la gestion de l’offre en principe, mais qu’en pratique, je comprends et soutiens la gestion de l’offre. Je leur dis : « Votre problème, c’est que vous avez d’énormes enjeux de surproduction, que vous subventionnez votre agriculture massivement et que vous utilisez des hormones de croissance dans votre industrie laitière. Nous n’aimons rien de tout cela. Pourquoi ne vous débarrassez pas de ces pratiques pour que nous soyons sur un pied d’égalité, puis nous pourrons en reparler? » Vous connaissez la réponse. Les Américains ne changeront aucune de ces mesures. Je pense que cela nous donne un important levier contre eux.

D’après mon expérience auprès des Américains, si l’on veut obtenir une bonne entente avec eux, la meilleure entente, il ne faut pas qu’ils nous voient comme un problème ou un irritant, parce que le cas échéant, ils nous oublient complètement. Je pense que nous sommes plus en sécurité ainsi. J’aimerais connaître vos observations à ce propos.

M. Weekes : Je suis d’accord avec ce que vous venez de dire. J’ajouterais que nous avons souvent la possibilité de travailler avec les Américains en vue d’atteindre des objectifs communs dans d’autres pays et dans le système commercial multilatéral de l’OMC. Dans la mesure où ils nous perçoivent comme un partenaire dans ces efforts de promotion de nos intérêts communs ailleurs, les conditions sont selon moi réunies pour nous aider à gérer nos enjeux bilatéraux avec plus de succès.

Le sénateur MacDonald : C’était en 2017 avant que les négociations n’aient vraiment commencé, mais après l’élection de Trump. J’étais à Washington et je parlais avec Alexander Panetta, qui était correspondant pour l’Associated Press. Nous regardions la télévision en même temps tous les deux. Trump se trouvait en Ohio. Il était allé à deux ou trois activités ce jour-là, mais on lui a posé des questions sur le Mexique à deux reprises. Quelqu’un a hurlé : « Eh bien, qu’en est-il du Canada? » Les deux fois, en 2017, il a déclaré : « Le Canada ne pose pas problème. » Parfois, nos propres gestes font que nous devenons un problème, et cela nous fait mal.

Le sénateur Harder : Ce projet de loi vise à modifier la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement. Je pense que collectivement, nous avons plus de cent ans d’expérience à être régis par cette loi. Je veux simplement le dire aux fins du compte rendu. Êtes-vous au courant de tentatives visant à utiliser la loi sur ce ministère, cette loi fondatrice, pour ajouter des conditions dans les négociations ou autre, et savez-vous s’il existe une telle loi ailleurs dans le monde?

M. Burney : Non et non. C’est le genre de langage qu’on retrouve dans un mandat de négociation très détaillé que le Cabinet adopterait. Si l’on examine le langage de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, un seul article précise que le ministre a le pouvoir de mener des négociations internationales pour le Canada. Puis, un autre article indique que le ministre doit promouvoir les intérêts économiques du pays. Et maintenant, on veut ajouter des alinéas sur les tarifs en cas d’excédent aux contingents pour les produits laitiers, la volaille et les œufs, ainsi que sur la gestion des contingents? Cela n’a aucun sens au premier coup d’œil.

M. Weekes : Cela pourrait en faire une loi très volumineuse. Savez-vous combien de pages l’ACEUM contient?

Le président : J’aimerais, au nom du comité, remercier les témoins : Ian Burney, John Weekes et John Tennant. Pour réitérer ce que d’autres ont dit, nous vous sommes reconnaissants de votre service à notre pays et de votre expertise. Vous nous avez donné beaucoup à réfléchir.

Chers collègues, nous poursuivrons notre étude du projet de loi C-282 la semaine prochaine, et nous terminerons l’audience des témoins le jeudi 31 octobre.

(La séance est levée.)

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