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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 31 octobre 2024

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 34 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-282, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (gestion de l’offre).

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bonjour, honorables sénateurs. Je m’appelle Peter Boehm, sénateur de l’Ontario, et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

[Traduction]

J’invite les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.

[Français]

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Ravalia : Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, du Cap-Breton, Nouvelle-Écosse.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.

Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice Duncan : Pat Duncan, du Yukon.

Le président : Merci, chers collègues.

Bienvenue à vous, ainsi qu’à ceux qui sont avec nous dans la salle aujourd’hui, et aussi aux personnes qui nous regardent peut-être d’un bout à l’autre du pays sur ParlVU.

Je vous signale rapidement que notre greffière, Chantal Cardinal, ne peut pas être des nôtres aujourd’hui. C’est Raymond St. Martin, greffier du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, qui nous guidera aujourd’hui.

Chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-282, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (gestion de l’offre).

Nous sommes très heureux d’accueillir, par vidéoconférence, l’honorable John P. Manley, ancien vice-premier ministre du Canada et ministre des Affaires étrangères, ainsi qu’ancien ministre des Finances et de l’Industrie et ancien président et chef de la direction du Conseil canadien des affaires; et John Treleaven, consultant en commerce international et ancien ambassadeur du Canada aux Philippines.

Avant de commencer, je tiens à souligner que la réunion d’aujourd’hui prendra une forme différente de celle que nous avions prévue. Comme vous l’avez tous vu dans l’avis public original concernant cette réunion, nous avions une liste complète de témoins confirmés pour deux groupes. Malheureusement, Daniel Turp de l’Université de Montréal, Tim Carroll de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard et Hans Kristensen, président des Producteurs d’œufs du Nouveau-Brunswick, n’ont pas pu répondre aux exigences techniques pour comparaître virtuellement par Zoom, c’est-à-dire que leurs casques d’écoute n’ont pas été approuvés, compte tenu de la norme à respecter pour nos interprètes. De plus, Jeffrey Clarke, président d’Egg Farmers of Nova Scotia, a décidé en fin de matinée de ne pas comparaître. D’autres témoins ont été invités, mais n’étaient pas disponibles ou n’ont pas répondu. Malgré nos tentatives, nous avons un groupe restreint aujourd’hui.

Nous remercions M. Manley et M. Treleaven de se joindre à nous. Merci à vous deux. Avant d’entendre vos observations et de passer aux questions et réponses, je demanderais à toutes les personnes présentes de bien vouloir désactiver les notifications sur leurs appareils. Monsieur Manley, nous sommes maintenant prêts à entendre votre déclaration préliminaire, qui sera suivie des questions des sénateurs. Vous avez la parole. Je vous en prie.

L’honorable John P. Manley, c.p., O.C., ancien vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, à titre personnel : Merci, monsieur le président.

[Français]

Merci à tous les sénateurs et sénatrices de m’avoir invité à participer à cette discussion aujourd’hui. Je vais souligner que je suis ici comme témoin indépendant. Je ne représente aucun intérêt et j’ajoute que je n’ai aucun intérêt financier ou autre dans les questions dont nous allons discuter.

[Traduction]

Je suis conscient, monsieur le président, que votre comité a procédé à un examen long et approfondi du projet de loi C-282. Je félicite le Sénat d’avoir fait ce travail pour lequel il est mandaté par la Constitution, c’est-à-dire étudier les projets de loi, surtout lorsqu’ils n’ont reçu qu’une attention limitée à la Chambre basse.

Je dois mentionner, après avoir examiné la liste des témoins précédents, qu’il s’agisse d’experts de l’industrie, du commerce et de l’économie, de professeurs et de gens de tous les horizons, qu’il est difficile pour moi de trouver quelque chose de nouveau à ajouter à ce qu’ont dit d’autres témoins avant moi, des gens probablement plus compétents que moi. Je vais essayer de vous donner mon point de vue, plutôt que de vous citer des statistiques économiques ou de répéter certains des arguments qui ont déjà été présentés.

Je vais vous faire part de la perspective que j’ai et qui découle en grande partie de mon expérience au gouvernement et, par la suite, dans le secteur privé. Je tiens à mentionner que je suis dans le secteur privé depuis plus longtemps maintenant que j’ai fait partie du gouvernement, mais j’ai quand même été ministre de l’Industrie pendant sept ans. Il s’agit du plus long mandat depuis C.D. Howe, donc depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il est malheureux que les photos des anciens ministres d’Industrie Canada, maintenant Innovation, Sciences et Développement économique, ne soient pas classées en fonction de la durée des mandats, sinon j’occuperais une très grande place par rapport à certains, mais tant pis.

J’ai également été l’homologue du secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis, Tom Ridge, dans la foulée des événements du 11 septembre, et nous avons élaboré ce qu’on appelait alors la Déclaration sur la frontière intelligente. J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à la façon dont nous pourrions obtenir l’accès dont nous avons besoin au marché américain dans la période qui a suivi les événements du 11 septembre, alors que la frontière, bien qu’elle ne soit jamais techniquement fermée, l’était à bien des égards par suite de ces événements.

Mes observations sont les suivantes. Tout d’abord, d’après ce que je vois de l’économie canadienne, et d’après ce que j’ai constaté en tant que ministre de l’Industrie, deux choses sont évidentes. Je pense que personne ne les contestera. La première, c’est que notre économie, surtout après 1989, est très intégrée à celle des États-Unis. Cela va de nos échanges commerciaux vers le nord et vers le sud, à l’utilisation de pipelines, comme celui qui traverse l’État du Michigan et qui fournit du carburant diésel à l’aéroport Pearson, un lien sur lequel nous comptons tous, en passant par l’approvisionnement en électricité qui part principalement du Québec pour se rendre aux États-Unis, et parfois vers le nord. Les États-Unis demeurent de loin notre principal marché d’exportation. Même si nous ne sommes plus leur principal partenaire commercial, nous continuons d’être importants pour eux. Nos économies sont très intégrées.

La deuxième observation que je ferais, c’est que nous dépendons beaucoup des exportations. Nous sommes une nation commerçante. Notre richesse et notre prospérité dépendent de notre capacité d’exporter nos produits, surtout vers les États-Unis. L’accès à ce marché pour nos industries primaire, secondaire et tertiaire est crucial. Bien sûr, nous exportons de nombreuses matières premières, des aliments, de l’énergie et des ressources minérales, mais aussi des produits manufacturés.

Lorsque j’étais ministre de l’Industrie, nous avons consacré beaucoup de temps — comme mes successeurs l’ont fait — à assurer la vigueur continue du secteur canadien de l’automobile, qui est entièrement intégré à ceux du Mexique et des États-Unis.

Notre secteur aérospatial est un secteur manufacturier très important pour plusieurs régions du Canada, notamment le Québec, l’Ontario, ainsi que des régions de l’Ouest canadien, où il y a une chaîne d’approvisionnement intégrée. Si ce secteur, avec lequel nous avons bien réussi depuis la Deuxième Guerre mondiale, était privé de l’accès au marché américain, il se retrouverait à peu près dans la même situation que notre secteur de la construction navale aujourd’hui, qui a été affaibli par le manque d’accès au marché américain en raison de la Jones Act, dont nous n’avons jamais pu nous débarrasser, malgré le libre-échange entre le Canada et les États-Unis, l’ALENA ou l’ACEUM.

Voici pour mes observations générales.

Lorsque j’ai lu attentivement le projet de loi C-282 — ce qui ne m’a pas pris beaucoup de temps, je dois l’admettre —, j’ai été frappé par le fait que nous avons ciblé un secteur, qui n’est pas un secteur d’exportation, pour qu’il bénéficie d’une protection spéciale et d’une marge de manœuvre lors de futures négociations commerciales. Je me suis dit, quelle chose curieuse à faire. Parmi tous les secteurs dont j’avais la responsabilité en tant que ministre de l’Industrie, il y en avait de nombreux qui comptent plus d’emplois et qui génèrent plus de revenus et de PIB que les secteurs soumis à la gestion de l’offre. Oui, ils sont importants pour les gens qui y travaillent. Oui, ils sont importants parce que les Canadiens achètent ces produits et comptent sur leur qualité. Toutefois, le fait de les cibler dans les futures négociations commerciales me semble très étrange et, selon moi, équivaut à attirer davantage l’attention sur eux. Cela s’apparente à signaler à nos homologues commerciaux que c’est là que le Canada est sensible, et que c’est à ces secteurs qu’ils doivent s’attaquer.

Je considère cela comme une aberration. Je m’interroge également sur cette tactique, qui semble attirer davantage l’attention sur nos faiblesses qu’assurer une quelconque forme de protection honnête. Force est d’admettre que de nombreux accords commerciaux — tous peut-être, mais certainement la plupart — exigent des modifications législatives une fois qu’ils sont conclus.

Le président : Monsieur Manley, je suis désolé. Je dois vous interrompre. Vous avez dépassé votre temps. J’ai été généreux avec vous, et je suis certain que bon nombre de ces points seront soulevés pendant la période des questions.

John Treleaven, vous avez la parole. Je vous en prie.

John Treleaven, consultant en commerce international et ancien ambassadeur du Canada aux Philippines, à titre personnel : Bonjour, honorables sénateurs. Je vous remercie de me donner cette occasion unique de comparaître devant le comité depuis chez moi, à Victoria, en Colombie-Britannique.

Je comparais devant vous en tant qu’ancien ambassadeur, comme l’ont fait plusieurs de mes collègues. Je le fais également comme petit-fils de Ruben Treleaven qui, tout au long de sa vie, a été propriétaire de la Palmerston Creamery et un champion de la fabrication de beurre en Ontario. Son fils Norman était propriétaire de la Holstein Creamery et était à la fois producteur de beurre, producteur d’œufs et, à un moment donné, exploitant d’une entreprise d’abattage de poulets. Sa fille Alma a épousé Ken Alles. Les deux exploitaient une ferme dans le canton d’Egremont du comté de Grey, et ils avaient un important troupeau laitier. C’est ma grand-mère, Lucinda, qui a donné son nom à l’emblématique Palm Dairies.

Vous avez entendu John Weekes, Jonathan Fried, Ian Burney, Deanna Horton, John Tennant qui, comme vous le savez, sont tous d’éminents anciens fonctionnaires qui ont passé des décennies à négocier la politique commerciale internationale pour le Canada. Chacun a exprimé de profondes réserves au sujet du risque pour notre position commerciale et notre réussite future de l’adoption du projet de loi dans sa forme actuelle. J’appuie leur point de vue sans réserve, mais je le fais dans une perspective légèrement différente.

J’ai passé la plus grande partie de ma carrière en service extérieur à l’étranger, à titre de délégué commercial du Canada, cherchant à transformer le pouvoir d’achat du Brésil, de Puerto Rico, du Royaume-Uni, de l’Amérique centrale, de Hong Kong, du Japon et des Philippines en prospérité économique pour le Canada. À l’époque où M. Manley était ministre, je crois qu’il était question d’un programme de création d’emplois et de croissance. Au cours de mes 32 années à ce poste et de mes cinq années à titre de président et chef de la direction du Saskatchewan Trade & Export Partnership, j’ai travaillé avec des milliers d’entrepreneurs canadiens et d’entreprises exportatrices de toutes les provinces et de tous les territoires qui, collectivement, sont à l’origine du statut nécessaire du Canada de nation commerçante.

Ce n’est pas tant que le Canada dépend du commerce international, mais plutôt qu’il réussit dans ce domaine. Nous y parvenons grâce aux efforts inlassables de milliers de propriétaires et de millions d’employés d’entreprises canadiennes partout au pays qui, chaque jour, compétitionnent sur le marché mondial. C’est leur succès qui fait que, comme vous le savez, de 50 à 60 % du PNB du Canada est lié au commerce international. Cela signifie que chaque emploi au pays dépend, dans une plus ou moins grande mesure, du succès de notre capacité d’accroître le commerce international au profit du Canada.

L’intégration de la disposition en question dans la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement risque de nuire aux négociations futures. Pourquoi imposerions-nous sciemment un fardeau additionnel à nos exportateurs sur le marché mondial et risquerions-nous d’alourdir leur tâche difficile, à un moment où les obstacles au commerce international et la difficulté à réussir à l’étranger pourraient, pour la première fois, dépasser les possibilités qui s’offrent?

Une entreprise qui exerce ses activités au Canada se trouve dans une situation différente. Elle peut composer avec les fluctuations et les revirements dans ses listes de prix, de même qu’avec les obstacles au commerce interprovincial et les flux et reflux de contraintes au pays. Mais dès qu’une entreprise va à Boston, à Buffalo, à Sweetgrass, au Montana, ou à Bellingham, dans l’État de Washington, sa liste de prix subit toutes les distorsions de l’économie canadienne.

Je suis tout à fait d’accord avec les observations de M. Manley et celles de mes anciens collègues, à savoir que les dispositions de cette loi — si elle devient définitive avec la sanction royale — affaibliront la position commerciale du Canada. C’est un peu comme si le Comité olympique canadien offrait à Andre De Grasse une paire de bottes de ski pour courir le 100 mètres.

Le président : Merci, monsieur Treleaven. Je ne sais pas si vous étiez à la fin de votre intervention, mais votre temps est écoulé.

Nous allons passer aux questions et réponses, d’une durée de quatre minutes pour chacun. Je vous encourage à faire de brefs préambules et à poser des questions concises, afin que nous puissions obtenir le maximum de commentaires de nos témoins. Je tiens également à souligner que le sénateur Marty Klyne, de la Saskatchewan, s’est joint aux délibérations.

Le sénateur MacDonald : C’est formidable d’accueillir ces deux témoins. Merci beaucoup.

Ma première question est la suivante : compte tenu de votre expertise, comment évaluez-vous les tensions constitutionnelles potentielles que le projet de loi C-282 pourrait créer entre les responsables commerciaux provinciaux et fédéraux? Plus précisément, pourriez-vous nous en dire davantage sur la façon dont ce projet de loi pourrait modifier l’équilibre des pouvoirs existant dans les négociations commerciales, ainsi que sur les répercussions que cela pourrait avoir sur les relations intergouvernementales futures et sur la stratégie commerciale internationale du Canada? L’un ou l’autre d’entre vous peut commencer.

Le président : Monsieur Manley, pourquoi ne commencez-vous pas?

M. Manley : Merci, sénateur.

Les tensions régionales sont déjà évidentes lorsqu’on examine certaines des questions entourant la croissance de la productivité canadienne et le commerce interprovincial. Au fil des ans, nous n’avons guère réussi à résoudre ces problèmes. Je venais d’être nommé ministre de l’Industrie, en 1994, lorsque nous avons négocié le premier accord sur le commerce intérieur. C’était toute une réalisation à l’époque, mais ce n’était pas un accord complet. Il était certainement moins exhaustif que l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis ou l’ALENA. Aujourd’hui, 30 ans plus tard, les choses ne se sont pas améliorées de façon marquée.

En prenant un secteur au sein de la communauté des producteurs agricoles et en disant : « Nous allons protéger celui-ci, qui se concentre principalement dans l’Est du Canada, au Québec, en Ontario et, dans une certaine mesure, dans le Lower Mainland, en Colombie-Britannique », plutôt que de tenir compte des intérêts des producteurs agricoles dans de nombreux autres secteurs, que ce soit les céréales ou le bœuf, le porc et d’autres... cela ne fait qu’exacerber bon nombre des problèmes que nous avons en ce qui concerne les accords commerciaux interprovinciaux que nous avons déjà eu beaucoup de difficulté à conclure. Je ne pense pas que cela aide; je pense que cela fait mal.

Le sénateur MacDonald : Voulez-vous ajouter quelque chose, monsieur Treleaven?

M. Treleaven : Disons cela ainsi : le Canada, comme la plupart des pays, présente une plateforme imparfaite pour soutenir le commerce international. Lorsque les exportateurs canadiens se retrouvent en concurrence directe avec des entreprises d’autres pays, il est à souhaiter que le Canada, en tant que plateforme d’exportation, se démarque légèrement, ce qui arrive la plupart du temps.

L’une de mes petites occupations à la retraite, c’est de présider Les contribuables grincheux du Grand Victoria. Nous ne sommes pas contre l’idée de payer des impôts, mais nous nous inquiétons du gaspillage. Notre devise pour Victoria est « Presque le meilleur endroit sur terre ».

Pourquoi nous satisfaisons-nous de ce « presque »? Le Canada est un important pays commerçant, mais nous pourrions faire tellement mieux. Nous avons du succès, même si nous sommes le seul pays du G7 qui s’attend à ce que ses entreprises soient concurrentielles à l’échelle internationale, mais qui les prive régulièrement d’une partie du marché intérieur. Personne d’autre ne fait cela.

Le président : Merci, monsieur Treleaven.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos deux témoins d’être ici aujourd’hui.

Monsieur Manley, je peux comprendre pourquoi vous avez dit qu’il était difficile pour vous de trouver quelque chose de nouveau à ajouter à ce qui a déjà été dit. Nous avons entendu tellement de témoignages. Nous sommes cependant reconnaissants de ce que vous apportez tous les deux à cette conversation.

Ma première question s’adresse à vous, monsieur Manley. Vous avez dit clairement que le projet de loi C-282 créerait des risques pour d’autres secteurs importants de l’économie canadienne. Vous avez clairement souligné l’ampleur et l’importance de ces secteurs pour notre économie. Pourriez-vous préciser cela, si possible? De quelle façon, selon vous, le projet de loi C-282 compliquerait-il les négociations avec des partenaires essentiels comme les États-Unis, étant donné que nous allons très bientôt renégocier l’ACEUM, l’Accord Canada—États-Unis—Mexique?

M. Manley : Merci, sénatrice.

Tout d’abord, j’aimerais bien devenir membre de l’association Les contribuables grincheux du Grand Victoria si elle est ouverte aux personnes qui ne vivent pas dans cette ville.

Pour répondre à votre question, je pense qu’il serait imprudent de ne pas examiner tout cela dans le contexte de la renégociation prochaine de l’ALENA 2.0. Il ne faut pas oublier que, bien que l’ancien président Trump ait déclaré qu’il s’agissait d’un grand succès lorsqu’il l’a négocié au nom des États-Unis, il le qualifie maintenant d’inadéquat et de mal adapté à notre époque. Quant à elle, la vice-présidente Harris a voté contre l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, l’ACEUM, au Sénat. Nous avons donc du pain sur la planche.

Permettez-moi de vous raconter quelques anecdotes pour corroborer ce que je dis.

Tout d’abord, un groupe du Conseil canadien des affaires a envoyé une délégation de haut niveau à Washington pour rencontrer le leader de la majorité au Sénat, un sénateur de New York, un démocrate, Chuck Schumer, qui a passé toute la séance avec des chefs d’entreprise canadiens, dont aucun ne venait du secteur agroalimentaire, à se plaindre de la gestion de l’offre. On parle d’un New-Yorkais, d’un démocrate.

Deuxièmement, je signale qu’un ancien représentant américain au Commerce des États-Unis s’est présenté de nouveau devant le Conseil canadien des affaires, à Calgary, il y a quelques mois, et le moins qu’on puisse dire, c’est que son passage n’est pas passé inaperçu. Son message était : « Vous allez entendre parler de nous. » Je crois qu’il visait le secteur des produits laitiers en disant cela.

Pour mettre les choses en contexte, je sais que nous suivons tous les élections américaines. Il y a peut-être cinq États, ou peut-être six ou sept, qui sont des États pivots, dont le Wisconsin. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle les partisans des Packers de Green Bay les « Cheeseheads ». La politique du Wisconsin, qui est un État fortement concentré dans le secteur laitier, va jouer un rôle très important dans les calculs politiques des États-Unis.

Tous ces facteurs nous amènent à nous demander pourquoi nous devrions exposer ce secteur de cette façon.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Merci d’être ici, et merci à nos invités d’aujourd’hui.

Au cours des nombreuses délibérations, nous avons beaucoup entendu parler de négociations commerciales. Le Canada a dit très clairement que ces secteurs soumis à la gestion de l’offre sont hors limites et qu’il s’agit plus ou moins d’une politique officielle. Pourquoi ce projet de loi, qui codifie une position déjà acceptée, intensifierait-il et pourrait-il compromettre les négociations commerciales?

J’aimerais également savoir si, à votre avis, une loi ou un projet de loi comme celui-ci va à l’encontre de l’orthodoxie commerciale reconnue que le Canada a contribué à établir en cette ère de mondialisation.

Je vais commencer par M. Manley, mais si vous pouviez tous les deux répondre, ce serait formidable.

M. Manley : Merci, sénatrice.

À ma connaissance — et je ne veux pas dénigrer notre ministre du Commerce —, aucun pays n’a de dispositions législatives concernant ses négociations commerciales.

Chaque pays a ses sensibilités. Soyons réalistes. Chaque pays entame des négociations commerciales en ayant en tête quelque chose à protéger. Nous avons conclu l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis et l’ALENA, avec l’espoir, dans les deux cas, d’obtenir un certain allégement de la Jones Act aux États-Unis. Ils protègent leur industrie de la construction navale et l’ont toujours fait. L’acier est aussi un secteur très sensible aux États-Unis. Chaque pays a quelque chose, mais je ne connais aucun pays qui ait imposé ce genre de restrictions.

Pour répondre à la première partie de votre question, je dirais aussi que les politiciens font souvent ce genre de déclarations et que celles-ci font partie des règles du jeu des négociations commerciales. L’accès au marché canadien a été accordé au compte-gouttes, tant dans le cadre de l’accord européen que de l’ACEUM. L’industrie canadienne, du moins dans le secteur laitier, continue de dominer 80 % du marché canadien et se porte encore extrêmement bien, malgré ces incursions mineures. Je pense que ce projet de loi se veut une déclaration politique, mais qu’il est erroné sur le plan tactique et stratégique.

Le sénateur C. Deacon : Merci.

M. Treleaven : Je suis tout à fait d’accord avec M. Manley. Dans ma déclaration, j’ai parlé du risque, et il est très difficile de définir, de confronter et d’atténuer le risque si, dans la loi, nous commençons à couper entièrement l’accès à des pans complets de l’économie canadienne. Où se situe le risque? Il se situe au niveau des emplois de millions de Canadiens. Ce qui pose un risque, c’est le succès des entreprises qui vont, comme je l’ai dit, à Buffalo, à Bangalore ou à Bellingham.

C’est le Mois de la petite entreprise au Canada. Si une mesure comme celle-ci est intégrée dans une loi canadienne, les ministres auront moins de discours à prononcer pour célébrer le succès des petites entreprises, parce que, comme vous l’ont dit certains des principaux négociateurs commerciaux du Canada, cette disposition rendra difficile le maintien d’un libre accès au marché mondial pour toute la gamme des produits canadiens. Pourquoi une grande nation commerçante ferait-elle en sorte qu’il soit plus difficile pour les moteurs de son économie commerciale de réussir au nom de tous les Canadiens?

Le président : Merci beaucoup, monsieur Treleaven.

Le sénateur Gold : Je remercie les témoins de leur présence. Je vous remercie de votre franchise quant à la façon dont vous voyez ce projet de loi et aussi, sincèrement, quant à votre opinion selon laquelle le Canada serait mieux servi s’il continuait de céder plus de parts de marché dans ce domaine particulier.

Monsieur Manley, ma question s’adresse à vous. Vous avez mentionné que vous considériez le projet de loi comme une déclaration politique, mais j’insiste pour vous demander, non pas de mettre de côté votre longue carrière en dehors de la politique, mais de parler du point de vue d’un ancien parlementaire. C’est un projet de loi qui a l’appui de tous les partis à la Chambre. En tant que ministre et député, vous avez eu beaucoup de responsabilités et vous avez réussi à piloter des projets de loi à la Chambre et au Sénat. De votre point de vue, ou de votre ancien point de vue, si un projet de loi avait été adopté avec l’appui de tous les partis et avec une très forte majorité à la Chambre, comment auriez-vous voulu qu’on tienne compte de cela à la deuxième chambre?

M. Manley : C’est une excellente question, sénateur.

Je pense que ce que j’examinerais ici, c’est le degré de consultation et d’attention dont a fait l’objet le projet de loi à la Chambre des communes, qui était selon moi presque inexistant.

Sauf erreur, nous allons devoir nous aventurer sur ce terrain un jour au Canada. Nous avons examiné les chiffres. Il n’y a pas un très grand nombre de personnes qui travaillent dans ces industries, et celles-ci ne sont pas à l’origine d’une part énorme du PIB. En fait, c’est le groupe de pression le plus efficace au Canada. C’est la NRA du Canada. À un moment donné, nous allons devoir faire remettre cela en question.

Après deux ans au pouvoir, les choses évoluent. On passe à l’étape préélectorale, plutôt que postélectorale, et les partis font très attention de ménager les susceptibilités dans une phase préélectorale ou, en fait, dans une phase préréférendaire.

Lorsque notre gouvernement a été élu en 1993, nous avons dû faire face à une catastrophe financière au Canada. Nous avons été placés devant un dilemme quant à la façon de gérer l’économie canadienne, étant donné que nous avons dû réduire massivement les dépenses fédérales et effectuer les compressions les plus importantes au Canada, au niveau fédéral, depuis la démobilisation après la Deuxième Guerre mondiale. Nous avons notamment réformé le tarif du Nid-de-Corbeau dans l’Ouest canadien. Pour ce qui est du système de gestion de l’offre, compte tenu de la possibilité d’un référendum imminent au Québec, en 1995, on avait jugé qu’il était politiquement peu judicieux d’envisager une réforme de ce système, bien qu’il ait fait l’objet de vives attaques lors des négociations commerciales qui ont mené à la conclusion des négociations de l’OMC, à la fin de 1993.

Il n’y a jamais de moment politiquement parfait pour dire : « Un instant. Est-ce vraiment dans l’intérêt des Canadiens? Cela sert-il les intérêts des consommateurs? D’ailleurs, cela sert-il même les intérêts des producteurs? » Il est terriblement honteux de lire des rapports sur la quantité de produits laitiers qui sont jetés et de penser au fait qu’ils auraient pu nourrir des gens partout dans le monde si nos transformateurs avaient eu accès à ces marchés mondiaux. Un jour, nous devrons nous attaquer à cette question en tant que pays et passer à autre chose.

Le président : Merci beaucoup. Sénateur Gold, vous pourrez poser une question complémentaire au deuxième tour, si vous le souhaitez.

Le sénateur Gold : Merci.

Le sénateur Ravalia : Merci à nos deux témoins. Permettez-moi tout d’abord de souligner votre contribution à notre pays et à notre prospérité.

Le gouvernement du Canada a indiqué que ce projet de loi est conforme à sa politique de longue date visant à défendre l’intégrité du système de gestion de l’offre du Canada. Le gouvernement a déclaré que ce projet de loi est également conforme aux engagements pris par le premier ministre de ne pas accorder un nouvel accès aux marchés pour les produits soumis à la gestion de l’offre dans les futures négociations commerciales.

L’un d’entre vous peut-il envisager des modifications ou des amendements qui rendraient ce projet de loi plus acceptable pour nos négociateurs commerciaux? Je vais commencer par vous, monsieur Treleaven.

M. Treleaven : Comme je l’ai dit clairement dans ma déclaration, je n’ai pas autant d’expérience des négociations commerciales que certains de mes collègues qui ont comparu ici.

Je pense que, compte tenu des circonstances que l’ancien ministre Manley et d’autres témoins ont si bien décrites devant le comité, le moins qu’on puisse dire, c’est que le moment où arrive cette mesure n’aurait pas pu être plus mal choisi. Je ne sais pas si le contenu du projet de loi pourrait être pire ou pourrait être amélioré. Mais à quelques jours des élections aux États-Unis, qui vont être suivies par des mois de bouleversements et, comme M. Manley l’a souligné, en raison du fait que les deux principaux partis politiques aux États-Unis se retranchent derrière le protectionnisme, je ne peux imaginer de pire moment pour mettre en place une politique publique aussi mauvaise que celle-là, qui risque de nuire gravement à l’ensemble de l’économie canadienne.

Si vous me le permettez, j’aimerais dire que j’apprécie le rôle que joue le Sénat en donnant l’occasion de discuter davantage du projet de loi. Quelqu’un devrait peut-être communiquer avec les secteurs industriels au Canada. Il faudrait peut-être entendre des témoins de secteurs qui connaissent un succès spectaculaire sur le marché mondial, sans avoir besoin d’une telle mesure. Merci.

M. Manley : Je ne veux pas faire de rédaction juridique au pied levé, mais en examinant le projet de loi, je dirais qu’il pourrait être modifié pour en enlever le caractère obligatoire ou, au moins, pour le nuancer, en disant que tout engagement qui aurait les effets décrits dans le projet de loi devrait tenir compte des intérêts généraux de l’économie canadienne et de tous les secteurs d’exportation de l’économie canadienne, afin de renforcer l’importance de tenir compte des intérêts d’autres secteurs agricoles, industriels, manufacturiers et d’autres groupes, plutôt que de limiter la portée des mesures à un seul secteur.

Le sénateur Ravalia : Merci.

Le sénateur Klyne : Bienvenue à nos deux invités.

Mes deux questions s’adressent à M. Manley. J’allais faire un préambule, mais pour gagner du temps, je vais m’abstenir parce que je sais que vous connaissez bien le sujet.

Premièrement, pourquoi les motions présentées à la Chambre des communes sur la gestion de l’offre et une orientation stratégique du gouvernement à l’intention de nos négociateurs commerciaux ne sont-elles plus une norme acceptable sur le plan politique?

M. Manley : Honnêtement, je ne suis pas certain que cela n’ait jamais été le cas. Je me souviens de la confirmation des négociations de l’OMC, à la fin de 1993. Certains membres du caucus se demandaient sérieusement, et non pour la forme, si nous devions demeurer au sein de l’OMC parce que cela compromettait certains de nos secteurs visés par la gestion de l’offre.

Oui, nous pourrions devenir la Corée du Nord si nous le voulions, mais je pense que la réalité l’emporte lorsque vous participez à ces processus, à Genève notamment, dont nous nous sommes volontairement éloignés. Nous ne sommes plus les chefs de file du libre-échange, même si nous sommes un petit pays qui dépend du commerce. Je pense que la rhétorique politique a parfois un effet. En fait, je pense que cela a toujours été le cas.

Le sénateur Klyne : Merci. J’ai un point de vue différent à ce sujet.

Est-ce que les votes des chefs de parti à la Chambre des communes pour ce projet de loi ont quelque chose à voir avec le moment où il est présenté et les prochaines élections au Canada et visent à influencer les blocs électoraux avertis qui pourraient en profiter?

M. Manley : Je dirais tout à fait. C’est un élément très important.

De plus, lorsqu’on se lance en politique, il y a des choses qu’on veut accomplir, et il faut décider comment dépenser son capital politique. S’attaquer à la gestion de l’offre équivaut à dépenser du capital politique.

Je pense que les gens jugent que, parmi toutes les choses pour lesquelles ils souhaitent se battre, celle-ci ne vaut peut-être pas la peine. Mais au moment d’entamer une négociation commerciale internationale, il faut représenter tous les Canadiens et il faut obtenir le meilleur résultat possible, en tenant compte de tous les intérêts. Il faut prendre en compte, non seulement les sensibilités politiques, bien que ce soit un facteur, mais aussi les emplois, la contribution à la croissance économique, ainsi que la contribution à l’établissement de chaînes d’approvisionnement et au maintien d’une relation constructive avec son partenaire commercial. Je pense que ces compromis finissent toujours par devoir être faits.

Le sénateur Klyne : J’ai une question pour vous, monsieur Treleaven. À l’époque où vous étiez à l’emploi du Saskatchewan Trade & Export Partnership, vous et moi avons eu de nombreuses conversations au sujet du développement économique de la région de Regina. Vous avez sûrement eu de nombreuses conversations avec des organisations désireuses d’étendre leurs activités au-delà de nos frontières, dans le secteur agroalimentaire comme ailleurs. Pourriez-vous nous parler des répercussions de ce projet de loi sur, par exemple, l’exportation de lentilles, ou celle de protéines de canola pour le traitement et le raffinage de l’huile de canola destinée aux kérosènes et au biodiésel?

M. Treleaven : Pour votre information, la Saskatchewan possède 44 % des terres arables du Canada. C’est une puissance agricole à l’échelle mondiale. C’est Murad Al-Katib qui est président et chef de la direction d’AGT Food and Ingredients Inc. à Regina. Il fait le marché mondial des légumineuses et des lentilles. La prospérité de beaucoup de Canadiens dépend de celle de la Saskatchewan et de la capacité de gens d’affaires extraordinaires de cette province à s’attaquer au marché mondial. Pourquoi leur faire courir des risques?

Le président : Merci beaucoup.

[Français]

La sénatrice Gerba : Bienvenue à nos témoins et merci pour vos loyaux services, monsieur Manley. La Chambre des communes a adopté à l’unanimité quatre motions pour que la gestion de l’offre soit intégralement protégée en 2005, 2017 et 2018.

Le gouvernement a aussi plusieurs fois assuré qu’il souhaitait que la gestion de l’offre soit intégralement protégée; selon un sondage d’Abacus Data paru en 2023, de leur côté, les Canadiens soutiennent à plus de 90 % la gestion de l’offre. Pourtant, en dépit d’un soutien massif et unanime, des brèches ont été faites lors des trois dernières négociations.

Nos négociateurs font un travail exceptionnel. Il faut le reconnaître. Cependant, ce travail est parfois difficile et il faut le reconnaître aussi. Lier les mains des négociateurs n’est pas l’objectif de ce projet de loi. C’est plutôt la protection de la gestion de l’offre qui est une politique nationale canadienne connue de tous nos partenaires depuis plus de 50 ans.

Pensez-vous que ce projet de loi est un moyen unanime pour tous les Canadiens de lancer un message clair à nos partenaires, puisque la plupart d’entre eux le font aussi? Voilà la ligne rouge de notre gouvernement, de notre Parlement. Qu’en pensez-vous?

M. Manley : C’est une question importante. Je crois qu’on a peut-être déjà des réponses. Tout d’abord, il ne faut pas demander aux Canadiens et Canadiennes s’ils veulent protéger ce système. Il faut plutôt leur demander s’ils veulent payer toujours plus que nécessaire pour certains produits alimentaires, y compris le lait.

[Traduction]

Permettez-moi de vous raconter une autre histoire dont je n’ai pas parlé dans mon exposé préliminaire. Quand on a examiné l’accord sur la frontière intelligente, on a insisté pour que les Québécois puissent obtenir un passeport en utilisant leur acte de baptême. C’était sur la liste des questions principales pour les négociateurs américains, et c’était une question culturelle importante. Tout le monde à la Chambre des communes était d’accord. Mais, voyez-vous, quand il a été question de conclure une entente permettant aux Canadiens de continuer à traverser la frontière, c’est devenu problématique. Il arrive qu’une position puisse servir de point de départ, mais, dans les faits, il faut aussi tenir compte des désirs des partenaires pour obtenir un accord.

Le sénateur Woo : Merci, messieurs John Treleaven et John Manley.

Ma question s’adresse à John Manley et fait suite à la question du sénateur Gold, qui laisse entendre qu’un projet de loi d’initiative parlementaire appuyé par un grand nombre de députés ne devrait pas être rejeté par la Chambre haute. Monsieur Manley, puisque vous étiez membre de la Chambre basse et que vous connaissez les sentiments de vos anciens collègues à l’égard de la Chambre haute, n’ai-je pas raison de dire que vous pensez que ce projet de loi remplit le critère justifiant son rejet par le Sénat tant il est manifestement mauvais?

M. Manley : Merci, sénateur.

Le critère est double. Il y a le caractère manifestement mauvais ou inapproprié du projet de loi, mais il y a aussi le peu de considération accordée par la Chambre des communes. Ce projet de loi n’a pas fait l’objet d’un débat approfondi ou prolongé. Il n’a pas fait l’objet de l’examen qu’on attendrait si la Chambre des communes y avait consacré le temps et les efforts habituels. Si c’était le cas, il aurait peut-être été modifié. Par conséquent, quelle que soit l’opinion de certains députés à l’égard du Sénat, celui-ci est un corps constitutionnel. Vous connaissez vos limites constitutionnelles, écrites et non écrites, et vous avez tout à fait le droit constitutionnel de renvoyer un projet de loi comme celui-ci à la Chambre des communes avec des amendements.

Le sénateur Woo : Et vous êtes convaincu que le double critère est rempli?

M. Manley : Oui.

Le sénateur Woo : Merci.

La sénatrice Coyle : J’avais une question différente, mais je voudrais simplement clarifier ce dernier point. Monsieur Manley, brièvement, au sujet de ce que devrait faire la Chambre haute, vous avez suggéré de renvoyer le projet de loi avec des amendements plutôt que de ne pas l’adopter. C’est bien cela?

M. Manley : Je connais moins bien vos procédures qu’à l’époque où j’étais à la Chambre des communes, mais je crois que cela dépend de vos alternatives. Je présume que le projet de loi devra faire l’objet d’un vote à un moment donné. Il me semblerait approprié, à ce stade, de voir s’il est possible de l’amender pour régler ses lacunes fondamentales. Je pense que le double critère que le sénateur Woo m’a aidé à décrire, c’est-à-dire le caractère manifestement mauvais du projet de loi, mais aussi le peu de considération accordée par la Chambre des communes, est entièrement rempli.

La sénatrice Coyle : Monsieur Treleaven, j’avais une question différente pour vous, mais vous semblez vouloir répondre à celle-ci, alors allez-y.

M. Treleaven : Au sujet du rôle du Sénat dans la Constitution, je rappelle que j’ai été président et membre du conseil d’administration de Mercy Ships Canada, un organisme de bienfaisance canadien enregistré. Nous fournissons des services de santé à des pays africains à partir de deux des plus grands navires-hôpitaux privés du monde. C’est un organisme de bienfaisance international.

Je tiens à souligner qu’il y a cinq ou six ans, une de vos collègues, la sénatrice Omidvar, a dirigé une série d’audiences sur la nécessité de modifier la Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité), qui n’avait pas été modifiée depuis les années 1950 et qui était fondée sur les principes d’Henri VIII. Elle et ceux de vos collègues qui ont collaboré avec elle ont fait un travail magnifique et ont produit un rapport qui est une lecture obligatoire pour quiconque travaille dans le secteur des organismes de bienfaisance au Canada. C’était un travail brillant.

Ces audiences, quelles que soient les modifications apportées par le Sénat au projet de loi, favorisent un dialogue enrichissant qui n’aurait pas eu lieu autrement. C’est bien le rôle du Sénat au regard de la mise au jour et de la gestion des enjeux dans la Constitution canadienne.

La sénatrice Coyle : Merci. Je suis d’accord avec vous concernant l’étude sur les organismes de bienfaisance.

Je vais adresser à M. Treleaven la question que je voulais poser. Vous avez parlé d’imposer un fardeau aux exportateurs canadiens. Il me semble vous avoir entendu dire que, dans le contexte du commerce international, les difficultés risquent, pour la première fois, d’être plus importantes que les avantages. Je crois que vous avez dit quelque chose dans ce sens.

M. Treleaven : En effet.

La sénatrice Coyle : Pourriez-vous nous donner des précisions non seulement sur les États-Unis, mais aussi sur le contexte global dans lequel évoluent les accords commerciaux actuels et à venir?

M. Treleaven : C’est l’une des périodes les plus difficiles que nous ayons connues depuis l’Accord de libre-échange que nous avons heureusement négocié, puis élargi au Mexique. L’environnement commercial n’a jamais été ainsi. Il y a des embargos sur les produits canadiens destinés à la Chine. Il y a des discussions insensées aux États-Unis. Dieu sait ce que l’avenir nous réserve. Il n’est jamais facile d’être négociateur commercial. Et cette période est la plus difficile. C’est aujourd’hui qu’il est le plus difficile d’équilibrer les intérêts canadiens et la nécessité d’accroître notre empreinte commerciale internationale.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais poser quelques questions au sujet de la prérogative de la Couronne. Quand il a témoigné ici la semaine dernière, le professeur Patrick Taillon, codirecteur du Centre d’études constitutionnelles de Laval, a laissé entendre que le projet de loi C-282 pourrait limiter les pouvoirs statutaires conférés au ministère des Affaires étrangères par l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, sans limiter la prérogative de la Couronne. À votre avis, l’adoption du projet de loi C-282 dans sa forme actuelle aurait-elle une incidence sur la prérogative de la Couronne? Est-ce que, d’après vous, cela pourrait créer une ambiguïté dans le rôle du Parlement au sein de l’exécutif quand il est question de fixer une politique commerciale?

M. Manley : Je suis avocat, mais cette argumentation ne m’est pas suffisamment familière pour que je puisse me prononcer. J’ai eu connaissance des témoignages, mais je n’y ai pas suffisamment réfléchi pour vous donner une réponse sérieuse.

Le sénateur MacDonald : Monsieur Treleaven?

M. Treleaven : M. Manley est avocat. Je ne le suis pas. J’ai entendu les témoignages. J’ai entendu les arguments éloquents que les experts que vous avez convoqués ont fait valoir pour le Sénat. C’est évidemment une question qui mérite un examen très attentif, mais je ne suis pas en mesure de faire de commentaires sur le fond, désolé.

Le sénateur Gold : Merci aux témoins. J’ai énormément de respect pour vos témoignages et vos points de vue, mais pardonnez-moi de me demander si les allusions au fait que le Canada deviendrait comme la Corée du Nord ne sont pas un peu exagérées quand on parle de ce projet de loi.

Monsieur Manley, je dirais que votre commentaire sur le lien entre le dumping du lait et la gestion de l’offre, qui est tiré d’un article dont un témoin a beaucoup parlé ici, est fondé sur des estimations et non sur des données, et que la méthodologie et les conclusions en ont été contestées. Je tiens à verser au compte rendu qu’il n’est pas évident que la gestion de l’offre ait donné ces résultats.

Des témoins antérieurs opposés à ce projet de loi se sont donné beaucoup de mal pour dire qu’ils n’étaient pas contre la gestion de l’offre, mais qu’ils pensaient simplement que c’était une mauvaise politique commerciale. Je respecte ce point de vue. Et, comme je ne veux pas parler à votre place, pourriez-vous préciser votre point de vue sur la gestion de l’offre? Il me semble assez clair, d’après ce que vous avez dit, et d’après ce que d’autres témoins ont dit, qu’en fait, vous pensez qu’il serait dans l’intérêt du Canada d’y renoncer, en plus de renoncer à l’accès qui, selon vous, sera un élément incontournable de toute négociation commerciale ultérieure. Croyez-vous vraiment, comme d’autres témoins semblent l’avoir laissé entendre, que ce système devrait être éliminé malgré les avantages dont les agriculteurs et les producteurs de tout le pays — pas seulement au Québec — semblent convaincus?

M. Manley : Permettez-moi de corriger certaines fausses impressions que j’ai pu donner. Mon intention n’était pas de laisser entendre que ce projet de loi était un choix entre être un pays au commerce ouvert et être un pays comme la Corée du Nord, mais je tenais à souligner que nos intérêts sont liés à la recherche de débouchés commerciaux. C’est là que réside notre prospérité. Notre marché intérieur n’est pas suffisamment important pour que nous puissions prospérer par nous-mêmes. Nous ne pouvons pas fermer nos portes. Nous devons écouler nos produits sur des marchés. Nous ne pouvons pas nous permettre de vivre en autarcie.

Par ailleurs, je n’ai pas essayé de justifier cette étude. Mon point de vue est que les transformateurs canadiens de ces produits pourraient exporter vers les marchés mondiaux et que cela améliorerait également la vente de produits canadiens. Au lieu de cela, de grands transformateurs, comme Saputo à Montréal, exportent leurs activités en Argentine et en Australie, d’où ils approvisionnent un marché où la demande de protéines est très forte. Les protéines canadiennes pourraient répondre à cette demande. Qu’il s’agisse d’estimations, qu’elles soient justes ou non, ce n’est pas vraiment important au sens où il s’agit pour nous d’une occasion dont nous ne tenons pas compte.

C’est pourquoi je conclus effectivement que ce système doit être progressivement éliminé. D’autres pays ont montré comment indemniser les producteurs pour les traiter équitablement. Je ne crois pas que ce soit dans l’intérêt des consommateurs canadiens ni dans celui des transformateurs canadiens. Ce n’est pas non plus dans l’intérêt d’autres secteurs de l’économie et, au final, ce n’est même pas dans l’intérêt des producteurs, parce qu’ils pourraient prendre de l’expansion sur des marchés mondiaux qui leur sont actuellement fermés.

Le sénateur Gold : Je suis content de ces précisions, monsieur Manley. Je voulais vous donner la possibilité de ne pas laisser cette impression. Cela dit, une majorité de parlementaires à la Chambre des communes pensent le contraire, tout comme ceux qui travaillent dans le domaine de la gestion de l’offre. Ce n’est pas une question, parce que je n’ai plus de temps, mais n’est-ce pas révélateur, même si vous pensez qu’ils ont tort du point de vue économique ou du point de vue du libre-échange? Les parlementaires, pour une raison ou une autre, ont exprimé un avis contraire, et ce sont les membres élus de la Chambre. Je vais en rester là. Merci, monsieur.

Le président : Nous n’avons vraiment plus de temps. Monsieur Treleaven, je sais que vous vouliez également faire un commentaire à ce sujet. Je suis désolé, mais ce ne sera pas possible à ce stade.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à M. Manley. J’imagine que vous connaissez le Farm Bill, la loi américaine qui soutient les procureurs américains et qui accorde des milliards, 10 milliards de dollars en subventions. Chez nous, la gestion de l’offre, lorsqu’elle fonctionne comme elle le devrait, ne coûte pas un centime aux contribuables. Vous avez parlé des contribuables au début de la réunion. Considérez-vous que le Canada devrait massivement et régulièrement subventionner ses agriculteurs, comme le font les États-Unis?

[Traduction]

M. Manley : Vous me demandez où va ma préférence. Je préférerais que nous ayons une économie ouverte et concurrentielle dans un monde où les pays ne font pas ce genre de choses. Je pense que cela nous serait extrêmement favorable.

Comme nous ne vivons pas dans ce monde imaginaire, j’estime qu’il est faux de dire qu’il ne s’agit pas d’une subvention. C’est simplement que ce sont les consommateurs qui paient. Comment en irait-il autrement? Ce sont les consommateurs qui paient, et ils ne le savent pas. Ils ne le voient pas parce que c’est invisible, et c’est ce qui donne les résultats de sondage que vous avez cités dans votre question de tout à l’heure. Ne nous imaginons pas que ce secteur soit exempt de subventions. Il est entièrement subventionné par les consommateurs canadiens, sans aucune progressivité. Les familles les plus pauvres paient autant que les plus riches.

Je ne sais pas quelle est votre situation familiale, sénateur, mais j’ai eu un adolescent, et la règle dans notre ménage était d’acheter quatre litres de lait à chaque fois qu’on allait au magasin d’alimentation, parce que tout disparaissait avant la fois suivante. Il pouvait passer devant le réfrigérateur sans ouvrir la porte, et un sac de lait disparaissait. Je ne sais pas comment il faisait. C’est cela que les familles paient. Et elles paient cette subvention directement de leur poche.

Si vous voulez le subventionner, il vaudrait mieux que ce système soit entièrement transparent, puis justifié et débattu par les parlementaires, et non dissimulé ainsi.

[Français]

La sénatrice Gerba : Nous avons pourtant entendu ici certains témoins, notamment les producteurs sous gestion de l’offre, nous dire qu’ils préféreraient ne pas recevoir de subventions et vivre du fruit de leur travail. Qu’en pensez-vous?

M. Manley : Comme je viens de le dire, ils sont confus. Ils reçoivent des subventions, mais ils les reçoivent des consommateurs, et non pas du gouvernement. En effet, c’est la même chose, parce que les consommateurs sont les contribuables. Alors, il ne faut pas mélanger les choses. C’est un système qui est basé sur les subventions.

La sénatrice Gerba : Donc, vous voulez qu’on mette fin à ce système?

M. Manley : Je ne suis plus ministre. Je n’ai jamais été premier ministre et tout le monde en politique devrait décider des objectifs qu’il va poursuivre. À mon avis, comme ancien ministre de l’Industrie et comme ministre qui avait la responsabilité de la frontière entre le Canada et les États-Unis, je trouve que c’est un problème que nous avons créé nous-mêmes, qui n’est pas nécessaire et qui cause des problèmes dans tous les autres secteurs. Ce n’est pas un bon système, mais ce n’est pas moi qui décide.

La sénatrice Gerba : Merci.

Le président : Merci beaucoup.

[Traduction]

Au nom du comité, je remercie nos deux témoins, John Manley et John Treleaven, de leur présence parmi nous aujourd’hui et de nous avoir fait part de leurs observations.

Chers collègues, nous avons maintenant terminé l’audition des témoins concernant le projet de loi C-282. À notre prochaine réunion, prévue le mercredi 6 novembre, nous passerons à l’étude article par article.

(La séance est levée.)

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