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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES ET DU COMMERCE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 18 mai 2022

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd’hui, à 18 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur des éléments des sections 5, 10, 11, 15, 16, 17 et 30 de la partie 5 du projet de loi C-19, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 7 avril 2022 et mettant en œuvre d’autres mesures.

La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bonsoir à tous et bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce.

Je suis Pamela Wallin et je suis la présidente de ce comité. J’aimerais tout de suite présenter les membres du comité, en commençant par le vice-président, le sénateur Colin Deacon, la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, le sénateur Loffreda, la sénatrice Marshall, le sénateur Massicotte, la sénatrice Ringuette, le sénateur Smith, le sénateur Woo et le sénateur Yussuff, ainsi que la sénatrice Moncion, qui se joint également à nous ce soir.

Aujourd’hui, nous allons poursuivre notre examen de la teneur des éléments des sections 5, 10, 11, 15, 16, 17 et 30 de la partie 5 du projet de loi C-19, la Loi d’exécution du budget de 2022. Autrement dit, cela signifie que nous allons commencer par les modifications apportées à la Loi sur le droit d’auteur et que nous parlerons ensuite du commerce, des brevets et de la propriété effective. C’est simplement pour vous aider à suivre.

Notre premier groupe de témoins ce soir se concentrera sur la section 16 de la partie 5. Je vous invite à vous joindre à moi pour souhaiter la bienvenue à nos invités : M. Michael A. Geist, professeur titulaire et chaire, Droit de l’Internet et du commerce électronique de l’Université d’Ottawa; M. Jeremy de Beer, professeur titulaire de la Faculté de droit et directeur d’Open AIR de l’Université d’Ottawa; Me Andrea Kokonis, cheffe des affaires juridiques et avocate générale de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, ou SOCAN, qui est accompagnée de M. Casey Chisick, également de la SOCAN, mais qui est ici en tant qu’avocat en droit de la propriété intellectuelle à Cassels Brock & Blackwell. Ensuite, nous accueillons Mme Chantal Cadieux, présidente de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma, ou SARTEC, qui est accompagnée de Me Stéphane Gilker, juriste expert externe. Enfin, nous accueillons M. Gryphon Theriault-Loubier, leader national de Creative Commons Canada.

Bienvenue à tous. Merci de vous joindre à nous ce soir.

Avant de commencer, j’aimerais rappeler aux sénateurs et aux témoins de désactiver leur microphone à moins que la présidente ne vous donne la parole, et je demanderais aux sénateurs et aux témoins d’intervenir brièvement, car nous avons beaucoup de sujets à couvrir ce soir.

Commençons par les déclarations préliminaires.

Michael A. Geist, professeur titulaire et chaire, Droit de l’Internet et du commerce électronique, Faculté de droit, Section de common law, Université d’Ottawa : Merci, sénatrice Wallin. Bonsoir à tous. Je suis professeur de droit à l’Université d’Ottawa, où je suis titulaire de la chaire de recherche du Canada en droit de l’Internet et du commerce électronique, et je suis également membre du Centre de recherche en droit, technologie et société. Je comparais à titre personnel pour vous présenter mon point de vue personnel.

Avec tout le respect que je vous dois, une seule audience n’est pas suffisante pour discuter comme il se doit de la prolongation de la durée du droit d’auteur ou en parler. C’est pourquoi le gouvernement a consacré beaucoup de temps à la question du droit d’auteur dans le cadre de son examen de 2019 et a formulé une recommandation claire, à savoir que, si le Canada doit prolonger la durée du droit d’auteur au-delà de la norme internationale de la durée de la vie de l’auteur plus 50 ans, en raison de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, ou l’ACEUM, il doit inclure une exigence d’enregistrement pour les 20 années supplémentaires. Cette approche, soutenue dans le passé par le ministre de la Justice, M. David Lametti, permettrait aux créateurs qui veulent bénéficier de la protection supplémentaire d’y avoir facilement accès, et elle aiderait à atténuer les préjudices découlant du maintien des œuvres en dehors du domaine public pendant une génération.

La recommandation du comité est compréhensible compte tenu de ces préjudices. Les études économiques sur la prolongation de la durée et le domaine public ont révélé que les coûts peuvent atteindre des centaines de millions de dollars. Dans le cas du Canada, les établissements d’enseignement et les consommateurs assumeront la plupart de ces coûts, et la plus grande partie de cet argent circulera en dehors du pays.

Les répercussions historiques ne sont pas moins importantes. La liste des grands personnages historiques canadiens dont les œuvres ne pourront pas entrer dans le domaine public avant une génération est impressionnante : des premiers ministres comme Diefenbaker et Saint-Laurent; des premiers ministres comme Lévesque, Lesage, Smallwood, Douglas, Hatfield et Robarts; des juges de la Cour suprême comme Laskin et Sopinka. Dans chaque cas, l’entrée de leurs œuvres et documents dans le domaine public serait retardée de 20 ans.

Les impacts culturels, c’est-à-dire la possibilité pour une nouvelle génération de découvrir certains grands noms du Canada, sont également énormes. Gabrielle Roy, Margaret Laurence, Hugh MacLennan et Marshall McLuhan font partie de la myriade d’auteurs dont les œuvres seront exclues du domaine public à cause de ce projet de loi.

Les recherches menées dans le monde entier ne laissent aucun doute sur ce que la prolongation signifie pour l’accès à la culture. Rebecca Giblin, une professeure australienne, a constaté qu’il y a plus d’éditions de livres électroniques dans le domaine public que lorsqu’ils sont protégés par le droit d’auteur. En comparant les coûts, la professeure Giblin a constaté que les titres américains protégés par le droit d’auteur sont plus chers, jusqu’à 136 %, que ceux du domaine public canadien. D’après le professeur Paul Heald, les œuvres du domaine public sont beaucoup plus susceptibles d’être publiées et accessibles au public sous différentes formes.

La conclusion inéluctable est que cette prolongation, sans mesures d’atténuation, signifiera des coûts plus élevés et un accès réduit à la culture canadienne. L’enregistrement est une solution équitable au problème. Autrement, je vous exhorte à supprimer de ce projet de loi la prolongation de la durée du droit d’auteur et à consacrer à la question l’étude indépendante qu’elle mérite. On a encore le temps d’assurer la conformité à l’ACEUM et d’atténuer les préjudices de manière appropriée.

Je serai ravi de répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup, professeur Geist.

Jeremy de Beer, professeur titulaire, Faculté de droit et directeur, Open AIR, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci, honorables sénatrices et sénateurs. Nous sommes ici pour discuter d’une modification importante de la loi et de la politique, qui a été introduite en douce dans un projet de loi omnibus sur le budget, sans aucun rapport.

Le 4 mai, vous étiez autorisés à examiner cette modification et à soumettre vos conclusions au Comité sénatorial permanent des finances nationales. En tant que professeur spécialisé en droit d’auteur, j’espère pouvoir vous aider en vous informant d’abord sur la façon dont nous en sommes arrivés là et, ensuite, en vous expliquant les options pratiques que vous pourriez maintenant envisager.

D’abord, voici le contexte : depuis 1886, la durée du droit d’auteur au Canada a été équilibrée selon la norme internationale établie par une convention appelée la Convention de Berne. Cette durée correspond aujourd’hui à la durée de la vie de l’auteur plus 50 ans. En pratique, cela donne généralement plus d’un siècle de protection.

En 2016, quand il a signé l’accord commercial Asie-Pacifique, le Canada a accepté à contrecœur de prolonger la durée déjà longue du droit d’auteur à 70 ans après le décès de l’auteur. En 2018, le président Trump a étonnamment retiré les États-Unis de cet accord. Toutes les parties restantes ont ensuite suspendu l’exigence de la prolongation de la durée, sachant qu’une durée de droit d’auteur plus longue ne sert pas leurs intérêts nationaux.

Mais, cela ne signifie pas que les créateurs canadiens ne profiteront pas de la prolongation de la durée. Ils en profiteront assurément, c’est pourquoi ils la soutiennent. Mais l’avantage pour les créateurs canadiens est minime comparé à l’avantage pour les créateurs étrangers, et les entrepreneurs canadiens, le milieu de l’enseignement et les consommateurs de culture assumeront tous les coûts.

Le sursis du Canada quant aux exigences liées au droit d’auteur a été de courte durée. Accepter la demande des États-Unis relative à la prolongation de la durée était une condition du nouvel Accord de libre-échange nord-américain, qu’on appelle maintenant l’ACEUM. Par conséquent, même si la prolongation de la durée n’est clairement pas dans l’intérêt du Canada, l’éviter complètement n’est plus une option réaliste. C’est pourquoi il a été demandé au Comité de l’industrie et des technologies de la Chambre des communes d’étudier le problème dans le cadre de son étude sur le droit d’auteur en 2018.

À la page 38 de son rapport, le comité observe de manière unanime que :

Le comité partage le point de vue pragmatique de M. de Beer sur la prolongation de la durée [...] Le comité estime qu’exiger que les ayants droit enregistrent leur droit d’auteur pour jouir de ses avantages après une période égale à la durée de la vie de l’auteur plus 50 ans permettrait d’atténuer certains des inconvénients de la prolongation de la durée, de promouvoir l’enregistrement des droits d’auteur et, par conséquent, d’augmenter la transparence générale du système du droit d’auteur [...]

Mais cette recommandation unanime des députés a été sommairement écartée sans analyse transparente ni explication adéquate lorsque, l’été dernier, le gouvernement a formulé les options législatives pour se conformer à l’ACEUM.

Les analystes des politiques gouvernementales ont plutôt proposé plusieurs mesures de protection de rechange — ils les appellent « mesures d’accompagnement » — pour atténuer ces préjudices.

Introduire en douce aujourd’hui cette mesure dans le projet de loi sur le budget sans aucune mesure de protection, et encore moins la garantie d’enregistrement recommandée à l’unanimité par le comité, est, à mon avis, tout simplement une erreur. Et je vous dirais que la raison pour laquelle cela est fait au moyen d’un cheval de Troie, c’est que le gouvernement sait que la modification à la politique est injustifiée et très controversée.

Si vous ressentez vous aussi un malaise, je vous offre deux options. La première, c’est de faire part au moins dans votre rapport, et directement aux députés, de la déception des Canadiens à l’égard de ce processus et d’exiger la prise en compte future de mesures d’atténuation connexes.

La seconde option, et de loin la meilleure, selon moi, c’est de recommander ou même d’insister auprès du Comité des finances pour que la section 16 de la partie 5 soit simplement supprimée du projet de loi omnibus sur le budget et qu’elle soit redéposée pour un examen approfondi dans le cadre de nos processus démocratiques normaux. Merci, honorables sénatrices et sénateurs.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur De Beer.

Me Andrea E. Kokonis, cheffe des affaires juridiques et avocate générale, Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique : Bonsoir. Je m’appelle Andrea Kokonis, et je suis cheffe des affaires juridiques et avocate générale à la SOCAN. Je comparais aujourd’hui avec notre conseil externe, M. Casey Chisick, de Cassels Brock & Blackwell.

La SOCAN félicite le gouvernement du Canada pour avoir respecté l’engagement pris par le Canada de prolonger la durée du droit d’auteur sans conditions. Les avantages pour les auteurs, compositeurs, éditeurs de musique canadiens seront énormes.

Pour obtenir ces avantages et respecter les obligations du Canada en vertu de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique (ACEUM), la prolongation de la durée doit être mise en œuvre immédiatement, sans restrictions ni conditions. En agissant maintenant, nous éviterons que plus d’œuvres précieuses deviennent du domaine public, ce qui priverait les artistes de millions de dollars et ferait perdre des occasions de réinvestissement dans les industries créatives canadiennes.

Le Canada est le seul pays du G7 qui ne dispose pas d’une durée du droit d’auteur de 70 ans et plus après le décès de l’auteur. Il est essentiel de prolonger la durée de protection maintenant, afin d’aider les auteurs-compositeurs et les éditeurs de musique canadiens à se développer et à croître sur les marchés internationaux.

Une durée plus courte de la protection du droit d’auteur désavantage nos membres d’au moins deux façons importantes : une période plus courte pour les éditeurs de musique pour récupérer et réinvestir les revenus provenant de l’exploitation d’œuvres protégées par le droit d’auteur; et une incitation moindre pour les entreprises étrangères à investir dans les talents canadiens ou le marché canadien.

Certains universitaires spécialisés dans le droit d’auteur ont fait valoir que le gouvernement devrait obliger les ayants droit à enregistrer leurs droits d’auteur afin de bénéficier d’une protection supplémentaire de 20 ans. Mais l’ajout d’une exigence d’enregistrement placerait le Canada en violation de ses obligations en vertu de la Convention de Berne. Un principe fondamental de la Convention de Berne est que la protection d’une œuvre en dehors du pays d’origine ne peut être subordonnée à l’observation d’une quelconque formalité — telle qu’une obligation d’enregistrement — pour bénéficier de la protection du droit d’auteur.

En raison de nos obligations internationales, la Loi sur le droit d’auteur du Canada n’a jamais prévu l’enregistrement comme condition préalable à la protection. Et puisque les autres pays n’ont pas d’exigence d’enregistrement pour la durée du droit d’auteur, les créateurs canadiens seraient injustement désavantagés. Ils devraient assumer les coûts de l’enregistrement obligatoire et risqueraient de perdre cette protection s’ils ne s’enregistrent pas.

Nous devons également garder à l’esprit que le système d’enregistrement du droit d’auteur du Canada n’est tout simplement pas équipé pour composer avec un régime d’enregistrement obligatoire. Il a été conçu en fonction du régime volontaire actuel, et un investissement considérable en temps et en argent serait donc nécessaire pour mettre à niveau et maintenir le système pour répondre aux demandes d’un régime obligatoire.

La SOCAN accueille favorablement la prolongation de la durée de la protection du droit d’auteur à 70 ans après le décès de l’auteur. Nous exhortons le Parlement et le Sénat à faire avancer cette importante mesure législative aujourd’hui. Merci d’avoir invité la SOCAN à s’adresser à votre comité aujourd’hui. Nous serons heureux de répondre à toutes vos questions.

La présidente : Merci beaucoup, maître Kokonis.

[Français]

Chantal Cadieux, présidente, Société des auteurs de radio, télévision et cinéma : Bonsoir. Je suis Chantal Cadieux, présidente de la SARTEC, Société des auteurs de radio, télévision et cinéma. Je suis accompagnée de Me Stéphane Gilker, avocat spécialisé en propriété intellectuelle. Je suis autrice et scénariste de profession. J’ai consacré la majeure partie de ma vie à écrire des séries diffusées à la télévision publique de Radio-Canada.

Le père de mes enfants, Jean-Marc Vallée, décédé subitement en décembre dernier, était cinéaste, mais aussi membre de la SARTEC pour avoir écrit les scénarios de nombreuses œuvres cinématographiques. C’est donc aussi en tant que liquidatrice de sa succession, ayant à cœur l’intérêt de nos fils et de tous les enfants d’auteurs, que je m’adresserai à vous au sujet de la section 16 du projet de loi C-19.

À la mémoire de Jean-Marc, en mon nom et au nom des auteurs représentés par la SARTEC, je tiens à vous exprimer toute l’importance d’étendre la durée générale de la protection du droit d’auteur au Canada à 70 ans suivant la fin de l’année du décès de l’auteur — ou du dernier auteur — survivant d’une œuvre.

À leur décès, les gens lèguent généralement leur patrimoine à leurs enfants, sans limites de durée. Or, nous, les auteurs canadiens, n’avons qu’un legs limité à leur offrir, soit sur une période de 50 ans, ce qui représente 20 ans de moins que la durée prescrite dans plus de 80 pays, dont ceux avec lesquels le Canada entretient des liens très étroits, comme les États-Unis, le Mexique, le Royaume-Uni, la France et les 26 autres pays de l’Union européenne, où cette durée est de 70 ans.

Cette prolongation de 50 à 70 ans permettra non seulement à notre pays de se conformer à ses obligations en vertu de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique (ACEUM), mais elle offrira enfin à nos auteurs une durée de leurs droits équivalente à celle de leurs collègues internationaux, tout en tenant compte de l’augmentation de l’espérance de vie des Canadiens et Canadiennes.

La SARTEC est donc satisfaite des dispositions du projet de loi C-19, car elles sont cohérentes avec nos recommandations réitérées dans nos mémoires lors de l’examen quinquennal de la Loi sur le droit d’auteur, en 2018, et de la consultation sur la façon de mettre en œuvre la prolongation de la durée de protection générale du droit d’auteur au Canada, en 2021.

Nous tenons néanmoins à souligner avec ferveur que le Canada ne doit surtout pas atténuer les effets de cette prolongation par des mesures d’accompagnement prenant la forme de nouvelles exceptions ou limitations à nos droits, mais en s’inspirant plutôt des États-Unis ou de l’Union européenne qui ont mis en place des mécanismes permettant aux auteurs de recouvrer leurs droits après l’expiration d’une période raisonnable ou lorsque leurs droits ne font pas l’objet d’une exploitation réelle.

Au nom de la SARTEC, je vous remercie, chers membres du comité sénatorial, de nous avoir donné l’occasion d’être entendus sur la durée de la protection de nos droits au Canada. C’est avec plaisir que Me Gilker et moi répondrons à vos questions.

[Traduction]

La présidente : Merci beaucoup.

Gryphon Theriault-Loubier, leader national, Creative Commons Canada : Bonsoir à tous. Merci de m’avoir invité. Nous avons déjà entendu quelques interventions brillantes ce soir; je vais donc être bref.

J’aimerais faire trois choses aujourd’hui. D’abord, j’aimerais reconnaître que, selon toute vraisemblance, nous nous trouvons sur le territoire autochtone traditionnel non cédé. J’aimerais proposer que toute notion de propriété dont nous discutons en tienne compte.

Deuxièmement, j’aimerais brièvement expliquer la valeur de Creative Commons et rappeler à tous la position officielle de Creative Commons sur la question.

Permettez-moi de commencer par dire que je ne suis ni avocat ni expert en droit d’auteur. En fait, je ferais un très mauvais avocat, comme vous êtes sur le point de le découvrir. En tant que leader national de Creative Commons, mon rôle est de promouvoir une communauté forte, composée d’un groupe diversifié de créateurs qui reconnaissent que, comme nous partageons, tout le monde gagne. Aujourd’hui, je suis essentiellement ici pour représenter ces créateurs.

Creative Commons offre des outils, comme des licences, pour permettre aux créateurs de contrôler avec précision la manière dont leurs créations sont partagées. Ces licences font effectivement passer de la notion populaire « tous droits réservés » à celle de « certains droits réservés » où, par exemple, un créateur peut choisir de partager son travail, mais seulement dans un cadre non commercial. Plus d’un milliard d’œuvres utilisent les licences de Creative Commons.

La position officielle de Creative Commons sur le sujet, ici, c’est que le Canada doit promouvoir un domaine public solide pour soutenir la créativité et l’innovation pour tous. En particulier, Creative Commons estime que nous devons réduire la durée du droit d’auteur plutôt que de la prolonger.

Creative Commons propose que les ayants droit doivent prendre des mesures proactives pour conserver les droits d’auteur, comme l’enregistrement, nous avons déjà entendu parler, pour libérer les innombrables œuvres qui seraient autrement orphelines.

Creative Commons aimerait souligner que nous avons la possibilité de promouvoir un domaine public solide et prospère un en favorisant l’accès du public à la connaissance et la culture.

Ensuite, j’aimerais prendre un instant pour examiner cette question du point de vue non seulement des protections du produit final — le travail de création —, mais aussi de l’origine de ces œuvres. Dans Theft! A History of Music, les professeurs Jennifer Jenkins et James Boyle de l’Université Duke expliquent en détail que les œuvres de création comme celles des compositeurs classiques ou de Jimi Hendrix ou même l’hymne national des États-Unis, ne sont pas des créations entièrement nouvelles, mais qu’elles ont plutôt été fortement inspirées de contenus préexistants. Ils décrivent le domaine public comme la source inépuisable de créativité qui, avec le contenu possédé, forme l’écosystème équilibré de l’esprit. Il me semble que le jour est venu de considérer cet équilibre et que les décisions prises peuvent modifier cet équilibre pour nos générations futures.

J’ai quelques exemples intéressants à vous donner, si le temps me le permet, mais je vais maintenant céder la parole. Merci.

La présidente : Merci beaucoup de votre exposé et de votre patience avec les techniques que nous avons ici.

Je pense que nous devrions passer immédiatement aux questions, et je vais commencer par notre vice-président.

Le sénateur C. Deacon : Je remercie les témoins. Nous avons des divergences d’opinions assez marquées. Je veux m’assurer qu’il est bien entendu qu’il serait très inhabituel pour nous de faire plus que de formuler une observation énergique sur la Loi d’exécution du budget en tant qu’organe non élu dans un projet de loi qui a été adopté par la Chambre.

À cet égard, quelques recommandations ont été formulées dès le début des observations. J’aimerais saisir les différences d’opinions dans les observations. Je sais que nous devons aller plus loin pour comprendre, mais c’est un bon point de départ pour moi.

La présidente : Oui, nous pouvons commencer par là. Nous pourrions en fait dire « non » à un budget; mais cela n’arrive vraiment pas souvent.

Le sénateur C. Deacon : Cela ferait certainement la une.

La présidente : Oui, certainement.

M. Geist : Merci. Je ferais observer qu’il est également très inhabituel de présenter une question comme celle-ci, qui a peu à voir avec le budget, dans un projet de loi d’exécution du budget. Et je pense que, comme l’a noté le professeur de Beer, les raisons en sont assez évidentes.

Je pense qu’il faut souligner que la recommandation concernant l’enregistrement n’est pas d’enregistrer le droit d’auteur, comme l’a laissé entendre la représentante de la SOCAN, mais d’utiliser le processus d’enregistrement pour une durée supplémentaire de 20 ans. J’aimerais souligner que ce point de vue, qui est tout à fait cohérent avec le droit international sur le droit d’auteur, est l’opinion majoritaire des spécialistes du droit d’auteur de tout le pays ainsi que celle de notre propre ministre de la Justice, qui est lui-même largement reconnu sur la scène internationale comme un éminent spécialiste du droit d’auteur.

Nous ne parlons pas d’exiger un enregistrement initial. Nous disons que, pour être cohérent avec la Convention de Berne, il n’y a pas d’enregistrement pour cette période, mais que si vous voulez la période supplémentaire de 20 ans, vous pouvez vous enregistrer pour cette période supplémentaire de 20 ans; c’est une approche cohérente avec le droit international et qui fait en sorte que les membres de la SOCAN peuvent obtenir cette période supplémentaire. Mais les 99,9 % des œuvres restantes tomberont dans le domaine public parce qu’il y a peu d’intérêt à prolonger la durée.

Le sénateur C. Deacon : Merci de cet éclaircissement.

M. de Beer : Merci beaucoup. Permettez-moi d’approfondir ma première proposition, à savoir de formuler cette observation très énergique. C’est votre première option.

Je pense que, ici, l’accent peut être mis sur le processus. Je pense que la matière est complexe. Vous en avez une idée, je ne suis donc pas certain qu’il soit réaliste de s’attendre à ce que votre comité intervienne réellement et émette une opinion sur la matière.

Si cela vous intéresse, vous pouvez consulter la recommandation unanime du Comité de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes sur la matière et peut-être y adhérer.

L’autre chose que le comité a compétence de faire, c’est de souligner l’importance de certaines des mesures d’accompagnement — même si ce n’est pas l’enregistrement, ce qui devrait être le cas, mais même si ce n’était pas le cas —, dans le futur projet de loi.

Si ce projet de loi doit être adopté dans sa forme actuelle, en douce dans le projet de loi omnibus, alors une option moins mauvaise serait de recommander d’autres étapes pour ce qui est des mesures d’atténuation. C’est également une option.

Le seul autre commentaire que je ferais brièvement sur la question de l’enregistrement, c’est qu’il serait effectivement lourd et coûteux et qu’il faudrait déployer des efforts pour le mettre en place, mais c’est précisément le but recherché : nous n’avons pas d’autre droit de propriété quand il n’y a pas de registre indiquant qui possède quoi. Le droit d’auteur est le seul à avoir ce dysfonctionnement, et c’était une occasion de réellement jouer un rôle de chef de file mondial pour transformer ce problème en un pas vers la solution, et c’est une occasion que nous allons manquer si cela passe en douce dans le projet de loi d’exécution du budget.

La présidente : Merci. Ce sont deux bons éclaircissements.

Me Kokonis : Merci. Je ferai quelques remarques.

D’abord, le gouvernement du Canada a déjà convenu, dans le cadre de l’ACEUM, de prolonger la durée du droit d’auteur à 70 ans après le décès de l’auteur, et il doit l’avoir mise en œuvre d’ici la fin de l’année. Dans le cadre de l’ACEUM, les partenaires commerciaux du Canada, à savoir les États-Unis et le Mexique, appliquent actuellement des durées de droit d’auteur de 70 et 100 ans après le décès de l’auteur ou plus, respectivement.

Je note que M. Geist et M. De Beer ont mentionné le rapport du Comité de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes publié à la suite de l’examen législatif de la Loi sur le droit d’auteur en 2019. J’aimerais également vous rappeler que le Comité du patrimoine a recommandé dans son rapport de 2019, Paradigmes changeants, de prolonger la durée sans aucune mesure auxiliaire, y compris sans un système d’enregistrement.

Je noterai aussi que les 20 ans supplémentaires d’enregistrement — et la question de savoir si le système d’enregistrement pourrait ou non être rattaché aux 20 années de prolongation supplémentaire de la durée — est, selon moi, une transcription trop stricte de la Convention de Berne, contraire à son esprit.

Je noterai également que la SOCAN dispose d’un système d’enregistrement des œuvres, les œuvres qui sont enregistrées par nos propres membres directs de la SOCAN au Canada et celles qui le sont par affiliation avec environ 200 autres pays dans le monde. Nous avons un aperçu de toutes les chansons enregistrées, et ce système est, honnêtement, très coûteux. Je ne peux même pas imaginer commencer aujourd’hui la mise en œuvre d’un système d’enregistrement.

Enfin, je soulignerai que le Canada est actuellement du côté de pays comme l’Afghanistan et la Corée du Nord pour ce qui est du respect de la durée minimale de la vie de l’auteur plus 50 ans. Merci.

[Français]

Mme Cadieux : Peut-être que Me Gilker pourrait répondre. Ce serait son tour.

Me Stéphane Gilker, juriste expert externe, Société des auteurs de radio, télévision et cinéma : En fait, je ne réitérerai pas tout ce que la présidente de la SOCAN vient d’exprimer. Je suis complètement d’accord avec tout cela. Je dois avouer ma surprise d’entendre que tous les experts du Canada sont apparemment en accord avec les positions qui ont été exprimées par MM. Geist et de Beer. Mes livres ne doivent pas être les mêmes que les leurs, car c’est exactement le contraire, y compris toutes les citations dans le mémoire de M. Geist. En fait, même M. Lametti dit qu’il faudrait changer le système international pour faire cela, et tous les auteurs disent que ce n’est pas possible de le faire.

En fait, la seule chose que le Canada pourrait faire, sans vouloir entrer trop dans le domaine technique, ce serait de faire en sorte que les auteurs et autrices canadiens soient tenus d’enregistrer leurs œuvres pour la dernière période de 20 ans. À l’échelle nationale, on peut le faire, et à l’égard uniquement des auteurs d’autres pays qui auraient une durée de protection moins longue que 70 ans au Canada, c’est-à-dire plusieurs pays avec lesquels on ne fait jamais affaire — oui on pourrait le faire. Par contre, si on faisait le contraire, si on mettait en place un système d’enregistrement pour les 20 dernières années, ce serait absolument interdit par tous les accords de libre-échange. C’est avec plaisir que je pourrai vous fournir la documentation là-dessus. En fait, tous les articles cités par M. Geist disent exactement cela.

Sur la question de fond, depuis 100 ans, Statistique Canada nous dit que l’espérance de vie des Canadiens a augmenté de 22 ans. Il y a 100 ans, on a adopté une durée de 50 ans; 100 ans plus tard, on ajoute 20 ans alors qu’il y a 22 ans d’extension de vie. On n’a même pas fait le rattrapage requis.

Finalement, il est tout à fait clair que ce n’est pas une question de choix. Il y a une obligation qui existe en vertu de l’ACEUM, mais je vous rappelle, mesdames et messieurs les sénateurs, que 80 pays, y compris tous les pays de l’Union européenne, l’ont déjà fait il y a fort longtemps.

Donc, si on a des craintes pour ce qui est de la balance commerciale, entre autres, il faut plutôt appuyer des projets de loi comme d’autres projets de loi qui sont à l’étude actuellement et qui favorisent la culture canadienne. Il ne faut pas prétendre que parce qu’une œuvre est protégée par le droit d’auteur — c’est épouvantable de penser cela —, que ce n’est pas accessible. Bien au contraire, le droit d’auteur a été créé pour permettre aux auteurs de créer des œuvres et de gagner leur vie. Merci.

[Traduction]

M. Theriault-Loubier : Merci beaucoup. Je vous remercie de me donner cette occasion.

Pour éclaircir la position de Creative Commons — et je dois préciser qu’il s’agit d’une organisation mondiale qui analyse la politique dans le monde entier et qui formule des recommandations pour le Canada spécifiquement —, l’organisation a déclaré qu’elle croit, tout comme nous avons entendu les autres parties le dire ce soir en ce qui concerne l’enregistrement qu’il faut soutenir un domaine public solide et renforcer ces valeurs dans tout le Canada.

J’espère que c’est assez clair. Si vous avez besoin de plus d’éclaircissements, je serai content de vous en donner.

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, comme vous pouvez le voir, nous avons terminé la première demi-heure. Je vais vous demander d’adresser votre question à une personne en particulier.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Je pense que ma question devrait s’adresser à M. Geist.

On a entendu Me Kokonis nous donner son opinion. C’est certain que le gouvernement nous dit toujours que l’entente qu’on a négociée avec le Mexique et les États-Unis ne nous donne pas la possibilité de faire autrement. On a négocié et cela fait partie d’une entente très importante pour notre pays, mais ce n’est pas pertinent. On est pris avec cela. Cependant, certaines personnes disent que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas le cas. Qui dit vrai? Est-ce qu’on aurait le droit de dire non sans offusquer nos voisins? Est-ce que cela est laissé à notre discrétion, oui ou non?

[Traduction]

M. Geist : Merci beaucoup de la question, sénateur.

Pour être clair, dans le cadre de l’ACEUM, non, nous n’avons pas d’option pour ce qui est de nous assurer que les créateurs peuvent avoir accès à la protection du droit 70 ans ou plus après le décès de l’auteur. Nous sommes flexibles quant à la façon dont cela est mis en œuvre. L’ACEUM ne précise pas que cela doit être mis en œuvre comme ça l’est dans la Loi d’exécution du budget. On a cette flexibilité; en fait, dans d’autres accords commerciaux, au fil du temps, les États-Unis ont essayé d’être beaucoup plus spécifiques quant à la façon dont c’est mis en œuvre.

Je pense que le Canada, dans le cadre des négociations, s’est expressément efforcé d’avoir une certaine flexibilité quant à la façon dont il s’y prenait pour mettre cela en œuvre, en veillant à ce que les créateurs qui veulent ce niveau de protection aient le droit de l’obtenir, mais sans nécessairement suivre exactement le même modèle, disons, que les États-Unis.

Il peut donc y avoir une équivalence dans l’approche que nous adoptons. Je pense qu’il y a une flexibilité dans l’accord commercial que nous avons signé.

Le sénateur Loffreda : Ma question s’adresse au représentant de Creative Commons Canada. Vous l’avez dit ce soir, mais, dans vos observations au gouvernement, dans le cadre de la consultation publique sur la façon de mettre en œuvre l’engagement pris par le Canada dans le cadre de l’ACEUM de prolonger la durée générale du droit d’auteur, vous avez dit ceci :

Il n’y a aucune raison pour que la protection du droit d’auteur dure aussi longtemps que présentement, et encore moins pour qu’elle soit prolongée. En fait, nous plaidons en faveur d’une réduction significative de la durée de la protection.

Vous avez dit que vous aviez quelques exemples à donner. Vous avez également affirmé que les coûts d’une prolongation de la durée l’emporteraient sur les avantages. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces déclarations? Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion?

M. Theriault-Loubier : Comme je l’ai dit, ces recommandations sont rassemblées par le siège social de Creative Commons, donc par des personnes comme Lawrence Lessig qui sont, je dirais, considérées comme les pierres angulaires des mesures législatives relatives au droit d’auteur. Je dirais que ça vient de là.

En ce qui concerne les coûts d’enregistrement et de maintenance, je pense que le domaine public a essentiellement une valeur infinie. Il est très difficile de donner un prix au soutien fourni au domaine public. C’est une décision très difficile. Je comprends que c’est une décision que vous devrez tous prendre. Quelles étaient les autres questions? Y ai-je répondu?

Le sénateur Loffreda : Comment en êtes-vous venu à cette conclusion? Quelles preuves avez-vous, et quel était votre argument? En fait, vous vouliez que la durée de protection soit considérablement réduite.

M. Theriault-Loubier : Ce premier mémoire, qui a été présenté le 12 mars 2021 — si quelqu’un souhaite le consulter —, faisait mention de documents liés à l’affaire Eldred et al. v. Ashcroft et de certains travaux de Milton Friedman. Tout ça est documenté dans le mémoire, je ne vais donc pas entrer dans les détails à ce sujet, faute de temps, mais le siège social de Creative Commons a tout simplement indiqué que les coûts de prolongation dépassent les bénéfices.

Vous pouvez examiner les documents présentés par ces différents économistes pour avoir plus de détails sur le sujet. J’aimerais bien analyser le tout de façon plus approfondie, mais je tiens compte du temps que nous avons.

La présidente : Merci.

La sénatrice Ringuette : Merci. J’aurais certaines observations à présenter. Tout d’abord, après 19 ans au Sénat, ce n’est certainement pas la première fois, et ça ne sera pas la dernière, que je vois une mesure touchant un accord commercial être intégrée dans un projet de loi budgétaire.

Ensuite, je suis une personne plutôt pragmatique. Je me questionne au sujet de cette prolongation de 20 ans; si une personne décède, comment pourra-t-elle s’enregistrer pour obtenir la prolongation de 20 ans?

Je suis Canadienne. Je suis pro-Canadienne dans ce que je lis, même si vous avez tous dit que, dans plus de 80 pays dans le monde, la durée de protection est de 70 ans après la mort de l’auteur. Mais pourquoi le fait de laisser de l’argent aux créateurs et à leur famille un peu plus longtemps au Canada nuirait-il à l’intérêt public? Où est le mal?

Casey M. Chisick, associé et coprésident, Propriété intellectuelle, Cassels Brock & Blackwell s.r.l., à titre personnel : J’aimerais aborder l’un des aspects de cette question, et cela concerne la manière dont les auteurs qui sont décédés s’enregistreront pour obtenir la période de protection supplémentaire. C’est une excellente question.

En réalité, il incombera aux héritiers et à la succession des auteurs de s’enregistrer. Ce sont précisément ces ayant droits, qui ont hérité des droits d’auteur et qui doivent bénéficier de la durée de protection après le décès de l’auteur, qui sont les plus vulnérables et les moins susceptibles d’être au fait de l’exigence d’enregistrement.

L’enregistrement, en termes simples, est un piège pour les imprudents lorsqu’il est question de droits d’auteur. C’est pourquoi la plupart des pays du monde n’imposent aucun genre d’exigence d’enregistrement. En fait, le seul pays qui dispose d’un système ne serait-ce que partiellement obligatoire, c’est les États-Unis, ce qui entraîne toutes sortes de complications qu’il me fera plaisir d’expliquer si le temps nous le permet.

Mais pour l’instant, le fait est que l’enregistrement obligatoire, même pour une demande de prolongation, fera simplement en sorte que les ayants droits vulnérables — les ayants droits les plus vulnérables, ceux qui devraient bénéficier des œuvres créées par leurs parents et leurs grands-parents — perdront la protection et les avantages économiques que l’enregistrement visait à conférer.

La sénatrice Ringuette : Merci.

M. Geist : J’ai entendu la sénatrice demander des commentaires en réponse à ses commentaires.

J’aimerais dire deux choses. Tout d’abord, pour ce qui est des personnes qui s’enregistrent, nous venons tout juste d’entendre les gens qui sont favorables à cette prolongation dire à quel point il est important pour les créateurs de disposer de ce temps supplémentaire.

Leurs héritiers disposent littéralement de 50 ans pour enregistrer la prolongation. Si c’est aussi important qu’on le laisse entendre, ceux et celles qui en bénéficieront trouveront sûrement le temps de le faire au cours d’une période de 50 ans.

Pour ce qui est des avantages, où est le mal? Le mal est ici : je ne prétends pas, comme je l’ai dit, qu’il ne devrait pas y avoir ces 20 ans supplémentaires. Le fait est que la très grande majorité des œuvres n’ont aucune valeur commerciale à ce stade-là; en prolongeant la durée de protection de toutes ces œuvres, vous protégez 0,1 % des œuvres qui ont peut-être encore une valeur commerciale, mais vous rendez inaccessibles les autres 99,9 % pendant encore 20 ans. Trouver une solution qui protégerait la valeur des œuvres qui ont de la valeur, et qui préserverait les œuvres qui n’ont plus aucune valeur commerciale, devrait être, à mon avis, l’objectif politique à atteindre pour garantir des avantages à l’échelle du Canada.

Le sénateur Woo : Merci à nos témoins. Monsieur de Beer, quelles autres mesures d’atténuation pourraient être proposées à titre d’observations, et seraient-elles conformes aux règles de l’ACEUM?

Monsieur Chisick, si nous donnons suite au système d’enregistrement, à quel type de mesures commerciales ou de problèmes devrions-nous nous attendre, selon vous, de nos amis du sud à l’égard de nos obligations au titre de l’ACEUM?

M. de Beer : Merci, sénateur Woo. Je vais vous donner un des exemples; il s’agit de la solution au problème des œuvres orphelines. J’ai publié un certain nombre d’études sur ce problème pour le gouvernement du Canada et la Commission du droit d’auteur. C’est essentiellement le problème que M. Geist a souligné, c’est-à-dire que la grande majorité des œuvres ne sont plus à ce moment-là en circulation commerciale et ne font plus l’objet d’une exploitation commerciale. C’est pour cette même raison que nous avons entendu dire que ces droits devraient en fait revenir au créateur. En réalité, personne ne sait à qui appartiennent les œuvres parce que le système fonctionne si mal qu’il n’existe aucun registre à consulter pour savoir à qui appartient une œuvre à un moment donné.

Comme mesure d’atténuation, on pourrait mettre en place un système adéquat pour régler ce qu’on appelle le problème des œuvres orphelines. C’est l’une des mesures qu’ont jugées possibles les analystes politiques qui ont dirigé la consultation l’été dernier et dont on n’a simplement pas tenu compte puisqu’elle a été adoptée à toute vitesse dans le projet de loi budgétaire, sans qu’aucune mesure d’atténuation quelconque ne soit prise. C’est l’un des exemples sur lequel ce comité pourrait se pencher et un problème qui serait urgent à régler si cette prolongation est adoptée.

Le sénateur Woo : Monsieur Chisick, auriez-vous ajouté ça à la liste? Est-ce que cela serait également conforme à l’ACEUM et est-ce que cela cadrerait avec un système d’enregistrement?

M. Chisick : Sénateur Woo, merci d’avoir posé la question. Je veux tout d’abord dire qu’il m’est difficile d’émettre des hypothèses quant à la probabilité que les États-Unis adoptent une mesure commerciale dans le cadre de l’ACEUM. Si nous avons pu apprendre quoi que ce soit à propos des États-Unis ces dernières années, c’est qu’il est très difficile de prédire en tout temps les mesures commerciales ou les autres mesures qui pourraient être prises ou les tarifs qui pourraient être imposés. Je ne veux donc pas émettre d’hypothèses à ce sujet.

Mais je tiens à dire ceci : ce risque est plus grand que le risque qu’une mesure commerciale soit prise au titre de l’ACEUM, parce qu’il est question aujourd’hui d’une mesure qui contreviendrait à une convention internationale qui regroupe plus de 80 parties dans le monde, la Convention de Berne.

Il est très important de le reconnaître, même si mes amis M. Geist et M. de Beer évoquent un certain consensus parmi les spécialistes en propriété intellectuelle, qui sont d’avis que ça ne serait pas conforme à la Convention de Berne, et je suis d’accord avec Me Gilker, que c’est loin d’être un consensus unanime. Bon nombre d’experts en droit d’auteur, y compris certains ici présents aujourd’hui, sont en désaccord avec cette interprétation de la Convention de Berne.

L’argument selon lequel une exigence d’enregistrement imposée seulement pour les 20 dernières années de la période de protection de 70 ans ne contreviendrait pas à la Convention de Berne est si étroit qu’il perd de vue le sens et l’objectif du traité, selon lesquels le droit d’auteur doit être automatiquement conféré aux ayants droits et sans aucune formalité. Décortiquer la définition du droit d’auteur comme s’il y avait une distinction quelconque à faire — sauf le respect que je dois à mes amis — est tout simplement une interprétation non éprouvée et beaucoup trop étroite de ce traité. C’est précisément pour cette raison qu’aucun autre pays au monde n’a imposé d’exigence d’enregistrement comme condition d’une demande de prolongation, justement parce que ce serait une violation évidente de la Convention de Berne. Il en est ainsi en dépit du fait que la norme internationale qui a émergé au cours des 25 dernières années n’est pas une durée de protection de 50 ans suivant le décès de l’auteur, comme M. Geist l’a affirmé, mais de 70 ans sans enregistrement ni autres formalités.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Ma question s’adresse à Mme Cadieux et à Me Gilker. Je suis sympathique à votre opinion parce que vous êtes les auteurs et vous représentez les auteurs. Je trouve cela très important et je suis aussi une admiratrice de M. Vallée, alors j’ai un préjugé favorable pour votre cause. Je voudrais savoir si vous représentez l’opinion de la Société des auteurs de radio et télévision et cinéma. Est-ce que cette société représente la majorité dans votre secteur?

En d’autres mots, ma question est simple : je sais que vous comprenez le projet de loi en fonction de vos besoins actuels, mais est-ce que c’est la position de la SARTEC que vous représentez? Quelle est l’importance de cette société dans l’univers créatif québécois, actuellement?

Mme Cadieux : Oui, nous représentons tous les auteurs francophones du Québec et du Canada, et oui, c’est la position des auteurs. Je ne suis pas avocate de formation, je le précise, je suis auteure et scénariste, donc pour moi c’est important. Vous avez souligné votre admiration pour Jean-Marc Vallée. Actuellement, je suis en train de gérer sa succession. C’est très compliqué. Quand on parle d’enregistrement d’œuvres pour les 20 années supplémentaires qui sont demandées, ce sont des choses que le commun des mortels ne connaît pas.

Je verrais très mal mes fils devoir enregistrer les œuvres de leur père. Je me dis qu’on se complique la vie ainsi. Leur père a travaillé très fort et il a fait rayonner le Québec à travers le monde et là, ils auraient des problèmes à avoir les mêmes droits que les autres héritiers d’autres pays pour obtenir l’héritage de leur père. Ils ne vont pas nécessairement faire ce travail-là, peut-être qu’ils seront des créateurs comme lui, mais peut-être que non. C’est toujours extrêmement compliqué — le droit d’auteur est compliqué en général. Je suis auteure et souvent, je suis perdue moi-même dans tout cela, et c’est pour cela que Me Gilker est là. Il comprend davantage la loi que moi. Moi, je parle vraiment avec mon cœur. On représente les créateurs et évidemment, ce qu’on veut, c’est de rendre cela plus facile et être comme tous nos collègues internationaux, et avoir droit à ces 70 ans.

Me Gilker : Très succinctement, je veux dire que le mémoire qu’on a préparé ne l’a pas été uniquement pour le compte de la SARTEC, mais aussi pour l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec et la Writers Guild of Canada. Beaucoup de gens sont représentés par la SARTEC, mais il y a aussi la Société des auteurs et compositeurs dramatiques qui regroupe un ensemble de scénaristes qui font rayonner la culture canadienne partout dans le monde.

[Traduction]

La présidente : Avant de redonner la parole au sénateur Colin Deacon, j’aimerais clarifier certaines questions complémentaires. En ce qui concerne la question de l’enregistrement — et la question s’adresserait à M. Geist ou à M. de Beer —, dites-vous qu’il n’existe ici aucun système d’enregistrement?

M. de Beer : En effet, il n’y en a aucun à l’heure actuelle. L’enregistrement est optionnel et volontaire. La très grande majorité des œuvres protégées par le droit d’auteur — et le droit d’auteur s’applique automatiquement dès que vous faites un gribouillage — ne sont pas enregistrées, actuellement. Tout enregistrement est purement volontaire, ce qui explique pourquoi personne ne sait qui détient quoi lorsqu’il est question d’accès aux œuvres culturelles.

La proposition concernant l’enregistrement, en termes concrets — et je vous offre mes condoléances, madame Cadieux, pour votre défunt mari —, c’est que le droit d’auteur expirerait ensuite à la fin de 2071. C’est en vertu du système actuel. Ce dont il est question est une prolongation du droit d’auteur qui expirerait en 2091. Si vous souhaitez obtenir ces 20 années de protection supplémentaire, tout ce que vous avez à faire c’est de vous enregistrer.

Je reconnais qu’il s’agit d’un système complexe à mettre en place. Je conviens également qu’il y a différents avis juridiques sur la question, c’est pourquoi il ne faut pas précipiter les choses au moyen d’un projet de loi omnibus sur le budget. C’est l’élément essentiel.

La présidente : Ce n’est pas comme lorsque vous achetez une maison ou un véhicule; tout ça doit être enregistré.

M. de Beer : C’est exactement le problème.

La présidente : J’ai une question, et je vais la poser à Me Kokonis. Vous avez entendu ici les arguments sur l’intérêt public et le fait qu’il y a tellement d’œuvres — les publications de premiers ministres, de juges et d’autres personnes connues — et dont la titularité n’est de toute évidence pas claire, étant donné qu’il n’existe aucun système d’enregistrement. Quel argument peut-on invoquer contre la négation de l’intérêt public ou le refus de l’accès du public à ces publications pour une période encore plus longue?

Me Kokonis : Merci d’avoir posé la question, sénatrice Wallin. J’avoue que je ne suis pas tout à fait certaine de comprendre les commentaires que nous avons entendus au sujet des œuvres qui ne sont pas accessibles ou disponibles. En tout respect, je crois que c’est un mythe. Je crois que les œuvres sont disponibles et accessibles. La question est de savoir si les détenteurs des droits d’auteur — les auteurs, les créateurs — sont rémunérés pour la durée de protection supplémentaire. Donc, à mon avis, il n’est pas question de l’accessibilité ou de la disponibilité des œuvres.

J’aimerais également souligner que, souvent, les œuvres qui relèvent du domaine public sont tout de même emballées et vendues par des entreprises qui souhaitent les exploiter. Je veux donc souligner que les coûts ne sont pas nécessairement imposés aux personnes qui souhaitent accéder aux œuvres, les obtenir et les utiliser. Merci.

La présidente : J’ai besoin de précisions à ce sujet. Monsieur Geist, c’est vous qui avez fait remarquer que les œuvres de bon nombre de personnes ne sont pas accessibles dans le cadre de ce système, et on vous a contredit. Pouvons-nous connaître votre réponse?

M. Geist : Merci, madame la sénatrice. Il y a des études universitaires unanimes des quatre coins du monde qui ont creusé les données, et je crois qu’elles ont — et j’ai d’ailleurs cité deux ou trois de ces experts mondiaux de l’Australie, des États-Unis et d’ailleurs — vraiment examiné exactement ce que Me Kokonis vient de dire, et ils ont conclu qu’il y a des différences sur le plan de l’accès et des coûts quand les œuvres sont dans le domaine public ou qu’elles sont protégées par le droit d’auteur.

Pour ce qui est de l’accès public à ces œuvres, il est déjà arrivé, dans le passé, que les responsables des œuvres aient restreint l’accès général aux chercheurs et à d’autres membres du public, dans la perspective de les rendre plus largement accessibles au public. Une fois que les œuvres sont dans le domaine public, ces restrictions disparaissent.

Pour que ce soit clair, nous ne parlons pas de valeur commerciale ici; nous parlons d’accès à l’histoire et à la culture canadiennes.

On a demandé, plus tôt, quelle était la position de chaque association. Il y a une raison pour laquelle les associations d’histoire, les archivistes, les éducateurs, les bibliothécaires et ceux qui se préoccupent de notre mémoire vivante sont en fait unanimes sur le sujet et expriment les mêmes préoccupations quant à ce que cela suppose pour l’accès aux documents historiques du Canada.

La présidente : Merci.

Le sénateur C. Deacon : Dans mon esprit, je fais une distinction entre les créateurs et les éditeurs, et je crois que j’ai raison de penser comme cela, parce que très souvent, la personne qui possède le droit d’auteur n’est pas du tout la personne qui l’a créé.

Donc, une question m’est venue à l’esprit pendant que vous témoigniez, maître Kokonis. Vous avez dit qu’il y a moins d’incitatifs pour les entreprises étrangères pour investir dans le contenu canadien. Je m’intéresse beaucoup à l’investissement canadien, au contenu canadien et à l’exploitation canadienne du contenu canadien, alors cela ne me dérange pas s’il y a un élément dissuasif, je dois l’avouer. J’aimerais tout de même que vous nous donniez plus de détails. Selon vous, les créateurs seraient désavantagés — et peut-être que c’est vrai —, et qu’il y avait moins d’incitatifs pour les investissements étrangers directs. J’aimerais comprendre, même si je préférerais que ce soit des investissements canadiens.

Je vais mettre mon opinion de côté.

Me Kokonis : Merci, je vais demander à M. Chisick de répondre.

M. Chisick : Merci, monsieur le sénateur. Il est important de comprendre, disons, l’économie créative.

L’éditeur, la maison de disque et les autres intermédiaires dans le processus de création de contenu ont un rôle très simple : ils investissent dans la création de contenu, et les fonds utilisés pour financer cet investissement sont les fonds qui sont créés... qui sont générés par l’exploitation du contenu.

Dans le milieu de la musique, par exemple, les éditeurs de musique continuent d’octroyer des licences pour l’utilisation du contenu pour la durée du droit d’auteur. Les œuvres plus anciennes ont tout autant de valeur, sinon plus, que les 40 meilleures chansons du palmarès. Les éditeurs continuent de toucher un revenu sous la forme de redevances et de droits de licence pour l’exploitation de ces œuvres. Ensuite, ce revenu est réinvesti dans la création de nouveaux contenus par de nouveaux auteurs-compositeurs, qui ont besoin de cet investissement direct, particulièrement dans les débuts de leur carrière, pour continuer de vivre pendant qu’ils créent et aussi pour subvenir aux besoins de leur famille pendant ce temps.

Donc, la prolongation de la durée de la protection du droit d’auteur créera des occasions d’investissement qui permettront aux éditeurs, qui investissent dès le début de leur relation avec les artistes, de continuer à générer du revenu pour ensuite continuer d’investir dans la création de nouvelles œuvres par des créateurs canadiens.

Cela comprend les éditeurs canadiens, qui ont tout aussi grandement besoin de ce revenu que leurs homologues étrangers. C’est un mythe de dire que tout cela fait en sorte que les redevances sont versées dans d’autres pays. D’abord et avant tout, la conséquence est que les éditeurs et les autres peuvent réinvestir dans la création de contenu canadien ici même au Canada.

Le sénateur C. Deacon : Selon vous, M. Geist dit-il à peu près vrai quand il affirme que 99 % des œuvres n’ont aucune valeur commerciale à la fin des 50 ans?

M. Chisick : Non, je ne pense pas que ce soit vrai, pas du tout, et je pense que Me Kokonis pourrait formuler des commentaires beaucoup plus détaillés que moi.

La vérité, c’est que dans le milieu de la musique, par exemple, les œuvres qui sont enregistrées dans le système de la SOCAN continuent de générer des redevances de façon stable durant toute la durée du droit d’auteur. Comme je l’ai dit il y a un instant, certaines des compositions qui ont le plus de valeur dans le répertoire de la SOCAN sont aussi des compositions plus anciennes, dont le droit d’auteur est continuellement renouvelé et qui continuent de générer des revenus pour toute la durée du droit d’auteur, et cela ne va pas s’arrêter.

La sénatrice Marshall : J’ai seulement deux petites questions. La modification — et je crois que quelqu’un l’a déjà mentionné — est très étrange. C’est un projet de loi omnibus, et il n’y a qu’une seule modification. Y a-t-il quelque chose que nous devrions comprendre, compte tenu du moment où cette modification est présentée? Essaie-t-on de respecter une date limite, ou y a-t-il autre chose que nous devrions savoir? Pouvez-vous nous donner de l’information?

Aussi, il ne s’agit que d’une seule modification. Ne devrait-il pas y en avoir plus? Je comprends que certains témoins soutiennent cette modification, et d’autres, non, mais c’est tout de même un amendement autonome. Ne devrait-il pas y en avoir plus?

M. Chisick : Madame la sénatrice, il y a une date limite. La date limite est à la fin de l’année en cours pour la mise en œuvre de la prolongation de la durée dans le cadre de l’ACEUM, et il est important d’ajouter qu’il s’agit d’une date limite pour la prolongation complète.

Il y a eu d’autres amendements. Des amendements ont déjà été apportés à la Loi sur le droit d’auteur, l’année dernière, pour mettre partiellement en œuvre l’exigence relative à la prolongation de la durée. C’est la dernière modification dont nous avions besoin pour terminer le travail et pour que le Canada se conforme à ses obligations en vertu de l’ACEUM, comme il doit le faire d’ici la fin du mois de décembre. Il n’y a pas d’autres amendements nécessaires après que celui-ci soit réglé, et c’est pour cette raison qu’il est tout à fait approprié que cela se fasse dans la Loi d’exécution du budget.

La question a été étudiée de fond en comble lors des négociations de l’ACEUM, et aussi lors des consultations et dans les mémoires qui ont été envoyés aux divers comités parlementaires. Nous en sommes à la fin de la toute dernière étape de la mise en œuvre de la prolongation requise de la durée.

La sénatrice Marshall : Pourquoi cela n’a pas été fait plus tôt? Pourquoi faisons-nous cela au tout dernier moment?

M. Chisick : Si nous faisons cela au tout dernier moment, c’est parce que le Parlement a étudié la question et a mené de vastes consultations avec les intervenants pour s’assurer que la prolongation serait mise en œuvre de façon optimale.

Quand j’entends des collègues dire qu’il n’y a pas eu d’études et pas de consultations, je ne comprends vraiment pas de quoi ils parlent, parce que plus de 200 mémoires ont été reçus, quand le gouvernement étudiait la question. Le gouvernement a étudié le dossier très attentivement, a reporté la mise en œuvre du dernier élément jusqu’à maintenant, et le gouvernement est maintenant prêt à aller de l’avant avec la mise en œuvre, comme cela est exigé en vertu du traité.

La sénatrice Marshall : Nous sommes à la phase deux? C’est la dernière phase?

M. de Beer : M. Chisick a tout à fait raison. La date limite est la fin de cette année. Il a aussi raison de dire que le dossier a été étudié et que les consultations ont eu lieu.

Ce qu’il omet de dire, c’est la raison pour laquelle cela est présenté dans la Loi d’exécution du budget : c’est parce que la section 16 fait fi des recommandations présentées par les parlementaires dans le rapport du Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes, et qu’il écarte aussi les opinions dissidentes qui ont été soulevées à l’égard des options d’atténuation. Si cela avait été sérieusement pris en considération, alors on ne tenterait pas de faire passer cela dans la Loi d’exécution du budget. C’est vraiment là, très honnêtement, où est le malaise.

Vous avez demandé ce qu’on pourrait faire d’autre dans ce dossier. Un autre exemple de mesure d’atténuation, pour répondre à la question précédente du sénateur Woo, serait de limiter les dommages-intérêts astronomiques prévus dans la loi pour la violation du droit d’auteur durant la durée prolongée de la protection. C’est une des options qui ont été proposées, mais qui n’apparaît pas ici.

La présidente : Merci beaucoup.

Le sénateur Loffreda : Je vais continuer de discuter avec Creative Commons Canada, une organisation avec un siège social mondial.

J’aimerais que vous nous parliez davantage des exigences en matière d’enregistrement. Comment réagissez-vous au fait que nous sommes en contravention de la Convention de Berne et au fait que nous n’avons pas les capacités requises, vu l’énorme investissement requis en temps et en ressources financières? J’aimerais connaître votre opinion et que vous nous donniez des détails là-dessus.

M. Theriault-Loubier : Je peux faire des commentaires, mais je ne suis pas juriste.

Plus tôt, vous avez demandé si nous avions de l’information probante sur les coûts, et j’ai mentionné deux ou trois articles que je pourrais transmettre, si nous avions le temps de les consulter. Je vais prendre quelques secondes pour en parler, pour commencer.

L’article cité dans notre mémoire est de Rufus Pollock. Il s’agissait d’un calcul de la durée optimale de la protection du droit d’auteur. Grâce à une approche novatrice, une formule a été définie, et dans le résumé, l’aperçu général de l’article, il est écrit :

En utilisant les données existantes sur les enregistrements et les livres, nous obtenons une estimation ponctuelle d’environ 15 ans relativement à la durée optimale de la protection du droit d’auteur, avec un intervalle de confiance de 99 % pour une prolongation jusqu’à 38 ans.

Évidemment, il s’agit d’une durée beaucoup plus courte que la durée de n’importe quel droit d’auteur actuellement.

Je ne veux pas défendre l’auteur de cet article. Je ne l’ai pas écrit, mais libre à vous de contester Rufus, si vous le voulez.

En ce qui concerne la Convention de Berne, je vais devoir m’en remettre à M. Geist. Il semble être très informé. M. Geist connaît bien les licences de Creative Commons. Il les utilise. Je crois qu’il pourrait fournir de l’information exacte à ce sujet.

M. Geist : Je voudrais souligner qu’il y a eu d’importantes études, et on vient d’en mentionner deux ou trois.

L’affaire Eldred, dont on a parlé plus tôt, a été tranchée par la Cour suprême des États-Unis, et de nombreux économistes réputés ont fait là une partie de cette évaluation économique — à l’instar de Rufus Pollock — pour en arriver à leurs conclusions. S’ils mettent l’accent sur ces coûts, c’est en partie parce que, avec tout le respect que je dois à M. Chisick quand il affirme que ce ne sont pas 99 % des œuvres, il faut reconnaître que le droit d’auteur, comme M. de Beer l’a dit plus tôt, déferle sur tout le monde quand quelqu’un crée quelque chose. Les gribouillis, les notes que je prends, tout cela est protégé par le droit d’auteur.

Il se peut que, parmi les chansons diffusées, ce ne soit pas 99 %, mais le fait est que la prolongation de la durée ne vise pas seulement les chansons qui sont diffusées; la prolongation de la durée vise toutes les œuvres protégées par droit d’auteur. Les notes que vous prenez en ce moment, les myriades de choses que des millions de Canadiens créent chaque jour... tout cela y est maintenant assujetti.

Franchement, 99,9 %, c’est une sous-estimation, compte tenu de l’énorme quantité de choses qui sont créées, et qui sont toutes protégées. Pour ce qui est de l’idée que tout cela, d’une façon ou d’une autre, sert aux investissements futurs, le fait est que, quand on investit dans ce domaine, personne ne sait précisément ce qui va avoir de la valeur. La majeure partie de ce qui est créé n’en a pas — et nous le savons d’emblée —, alors que ce soit protégé jusqu’en 2071, d’un côté, comme M. de Beer l’a dit, ou jusqu’en 2091, de l’autre, dans un monde où il faut tenir compte des rendements trimestriels des entreprises, c’est risible de dire que cela va favoriser, d’une façon ou d’une autre, les décisions d’investissement.

Peut-être que cela va avoir une incidence sur les décisions d’acheter ou non de vieilles œuvres dont la protection est expirée, mais, pour ce qui est des nouvelles formes de créativité, il n’y a personne qui se lève le matin en voulant écrire le prochain grand roman canadien ou une formidable chanson canadienne et qui se dit finalement : « Vous savez quoi? Je vais faire autre chose, parce que mes héritiers n’auront que 50 ans de protection après ma mort plutôt que 70. »

La présidente : Merci, monsieur Chisick. Je vais littéralement vous accorder 30 secondes, parce que nous avons dépassé le temps.

M. Chisick : C’est tout ce dont j’ai besoin, madame la présidente. Tout ce que je veux, c’est diriger le comité vers une étude importante réalisée par Marcel Boyer, l’un des économistes les plus éminents du Canada, qui est également membre de l’Ordre du Canada. Il a examiné un grand nombre de ces enjeux économiques dans un article paru en 2020, que je peux transmettre à la greffière. Son point de vue sur ces questions dont nous avons discuté était très différent, et selon lui, la question de l’investissement dont M. Geist a parlé est risible.

La présidente : Merci. Veuillez nous transmettre cet article. Nous allons également examiner les autres rapports parlementaires.

Merci aux témoins. Je sais que le sujet est très complexe, puisqu’il y a de nombreuses composantes qui interagissent, mais vous avez su nous faire profiter de votre expertise, et c’était formidable. Merci beaucoup d’avoir été avec nous, et nous vous tiendrons bien sûr au courant.

Passons à notre deuxième groupe de témoins. Nous examinons les sections 17 et 30 de la partie 5. La section 17 concerne les brevets et les marques déposées. Nous changeons donc de sujet. La section 30 concerne la propriété effective.

Je vais lire ma liste : pour discuter de la section 17, nous accueillons M. Darrel Pink, premier dirigeant du Collège des agents de brevets et des agents de marques de commerce, puis, dans quelques instants, nous discuterons de la section 30 avec M. James Cohen, directeur général de Transparency International Canada et M. Marc Tassé, conseiller principal, Centre canadien d’excellence en anti-corruption et professeur, Faculté de droit, Université d’Ottawa.

Nous allons discuter de la section 17, sur les brevets et les marques de commerce. M. Darrel Pink a un exposé à nous présenter.

Darrel Pink, premier dirigeant, Collège des agents de brevets et des agents de marques de commerce : Bonjour, honorables sénateurs et sénatrices, et merci beaucoup de me donner l’occasion de m’adresser brièvement à vous ce soir. Je peux vous assurer qu’il y aura beaucoup moins de controverses dans la discussion qui s’en vient sur la section 17, par rapport à selon ce que vous venez de discuter.

Le Collège des agents de brevets et des agents de marques de commerce a été établi par le gouvernement du Canada en 2018 dans le but de fournir un cadre national de réglementation aux professionnels du domaine des brevets et des marques de commerce. De 30 à 35 % d’entre eux sont avocats, mais pas tous, et, avant la création du collège, il n’y avait aucune réglementation professionnelle pour eux. Cela faisait partie de la stratégie du gouvernement pour promouvoir l’innovation et élargir et protéger la propriété intellectuelle sous toutes ses formes au Canada.

Le collège a donc été établi par loi. Les premiers membres du premier conseil d’administration ont été nommés en 2019. On a fait appel à moi vers le début de 2020 pour entreprendre la tâche de créer le collège, littéralement de A à Z — on mettait sur pied une entité à partir de rien —, et la loi a été promulguée le 28 juin de l’année dernière.

Comme pour toutes les nouvelles entités, surtout dans un domaine où le gouvernement fédéral n’avait pas d’expérience... Il n’y a que trois professions de compétence fédérale au Canada. Il y a le Collège des consultants en immigration et en citoyenneté, que les membres du comité connaissent très bien, j’en suis sûr. On en a énormément parlé au Canada au cours des dernières années. Il y a aussi le minuscule collège des arpenteurs, qui fait aussi partie de ce projet de loi omnibus.

Quand le Collège des agents de brevets et des agents de marques de commerce a commencé ses activités, nous avons cerné un certain nombre de secteurs où il manquait certaines choses à la loi et pour lesquels des protections supplémentaires étaient envisageables. Nous avons entamé des discussions avec le gouvernement — particulièrement avec Innovation, Science et Développement économique Canada, anciennement Industrie Canada — sur des solutions pour régler les écarts ou les lacunes, qui recouvrent deux catégories générales.

Dans cette section, il y a un ensemble de réformes en matière de gouvernance qui sont essentielles pour que le collège puisse fonctionner efficacement en tant qu’entité juridique. Par exemple, une disposition essentielle serait celle de l’immunité légale pour les directeurs et les décideurs du collège, surtout dans le domaine de la discipline. Il est courant pour tous les organismes réglementaires professionnels d’offrir ce genre de protection à leurs décideurs, et cela a donc été ajouté.

Il y a aussi d’autres modifications plutôt courantes qui donnent au conseil d’administration le pouvoir et l’autorité dont il a besoin pour faire fonctionner l’organisation.

Puis, il y a deux ou trois autres choses qui, encore une fois, permettront au collège tout simplement de fonctionner efficacement.

Les modifications les plus importantes concernent l’approche réglementaire du collège, et je veux insister sur l’engagement du collège à être un organisme de réglementation de premier plan, de premier ordre, moderne et professionnel. Cet engagement est ancré dans un grand nombre des structures du collège, notamment le fait que tous les organes décisionnels du collège comprennent une majorité de membres du public.

Le conseil d’administration, le comité d’enquête et le comité de discipline sont composés à plus de 50 % de membres du public plutôt que de membres de la profession. C’est quelque chose d’unique, et cela donne au collège un certain niveau d’indépendance qui est vital.

Deuxièmement, il y a une distinction très claire entre la gouvernance, le conseil d’administration et les autres comités du collège, et il y a une exigence : aucun membre du conseil ne doit participer aux activités de réglementation proprement dites. Là encore, il s’agit d’un élément crucial pour que le collège soit indépendant des décideurs en matière de réglementation.

La deuxième partie de la section 17 concerne un certain nombre de changements importants qui vont améliorer l’efficacité du processus d’enquête sur les plaintes et du régime disciplinaire. Certains changements clés permettent au registraire de prendre des décisions préliminaires, conférant au comité d’enquête le pouvoir, dans certaines situations d’urgence, de suspendre ou de restreindre le permis d’un titulaire de licence. Dans les deux cas, il y a aussi des processus d’appels appropriés.

Enfin, la loi habilite les deux principaux comités réglementaires, le comité d’enquête et le comité de discipline, d’établir des politiques et des règles de procédure pour eux-mêmes, afin qu’ils puissent fonctionner le plus efficacement possible.

Nous sommes en bonne voie d’établir ce que nous décrivons comme étant un organisme de réglementation moderne, axé sur les risques et les résultats et voué à l’intérêt du public. Je pourrais passer énormément de temps à décrire chacune de ces caractéristiques, mais comme le temps nous est compté, je dirais que cette loi nous aide à atteindre ce but.

La présidente : Merci beaucoup.

James Cohen, directeur général, Transparency International Canada : Madame la présidente et mesdames et messieurs les membres du comité, merci de m’avoir invité à discuter avec vous aujourd’hui.

Transparency International Canada est un organisme de bienfaisance enregistré ainsi que la section canadienne de Transparency International, le plus important mouvement anti-corruption au monde.

En 2021, Transparency International Canada et nos partenaires se sont réjouis lorsque le gouvernement fédéral a annoncé l’établissement, d’ici 2025, d’un registre de propriété effective accessible au public.

Nous avons été très heureux d’apprendre que la ministre des Finances, Mme Freeland, avait raccourci les délais, dans le budget de cette année, pour que cela soit fait en 2023. Dans son annonce sur le budget, la ministre Freeland a aussi insisté sur l’importance de la vérification des données du registre et de la mise à l’échelle pour les provinces. Nous applaudissons ces efforts du gouvernement et nous serons heureux d’aider le gouvernement de quelque façon que ce soit dans l’élaboration des composantes techniques et législatives qui serviront à créer ce registre.

Nous nous sommes aussi réjouis des annonces du gouvernement, dans le budget, relativement à la création d’un registre fédéral de la propriété effective, à l’obligation des prêteurs hypothécaires de se conformer à la réglementation contre le blanchiment d’argent et à l’ébauche de l’établissement d’un organisme de lutte contre les crimes financiers au Canada.

En ce qui concerne le sujet d’aujourd’hui précisément, les éléments du projet de loi C-19, nous croyons comprendre que les mesures de collecte de données sont la première étape de l’établissement du registre. Plus précisément, la section 30 de la partie 5 énonce les modifications habilitant le registraire fédéral des organisations à recueillir de l’information sur la propriété effective auprès des entreprises sous réglementation fédérale.

Nous reconnaissons que ces modifications sont une étape nécessaire pour donner les pouvoirs requis au registraire fédéral des organisations, et que d’autres mesures législatives techniques suivront pour mettre en œuvre le registre, dans une loi ultérieure d’exécution du budget.

Comme je l’ai mentionné, nous sommes disposés à participer à la consultation sur les aspects techniques et législatifs, et nous espérons que le gouvernement mettra en place un processus de consultation transparent et ouvert.

Même si l’idéal aurait été qu’un accord soit déjà en place avec toutes les provinces et tous les territoires pour qu’ils puissent commencer à travailler avec le gouvernement fédéral sur le registre de la propriété effective, nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que le gouvernement fédéral joue un rôle directeur.

Même s’il ne s’agit pas de l’objet de la réunion d’aujourd’hui, je m’en voudrais de ne pas mentionner aussi la section 31 de la partie 5, concernant les sanctions économiques. Dans la partie 441, article 5.6 — Prélèvement sur le compte des biens saisis —, on énonce les seules fins auxquelles la disposition du bien confisqué par le gouvernement peut être utilisée. Toutes les fins énumérées sont nobles pour utiliser les fonds saisis aux kleptocrates qui voudraient cacher leur argent sale au Canada; il s’agit notamment de la reconstruction d’un État étranger, du rétablissement de la paix et de la sécurité internationale; et de l’indemnisation des victimes.

Je recommande fortement aux sénateurs de réfléchir également à des façons d’utiliser ces biens à des fins préventives, par exemple pour soutenir des organismes locaux et mondiaux de la société civile et les journalistes d’enquête, qui luttent contre la corruption.

Je voudrais aussi souligner l’importance pour le Canada de créer un registre de propriété effective accessible au public, afin qu’il soit possible d’atteindre l’objectif de la section 31 de la partie 5. Si nous n’avons pas de données transparentes sur la propriété effective ni de ressources pour surveiller ces données, le Canada aura énormément de difficultés à saisir et à geler les biens résultant de la kleptocratie mondiale.

La transparence en matière de propriété effective est aussi un élément important si nous voulons faire appliquer efficacement les dispositions législatives proposées à la section 12 de la partie 5, c’est-à-dire la Loi sur l’interdiction d’achat d’immeubles résidentiels par des non-Canadiens.

La transparence en matière de propriété effective doit s’appliquer aux entreprises, mais aussi aux fiducies et aux prête-noms, sinon les entités étrangères pourront toujours tirer parti des failles dans le système pour cacher leur identité et acheter des biens canadiens.

À 10 000 $ d’amende pour une infraction à cette loi, ces personnes malhonnêtes se diront que ce n’est pas payer très cher pour faire des affaires.

Merci, et je serai heureux de répondre à toutes vos questions.

La présidente : Merci beaucoup.

Marc Y. Tassé, conseiller principal, Centre canadien d’excellence en anti-corruption et professeur, Faculté de droit et École de gestion Telfer, Université d’Ottawa, à titre personnel : Madame la présidente et mesdames et messieurs les membres du comité, je veux tout d’abord vous remercier de cette occasion de contribuer à l’étude du comité.

[Français]

Mes propos seront faits en anglais, cependant je répondrai avec plaisir à vos questions en français ou en anglais.

[Traduction]

Cela fait 30 ans que je travaille comme comptable judiciaire et professeur de droit à l’Université d’Ottawa, et je suis un expert dans la lutte contre les crimes financiers.

Nous savons tous que le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et les autres crimes financiers constituent un danger pour les Canadiens ainsi que pour notre économie. Il est essentiel que le Canada rende plus transparente la propriété effective afin de prévenir et de décourager les abus par des propriétaires effectifs obscurs qui se cachent derrière des entreprises et des fiducies opaques.

Je suis totalement d’accord avec ce que M. Cohen vient tout juste de dire sur les failles du système; ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que le Canada doit envoyer un message clair : le Canada ne sera pas un pays de choix pour les complices professionnels qui empochent des millions pour cacher des milliards, parce que, présentement, il y a beaucoup trop de dirigeants principaux des failles, et nous devons y remédier.

Je suis très heureux de savoir que le gouvernement s’est engagé à rendre le registre fédéral accessible au public et qu’il a raccourci les délais de mise en œuvre pour que ce soit fait d’ici la fin de 2023.

Néanmoins, comme l’a souligné M. Cohen, les provinces et les territoires doivent participer à l’effort pour être en harmonie avec le régime fédéral, si nous voulons que cela donne des résultats concrets.

Il sera crucial que le gouvernement fédéral travaille avec les provinces et les territoires pour faire adopter une approche nationale pour un registre de la propriété effective, comme il y en a dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni.

Il est tout aussi important que les entreprises soient proactives et qu’elles veillent à ce que la direction de Corporations Canada soit tenue informée et que le registre public soit, à terme, complet et exact, et ce, en temps opportun. Pourquoi? Parce que les entreprises qui veulent abuser du système ou éviter les sanctions peuvent retarder la mise à jour, l’enregistrement et l’envoi d’information à la direction, simplement en se conformant à l’exigence annuelle et en ne prenant pas des mesures proactives pour la mise à jour du registre.

Donc, en conclusion, j’aimerais vous remercier de votre temps, et j’espère sincèrement que mes commentaires seront utiles pour prévenir les abus par les entreprises privées et aussi pour défaire la réputation du Canada comme capitale mondiale du blanchiment à la neige. Merci beaucoup, et je serai heureux de répondre à toutes vos questions.

La présidente : Merci beaucoup. Tout cela nous est très, très utile.

Nous allons commencer la période de questions avec le sénateur Deacon, le vice-président. Je dois partir, et c’est lui qui s’occupera de gérer les questions à partir de maintenant.

Le sénateur Colin Deacon(vice-président) occupe le fauteuil.

Le vice-président : Merci, madame la présidente, et merci aux témoins. Je dois dire, messieurs Cohen et Pink, que vous méritez tous les deux une médaille d’or pour votre capacité de provoquer des modifications législatives, moins d’un an après l’adoption de la loi. Je ne crois pas que cela ne soit jamais arrivé dans l’histoire de notre pays, et je pense que beaucoup d’entre nous seraient intéressés de savoir comment diable vous y êtes arrivés.

Si vous me le permettez, je vais adresser ma question à M. Pink, Néo-Écossais comme moi. J’ai été très surpris de voir à quel point les lois sont prescriptives par rapport à la réglementation qui découle de ces lois. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il en est ainsi et pourquoi nous n’aurions pas pu prendre une approche différente? Merci.

M. Pink : Je pense, monsieur le sénateur, qu’on aurait pu prendre une approche différente, mais le ministère, dans son processus d’élaboration, a choisi de procéder ainsi. Le collège est indépendant, ce qui veut dire que nous sommes à l’extérieur du processus de rédaction législative. Il y a beaucoup de choses que le collège ainsi que moi-même personnellement aurions aimé voir ajouter au projet de loi, et je reconnais que cela a été rapide, et que le collège existe depuis peu de temps.

À mes yeux, c’est une approche itérative et, à mesure que nous établissons notre réputation et nos pratiques, nous aurons plus de latitude pour faire les choses par l’entremise de lois subordonnées, plutôt que par des dispositions prescriptives dans la loi. Il y a toutes sortes d’approches qu’on peut prendre par rapport à la réglementation, et le ministère a choisi celle-là.

Le vice-président : Donc, vous n’avez pas une idée sur la raison pour laquelle cela a été fait ainsi? Vous ne vous êtes pas posé de question, ou est-ce qu’on ne vous a pas donné d’information sur les raisons pour lesquelles cette approche a été choisie?

M. Pink : Nous n’avons pas vu le libellé du projet de loi, jusqu’à ce qu’il soit présenté.

Le vice-président : Intéressant. Merci beaucoup, et merci de votre travail à cet égard.

Le sénateur Woo : Monsieur Pink, je note qu’une caractéristique novatrice est qu’au moins la moitié ou plus de la moitié des membres de vos comités d’enquête et de discipline sont des membres du public. Aurez-vous de la difficulté à trouver pour siéger à ces comités des gens qui ont les connaissances et l’expérience nécessaires pour mener des enquêtes et ensuite rendre une décision?

Je devrais peut-être m’arrêter, au cas où vous avez une longue réponse. S’il me reste du temps, je vais avoir une deuxième question pour M. Cohen.

M. Pink : Je serai très bref. Nous avons lancé un processus de recrutement à l’échelle nationale pour l’ensemble de nos comités, et nous avons été ébahis par la qualité des gens qui étaient prêts à participer et à mettre leur talent et leur expertise au service du collège.

Il y a littéralement des dizaines de Canadiens qui sont très intéressés par cette initiative particulière du gouvernement qui vise à protéger et à promouvoir la propriété intellectuelle, en plus de jouer un rôle dans l’économie et dans tout un éventail d’autres dossiers connexes; ce sont des gens très qualifiés qui se sont joints à nos comités. Nous allons nommer les membres de nos premiers comités la semaine prochaine, et leurs noms seront accessibles au public, et vos collègues et vous pourrez voir à quel point nous avons de la chance d’avoir des gens possédant autant de connaissances et de talents.

Le sénateur Woo : Merci, monsieur Pink, ce sont de bonnes nouvelles très encourageantes que vous avez pour nous.

Monsieur Cohen, en ce qui concerne les dispositions de la Loi d’exécution du budget sur le blocage, la saisie et la réaffectation, ces dispositions vont plus loin que ce que notre collègue, la sénatrice Omidvar, avait proposé dans son projet de loi d’initiative parlementaire parallèle, étant donné que les dispositions sur la saisie, le blocage et la réaffectation ne visent pas seulement les particuliers, mais aussi les entités; en d’autres mots, les entreprises, les sociétés d’État et même la banque centrale.

Êtes-vous en faveur de cet élargissement des dispositions, et seriez-vous d’accord pour dire que c’est une bonne chose de pouvoir aussi saisir, bloquer et réaffecter les biens des entités qui, théoriquement, appartiennent à tout le pays et pas seulement à des kleptocrates individuellement?

M. Cohen : Merci de la question, monsieur le sénateur. Je vais devoir y réfléchir davantage. Aujourd’hui, pendant que je me préparais à discuter de la section 30, j’ai fini, tout bonnement, par examiner tout le projet de loi, et je suis tombé sur cet article concernant la loi sur les saisies d’urgence. Je vais devoir y réfléchir davantage pour vous donner une réponse appropriée.

Le sénateur Woo : D’accord. Vous m’avez tendu un piège, et je suis tombé dans le panneau, bien joué. Merci.

[Français]

Le sénateur Gignac : Ma question s’adresse à M. Tassé.

Si je comprends bien, l’accès à ce registre public va augmenter la transparence et, je crois bien, la confiance des Canadiens envers le système. Vous avez donné l’exemple du Royaume-Uni, mais est-ce que le Canada, sur une échelle de 1 à 10, était parmi les derniers de classe? Comment se situait le Canada dans le cadre de ce changement? Y a-t-il des exemples de scandales ou d’autres choses qu’on aurait vus au cours des dernières années, grâce auxquels on pourrait éviter ce genre de situation? Merci.

M. Tassé : Merci beaucoup de votre question.

Pour répondre à votre question quant à savoir où le Canada se situait, je vous dirais que sur une échelle de 1 à 10, le Canada se situait à environ 4 ou 5. On n’était pas vraiment des champions dans notre domaine. On éprouvait certains problèmes.

Premièrement, vous savez tous que c’est très facile d’incorporer une compagnie, cela prend 15 minutes. C’est plus facile d’incorporer une compagnie que d’avoir une carte de bibliothèque.

Deuxièmement, lorsqu’on ne sait pas qui est le bénéficiaire ultime, si on utilise des prête-noms, le danger c’est que si le prête-nom est un avocat ou une avocate, on ne pourra jamais savoir qui est le bénéficiaire ultime parce qu’il vous dira qu’il ne peut pas le mentionner en vertu du secret professionnel. Donc, cela pose problème. Si on veut suivre la trace de l’argent, si on veut savoir où est allé l’argent pour créer la compagnie, alors qu’on utilise les comptes en fiducie des avocats et des avocates, cela devient impossible. C’est plus qu’improbable, c’est impossible — l’avocat ne vous le dira pas. On a été témoins de différentes situations. En ce moment, on impose des sanctions contre des gens, mais qu’est-ce qu’on va sanctionner? On va imposer des sanctions sur ce que l’on sait qui appartient à ces gens, selon les registres. Si la personne utilise un prête-nom et que ce prête-nom est un avocat ou une avocate, on ne saura jamais qui elle est.

On a eu plein de scandales. Beaucoup de compagnies canadiennes, des fleurons canadiens ou québécois, ont malheureusement été nommées pour les mauvaises raisons. On avait utilisé des sociétés-écrans à l’étranger, qui étaient détenues par des prête-noms et ceux-ci-étaient des avocats ou des avocates dans des pays comme la Suisse. On ne pouvait pas vraiment savoir qui était le bénéficiaire ultime. Les paiements de facilitation et les pots-de-vin ont toujours été très attrayants, bien malheureusement.

[Traduction]

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Tassé.

Le sénateur Loffreda : Je vais poursuivre sur le thème de la lutte anti-corruption, et ma question est pour M. James Cohen. Peut-être que nous pourrons avoir son opinion et le point de vue de Transparency International Canada.

Le Canada soutient que les modifications proposées à la Loi canadienne sur les sociétés par actions ont pour but d’éviter que des sociétés fictives canadiennes anonymes servent à cacher à qui appartiennent vraiment les biens, qui seraient ainsi vulnérables à une utilisation abusive à des fins illégales.

À votre avis, dans quelle mesure est-ce un problème, ici au Canada? Y a-t-il des données qui montrent que les entreprises canadiennes sont vulnérables à l’égard de ce genre d’activités illégales? Croyez-vous que ces modifications sont appropriées, compte tenu du problème?

M. Cohen : Merci de la question, monsieur le sénateur. Tout d’abord, je dirais qu’il n’y a aucune solution miracle au problème de la corruption et du blanchiment d’argent. Même un outil extrêmement efficace ne pourra pas tout régler. Je veux que ce soit absolument clair.

Est-ce que c’est un problème au Canada? Oui, tout à fait. Selon le renseignement canadien, il est estimé qu’entre 43 milliards et 114 milliards de dollars sont blanchis annuellement au Canada. Transparency International Canada a réalisé ses propres études, et nous avons examiné les marchés immobiliers de Vancouver et de la région du Grand Toronto. En 2016, à Vancouver, nous avons examiné les 100 propriétés ayant le plus de valeur, dans la région du Grand Vancouver, et avons constaté que, dans presque 50 % des cas, personne ne sait qui sont les propriétaires. Il s’agit soit de sociétés étrangères ou même de sociétés canadiennes, de prête-noms et de fiducies, et certaines d’entre elles sont liées à des affaires de blanchiment d’argent. La GRC elle-même a déclaré que le recours anonyme à des sociétés est l’un des outils les plus fréquemment utilisés pour les crimes de blanchiment d’argent.

Dans la région du Grand Toronto, nous avons examiné les transactions immobilières entre 2008 et 2018, dans le cadre d’une évaluation du risque. Nous n’avons pas regardé les véritables sommes d’argent qui ont été blanchies — parce que c’est très difficile à faire —, mais nous avons évalué le risque lié aux sommes d’argent et à la proportion des sociétés qui achètent de l’immobilier dans la région du Grand Toronto. Il y en a énormément, et cela devrait préoccuper les Ontariens et, de façon générale, les Canadiens, parce que c’est un enjeu national. Ce n’est pas un problème qu’on peut régler, disons, seulement avec la Commission Cohen en Colombie-Britannique, en pensant que cela a réussi à arrêter notre problème.

Pour répéter ce que Marc Tassé et moi-même avons dit, même si c’est une excellente chose que le gouvernement fédéral ait décidée de jouer un rôle directeur en établissant le registre, c’est aussi une très bonne chose qu’il veuille le mettre à l’échelle. S’il avait simplement attendu que les provinces décident d’embarquer, peut-être que le travail aurait été retardé. Nous espérons qu’un certain nombre de provinces vont embarquer. Le Québec a déjà adopté une loi concernant l’information sur la propriété effective dans son registre des entreprises. Nous espérons vraiment que le gouvernement du Québec harmonisera cela avec le gouvernement fédéral.

Nous espérons évidemment que, quand la Commission Cullen aura terminé ses travaux, le gouvernement de la Colombie-Britannique se dira qu’il est temps de mettre en place un registre des sociétés sur la propriété effective, qui s’aligne sur le gouvernement fédéral. Nous espérons que d’autres provinces vont s’aligner elles aussi.

La sénatrice Marshall : Je vais poursuivre sur le thème du registre de la propriété effective. Peut-être que M. Cohen et M. Tassé pourront répondre à mes questions.

Monsieur Cohen, l’année dernière, quand vous avez témoigné, j’ai dû retourner consulter les budgets précédents. Je suis remontée jusqu’en 2017, et chaque année, le gouvernement s’engageait à lutter contre le blanchiment d’argent et à créer un registre de propriété. J’espère que nous approchons du but. La semaine dernière, une représentante du ministère a témoigné, et il y a deux ou trois de ses déclarations sur lesquelles j’aimerais avoir votre opinion.

D’abord, elle a dit que l’objectif du registre de la propriété effective était d’assurer la transparence en ce qui concerne les propriétaires effectifs des entreprises qui sont assujetties à la Loi canadienne sur les sociétés par actions.

Je sais, monsieur Cohen, que vous avez effleuré le sujet quand vous avez répondu au sénateur Loffreda, mais j’aimerais connaître votre opinion à tous les deux, parce que, si les provinces décident de ne pas coopérer, cela va miner l’efficacité du registre. J’aimerais entendre encore une fois vos commentaires là-dessus, et aussi ceux de M. Tassé.

Mon autre question porte sur le fait que le gouvernement a fixé la date limite pour l’établissement du registre à la fin de 2023. J’aimerais savoir si, selon vous, ce délai est réaliste. La représentante du ministère a dit qu’il leur restait toujours à élaborer les systèmes et à obtenir la collaboration des provinces, et cetera, mais ce n’est pas mon domaine d’expertise, alors je serais intéressée à connaître votre opinion à tous les deux sur ces questions. Merci beaucoup.

M. Cohen : Merci, madame la sénatrice. En ce qui concerne les provinces et le gouvernement fédéral, pour réitérer, le registre fédéral arrive au quatrième ou au cinquième rang en importance, parmi les autres registres des entreprises au pays. Si le gouvernement fédéral créait un registre à lui seul et s’arrêtait là, ce ne serait pas une solution efficace pour atténuer nos problèmes de blanchiment d’argent au Canada. Nous avons besoin des provinces — en particulier les grandes provinces comme l’Ontario, la Colombie-Britannique, le Québec et l’Alberta —, mais aussi des petites provinces. Rappelez-vous que chez nos voisins du Sud, certaines des pires administrations au chapitre du manque de transparence sont les petits États des États-Unis, comme le Delaware, le Dakota du Sud et le Nevada.

Le problème est là. Vous ne pouvez pas traiter cela comme un problème isolé et local. Il faut avoir une perspective nationale et même internationale. Voilà ce que j’ai à dire sur la nécessaire collaboration des provinces.

En ce qui concerne la date limite de 2023, nous avons été on ne peut plus heureux d’apprendre que le gouvernement avait raccourci le délai prévu au départ pour 2025. C’est possible que les consultations aient lieu durant l’été, pour préparer les propositions législatives. Notre coalition, avec nos partenaires de Canadiens pour une fiscalité équitable et Publiez ce que vous payez Canada, se penche depuis des années, comme vous l’avez dit, depuis les annonces du gouvernement, sur l’élaboration de propositions techniques; nous avons aussi examiné l’incidence du registre sur la protection des renseignements personnels et nous avons élaboré des propositions législatives. Nous sommes plus qu’heureux de contribuer et de participer aux consultations pour que ce soit prêt en 2023.

M. Tassé : Si je peux ajouter quelque chose à ce que M. Cohen disait, cela va évidemment accroître la transparence. Seulement, je le redis, nous parlons ici d’atténuation des risques; on ne peut pas parler de leur élimination. Si les mauvais éléments continuent d’utiliser des prête-noms, quel sera l’avantage d’avoir ce registre? Si les professionnels, comme les comptables, agissent comme prête-noms, ils doivent le déclarer. Mais qu’arrive-t-il si les prête-noms sont des avocats? Vous allez vous retrouver avec un registre rempli d’avocats. Au bout du compte, peut-être que vous aurez 276 entreprises qui ont toutes le même siège social, un cabinet d’avocats, avec le même avocat comme directeur, ce qui est donc assez discutable.

Le vice-président : Merci, monsieur Tassé. Vous avez soulevé un point très important à la fin, et je suis content que vous ayez ajouté cela.

[Français]

Le sénateur Massicotte : J’aimerais juste faire un commentaire, au départ, à M. Cohen et M. Tassé : mes félicitations, parce que ce registre d’entreprises est tellement important pour notre image et notre réalité; je vous lève mon chapeau. Je vous encourage et je vous félicite. Il ne faut pas lâcher. Je sais à quel point cela peut être une menace.

[Traduction]

J’ai une question à poser à M. Cohen. Nous avons parlé du blocage des biens dans des cas récents, par rapport à la Russie, et ainsi de suite. Il y avait une émission à la télévision la semaine dernière où on discutait de ce genre de loi qui existe déjà aux États-Unis. Ce n’est pas aussi simple qu’on aimerait le croire. Cela me rassure que ce ne soit pas aussi simple qu’on aimerait le croire. Aujourd’hui, c’est la Russie qui est impopulaire, mais nous avons d’autres ennemis tout le temps.

Dans l’émission que j’ai mentionnée, on disait que, malgré les lois qui existent aux États-Unis qui permettent la saisie de biens, même si les États-Unis voulaient avoir la propriété effective du bien ou du yacht ou de quoi que ce soit d’autre, le droit international ne leur permet pas de prendre le bien et de s’en tirer comme ça.

Il faut prouver que le bien a vraiment été acheté ou est possédé légalement, ce qui veut dire que c’est beaucoup plus complexe qu’on le pense. Franchement, je crois que c’est une bonne chose, parce que sinon, tout le monde accuserait n’importe quel autre pays en disant non, c’est un bien. « Vous n’êtes pas une bonne personne, vous avez dû voler ce bien, alors je vais tout prendre. » On ne peut pas vivre ainsi. Avez-vous des commentaires à faire là-dessus, ou des éclaircissements à donner? Cela semble vraiment aller à l’encontre de ce que les Canadiens pensent.

M. Tassé : Vous soulevez un excellent point : d’où est venu cet argent? Si vous voulez saisir quelque chose, vous devez établir d’où l’argent est venu, qu’il est venu d’une source illicite. Toute la difficulté est de trouver d’où vient l’argent. Vous suivez l’argent et, oh, il est venu du compte en fiducie d’un avocat. Vous êtes donc dans une impasse, parce que vous ne pouvez pas savoir comment cet argent est arrivé dans le compte en fiducie de cet avocat. Par contre, si l’argent est transféré dans un compte bancaire sans passer par le compte en fiducie de l’avocat, qu’ils se servent de cet argent, et que cet avocat n’agit donc pas comme prête-nom, alors — effectivement —, le nouveau registre nous aidera à savoir où est le directeur et nous pourrons aller de l’avant et peut-être saisir certains de ces biens.

Mais pour l’instant, le problème tient au droit international. On dit d’écouter les mensonges et de suivre la piste de l’argent, mais c’est maintenant un problème parce que, quand on suit la piste, on arrive dans un cul-de-sac. C’est la principale difficulté.

M. Cohen : Merci de la question. Je ne peux pas me prononcer sur les lois spécifiques relativement aux administrations, à la saisie de biens, d’une administration à l’autre. Cela dit, pour faire un lien avec ce que M. Tassé a dit sur les ressources et les outils techniques nécessaires, j’aimerais profiter de l’occasion pour dire que le registre de la propriété effective est un outil dont nous avons besoin si nous voulons même pouvoir enquêter, comme vous le dites, et avoir des preuves pour démontrer que nous saisissons effectivement des biens liés à la kleptocratie et que nous avons cette piste documentaire.

Aussi, le Canada doit mieux financer les pouvoirs d’enquête sur les crimes en col blanc. On a beaucoup mis l’accent sur le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, le CANAFE, au fil des ans. C’est tout à fait approprié de financer le CANAFE, mais nous devons aussi donner du financement à la GRC pour qu’elle puisse mener correctement ses enquêtes, et aussi à nos organismes de réglementation des valeurs mobilières et à nos enquêteurs. Ce n’est pas seulement une question de fonds, c’est aussi une question de structure des ressources humaines. J’ai lu les articles de la GRC, et elle cherche de façcon latérale à embaucher des experts en criminalité financière, et c’est excellent; c’est quelque chose qu’elle doit faire. J’espère que les examens de Sécurité publique Canada, comme il est indiqué dans le budget, sur la possibilité d’un organisme de lutte contre les crimes financiers, vont aussi creuser ce genre de problèmes fondamentaux et systémiques, qui durent depuis des années. J’espère que nous pourrons les orienter pour que ce genre d’enquêtes puissent être faites correctement, comme vous l’avez dit, avec raison.

Le sénateur Massicotte : Monsieur Cohen, en répondant à ma question, vous avez dit qu’il fallait établir le lien avec le système russe d’oligopole. Mais ce n’est pas parce que vous êtes membre de... Nos entreprises de communication au Canada sont des oligopoles, mais nous ne les mettons pas en prison pour autant.

Vous devez faire plus que simplement prouver qu’elles appartiennent à ce cercle. Vous devez prouver que les biens ont été achetés avec des fonds illégaux ou peut-être des fonds perdus, n’est-ce pas? Nous utilisons ces termes très librement, mais est-ce bien cela?

M. Cohen : Je n’ai pas dit que c’était seulement pour les oligopoles. Je parlais de toute la kleptocratie, qui est spécifiquement liée à la corruption, aux abus de pouvoir et au vol des biens de l’État, que ce soit en Russie ou ailleurs. Je ne parlais pas d’un pays en particulier; je parlais vraiment de la question du point de vue des systèmes. Nous avons besoin de ressources pour enquêter sur les kleptocrates et, comme M. Tassé l’a souligné, leurs agents doivent être tenus responsables, parce qu’ils ont facilité cette kleptocratie.

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Cohen.

Le sénateur Yussuff : Je vais d’abord remercier nos deux témoins.

Tous ceux et toutes celles qui ont travaillé et fait des efforts pour que ce registre soit mis en place attendent depuis de nombreuses années de voir cette première étape enfin commencer, et nous pouvons tous être emballés que quelque chose de bien se fasse. Cependant, il y a un fossé entre ce que le registre va nous donner, en matière d’information, et, bien sûr, la difficulté d’utiliser cette information pour gérer certains des problèmes que les organismes d’application de la loi et d’autres ont signalés, c’est-à-dire que le Canada est un paradis pour le blanchiment d’argent et pour les personnes corrompues qui utilisent ce pays pour commettre leurs crimes en restant à l’abri.

À l’avenir, compte tenu du rôle du directeur ou de la directrice, selon qui sera nommé, croyez-vous que cette personne aura le pouvoir de partager l’information qu’elle reçoit de façon générale avec d’autres organismes, afin qu’on puisse poursuivre ces individus? Dans la mesure où nous pouvons savoir de qui il s’agit, qui sont les auteurs des infractions signalées, comme le blanchiment d’argent, les crimes commis dans d’autres pays et le blanchiment d’argent au Canada.

Comment voyez-vous le rôle de l’organisation? Comment la directrice ou le directeur pourra-t-il faire avancer les choses qui doivent être faites pour montrer que nous allons nous attaquer aux problèmes qui ont été signalés par de nombreuses autres organisations à l’étranger?

M. Cohen : Non seulement le registraire devrait avoir le pouvoir de communiquer de l’information, d’une façon qui respecte les lois en matière de protection de la vie privée, mais nous devons aussi nous assurer que le registraire est habilité à prendre des mesures proactives de sa propre initiative. Nous devons donner au registraire le pouvoir d’examiner de façon proactive les données qui entrent dans le registre, de mener enquête et d’imposer les sanctions prévues dans la loi lorsque quelqu’un commet l’infraction de fournir de l’information délibérément inexacte ou de l’information qui, d’une façon ou d’une autre, révèle un lien avec le blanchiment d’argent.

C’est ce qui est arrivé, par exemple, avec le registre du Royaume-Uni. Le Royaume-Uni a eu le premier registre accessible au public, mais il ne comprenait pas ce genre de pouvoir d’enquête proactif. C’est quelque chose que le Royaume-Uni entend examiner.

Le registre de la propriété foncière, en Colombie-Britannique, même s’il représente un énorme pas en avant et qu’il devrait être applaudi, a aussi cette lacune. C’est quelque chose que nous espérons voir corriger en Colombie-Britannique.

Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Cohen.

Le sénateur Smith : Ma question s’adresse à M. Cohen et à M. Tassé.

Il y a des années — et le sénateur Massicotte devrait s’en rappeler puisque nous siégions tous deux au même comité, le comité des banques, à l’époque où nous étions tous deux de jeunes sénateurs prometteurs — nous avons eu la visite de la GRC et du CANAFE. À l’époque — c’était en 2010 ou 2011 — le CANAFE avait quelques difficultés. Après avoir écouté tout cela, je pense que c’est fantastique que le collège et les gens puissent mener enquête.

Mais il faut des organismes d’application qui participent de façon robuste. C’est génial d’avoir des gens qui font des analyses, mais, si vous n’avez pas d’organisme d’application habilité à intervenir, à creuser et à agir physiquement, peut-être que, dans 10 ans, nous allons encore être en train de discuter de ce que nous avons commencé, sans avoir rien réussi, parce que nous n’aurons pas combiné ces analyses avec une application réelle de la loi. Avez-vous des commentaires à faire par rapport à ça?

Peut-être que je me trompe totalement, mais je me rappelle que nous en avons discuté. Nous avons eu des visites, et le problème, du côté de l’application de la loi, semble être le même aujourd’hui, dix ans plus tard, qu’en 2010. Peut-être pourriez-vous faire des commentaires à ce sujet et nous dire si vous en savez davantage sur la relation entre la GRC et le CANAFE. Qu’est-ce que nous pouvons en tirer, et est-ce que nous nous dirigeons vers la bonne direction?

M. Cohen : Pour répondre directement à votre question — et merci d’avoir fait cette observation, monsieur le sénateur — il faut que des ressources soient affectées aux pouvoirs d’enquête, et aussi aux pouvoirs de poursuite.

Je m’appuie sur de l’information anecdotique, et c’est pourquoi j’ai hâte aux consultations de Sécurité publique Canada sur l’établissement d’un organisme de lutte contre les crimes financiers, comme prévu dans le budget. D’après ce que je comprends, il n’y a pas suffisamment de ressources pour les poursuites contre, disons, les crimes en col blanc au Canada. Je ne veux pas parler en mal des procureurs qui travaillent dans ce domaine. La question à laquelle il faut répondre, c’est : avons-nous suffisamment de procureurs et a-t-on les bons incitatifs pour les encourager à poursuivre ce genre d’affaires très complexes?

Nous espérons que la transparence en matière de propriété effective contribuera à leurs pouvoirs d’enquête, mais nous devons tenir compte des ressources dont ils ont besoin. Nous ne pouvons pas seulement dire : « Ah ah, il y a du blanchiment d’argent », sans prendre des mesures concrètes pour imposer des sanctions et pour l’arrêter. Je suis d’accord avec vous pour dire que nous ne pourrons pas prendre de raccourci, lorsque le registre sera en place.

M. Tassé : Je suis d’accord avec M. Cohen. Je vais revenir à la question de base que j’ai posée pendant de nombreuses années : comment peut-on poursuivre un inconnu?

C’est vrai que la GRC et le CANAFE disent depuis longtemps que nous avons besoin d’un registre public pour savoir à qui appartient ces entreprises. Présentement, ce que nous allons avoir, c’est un registre de bonnes personnes, de personnes qui sont les vrais propriétaires et qui n’ont aucun problème à dire qu’ils sont les vrais propriétaires. Mais va-t-on avoir un registre des gens qui se cachent derrière des prête-noms? Je pense que nous allons avoir du fil à retordre. Comment va-t-on découvrir l’identité des propriétaires effectifs, si vous avez des prête-noms qui ne sont pas obligés de divulguer qui ils représentent? Voilà la grande question.

Le sénateur Smith : Ce qui m’amène à la question des liens entre les registres, les collèges et les groupes d’application. Quelle est la prochaine étape? Félicitations, un registre a été mis en place, on crée un collège, mais nous savons que le CANAFE et la GRC ont des problèmes depuis longtemps. Quelles mesures faut-il prendre pour que vous puissiez vous mobiliser réellement et passer à la prochaine étape? C’est peut-être prématuré, mais y a-t-il un plan?

M. Cohen : Je ne suis pas vraiment sûr de comprendre votre question, surtout à propos des collèges.

Le vice-président : Le sénateur Smith demande s’il y a un plan pour veiller à accroître les mesures d’application de la loi, dans l’avenir. Quelles recommandations avez-vous?

M. Cohen : Jusqu’ici, il n’y a pas de plan précis. Nos efforts étaient surtout concentrés sur le registre de la propriété effective.

Comme je l’ai dit, si Sécurité publique Canada entreprend un examen exhaustif dans le cadre de l’établissement de l’organisme des crimes financiers, nous constaterons peut-être qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une nouvelle organisation et que tout ce dont nous avons besoin, en fait, c’est d’accroître les ressources, comme le demandent nos services d’enquêtes et de poursuites depuis des lustres. Peut-être que c’est ce qui va ressortir de cet examen, puis nous pourrons avoir un plan pour accroître les ressources jusqu’à un niveau adéquat.

Le sénateur Loffreda : Monsieur Pink, pensez-vous que le gouvernement a trouvé le juste équilibre dans la gestion de l’immunité légale et la responsabilité et l’imputabilité de certaines personnes dans l’exercice de leurs responsabilités, comme les membres du conseil d’administration et les employés? J’aimerais que vous nous donniez des détails là-dessus.

M. Pink : Nous avons eu beaucoup de discussions au sujet de ce qui devrait être compris dans l’immunité légale. Je crois que les dispositions du projet de loi correspondent à nos attentes et peut-être même les dépassent, en ce qui concerne la portée — une portée tout à fait adéquate, à mon avis — de la protection offerte à ceux qui font ce travail en siégeant au conseil d’administration, en prenant des décisions aux comités, et aussi pour le personnel, pour ceux qui enquêtent sur cette immunité.

J’ai travaillé pour des organismes de réglementation juridique durant toute ma carrière. Je sais que les gens n’aiment pas que ce genre d’organismes enquêtent sur eux, et il y aura toujours des gens qui chercheront à attaquer ceux qui font le travail qu’ils sont tenus de faire par la loi. Il s’agit donc d’une protection clé, parce que cela permet au collège d’arrêter et à la cour de dire : « Vous ne pouvez pas poursuivre ces personnes, parce qu’elles ont l’immunité. » Cela ne veut pas dire que le collège ne s’expose pas à des poursuites s’il crée des problèmes, mais ces gens sont protégés, et c’est ce qui est important.

Le vice-président : Merci de cette précision, monsieur Pink. C’est très utile.

Nous sommes arrivés à la fin de la période de questions, mais j’en ai une dernière pour M. Cohen.

Dans la trousse d’outils dont nous avons besoin pour aller de l’avant, je voulais vous demander votre opinion sur la valeur de l’identité numérique, c’est-à-dire l’identification individuelle comme outil. Puisque vous êtes ici, je me suis dit que je vous poserais la question. Je vous ai vu lever les yeux. Peut-être que nous faisons fausse route.

M. Cohen : Non, on parle souvent de l’identité numérique, et c’est une composante très importante de la transparence en matière de propriété effective. Il y a beaucoup d’experts qui pourraient vous en parler en long et en large. J’en sais un peu à ce sujet, mais oui, c’est très important.

Le vice-président : Excellent. Merci. Je voulais seulement savoir si vous auriez pu me fournir cette information. Cela m’est très utile, dans le cadre de mon travail.

Merci, monsieur Tassé, monsieur Cohen et monsieur Pink. Si vous avez d’autres commentaires sur votre recette secrète ou sur les leçons retenues qui vous ont permis d’amener des modifications législatives en moins d’un an et pour faire en sorte que les choses bougent si vite dans le processus gouvernemental, nous aimerions le savoir aussi. Je vous félicite de votre travail à cet égard.

Honorables sénateurs et sénatrices, c’est tout le temps que nous avions aujourd’hui. Je remercie les témoins de leur présence ce soir, et je veux aussi remercier nos interprètes, sténographes et analystes ainsi que la greffière.

(La séance est levée.)

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