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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 22 septembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs); et pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général, tel que précisé à l'article 12-7(8) du Règlement.

La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

(La séance se poursuit à huis clos.)

(La séance publique reprend.)

La présidente : Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Nous avons changé de nom depuis votre dernière visite, monsieur le gouverneur. Nous tenions seulement à vous le préciser.

Je m’appelle Pamela Wallin. Je suis la présidente du comité, et j’aimerais vous présenter les membres du comité, en commençant par le vice-président, le sénateur C. Deacon. Nous avons également la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, le sénateur Loffreda — la sénatrice Marshall est absente —, le sénateur Massicotte, le sénateur Smith, la sénatrice Moncion — qui remplace le sénateur Woo aujourd’hui —, et le sénateur Yussuff. Bienvenue à tous.

Aujourd’hui, nous discutons d’un tout petit enjeu, bien sûr, à savoir l’état de l’économie canadienne et l’inflation. Nous sommes heureux d’accueillir David Dodge, ancien gouverneur de la Banque du Canada et maintenant conseiller principal chez Bennett Jones s.r.l. Bienvenue. Nous vous remercions de vous joindre à nous en personne. En effet, nous sommes de retour et nous sommes très heureux de vous accueillir.

Nous entendrons d’abord votre déclaration préliminaire, puis nous passerons aux questions.

David A. Dodge, conseiller principal, Bennett Jones s.r.l., et ancien gouverneur, Banque du Canada, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup, sénatrice. C’est formidable d’être avec vous dans ces nouveaux locaux élégants. Vous offrez certainement un endroit merveilleux pour attendre avant d’entrer dans la salle.

Je suis très heureux d’être avec vous et de comparaître à nouveau devant votre comité, devant lequel j’ai comparu pour la première fois à titre de jeune fonctionnaire, lorsque le sénateur Hayden en était le président. Cela fait donc très longtemps. Je n’ai jamais comparu dans cette salle de comité, manifestement, mais j’ai déjà comparu devant le comité.

Permettez-moi d’abord d’amorcer la discussion en soulignant que nous vivons dans un monde où l’offre est limitée et où la demande aura tendance à dépasser la capacité de l’économie à fournir des biens et des services. C’est vrai à court terme, pendant que nous nous remettons de la COVID-19, mais ce sera également le cas pour le reste de la décennie.

Permettez-moi d’expliquer les répercussions de cette limite de l’offre sur la croissance, l’inflation et les taux d’intérêt à moyen terme. J’aborderai ensuite les répercussions pour 2022-2024.

Il y a trois facteurs à moyen terme — et vous les connaissez bien — qui continuent d’exercer une pression à la hausse sur les prix et les taux d’intérêt et à ralentir la croissance réelle de la production par habitant.

Tout d’abord, il y a le vieillissement de la population canadienne. Cela se traduit par une croissance plus lente de la population active et un ratio plus élevé de personnes âgées de plus de 65 ans par rapport à la population active. Cela signifie également que les politiques — autant celles des employeurs privés que celles des employeurs du gouvernement — doivent s’efforcer de retenir les travailleurs âgés dans la population active, de leur offrir le recyclage professionnel nécessaire pour qu’ils puissent rester dans la population active et, ainsi, d’atténuer l’impact du vieillissement — qui tend à faire augmenter certaines demandes dans l’économie — sur l’offre de biens et de services.

Le deuxième grand facteur auquel nous devons faire face est la décarbonisation de la production et de la consommation d’énergie. Cela aura tendance à faire augmenter le coût unitaire de production des biens et des services. Bien entendu, ce phénomène peut être atténué par une augmentation des investissements privés et publics dans les technologies et les infrastructures.

Le troisième facteur qui favorise la hausse des prix et des coûts est la démondialisation du commerce, qui contribue à l’augmentation des coûts de production, car l’accroissement du risque dans les longues voies d’approvisionnement incite à créer des usines moins efficaces plus près de chez soi. Bref, nous ne descendons pas aussi bas dans la courbe des coûts que nous pouvions le faire dans une économie mondiale qui fonctionnait bien.

Ces trois facteurs tendent donc à réduire la productivité et la croissance, à faire augmenter les prix et les coûts et, en même temps, bien entendu, à créer des vents contraires pour les banques centrales, ce qui signifie des taux d’intérêt plus élevés pour nous tous.

Ces trois tendances peu désirables peuvent être compensées — et, je l’espère, inversées — par la numérisation, la robotisation et l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle, afin d’accroître la productivité chez nous, tant dans le secteur des biens que dans celui des fournisseurs de services.

Cela nécessitera toutefois des investissements supplémentaires de la part du gouvernement et du secteur privé, afin de passer d’une part plutôt faible de 14,5 % du PIB, comme c’était le cas dans les cinq années précédant la pandémie de COVID-19, à une part probablement plus près de 17 %, ce qui est un peu plus élevé que la moyenne à long terme. Cela signifie que près de trois points de pourcentage supplémentaires du PIB devront être consacrés à l’investissement et ne seront pas disponibles pour la consommation.

Sénateurs, au cours de notre discussion, vous souhaiterez peut‑être revenir sur ces questions à plus long terme et sur la question des investissements, mais tout d’abord, je pense que je devrais dire quelques mots sur notre situation actuelle.

Comme vous le savez, la pandémie de COVID-19 a créé un énorme bouleversement dans l’offre mondiale au printemps 2020. Cela a touché le monde entier, et les gouvernements et les banques centrales ont réagi de manière appropriée au printemps 2020 en apportant un soutien fiscal et monétaire extraordinaire — peut-être un peu excessif, mais compte tenu de l’incertitude, tout à fait approprié.

Ces mesures ont été couronnées de succès, car elles ont permis d’éviter un effondrement mondial en 2020. Il est certain que si nous nous étions réunis ici à l’été 2020, nous n’aurions pas pu prévoir la reprise que nous avons observée au second semestre de 2020.

Avec le recul, je pense qu’il est facile de dire que les banques centrales et les gouvernements ont trop tardé à réduire ce soutien extraordinaire au cours de l’hiver 2020-2021. Ainsi, au printemps et à l’été 2021, la plupart des pays ont connu une demande excédentaire, puisque les effets persistants de la pandémie de COVID-19 limitaient l’offre.

Par conséquent, les prix ont commencé à augmenter à l’échelle mondiale, d’abord pour les biens en 2021, car les gens ont été contraints de rester chez eux pour faire face a la COVID-19. Puis, au printemps et à l’été de cette année, avec le relâchement des restrictions liées à la COVID-19, les prix des services ont commencé à augmenter. En juin ou juillet de cette année, les prix à la consommation avaient augmenté d’environ 8 % ici par rapport à l’année précédente.

Voilà donc le contexte. Nous pouvons maintenant nous demander ce qui nous attend. Pour maîtriser l’inflation à moyen terme, nous devons absolument nous concentrer sur l’augmentation de l’offre.

Le problème, c’est qu’à court terme — c’est-à-dire pour 2022 et 2023 —, il est difficile d’augmenter l’offre rapidement. Les investissements dans les immobilisations ont été insuffisants; par conséquent, nous manquons de biens d’équipement pour augmenter l’offre. La main-d’œuvre a dû apporter des rajustements importants, d’abord dans le secteur des biens et maintenant dans le secteur des services — et cela prend du temps. La seule option immédiate dont nous disposons pour faire baisser l’inflation à court terme est la réduction de la demande excédentaire.

Pour réduire la demande excédentaire des consommateurs, il faut réduire les dépenses publiques et accroître les restrictions budgétaires. Les banques centrales, ici et dans le monde entier, augmentent rapidement les taux directeurs pour tenter de rattraper le temps perdu, afin d’ouvrir la voie à une diminution des emprunts des consommateurs et donc à une croissance plus lente de la demande et à un meilleur équilibre entre l’offre et la demande. Idéalement, la politique budgétaire devrait également soutenir cet objectif.

Toutefois, en raison de l’impact disproportionné de l’inflation sur les ménages à faible revenu, les autorités financières augmentent en réalité la demande des consommateurs de plusieurs manières, ici dans notre pays, principalement par l’entremise d’une forme ou d’une autre de transfert forfaitaire.

À ce moment-ci, j’aimerais ouvrir une parenthèse. En effet, les outils que nous utilisons ici, au Canada, pour les transferts forfaitaires sous une forme ou une autre sont beaucoup plus judicieux que les prix plafonds qui sont imposés en Europe, car ces derniers nuisent à la capacité du régime de marché à faire face à l’inflation.

En raison de ces difficultés, il revient aux banques centrales de faire le gros du travail, et de le faire le plus énergiquement et le plus rapidement possible.

Je pense que si la Banque du Canada porte son taux directeur à environ 4 % ou un peu plus d’ici la fin de l’année, ici au Canada, nous devrions commencer à observer, d’ici le printemps 2023, une diminution marquée de l’inflation mensuelle d’origine intérieure. Nous ne savons pas ce qui va se passer à l’échelle mondiale, mais nous observerons une baisse de l’inflation générée au pays à mesure que le chômage augmentera et que la croissance réelle ralentira. Nous ne savons pas dans quelle mesure la croissance réelle devra ralentir, mais nous pouvons penser qu’elle devrait devenir nulle entre le quatrième trimestre de cette année et le troisième trimestre de l’année prochaine. Pendant ce temps, l’inflation devrait diminuer. Cette période de croissance négative représente le prix à payer, malheureusement, pour ramener l’inflation à 2 % à court terme et préparer le terrain pour une croissance plus forte en 2024 et au-delà.

Bien entendu, il n’est pas certain que cela puisse se concrétiser. Les événements mondiaux pourraient faire dévier cette trajectoire des prix à la consommation et de l’inflation au Canada, qui devrait revenir à environ 2 % d’ici 2024. Tout ce que je peux affirmer à ce moment-ci, sénateurs, c’est que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux peuvent aider à atteindre cette trajectoire descendante souhaitée de l’inflation en réduisant autant que possible leurs efforts pour indemniser les ménages pour les torts causés par l’inflation et en facilitant autant que possible les investissements privés et publics dans la productivité et la croissance de la productivité et en en améliorant les investissements dans les biens d’équipement, les infrastructures et le capital humain.

La présidente : C’est merveilleux. Je vous remercie beaucoup. Pour récapituler, je lisais hier que le sous-gouverneur de la Banque du Canada a demandé un délai de deux ans pour faire exactement cela, et vous êtes optimiste à cet égard, à condition qu’il n’y ait pas d’autres bouleversements externes.

M. Dodge : Nous ne pouvons pas prévoir ce qui va se passer dans le reste du monde.

La présidente : Lorsque je vous ai entendu parler, hier, vous avez mentionné une croissance nulle et vous vous êtes abstenu d’utiliser le mot « récession ». Je vais donc vous interroger sur ce sujet.

M. Dodge : Une croissance nulle, après une période de croissance annuelle de 3 % comme celle que nous avons connue récemment, ne sera pas très agréable. Le chômage augmentera; il a déjà augmenté un peu et il connaîtra encore une légère hausse. Bien entendu, il n’atteindra pas les niveaux que nous avons connus lors des précédentes contractions, car la demande sous-jacente est encore assez importante. Mais, oui, cela va se produire et ce ne sera pas agréable. S’il faut donner une mesure, je dirais qu’une croissance nulle sur cette période est une bonne hypothèse, mais « hypothèse » est le mot important.

La présidente : Je vous remercie.

Le sénateur C. Deacon : Je vous remercie, monsieur Dodge, de comparaître à nouveau devant le comité. C’est toujours informatif et agréable de pouvoir discuter avec vous.

Vous avez indiqué que les enjeux actuels liés à l’inflation sont peut-être attribuables à la lenteur avec laquelle on diminue les efforts déployés contre les effets de la pandémie, que vous considérez généralement comme étant des efforts importants qui ont produit de très bons résultats, mais auxquels on tarde à mettre un terme. Puis il y a les trois autres facteurs — ils m’ont vraiment intrigué —, c’est-à-dire le vieillissement de la population, la décarbonisation et la démondialisation.

Pour moi, il s’agit surtout de la question des investissements commerciaux et du défi auquel nous devrons donc faire face, car le Canada a toujours affiché un taux très faible d’investissements commerciaux. En effet, nos investissements commerciaux ont tendance à se concentrer dans les industries primaires liées aux ressources et pas autant dans les secteurs dans lesquels, selon vous, nous devrions réellement investir si nous voulons obtenir cette croissance de la productivité qui nous permettra de gérer la situation actuelle, soit la numérisation, l’intelligence artificielle, la robotique et d’autres secteurs dans lesquels nos antécédents ne sont pas très reluisants.

Ai-je bien saisi vos réflexions à cet égard? Si oui, pouvez-vous penser à un moyen qui nous permettrait de stimuler ces investissements commerciaux?

M. Dodge : Voilà le grand défi : il faut savoir comment s’y prendre. Ce que nous constatons, c’est que dans un certain sens, nous avons besoin à la fois de carottes et de bâtons pour y parvenir.

Pour encourager les efforts en ce sens, il est essentiel de faciliter le réinvestissement plutôt que la répartition des profits des entreprises. Même s’il est toujours dangereux de déformer ou de plier le système fiscal à cette fin, on peut se tromper. Toutefois, de manière générale et compte tenu des enjeux auxquels nous ferons face au cours de la prochaine décennie, il me semble qu’il serait approprié de s’engager dans cette direction. Cela signifie aussi que nous devons augmenter la part de notre PIB consacrée aux investissements, tant du côté du gouvernement que de celui, surtout, du secteur privé. Cela signifie qu’il apparaîtra au public que la croissance des services que les gouvernements — tant le gouvernement fédéral que les gouvernements provinciaux — fournissent aux ménages n’est pas aussi importante, en quelque sorte, qu’elle pourrait l’être compte tenu de la croissance générale de l’économie. Il s’agit d’un défi politique extrêmement difficile pour le gouvernement et cela l’a toujours été. Mais c’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.

La chose la plus importante, c’est que ceux d’entre nous qui sommes à l’extérieur parlent de l’importance de cet investissement et des choses que les gouvernements, que ce soit le gouvernement fédéral ou les gouvernements provinciaux, peuvent faire en ce qui concerne leurs propres investissements — à la fois dans l’infrastructure et dans le capital humain — et ce que les gouvernements peuvent faire pour faciliter l’investissement du secteur privé qui doit venir. Ce débat sur les politiques doit avoir lieu. Je pense qu’il ne peut avoir lieu que dans un contexte où le grand public comprend que cet investissement sera essentiel à notre avenir et à celui de nos enfants, et qu’il doit avoir lieu.

Cela signifie que la consommation privée au cours de cette période n’augmentera probablement pas aussi vite que les gens l’espèrent. C’est la chose la plus difficile à expliquer, mais il faut pourtant s’efforcer de l’expliquer le mieux possible, car si la population ne comprend pas les idées que nous essayons de réaliser — et je parle de nous au sens collectif, c’est-à-dire ce que les gouvernements et le secteur privé tentent d’accomplir — pour préparer le terrain à la croissance et à un avenir meilleur, le gouvernement aura beaucoup de difficulté à mettre en œuvre les politiques nécessaires. De même, il sera difficile pour les dirigeants d’entreprises d’expliquer à leurs actionnaires pourquoi ils doivent conserver davantage de profits et les réinvestir plutôt que de les distribuer.

Selon moi, c’est une tâche qui m’incombe à titre d’observateur externe, mais je pense qu’il incombe également au Sénat de rendre cela possible. Vous avez peut-être une plus grande possibilité à cet égard que vos collègues de la Chambre des communes.

La présidente : Nous le pensons toujours. Je vous remercie.

Le sénateur Massicotte : Merci beaucoup, monsieur Dodge, de comparaître à nouveau devant le comité. Nous vous sommes très reconnaissants.

J’aimerais poursuivre dans la même veine, car la dernière fois que vous avez comparu, vous avez beaucoup insisté, essentiellement, pour sonner l’alarme et affirmer qu’il fallait investir dans l’avenir, car la consommation est trop élevée et les gouvernements dépensent trop d’argent. Vous n’avez cessé de marteler le fait que c’est maintenant qu’il faut investir pour un avenir meilleur.

Depuis ce temps-là, le gouvernement fédéral a effectivement réduit, dans une certaine mesure, certains de ces programmes. Il parlait d’un grand nombre de programmes à venir. Il a réduit une grande partie de sa consommation — sa consommation à court terme — au profit d’investissements à long terme.

Êtes-vous satisfait? Sommes-nous dans une meilleure position lorsqu’il s’agit de la gestion de l’équilibre de ces enjeux ou pensez-vous toujours que nous dépensons beaucoup trop pour effectuer des investissements insuffisants ou inadéquats?

M. Dodge : Nous avons fait face à un véritable bouleversement au printemps 2020. Ne nous leurrons pas. Nous n’avions jamais été confrontés à un bouleversement de l’offre de cette ampleur, même en 1973, lorsque nous avons connu le premier choc pétrolier, qui était similaire dans le sens où, tout à coup, une part énorme du PIB de l’époque a dû être consacrée à payer une rançon à des producteurs étrangers. En fait, à cette époque, nous ne pouvions pas augmenter notre production. Nous avons alors subi un bouleversement énorme.

Celui que nous avons subi cette fois-ci est différent, mais il est d’une ampleur équivalente. Il n’est pas surprenant qu’à court terme, nous ayons dû essayer de le compenser autant que possible. Il est facile de dire après coup que nous avons peut-être dépassé les bornes, mais nous ne savions pas ce que la COVID allait produire au printemps 2020, alors nous avons essentiellement arrêté notre production ici au Canada et dans le monde.

Nous sommes en train de nous remettre, autrement dit nous devons combler le fossé qui s’est creusé lorsque la production a été interrompue en 2020. Nous devons combler ce fossé et tenter d’inverser la trajectoire peu réjouissante que nous avons empruntée de 2016 à 2019, voire pendant toutes les années 2010. Nous devons combler ce fossé et nous devons également essayer de compenser les pertes dues à ce que nous n’avons pas fait : les investissements qui n’ont pas été réalisés pendant la période de la COVID.

Nous sommes confrontés à un certain nombre de situations qui sont certes un peu différentes de celles que nous avons connues en 2019. Nous constatons que les gens ont davantage tendance à quitter la population active, de sorte que notre main-d’œuvre nationale ne croît pas aussi rapidement que nous l’avions prévu, même en 2019, lorsque nous connaissions les effets du vieillissement. Voilà le premier point.

Deuxièmement, nous allons devoir faire face aux deux autres tendances dont j’ai parlé. Nous allons devoir investir dans la décarbonisation à un rythme beaucoup plus rapide qu’au cours de la dernière décennie, tant dans la production d’énergie que dans son utilisation.

Tout ce que je peux dire à cet égard est que nous avons de la chance au Canada. Nous pouvons tirer parti d’une situation de départ avantageuse, aussi bien en ce qui concerne notre production d’hydrocarbures que notre production d’électricité. Je pense que nous ne devons pas nous décourager. Nous devons simplement nous mettre au travail.

La difficulté réside alors dans le fait que nous allons devoir faire face à des taux d’intérêt réels plus élevés. Nous avons connu une incroyable période, de 2010 à 2019, pendant laquelle les taux d’intérêt réels étaient négatifs et le taux d’intérêt sur la dette canadienne à 10 ans était de deux points de pourcentage — 200 points de base — inférieur au taux de croissance de l’économie et donc au taux de croissance de nos revenus. Nous n’aurons malheureusement pas cet avantage au cours de la prochaine décennie.

Nous aurons donc plus de difficulté à nous assurer que les bénéfices non répartis et les profits soient réinvestis. Étant donné qu’il est plus coûteux de recourir aux marchés de la dette, la part des revenus des gouvernements, tant fédéral que provinciaux, qui sera consacrée au remboursement de la dette sera plus élevée que pendant cette longue période pendant laquelle elle n’a cessé de diminuer. Malheureusement, elle va maintenant augmenter.

La présidente : Merci.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Merci d’être parmi nous, professeur Dodge. Vous avez été professeur avant d’être gouverneur, et je me rappelle vous avoir lu à l’époque.

Je trouve très intéressante votre explication de la situation et des problèmes qui y sont liés.

[Traduction]

Je vais maintenant m’exprimer en anglais, car je veux être sûr de bien formuler ma question.

Je suis d’accord avec la description que vous avez faite des contraintes d’approvisionnement et autres. Cependant, j’ai une question au sujet du modèle permettant d’expliquer la réalité et de trouver une solution. Je pense que le modèle n’est pas en phase avec la réalité à certains égards.

Je conviens que nous devons augmenter les taux d’intérêt parce qu’ils étaient vraiment très bas, mais je conteste l’idée de combattre l’inflation uniquement grâce à la politique monétaire, comme nous le faisons. La politique monétaire, avec l’augmentation des taux d’intérêt — et les Canadiens s’en inquiètent — a des conséquences inattendues, non seulement sur le marché du travail, mais aussi sur les prix.

Ce qui m’inquiète, c’est l’effet boomerang de la politique monétaire sur les prix. Cet effet boomerang, comme lorsque nous avons combattu l’inflation dans le passé avec la politique monétaire, l’effet sur l’inflation a été tel que le Canada a soutenu une inflation élevée pendant longtemps. En d’autres termes, nous souffrons d’un cancer. C’est une tumeur, mais nous utilisons une chimiothérapie très puissante pour la soigner.

Quand je vois ce que font les pays européens — et je pense que vous le savez parce que vous y avez fait allusion — ils utilisent un peu plus la politique fiscale. Vous pouvez limiter la demande au moyen de la politique fiscale sans subir les effets négatifs de la politique monétaire, et vous pouvez également utiliser votre politique fiscale pour influer sur l’indice des prix, cette anticipation, etc.

Que pensez-vous d’une utilisation accrue de la politique fiscale au Canada?

M. Dodge : Il est assurément souhaitable de ne pas accroître la demande excédentaire actuelle. Les gouvernements et la banque centrale doivent évidemment travailler ensemble pour lutter contre la hausse des prix.

La politique fiscale présente un grand avantage par rapport à la politique monétaire, à savoir qu’elle peut être adaptée à des problèmes particuliers. La politique monétaire est un instrument extrêmement brutal.

L’utilisation de la politique fiscale pour tenter de remédier à ce problème présente de grands avantages. Cette démarche nécessite selon moi une élaboration minutieuse de cette politique, ce qui n’est pas chose facile. Avec la politique monétaire, nous pouvons faire monter et descendre les taux rapidement, bien que les répercussions prennent beaucoup de temps. La politique fiscale a tendance à mettre plus longtemps à engendrer les modifications de programmes ou les changements fiscaux nécessaires.

J’ai travaillé pour les deux camps, pour ainsi dire, et je pense que vous avez tout à fait raison de dire que la politique fiscale est extrêmement importante à ce stade, mais les gouvernements doivent faire face aux effets liés à la répartition de l’inflation. Ils doivent le faire d’une manière qui n’annule pas les opérations du marché privé parce que les prix permettent de restreindre la demande. Le meilleur remède contre l’inflation est, en fait, la hausse des prix, qui finit par réduire la demande.

Voilà le dilemme auquel le gouvernement est confronté. L’idéal serait d’adopter des politiques qui rendent la consommation moins attrayante pour des gens comme moi, mais qui ne découragent pas l’industrie ou les gouvernements qui souhaitent réaliser des investissements à ce stade, tout en tenant compte de l’évolution des prix, en particulier du prix des denrées alimentaires et des loyers. Il s’agit des deux catégories qui posent le plus problème au bas de l’échelle des revenus. Il faut faire quelque chose à ce sujet.

En ce qui concerne les instruments, ceux que les gouvernements ont choisis dans ce pays, tant au niveau fédéral que provincial, sont les bons. Ils constituent une forme de transfert forfaitaire, comme le crédit de TPS. Lorsque nous avons conçu la TPS en 1997, nous considérions explicitement que ce crédit était un outil de politique fiscale et il est utilisé comme tel; la somme forfaitaire des transferts forfaitaires que les provinces ont effectués, la répartition de 500 $ et ainsi de suite. Au moins, ces mesures n’annulent pas les effets du système de prix sur la réduction de la demande.

Quels sont donc les outils à notre disposition? Comme je l’ai dit, les outils fiscaux destinés à faciliter l’investissement au cours de la prochaine période sont selon moi très importants. Je pense que si ces outils étaient en place, vous pourriez en fait augmenter les taux d’imposition des sociétés en parallèle. De même, en ce qui concerne les ménages, je pense que nous en faisons peut-être trop, mais que nous faisons ce qu’il faut pour essayer de nous occuper des personnes qui se trouvent au bas de l’échelle. Je pense que nous devrions trouver un équilibre, pour ainsi dire, en faisant payer un peu plus les gens comme moi, ce qui nous permettrait par ailleurs de limiter un peu notre consommation.

La présidente : Merci. Vous nous avez aidés à bien préparer le terrain pour cette discussion.

Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur Dodge, d’être parmi nous. Nous avons discuté de l’utilisation de la politique monétaire pour maîtriser l’inflation et, espérons-le, pour freiner et réduire la demande. Vous avez mentionné les trois principales difficultés auxquelles fait face notre économie. Le vieillissement de la population occupait la première place sur votre liste, et bien entendu la rareté des ressources, les enjeux et les problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement sont énormes. Il est possible que l’augmentation des taux d’intérêt freine la demande, mais elle ne corrigera pas l’offre. Vous avez mentionné le fait de faire en sorte que les employeurs conservent leur main-d’œuvre vieillissante, mais jusqu’à présent, nous avons constaté le contraire. Nous avons vu des départs à la retraite plus précoces, un nombre plus important de départs à la retraite, etc. Il s’agit d’un problème important.

Comment envisagez-vous l’immigration, juste pour avoir votre avis sur la question? Vous allez comprendre dans une seconde où je veux en venir. Notre politique d’immigration est-elle adéquate? Oui, nous envisageons d’accueillir 1,3 million d’immigrants au cours des trois prochaines années. En 2021, il y avait 405 000 résidents permanents. Mais le nombre de nouveaux arrivants était inhabituellement bas. Un grand nombre de ces résidents permanents de 2021 étaient des étudiants internationaux et des travailleurs temporaires qui avaient été convertis. Devrions-nous diminuer les obstacles et permettre la venue d’un plus grand nombre de nouveaux arrivants? Cette démarche permettrait-elle de résoudre le problème? Je ne vois pas comment les employeurs pourraient inciter les membres de leur main-d’œuvre à rester — d’après ce que j’ai entendu et vu au sein de l’économie — à rester employés.

Enfin, croyez-vous à la possibilité d’un atterrissage en douceur pour le Canada compte tenu de tous ces problèmes? Avez-vous des recommandations pertinentes et appropriées à nous faire, en plus de celles que vous avez déjà formulées, qui pourraient conduire à un atterrissage en douceur?

M. Dodge : Nous allons connaître une période de croissance lente, qui sera soit nulle, soit légèrement négative, soit légèrement positive. Voilà où nous en sommes alors que nous essayons de réduire cette demande excédentaire.

Passons maintenant à la question du travail. Tout d’abord, le gouvernement a adopté — du moins ces dernières années — une politique visant à faciliter les départs à la retraite anticipée. J’estime que les gouvernements n’ont pas amélioré la situation en prenant ces mesures. Maintenant, que peut-on faire? Il est essentiel que les personnes qui sont déjà ici — qui consomment des logements, des services de santé, etc. — contribuent autant que possible à la production de ces services. Je pense que c’est tout à fait possible. Les personnes âgées de 65 et 70 ans sont en bien meilleure santé qu’il y a quelques décennies et on peut s’attendre à ce qu’elles travaillent plus longtemps. Elles ne feront pas nécessairement exactement le même travail que celui qu’elles faisaient plus tôt dans leur vie. On ne peut pas s’attendre à ce qu’un maçon continue à poser des moellons à 70 ans, mais on peut trouver d’autres emplois et faciliter d’autres choses. Je pense que parmi les plus grands contributeurs, on trouve Home Depot et Canadian Tire, qui emploient très efficacement ces personnes. Je pense également que, pour tous les employeurs, les conditions de travail quotidiennes qui sont acceptables pour les travailleurs âgés sont différentes de celles qui sont acceptables pour des personnes de 20, 30 et 40 ans. Il faut travailler sur cette question. J’ai remarqué qu’un certain nombre d’employeurs y travaillent très dur parce qu’ils ont besoin de main-d’œuvre, et ils trouvent des moyens de recruter des personnes. Je pense que nous, le gouvernement, devons essayer de faire exactement la même chose.

Nous en venons maintenant à l’immigration. Comment pouvons-nous l’utiliser pour répondre à certains de nos besoins futurs en matière de compétences? Bien entendu, nous pouvons le faire. Pour cela, nous devons faire preuve d’intelligence dans la façon dont nous facilitons l’adaptation des immigrants au Canada et à notre main-d’œuvre. Je pense que le fait qu’une fraction de l’augmentation de l’immigration provienne d’étudiants qui restent ici est probablement un assez bon signe, car ils ont déjà vécu cette période d’adaptation.

Nous avons évidemment des problèmes quant aux règles relatives à l’exercice de certaines professions — qu’elles émanent de collèges de médecine ou autres — ou aux règles relatives aux travailleurs qualifiés, à l’apprentissage, etc. Nous devons faire preuve de souplesse à cet égard pour faire le meilleur usage possible des personnes qui arrivent au Canada.

N’oublions pas que les 400 000 personnes qui arrivent chaque année doivent toutes être logées et avoir accès à des services médicaux, alors que les personnes qui sont déjà ici paient déjà pour ces prestations. Nous devons absolument mettre l’accent sur une meilleure utilisation des personnes qui sont déjà ici.

Pour finir, je voudrais juste souligner un point d’arithmétique, à savoir que les immigrants vieillissent d’une année à l’autre comme le reste d’entre nous. Donc, pour que l’immigration constitue une solution, il faut qu’elle augmente chaque année, car les anciens immigrants vieillissent.

J’insiste beaucoup plus sur le fait non pas d’augmenter le volume de l’immigration, mais de réellement s’assurer que les personnes qui sont ici au Canada soient mises dans une position ou se mettent dans une position qui leur permette, en fait, de contribuer au maximum à l’économie.

La présidente : Merci.

Le sénateur Yussuff : J’ai quelques questions rapides, monsieur Dodge. Je vous remercie pour vos observations.

Merci, madame la présidente, d’avoir exposé les difficultés que nous devons surmonter pour atteindre nos objectifs.

Vous n’avez pas évoqué les circonstances imprévues comme la guerre, qui a exacerbé les problèmes auxquels nous sommes confrontés en matière de chaînes d’approvisionnement. Mais, de même, la difficulté d’amener les employeurs à dépenser davantage dans la formation et le recyclage de leurs employés est un problème qui se pose depuis une décennie. Malgré les efforts de gouvernements brillants de tous bords, nous ne sommes pas plus avancés qu’il y a 30 ou 40 ans. Les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, sont assez spectaculaires à cet égard. J’accepte votre argument et votre thèse relativement à ce que nous devons faire.

La question est de savoir si nous devons forcer les gens pour atteindre notre objectif, car nous n’avons pas réussi à l’atteindre en dépit de ce que nous prêchons depuis trois décennies, à savoir que nous devons investir davantage dans le recyclage et la formation des travailleurs au Canada.

M. Dodge : Oui. Eh bien, le plus gros bâton pour les employeurs tient probablement au fait qu’ils ne peuvent pas obtenir de la main-d’œuvre à moins de faire le travail nécessaire. Il y a donc un bâton qui n’existait pas entre 2010 et 2019.

De 2010 à 2019, alors que nous sortions de la crise de 2008, notre gros problème n’était pas la demande excessive, mais l’offre excessive, si vous voulez. À cette époque, le marché n’était pas incité à faire ce qu’il fallait.

J’ai légèrement plus d’espoir — et j’utilise ce mot à bon escient — en ce qui concerne l’avenir, parce qu’il y a une force du marché qui opère, et qui continuera d’opérer tout au long de la décennie actuelle, une force qui est beaucoup plus puissante que ce que nous avons observé au cours des décennies précédentes. Je dirais que c’est le premier point que je fais valoir.

Deuxièmement, je pense que la gestion évolue également en ce moment. La gestion du secteur privé est en train de changer, de sorte que l’on reconnaît beaucoup plus l’importance que cet aspect joue dans la santé de l’entreprise, de la société.

Les conseils d’administration d’aujourd’hui, qui ne s’intéressaient pas du tout à cette question dans le passé — cette assertion est légèrement exagérée, mais c’est un peu le cas —, sont très préoccupés par la façon dont les gestionnaires vont gérer ce problème. Ils exercent des pressions comme ils ne faisaient certainement pas auparavant. Comme je l’ai indiqué, je suis légèrement optimiste, et je pense qu’il y a des forces à l’œuvre qui vont nous contraindre à faire mieux.

Toutefois, j’estime que les gouvernements peuvent faire mieux. Il est dangereux de le dire, mais nous avons permis aux organismes d’autoréglementation d’avoir tendance à restreindre l’offre et la formation plutôt qu’à les accroître. Bien qu’il soit approprié de confier certains aspects aux organismes d’autoréglementation, je pense que les gouvernements doivent s’attendre davantage à ce que ces organismes assument une responsabilité dans le développement de l’offre liée à la main-d’œuvre qu’ils supervisent.

Si vous demandez quelles sont les mesures que nous pouvons prendre — et cela va des métiers spécialisés aux médecins spécialistes —, je dirais que nous avons transféré ces pouvoirs de réglementation à des organismes d’autoréglementation. Je pense qu’il vaudrait probablement la peine que les gouvernements prennent cela en considération et qu’ils déclarent qu’en contrepartie de la cession de ces pouvoirs de réglementation, les gouvernements ont certaines attentes quant aux mesures que ces organismes prendront en matière de développement du personnel dont ils sont responsables.

La présidente : Je vous remercie de votre réponse.

[Français]

Le sénateur Gignac : Bienvenue encore une fois, David. C’est un plaisir de se retrouver autour de la même table.

[Traduction]

Parlons des communications et des indications transmises par les banques centrales.

En 2020, les banques centrales — non seulement la Banque du Canada, mais aussi la Réserve fédérale des États-Unis — ont mentionné que les taux d’intérêt resteraient bas pendant un certain temps. Par conséquent, au Canada, beaucoup de gens qui ont acheté une maison ont opté pour un taux variable en raison de ce à quoi ressemblaient les taux d’intérêt à long terme il y a plus de deux ans.

En 2021, la Réserve fédérale et la Banque du Canada ont mentionné que l’inflation s’élèverait à tel ou tel taux. Oups, ce taux n’était pas nécessairement exact.

Au début de 2022, nous avons accueilli des représentants de la Banque du Canada qui ont témoigné devant nous, et ils ont mentionné que, comme la Réserve fédérale, nous retirerons des liquidités à un rythme très mesuré. Aujourd’hui, notre taux a augmenté de 300 points de base par rapport au printemps dernier, notamment en enregistrant une gigantesque hausse de 100 points de base, ce qui est sans précédent dans les pays du G7.

Maintenant, les banques centrales communiquent une autre orientation. Elles ont mentionné hier — du moins la Réserve fédérale, et il semble que le sous-gouverneur ait dit la même chose — que nous continuerons à augmenter les taux jusqu’à ce que l’inflation diminue, jusqu’à ce que cette tâche soit accomplie. C’est ce qui a semblé être dit, ce qui est une indication différente. Cela me rend nerveux parce que vous avez mentionné que la politique monétaire fonctionne avec un décalage. Donc son incidence sur l’économie n’est pas ressentie du jour au lendemain. En fait, l’effet de la politique monétaire met plus de temps à se manifester que celui de la politique fiscale.

Professeur Dodge, vous avez été gouverneur de la Banque du Canada pendant huit ans. Vous avez eu l’occasion de rencontrer, de travailler et de discuter avec l’ancien président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, que l’on appelle « Maestro Greenspan » parce qu’il parlait pendant 30 minutes et qu’à la fin, les gens n’avaient aucune idée de ce qu’il allait faire exactement, et il était heureux de le mentionner. En fait, M. Greenspan s’est abstenu de communiquer toute orientation significative concernant la trajectoire des taux d’intérêt.

Ma question est simple : pensez-vous que les banques centrales parlent trop et donnent trop d’indications? Parce qu’elles donnent l’impression d’en savoir beaucoup plus que nous, et nous avons commencé à nous rendre compte qu’elles n’en savent pas plus que les économistes de Wall Street.

M. Dodge : Tout d’abord, permettez-moi de dire que je pense que les indications données ont été très utiles en 2007-2008. J’estime qu’elles nous ont été très utiles. Nous étions en train de nous remettre de la politique monétaire appelée le « Greenspan put », ou la garantie Greenspan. Nous devions faire face aux conséquences du « Greenspan put » à l’époque. Je crois donc que les indications étaient nouvelles à cette époque et qu’elles ont été très utiles.

Dix ans plus tard, le monde est différent; il est clairement beaucoup plus incertain. La distribution des résultats ou les queues auxquelles nous pouvons nous attendre sont simplement beaucoup plus étendues qu’ils ne l’étaient.

Je pense qu’il est très difficile de donner des conseils autres que « nous allons observer la situation et voir ce qui se passe et, au besoin, nous allons nous adapter à l’avenir ».

Je recommande à tout le monde de lire le récent document que la banque a publié à ce sujet. Un universitaire talentueux qui travaille à la banque explique bien ce qui se passe.

Je pense qu’en 2020 et 2021, nous avions encore trop la gueule de bois par rapport à ce que nous avions découvert d’utile en 2008 pour tenir compte du fait que notre problème était totalement différent. Cette fois-là, nous rencontrions un problème d’offre, et non un problème de demande comme en 2008.

Il est compréhensible qu’en août 2020, ici et, en particulier, aux États-Unis — où je dénoncerais vraiment la Réserve fédérale —, ils aient changé leurs règles et aient déclaré en gros : « Nous n’allons pas nous soucier de l’inflation ». Puis en août 2021, ils ont dit : « Tout est transitoire ». C’était une utilisation déplorable du mot « transitoire ». En tant qu’économiste, je comprenais ce qu’ils voulaient dire, mais en termes simples, ce message n’était pas très utile. Je pense donc que de grosses erreurs ont été commises. Nous avons également commis des erreurs, tout comme d’autres banques centrales. Toutefois, je pense qu’elles n’étaient pas aussi graves que les erreurs commises par la Réserve fédérale à l’époque.

La bonne réponse, c’est que, dans un monde incertain, la banque continuera d’observer ce qui se passe et de se tenir prête à agir de manière appropriée, en reconnaissant que l’incidence des mesures que nous prenons en matière de modifications des taux d’intérêt va se faire sentir au fil du temps.

On arrive alors à un stade très intéressant où la Banque du Canada sera après la prochaine réunion, car nous aurons accès à une nouvelle série de prévisions, et ainsi de suite au cours de la prochaine réunion. En supposant que le taux directeur passe à environ 4 %, disons, je pense qu’il y a — tant que nous voyons l’inflation diminuer petit à petit — un bon argument pour laisser le taux à ce niveau pendant un certain temps et attendre de voir si cette décélération graduelle de l’inflation — décélération d’un mois à l’autre — se poursuit au cours de l’hiver. Nous ne savons pas si ce sera le cas, et c’est la raison pour laquelle les paroles appropriées que les dirigeants des banques centrales doivent prononcer en ce moment sont que nos politiques dépendront des données.

Supposons que notre taux directeur s’élève à 4 %. Notre taux d’inflation national est actuellement de 5,2 %. Il n’est donc pas du tout inconcevable que ce taux diminue et s’établisse à environ 4 % d’ici le printemps, auquel cas nous aurons un taux d’intérêt réel nul ou peut-être légèrement positif. En fin de compte, vous savez qu’il faudra bien en arriver là à un moment ou à un autre, mais je pense qu’il existe un risque réel de dépassement.

Je n’envie pas le travail de mes collègues de la banque. Mais, là encore, je pense que ceux d’entre nous qui sont à l’extérieur de la banque, pour ainsi dire, peuvent expliquer ce qu’ils essaient d’équilibrer. Ensuite, je pense que nous devons les aider à faire ce qu’il faut.

Nous avons de la chance au Canada. Malheureusement, aux États-Unis, la Réserve fédérale est enfermée dans un carcan en raison des deux mesures stupides qu’elle a prises en août 2020 et du langage inapproprié qu’elle a utilisé en août 2021. Comme elle est coincée par les paroles qu’elle a employées dans le passé, elle est en quelque sorte forcée d’utiliser un langage de dépassement en ce moment.

La présidente : Nous allons obtenir ce document, faire un suivi auprès de vous et le faire circuler.

M. Dodge : Oui, c’est Paul Beaudry...

La présidente : Le document est-il approprié pour les profanes?

M. Dodge : Il est très bien rédigé.

Le sénateur Smith : Merci, monsieur.

Vous avez parlé un peu des problèmes ou des obstacles auxquels se heurtent les entreprises : la paperasserie, la réglementation, et cetera. Si l’on examine la situation actuelle, il semblerait que la nécessité d’assumer un rôle de chef de file devienne une occasion en or mais aussi un défi majeur pour les gouvernements, non seulement au Canada, mais aussi dans le monde entier.

Si vous deviez donner trois conseils qui permettraient de relancer la question de l’investissement et de la productivité de la main-d’œuvre — et nous pourrions utiliser comme exemple la demande de gaz naturel et de pétrole en Europe, mais c’est un sujet très délicat dans notre pays —, comment aborderiez-vous ce problème?

M. Dodge : Je repense simplement à l’époque où j’étais au service du ministère des Finances. Nous étions en fait très intelligents et très habiles — et j’utilise ce mot à la fois dans son sens positif et son sens péjoratif — pour ce qui est d’élaborer des règles qui étaient censées faire le travail qui s’impose, tant du côté des impôts que du côté des programmes des autres ministères, bien sûr.

Les très grandes entreprises peuvent gérer ces règles, les comprendre et savoir exactement dans quelle direction elles vont. Il est toujours difficile de s’adapter à des règles changeantes. Il convient donc d’être prudent avant d’effectuer des changements et certainement avant d’inverser les directions dans lesquelles les entreprises ont déjà établi leurs plans. Toutefois, il est impossible pour les petites entreprises de faire face à ces changements. C’est tout simplement une tâche difficile.

Je pense qu’en tant que rédacteurs de règles, nous devons faire preuve d’une certaine retenue lorsque nous essayons d’en faire trop en établissant des règles ou en modifiant ces règles. Pour faciliter les investissements, il est vraiment très important d’assurer la continuité des règles et la certitude de savoir plus ou moins comment elles fonctionnent et comment les tribunaux interprètent le fonctionnement de ces règles.

Il est déjà assez risqué d’investir lorsqu’il s’agit d’évaluer ce qui se passe dans le domaine de la technologie et ce qui adviendra de la demande dans le reste du monde. C’est un travail assez risqué en soi, mais nous ne voulons pas aggraver ce risque en mettant en œuvre des règles qui changent constamment, des règles que nous tentons peut-être de rédiger de manière trop définitive et qui finissent par avoir des conséquences inattendues.

Ce travail est très difficile, car le public insiste pour qu’il y ait des lois ou des règles. Il est difficile de résister aux pressions exercées en ce qui concerne la rédaction de règles et leur modification. S’il y a une chose que l’on comprend en siégeant à des conseils d’administration, c’est que ces changements et l’incertitude quant à la direction que les règles prendront rendent les choses difficiles. Même si nous nous accommodons peut-être de l’incertitude ici, au Canada, il est difficile pour l’investisseur étranger de faire face à cette incertitude.

La présidente : Je pense que c’est toute une question que vous avez soulevée. J’ai écouté les dirigeants du secteur de l’énergie en parler. Ils disaient ce qui suit : « Les règles ne nous dérangent pas; nous avons juste besoin de les connaître pour pouvoir fonctionner. »

Merci beaucoup, monsieur Dodge. Votre témoignage nous est très utile, au moment où nous entamons notre nouvelle session cet automne et nous penchons sur la politique budgétaire et monétaire, ainsi que sur la direction que nous prenons. Je vous remercie de vous être joints à nous aujourd’hui, et je suis sûre que nous reviendrons vous poser d’autres questions à l’avenir.

M. Dodge : Je vous souhaite bonne chance, honorables sénateurs. Ce que vous faites au sein de votre comité est extrêmement important.

La présidente : Merci beaucoup.

(La séance est levée.)

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