LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mardi 27 septembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui à 18 h 30 (HE), par vidéoconférence, à huis clos, pour étudier un projet de calendrier (travaux futurs); et pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général, tel que précisé à l’article 12-7(8) du Règlement.
La sénatrice Pamela Wallin(présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
(La séance se poursuit à huis clos.)
(La séance publique reprend.)
La présidente : Chers internautes, soyez tous les bienvenus à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie.
Je me nomme Pamela Wallin. Je suis la présidente de ce comité. Commençons par les présentations. Je suis en compagnie des sénateurs Bellemare, Gignac, Loffreda, Ringuette, Smith, Woo, Yussuff et Moncion. Ce soir, la sénatrice Moncion remplace le sénateur Deacon, qui, nous dit-on, s’en vient. Nous verrons bien.
Je suis heureuse de souhaiter la bienvenue à M. Yves Giroux, pour notre discussion sur l’économie canadienne et l’inflation. C’est le directeur parlementaire du budget. Il est accompagné de la directrice de l’Analyse économique, au Bureau du directeur parlementaire du budget, Diarra Sourang. Je vous remercie tous les deux de votre présence ainsi que de votre travail que nous avons dépouillé.
Monsieur Giroux, je vous invite à faire votre déclaration préliminaire.
Yves Giroux, directeur parlementaire du budget, Bureau du directeur parlementaire du budget :
Chers sénateurs, je vous remercie de votre invitation. C’est avec plaisir que nous venons discuter de l’état de l’économie canadienne et de l’inflation. Je suis accompagné de la directrice de l’Analyse économique, Diarra Sourang.
Comme vous le savez sans doute, l’inflation reste élevée au Canada et dans le monde. Plus tôt cette année, nous avons publié notre rapport de Surveillance de l’inflation, qui présentait une analyse des données sur l’inflation des prix à la consommation jusqu’en avril. À notre avis, la résurgence de l’inflation élevée a débuté avec la pandémie de COVID-19. Plus récemment, l’invasion russe de l’Ukraine a aggravé les pressions inflationnistes.
D’après notre analyse précédente, des problèmes d’approvisionnement ou des problèmes sectoriels étaient un facteur-clé de l’inflation élevée. Cela dit, la hausse de l’inflation de base, à l’époque, suggérait que la forte demande exerçait également une pression à la hausse sur l’inflation.
La loi confère à mon bureau le mandat de fournir des analyses indépendantes et non partisanes afin d’aider les parlementaires à remplir leur rôle constitutionnel, qui consiste à demander des comptes au gouvernement. Conformément à ce mandat, mon bureau continuera à préparer des rapports et des analyses sur l’état des finances de l’économie du pays.
[Français]
Le mois prochain, mon bureau prévoit de publier le rapport intitulé Perspectives économiques et financières. Ce rapport présentera des prévisions de référence pour aider les parlementaires à évaluer les résultats économiques et budgétaires possibles en vertu des cadres d’action actuels. Notre dernier rapport a été publié en mars et était fondé sur des données et des hypothèses formulées avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Notre prochain rapport présentera des projections actualisées, tenant compte des hausses des taux d’intérêt et d’autres développements récents.
De plus, plus tard cette semaine, mon bureau publiera une mise à jour de notre évaluation du prix des propriétés au Canada. Ce rapport examinera les prix des propriétés en fonction de la capacité des ménages à emprunter et payer pour l’achat d’une maison dans certaines des plus grandes villes canadiennes. Ce rapport présentera également des scénarios qui portent sur la baisse potentielle des prix des propriétés d’ici la fin de l’année.
Diarra et moi nous ferons un plaisir de répondre à vos questions sur notre analyse ou sur tout autre aspect du travail du Bureau du directeur parlementaire du budget.
Merci.
[Traduction]
La présidente : Merci beaucoup.
Revenons au Rapport sur la viabilité financière, simplement pour préparer pour nous le terrain :
La politique budgétaire […] à l’échelon fédéral est viable à long terme. Nous estimons que le gouvernement fédéral pourrait augmenter ses dépenses ou réduire les impôts de 1,8 % du PIB […]
Et les perspectives n’en seraient pas radicalement modifiées. Est-ce que ça reste valable aussi pour les nouvelles dépenses qu’on vient d’annoncer, sur la taxe sur les produits et services, le régime dentaire, etc.?
M. Giroux : Notre Rapport sur la viabilité financière de juillet se fonde sur des renseignements qui étaient accessibles jusqu’à la fin de juin. Il comprend donc les dépenses budgétaires, mais non les dépenses annoncées par la suite.
Cela dit, les sommes récemment annoncées, bien qu’elles soient importantes, cessent de l’être dans un scénario à long terme de viabilité financière, puisqu’elles ne modifient pas appréciablement la viabilité financière de l’État fédéral. En effet, l’immense majorité de ces initiatives sont des dépenses censées être temporaires.
La présidente : L’ancien gouverneur de la Banque du Canada David Dodge est venu nous dire, la semaine dernière, que, pendant les deux ou trois prochaines années, ce serait essentiellement la croissance zéro. Le contexte lui donne-t-il raison? Pressentez-vous également la même chose?
M. Giroux : Loin de son évaluation peut-être pessimiste, je ne prévois pas de croissance zéro avant un certain nombre d’années. Le mois prochain, je ne crois pas que nos prévisions ou projections actualisées, les Perspectives économiques et financières, seront aussi pessimistes. Bien sûr, nous réviserons à la baisse nos estimations par rapport à celles de la version de mars de ces perspectives, mais je ne prévois pas de croissance zéro avant un certain nombre d’années.
La présidente : Merci.
Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur Giroux, d’être ici avec nous. Je prends toujours un grand plaisir à lire vos rapports très pénétrants.
Je voulais vous questionner d’abord sur le plan pour rendre la vie plus abordable, qu’on a annoncé et auquel notre présidente a fait allusion. Nous étudierons ce projet de loi au Sénat, et certains pourront soutenir que ce sera un facteur d’inflation, etc., mais vous dites qu’il n’aura pas d’effet appréciable.
Peut-être pouvez-vous en dire davantage. Fera-t-il augmenter l’inflation au Canada? En avez-vous pris connaissance? Vise-t-il les bonnes cibles, celles qui ont besoin d’aide? Beaucoup de Canadiens sont dans cette situation.
Vous avez également pris la peine de dire que, d’après vous, l’inflation est attribuable à la pandémie et à la guerre. Je tiens à ce que vous en disiez davantage à ce sujet, parce que les gouvernements et les banques centrales l’attribuent aux goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement et non aux mesures financières et monétaires de stimulation. La demande a explosé. À quel point estimez-vous que les mesures prises mondialement pour stimuler l’économie ont accru les prix de l’énergie et des denrées, etc.?
Il ne s’agit pas d’accuser quelqu’un. Ce n’est pas mon objectif. Je faisais une observation impartiale. J’envisage seulement l’avenir. Si nous connaissons la cause du problème, la solution sera plus facile à trouver.
M. Giroux : Merci. Je répondrai à la première question en tenant compte des mesures anti-inflationnistes que vient d’annoncer le gouvernement. Elles s'élèvent à, je pense, 3 à 5 milliards de dollars, selon les mesures dont on parle et leur horizon temporel.
Le sénateur Loffreda : Le coût total du plan envisagé pour rendre la vie plus abordable est de 12,1 milliards, pour les nouvelles mesures de soutien en 2022 : soins dentaires pour les Canadiens, doublement du crédit pour taxe sur les produits et services pendant six mois et augmentation des prestations de sécurité de vieillesse. Le compte y est. Comme, au Sénat, certains prétendront que ces mesures exacerberont l’inflation et s’y opposeront, qu’en pensez-vous?
M. Giroux : Dans une économie de 2,5 mille milliards, c’est très peu. Bien sûr, ça aura un effet sur l’inflation au moment de l’injection de l’argent dans l’économie par le gouvernement, que ce soit à la faveur de l’allègement de la fiscalité ou de l’augmentation des dépenses, comme pour ces mesures. Malgré cet effet sur l’inflation, je ne crois pas que l’effet sur l’économie sera mesurable ou important, vu les sommes modestes par rapport à une économie de 2,5 mille milliards de dollars.
Le sénateur Loffreda : Nous savons tous que c’est bien nécessaire.
M. Giroux : Votre deuxième question touche l’inflation et mon incrimination de la COVID. Je visais ainsi la fermeture de l’économie pendant une bonne partie de 2020, qui avait perturbé les chaînes de production et la fourniture de services et obligé les pays à augmenter leurs dépenses pour secourir les ménages et les entreprises.
Les effets de la fermeture de bons secteurs de l’économie ont été visibles : d’abord un gros impact, puis la réouverture graduelle de l’économie et le retour à la libre circulation de certains biens et des personnes. Les séquelles pour l’économie ont été graves : la demande entravée de services a détourné en bonne partie les dépenses qui y étaient consacrées, aux voyages, par exemple, vers les biens, des biens dont l’offre, en même temps, était perturbée, particulièrement à cause de la fermeture de certaines usines en Chine, du fait des confinements. C’est ce que je voulais dire.
C’est à la fois les perturbations de l’offre, mais également de la demande, que les mesures de l’État ont favorisées. Certains diraient « attisées », mais ce n’est pas inexact, puisque chaque pays est un cas d’espèce. C’est donc une combinaison de perturbations qui a frappé l’offre et la demande. Il est très difficile de déterminer lesquelles sont prédominantes, puisque, pour compliquer les choses, l’économie de plusieurs pays a été fermée ou, sinon, gravement perturbée.
Le sénateur Loffreda : Merci.
[Français]
La sénatrice Moncion : Pourriez-vous nous parler de l’effet de ce qu’on a appelé l’inflation provenant d’escrocs qui en ont profité pour augmenter leurs prix? Est-ce une notion qui a du bon sens ou est-ce une notion qui est tout simplement hors norme?
M. Giroux : C’est certain qu’on peut avoir cette impression, généralement quand, en tant que consommateur, on fait face à des prix qui semblent, dans certains cas, augmenter sans raison. Par exemple, lorsqu’on fait le plein de la voiture et qu’on voit le prix de l’essence qui frôle les deux dollars le litre ou plus et qu’en même temps on apprend que les marges de raffinage ont augmenté de façon significative, on peut avoir l’impression de se faire avoir.
Cela dit, étant économiste de formation, je vois un phénomène d’offre et de demande. Il est difficile d’accuser tous ceux qui augmentent leurs prix de profiter de la situation, même si cela peut avoir vraiment l’air de ça. C’est difficile de lancer de telles accusations, généralement, sans étudier un secteur particulier ou une entreprise particulière. Des hausses de prix comme ça, cela donne souvent lieu à des prises de profits qui sont généralement à l’avenant.
La sénatrice Moncion : En effet, on vient d’entendre que 10 milliards de dollars ont été retournés aux actionnaires des pétrolières en dividendes.
Ma deuxième question concerne les barrières tarifaires qui existent entre les provinces et les répercussions qu’elles ont eues sur l’inflation.
M. Giroux : C’est une bonne question, mais ce n’est pas une question sur laquelle on s’est penché spécifiquement dans le rapport sur l’inflation. Cependant, les barrières interprovinciales au commerce et à l’emploi sont des éléments qui contribuent à générer un certain niveau d’inefficacité, et cela a comme conséquence, subrepticement, de hausser les prix ou d’accroître la rareté de certains biens ou de certains quarts de métier, par exemple. Si une infirmière ne peut pas facilement travailler d’un côté et de l’autre d’une frontière provinciale, cela engendre des frictions dans le marché du travail. C’est la même chose dans plusieurs secteurs, notamment le secteur de la construction. Ce n’est pas quelque chose qui est nouveau. Donc, cela n’a probablement pas contribué à l’inflation récente, mais cela contribue à des inefficacités au sein de la fédération.
La sénatrice Moncion : Merci beaucoup.
La sénatrice Bellemare : Merci d’être parmi nous, monsieur Giroux et madame Sourang.
Ma question est la suivante. Dans le cadre de vos études, vous confirmez, selon vos écrits, que les mesures qui ont été adoptées — les taux personnels— ont beaucoup d’effet sur l’offre. Pensez-vous que l’inflation que l’on connaît est temporaire, comme on l’avait dit au début? Pensez-vous qu’elle ne se reflète pas dans le système en raison des hausses de salaire, ce qui enclencherait une spirale? Comment voyez-vous cela?
Pensez-vous que les mesures adoptées peuvent causer des dommages permanents dans le contexte d’une inflation temporaire? Je me demande, à cet égard, à titre de politique publique, pensez-vous qu’il aurait été préférable de réduire la TPS? Cela aurait eu comme effet de réduire le taux d’inflation. Donc, en réduisant le taux d’inflation mesuré, il y aurait moins de pression par la suite dans tout ce qui est indexé. Ce serait plus intelligent d’adopter cette approche.
M. Giroux : Je vais répondre à la première partie de la question, madame la sénatrice.
L’inflation est-elle temporaire? Cela dépend de la définition de « temporaire » qu’on adopte. Beaucoup de personnes avant moi ont dit que l’inflation serait probablement temporaire. Je ne suis pas dans l’esprit de ces personnes, mais pour plusieurs le mot « temporaire » voulait dire un mois ou deux mois, donc une plus courte période. Je crois que l’inflation va probablement être temporaire, du moins c’est ce qu’on prévoit pour l’instant, dans la mesure où les attentes en matière d’inflation ne semblent pas s’être complètement désarrimées de la cible de 2 % ou 3 % de la Banque du Canada.
Quand on regarde les attentes en matière d’inflation, à court terme, elles sont plus élevées que la cible. Toutefois, quand on considère une période de trois ou cinq ans, les gens, en général, ont l’air de croire ou de comprendre que l’inflation redeviendra beaucoup plus près de la cible de la Banque du Canada. Puisque les attentes en matière d’inflation sont importantes quant à l’atteinte des cibles d’inflation, il y a tout lieu de croire que l’inflation pourrait être de nature temporaire. De là à dire que « temporaire » veut dire « quelques mois », cela pourrait prendre un an, un an et demi ou peut-être même deux ans avant de retourner à une inflation plus proche du 3 %, qui est le sommet de la cible.
La deuxième partie de votre question, est-ce que les mesures que le gouvernement a adoptées vont entraîner des dommages permanents? Est-ce qu’il aurait été préférable d’adopter d’autres mesures? C’est une question de politique publique. Vous avez mentionné une baisse de la TPS qui aurait eu une incidence immédiate sur la baisse de l’inflation. C’est vrai, le coût aurait aussi été beaucoup plus élevé. Si on parle d’une baisse d’un point de la TPS, on doit facilement avoisiner les 6 ou 7 milliards de dollars, peut-être plus. Le 1 % de la TPS n’aurait probablement pas fait baisser l’inflation de 1 %, parce que des biens sont exemptés. Donc, cela revient à une question d’avantages et d’arbitrage, ce qui relève sans doute de la ministre des Finances et du gouvernement dans son ensemble. Il y a des avantages et des inconvénients à chacune des mesures que le gouvernement prend.
La sénatrice Bellemare : En ce qui concerne l’inflation salariale, pour l’instant, vos données ne confirment pas cette tendance. C’est assez contenu.
Diarra Sourang, directrice, Analyse économique, Bureau du directeur parlementaire du budget : Effectivement, pour l’instant lorsqu’on regarde la croissance des salaires, nous n’avons pas vraiment de spirale. C’est vrai que les salaires ont augmenté, mais vu le niveau d’inflation et vu le délai que cela prend pour que les salaires rattrapent l’inflation pour maintenir le niveau de vie, nous n’avons pas vraiment de spirale.
La sénatrice Bellemare : Merci.
Le sénateur Gignac : Bienvenue, monsieur Giroux.
Je vais poursuivre dans la même veine que ma collègue la sénatrice Bellemare.
Dans la lutte contre l’inflation, est-ce que le présent gouvernement semble choisir la voie de l’aide aux plus démunis? Si je comprends bien, dans les projets de loi qui s’en viennent, les mesures pourraient être plus ciblées.
D’autres pays — des provinces, des États — choisissent plutôt autre chose. Ce n’est pas juste l’idée de la TPS. Cela peut être la taxe sur l’essence ou des réductions de taxe, par exemple. On le voit d’ailleurs en Europe, notamment. Certains pays européens ont des taux d’inflation beaucoup moins élevés que le Canada.
Avez-vous considéré ou avez-vous l’intention de considérer, cet automne, la meilleure façon de procéder? Dans un cas, on y va d’une façon réglementaire, et cela peut avoir des répercussions sur les finances publiques, mais ce ne sont pas tout à fait les mêmes répercussions. On sait que l’inflation est très régressive. Ce sont les plus démunis de la société qui sont les plus touchés par l’inflation. Toute approche n’a pas les mêmes conséquences qu’une autre.
M. Giroux : En effet, vous soulevez de bons points.
Je ne crois pas qu’on ait tenu compte spécifiquement de ces aspects dans notre rapport.
C’est certain que des mesures d’application plus larges coûteraient plus cher, mais réduiraient en partie les pressions inflationnistes, les prix. Toutefois, cela aurait comme désavantage de profiter aux mieux nantis. Cela peut représenter un avantage ou un désavantage, selon le point de vue qu’on adopte. Toutefois, il est certain que ces mesures auraient des coûts plus élevés. Effectivement, le gouvernement a manifestement décidé d’aider les personnes les plus démunies avec des aides temporaires, plutôt que d’avoir recours à des mesures d’application plus larges qui feraient baisser le taux d’inflation, mais qui représenteraient des coûts plus élevés pour les deniers publics.
Le sénateur Gignac : J’aurais une autre question sur un autre sujet. Peut-être que je pourrais la poser immédiatement ou au deuxième tour de questions?
[Traduction]
La présidente : Terminons d’abord le premier tour.
Sur la question de la taxe sur le carbone et le ralentissement de son augmentation, ça ne cible ni les riches ni les pauvres. Tous finissent par payer, d’une façon ou d’une autre. Est-ce que ça aurait été une mesure judicieuse?
M. Giroux : Ça aurait bien pu être retenu. Mais cette taxe ou cette redevance, comme on l’appelle aussi, retourne en grande partie aux ménages, sans égard à leurs émissions de gaz à effet de serre ou à leur consommation de carburants ou de combustibles fossiles. Sa réduction dans le cadre actuel se serait également accompagnée d’une réduction de la remise aux ménages.
Ça aurait sûrement diminué l’inflation totale, en fonction de la réduction de la taxe sur le carbone, mais ça aurait également entraîné une réduction des mesures d’aide aux ménages.
La présidente : J’y reviendrai, parce que des secteurs comme l’agriculture sont vraiment frappés de plein fouet.
La sénatrice Ringuette : Pour la plupart des indices, le poids du Canada dans l’économie mondiale est de 1 %, et sa population équivaut à 10 % de celle des États-Unis. Au Canada, le dernier indice des prix à la consommation, en août, était de 7 %, tandis que, aux États-Unis, il était de 8,3 %.
Comment est-ce que ça s’explique? Avez-vous analysé cette situation?
M. Giroux : Nous n’avons pas examiné l’écart ni cherché d’explications. La question est certainement intéressante. Mais, l’écart entre les deux, 7 et 8 %, ce n’est pas si considérable. Le Royaume-Uni est également un cas très intéressant, avec une inflation qui frise ou dépasse les 10 %. Mais, là-bas, des facteurs peuvent l’expliquer, le prix de l’énergie, par exemple. Il y a aussi la France, où l’inflation est moins forte qu’au Canada, et le Japon, où elle est nettement inférieure.
La structure de chacune de ces économies, la fiscalité et l’origine de l’énergie, importée ou produite sur place, de même que la maîtrise de l’inflation, dès avant la pandémie — elle n’était pas maîtrisée au Japon, qui a connu plusieurs décennies de déflation — sont toutes des facteurs.
Une explication, pour les États-Unis, pourrait être l’effet très stimulant des mesures annoncées par son président, il y a quelques mois, qui a été d’augmenter l’activité économique à un moment où l’économie avait déjà commencé à rebondir. Ce sont des idées que je lance comme ça. Il faudra s’arrêter aux détails avant de vous communiquer une réponse complète.
La sénatrice Ringuette : Nous comprenons le problème que pose l’indice des prix à la consommation et sa relation avec les taux d’intérêt. Avez-vous cherché à déterminer les conséquences pour le service de la dette de l’État? J’aimerais beaucoup les connaître.
M. Giroux : Les conséquences sur les finances publiques, tant fédérales que celles des provinces, seront considérables. Nous avons examiné les conséquences des taux croissants d’intérêt ainsi que du gonflement de l’encours de la dette. Nous estimons que, dans les quatre prochaines années, le paiement des intérêts doublera peut-être par rapport au niveau de 2021-2022, peut-être de 23 milliards de dollars, si ma mémoire est exacte, à 46 milliards. Nous actualiserons les chiffres dans nos prochaines Perspectives économiques et financières, peut-être à la mi-octobre.
Le sénateur Smith : Merci d’être des nôtres, monsieur Giroux. Le Canada semble vouloir combattre âprement l’inflation. J’aimerais entendre votre son de cloche sur la relation entre les taux d’intérêt et l’investissement. Les taux élevés découragent-ils l’investissement qui pourrait aider à débloquer les goulets d’étranglement, qui, nous le savons, contribuent beaucoup à l’inflation?
M. Giroux : En général, c’est oui. C’est l’une des raisons pour lesquelles les taux d’intérêt augmentent, à savoir pour diminuer la demande, non seulement des ménages, mais, aussi, des entreprises. Ils découragent l’investissement ou ont un effet décourageant tout court. Cela étant dit, si l’inflation excède les taux nominaux d’intérêt, l’effet reste bénéfique, parce que le coût net des intérêts, c’est-à-dire le taux réel d’intérêt, est négatif. Toutes choses étant égales, les taux croissants d’intérêt freinent les investissements des entreprises.
Le sénateur Smith : Que diriez-vous de l’assouplissement quantitatif appliqué par le gouvernement pendant la pandémie et de son impact ultérieur? Ça nous serait utile.
M. Giroux : Je serai bref, parce que c’est du ressort de la Banque du Canada et de son gouverneur.
La mesure a permis de maintenir les taux d’intérêt bas, conformément à son objectif, assurer des liquidités suffisantes et de bas taux d’intérêt.
En avril dernier, la banque a entamé un resserrement quantitatif qui a peut-être inversé l’effet. Mais tout dépend de la célérité de son action. Le gouverneur de la banque ou un initié pourrait peut-être mieux vous l’expliquer.
Le sénateur Smith : Jusqu’où, d’après votre boule de cristal, le gouvernement augmentera-t-il les taux d’intérêt?
M. Giroux : Peut-être jusqu’à des taux supérieurs au taux neutre. Ça se situe peut-être dans les environs de 2,5 à 3 %. Les taux sont déjà supérieurs au taux neutre. Nous n’avons pas encore mis la dernière main à nos Perspectives économiques et financières. C’est à suivre.
La présidente : Comme nous avons convoqué le gouverneur, nous lui poserons également ces questions.
Le sénateur Woo : Merci à nos témoins.
Pouvez-vous nous parler des répercussions de la politique extrêmement agressive de la Réserve fédérale sur les perspectives en matière d’inflation et de croissance économique au Canada? Je pense à quelques mécanismes de transmission que nous connaissons tous. Il y a d’abord bien sûr la nécessité pour la Banque du Canada de reproduire ou même d’anticiper les hausses de la Réserve fédérale de telle sorte que notre taux de change ne diminue pas encore davantage, ce qui donnerait lieu à une plus grande inflation importée.
Il y a aussi le fait que le même phénomène se produit dans d’autres pays qui peuvent être tenus de resserrer leur économie dans une mesure plus grande qu’ils ne l’auraient souhaité pour éviter l’inflation importée qu’occasionnerait une dépréciation de leur devise par rapport au dollar américain.
En pareil cas, si les États-Unis se trompent — ce qui est bien sûr arrivé au cours de la dernière décennie —, à combien évalueriez-vous les risques qu’il y ait surajustement, c’est-à-dire que les Américains, en appliquant la politique du chacun pour soi, nous précipitent dans une récession, ce qui nous placerait dans une situation beaucoup plus précaire que ce que vous avez décrit comme une inflation transitoire pour notre économie?
M. Giroux : Merci, sénateur. Je dirais que vous avez plutôt bien expliqué le concept des mécanismes transitoires. La Réserve fédérale est en mode de resserrement. Comme vous l’avez indiqué, le Canada doit généralement lui emboîter le pas, tout au moins dans une certaine mesure, pour éviter de voir la valeur du dollar canadien chuter brutalement, ce qui exacerberait encore davantage les pressions inflationnistes. C’est sans doute l’un des principaux facteurs ayant incité la Banque du Canada à hausser les taux d’intérêt.
Si la Réserve fédérale des États-Unis devait augmenter les taux dans une mesure trop marquée, elle risquerait notamment de précipiter l’économie américaine dans une récession technique, si ce n’est une véritable récession, mais je ne crois pas que ce sera le cas. Si jamais cela devait se concrétiser, ce serait une récession particulièrement pénible.
Il y a donc peut-être le risque d’une récession technique qui se répercuterait bien évidemment sur l’économie canadienne en limitant sa croissance compte tenu de l’interdépendance très étroite entre les deux marchés.
Le sénateur Woo : À votre avis, de quelle marge de manœuvre disposons-nous pour dissocier en quelque sorte notre approche de la hausse des taux d’intérêt afin d’éviter de surréagir également au Canada et d’ainsi plonger notre économie dans une récession plus profonde que nécessaire pour réduire l’inflation?
M. Giroux : Je peux vous répondre brièvement à ce sujet, mais le gouverneur ou un autre représentant de la Banque du Canada pourra sans doute vous en dire plus long. Je pense qu’il est très difficile de dissocier notre politique monétaire de celle des Américains, car cela aurait des incidences sur la circulation des capitaux ainsi que sur le taux de change. Comme les trois quarts de nos échanges commerciaux se font avec les États-Unis, une telle dissociation aurait des conséquences majeures, non seulement sur le taux de change et les flux financiers, mais aussi sur le commerce.
Le sénateur Woo : Merci beaucoup.
Le sénateur Yussuff : Je veux d’abord remercier nos témoins d’être des nôtres aujourd’hui.
Il ne fait aucun doute qu’il est très difficile pour les ménages à faible revenu de composer avec l’inflation. Ils sont dans une situation que l’on ne retrouve pas ailleurs dans l’économie. Ils n’ont pas un régime de pensions et des salaires qui sont indexés. N’estimez-vous pas que les mesures annoncées par le gouvernement pourraient être d’une grande utilité pour ces ménages qui arrivent difficilement à joindre les deux bouts et à payer leur épicerie et leur loyer? Ces mesures pourraient vraiment apporter une aide précieuse à ces ménages à faible revenu en reconnaissance du fait que les difficultés que nous vivons tous ne sont pas réparties proportionnellement entre les différents échelons de l’échelle des revenus au Canada.
M. Giroux : Merci, sénateur. Il est vrai que nous sommes tous touchés par la hausse du prix des aliments et de l’essence. Mais l’impact est plus considérable pour les ménages à faible revenu, car ils n’ont que peu d’argent encore disponible à la fin du mois ou à la fin de la semaine. C’est sans doute ce qui a incité le gouvernement à venir en aide en priorité à ces ménages via les mesures annoncées récemment, par exemple en doublant le crédit pour la TPS qui est fondé sur le revenu. Ce sont donc les gens qui souffrent le plus de l’inflation qui en bénéficieront. Il ne faut pas en conclure que d’autres n’en souffrent pas également, mais on a généralement plus d’options pour absorber des hausses de prix lorsqu’on gagne 200 000 $ par année, plutôt que 20 000 ou 30 000 $, même si l’inflation nous touche aussi.
La présidente : Puis-je poser une question? Vous nous avez dit que vous allez produire sous peu un rapport sur le logement, mais j’ai vu à ce sujet aujourd’hui des chiffres plutôt préoccupants. Le quart des gens qui habitent dans nos centres-villes souffrent de pauvreté due au logement. C’est ce qu’on appelait auparavant des propriétaires pauvres. Il s’agit de gens qui consacrent plus du tiers de leur revenu à leur logement. Est-ce que cette hausse rapide de la pauvreté due au logement est une tendance que vous êtes à même de constater?
M. Giroux : Nous ne nous sommes pas penchés sur la situation de ceux qui souffrent de pauvreté due au logement, mais nous nous sommes demandé ce qui pouvait être abordable pour un ménage à revenu moyen, compte tenu du prix moyen d’une maison dans les grandes villes canadiennes. Nous avons ainsi constaté un décalage important entre ce prix moyen et ce que les ménages en question pouvaient se permettre de payer. Tout semble indiquer qu’il y a de plus en plus de ces ménages qui arrivent difficilement à effectuer leurs paiements hypothécaires de même que les autres paiements liés au logement. Même si les prix ont commencé à baisser, la hausse des taux d’intérêt ne rend pas le logement plus abordable pour les ménages à revenu moyen.
La présidente : Ce n’est pas simplement le résultat des flambées inflationnistes récentes; c’est juste en proportion du revenu familial ou individuel. Nous avons l’un des marchés immobiliers les plus dispendieux au monde.
M. Giroux : Oui, vous avez raison. Ce n’est pas un phénomène qui s’est manifesté au cours des derniers mois. C’est quelque chose qui…
Le sénateur Gignac : Ma prochaine question s’adresse sans doute davantage à M. Giroux, économiste, qu’au directeur parlementaire du budget. Il y a un an, les banques centrales, aussi bien la Fed que la Banque du Canada, nous disaient qu’il fallait viser d’abord et avant toute une relance inclusive, ce qui expliquait leur décision de ne pas alors hausser les taux d’intérêt. Cet automne, l’une ou l’autre de ces banques va sans doute nous annoncer que l’inflation atteint un niveau sans précédent au cours du dernier millénaire. Les taux ont déjà été majorés de 300 points de base et continuent de grimper à un rythme effarant.
Voici donc ma question. Nous approchons d’un carrefour où il nous faudra choisir — surtout si la situation géopolitique reste tendue et si les prévisions inflationnistes demeurent alarmantes — entre la nécessité de lutter contre l’inflation et la volonté de prévenir une récession. Pouvez-vous nous dire quel serait le bon choix à faire en pareil cas? Il semblerait que c’est le marché du travail qui importait surtout il y a un an, alors que c’est maintenant l’inflation qui prime. Nous dirigeons-nous vers une autre erreur stratégique? Les banques centrales ont en effet admis avoir commis il y a un an une erreur stratégique en attendant trop longtemps avant de majorer les taux d’intérêt. Il est maintenant possible que l’on s’apprête à commettre une autre erreur semblable en créant une récession. Si l’économiste en vous, plutôt que le directeur parlementaire du budget, avait à choisir entre les deux, quelle décision prendrait-il à la lumière des enseignements du passé?
M. Giroux : Merci, sénateur. J’ai l’impression que ce sera sans doute ma comparution la plus intéressante depuis longtemps devant un comité sénatorial, car vous posez tous des questions fort intéressantes — même si c’est bien sûr toujours le cas…
Le sénateur Gignac : Je ne changerais pas de place avec vous.
M. Giroux : J’adore répondre à ce genre de questions, surtout en ma qualité d’économiste. J’espère que vous appréciez également mes réponses. Je ne crois pas que la banque ait à choisir entre lutter contre l’inflation et éviter une récession. Personnellement, je pense qu’il est possible de faire les deux à la fois. La banque pourrait prendre les mesures nécessaires pour réussir un atterrissage en douceur, mais elle dispose de très peu d’outils. Pour qu’elle y parvienne, il faudra que l’on évite de nouvelles perturbations au sein de l’économie mondiale.
À titre d’exemple, si le conflit devait s’envenimer en Ukraine, il pourrait devenir très difficile de réussir un atterrissage en douceur. Mais en l’absence de perturbations majeures, il est fort possible — et même probable, je l’espère — que la banque soit capable de juguler l’inflation et d’éviter une récession. Et même si le Canada devait entrer en récession, la situation actuelle sur notre marché du travail me porte à croire que ce ne serait pas une récession comme en 1982 alors que nous avons eu droit à des mises à pied massives et à des taux de chômage atteignant des sommets. Je pense qu’une récession à ce moment-ci, si jamais c’était le cas, serait relativement indolore, si je puis m’exprimer ainsi, comparativement à ce que nous avons pu connaître par le passé.
Le sénateur Gignac : Merci. Peut-être serait-il plus utile que je pose la question dans le cadre des travaux du Comité des finances nationales, mais pouvez-vous me dire, même si vous ne prévoyez pas de récession, s’il est possible que vous proposiez, dans votre prochaine mise à jour des prévisions économiques, des scénarios exposant les incidences sur le marché du travail et sur les finances publiques que pourrait avoir par exemple une récession légère ou une récession généralisée? Pour l’instant, le déficit est à la baisse, aussi bien à l’échelle des provinces qu’au fédéral, grâce à l’inflation, mais si nous nous dirigeons vers une récession, c’est une tout autre histoire. Nous, sénateurs, serions curieux de voir quels seraient les impacts d’une récession légère ou généralisée. Est-il possible que l’on retrouve des scénarios de la sorte dans votre rapport à venir?
M. Giroux : C’est assurément chose possible, mais nous n’y travaillons pas pour le moment. Lorsque nous rendrons publiques nos prochaines Perspectives économiques et financières, je serai heureux de comparaître à nouveau devant vous pour discuter de ces questions.
La présidente : Vous êtes vraiment optimiste, comparativement à ce que l’on peut entendre des grandes banques et d’autres interlocuteurs. Tout le monde parle d’un atterrissage brutal, et vous nous dites qu’il ne sera pas si difficile. D’où vous vient cet optimisme?
M. Giroux : Je ne suis pas en général quelqu’un d’optimiste, et je vous remercie de me dire que c’est le cas cette fois-ci. Cet optimisme nous vient des chiffres que nous voyons, des modèles que nous avons établis et de nos prévisions quant aux mesures que prendra la Banque du Canada et quant à l’évolution de l’économie mondiale. Le fait que le Canada soit un pays producteur et exportateur de pétrole contribue également à atténuer certaines des répercussions négatives de la hausse des prix de l’énergie que nous pouvons observer depuis plusieurs mois déjà.
Le sénateur Loffreda : Nous avons parlé de l’augmentation marquée des taux d’intérêt et des incidences sur la dette gouvernementale. S’il y a un aspect sur lequel nos comités se penchent rarement, et auquel selon moi nous devrions nous intéresser davantage — et nous en avons d’ailleurs discuté ce matin même au Comité des finances —, c’est celui de l’augmentation des recettes. Je vais essayer de partager votre optimisme en me rappelant qu’au fil de mes études universitaires dans les années 1980, j’ai entendu de nombreux économistes nous dire qu’ils n’avaient jamais vu un pays rembourser sa dette sans l’aide de l’inflation.
Pouvez-vous donc nous dire quels seront les impacts de ces recettes à la hausse? Il est possible que nous ayons une récession — quoiqu’il n’y ait rien de certain —, mais il faut espérer que ses répercussions se feront ressentir uniquement à court terme, alors que les recettes accrues auront une incidence à long terme.
Je vais terminer en vous parlant de votre rapport — comme toujours, très pertinent — et notamment de la page 16 où vous présentez un « Sommaire des projections financières : gouvernement fédéral ». Vous indiquez qu’« en raison des baisses prévues des transferts aux particuliers et aux autres gouvernements », vous prévoyez que :
[...] les recettes devraient dépasser les dépenses de programmes au cours d’une grande partie de la période de projection, tendance qui devrait se traduire par des excédents primaires considérables d’ici la fin de notre période de projection à long terme.
Je m’intéresse ici au long terme. Je pense que cela témoigne d’une saine gestion financière.
Vous indiquez en outre que, toujours selon vos projections, la dette nette du gouvernement fédéral, qui s’établissait à 39,4 % du PIB en 2021, serait éliminée en 2061, si les politiques ne changent pas d’ici là. C’est surtout cette condition — « si les politiques ne changent pas » — que je retiens.
J’aimerais que vous puissiez nous en dire plus long sur l’incidence que pourraient avoir les recettes à la hausse. Dans quelle mesure cela influera-t-il sur la dette gouvernementale à court terme dans le contexte d’une éventuelle récession? Nous voudrions tous éviter une récession, mais comme le disait notre présidente, de nombreux observateurs prévoient un atterrissage difficile. Nous espérons que l’atterrissage se fera en douceur, et n’hésitez surtout pas à nous faire part de vos recommandations si vous savez comment nous pouvons nous assurer que les choses se passent bien. Vous dites beaucoup vous amuser à répondre à nos questions, alors pourquoi ne pas faire durer le plaisir?
M. Giroux : Si je savais comment assurer un atterrissage en douceur, je ne crois pas que je serais ici aujourd’hui. Je serais riche et je profiterais de l’un de ces plaisirs imposés à un taux élevé, comme un yacht de luxe.
Question intéressante, comme toujours. Pour ce qui est de l’incidence de l’inflation sur la dette, le gouvernement émet des titres de créances depuis des décennies et l’a fait sur une base nominale, avec des taux d’intérêt qui sont fixes dans la vaste majorité des cas, sauf pour les obligations à rendement réel qui ne représentent qu’une très faible portion de l’ensemble de ces titres. Une inflation plus rapide que prévu a l’avantage de réduire la taille relative de la dette par rapport à celle de l’économie. C’est ce qui va se produire avec une inflation de faible ampleur comme celle que l’on connaît.
Cependant, le risque ainsi encouru a pour effet, comme nous pouvons maintenant le constater, de faire augmenter les taux d’intérêt, ce qui oblige le gouvernement à débourser davantage au moment de refinancer sa dette.
Par ailleurs, des recettes beaucoup plus élevées que prévu en provenance de l’impôt sur le revenu se sont retrouvées dans les coffres du gouvernement qui a ainsi affiché un surplus pour le premier trimestre de l’année. Bien évidemment, rien ne nous garantit que cette tendance va se maintenir. Nous prévoyons encore que le gouvernement sera en situation de déficit au moment de la fermeture des livres à la fin de mars 2023. Nous ne le saurons bien sûr que dans un an, étant donné le temps qu’il faut pour avoir accès aux comptes publics. Il s’ensuivra probablement un impact permanent avec des perspectives de recettes bonifiées pour le gouvernement du Canada.
Les nouvelles sont donc relativement bonnes du point de vue financier, tout au moins à court terme. Mais, comme vous l’avez souligné, le Rapport sur la viabilité financière s’emploie à déterminer ce qu’il risque d’arriver sur un horizon de 75 ans en l’absence de toute nouvelle orientation stratégique, et je ne crois pas que les gouvernements vont se succéder au fil des 75 prochaines années en demeurant totalement inactifs. Il s’agit de donner une idée de la direction vers laquelle nous allons, plutôt que de prédire la façon dont les choses vont se passer.
La présidente : On planifie 75 ans à l’avance.
Le sénateur Loffreda : Je me dis que si l’on planifie ainsi 75 ans à l’avance peut-être que l’on peut nous donner un aperçu de ce que seraient les impacts sur les recettes.
Permettez-moi encore une brève question. Nous savons tous que la Banque du Canada a failli à la tâche en ne prédisant pas l’inflation actuelle. Nous en avons déjà discuté. Je crois que le sénateur Gignac a soulevé à bon escient la question l’autre soir à notre comité des banques. La Banque du Canada a récemment laissé entendre que l’inflation avait maintenant atteint un sommet, ce qui ne l’empêche pas d’envisager une hausse des taux d’intérêt en raison des goulots d’étranglement qui continuent d’affecter nos chaînes d’approvisionnement. L’offre demeure nettement inférieure à la demande. Nous avons pu observer des dépenses de consommation de très bon augure au deuxième trimestre, parallèlement à d’importantes pénuries de main-d’œuvre.
Estimez-vous que l’inflation a maintenant atteint un sommet? Êtes-vous d’accord avec la Banque du Canada à ce sujet?
M. Giroux : À la lumière de ce que nous pouvons actuellement observer dans l’ensemble de l’économie, il semblerait effectivement que l’inflation ait atteint un sommet. Cela pourrait toutefois changer s’il y avait de nouvelles perturbations en Europe ou ailleurs dans le monde. Mais, pour l’instant, tout semble bel et bien indiquer que l’inflation a culminé et décroîtra au fil des mois à venir.
[Français]
La sénatrice Bellemare : J’aimerais revenir aux questions qu’on vient de poser. Depuis plusieurs années, on s’appuie beaucoup sur la politique monétaire sur le plan économique. Cependant, pendant la pandémie de la COVID-19, on avait une économie écrasée et il fallait la soutenir; on n’avait pas le choix. À l’avenir, quel rôle entrevoyez-vous pour la politique fiscale? À l’époque des années 1945 à 1975, la politique fiscale était très active; maintenant, elle l’est moins et on est en mode passif. À l’échelle des provinces, la politique fiscale répond à des besoins. À l’échelle fédérale, entrevoyez-vous un rôle particulier qui aurait des effets plus bénéfiques sur l’économie que la politique monétaire? On s’appuie sur la politique monétaire pour stimuler l’économie, mais elle est tellement générale. Lorsqu’on veut contracter l’économie, c’est une grosse chimiothérapie. La politique fiscale peut-elle être plus utile, souple et agile?
M. Giroux : C’est une question très vaste à laquelle je ne m’attendais pas. La politique monétaire joue un rôle important. La politique fiscale budgétaire est en effet — je ne pense pas qu’on ait une politique budgétaire en tant que telle dans l’état actuel des choses. Les gouvernements tentent plutôt d’atteindre une série d’interventions. Par exemple, les provinces veulent livrer des soins de santé efficaces et des services d’éducation à la population. Le gouvernement fédéral a ses propres objectifs et priorités énoncés dans les plateformes des partis politiques ainsi que dans les discours du Trône. Cependant, je ne crois pas qu’on a une politique budgétaire autre que celle de s’assurer que le ratio entre la dette et le produit intérieur brut décroît ou reste stable. L’objectif semble être de faire décroître le poids de la dette. Au-delà de cela, à moins de me tromper, on n’a pas de politique budgétaire autre que celle de livrer la marchandise selon les priorités du gouvernement.
La sénatrice Bellemare : Je suis d’accord avec vous, mais peut-être devrait-on avoir une stratégie fiscale plus articulée.
[Traduction]
Le sénateur Woo : Je veux d’abord poursuivre dans le sens de la considération technique soulevée par la sénatrice Bellemare, car il est beaucoup question des pressions inflationnistes s’exerçant du côté de la demande. Diriez-vous que la politique fiscale actuelle en est une de contraction sur une base annuelle? Je sais que l’année n’est pas terminée, et que vous avez indiqué qu’il y avait un surplus pour la première période de rapport et qu’il y aura probablement un déficit à la fin de l’exercice, mais sans doute que ce déficit sera inférieur à celui de l’année précédente. Dans ce contexte, pouvons-nous affirmer que la politique fiscale actuelle en est une d’austérité?
M. Giroux : Cela dépend de votre point de vue. Bien sûr, en 2020-2021, la tendance est nettement plus contraignante. Mais pour les années qui ont précédé la pandémie de COVID, c’est probablement neutre, légèrement expansionniste, avec peut-être une légère tendance à la contraction. Il faudrait que je regarde les chiffres, mais je ne vois pas de grande différence. Si Diarra ne me donne pas de coups de pied sous la table, c’est probablement parce qu’il y a un mur qui nous sépare.
Le sénateur Woo : Mais on aurait tort de dire que la politique budgétaire actuelle exacerbe l’inflation en raison des dépenses massives qui ont été faites récemment, n’est-ce pas?
M. Giroux : Pas par rapport aux années de la pandémie de COVID.
Le sénateur Woo : En effet.
Pour ma prochaine question, je reviens aux questions que j’ai posées précédemment sur l’inflation importée. Pouvez-vous nous dire sur quelles estimations vous vous basez dans votre modèle pour l’élasticité — si je peux utiliser ce mot — des changements de taux de change par rapport à l’inflation? Quelle est l’ampleur de la baisse du dollar canadien? Comment cela se répercute-t-il sur l’inflation? Quels sont les ordres de grandeur?
M. Giroux : Je n’ai pas cette information de mémoire, mais Diarra, qui est plus jeune et plus intelligente que moi, le sait peut-être.
Le sénateur Woo : Quand faut-il s’inquiéter? De combien le dollar canadien doit-il reculer par rapport au dollar américain avant que nous commencions à penser que cela va se manifester dans deux ou trois mois, à 20 ou 30 points de base? Est-ce que, au contraire, c’est tellement insignifiant qu’il ne faut pas trop s’en inquiéter?
M. Giroux : Je ne dirais pas que c’est insignifiant. Cela dépend de la façon dont cela se produit : si c’est graduel ou soudain. Une chute soudaine de la valeur du dollar canadien aurait probablement des effets d’entraînement dans toute l’économie et pourrait avoir des répercussions importantes sur le taux d’inflation et d’autres secteurs de l’économie. Inversement, une hausse soudaine du dollar canadien aurait également des répercussions sur l’économie canadienne, car elle réduirait l’inflation, mais aussi la compétitivité des exportateurs. Je ne peux pas vous dire précisément à quel niveau nous devrions nous inquiéter de cela.
Le sénateur Woo : C’est une bonne chose à savoir. Je vous remercie.
La présidente : Vous avez parlé des répercussions d’événements imprévisibles, qu’il s’agisse de la pandémie ou de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Je suppose que nous aurions pu les voir venir un peu. Nous avons également des pressions intérieures. Je regarde la sénatrice Deacon, qui vient de descendre d’un avion en provenance de Halifax. Une partie de notre pays a été complètement dévastée, et il faudra consacrer beaucoup d’argent aux infrastructures et aux réparations.
Est-ce que vous vous attendez à ce que cela ait des répercussions sur les dépenses gouvernementales et, par ricochet, sur l’inflation, peu importe la façon dont vous pensez que les choses vont évoluer?
M. Giroux : Les catastrophes naturelles qui frappent des régions du pays ont des conséquences sur l’économie nationale. Évidemment, les répercussions sur les économies régionales et locales sont substantielles, mais ce que nous constatons généralement, c’est que les effets se font sentir à l’échelle nationale, dans les chiffres de l’économie canadienne dans son ensemble. Toutefois, ces répercussions ne sont pas aussi importantes que celles auxquelles on pourrait s’attendre, compte tenu du niveau de dévastation, en raison de l’aide gouvernementale et de la reconstruction qui a lieu.
La présidente : Et il y a les assurances, entre autres choses.
Je pense que nous avons à peu près fait le tour du dossier. Est-ce que quelqu’un veut faire un dernier commentaire?
Le sénateur Yussuff : On constate un certain emballement autour de l’évolution des salaires par rapport à l’inflation. Le gouverneur de la Banque du Canada a fait une observation particulière qui a sûrement embêté bien des gens. Si vous regardez les deux ou trois dernières décennies, les salaires n’ont pas augmenté par rapport à l’inflation dans ce pays. Les travailleurs canadiens peuvent affirmer qu’en fait, ils ont pris du retard. La plupart des données qui existent montrent qu’ils ont pris du retard.
Même en cette période d’hyperinflation au pays, les salaires n’ont pas augmenté au point de susciter l’inquiétude. L’inflation a certainement augmenté. Les tendances le montrent. Mais elle n’a pas augmenté nettement, au point où les gens se réveillent le matin en pensant que nous avons un double problème. Nous avons un problème de chaîne d’approvisionnement, et les prix augmentent parce que l’offre n’est pas suffisante sur le marché, mais les travailleurs ont été assez limités dans leur façon d’aborder la négociation collective. De plus, ils reconnaissent qu’ils doivent jouer un rôle dans la réduction de l’inflation. Diriez-vous que c’est juste?
M. Giroux : Au cours des deux dernières décennies, les salaires ont suivi le rythme de l’inflation, si je ne me trompe pas, et ont probablement dépassé l’inflation dans une certaine mesure. C’est généralement le cas lorsque la productivité du travail est positive, ce qui a été le cas au Canada pour la majeure partie du passé récent.
Il est vrai, cependant, qu’au cours des derniers mois, voire des dernières années, les salaires ont augmenté, mais probablement pas au même rythme que l’inflation en raison de la rigidité des salaires dans de nombreux secteurs. À long terme, les salaires ont tendance à augmenter avec l’inflation et la productivité, mais à court terme, il y a certainement eu un décalage récemment.
La présidente : Nous constatons également que les salaires augmentent en raison de la pénurie de travailleurs ou de la « démission silencieuse » — du désengagement des travailleurs — et de tous les facteurs qui entrent en jeu. Quelle est votre évaluation de ce phénomène?
M. Giroux : Je pense que les choses varient en fonction du secteur. Je n’ai pas examiné précisément tous les secteurs, mais les augmentations sont plus fortes à l’extrémité inférieure du spectre, où il est plus difficile de trouver des travailleurs, alors qu’elles sont moindres à l’extrémité supérieure du spectre.
La présidente : Vous pouvez revenir à votre rôle d’économiste. Où sont passés tous ces gens? C’est étrange. Avez-vous des théories à ce sujet?
M. Giroux : J’ai des questions, mais très peu de réponses, comme la plupart d’entre nous.
La présidente : C’est déconcertant.
Merci à tous d’être venus. Sénateurs, veuillez vous joindre à moi pour remercier M. Giroux et Mme Sourang d’être venus ce soir. Merci beaucoup de votre temps.
(La séance est levée.)