LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 15 février 2024
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 11 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je m’appelle Pamela Wallin et je suis la présidente de ce comité.
Permettez-moi d’abord de présenter mes collègues. Nous accueillons notre vice-président, le sénateur Loffreda, la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, la sénatrice Marshall, la sénatrice Miville-Dechêne, la sénatrice Petten, la sénatrice Ringuette, ainsi que le sénateur Yussuff. Bienvenue à tous et à toutes.
Nous allons entendre aujourd’hui une série de témoignages sur les enjeux liés à l’ingérence étrangère, qui sont à l’avant-plan de nos préoccupations. Nous allons également réagir à un important rapport du comité, intitulé La nécessité d’une stratégie en innovation pour une économie fondée sur les données. Cette étude arrive à un moment on ne peut plus opportun.
Nous avons le plaisir d’accueillir deux témoins : M. Bob Fay, ancien directeur général du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale; M. Charles Burton, agrégé supérieur à l’Institut Macdonald-Laurier. Nous vous souhaitons la bienvenue, et nous tenons à vous remercier d’avoir pris le temps de vous être déplacé en personne. Sur ce, nous allons commencer par vos déclarations liminaires. Je vous remercie.
Bob Fay, ancien directeur général, Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, à titre personnel : Madame la présidente, mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir donné l’occasion de témoigner aujourd’hui.
Mes observations se rapportent directement à une recommandation formulée par le comité dans son excellent rapport, intitulé La nécessité d’une stratégie en innovation pour une économie fondée sur les données. Voici comment s’articule la recommandation 2 :
Que le gouvernement fédéral établisse une stratégie nationale en matière de données et un cadre législatif pour la gouvernance des données qui fournissent des règles claires sur l’utilisation, la communication et le stockage des données, qui protègent la vie privée et qui encouragent la maîtrise des données.
Dans ce contexte, permettez-moi de vous présenter trois observations par rapport au projet de loi C-34.
Premièrement, les actifs incorporels — et notamment les données —, ont modifié la nature de la croissance économique, ce qui nous incite à porter un nouveau regard sur les avantages et les inconvénients des investissements directs à l’étranger.
L’avantage du premier arrivé, les économies d’échelle et de portée, ainsi que l’asymétrie d’information découlant des données, peuvent mener à une plus grande concentration économique qui risque de rendre le Canada redevable aux entreprises étrangères lorsqu’elles sont les premières à investir les marchés. En outre, les investissements directs étrangers peuvent être utilisés pour s’approprier la propriété intellectuelle et les données canadiennes, ce qui peut renforcer ces effets.
Les données ne sont mentionnées nulle part comme représentant un actif stratégique. Pourtant, l’acquisition de données peut non seulement permettre à un investisseur d’intégrer un marché particulier, mais aussi de renforcer la protection de sa propriété intellectuelle, et d’accéder à d’autres secteurs économiques sensibles n’ayant pas été prévus dans le cadre de l’investissement initial.
Par exemple, la saisie de données peut créer des problèmes de sécurité nationale dans tous les secteurs, et pas seulement au sein d’un marché spécifique. Il convient donc d’analyser la manière dont les données peuvent être utilisées dans l’ensemble de la liste des domaines technologiques dits sensibles. Les seuils financiers pour les investissements et les rachats potentiels peuvent ne pas tenir compte de ces liens, car si les données ne sont pas évaluées explicitement dans une transaction, elles risquent de ne pas être prises en compte dans la valeur d’une entreprise ou d’un actif.
En soi, la prise en compte de la valeur des données devrait faciliter le contrôle des investissements étrangers. Néanmoins, la manière de valoriser les données est une question qui nécessite des recherches plus approfondies. Il s’agit d’un domaine dans lequel le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, ou CIGI, a été particulièrement actif.
Deuxièmement, la question des données peut devenir un enjeu géopolitique qui affecte la sécurité nationale. Les pays et les entreprises établissent de manière stratégique des règles concernant l’utilisation des données, et notamment des données personnelles. Ces règles se fondent sur les intérêts particuliers des entreprises et des États, et peuvent ainsi donner lieu à des préoccupations sur le plan de l’économie et de la sécurité nationale du Canada.
Troisièmement, l’accumulation de données crée une chaîne de valeur, et nécessite donc une approche pangouvernementale. Nous devrions par ailleurs envisager de nouvelles formes de gouvernance.
Il est important d’adopter une perspective de sécurité nationale en ce qui concerne les investissements étrangers. Nous devons en outre tenir compte de différentes considérations, notamment la propriété intellectuelle, la vie privée, la gouvernance des données, la concurrence, la protection du consommateur, la sécurité publique, le commerce, et ainsi de suite. Comme vous pouvez le constater, la liste de préoccupations est très longue.
Je vais vous donner quelques exemples. Les investissements pourraient conduire à une plus grande concentration économique et affaiblir la résilience de notre économie. Ce phénomène est lié à la politique de concurrence et à la protection du consommateur. En effet, les plateformes numériques peuvent saisir des données personnelles et les combiner à d’autres types de données pour révéler certains modèles de comportement. Ces renseignements pourront ensuite être instrumentalisés pour fomenter des tensions sociales, et affaiblir la légitimité de nos institutions et de notre démocratie. Il s’agit donc d’enjeux liés à la protection de la vie privée, à la gouvernance des données et de l’IA, à la sécurité publique et nationale.
La propriété intellectuelle peut être acquise par des entités étrangères de différentes manières, par exemple au moyen de partenariats de recherche au Canada, ou lors de fusions et d’acquisitions. Cela affecte nos politiques relatives à la propriété intellectuelle, ou PI, à la conservation des données, à nos politiques de recherche et de développement, et ainsi de suite.
Que pouvons-nous faire? Dans un article d’opinion sur la gouvernance des données que j’ai eu l’honneur de cosigner avec l’un de vos collègues, le sénateur Deacon, nous abordons certaines pistes de solution qui me semblent pertinentes.
Premièrement, nous devons moderniser et adapter nos structures réglementaires. Par exemple, les investissements directs étrangers soulèvent des enjeux complexes et multifactoriels. Nous devons favoriser une plus grande collaboration entre nos organismes de réglementation.
À cet égard, le Canada a récemment mis sur pied le Forum canadien des organismes de réglementation numérique, qui regroupe le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, le Bureau de la concurrence, ainsi que le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, le CPVP. Ce nouvel organisme de réglementation a pour mandat de renforcer l’échange d’information et la collaboration sur les questions liées aux marchés et aux plateformes numériques. Je pense qu’il s’agit d’un bon début.
Dans le cadre de la révision de la Loi sur Investissement Canada, ce nouvel organisme de réglementation pourrait jouer un rôle important en assurant la coordination entre différents secteurs stratégiques, ce qui contribuerait également à simplifier le processus d’examen. Néanmoins, il est probable qu’il subsiste des lacunes réglementaires. Pour le moment, il n’existe pas de mécanismes permettant de bien cerner et d’analyser ce genre de lacunes.
D’autres pays ont élargi la portée de ce type de cadre de gouvernance numérique pour y inclure différents organismes de réglementation financière, ainsi que des organismes chargés de limiter les méfaits en ligne. Nous devons également envisager la création d’une nouvelle structure réglementaire.
Deuxièmement, le Canada doit moderniser sa boîte à outils de gouvernance numérique. Il me paraît essentiel de mettre en place des lois et des règlements vigoureux. Cependant, la législation et la réglementation n’arrivent pas toujours à suivre le rythme de l’évolution technologique, ce qui crée des risques pour la sécurité publique et nationale, sans parler des lacunes réglementaires. L’un des moyens de combler cette lacune est de moderniser la Loi sur les textes réglementaires afin qu’elle établisse des normes efficaces visant à simplifier et à accélérer l’élaboration de règlements numériques.
Les normes, établies de manière transparente, multipartite et représentative, peuvent simplifier rapidement l’adaptation aux évolutions technologiques. Ces normes doivent donc être considérées comme un outil précieux faisant partie de tout un éventail d’outils de gouvernance.
Troisièmement, et pour finir, le Canada doit participer activement à l’établissement d’objectifs de gouvernance numérique, et ce, à l’échelle internationale. Puisque le Canada peut être tenu responsable de ses actes en regard du droit international, nous devons évaluer la manière dont d’autres pays pourraient se servir de données canadiennes en conformité avec nos valeurs et le respect de notre sécurité nationale. À cet égard, le CIGI a proposé un cadre de collaboration internationale que nous avons baptisé le Conseil de stabilité numérique.
Je vous remercie, et je serai ravi de répondre à vos questions.
La présidente : Je vous remercie de votre précieux témoignage, monsieur Fay.
Je cède maintenant la parole à notre second invité, monsieur Burton. Allez-y, je vous prie.
Charles Burton, agrégé supérieur, Institut Macdonald-Laurier, à titre personnel : Je vous remercie, madame la présidente.
J’aimerais tout d’abord préciser que mon domaine d’expertise comprend la politique intérieure et étrangère de la Chine. D’après ce que je comprends, le projet de loi C-34 vise, dans une large mesure, à empêcher le régime chinois d’utiliser les investissements étrangers au Canada pour mener des opérations d’espionnage et transférer des technologies susceptibles d’être utilisées dans le cadre d’une guerre hybride ou d’une action militaire cinétique.
La crainte d’un sabotage potentiel des infrastructures essentielles au Canada, si le pays était entraîné dans un conflit avec la Chine, a également motivé l’interdiction par le Canada de la 5G développée par Huawei et ZTE, et par la prévention de la vente du géant de la construction Aecon par le régime chinois.
Nous avons identifié les domaines névralgiques où l’acquisition d’une entreprise d’État par un acteur étranger est susceptible de menacer notre sécurité nationale. En relisant la Loi sur Investissement Canada, j’ai constaté que le terme « entreprise d’État » est défini comme « une unité contrôlée ou influencée, directement ou indirectement, par un gouvernement ou un organisme ».
Nous avons empêché la société d’État chinoise Shandong Gold d’acquérir la mine d’or Doris de TMAC en raison de préoccupations liées au fait que la mine est située à seulement 100 kilomètres d’une station radar du NORAD à Cambridge Bay, et aussi parce que la mine Doris est située à proximité d’un point étroit du passage du Nord-Ouest, une voie navigable stratégique reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique.
Dans ce cas, nos préoccupations portaient davantage sur la menace stratégique potentielle à long terme que la Chine fait peser sur le Canada que sur la simple acquisition d’une technologie essentielle par un concurrent stratégique.
L’un des principaux problèmes posés par la rédaction d’un texte sur la sécurité nationale enchâssée dans la Loi sur Investissement Canada est l’incompatibilité entre le système canadien et le système chinois. En effet, dans le système chinois, l’espace civil, la sphère étatique et la sphère sociétale, l’ensemble des entreprises nationales et internationales, sont pleinement intégrés dans l’appareil étatique, militaire et sécuritaire du Parti communiste de la République populaire de Chine (RPC). Pour preuve, le secrétaire général du Parti communiste chinois, M. Xi Jinping a déclaré ce qui suit :
Parti, gouvernement, forces armées, société et éducation, d’est et ouest, du nord au sud, en passant par le centre, le parti dirige tout.
La propriété intellectuelle dont toute entreprise chinoise prend connaissance grâce à ses investissements dans un partenaire canadien sera, bien entendu, transférée secrètement par les canaux du Parti communiste chinois à tous les éléments du régime susceptibles d’appliquer la technologie ou le processus de fabrication breveté canadien pour servir les intérêts généraux de la Chine. La législation chinoise exige en effet que toutes les entreprises et tous les citoyens coopèrent en secret avec leurs services de renseignement.
Dans un contexte d’espionnage continu par le régime chinois de notre Parlement, de nos partis politiques, de nos ministères, de nos universités et de nos entreprises, je pense qu’il s’agit d’une raison suffisante pour conclure que les investissements étrangers en provenance de Chine doivent être soumis à des évaluations de sécurité nationale particulièrement rigoureuses, quel que soit l’industrie ou le secteur visés par l’investissement proposé.
Permettez-moi de conclure en exprimant trois préoccupations concernant la formulation du projet de loi. D’abord, en ce qui concerne les dispositions mentionnant l’OMC, permettez-moi simplement de souligner que la Chine ne comprend pas ses obligations de respecter les termes de l’OMC de la même manière que nous.
Ensuite, en ce qui a trait à la définition de non canadien, il existe également des problèmes liés au fait que le régime chinois attend des personnes d’origine chinoise qui acquièrent la citoyenneté canadienne qu’elles restent redevables et loyales à la République populaire de Chine et à la portée transnationale du Parti communiste chinois. Par exemple, la Chine qualifie les 300 000 citoyens canadiens résidant à Hong Kong de « détenteurs de passeports canadiens », et non de « ressortissants étrangers », comme c’est clairement le cas selon le droit international.
Il faut espérer que la Commission sur l’ingérence étrangère, mise sur pied récemment, nous aidera à accepter de protéger nos loyaux Canadiens d’origine chinoise contre la coercition d’un État étranger. Mais elle soulève des questions très délicates concernant la définition de l’investissement non canadien au Canada. Nous devons faire en sorte qu’aucune loi ne puisse empiéter sur les droits garantis par la Charte.
Enfin, je m’inquiète du fait d’accorder trop de pouvoir discrétionnaire sur l’examen relatif à la sécurité nationale sur la base de l’interprétation que fait un seul ministre de la Couronne de sources très secrètes qui ne peuvent pas être communiquées publiquement. Depuis l’an dernier, il y a des allégations très troublantes selon lesquelles le gouvernement n’a pas bien répondu aux graves préoccupations exprimées dans les évaluations du renseignement très secrètes qui lui ont été envoyées par nos organismes de sécurité et celles de nos partenaires avec qui nous échangeons des renseignements. Je crois fermement que le Canada doit adopter des mesures qui feront en sorte qu’il y ait beaucoup plus de responsabilisation dans la lutte contre les menaces à la sécurité nationale. Je vous exhorte donc à examiner les dispositions pertinentes dans votre examen du projet de loi C-34.
Merci, madame la présidente.
La présidente : Merci beaucoup à vous deux.
J’ai une question à poser avant que nous commencions. Est-ce que l’un ou l’autre d’entre vous propose que l’on modifie le projet de loi dans sa forme actuelle, ou est-ce que les mises en garde que vous faites et ce que vous proposez sont des éléments que nous devrions prendre en compte pour la suite?
M. Burton : J’aimerais que le libellé soit beaucoup plus ferme et qu’il réponde expressément aux préoccupations au sujet de la Chine. Je l’ai mentionné devant le comité de l’industrie de la Chambre des communes : j’aimerais voir une indication plus claire concernant la réciprocité dans notre examen des investissements étrangers par rapport à la Chine. En tant qu’ancien diplomate, je sais que le principe de réciprocité est essentiel dans les relations internationales. À l’heure actuelle, nous laissons aux Chinois beaucoup plus de latitude pour investir au Canada qu’ils ne le font pour nous en ce qui concerne l’acquisition de mines et d’autres domaines essentiels.
Je sais que c’est un peu tard, mais c’est mon point de vue.
La présidente : Je demandais simplement une précision.
M. Burton : Le fait que la formulation ne soit pas assez rigoureuse ne me plaît pas.
M. Fay : Pour en revenir à votre rapport, j’aimerais que l’on tienne davantage compte de la valeur de nos actifs incorporels et de leur protection. Les données sont le moteur de toutes les nouvelles technologies et il faut donc prévoir quelque chose à cet égard également.
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Loffreda : Messieurs, je vous remercie de votre présence ce matin. Vos observations préliminaires étaient intéressantes.
Monsieur Fay, vous avez parlé de fusions et d’acquisitions. J’aimerais porter à votre attention un nouveau rapport que la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, ou FCEI, a publié. On y révèle que 76 % des propriétaires canadiens de petites et moyennes entreprises, ou PME, comprenant entre 1 et 499 employés comptent passer le flambeau au cours de la prochaine décennie. Quelque 56 % des propriétaires de PME ont l’intention de le faire d’ici cinq ans et environ les trois quarts de ces futurs anciens chefs d’entreprise envisagent de prendre leur retraite. Bon nombre de nos PME connaissent des difficultés dans le contexte post-pandémique.
La mise en œuvre du projet de loi C-34 aurait-elle des répercussions particulières, positives ou négatives, sur les petites et moyennes entreprises qui emploient la plupart des Canadiens?
M. Fay : Je n’ai pas eu l’occasion de lire le rapport auquel vous faites référence, mais il est clair que c’est la démographie à l’œuvre.
Si j’ai dit que nous pourrions peut-être avoir recours à ce nouveau forum sur la réglementation numérique dans le cadre du processus d’examen, c’est entre autres parce que... Si ce que j’ai dit était pleinement pris en compte, je pense que l’argument qui serait avancé, c’est que l’on met des bâtons dans les roues des entreprises canadiennes. Bien sûr, ce n’est pas ce que nous voulons faire.
Le problème concernant nos petites entreprises — et je comprends que ce sont elles qui créent la plupart de nos emplois —, c’est que nous savons qu’elles ont des difficultés à monétiser leur propriété intellectuelle. Nous savons qu’il existe des programmes pour les aider. Cependant, du point de vue de la politique publique, on n’a pas accordé suffisamment d’attention à la valeur des actifs qu’elles peuvent détenir.
Je pense donc que nous ne voulons pas les empêcher de mener leurs activités, mais nous voulons nous assurer qu’elles comprennent la valeur des actifs incorporels et qu’il existe au Canada un cadre qui les aide à monétiser et à protéger ces actifs.
Le sénateur Loffreda : Merci.
La sénatrice Marshall : Je vous remercie beaucoup de votre présence.
Vous avez exprimé vos préoccupations. Je n’y reviendrai donc pas, mais j’aimerais beaucoup que vous nous disiez si vous avez participé aux consultations, si nous en avons le temps.
Ma question porte sur un sujet plus général. Je trouve qu’au gouvernement, on présente toujours des textes législatifs qui semblent ne pas être bien pensés et planifiés. On dirait qu’on essaie de faire quelque chose en réponse à un problème quelconque.
Lorsque nous avons reçu les fonctionnaires, la semaine dernière, ils nous ont dit que le processus de réglementation prendrait de 18 à 24 mois. Nous sommes saisis du projet de loi, vous l’avez vu et vous avez des préoccupations à son sujet, mais personne n’a vu les règlements. Nous ne savons pas ce qu’ils contiendront.
Pouvez-vous faire des observations à cet égard? Vous pouvez examiner le projet de loi et avoir des réserves, mais vous n’avez pas vu les règlements. Vous pourriez être très inquiets lorsque vous les verrez. Pourriez-vous en parler? Si votre réponse est brève, j’aimerais savoir si vous avez participé à des consultations sur le projet de loi, compte tenu des préoccupations que vous avez exprimées plus tôt.
M. Burton : Je n’ai pas participé à un processus de consultation.
Cependant, je suis d’accord avec vous. Je pense que tout se joue dans les détails en ce qui concerne la réglementation. En général, j’aimerais que le Parlement intervienne davantage lorsqu’il s’agit de déterminer le contenu des règlements. En outre, j’aimerais que l’on soit beaucoup plus transparent quant aux évaluations de l’organisme de sécurité qui sont envoyées au ministre et, en fin de compte, au Cabinet, pour qu’il les examine.
Je pense que pour ce qui est de la question de l’avantage net global procuré au Canada, nous péchons par excès de prudence. Certes, je peux comprendre que les entreprises et les universités canadiennes n’aient pas de mandat en matière de sécurité nationale. Il y a un coût énorme à dire... Shandong Gold n’a pas été en mesure d’acheter la mine de TMAC. Il s’agit d’une mine déficitaire que l’entreprise voulait vraiment céder aux Chinois, mais aller de l’avant aurait été une grave erreur.
Nous devons être plus conscients de ces préoccupations et les prendre beaucoup plus au sérieux. La semaine dernière, le directeur du FBI a déclaré devant une commission américaine que ce qu’on appelle Volt Typhoon constituait la menace de notre génération. Ce que l’on dit, c’est que le régime chinois se positionne à l’avance pour saboter des infrastructures critiques en temps de conflit. C’est très grave pour le Canada, peut-être pas à court terme, pour la durée d’un gouvernement, mais pour la souveraineté et la sécurité de notre pays en général. Je pense que nous devons aller beaucoup plus loin et en discuter davantage publiquement pour être francs au sujet de la nature de ce régime et de la menace qu’il représente pour nous.
La sénatrice Marshall : Il semble que le gouvernement n’aborde pas la question de manière globale. Le problème de la Chine a pris de l’ampleur au cours des deux ou trois dernières années et on commence tout juste à réagir, et ce n’est pas bien pensé ni bien coordonné.
Monsieur Fay, j’aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Fay : Je n’ai participé à aucune consultation, bien que j’aie présenté des observations similaires au comité de l’industrie. Il y a le projet de loi et les règlements, et le processus prendra deux ans, disons. D’ici là, les règlements seront probablement dépassés. C’est pourquoi la remarque que j’ai faite à propos de l’établissement de normes et de la nécessité de veiller à ce que nos règlements soient à jour est extrêmement importante.
À propos de la Chine, j’ajouterais qu’elle en est bien consciente, car elle est très active lorsqu’il s’agit d’établir des normes en matière de technologies numériques. C’est quelque chose qui passe inaperçu pour un grand nombre de gens, mais la Chine comprend l’importance d’établir des normes, parce que les normes ne sont pas seulement quelque chose de technique — je pense qu’on l’a déjà dit au comité —, elles constituent aussi les valeurs sur lesquelles s’appuie l’utilisation des technologies. Il est extrêmement important que le Canada s’emploie activement à s’assurer que nos valeurs font partie intégrante de ces normes.
M. Burton : Je dois peut-être me corriger. Si par « consultations » vous voulez savoir si j’ai été appelé à m’exprimer devant le comité de l’industrie de la Chambre des Communes, oui, je l’ai été.
La présidente : Je pense que c’est une question différente que posait la sénatrice Marshall. Merci. Nous passons maintenant au parrain du projet de loi au Sénat, le sénateur Gignac.
Le sénateur Gignac : Bienvenue aux témoins. Je sais que vous avez comparu devant le comité de la Chambre des communes. Ma première question était exactement la même que celle que la présidente vous a posée quant à ce que vous percevez dans le projet de loi.
Le Sénat peut apporter des amendements au projet de loi si nécessaire. Le projet de loi a été présenté il y a environ un an. Je pense qu’il n’est pas trop tard, mais nous avons besoin de bons documents pour le modifier. Peut-être avez-vous quelque chose en tête.
Monsieur Burton, vous dites que nous devrions peut-être parler de réciprocité. Il s’agit d’un changement important si nous empruntons cette voie. Sans aller aussi loin, avez-vous une idée de la manière dont nous pourrions améliorer le projet de loi, ou avez-vous un amendement en tête plus précisément? Nous donnons beaucoup de pouvoir aux bureaucrates parce que les secteurs ne sont pas définis, de sorte que nous laissons les fonctionnaires décider quels sont les secteurs sensibles. Y a-t-il un aspect que vous proposeriez d’améliorer ou de modifier dans notre projet de loi?
M. Burton : La semaine dernière, il a été question — si j’ai bien compris — de donner plus de pouvoir discrétionnaire au ministre. C’est une question qui me préoccupe. J’aimerais voir un processus qui fait intervenir davantage de décideurs que le ministre seulement. Comme je l’ai dit, j’aimerais vraiment que l’on fasse preuve de beaucoup plus de transparence dans le cadre de ces décisions que ce n’est le cas à l’heure actuelle. Nous n’en savons tout simplement pas assez lorsque le Cabinet détermine si une entreprise d’État chinoise peut ou non acquérir une entreprise de construction, une mine ou une entreprise qui possède une technologie possiblement utile pour les armes laser, ni assez sur le fondement de cette décision.
J’ai une certaine expérience en matière de sécurité nationale. J’ai travaillé au Centre de sécurité des télécommunications, CST. Je pense simplement que rien ne justifie que l’on soit si discret sur les raisons. Les Chinois connaissent les renseignements. J’aimerais que le Parlement joue un rôle plus actif lorsqu’il s’agit de comprendre les raisons pour lesquelles nous décidons d’approuver ou de ne pas approuver quelque chose, de sorte que le public canadien puisse avoir davantage la certitude que notre gouvernement fait la bonne chose.
Le sénateur Gignac : Si vous me le permettez, à quoi songez-vous? Au départ, il s’agissait d’un ministre et maintenant, ce serait le ministre de la Justice. Avez-vous en tête un comité d’experts indépendant? Pensez-vous que la ministre des Affaires mondiales devrait collaborer avec le ministre de la Justice? Qu’avez-vous en tête? S’agirait-il d’un acteur indépendant, qui ne fait pas partie du gouvernement, ou simplement d’un changement au sein du gouvernement?
M. Burton : Ce que j’aimerais, c’est avoir plus d’informations sur ce que les organismes de renseignement disent à notre gouvernement, sur ce qui constitue la base des décisions prises. Bien sûr, si l’on forme un comité, c’est très bien, mais je ne vois pas l’intérêt d’avoir un comité constitué de membres qui possèdent une cote de sécurité de niveau très secret et qui ne peuvent pas vous dire ce qui s’est passé. C’est ce qui me préoccupe.
Nous sommes de plus en plus conscients du fait que trop de choses sont gardées secrètes et les Canadiens veulent savoir. Je ne suis pas convaincu par les arguments selon lesquels les renseignements très secrets ne peuvent pas être présentés aux gens sans révéler les méthodes de collecte de renseignements ou les sources. Dans le cas présent, en particulier, il s’agit de savoir si l’acquisition d’une entreprise canadienne par la Chine apporte un avantage net au Canada ou si elle représente une menace pour la sécurité nationale. Cette information n’est pas aussi sensible que le fait de déterminer qui est un espion au Canada. Il s’agit de renseignements que nous devrions connaître.
La présidente : Monsieur Fay, il s’agit peut-être du même point, parce qu’il était question du libellé, mais je pense que votre remarque concernait l’inclusion des données.
M. Fay : Oui, c’est vrai. Je suis tout à fait d’accord avec M. Burton, mais j’ajouterais — c’est ce que j’essayais de dire — que nous devons envisager les actifs incorporels et leurs répercussions différemment par rapport à la manière dont nous avons traité les actifs corporels.
Il ne peut s’agir d’un seul ministre. Il doit y avoir plus d’un ministre dans la pièce. Mais il n’y a pas que les ministres. Je suis tout à fait d’accord pour dire que le public... Il y a des groupes plus efficaces que d’autres. Il faudrait faire participer la société civile à ces discussions, de même que l’industrie, surtout lorsqu’on dresse une liste de secteurs sensibles. Je ne pense pas que quiconque comprenne mieux ces secteurs que l’industrie elle-même. Elle aura un point de vue et la société civile en aura un autre. Je pense que la consultation doit être plus vaste que ce que nous avons vu jusqu’à présent.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Cela me fait plaisir de vous entendre sur la question de la transparence. J’ai posé des questions à ce sujet aux fonctionnaires la semaine dernière. La réponse était que la seule chose dans le projet de loi est que le ministre peut décider — il a la parfaite discrétion de le faire — s’il publie ou non des noms et les conclusions auxquelles on arrive sur une compagnie ou une autre.
Pour poursuivre sur ce que mes collègues ont demandé, changeriez-vous cette règle? Vous parlez de plus de transparence, vous dites qu’il faut que les gouvernements soient capables de dire des choses sur les compagnies qui essaient de s’emparer des nôtres. Que proposez-vous, précisément? On m’a répondu que ce sont des secrets d’entreprise, on ne peut rien dire sur ces questions.
[Traduction]
M. Burton : Je pense que la sécurité nationale l’emporte sur l’idée qu’il existe des secrets d’entreprise que nous ne pouvons pas révéler. C’est une question trop sérieuse pour invoquer des préoccupations liées à la compétitivité des entreprises à cet égard. Je suis porté à croire que le nombre d’acquisitions refusées devrait être beaucoup plus important que ce que nous avons vu jusqu’à présent. Comme dans ma réponse précédente... Je pense que vous avez les connaissances et l’autorité nécessaires pour le déterminer. Je pense simplement que cela ne devrait pas se limiter à un seul ministre et que l’on devrait imposer un certain niveau de transparence plutôt que se contenter d’une décision prise en vase clos, ce qui, à mon avis, a été le cas jusqu’à présent. Nous n’avons jamais reçu les détails du refus de la vente de la mine de TMAC. J’ai laissé entendre que c’est parce qu’elle est située à proximité de la station du NORAD et que cela pourrait permettre à la Chine de créer un débouché vers le passage du Nord-Ouest, mais c’est une hypothèse que je formule. Je pense que ce sont les raisons pour lesquelles cette décision a été prise. J’aimerais voir les éléments de preuve pour savoir si c’est vrai.
Je considère simplement que l’on devrait exiger que nous soyons informés en matière de sécurité nationale, et ces autres préoccupations des entreprises sont importantes — les entreprises ont un lien étroit avec le gouvernement parce qu’elles promeuvent la prospérité dans notre pays —, mais je pense que nous devons en faire plus.
En ce qui concerne le témoignage de M. Schaan, qui a comparu la semaine dernière, lorsqu’il dit que, essentiellement, nous faisons aussi bien les choses que les Britanniques et les Australiens, je n’en suis pas entièrement convaincu. Je pense que la Grande-Bretagne, l’Australie et, surtout, les États-Unis font preuve d’une plus grande transparence quant à ce qu’ils acceptent de rendre public au sujet de ces décisions. Ce n’est là que mon évaluation subjective.
Tout ce qu’il a dit m’a beaucoup impressionné.
M. Fay : Encore une fois, je suis d’accord avec ce que j’ai entendu.
L’un des exemples que j’ai abordés ici, c’est qu’il y a différentes façons d’envisager les répercussions sur la sécurité. Il y a la sécurité nationale telle que la définissent nos organismes de renseignement, puis il y a ce que j’ai appelé la résilience économique. Par exemple, quelles sont les conséquences d’une acquisition sur les structures de marché au Canada? C’est dans ce contexte que le Bureau de la concurrence entrerait en scène et procéderait à une évaluation.
J’aimerais qu’on améliore grandement la coordination entre les différentes étapes d’un examen et qu’on partage davantage les renseignements. Je ne suis pas un expert en matière de renseignement, et je m’en remettrai donc aux organismes de renseignement, mais je pense qu’il y aura toujours des éléments d’un examen qui pourront être rendus publics. Je pense qu’un examen de la concurrence en ferait partie.
Je ne l’ai pas dit ici, mais j’ai dit au Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes que ce serait une bonne chose si, pendant l’examen de la sécurité nationale, puisque le Bureau de la concurrence étudie également les effets d’une acquisition sur la concurrence, les deux organismes se coordonnaient pour prendre une décision finale.
La sénatrice Miville-Dechêne : Vous êtes d’avis qu’il devrait y avoir plus d’un ministre responsable. On nous a dit la semaine dernière qu’il ne fallait pas nous inquiéter, que le ministre mènera des consultations, que le dossier serait présenté au Cabinet et que tout le monde pourrait intervenir.
N’y a-t-il pas aussi un risque que, si plusieurs ministres sont responsables, personne ne sera responsable et que nous perdions une partie de la responsabilité puisque dans un groupe, on peut toujours rejeter la responsabilité sur l’autre?
M. Burton : Vous soulevez un bon point. Je m’inquiète simplement du fait qu’il est possible que des facteurs politiques propres à la circonscription ou aux intérêts d’un ministre puissent influencer son interprétation des renseignements. J’aime l’idée qu’il n’y ait pas qu’une seule paire d’oreilles à l’écoute, mais je comprends votre commentaire. Je crois savoir, par exemple, que notre nouvelle Stratégie pour l’Indo-Pacifique est en cours d’examen par 17 sous-ministres et sous-ministres adjoints, et c’est peut-être la raison pour laquelle nous n’en avons pas beaucoup entendu parler ces derniers temps. Je pense donc que vous avez soulevé un point important.
M. Fay : Dans notre article pour le Hill Times, le sénateur Deacon et moi-même avons donné de très bons exemples de structures de réglementations qui fonctionnent au Canada, en particulier dans le secteur financier. Ces structures reposent en partie sur un très bon échange de renseignements entre les organismes. Ce qui est essentiel, dans ce cas-ci, c’est que les personnes qui prennent les décisions partagent efficacement les renseignements entre elles, au lieu qu’une seule personne, par exemple un ministre, prenne une décision sans avoir l’avis et le point de vue des autres ministres.
Je comprends votre point de vue, mais je pense que nous avons des exemples de structures qui fonctionnent. Votre commentaire sur la transparence et le partage des renseignements est essentiel à cet égard.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie.
La présidente : Je vous remercie. Monsieur Burton, j’aimerais vous poser une brève question de suivi.
Le fait de déclarer publiquement la proximité d’une station du NORAD ne devrait pas constituer une violation d’un accord international sur la sécurité. Je pense que c’est assez évident. Ce n’est pas une violation de quoi que ce soit qu’on puisse imaginer.
M. Burton : Non. J’ai parlé dans la presse de son emplacement à proximité du passage du Nord-Ouest et de la station du NORAD. C’est seulement que j’aurais aimé entendre la confirmation, car ce n’est qu’une hypothèse.
La présidente : Non, c’est seulement que j’aimerais savoir quelle serait la réaction dans un tel cas. Y a-t-il des raisons pour lesquelles nous ne pourrions jamais dire cela à haute voix?
M. Burton : C’est parce que l’ambassade de Chine ne serait pas contente…
La présidente : C’est juste cela.
M. Burton : … et nous voulons éviter qu’elle soit mécontente. C’est comme lorsque le ministre Champagne et la ministre Freeland ont parlé de découplage et de délocalisation chez des pays amis en octobre 2022. On en parle aux États-Unis, mais je ne pense pas qu’on l’ait dit aux diplomates chinois ici, à Ottawa.
La sénatrice Ringuette : Je vous remercie beaucoup de votre déclaration préliminaire. C’est très intéressant.
La semaine dernière, j’ai posé une question à M. [difficultés techniques], en particulier sur la question de l’achat d’investissements concernant notre recherche, nos brevets, notre propriété intellectuelle et nos données, et je lui ai précisé que je ne voyais rien de tout cela dans la loi actuelle. Il a répondu que ce n’était pas censé être le cas. Je lui ai donc demandé où cela devrait se trouver. Il y a eu un long silence.
Monsieur Fay, ce que je vous entends dire, c’est que les investissements dans la recherche, les brevets, les achats, les achats de propriété intellectuelle, l’accès aux données et tout ce qui se fait une fois que c’est à l’extérieur du Canada, tout cela ne relève plus de la compétence canadienne. Vous dîtes que les éléments que je viens de mentionner devraient faire partie intégrante du projet de loi.
M. Fay : En bref, oui. C’est exactement cela.
La sénatrice Ringuette : Je présume donc que nous aurions besoin de votre aide et de votre expertise pour savoir comment nous pouvons modifier le projet de loi afin d’y inclure ces quatre éléments.
La présidente : Est-ce que vous demandez une suggestion de libellé, sénatrice Ringuette? Que voulez-vous dire?
La sénatrice Ringuette : Oui. Je ne suis pas une experte, et je considère que M. Fay est un expert en ce qui concerne…
La présidente : Voulez-vous vous engager dans cette voie?
M. Fay : Cela ne viendrait pas de moi-même, car je pense qu’il vous faut quelqu’un qui a une formation juridique plutôt qu’un économiste comme moi. Mais nous avons des chercheurs et l’un d’entre eux, bien entendu, a déjà comparu devant votre comité.
La présidente : D’accord.
La sénatrice Ringuette : Êtes-vous en train de dire que vous acceptez de nous aider?
M. Fay : Je dis qu’il devrait effectivement exister une forme de reconnaissance des actifs incorporels, comme ceux que vous avez mentionnés, et qu’il y a de nombreux types différents.
La présidente : Si des personnes voulaient rédiger un amendement, elles pourraient s’adresser à vous pour obtenir des conseils sur le libellé. Est-ce bien ce que vous dîtes? Mais je ne veux pas dire vous directement.
M. Fay : Je proposerais probablement l’un de mes collègues. Je présume qu’ils seraient heureux de vous aider.
La présidente : Cela vous convient-il, sénatrice Ringuette?
La sénatrice Ringuette : J’en fais donc la demande officielle.
M. Fay : Si mon collègue, Jim Hinton, est à l’écoute?
La présidente : Nous avons son numéro.
M. Fay : Oui, vous avez son numéro.
La présidente : Je vous remercie.
La sénatrice Bellemare : Je vous remercie
J’ai de nombreuses préoccupations au sujet de ce projet de loi, mais je ne suis pas une experte. Ce qui me préoccupe, c’est le pouvoir qu’il confère au ministre et son caractère secret, dans un sens, mais mon commentaire aura une portée plus vaste. Ce projet de loi est peut-être mieux que rien, mais il ne tient pas compte des grands changements survenus dans notre économie, comme le passage d’une économie matérielle à une économie immatérielle et le fait que la technologie qui accompagne cette transition a des effets pervers, dans un sens, parce qu’elle est invasive. Elle se trouve dans les foyers, elle peut entendre ce que vous dîtes et elle peut deviner ce que vous allez écrire parce qu’elle l’écrit avant vous.
Dans ce type d’économie, comme vous l’avez dit avec beaucoup d’éloquence, monsieur Burton... Par exemple, la Chine a une approche descendante extrêmement efficace, car le gouvernement peut tout contrôler. Toutefois, nous vivons dans un monde libre et démocratique, et le monde libre et démocratique dans le passage de l’économie matérielle à l’économie immatérielle est une chose très effrayante. Le Canada n’a pas encore l’institution dont vous parlez et qui, à mon avis, se fonde sur des institutions plus importantes et durables de dialogue social entre les intervenants économiques, comme les conseils économiques. Aux États-Unis, ces types de conseils existent à différents niveaux.
Ce n’est pas le cas au Canada. C’est peut-être à cause de la Constitution. Je ne sais pas.
Que pouvons-nous faire pour faire face à ce passage d’une économie matérielle à une économie immatérielle tout en nous protégeant, mais aussi en faisant la promotion de ces types de conseils ou d’un partage de renseignements véritables au lieu de renseignements statistiques, c’est-à-dire des renseignements véritables sur l’intention et sur ce qui se passe sur le terrain?
M. Burton : Je suis d’accord avec vous lorsque vous dites qu’une modernisation est nécessaire, non seulement pour le projet de loi, mais aussi pour toutes sortes d’aspects du gouvernement. Le Mécanisme de réponse rapide du G7 mis en place par Affaires mondiales Canada, par exemple, est une institution très importante pour détecter les informations trompeuses et le vol de données personnelles, mais il manque cruellement de ressources parce qu’il est difficile de le modifier pour suivre les changements en période de contraintes économiques.
Je pense que nous devons changer notre façon de comprendre les menaces qui pèsent sur le Canada en général, et je ne pense pas que nous ayons encore vraiment compris comment la Chine est capable de télécharger d’énormes quantités de données, de les entrer dans des superordinateurs et de les utiliser à des fins d’espionnage et de surveillance d’une manière qui est tout à fait contraire à notre propre culture de liberté et de protection de la vie privée, comme vous l’avez dit.
Autrement dit, il ne s’agit pas seulement du projet de loi, mais j’attends avec impatience que M. Fay vous aide avec cela parce que c’est extrêmement important et que nous avons toujours du retard sur ce point.
M. Fay : Vous avez raison de dire que nous avons du retard. J’ai mentionné le nouveau Forum canadien des organismes de réglementation numérique, mais certains pays ont déjà un tel forum depuis de nombreuses années. Par exemple, le Royaume-Uni en a mis un en place il y a des années. Les Australiens en ont créé un tout récemment, mais ils reconnaissent que c’est un enjeu très vaste, et c’est la raison pour laquelle ils ont aussi créé un organisme de réglementation des préjudices en ligne. Pendant ce temps, le Canada est encore en train de discuter de ce qu’il souhaite faire dans ce domaine.
Nous pouvons nous inspirer aussi d’autres pays qui sont, selon moi, des chefs de file dans ce domaine. La capacité de partager des renseignements nécessaires à la prise de décisions est implicite dans ces nouveaux forums. Vous avez raison lorsque vous dites que la nature de l’économie immatérielle crée de nouvelles occasions et de nouveaux risques, par exemple, les risques liés aux informations trompeuses avec lesquels nous vivons actuellement.
Nous devons nous atteler à la tâche le plus rapidement possible. Nous sommes convaincus que les normes représentent un moyen d’agir avec une plus grande souplesse dans tous les domaines liés à la gouvernance de ces technologies.
La présidente : À titre d’exemple de modèle, il y a le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, ou le CPSNR, dans lequel des sénateurs et des députés examinent des questions de sécurité nationale. Les délibérations de ce comité sont évidemment protégées par la cote de sécurité « très secret », etc.
Envisagez-vous de mettre en place un système de ce type qui serait transparent pour certaines personnes? Nous pourrions demander à un groupe de personnes de se pencher sur la question et d’émettre un jugement, ce qui serait préférable à l’avis d’un seul ministre. S’agit-il d’un forum?
Monsieur Burton, avez-vous un commentaire à formuler à ce sujet?
M. Burton : Bien sûr, je suis préoccupé par ces organismes qui sont censés porter plus de renseignements à la connaissance du public, mais qui se plaignent ensuite que les préoccupations qu’ils expriment au gouvernement ne sont pas prises en compte. Le fait que tout cela soit secret représente un problème.
C’est la même chose pour les enjeux actuels qui concernent la Commission sur l’influence étrangère. La commissaire, Mme Hogue, et les avocats ont tous la cote « très secret », mais ils n’arrivent pas à convaincre le gouvernement de se montrer coopératif en matière de renseignements. Lorsqu’ils ont demandé l’examen de 13 documents, ils sont revenus pratiquement caviardés au complet.
Je pense que le même principe s’applique dans ce cas-ci. Il se peut que certains parlementaires soient extrêmement inquiets, mais ils ne sont pas autorisés à vous faire part de leurs préoccupations parce qu’ils doivent préserver le secret, et ils doivent le préserver toute leur vie. Je suis lié pour le reste de ma vie par cette loi parce que j’ai travaillé au CST, et je prends cela au sérieux, mais j’aimerais qu’il y ait plus de mécanismes pour veiller à ce que le gouvernement indique qu’il répond à ces préoccupations et qu’il n’en diminue pas l’importance en disant qu’il en a parlé aux parlementaires et que c’est suffisant.
La présidente : Je vous remercie.
Le sénateur Yussuff : J’ai deux questions, et j’en aurai peut-être d’autres pour M. Burton.
Je vous remercie de tous vos commentaires, mais dans le contexte de l’investissement étranger, notre pays fait face à un dilemme, car il est critiqué pour avoir dressé toutes sortes d’obstacles à l’investissement étranger. C’est ce que nous disent constamment les milieux d’affaires. Pourtant, d’un autre côté, si nous voulons préserver la sécurité de notre pays, nous devons mettre en place des mécanismes pour éliminer certains investissements qui ne sont pas dans l’intérêt supérieur du pays.
Il faut donc toujours tenter de trouver un équilibre et de faire la distinction entre les bonnes et les mauvaises décisions.
Au bout du compte, la population tient à s’assurer que ses dirigeants élus font ce qu’il faut pour l’intérêt général du pays à long terme, mais il y a aussi des intervenants au niveau national qui sont constamment... Ils ne se soucient pas de savoir si la Chine devrait investir dans des domaines délicats de l’économie. Nous savons que ces personnes sont très influentes. Elles ont des groupes de réflexion et sont très actives dans ce domaine.
Comment le public est-il censé discerner ce qui représente une menace pour la sécurité nationale et les domaines dans lesquels il devrait permettre de véritables investissements afin de créer des emplois et d’assurer la prospérité du pays? Comment faire la part des choses?
Nous entendons vos points de vue, mais nous entendons aussi de nombreuses autres personnes qui comparaissent devant notre comité pour dire que nous n’attirons pas assez d’investissements étrangers à cause de tous nos obstacles réglementaires et législatifs.
M. Burton : La sécurité nationale doit l’emporter sur les avantages économiques. Le plus important, c’est de protéger la sécurité et le gouvernement du Canada.
Ensuite, il y a un autre problème complexe auquel j’ai fait allusion dans ma déclaration préliminaire, à savoir que si nous nous concentrons sur la Chine, des éléments qui sont favorables à ce régime ou qui pourraient avoir des conflits d’intérêts parce qu’ils reçoivent des avantages de ce régime nous accuseront de racisme anti-asiatique. Il devient toxique de parler de ces choses en référence à un pays qu’on identifie à tort avec un groupe ethnique de notre nation. Autrement dit, le mot « Chinois » signifie « qui vient de la République populaire de Chine », mais malheureusement, nous n’appelons pas les personnes d’origine chinoise des « Chinois Han ». Nous les appelons des « Chinois », ce qui mène à la fusion de ces notions, de sorte que dès que je critique la Chine, certains éléments, y compris au sein de notre Sénat, nous accusent de fomenter le retour de la loi sur l’exclusion des Chinois de 1923, etc.
Ce n’est pas évident, mais je pense que nous devons faire passer la sécurité avant la prospérité, sans quoi nos choix vont vraiment revenir nous hanter dans les années à venir. Il faut toutefois préciser que ces décisions sont toujours prises en raison de la nature même de notre système. Contrairement à celui formé par le Parti communiste chinois, nos gouvernements sont en place pour de courtes périodes, et chacun d’eux cherche à apporter la prospérité au pays pendant qu’il est au pouvoir. Le gouvernement chinois peut pour sa part envisager les choses dans une perspective à très long terme et procéder de façon progressive. Ainsi, comme dans un jeu de weiqi ou de go, il positionne ses jetons jusqu’à ce qu’il se retrouve dans une situation où nous sommes assujettis à la coercition ou à la manipulation.
C’est le principe qui sous-tend la stratégie étrangère de « la communauté de destin pour l’humanité » adoptée par Xi Jinping. Il s’agit de démanteler les institutions libérales, comme l’Organisation mondiale du commerce et les Nations unies servant de fondement à l’ordre international fondé sur des règles pour les remplacer par d’autres qui conviennent mieux à la doctrine autocratique imposée par des pays comme la Chine, la Russie et l’Iran. L’initiative des nouvelles routes de la soie mise sur les investissements et le développement économique pour servir de complément à cette vaste opération qui ne manque pas d’arrogance. On peut se demander si la Chine arrivera à ses fins, mais c’est bel et bien ce qu’elle envisage de faire aux dires de Xi Jinping. On espère ainsi dominer la scène politique mondiale d’ici 2050 parce que l’on estime que les États-Unis et leurs alliés atteignent la phase terminale de leur déclin et devront bientôt céder la place à de nouvelles puissances.
C’est une situation qui me préoccupe vivement parce que je pense que l’ordre international fondé sur des règles joue un rôle très important pour le maintien de nos valeurs d’humanité et de civisme. J’estime donc qu’il nous faut tout mettre en œuvre pour empêcher que des agents étrangers hostiles puissent bouleverser cet ordre établi.
Le sénateur Yussuff : En ce qui concerne le système d’examen des investissements actuellement en place, il faut bien dire que ce n’est pas l’affaire d’un seul ministre. Le ministre de la Sécurité publique a un rôle à jouer en vertu de ses responsabilités à l’égard de la sécurité nationale. C’est le cas également de la ministre des Affaires mondiales. En outre, les données recueillies proviennent d’un large éventail de sources.
C’est en fin de compte un ministre qui prendra la décision à cet égard au nom de notre pays. Vous faites valoir qu’il faudrait renseigner un peu mieux les Canadiens en ne se limitant pas à leur annoncer qu’un investissement n’a pas été autorisé. En toute équité, il faut avouer que cette décision n’est pas prise par un ministre agissant seul au sein du Cabinet. On tient compte de l’information provenant des différentes sources pour déterminer si l’investissement va vraiment dans le sens de l’intérêt supérieur du Canada.
M. Burton : Je suis d’accord. Sans vouloir ternir la réputation de distingués membres influents du gouvernement, j’ai l’impression que le rôle des ministres est de plus en plus subordonné aux décisions prises par le Cabinet du premier ministre. Ce constat ne porte pas seulement sur le gouvernement présent. C’est une tendance qui se manifeste sans doute depuis l’époque où le père du premier ministre actuel était au pouvoir.
Le rôle des parlementaires n’est pas aussi moteur qu’il devrait l’être. J’aimerais vraiment que les députés soient pris plus au sérieux et que les ministres du Cabinet assument une plus grande responsabilité à l’égard de leurs portefeuilles respectifs, de préférence à ce qui me semble être une forte centralisation du contrôle qui se rapproche davantage de l’opacité profonde que de la transparence offerte par le Parlement. Il s’agit en fait d’un enjeu de plus vaste portée.
Le sénateur Loffreda : Nous avons eu droit aujourd’hui à des échanges fort intéressants. Je conviens que la sécurité doit avoir préséance sur la prospérité, et que la plupart des gouvernements démocratiques se concentrent davantage sur le court terme que sur les considérations à plus long terme. Vos commentaires sur les réactions déficientes de notre gouvernement dans certaines situations ont tout lieu de nous inquiéter, et des correctifs s’imposent.
Cela dit, la coopération et la collaboration à l’échelle internationale sont primordiales si on veut pouvoir contrer les menaces à la sécurité nationale.
Dans quelle mesure le projet de loi C-34 facilite-t-il la coopération internationale? Est-ce qu’il contribue de quelque manière à la mise en commun des renseignements pour la défense de nos intérêts en matière de sécurité nationale? Si ce n’est pas le cas, pourrions-nous rectifier le tir à certains égards au moyen de ce projet de loi?
M. Burton : Je pense que M. Schaan a traité de ces questions. Il y a échange de renseignements avec des pays aux vues similaires qui pourraient devoir composer avec des investissements par ces mêmes acteurs chinois qui tentent de prendre le contrôle de certains pans de l’économie de notre propre pays. Il est bien sûr important que nous travaillions en étroite collaboration avec nos alliés.
Il y a le problème des récentes fuites de renseignements de nature délicate concernant la Chine qui se sont retrouvés dans les médias. Selon moi, nos alliés sont depuis lors moins convaincus de pouvoir échanger des informations en toute sécurité avec nous. C’est ainsi que notre rôle au sein du Groupe des cinq semble s’être amoindri. Tout indique que cette tribune se limite désormais en grande partie à la Grande-Bretagne, aux États-Unis et à l’Australie, quand on considère ce qui se passe avec l’AUKUS et d’autres institutions au sein desquelles nous ne semblons plus avoir voix au chapitre dans la même mesure qu’auparavant.
Tout cela fait partie intégrante du même processus, mais, de toute évidence, nous voulons pouvoir tabler le plus possible sur le partage des renseignements tout en faisant en sorte que nos alliés nous croient capables de protéger l’intégrité de l’information ainsi transmise. Il y a un équilibre à trouver. J’aimerais que nous soyons aussi transparents que les Australiens, les Britanniques et les Américains en la matière, mais il faut avouer que ce n’est pas le cas.
Au cours de récentes audiences parlementaires, les dirigeants du CST et du SCRS ont reconnu que nous ne sommes pas aussi transparents que d’autres pays, ce que leurs prédécesseurs ont d’ailleurs confirmé. Au-delà de ce simple constat, je n’ai pas du tout l’impression que nous souhaitons réellement améliorer les choses à ce chapitre, car tout semble indiquer que la transformation nécessaire n’a pas encore été opérée pour ce qui est de la culture qui nous amène à trier les renseignements secrets en vue d’un partage avec nos alliés, plutôt qu’à les communiquer aux parlementaires afin qu’ils puissent évaluer la situation.
La présidente : D’accord.
Le sénateur Loffreda : Monsieur Fay, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Fay : Oui, et cela va sans doute nous ramener également à la question du sénateur Yussuff. Nous ne sommes peut-être pas tendres envers le Canada, mais il faut dire que notre pays n’a pas tout à fait reconnu la valeur des actifs incorporels à l’intérieur de ses cadres de gouvernance. Nous devons mettre à niveau ces cadres pour y intégrer les actifs incorporels en même temps que leurs impacts. Il sera dès lors tout au moins possible pour un ministre de faire valoir que ses décisions s’appuient sur ces cadres qui prennent en considération le rôle des actifs incorporels.
Il n’en demeure pas moins nécessaire d’établir des règles à l’échelle internationale relativement à ces actifs incorporels. C’est d’ailleurs dans ce contexte que je parlais tout à l’heure des intérêts particuliers des pays et des entreprises. Aux États-Unis, les entreprises de technologie ont des visées bien précises, ce qui est tout à fait compréhensible. Il en va de même de pays comme la Chine.
Je pense qu’il est possible pour les pays démocratiques de se coaliser en vue d’élaborer des cadres permettant de reconnaître d’un commun accord les impacts des actifs incorporels sur l’ensemble des données, des politiques et des aspects de notre vie. C’est là que le conseil de stabilité numérique dont le CIGI propose la création prendrait tout son sens.
Le G20 a été la tribune où l’on a pu discuter de certains de ces enjeux par le passé, mais il faut bien sûr constater que le G20 n’est plus aussi fonctionnel qu’il l’a déjà été, et ce, pour des raisons qui me semblent évidentes.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Je veux remercier les analystes qui m’ont montré qu’à l’article 19, il est question de la transparence ou de l’absence de transparence dans ce processus. Je sais que ces questions sont très sensibles. Avant de m’avancer là-dessus, est-ce que l’un d’entre vous sait quel libellé pourrait être utilisé pour ajouter un peu de transparence sur des données, même si elles sont anonymisées? Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire pour protéger les données.
[Traduction]
La présidente : Si c’est un libellé précis que vous recherchez, je ne suis pas certaine qu’il nous soit possible d’adresser une requête semblable à nos témoins à ce moment-ci.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je ne demande pas que l’on nous réponde maintenant. Je voudrais que l’on nous transmette le tout par l’entremise de notre greffière.
[Français]
Si je n’ai pas été claire, dans vos organismes respectifs — et je sais, monsieur Fay, que vous avez dit peut-être avoir des avocats dans votre groupe —, avec l’idée de faire circuler l’information, comme vous l’avez dit, est-ce qu’on peut rendre l’article 19 un peu plus transparent sans poser de problèmes plus graves à la sécurité nationale en en disant trop?
[Traduction]
M. Burton : Si j’ai bien compris, vous voudriez en savoir plus long sur notre perception de l’article 19.
La sénatrice Miville-Dechêne : Oui, mais je souhaiterais savoir aussi quelles modifications vous y apporteriez étant donné que vous vous êtes assez clairement exprimé à ce sujet. Je ne m’attends pas nécessairement à une réponse maintenant, mais peut-être un autre jour.
M. Burton : Ce sera bien sûr un honneur pour moi d’essayer de vous guider sur cette voie, et je suis persuadé que M. Fay sera de meilleur conseil encore.
M. Fay : Je suis tout à fait disposé à le faire également.
La présidente : Merci.
Le sénateur Yussuff : Monsieur Fay, je crois que vous avez dit très explicitement que nous avons du retard à rattraper dans la réglementation de cet espace d’évolution numérique pour ce qui est de l’utilisation des données et des revenus que l’on peut en tirer. C’est un peu comme si nous étions des écoliers qui ont hâte d’arriver à l’université et de devenir des adultes, mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. D’ici là, de lourdes pertes s’accumulent pour notre pays de même que pour les investisseurs qui ont engagé des ressources considérables dans ce secteur.
Vous avez dit que la création du Forum canadien des organismes de réglementation numérique pourrait nous permettre d’accélérer les choses. Dans une perspective générale, comment pouvons-nous opérer le changement de culture nécessaire pour aider notre pays à rattraper son retard? J’estime en fait que les Canadiens ne comprennent pas nécessairement ce que nous risquons de perdre et, surtout, quels avantages notre pays pourrait tirer d’une remise à niveau à ce chapitre. Le sénateur Deacon est d’ailleurs l’un de ceux qui en ont traité. C’est ce que nous ont dit également un grand nombre de témoins qui ont comparu devant le comité.
Comment entrevoyez-vous la suite des choses non seulement dans le contexte réglementaire, mais aussi quant à la sensibilisation des Canadiens relativement à ce que cela peut représenter pour notre avenir?
M. Fay : C’est une vaste question. Disons dans un premier temps que le Forum canadien des organismes de réglementation numérique est simplement une tribune pour la mise en commun de l’information, ce qui est une bonne chose en soi. C’est un point de départ intéressant. Comme je l’indiquais, il faut aller plus loin encore, et nous pourrions nous inspirer à ce titre de l’expérience d’autres pays. C’est l’une des avenues qui s’offrent à nous.
J’ai aussi parlé précédemment de l’établissement de normes. C’est un processus qui peut prendre un sens différent selon les contextes. Il peut s’agir de la Chine qui prend les commandes d’un groupe de travail pour dicter ses valeurs concernant, par exemple, les diverses utilisations possibles de la technologie de reconnaissance faciale. L’établissement de normes peut être perçu de façon très différente dans un pays comme le Canada où l’on cherche à consulter un maximum d’intéressés pour déterminer l’utilisation qui convient pour les différentes technologies. On veut alors mobiliser tout l’éventail des intervenants au sein de la société civile, y compris les gens d’affaires, les simples citoyens ou des personnes comme moi, afin qu’ils aient leur mot à dire dans la gestion des technologies et de leurs utilisations. Cela peut se faire rapidement et à volonté.
À titre d’exemple, le ministre pourrait décider de mettre en branle cet exercice d’établissement de normes aux fins de la mise à jour de la Loi sur les textes réglementaires comme il est proposé de le faire pour contrer les nouvelles menaces auxquelles la technologie nous expose en raison d’une réglementation désuète.
Le sénateur Yussuff : Nous avons déjà une agence de normalisation. Ne serait-ce pas pour nous le mécanisme à utiliser pour conjuguer les efforts des différentes parties prenantes lorsqu’il est nécessaire d’établir des normes, surtout dans le contexte d’un nouveau régime?
M. Fay : C’est l’un des mécanismes à notre disposition, mais ce n’est pas le seul. Comme nous avons pu l’entendre, une autre option serait de veiller à mener des consultations suffisantes en permettant aux intéressés de comparaître devant différents comités lorsque des projets de loi sont proposés. C’est un autre moyen que nous pouvons utiliser.
En fait, on n’a pas encore vraiment reconnu le fait que les moteurs de croissance économique ne sont plus les mêmes. À titre d’exemple, notre pays a le privilège de pouvoir compter sur d’abondantes ressources naturelles dont l’exploitation va continuer à assurer une bonne qualité de vie aux Canadiens. Ce sont toutefois la numérisation de ces secteurs et la manière dont nous allons utiliser les données en découlant qui vont dorénavant stimuler notre croissance. Les discussions à ce sujet se poursuivent. Comment faire en sorte d’en tirer de plus grands avantages encore? Il ne s’agit pas seulement de miser sur l’éducation et la formation. C’est l’un des éléments, mais il faut également, comme je le disais, mettre à jour nos cadres de gestion pour tenir compte de ces facteurs. Il y a aussi les efforts déployés par le gouvernement canadien, aussi bien sur le plan national qu’à l’échelle des provinces, pour aider les entreprises à bien comprendre la nature de la propriété intellectuelle et en quoi elle peut être notamment un moteur de croissance et une porte d’accès au financement. Il faut veiller à ce que les gens d’affaires comprennent bien comment ils peuvent bénéficier de ces mécanismes.
On serait porté à croire que c’est une réalité que le milieu des affaires serait à même de bien saisir. Je ne crois toutefois pas que ce soit le cas pour les propriétaires de PME, comme je l’indiquais en réponse à une question précédente.
Le sénateur Gignac : Monsieur Burton, j’ai grandement apprécié votre témoignage. Je conviens avec vous que la sécurité nationale doit passer avant les considérations économiques, mais il n’en demeure pas moins que la Chine est un pays immense qui forme une masse bien intégrée. Vous avez indiqué au début janvier — dans le Globe and Mail , si je ne m’abuse — que le Canada doit se rendre à l’évidence. Comme vous l’avez dit, les portes du marché chinois nous sont maintenant fermées. Dans les faits, de nombreuses entreprises canadiennes exercent leurs activités en Chine. Il y a même plus de 12 % des actifs de l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada, notre plus important fonds de pension, qui sont actuellement détenus en Chine. Je peux vous assurer qu’il s’agit là de sommes colossales.
J’ai bien entendu ce que vous nous avez dit, et je peux seulement y aller de mes meilleurs efforts pour faire pencher la balance à titre de parrain de ce projet de loi. Si nous allons trop loin — car n’avons pas désigné expressément la Chine dans ce projet de loi, en nous contentant notamment de parler d’entreprises contrôlées par l’État — et si nous nous montrons tout à fait transparents, les autorités chinoises pourraient s’offusquer et vouloir riposter. Même si je crois comme vous que la sécurité nationale doit primer sur l’économie, nous devons trouver le juste équilibre, sans quoi les répercussions pourraient être désastreuses pour les entreprises canadiennes si nous allons trop loin dans la transparence et la réglementation.
Pouvez-vous nous en dire plus long sur cette recherche d’un juste milieu?
M. Burton : Si nous craignons les sanctions économiques de la part des dirigeants chinois et si nous ne sommes pas prêts à acquiescer à certaines de leurs demandes, nous devrions renoncer à en faire davantage. Lorsque la Chine impose comme elle l’a fait des restrictions totalement déraisonnables sur l’exportation de graines de canola du Canada parce que nous avons respecté notre traité avec les États-Unis dans un cas d’extradition, en plus des mesures qu’ils ont prises relativement à la viande du Québec, je ne pense vraiment pas que nous devrions riposter de quelque manière que ce soit. Nous ne ferions ainsi que les encourager à multiplier les représailles.
J’entends bien les inquiétudes que vous exprimez, mais il faut savoir que seulement environ 4 % de notre commerce de produits de base se fait actuellement avec la Chine. Comme de raison, la vaste majorité de ces échanges ont lieu avec les États-Unis. Reste à savoir ce qu’il en adviendra si M. Trump reprend le pouvoir. Nous vendons principalement en Chine des denrées agricoles et des minéraux, autrement dit, des produits pour lesquels il existe un marché mondial.
Les Chinois ont voulu imposer des contraintes aux Australiens parce que ceux-ci avaient notamment exigé une plus grande transparence quant aux origines de la COVID-19 en plus de prendre différentes autres mesures, mais l’Australie a été plutôt habile pour atténuer les répercussions négatives de ces restrictions sur son économie. Je ne crois pas que nous devrions nous laisser intimider par des menaces semblables.
Comme l’a indiqué le ministre Champagne, j’aimerais nous voir nous dissocier des dirigeants communistes chinois dans ce contexte. J’ai tendance à croire qu’il est préférable de nous en tenir à nos principes en évitant de consentir à tous ces compromis.
Je comprends bien cette réalité que vous évoquez, mais il y a des limites que nous devons établir dans le conflit mondial qui oppose la Chine, l’Iran, la Russie et le reste d’entre nous. Je crois donc que nous devons nous positionner fermement en faveur du système mondial en place sans nous laisser intimider par les menaces de la Chine, même si nous risquons de devoir en faire les frais.
Le sénateur Gignac : Si je comprends bien, il est bon que nous fassions partie du Groupe des cinq, car nous formons un bien petit pays en comparaison avec la Chine. Est-ce que l’harmonisation des pratiques qui ont fait leurs preuves en matière d’investissements directs étrangers à l’intérieur de ce Groupe des cinq pourrait nous permettre d’atténuer les effets de ce genre de représailles?
M. Burton : À mon avis, l’Australie s’est montrée beaucoup plus efficace en la matière. Il ne faut pas oublier que 30 % des produits de base de l’Australie, comme le minerai de fer, sont vendus en Chine. Je considère que les politiques australiennes contribuent davantage au maintien de l’ordre international fondé sur des règles que celles du Canada, un pays dont les enjeux sont beaucoup moins importants dans le cadre du commerce avec la Chine et qui, à mon sens, accuse un sérieux retard à ce chapitre.
Le sénateur Gignac : Vous semblez donc nous dire que nous devrions peut-être nous inspirer davantage de la législation australienne.
M. Burton : Comme je le disais, j’ai entendu le témoignage de M. Schaan, et j’ai bien l’impression que vous devriez faire le nécessaire pour vous assurer que la situation est exactement celle qu’il vous a décrite.
La présidente : Nous pourrions également entendre d’autres témoins à ce sujet.
Messieurs, merci beaucoup d’avoir bien voulu comparaître devant nous aujourd’hui pour éclairer notre analyse de certains de ces enjeux dont vous avez traité devant nous. Nous vous en sommes très reconnaissants. Je vous rappelle que vous aurez sans doute de nos nouvelles en vue d’un éventuel suivi.
(La séance est levée.)