LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 28 février 2024.
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui avec vidéoconférence à 16 h 15 (HE) pour procéder à l’étude du projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Je vous souhaite la bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je m’appelle Pamela Wallin et je suis présidente du comité.
J’aimerais vous présenter les membres du comité qui sont avec nous aujourd’hui : la sénatrice Bellemare; notre vice-président, le sénateur Loffreda; le sénateur Deacon, de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Gignac; la sénatrice Marshall; le sénateur Massicotte; la sénatrice Miville-Dechêne; la sénatrice Petten; la sénatrice Duncan, qui se joint à nous aujourd’hui — merci —, et le sénateur Yussuff.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada. Nous sommes heureux d’accueillir Patrick Leblond, qui est professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. Nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de vous joindre à nous. Nous vous remercions aussi d’avoir fait preuve de souplesse avec votre horaire au cours des derniers jours. Nous avons hâte d’entendre votre déclaration préliminaire, parce que vous avez des renseignements à nous transmettre au sujet de la sécurité nationale et du projet de loi.
Patrick Leblond, professeur agrégé, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci, madame la présidente.
[Français]
Mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie de l’invitation.
[Traduction]
Je ferai ma déclaration préliminaire en français, mais vous pouvez vous adresser à moi en anglais. Je répondrai aux questions dans la même langue que celle que vous utiliserez pour me les poser.
[Français]
En guise d’ouverture pour mes commentaires sur le projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada, j’aimerais discuter de trois aspects importants du projet de loi : premièrement, la nature d’un investissement constituant une menace à la sécurité nationale du Canada; deuxièmement, les sanctions imposées en cas de non-respect des engagements pris par un investisseur non canadien; troisièmement, la transparence quant aux décisions prises par le ou la ministre.
Commençons par la nature d’un investissement constituant une menace à la sécurité nationale du Canada. Le projet de loi modifie l’article 11 en ajoutant l’idée selon laquelle :
c) l’acquisition, en tout ou en partie, d’une unité exploitée [...] qui possède un établissement au Canada, qui emploie au Canada au moins un individu [...] ou qui dispose d’actifs au Canada pour son exploitation [...]
On dit ensuite que :
(ii) le non-Canadien pourrait, à la suite de l’investissement, avoir accès à des renseignements techniques importants [...] ou à des actifs importants [...]
Lorsque j’ai témoigné devant vos collègues de la Chambre des communes, j’ai fait remarquer que la question de l’unité — entity en anglais — semblait évacuer l’acquisition d’actifs directement. La loi définit actuellement une unité comme étant une personne morale, une société de personnes, une fiducie ou une coentreprise.
La question que je pose est la suivante : qu’advient-il si le même investisseur non canadien fait l’acquisition des mêmes actifs importants ou de renseignements techniques importants directement, sans acquérir l’entité elle-même? On peut très bien dire qu’au lieu d’acquérir l’entreprise, on va seulement acheter les données. On pourrait même parler d’un algorithme ou du code source d’un algorithme qui gère des questions d’infrastructure critique.
La question que je pose est la suivante : est-ce que la loi couvre ce genre de transactions? On dit être préoccupé par les questions de sécurité nationale, les actifs intangibles, et cetera, mais l’achat d’actifs directement est-il couvert par la loi? Dans mon allocution à vos collègues de la Chambre, j’ai dit non. En lisant la version modifiée que la Chambre vous a renvoyée, j’ai constaté qu’il y a eu deux ajouts de ce côté.
Le paragraphe 12(1) du projet de loi fait référence à l’alinéa 25.1b), où l’on dit que si c’est une entreprise d’État qui achète les actifs, on lève le drapeau rouge. Cela devrait être modifié. Il devrait y avoir un avis.
Ensuite, il y a une précision sur ce qui adviendrait si le projet de loi est accepté dans l’alinéa 25.1(2) : « [...] l’alinéa (1)c) comprend tout investissement visant l’acquisition, en tout ou en partie, des actifs d’une unité visée à cet alinéa. »
Est-ce que cela veut dire que cela comprend aussi les investisseurs non étatiques qui achètent des actifs représentant un risque pour la sécurité nationale? Je ne suis pas juriste, je ne veux pas commenter là-dessus, mais on pourrait penser que c’est l’interprétation qu’il faut donner à ces modifications. Cependant, je dois avouer que c’est une façon un peu obscure de dire que la loi va aussi s’appliquer à des acquisitions d’actifs qui pourraient potentiellement représenter une menace pour la sécurité nationale.
On retrouve cela dans beaucoup d’alinéas, le fait de dire que, dans le cas des entreprises d’État, en modifiant telle chose... Donc, la recommandation que je ferais au comité, c’est de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas faire en sorte que la loi soit claire dès le départ, plutôt que de se lancer avec l’idée qu’on exclut l’acquisition des actifs? Quelque part en chemin, on se dit qu’à l’article 25, finalement, l’acquisition des actifs pourrait être quelque chose à laquelle la loi s’applique. Je trouve que c’est une manière un peu obscure de faire les choses.
Je ne sais pas si la Chambre a simplement ajouté ces éléments en disant qu’il fallait que l’acquisition d’actifs soit faite directement, et pas l’acquisition d’une unité, et qu’il fallait couvrir cela. On a donc pensé à les ajouter, mais un peu par‑derrière. Est-ce que cela a le même poids sur le plan légal que si cela s’applique dès le départ quand on dit que tel type de transaction fait partie des transactions auquel la loi s’applique? C’est mon premier point.
Le deuxième point — et cela n’a pas changé par rapport à ce qui avait été présenté à la Chambre — a trait aux sanctions imposées en cas de non-respect des engagements pris par un investisseur non canadien.
Dans le cas d’une transaction, si un investisseur prend des engagements pour satisfaire le ou la ministre, ça va, mais qu’est‑ce qui arrive si cet investisseur ne remplit pas ses engagements? Dans le projet de loi, on prévoit une sanction monétaire d’un maximum de 500 000 $. Sinon, cela pourrait aussi, dans certains cas, être une sanction d’un montant de 25 000 $ par année.
Je dois vous avouer que cela me semble peu. Cela peut paraître beaucoup, mais dans l’ensemble, lorsqu’on parle d’entreprises ou d’investisseurs millionnaires ou milliardaires, 500 000 $, c’est un coup de fer en fade. On nous a posé une question : est-ce que la sanction est déductible d’impôt? Je n’ai pas de réponse à cela.
Pourquoi ne pas envisager une pénalité plus élevée, comme ce qui est prévu dans le projet de loi C-27? Dans le cas de la protection de la vie privée, on parle d’une pénalité de plus de 5 % du revenu mondial ou de 25 millions de dollars, selon ce qui est le plus élevé. Pourquoi, dans le cas d’un projet de loi, dit-on que la protection de la vie privée, c’est quelque chose d’important? Pourtant, ça peut même, dans certains cas, être une menace à la sécurité nationale. Dans un autre cas, on dit que le maximum pour des sanctions est de 500 000 $. Il me semble qu’il y a une très grande marge entre les deux.
Ce qui me fait toujours peur, personnellement, c’est qu’un investisseur non canadien prenne des engagements et dise ensuite : « Je ne vais pas les respecter et je paierai la sanction. »
Le ou la ministre aura toujours le pouvoir de dire : « On enlève le droit de vote à cet investisseur », mais encore là, si l’investisseur achète des actifs, qu’est-ce que cela veut dire? Il n’a plus le droit de vote? Est-ce qu’il faut forcer cet investisseur à revendre, comme cela se fait aux États-Unis, en disant : « Non, non, finalement, vous devez annuler la transaction. »
[Traduction]
La présidente : Monsieur Leblond, je vous demanderais d’aborder votre troisième point également. Merci.
[Français]
M. Leblond : Pour terminer, il y a la question de la transparence parce que sinon, c’est l’incertitude pour ce qui est des investisseurs. À la fin, on veut que les investisseurs non canadiens, étrangers, investissent au Canada. Ça, c’est le point de départ. S’il y a beaucoup d’incertitude quant à l’application de ces nouvelles mesures en matière de sécurité nationale, si on se demande si tels actifs sont couverts ou non, dans quel contexte et quelles sont les définitions d’actifs importants ou de renseignements techniques importants, si tout cela n’est pas clair pour les investisseurs ou pour les entreprises canadiennes — qui, dans certains cas, voudraient se vendre —, cela pourrait faire en sorte que des entreprises vont quitter le Canada pour s’installer ailleurs et aller chercher des investissements, ou alors il y aura des investisseurs étrangers qui ne viendront pas.
Je m’arrête ici et je vous remercie. J’ai hâte de répondre à vos questions.
[Traduction]
La présidente : Merci beaucoup. Nous allons tout de suite passer aux questions des sénateurs, à commencer par celles du vice-président, le sénateur Loffreda.
[Français]
Le sénateur Loffreda : Merci, monsieur Leblond, d’être ici avec nous aujourd’hui.
[Traduction]
J’ai entendu des points de vue divergents sur l’harmonisation de la Loi sur Investissement Canada avec les lois de nos homologues internationaux et du Groupe des cinq en ce qui concerne les menaces à la sécurité nationale. Certains estiment que nous sommes à la hauteur; d’autres ne sont pas de cet avis. Vous avez exprimé certaines préoccupations, surtout en ce qui concerne l’acquisition d’actifs directement plutôt que l’acquisition d’entités et la façon dont nos homologues surveillent ou traitent ces transactions. Quel est votre point de vue sur cette question cruciale? Croyez-vous que ce projet de loi améliorera notre réputation?
M. Leblond : Je vous remercie de la question. Je ne connais pas toutes les règles ou les lois sur l’investissement des pays du Groupe des cinq. Je connais davantage celles des États-Unis et le processus du Committee on Foreign Investment in the United States, ou CFIUS. Dans ce cas, oui, le projet de loi va améliorer les choses. Il donnera au ministre ou au gouvernement plus de pouvoirs, plus de mordant, pour protéger la sécurité nationale du Canada. C’est un pas dans la bonne direction. Pour moi, la grande question est la suivante : pourrions-nous en faire plus? Y a-t-il des angles morts? La question de l’acquisition directe d’actifs est importante à mes yeux. Je ne pense pas — du moins selon la façon dont je comprends le projet de loi — que la question soit abordée comme il se doit.
Les Américains ont beaucoup plus de pouvoirs en vue de bloquer l’acquisition des actifs, et pas seulement des entreprises. Ils peuvent annuler les transactions, même des années plus tard. C’est ce qui s’est produit avec Grindr, l’application destinée aux homosexuels, qui a été acquise par la Chine : les Américains ont dit non. Au départ, la transaction avait été acceptée, puis on a jugé qu’il s’agissait d’une menace à la sécurité nationale, et on a forcé la vente. On menace de prendre des mesures semblables avec TikTok, par exemple, aux États-Unis. D’une certaine façon, ils ont beaucoup plus de pouvoir non seulement avant, mais aussi après une transaction.
C’est beaucoup moins évident ici. Si une situation se présentait et que nous ne savions pas qu’elle représentait un enjeu, surtout avec la technologie et la façon dont elle évolue très rapidement, aurions-nous les outils nécessaires pour défaire ce que nous aurions peut-être permis il y a quelques années, ou pour revenir en arrière et annuler certains engagements en raison des changements mondiaux ou technologiques? Qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle ou... Nous ne savons toujours pas comment l’intelligence artificielle fonctionnera et quels seront les enjeux, mais pouvons-nous apporter des changements une fois l’acquisition ou la transaction complétée?
Les Américains ont un pouvoir d’agir beaucoup plus grand et peuvent annuler des transactions après coup. Nous devrions peut‑être songer à faire la même chose. Cela ne passera peut-être pas par le projet de loi actuel, mais par le prochain. Si nous pouvions aller un peu plus loin cette fois-ci, ce serait très bien.
Le sénateur Loffreda : Pour revenir aux Américains, vous dites que vous connaissez très bien leur situation.
M. Leblond : Je la connais bien. Je n’irais pas jusqu’à dire « très bien ».
Le sénateur Loffreda : Quelles mesures devrions-nous mettre en œuvre? Notre projet de loi prévoit un avis préalable pour les investissements qui pourraient entraîner l’accès à des renseignements ou biens de nature délicate. C’est clair. Pourquoi n’aurions-nous pas le pouvoir de faire la même chose et de renverser une transaction au bout de quelques années? Nous avons le préavis, même si les biens sont acquis directement. Que font les Américains différemment? Que devrions-nous faire, et que nous ne faisons pas avec ce projet de loi?
M. Leblond : Il y a un préavis, mais selon ce que je comprends, le ministre décidera s’il permet la transaction, qu’il s’agisse de l’acquisition d’une entité ou de l’acquisition de biens.
L’un des problèmes avec les biens, surtout lorsqu’il est question de biens intangibles, c’est qu’il est possible qu’une société canadienne les acquière, mais qu’un investisseur étranger les prenne et les transfère à l’extérieur du Canada. Je pense aux données de façon particulière. Il faut évidemment veiller à aborder ce risque dans les préavis et les évaluations préalables. Après coup, il sera peut-être trop tard.
Selon ce que je comprends des lois des États-Unis, la nature physique des biens n’est peut-être plus là, mais le pays a le pouvoir de trouver d’autres moyens de forcer une société ou un investisseur à ne pas mener leurs activités au pays par la suite.
Je ne vois tout simplement pas ce pouvoir ici, comme je l’ai dit dans mon discours préliminaire, surtout en ce qui a trait aux connaissances techniques et aux biens de nature intangible, qui peuvent facilement être déplacés et sur lesquels on exerce peu de contrôle une fois la transaction faite. Y a-t-il un moyen d’ajouter un peu de mordant à la loi ou à tout le moins d’appliquer des sanctions plus importantes?
Le sénateur Loffreda : Merci.
La sénatrice Marshall : Nous vous remercions d’être avec nous aujourd’hui. Vous avez évoqué trois points, et le troisième était la transparence. Vous avez parlé de l’incertitude associée aux investissements au Canada. Nous voulons plus d’investissements étrangers directs, et le projet de loi aborde la question. Où est l’incertitude? Est-ce que cela revient à ce que vous avez dit au sujet du manque de clarté de certaines dispositions?
Nous n’avons pas encore vu les règlements, et nous savons que c’est là que se trouve le meilleur. Pourriez-vous nous parler de la transparence et de ce que vous pensez de certaines dispositions, qui manquent de clarté selon vous, surtout les amendements qui ont été faits à la Chambre des communes?
M. Leblond : Comme je l’ai dit, il y a eu des progrès en matière de communication et de transparence. De toute évidence, le projet de loi contient également des dispositions qui protègent la vie privée, qu’il soit question d’entreprises ou de particuliers, surtout en matière de sécurité nationale, et j’estime que c’est une bonne chose.
J’ai l’impression que c’est plutôt un problème de longue date lié à la Loi sur Investissement Canada, à son application et à la transparence de la décision. Lorsque quelque chose cloche et qu’une transaction n’a pas lieu, on ignore souvent pourquoi, ou on n’a peut-être qu’une vague idée.
Il y avait déjà des dispositions au sein de la loi jusqu’à un certain degré avant ces changements proposés pour voir si une transaction serait acceptée ou non. Il est évident que les investisseurs veulent le savoir avant de se lancer. Ils ne veulent pas prendre des risques et attendre de voir ce qui va se passer. Ce sont souvent des projets de centaines de millions de dollars, voire de milliards de dollars, et ils veulent être sûrs que leur investissement sera approuvé en fin de compte.
Alors oui, la réglementation sera importante. Quels sont les actifs importants? Qu’en est-il des exigences techniques ou des connaissances? Qu’est-ce que c’est, que tout cela? Qu’est-ce qui est important?
Comme je l’ai dit, la technologie évolue très rapidement. Il y a quelques années, personne ne parlait de minéraux critiques. Aujourd’hui, ils occupent une place stratégique dans le secteur. Ils sont essentiels. Il y a quelques années, on parlait de l’IA comme de quelque chose qui allait se produire. Aujourd’hui, c’est à peu près la seule chose dont on parle, en plus des minéraux critiques.
Adaptera-t-on la réglementation ou choisira-t-on à nouveau de prendre des décisions de façon plus ponctuelle? Déjà, des sociétés minières ont dit songer à délocaliser leur siège social et leur base juridique. J’ai lu un article récent sur des sociétés minières au Canada qui envisagent d’aller s’installer dans un pays où il n’y aura pas ce type de protection de la sécurité nationale ou des investissements, ce qui leur permettrait d’être libres d’obtenir du financement de qui elles veulent.
La sénatrice Marshall : Je sais que les choses vont changer à l’avenir. Il y a la Stratégie canadienne des minéraux critiques maintenant. On dépose de nouveaux projets de loi, mais, en tant que comptable, je trouve qu’ils arrivent par bribe. De plus, nous n’avons jamais l’impression d’avoir une vue d’ensemble claire.
Nous en avons adopté avant Noël et nous en étudions maintenant de nouveaux. On nous a dit qu’il y en aura d’autres, et que la réglementation prendra environ 24 mois. Cela fait-il une différence? Il le faudrait, n’est-ce pas?
M. Leblond : Oui, cela change la donne pour les investisseurs et les entreprises canadiennes qui recherchent ces investissements. Je pense à une jeune entreprise d’IA qui essaie d’obtenir du financement. Si le fonds d’investissement contient des fonds souverains ou d’autres types d’investisseurs dont nous sommes incertains, cela va-t-il créer de l’incertitude? Ce type d’entreprise pourrait décider d’aller s’installer aux États-Unis pour obtenir du financement.
Y aurait-il moyen de faire preuve d’une plus grande transparence dès le départ? Serait-il possible par exemple de veiller à ce que nous obtenions des rapports sur les décisions prises? Le ministre, par exemple, pourrait nous expliquer ce qui a été accepté ou non, et pourquoi, ou même la raison pour laquelle l’investisseur s’est retiré. Souvent, nous ignorons pourquoi un investisseur se retire.
Le sénateur C. Deacon : Je vous remercie d’être des nôtres, monsieur Leblond. Vous abordez nombre de questions que nous avons longuement étudiées au printemps dernier, comme la façon de maximiser la valeur des actifs incorporels et la protection de la valeur de ces actifs dans notre économie. Nous devons permettre à nos investisseurs de se retirer, souvent au profit d’une multinationale, afin que nos entrepreneurs et nos équipes puissent continuer à construire et à innover. Cela fait partie du processus, mais il faut imposer une certaine limite à l’échelle hautement stratégique.
J’ai été particulièrement frappé par vos commentaires sur l’absence d’amendes ou de sanctions lorsque les données peuvent être un élément clé de ce qui est acquis, et, en fin de compte, de l’accord qui est violé.
J’aimerais que vous m’en disiez plus sur les données, si possible. Les Canadiens souffrent présentement d’un vide de données. Elles quittent le pays à un rythme effréné. Comment pourrait-on trouver un équilibre à cet égard, selon vous? Il est essentiel d’en avoir un pour que nos entrepreneurs et nos innovateurs créent de la richesse et que nous parvenions de plus en plus à en maximiser la valeur au fil du temps. Les données revêtent la plus grande importance à l’heure actuelle. Nous l’avons relevé dans notre rapport. Elles sont au cœur de tout.
M. Leblond : Tout d’abord, je dirais qu’il faut séparer les données qui pourraient représenter un risque pour la sécurité nationale. Si on parle de données personnelles auxquelles un investisseur malin aurait accès, par exemple, et qu’il pourrait ensuite utiliser pour faire chanter des individus, cela mettrait en danger la sécurité nationale. Il s’agit là d’un risque qu’il convient de prendre en considération.
Il y a également l’enjeu de la valeur des données. Je pense que c’est ce à quoi vous faisiez référence, si je vous ai bien compris. Ces données sont associées à des entreprises canadiennes. Lorsqu’on examine s’il y a un bénéfice net pour le Canada, tient‑on compte de ces données? Cela nous ramène à la question de la transparence : nous sommes tenus dans l’ignorance. Si une décision est prise, on nous dit que certains facteurs ont été examinés, mais il est très difficile d’en savoir plus.
Les données commerciales sont parfois très difficiles à quantifier. On se demande quelle est leur valeur réelle. Pour une petite entreprise, la valeur n’est peut-être pas énorme, mais pour Google ou Meta, par exemple, elles valent beaucoup plus, maintenant qu’ils y ont accès et qu’ils les relient à leurs activités. Cela dit, c’est ainsi que le marché fonctionne. En fin de compte, c’est au vendeur que revient la tâche d’essayer de capter une partie de cette valeur. Ce n’est pas au gouvernement de fixer les prix. Il ne lui revient pas de dire : « vous vendez à ce prix-là, alors nous n’allons pas autoriser la transaction ». Je ne pense pas que ce soit le rôle du gouvernement.
Il s’agit d’un aspect que le gouvernement pourrait examiner à l’étape de la réglementation. Si on pouvait avoir une idée de la façon dont il prend ses décisions, de ce qui pèse dans la balance et de l’importance qu’il accorde au calcul du bénéfice net ou aux risques pour la sécurité nationale, on pourrait mieux comprendre ce qui entre en ligne de compte dans ses décisions. Les investisseurs et les vendeurs pourraient également avoir plus de facilité à vendre une partie de leur entreprise ou de leurs actifs.
Le sénateur C. Deacon : Pour mieux planifier?
M. Leblond : Oui, dans la mesure du possible, mais ce n’est pas chose facile. Malheureusement, je n’ai pas de libellé à vous proposer pour la loi, mais c’est une préoccupation que j’ai relevée. On veut avoir plus d’informations, soit. Cela dit, si on fait une erreur, peut-on revenir en arrière et la corriger?
Le sénateur C. Deacon : [Difficultés techniques]. Merci.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais poursuivre, si vous me le permettez, sur la transparence. Je suis assez impressionnée, dans un sens, mais aussi surprise que vous alliez aussi loin en disant que pour chaque décision, il faut un rapport, il faut savoir ce qui s’est passé et pourquoi on a accepté ou non cet investissement. Or, les fonctionnaires qui ont témoigné devant nous ont dit : « Attention! Non, s’il y a des secrets d’entreprises, on ne peut pas aller jusque-là. » Dans l’article 19, il est indiqué que le ministre peut, s’il le veut, rendre la décision publique.
Comment expliquez-vous cette différence d’opinions assez importante, quand même?
M. Leblond : D’un côté, il est vrai qu’il faut protéger les secrets d’entreprises. Dans certains cas, il peut s’agir de données personnelles. Cet enjeu est important, sinon les choses bloqueront encore plus, surtout si les investisseurs voient que, tout à coup, toute cette information sera rendue publique.
Entre le fait que le ou la ministre peut agir et rien du tout, il y a peut-être quelque chose entre les deux qu’on peut faire. Le fait de rendre publique la décision complète avec tous les détails ne serait peut-être pas une bonne idée. Toutefois, il pourrait y avoir un sommaire obligatoire contenant les éléments les plus importants, les pour, les contre dans le cas de telle décision, et peut-être la raison pour laquelle on a mis le poids sur certains facteurs. Ces éléments pourraient être rendus publics, sans entrer dans des détails susceptibles d’avoir un impact négatif ou néfaste sur l’entreprise ou l’investisseur.
La sénatrice Miville-Dechêne : Si on dit que la compagnie va voler nos secrets d’État, vous comprendrez que la compagnie, d’une part...
M. Leblond : Eh bien, moi j’aimerais le savoir. Si on dit que la compagnie va nous voler nos secrets d’État et que l’on accepte quand même la transaction, moi, en tant que membre du public, j’aimerais le savoir.
La sénatrice Miville-Dechêne : Bien sûr.
M. Leblond : Si on me dit que non, justement, on ne l’a pas fait parce qu’on juge... Il y a toujours moyen de formuler les choses en disant que ce sont des bandits, donc non, on n’a pas accepté la transaction.
Toutefois, on peut toujours dire qu’il y a un risque important que telle transaction puisse avoir un impact sur des données ou des renseignements. Il me semble qu’il y a des manières de le faire. En général, les fonctionnaires sont assez bons dans ce domaine. Au moins, s’il y a une certaine reddition de comptes qui est obligatoire, la loi devrait indiquer que le ou la ministre doit faire rapport. Après, il faudra voir ce qu’on met là-dedans et jusqu’où on peut aller. Il me semble que ce genre d’élément peut être discuté.
La sénatrice Miville-Dechêne : Plusieurs pays ont déjà des lois de ce type. Les lois qui existent partout dans le monde ont‑elles une certaine transparence qui ressemble à celle que vous souhaitez?
M. Leblond : Malheureusement, je ne peux pas vous dire oui ou non. Je n’ai pas fait la recherche. Je vais prendre cela en note et je pourrai vous revenir là-dessus, si vous voulez.
La sénatrice Miville-Dechêne : Oui, ce serait formidable. Merci.
[Traduction]
La sénatrice Petten : À votre avis, quelle sera l’incidence du projet de loi C-34 sur l’investissement étranger?
M. Leblond : C’est difficile à dire. Ce projet de loi aura une incidence, car il donne plus de mordant au gouvernement jusqu’à un certain point, mais sa portée est limitée. Cependant, il constitue un progrès. Comme nous le constatons déjà, il amène des entreprises à relocaliser peut-être pas leurs activités, mais leur siège social. Des dirigeants vont choisir d’incorporer leur entreprise à Dubaï ou ailleurs. Ils se diront : « Nous savons que personne ne va nous importuner là-bas si nous cherchons du financement pour réaliser certains projets. Nous pouvons éviter le risque qu’une transaction n’ait pas lieu ou que nous devions vendre l’entreprise. » Par exemple, dans le cas d’une exploitation minière située à l’extérieur du Canada, ils pourraient se demander : « Pourquoi s’agit-il d’un enjeu? Oui, nous sommes une entreprise canadienne, mais nos activités sont situées dans un autre pays. Si nous obtenons du financement de la Chine, pourquoi cela serait-il un enjeu de sécurité nationale pour le Canada? » C’est ce qui pousse certains dirigeants d’entreprises à décider de ne pas courir le risque. Est-ce que cela signifie que nous perdrons des sièges sociaux et les avantages qu’ils procurent à l’économie? Perdrons-nous des investissements de grandes entreprises canadiennes en voie de devenir des chefs de file mondiaux, qui pourraient à un certain moment amener des retombées supérieures au Canada et aux Canadiens?
Je répète que la sécurité nationale est un concept un peu flou. Des dirigeants et des investisseurs pourraient chercher d’autres possibilités et relocaliser leurs activités pour que tout soit clair. Par contre, ils n’iront pas forcément aux États-Unis, où ils pourraient rencontrer les mêmes problèmes. Ils pourraient envisager des pays où il n’y a pas d’enjeux de sécurité.
La présidente : Nous passons au sénateur Gignac, le parrain du projet de loi au Sénat. Allez-y.
[Français]
Le sénateur Gignac : Bienvenue, monsieur Leblond, et merci de votre témoignage. Vous y avez fait allusion dans vos remarques préliminaires. Depuis votre témoignage à l’autre endroit, des amendements ont été apportés au projet de loi. Vous êtes peut-être maintenant plus favorable au thème des entités et des actifs alors qu’il n’en était pas question dans la première version, même s’il y a sans doute place à l’amélioration.
Y a-t-il d’autres éléments que vous n’avez peut-être pas mentionnés et qui auraient pu ou non faire l’objet d’amendements?
M. Leblond : Je vous avoue que je me suis concentré sur ces enjeux, parce que j’essayais justement de voir ce qui avait changé, étant donné que c’était un des éléments importants. J’ai été surpris de voir que la question des sanctions, qui avait déjà été soulevée, n’avait pas été touchée. On fait mention de l’importance des actifs intangibles et de la propriété intellectuelle. Sauf dans le cas de l’acquisition des actifs directement qui, selon moi, est un des éléments fondamentaux du risque associé, si on parle de sécurité nationale, je dois avouer que je me suis concentré là-dessus, et non sur les autres éléments qui auraient pu faire l’objet de modifications.
Le sénateur Gignac : Évidemment, la reddition de comptes a fait couler beaucoup d’encre. Je vous amènerais toutefois sur un autre terrain.
Le pouvoir que l’on donne au ministre a aussi fait couler de l’encre. Le pouvoir relevait auparavant du Conseil des ministres; or, le ministre jouit désormais d’un pouvoir très important. Avez-vous des remarques ou des observations à faire à ce sujet? Sauf erreur, on procède de façon un peu semblable aux États‑Unis, alors que le pouvoir est plus concentré. Évidemment, nous n’avons pas le même système politique, mais la sécurité nationale est quand même assez concentrée aux États-Unis.
M. Leblond : De ce que je comprends du système américain, c’est le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) qui prend les décisions. C’est donc un comité, et non le secrétaire au Trésor. Encore là, il est vrai qu’en fin de compte, la décision est celle d’une seule personne, surtout s’il n’y a pas de reddition de comptes. C’est-à-dire que si on laisse au ministre le choix de rendre publique ou non la décision ou une partie de la décision, c’est une question de confiance. On doit se demander à quel point on a confiance.
Je crois que l’idée d’un comité, qu’il s’agisse du Cabinet, comme c’était le cas auparavant, ou d’un autre comité semblable à celui qui existe aux États-Unis serait peut-être la solution.
Le sénateur Gignac : Pouvez-vous parler brièvement de ce comité qui existe aux États-Unis?
M. Leblond : Ce sont des experts qui examinent la question. Ici, ce sont les fonctionnaires qui en font beaucoup, mais encore là, on ne les connaît pas, alors que les membres du comité américain sont connus; il y a donc une certaine indépendance, et là, c’est une recommandation qui est faite au secrétaire.
Le sénateur Gignac : Est-ce que vous recommanderiez de s’inspirer de ce que l’on voit aux États-Unis?
M. Leblond : Oui. L’avantage d’avoir ce genre de comité serait d’amener plus de perspective et peut-être même une meilleure compréhension des enjeux qui pourraient être associés à des décisions, surtout si elles deviennent de plus en plus complexes.
Le sénateur Massicotte : Merci, monsieur Leblond, d’être parmi nous aujourd’hui. C’est très apprécié.
Je voudrais partager avec vous mon souci des conséquences pour voir comment vous allez réagir. Quand vous regardez toutes les mesures qui ont été prises — vous parliez un peu plus tôt des méthodes, des structures et de certaines transactions, y compris un bail à long terme. Il y a beaucoup d’exemptions. Je crains que nous devions travailler très fort pour aller chercher la transaction idéale — on ne parle pas d’un grand nombre de transactions, après tout —, et dans 10 ans, on va se rendre compte qu’il était ridicule d’agir de la sorte. Nos économies sont basées sur le libre-échange, et conséquemment, il y a des avantages majeurs à la croissance économique. C’est tellement facile de dire non. Je crains que ce ne soit un gaspillage de temps et qu’on n’arrive nulle part.
M. Leblond : C’est un risque. Je ne dis pas que vous avez tort; effectivement, ce pourrait être un coup d’épée dans l’eau. Par contre, c’est une occasion de réfléchir. Selon moi, et c’est un peu le but de mon allocution et de mes commentaires, cela nous donne l’occasion de réfléchir vraiment aux outils ultimes qu’on a lorsqu’on parle de protéger la sécurité nationale du pays, parce que dans le fond, c’est le sujet qui est au cœur de ce projet de loi. Il faut aussi établir que la Loi sur Investissement Canada a été développée pour des transactions assez spécifiques.
L’enjeu est de savoir si on pourrait élargir, quand on parle de transactions... Est-ce qu’on parle uniquement de la création de nouvelles entreprises ou de l’achat d’une entreprise? Est-ce qu’il faut penser de manière plus large? Est-ce qu’il faut voir les outils qu’on possède pour justement protéger notre économie, la valoriser et protéger notre sécurité nationale?
Dans le fond, ce qu’on voit en ce moment, c’est plutôt une modification qui est un peu à la marge. On maintient la structure actuelle de la loi, mais on y ajoute certains éléments pour qu’elle ait un peu plus de mordant. Cependant, à la fin, est-ce que cela va changer quelque chose? Cela reste à voir.
Je pense qu’il faut se demander, lorsqu’on parle d’investissements, si ce sont juste des transactions d’un investisseur qui achète des actions d’une entreprise ou d’une société. Il y a des types de transactions plus complexes — ou plus simples, d’une certaine manière. Il y a des transactions dans lesquelles on parle de location pour acheter ou pas. En pratique, c’est la même chose, qu’on soit propriétaire ou non, qu’on ait une location, qu’on ait accès aux données.
Ce que j’aimerais, quand on parle d’investissements, c’est qu’on puisse repenser tout cela et que ce n’est pas juste... Il y a une entité et on achète des parts de cette entité, et c’est ça, une transaction. Il faut élargir notre conception de ce qu’est un investissement et de la forme que cela peut prendre, surtout aujourd’hui, si on parle d’actifs de nature intangible, ou simplement d’accès à l’information. Dans certains cas, est-ce qu’il y a des transactions où l’on peut avoir accès à de l’information et où c’est quelque chose qui passerait complètement sous le radar? Possiblement.
Donc, comme je le disais, c’est une question qui se pose dans le cas d’une jeune entreprise qui obtient du financement auprès d’une société d’investissement; qui est derrière cela, et quel accès ont-ils aux informations? Est-ce qu’on remonte toute la chaîne?
La sénatrice Bellemare : J’aimerais revenir aux questions qui ont été posées par d’autres sénateurs, en particulier par le sénateur Gignac. Vous avez expliqué qu’aux États-Unis, il y a un conseil. Je suis inquiète de l’autorisation accrue qu’on donne au ministre et par tout le côté ministériel par rapport à l’action. Sur le plan de la transparence, ce pourrait être intéressant d’encadrer un conseil ou un comité avec des critères particuliers dans son étude des différents dossiers, et de faire par exemple l’évaluation coût-bénéfice, de tenir compte de l’accès ou de l’investissement dans les actifs intangibles.
Si on allait dans cette direction, quelles seraient, selon vous, les qualités des membres d’un tel comité?
M. Leblond : Le travail d’un tel comité, en principe, serait ou devrait être fait par les fonctionnaires qui appliquent la loi. Lorsqu’il y a une transaction, ces gens font le calcul. Ultimement, ils le font pour le ministre en place. C’est un système beaucoup plus fermé. Effectivement, s’il y avait un comité formé des fonctionnaires et du ministre, justement avec des perspectives différentes...
Je crois que dans ce cas, cela pourrait avoir, si on parle de ce qu’on peut aller chercher... Je sais que vous êtes économiste de formation, mais cela ne prend pas que des économistes. Il faut aussi des gens qui ont des expertises sectorielles. Est-ce qu’on voudrait des gens qui ont une expertise du secteur agricole, du secteur minier ou du secteur des hautes technologies, pour dire qu’on a un expert ou une experte dans ce domaine qui peut dire que c’est ainsi que cela fonctionne? Oui, l’investisseur ou la compagnie qui vend nous dit cela, mais il faut être en mesure de nous mettre au défi, alors que parfois, les fonctionnaires n’ont pas toujours l’expertise nécessaire, parce qu’ils effectuent toute une série de transactions dans différents domaines. Donc, je dirais qu’au minimum, cela prend des expertises sectorielles à tout le moins, peut-être des ingénieurs dans certains cas, dans d’autres cas des économistes, dans d’autres cas des juristes, des agriculteurs peut-être; pourquoi pas?
La sénatrice Bellemare : Absolument. Vous voyez un comité de neuf personnes? Si on allait dans cette direction, il faudrait faire une petite recherche?
M. Leblond : Je pense que ça vaut la peine d’étudier cette possibilité; l’occasion est là.
La sénatrice Bellemare : Si on comparaît avec les États-Unis, cela pourrait être un avantage pour nous. Au moins, cela ne crée pas un désavantage si on a une structure trop différente de celle des États-Unis. À ce moment-là, les investisseurs ont un processus semblable dans les deux pays.
M. Leblond : Il faudrait voir quels sont les protocoles du côté américain pour les gens qui sont nommés et voir comment c’est fait. Il faudrait que je regarde cela plus en détail.
[Traduction]
Le sénateur Yussuff : Merci d’être ici, monsieur Leblond. J’ai deux questions à poser. La première concerne la non‑conformité. Vous craignez que les pénalités ne soient pas adéquates si une entreprise ne répond pas aux exigences du Canada. Compte tenu de ce que vous avez dit, pensez-vous que les pénalités devraient être plus élevées que ce que propose le gouvernement?
M. Leblond : Si je puis reformuler votre question, vous me demandez si les pénalités devraient être plus sévères en cas de non-conformité.
Je pense que oui. De nos jours, un demi-million de dollars ne représente pas grand-chose pour bien des investisseurs. Ce n’est même pas le prix moyen d’une maison au Canada. Dans quelle mesure ces pénalités seront-elles dissuasives? Certains s’engagent à faire quelque chose pour réaliser une transaction et conclure un marché, mais par la suite... Nous voyons tellement de gens en société s’engager, puis le projet tombe à l’eau. Les promoteurs se voient ensuite imposer une sanction très faible, et il est trop tard.
Nous savons que dans certains cas, comme en Europe, il y a un règlement sur la protection des données, et les pénalités équivalent à 4 % des revenus mondiaux là-bas. Oui, les pénalités ici sont plus faibles que cela. Pour une très grande entreprise, même un milliard de dollars peut ne pas représenter grand-chose, mais si c’est ce qu’on prévoit dans un autre projet de loi, pourquoi ne pas être conséquent? Si la pénalité s’élève ailleurs au montant le plus faible entre 5 % des revenus mondiaux et 25 millions de dollars, pourquoi parle-t-on de 500 000 $ dans ce projet de loi? Si la sécurité nationale est si importante et que le gouvernement demande à ce que les dirigeants d’entreprise s’engagent en ce sens, il me semble que les pénalités devraient être plus élevées et causer des dommages réels.
Le sénateur Yussuff : Les actifs incorporels ne sont pas un concept nouveau, mais étant donné leur valeur et toute l’attention qu’ils reçoivent en ce moment, pensez-vous que les fonctionnaires soient bien conscients des conséquences de leurs décisions sur une entreprise dont le principal objectif est de vendre des données parce que ses dirigeants en connaissent la valeur? Pensez-vous que les fonctionnaires comprennent bien ce concept, étant donné toutes les prises de contrôle et les fusions qui se produisent au pays?
M. Leblond : Je ne peux pas parler au nom des gens qui mènent les analyses.
Le sénateur Yussuff : Qu’avez-vous observé jusqu’à maintenant?
M. Leblond : C’est parfois difficile de savoir ce qui a été pris en compte dans une décision. On en revient à la transparence. Je pense que les fonctionnaires sont bien au courant. Ce genre de choses a fait l’objet d’assez de discussions, mais c’est ce que le sénateur Deacon disait quand il mentionnait la nécessité de trouver un équilibre. Nous ne voulons pas dire non plus que les données et la propriété intellectuelle doivent rester ici sous le contrôle d’entreprises canadiennes. Y aura-t-il un effet sur les investissements en recherche et développement pour lancer des projets? S’ils ne peuvent pas vendre leurs données au bout du compte parce que les transactions seront bloquées, les dirigeants d’entreprises ne voudront pas se mouiller ou ils iront faire des affaires ailleurs.
Je présume qu’on en tient compte dans l’analyse des avantages nets. Les données vont se retrouver sous contrôle étranger. Si je mets de côté les préoccupations de sécurité nationale pour m’intéresser seulement à la création ou à la propriété intellectuelle, les données appartiendront à un investisseur étranger qui en tirera des revenus.
Oui, il faut en tenir compte. Cela dit, la propriété intellectuelle et les actifs incorporels devraient-ils bien relever de la Loi sur Investissement Canada? Faudrait-il prévoir des règles à ce sujet ailleurs, devrait-on plutôt en discuter dans le contexte des communautés de brevets que pourraient avoir de petites entreprises et que le gouvernement pourrait favoriser, par exemple?
Allons-nous nous mettre à examiner chaque projet de loi et à nous demander si chacun régit telle ou telle chose isolément? Ne devrions-nous pas plutôt miser sur une stratégie plus holistique et tenir compte de tous les outils du gouvernement en matière de sécurité économique, de sécurité nationale et d’investissement pour régir les actifs incorporels qui créent de la valeur? Comment les lois se recoupent-elles, et comment pouvons-nous nous assurer qu’il n’y a pas d’échappatoire?
J’ai indiqué avoir des craintes concernant l’achat d’actifs, mais il se peut que j’aie oublié d’autres aspects de la situation qui pourraient être problématiques. Je vous invite, vous et vos collègues de la Chambre, à peut-être forcer le gouvernement à réfléchir de manière plus holistique aux divers projets de loi, plutôt qu’à prendre telle mesure maintenant puis telle autre plus tard. Ne va-t-il pas y avoir des choses qui tombent entre les mailles du filet?
La sénatrice Duncan : Je vous remercie infiniment de votre présentation d’aujourd’hui. J’aimerais revenir sur quelques thèmes.
Vous avez fait allusion à la complexité de l’investissement. Il faut attirer les investissements étrangers, mais aussi préserver un équilibre à cet égard. Il y a également la surveillance des investissements étrangers. Même si je suis heureuse que mes collègues parlent d’échange de données et de renseignements, j’aimerais aborder les ressources, et pas seulement les minéraux critiques. Nous avons par exemple des bateaux de pêche appartenant à des particuliers, je crois — la sénatrice Petten me corrigera au besoin. Ils sont une bonne affaire et ont une immense valeur, et pourraient être vendus à des intérêts privés. Les fermes familiales individuelles pourraient également être vendues ainsi.
Au Yukon, nous avons des exploitations minières d’or, qui sont des entreprises appartenant à une seule famille. Elles sont comparables à des fermes familiales. Toutes ces installations pourraient être vendues à l’étranger à tout moment. La Loi sur Investissement Canada est conçue pour attraper les grands joueurs. Qui surveille le menu fretin?
M. Leblond : Personne ne le fait.
La sénatrice Duncan : Par conséquent, à quel moment une personne du gouvernement canadien examine-t-elle un investissement étranger au pays et détermine-t-elle s’il représente un risque pour la sécurité nationale ou non?
M. Leblond : Je crois savoir que si quelqu’un signale la situation, l’investissement pourrait être examiné. Or, ce n’est certainement pas en raison des seuils, à moins qu’une chose se produise et qu’une personne décèle un risque clair pour la sécurité nationale. Dans ce cas, les seuils ne s’appliquent pas.
C’est évidemment possible si une transaction implique une entreprise d’État étrangère. Mais encore une fois, beaucoup de ces transactions sont très petites et passeraient probablement inaperçues.
Je dirais en effet que cela n’arriverait pas à l’heure actuelle. Il se peut qu’à un moment donné, un journaliste ou une personne puisse dénoncer une chose, puis qu’un responsable se penche sur la transaction, mais ce ne serait pas nécessairement dans le contexte de la Loi sur Investissement Canada.
La sénatrice Duncan : En d’autres termes, le seuil est-il trop élevé pour inclure les PME?
M. Leblond : Je ne veux pas dire que le seuil est trop élevé. Encore une fois, nous devons évaluer les risques. Pouvons-nous être proactifs? Il est certain que la loi telle qu’elle est conçue aujourd’hui ne travaille pas en amont. Elle ne cherche pas à savoir ce qui se passe. En fait, il faut aviser les responsables. Il se peut qu’ils découvrent quelque chose et l’examinent. Dans le cas contraire, il faut les en informer, sans quoi il pourrait y avoir des sanctions et des conséquences.
Dans le cas de ces transactions, une personne qui achète une ferme pourrait se demander pourquoi elle devrait en informer qui que ce soit, sauf les autorités locales, pour confirmer que la terre appartient désormais à l’acquéreur plutôt qu’au propriétaire précédent. Il en va de même pour un navire de pêche. En matière de sécurité nationale, nous savons que des petites transactions ou une accumulation de petites transactions qui passent inaperçues peuvent parfois devenir problématiques. Y a-t-il un endroit au sein de l’appareil gouvernemental où l’on réfléchit au moins à ces risques potentiels? Dans l’affirmative, comment les déceler?
Pour l’instant, ce n’est certainement pas ce dont nous parlons ici, mais c’est peut-être une chose que nous devons examiner. Existe-t-il un moyen d’utiliser la technologie? Nous parlons ces temps-ci d’apprentissage automatique et d’intelligence artificielle, qui a la capacité de traiter une grande quantité d’informations. Je n’en sais rien. Les transactions pourraient-elles, d’une manière ou d’une autre... Ces mégadonnées pourraient être examinées par une machine à l’aide de protocoles pour déceler toutes les acquisitions à l’échelle municipale ou provinciale, puis elles seraient traitées par une machine. Au moins, la machine trouverait le bateau de pêche, et dirait que quelqu’un devrait peut-être se pencher sur le dossier. Ce pourrait être une façon de procéder, mais il est certain qu’à l’heure actuelle, le système ne privilégie pas ce type d’approche préventive. En revanche, nous ne pouvons pas dire que nous allons simplement engager des millions de personnes pour vérifier chaque transaction. Ce serait trop lourd.
La présidente : Je vous remercie de cette réponse. Nous allons écouter la dernière intervention de notre vice-président dans un instant, mais pour le bien de tous, j’ai demandé aux analystes d’essayer de dresser une liste des suggestions que nous avons entendues de nos différents témoins, qui pourraient être des observations ou mener à autre chose. Vous devriez tous y réfléchir avant notre retour, car nous en serons aux dernières étapes lorsque nous reprendrons après la relâche.
Le sénateur Gignac : Le ministre viendra-t-il comparaître?
La présidente : Oui, il le fera après la relâche. Nous recevrons un témoin demain, et un autre à notre retour, puis ce sera le ministre.
Le sénateur Gignac : D’accord, nous devons donc...
La présidente : Préparez-vous mentalement à tout cela. Le dernier intervenant est le sénateur Loffreda.
Le sénateur Loffreda : Je suis heureux d’être le dernier.
Lorsque nous parlons d’acquisitions, nous pensons souvent au contrôle, mais il y a aussi l’acquisition d’une influence notable. Lorsque j’étais comptable, je me souviens que celle-ci se chiffrait à 20 %, ce qui est un volet extrêmement important. Votre principale préoccupation est que ce projet de loi ne couvre pas aussi bien qu’il le devrait l’acquisition d’actifs plutôt que de l’entité en présence d’une menace pour la sécurité nationale. Vous l’avez clairement exprimé.
Dans le même ordre d’idées, une autre source de préoccupation qui me vient à l’esprit concerne un investisseur faisant l’acquisition d’une participation non majoritaire d’une entité, mais qui acquiert une influence notable en raison de la présence de plusieurs actionnaires. Nous pouvons penser à de nombreuses entités publiques où la participation est inférieure à 10 %. Parfois, il peut même en résulter... Ce n’est pas nécessairement un contrôle, car il faudrait que ce soit supérieur à 50 %, mais ce n’est pas loin. Pensez-vous qu’il s’agit là d’une préoccupation importante que nous n’avons pas encore abordée? Savez-vous comment les États-Unis traitent ces enjeux?
Si nos adversaires cherchent des échappatoires, ces transactions passeraient-elles sous le radar s’ils achètent peut‑être 20 ou 25 % de l’entité, mettent un pied dans la porte et essayent d’influencer la direction que prendront les choses?
M. Leblond : D’après ce que je comprends de la loi et du projet de loi, ces transactions sont prises en compte. Il ne s’agit pas seulement de contrôle, mais aussi d’influence.
Le sénateur Loffreda : Comment peut-on évaluer l’influence? Comment se définit-elle?
M. Leblond : Les responsables examineront les transactions, et celles atteignant 20 ou 25 % seront signalées. En deçà, tout dépend du nombre de sièges au conseil d’administration et du fait que nos propres gens seront PDG. D’après ce que j’ai compris, ces éléments seront pris en considération.
Le problème survient peut-être avec des seuils inférieurs, si la propriété se chiffre à 10 % ou moins. Cette proportion donne toujours accès à l’information. L’entité aura-t-elle accès aux connaissances techniques qui pourraient être importantes parce qu’un représentant siège au conseil d’administration? Ces situations ne seront peut-être pas prises en considération, soit parce que le seuil n’est pas atteint, soit parce que les responsables ne seront pas avisés puisque l’entité n’a pas le contrôle, ne fait qu’acheter et n’aura qu’un siège ou deux au conseil d’administration. Cette situation ne donne pas une réelle influence, mais elle donne un accès. Dans quelle mesure et quand cet accès est-il problématique?
S’il s’agit d’un investisseur chinois ou de quelques sièges au conseil d’administration, cela suffira-t-il à déclencher un signal d’alarme en matière de sécurité nationale pour une entreprise de construction? J’espère que oui. La loi le permet. Les responsables ne seraient probablement pas avisés. Comment nous assurer d’attraper ces transactions et d’être avisés que nous devons nous pencher sur le dossier?
Le sénateur Loffreda : Il s’agit donc d’une notification.
M. Leblond : Si personne n’est avisé, comment pouvons-nous nous assurer que nous l’examinons quand même?
La présidente : Ce sont d’excellents points. Je vous remercie d’avoir soulevé cet enjeu. Nous avons du pain sur la planche.
Nous remercions M. Patrick Leblond, titulaire de la Chaire CN-Paul M. Tellier en entreprises et politiques publiques et professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. C’est un long titre. Nous ajouterons également celui de chercheur principal au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale. Nous vous sommes reconnaissants de votre témoignage et vous remercions de votre patience en ce qui concerne les horaires.
Mesdames et messieurs, je pense que vous avez pour mission d’aller réfléchir à tout cela avant que nous ne revenions. Nous en discuterons alors.
(La séance est levée.)