LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 29 février 2024
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), pour étudier le projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour à toutes les personnes présentes dans la salle et en ligne. Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Je m’appelle Pamela Wallin et je suis la présidente du comité. J’aimerais présenter les membres du comité qui sont présents aujourd’hui. Nous avons le sénateur Loffreda, qui est le vice-président du comité. Nous avons aussi la sénatrice Bellemare, le sénateur Deacon, le sénateur Gignac, la sénatrice Marshall, la sénatrice Martin, le sénateur Massicotte, la sénatrice Miville-Dechêne, la sénatrice Petten, la sénatrice Duncan et le sénateur Yussuff.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Anthony Seaboyer, directeur du Centre pour la sécurité des forces armées et de la société au Collège militaire royal du Canada. Il est ici pour nous aider à comprendre l’incidence de ce projet de loi sur la sécurité nationale.
Bienvenue et merci de vous joindre à nous. Nous allons commencer par votre déclaration liminaire. Monsieur Seaboyer, la parole est à vous.
Anthony Seaboyer, directeur, Centre pour la sécurité des forces armées et de la société, Collège militaire royal du Canada, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup de l’invitation.
Premièrement, les opinions que j’exprimerai seront uniquement les miennes et non celles d’institutions quelconques.
Mes recherches portent sur la militarisation de l’information par les régimes autoritaires. J’étudie la façon dont les régimes autoritaires ciblent le Canada à l’aide d’applications basées sur l’intelligence artificielle, ou IA, pour mener, dans leurs propres intérêts, des opérations de guerre hybride et en zone grise contre nos sociétés et institutions démocratiques ouvertes et fondées sur des règles. J’examine en particulier la façon dont les applications fondées sur l’IA leur permettent de mener contre les démocraties des attaques de désinformation bien plus efficaces qu’auparavant, la façon dont ces attaques sont fondées sur les données et la manière dont ils accèdent à ces données. Plus particulièrement, j’examine comment ces régimes tentent de saper les démocraties grâce à la militarisation de l’information ainsi que leurs motifs.
L’efficacité des campagnes d’influence des adversaires étrangers est tributaire de l’exactitude des renseignements et données qu’ils possèdent sur les citoyens des démocraties. Plus les données que possèdent les services de renseignement étrangers sur les Canadiens sont précises, plus ils peuvent les cibler et les influencer efficacement. Voilà pourquoi nous devons défendre nos démocraties en protégeant nos données. À l’ère de la militarisation de l’information, la protection de nos données personnelles contre tout accès par des services de renseignement étrangers est primordiale pour nos démocraties et notre mode de vie.
Les régimes autoritaires et non démocratiques n’ont pas le genre d’entreprises privées axées sur le profit que nous avons dans les sociétés démocratiques fondées sur la primauté du droit comme le Canada. Il s’agit d’une caractéristique fondamentale que nous devons comprendre. Aux termes des lois chinoises, les entreprises chinoises sont tenues, par exemple, de laisser libre cours aux activités des services de renseignement chinois et de leur transmettre tout renseignement exclusif. Si une entreprise chinoise — quelle qu’elle soit — refuse de se plier aux demandes des services de renseignement chinois, ses dirigeants risquent une incarcération extrajudiciaire et de lourdes sanctions selon des protocoles bien établis. Seulement dans la dernière année, en Chine, plus d’une dizaine de dirigeants d’entreprises chinoises bien connus ont disparu. Ils ont essayé de diriger leurs entreprises pour maximiser leurs profits. Cependant, lorsque les services de renseignement demandent aux entreprises de vendre leurs produits sur les marchés occidentaux à des prix bien inférieurs aux coûts de production, par exemple, pour servir les objectifs géostratégiques du régime, les dirigeants n’ont d’autre choix que de se plier aux demandes du gouvernement chinois. Le refus d’obtempérer aux directives des services de renseignement chinois mène à une enquête et à la purge des dirigeants de l’entreprise pour déloyauté.
En Chine, cette tension entre la recherche d’une rentabilité accrue, par exemple, et les acquisitions non économiques visant à promouvoir les intérêts de l’État chinois est habituelle. Les entreprises chinoises ont souvent un plan de relations publiques d’urgence en cas de disparition soudaine d’un dirigeant. Une telle situation est impensable au Canada.
Par conséquent, accepter des investissements chinois revient à s’engager avec le régime chinois et à ouvrir la voie à son influence au Canada. Ce n’est pas une simple transaction commerciale.
Lorsqu’une entreprise canadienne est acquise par la Chine, la République populaire de Chine établira un prétendu comité du Parti communiste chinois dans l’entreprise, même au Canada. Chaque fois que la Chine acquiert une entreprise au Canada, les services de renseignement chinois étendent directement leur influence au Canada. Les révélations sur les « postes de police chinois » au Canada ne sont que la pointe de l’iceberg de ce qui a été constaté récemment.
Ils utilisent les données acquises pour alimenter des applications basées sur l’IA capables de regrouper des éléments d’information très pertinents qui peuvent servir à mener des campagnes d’influence et à accéder aux infrastructures essentielles canadiennes.
Un exemple clé — que je pourrai approfondir durant les séries de questions, si cela vous intéresse — est la tentative par la Chine d’inonder les marchés occidentaux avec des véhicules électriques bon marché, vendus à des prix bien inférieurs aux coûts de production. Ils pourraient arriver bientôt au Canada. Les voitures modernes sont essentiellement des capteurs mobiles qui collectent une multitude de points de données par seconde, non seulement sur l’occupant du véhicule, mais aussi sur les plaques d’immatriculation des véhicules à proximité et sur les personnes qui sont dans les rues et qui peuvent être reconnues à l’aide d’applications de reconnaissance faciale aujourd’hui facilement accessibles. Les applications basées sur l’IA peuvent traiter les données collectées presque en temps réel, offrant ainsi aux services de renseignement étrangers une connaissance très précise de la situation, indépendamment de l’endroit où ces véhicules circulent ou sont stationnés, et des personnes qui sont à bord ou à proximité.
Je terminerai en disant que les investissements de la Chine et d’autres régimes autoritaires au Canada mènent précisément à ce genre de partage d’informations avec des services de renseignement étrangers. Voulons-nous que les services de renseignement d’un pays étranger nous surveillent pendant que nous sommes au volant? Voulons-nous qu’ils sachent où nous allons, quand nous nous déplaçons, avec qui nous voyageons et qui nous visitons?
Ces données hautement personnalisées peuvent être utilisées pour alimenter des opérations d’influence qui font partie intégrante d’une guerre hybride visant à exploiter les asymétries entre les sociétés démocratiques et les régimes autoritaires. C’est là-dessus que je souhaite attirer votre attention. Merci beaucoup.
La présidente : Je vous remercie beaucoup de votre exposé et d’avoir soulevé des questions qui nous préoccupent.
Nous passons aux questions, en commençant par le vice-président du comité, le sénateur Loffreda.
Le sénateur Loffreda : Je vous remercie de votre présence parmi nous ce matin.
Vous avez mentionné les problèmes de sécurité et la guerre hybride. Cela nous préoccupe tous, mais selon vous, le projet de loi établit-il un équilibre adéquat entre les intérêts économiques et les questions de sécurité nationale? Nous sommes l’un des chefs de file mondiaux en matière d’investissements directs étrangers. Le projet de loi nous aidera-t-il à conserver ce statut, à votre avis?
Vous avez parlé de la Chine; 3,3 % de nos exportations sont destinées à la Chine et près de 10 % de nos importations proviennent de la Chine, ce qui signifie que le Canada a d’importants échanges commerciaux avec la Chine.
Y a-t-il un équilibre adéquat dans ce projet de loi? Selon vous, y a-t-il quelque chose qui manque ou qui devrait être ajouté?
M. Seaboyer : Vous parlez avec un politologue qui examine les choses sous l’angle de la sécurité nationale. Mes commentaires vont donc en ce sens. Du point de vue de la sécurité nationale, je pense que le projet de loi est un important pas dans la bonne direction, mais ce n’est pas suffisant.
De mon point de vue, tout investissement par un régime autoritaire et non démocratique — ils sont peu nombreux et quatre d’entre eux me préoccupent particulièrement, soit la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord — devrait faire l’objet d’un examen approfondi par l’intermédiaire de vérifications liées à la sécurité nationale. Pourquoi? Parce que nous constatons que ces régimes s’efforcent constamment de cibler et de saper nos démocraties. Ils considèrent les démocraties occidentales comme des menaces pour leur existence, et ils tentent de les affaiblir.
De mon point de vue, le seuil devrait être plus bas. C’est un pas dans la bonne direction, mais dans sa forme actuelle, ce n’est pas suffisant du point de vue de la sécurité nationale. Toutefois, je reconnais que d’autres intérêts jouent aussi un rôle.
Le sénateur Loffreda : Autrement dit, vous considérez qu’il faut promouvoir la réindustrialisation du Canada. Lorsqu’on regarde ces chiffres — une réindustrialisation. En d’autres termes, je parle des chiffres que je vous ai donnés, à savoir que 3,3 % de nos exportations sont destinées à la Chine et près de 10 % de nos importations proviennent de la Chine. Ces chiffres vous préoccupent-ils? D’une certaine manière, ce projet de loi va-t-il assez loin pour assurer un équilibre entre nos intérêts économiques et la protection contre les menaces à la sécurité nationale?
M. Seaboyer : De mon point de vue, non. Lorsqu’il a été rédigé, les applications basées sur l’IA étaient loin d’avoir la capacité de traitement des données qu’elles ont aujourd’hui. À l’époque, les services de renseignement étrangers n’avaient pas les capacités qu’ils ont aujourd’hui, en 2024, pour l’accès aux données ni pour le traitement et l’analyse des données. Ce fait n’est pas suffisamment reconnu dans le projet de loi. En outre, il devrait avoir plus de mordant pour protéger nos intérêts de sécurité nationale, à mon avis.
Le sénateur Loffreda : Merci.
La sénatrice Marshall : J’ai deux questions qui ne sont pas liées. Premièrement, lorsque je lisais les documents d’information à votre sujet, je pensais toujours à la Chine, mais vous avez aussi mentionné la Russie et la Corée du Nord. Selon vous, les propositions d’investissements venant de ces trois pays devraient-elles faire l’objet d’une vérification distincte et plus approfondie au lieu d’une vérification uniformisée? Devrait-il y avoir une disposition particulière?
M. Seaboyer : Pas nécessairement. Par exemple, la Chine et la Russie ont des intérêts très différents, tant sur le plan de l’influence qu’ils veulent exercer sur nous que sur le plan des objectifs. Cela dit, je ne suis pas certain qu’il est nécessaire de les traiter différemment. Je voudrais que tout investissement provenant de l’un de ces quatre pays — en particulier la Russie et la Chine — fasse l’objet des vérifications de sécurité nationale les plus rigoureuses possible. Cela me suffirait. Cela dit, il est vrai que ces pays — en particulier la Russie et la Chine — ont des stratégies très différentes et des intérêts très différents dans leurs campagnes d’influence.
La sénatrice Marshall : Pouvez-vous parler des données? Vous avez mentionné la sécurité des données et l’accès aux données dans votre déclaration préliminaire. Les données sont une véritable mine d’or, en particulier en Chine. Même si le gouvernement privatise les dossiers médicaux, par exemple — j’ignore si l’Agence du revenu du Canada va aussi en ce sens —, il y a un certain risque de piratage informatique. Pouvez-vous en parler un peu? On évoque sans cesse le manque de sécurité des données et le manque de surveillance.
M. Seaboyer : Absolument. Je ferais une distinction entre deux phénomènes : le piratage de données est un défi tout à fait différent de celui des pays qui achètent des entreprises, accédant ainsi à toutes les données relatives aux consommateurs et aux produits qu’ils possèdent. Il s’agit malheureusement d’un moyen légal d’accéder aux données. C’est une tout autre paire de manches que le piratage. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au piratage pour accéder aux données.
Comment les acteurs s’y prennent-ils? Nous devons comprendre que toute application fondée sur l’intelligence artificielle, ou IA, trouve sa valeur dans les données qui l’alimentent. Plus les algorithmes sont alimentés en données, plus ils peuvent apprendre et plus ils gagnent en précision. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que le cycle de ciblage des opérations d’influence — comment les pays choisissent leurs cibles, le moment de les cibler, la façon de le faire et avec quels récits — est de plus en plus automatisé avec des applications fondées sur l’IA. Il n’y a donc pas de personnes réelles derrière ces opérations. La Chine compte actuellement plus de 400 000 personnes chargées de ces tâches, qui sont cependant de plus en plus effectuées par des algorithmes et des applications fondées sur l’IA. Plus les données seront nombreuses, plus les applications seront précises, et moins nous, les citoyens, remarquerons que nous sommes ciblés. De plus, les applications parviendront ainsi plus efficacement à changer notre façon de penser. Cela mine fondamentalement le processus naturel renforçant notre volonté démocratique.
La sénatrice Marshall : La possibilité existe, si l’on peut accéder aux données relatives aux soins de santé, à l’immatriculation des véhicules et au revenu national. C’est formidable.
M. Seaboyer : C’est un défi de taille, qui va de pair avec les commodités de la société moderne. Plus nous sommes présents en ligne, plus la trace de nos données s’élargit et plus elle est exploitable par les adversaires.
La sénatrice Marshall : Merci.
Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup, monsieur Seaboyer. Ce qui me pose problème, c’est la tension produite par le fait que pour faire des investissements commerciaux, il faut avoir encaissé des liquidités. Et si nous voulons mettre un terme aux investissements des entreprises, nous pouvons le faire en éliminant la possibilité de vendre son entreprise facilement. Mais les préoccupations que vous soulevez sont fondamentales.
J’ai été vraiment surpris de voir l’absence de sanctions dans ce projet de loi en cas de non-conformité. Cela m’a rappelé la question de Cambridge Analytica et de Facebook, où les Américains ont imposé une amende de 5 milliards de dollars, alors que nous avons imposé une maigre amende de 9 millions de dollars. C’est une erreur d’arrondi; ce n’est pas une préoccupation. Pouvez-vous nous parler de cet enjeu? Je pense que nous pourrions au moins abaisser les seuils et appliquer les règles plus rigoureusement en imposant des sanctions plus sévères.
M. Seaboyer : J’ai été très surpris lorsque j’ai vu le montant des pénalités. Elles sont si dérisoires que — comme vous le dites — elles n’ont aucun effet. Mais au-delà des pénalités, je dirais qu’il est vraiment essentiel de sensibiliser la population et de lui faire comprendre comment nous sommes ciblés, pourquoi nous le sommes et comment les acteurs se servent des investissements étrangers pour s’y prendre. Puis, il faut empêcher dès le départ que le phénomène ne se produise. C’est ce qui m’intéresse au premier chef.
Le sénateur C. Deacon : Vous avez parlé de centaines de milliers de personnes travaillant dans ce domaine, ainsi que de l’IA avancée en Chine. Combien de dizaines ou de centaines de personnes avons-nous à notre disposition?
M. Seaboyer : Pour envoyer des messages à des adversaires étrangers?
Le sénateur C. Deacon : Non, pour nous protéger.
M. Seaboyer : C’est une excellente question. La protection contre ces attaques ciblant nos données doit être une approche pansociétale rassemblant l’éducation publique — les enseignants dans les écoles —, nos organisations médiatiques et les différents ordres de gouvernement. En tout, de nombreux intervenants doivent être impliqués et le sont dans une certaine mesure. Mais la différence principale, qui est aussi la plus récente, je dirais, est que ces applications fondées sur l’IA créent un excédent de nouvelles dans la sphère de l’information. Elles ensevelissent les informations légitimes et submergent tous ceux qui, dans notre société, consomment de l’information. Ainsi, les régimes autoritaires veulent parvenir à un manque d’action, parce que les citoyens sont submergés; la sphère de l’information est tellement sursaturée qu’il se produit une « suffocation par l’information. » Il devient trop épuisant pour la population de traiter l’information parce qu’elle se fait assaillir d’informations. Elle se détourne donc de l’information, et l’apathie à l’égard de l’information point. Elle perd son intérêt et cesse de s’engager dans la société civile. L’éradication de la société civile est un objectif clé des régimes autoritaires, et c’est ce que nous devons empêcher; c’est le défi que j’entrevois. Ils veulent que nous perdions notre pouvoir de citoyens et que nous nous désengagions du processus politique, et ils y parviennent en inondant la sphère de l’information de désinformation et d’autres méthodes. C’est là que la protection des données entre en jeu.
Le sénateur C. Deacon : Ils se servent des médias sociaux pour y arriver.
M. Seaboyer : C’est un élément essentiel, mais il n’y a pas que les médias sociaux. Les régimes autoritaires s’y prennent de différentes façons.
Le sénateur C. Deacon : Merci.
La sénatrice Petten : À la lumière des commentaires sur la menace contre la cybersécurité et les investisseurs potentiels qui veulent les données, pensez-vous que le projet de loi C-34 doit être renforcé?
M. Seaboyer : Ces attaques ne se produisent pas seulement dans la sphère de l’information au moyen d’opérations traditionnelles de guerre de l’information; elles sont combinées à des piratages. Si on pense aux hypertrucages, comme la vidéo du président Zelensky hypertruquée par la Russie pour s’en prendre à l’Ukraine, on voit que les régimes autoritaires piratent des sites Web de journaux télévisés légitimes — c’est un mélange de piratage et de cyberguerre — et publient ces hypertrucages en faisant croire qu’il s’agit d’émissions d’information légitimes diffusées par le bureau de presse. Ils ont donc toujours recours à une variété de méthodes de guerre simultanément. La cybersécurité doit absolument être adaptée. C’est le problème et défi auquel nous sommes confrontés : la technologie évolue si rapidement que les lois ont toujours quelques longueurs de retard sur les capacités les plus récentes dont disposent les pays pour influencer les démocraties.
La sénatrice Petten : Merci.
La présidente : À ce propos, monsieur Seaboyer, vous avez dit que ce projet de loi était désuet avant même d’être rédigé. Ce sera le cas tous les jours, 365 jours par année. Avez-vous des suggestions sur la manière de maintenir ce processus ouvert afin qu’il puisse être constamment mis à jour sans les contraintes de la modification législative?
M. Seaboyer : Je vais prendre la voie de la facilité : c’est votre travail. Il est très difficile de mettre les lois à jour et de les comprendre. Même ceux d’entre nous qui étudient ces domaines essaient constamment de suivre cet enjeu en constante évolution; c’est incroyablement difficile. De manière générale, nous ne connaissons que ce qui est ouvertement accessible. Nous ne savons pas ce que fait la Chine dans ses laboratoires secrets. Nous savons par contre qu’elle est, de loin, le premier investisseur dans le développement de l’IA. Sur les dix universités qui publient le plus d’articles sur l’IA, huit se trouvent en Chine et deux aux États-Unis. Le Canada est loin du compte; nous le constatons. Il s’agit d’un défi incroyablement difficile à relever, car l’IA est autodidacte, ce qui accélère le processus d’apprentissage. Il est très difficile d’en assurer le suivi.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Avez-vous étudié les lois similaires des autres pays du Groupe des cinq, pour savoir si notre loi, en gros, correspond aux leurs — pas dans les détails — en matière de capacité à choisir les bons investissements qui ne mettent pas notre sécurité nationale en danger?
[Traduction]
M. Seaboyer : C’est un pas dans la bonne direction, mais comme nous venons de l’entendre, la sévérité des sanctions est très en deçà de ce qui est imposé dans d’autres pays, et il est beaucoup plus facile de perpétrer ces attaques au Canada. Les répercussions sont loin d’égaler celles chez certains de nos partenaires du Groupe des cinq et, pour nous retrouver au même niveau qu’eux, nous devons être beaucoup plus rigoureux à certains égards. L’esprit est le même, les tentatives sont les mêmes et, je pense, la perception générale de la menace est similaire. Or, nous devons certainement mieux coopérer et de manière plus optimale avec eux, en alignant nos sanctions plus étroitement sur celles qu’ils ont créées.
La sénatrice Miville-Dechêne : Avez-vous des précisions sur la différence entre les pénalités, par exemple? Savez-vous ce qu’elles sont, ou pourriez-vous nous les communiquer après la réunion?
M. Seaboyer : Je donnerai des chiffres plus tard à ce sujet, mais pour moi, il y a deux points essentiels : premièrement, le seuil à partir duquel le critère de la sécurité nationale doit s’appliquer et, deuxièmement, les sanctions créées. Ce sont les deux points sur lesquels je me concentrerais le plus. Tout d’abord, il faut prendre ces points en considération : dans quelles circonstances faut-il tenir compte des menaces à la sécurité et avec quelle rigueur faut-il les contrer?
La sénatrice Miville-Dechêne : En ce qui concerne la transparence, nous avons entendu des témoignages suggérant que le ministre devrait faire preuve de plus de transparence quant aux personnes bloquées et à celles qui ne le sont pas à l’issue d’une enquête.
Appuyez-vous cette suggestion, ou vous rangez-vous du côté de ceux qui avancent qu’une transparence accrue pourrait poser problème, parce qu’elle donnerait des outils aux pays étrangers, qui essaieraient alors de prendre des mesures de rétorsion contre nous?
M. Seaboyer : Je comprends très bien les préoccupations liées à une plus grande transparence, mais je pense que l’une des forces — peut-être la force principale — de notre société est notre transparence et la responsabilité qui en découle. Je pense que c’est un risque qui vaut tout à fait la peine d’être pris. Je pense que cette transparence est un élément fondamental de notre société. Je ne pense pas que nous devrions faire de compromis là-dessus.
La sénatrice Miville-Dechêne : Il est écrit que le ministre « peut publier. » Cette formulation vous suffit-elle?
M. Seaboyer : Ce n’est pas mon domaine d’expertise. Personnellement, je souhaite la plus grande transparence possible.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.
[Français]
Le sénateur Gignac : Bienvenue aux témoins. J’aurais deux questions. La première a trait au projet de loi et la deuxième porte sur les approvisionnements du gouvernement.
Pour la première question portant sur le projet de loi, il y a un aspect qui agace le comité sur le fait qu’il y a un transfert des pouvoirs du Conseil des ministres — du gouverneur en conseil — au ministre. Il a besoin de consulter le ministre de la Sécurité publique, mais pas nécessairement tous les autres ministres.
Hier, un témoin nous suggérait de nous inspirer du CFIUS, le Committee on Foreign Investment in the United States.
[Traduction]
Il s’agit d’un comité composé de beaucoup plus de personnes. Devrions-nous examiner cette question?
[Français]
Vous êtes directeur du Centre pour la sécurité des forces armées et de la société et, en tout respect pour le ministère de la Sécurité publique, le ministère de la Défense nationale est sûrement mieux outillé sur le plan de la sécurité nationale pour examiner la question, avec la technologie, par exemple.
Êtes-vous à l’aise avec le processus d’autorisation actuel, tel qu’il est recommandé dans le projet de loi?
[Traduction]
M. Seaboyer : C’est un sujet qui dépasse un peu mon niveau d’expertise. Je peux vous dire comment les acteurs malveillants essaient de nous influencer, pourquoi ils le font et, idéalement, comment notre société dans son ensemble peut se défendre. Les autres enjeux dépassent mon domaine d’expertise.
Le sénateur Gignac : J’ai un deuxième sujet. Vous avez de l’expertise; j’ai trouvé intéressant le cas des véhicules électriques que vous avez décrit, parce que j’ai interrogé le gouvernement au sujet des marchés publics ici. Aux États-Unis, une entreprise chinoise ne peut plus soumissionner pour les gros projets de transport en commun, en raison de la reconnaissance faciale et de toutes les raisons que vous avez décrites. Je suis donc surpris qu’au Canada, nous n’harmonisions pas nos pratiques avec celles des États-Unis, entre autres.
Suggérez-vous au gouvernement de se pencher également sur cette question?
M. Seaboyer : Absolument. Je ne comprends pas pourquoi nous ne le faisons pas.
Le sénateur Gignac : C’est précisément la raison pour laquelle j’ai posé ma première question : vous détenez beaucoup plus d’expertise que certains de nos ministères sur les alliés qui ont des données sur les investissements directs étrangers ainsi que sur toutes les répercussions. Nous avons besoin d’experts pour aider le ministre dans ce dossier.
M. Seaboyer : J’en conviens, oui.
[Français]
La sénatrice Bellemare : Merci d’être avec nous. On comprend bien, en vous écoutant, que les risques de sécurité sont très grands désormais au Canada.
Je vais un peu aller dans le sens des questions précédentes, même si plusieurs ont déjà reçu une réponse.
Ma première question est la suivante. Avec ou sans ce projet de loi, le Canada est désormais menacé. Avec tous les objets de consommation, peu importe ce que l’on fait, on est déjà espionné partout. Bien des pays sont déjà présents chez nous, peu importe les lois.
C’est ce que j’ai compris, et j’aimerais que vous nous en disiez davantage. Vous souhaiteriez néanmoins que ce projet de loi soit plus strict, peut-être même jusqu’à exclure des pays d’investissement direct dans certains secteurs de l’économie.
Est-ce que j’ai bien compris? Merci beaucoup.
[Traduction]
M. Seaboyer : Si j’ai bien compris votre question, vous dites que le Canada n’est de toute façon pas une menace et que vous voulez en savoir plus sur la façon dont cette menace se concrétise et sur la façon dont nous sommes ciblés. Est-ce bien votre question?
[Français]
La sénatrice Bellemare : Oui. Ce que je me disais, c’est que le projet de loi n’ajoutera peut-être pas plus de menaces qu’il y en a déjà.
[Traduction]
Les menaces existent de toute façon, donc, avec le projet de loi, l’augmentation concerne vraiment les menaces ou non. Si c’est le cas, nous recommanderiez-vous de limiter les investissements de certains pays au Canada et dans certains secteurs en particulier?
[Français]
M. Seaboyer : Je crois que c’est nécessaire.
[Traduction]
Il n’y a que la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. Ce sont les pays — en particulier les trois premiers et dans cette séquence — qui nous ciblent le plus efficacement. Ces pays voient la simple existence d’une démocratie comme une menace à leur emprise sur le pouvoir. Pourquoi? Avec la numérisation, leurs citoyens voient nos conditions de vie comme jamais auparavant, et ils se demandent pourquoi ils ne peuvent pas avoir les mêmes libertés que les Canadiens. « Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir la primauté du droit comme le Canada? Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir la liberté de mouvement et la liberté d’expression? » Cela crée une pression extrême sur les régimes autoritaires.
Ils réagissent de deux façons : ils essaient de contrôler l’accès à l’information à l’échelle nationale — ce que les gens pensent et comment ils pensent — et, à l’extérieur du pays, ils cherchent à influencer le fonctionnement des démocraties et les perceptions qui existent à l’égard de leur pays. C’est ce qu’ils essaient de faire. Ils essaient de contrôler la façon dont les gens pensent à l’intérieur et à l’extérieur de leur pays et la façon dont ils exercent une influence.
Par exemple, la Chine considère toute circulation de ce qu’elle appelle des « renseignements non autorisés » n’importe où dans le monde comme une menace à sa sécurité nationale... N’importe où dans le monde, y compris à Ottawa, à Kingston et à Montréal. Elle a recours à divers outils d’influence, allant de l’achat de sociétés cinématographiques et de la distribution de films aux arts, à la culture et aux sports sous diverses formes.
Comme nous l’avons déjà entendu, ils le font dans divers buts; il faut donc peaufiner les approches. À mon avis, toutefois, l’investissement étranger représente un outil parmi de nombreux autres pour accéder aux données et aux infrastructures essentielles, et pour acheter de l’influence... directement et selon la façon dont les données sont exploitées. Toutes les transactions entraînent un risque pour la sécurité nationale et le fonctionnement de notre démocratie; nous devons en être conscients.
Je reconnais que d’autres facteurs jouent un rôle dans votre prise de décisions, mais du point de vue de la sécurité nationale, il faudrait appliquer des critères plus rigoureux à ces quatre pays. Je ne vois que quelques exceptions où l’on pourrait conclure une entente après avoir appliqué ces critères.
La sénatrice Bellemare : Merci.
Le sénateur Massicotte : Je vous remercie d’être parmi nous ce matin. Dans la première partie de votre exposé, vous avez pratiquement décrit toutes les menaces. Je dois avouer que je ne suis pas du tout surpris. Je pense que ce sont les faits, d’après mes renseignements, mais les vôtres sont meilleurs que les miens. Quoi qu’il en soit, je me suis dit : « Bien sûr qu’ils le font. Il ne faut pas s’attendre à autre chose de leur part. » Je soupçonne que nous faisons la même chose en tant que pays. Nos valeurs et nos systèmes sont peut-être différents, mais les Américains le font aussi : ils essaient d’isoler la Chine ou d’exercer un certain contrôle. Je suis sûr que chaque investissement important de la Chine dans notre environnement sera vérifié et examiné; c’est automatique.
Cela dit, que faisons-nous en conséquence? Vous dites que nous devrions resserrer les critères pour qu’ils soient plus rigoureux. C’est très difficile. D’après ce que je vois et ce que je lis, nous prenons tous les mêmes mesures pour tenter de protéger l’industrie — les mesures importantes —, nous et eux faisons la même chose. C’est le cas de tout le monde. Peut-être que dans 10 ans, on va se rendre compte que cela n’a servi à rien, mais tout le monde est très agressif parce qu’il y a de la méfiance dans notre monde politique.
Que pouvons-nous faire pour nous assurer d’y arriver, et que tout ne soit pas une perte de temps et d’argent?
Vous avez aussi fait référence au Groupe des cinq. Vous constaterez que depuis un an et demi ou deux ans, nous n’en faisons souvent pas partie. Nous sommes membres du Groupe des cinq, mais pour une raison quelconque, nous ne sommes plus les amis préférés des Américains et nous ne sommes plus avec eux. Nous avons été exclus dans le cas des sous-marins, par exemple, et dans d’autres cas.
Que pouvons-nous faire? Nous ne sommes plus là, parce que nous ne sommes pas les meilleurs amis des États-Unis.
M. Seaboyer : Je suis d’accord avec vous sur certains points, mais pas tous.
Tout d’abord, ce que nous essayons de faire avec les investissements étrangers en Chine est très différent de ce que la Chine tente de faire avec les investissements ici. À mon avis ou d’après ce que je comprends, nous ne tentons pas d’influencer la Chine de façon antidémocratique.
Nous tentons plutôt d’exercer notre influence pour faire avancer les droits de la personne ou pour tenter d’améliorer les conditions de vie des citoyens. Ce sont des objectifs fondamentalement différents, selon des ensembles de valeurs complètement différents de ceux de la Chine. J’aimerais faire cette distinction.
Au-delà de cela, vous avez évoqué le Groupe des cinq, et c’est un excellent point. Il est intéressant de constater qu’il y a des coalitions — je pense à l’affaire des sous-marins avec l’Australie — dont nous ne faisons pas partie, et nous devons nous demander pourquoi c’est le cas. C’est peut-être lié à notre capacité de protéger les secrets ou à notre capacité d’assurer une défense efficace. Il y a la question des dépenses militaires et de l’investissement dans l’équipement de défense approprié. Ce sont tous des facteurs qui entrent en jeu.
Je suis d’accord avec vous : la situation a changé, et nous devons nous demander pourquoi, parce que la relation avec les États-Unis nous est absolument vitale sur le plan de la défense et de la sécurité.
Le sénateur Massicotte : Merci.
La présidente : C’est un point très intéressant. Merci.
La sénatrice Duncan : Merci beaucoup. Mon père, qui était Écossais, disait toujours que c’est avec les petites pièces que l’on fait les livres... Les livres étant la devise britannique.
Ce qui me préoccupe, ce sont les petites entreprises, et vous avez parlé des investissements dans la sécurité nationale de façon plus générale. Je me préoccupe des petites et moyennes entreprises, et des propriétés individuelles.
En théorie, le suivi est effectué par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, le CANAFE. J’aimerais savoir si vous avez des recommandations à faire au sujet du seuil de cette mesure législative.
J’aimerais aussi savoir si la communication entre les divers silos du gouvernement est suffisante pour veiller à ce que notre sécurité nationale soit bel et bien protégée.
M. Seaboyer : Je vais commencer par la dernière question. C’est toujours le défi, et cela l’a toujours été. On est en train de l’améliorer, mais il y a beaucoup de mécanismes et d’intérêts divergents en jeu. Il y a de la concurrence. Cela fait en sorte que c’est toujours de plus en plus difficile.
Dans le cadre de la militarisation des asymétries, les adversaires tentent d’instrumentaliser les différences dans les sociétés. Ils n’ont pas à faire face à ces défis, parce qu’ils sont très centralisés. Ils ont d’autres défis, comme nous l’avons vu avec la mutinerie, par exemple, en Russie, mais ceux-là n’en font pas vraiment partie. Ils essaient de s’en servir comme arme contre nous. Voilà pour la première question.
En ce qui concerne la deuxième question — et, encore une fois, je parle du point de vue de la sécurité nationale en tant qu’expert en la matière —, je suis conscient que d’autres intérêts doivent être pris en compte dans le processus de négociation des amendements des projets de loi, et pas seulement la sécurité nationale. Je dirais que la sécurité nationale est absolument essentielle, mais il y a d’autres intérêts.
Le seuil que je recommanderais — encore une fois, seulement du point de vue de la sécurité nationale, qui est le mien — est, malheureusement, zéro, parce que la Chine achètera diverses sociétés ou investira dans des entreprises en deçà du seuil existant, et même encore plus bas, et elle pourra tout de même exercer son influence par l’entremise de ces canaux. À mon avis, compte tenu de la situation actuelle, nous ne pouvons pas nous le permettre. Notre démocratie est attaquée de toutes parts, et cette ouverture ne fera que la rendre plus vulnérable au fur et à mesure que les capacités en matière d’intelligence artificielle progresseront.
La sénatrice Duncan : Merci.
Le sénateur Yussuff : Monsieur Seaboyer, je vous remercie d’être avec nous et de nous donner votre opinion. J’ai quelques questions à poser dans ce contexte.
Le vol de données dépend du point de vue de chacun. La plupart des données qui se trouvent dans la société canadienne et que nous voulons protéger, que ce soit pour la protection de la vie privée ou pour d’autres raisons, se trouvent sur le marché libre. Il serait tout à fait raisonnable de vouloir restreindre les investissements de la Chine, mais elle n’a pas nécessairement à acheter une entreprise pour avoir accès aux données.
Je veux être très clair pour que nous ne perdions pas notre temps à penser que nous faisons quelque chose, alors que nous ne nous attaquons pas nécessairement au vrai problème. Les données circulent sur le marché libre, sans restrictions, dans une large mesure. C’est un domaine dans lequel les démocraties occidentales excellent, et tout le monde sait que les données ont de la valeur. Si l’on peut s’en emparer, on peut les exploiter pour toutes sortes de raisons.
Comment prévenir cette réalité, qui n’a rien à voir avec l’investissement? Il s’agit de savoir comment la Chine — ou n’importe laquelle de ces puissances — peut avoir accès aux données sans jamais investir au Canada.
M. Seaboyer : Vous soulevez un point très intéressant.
La plus grande menace à l’accès aux données, c’est notre négligence à tous. Nous voulons la commodité, et elle vient avec le partage de vastes quantités de données. Il s’agit en grande partie d’un manque de connaissances. C’est un défi en matière d’éducation. C’est là qu’il faut avoir une compréhension beaucoup plus large des effets de l’utilisation des applications de médias sociaux et de diverses autres applications.
Cela dit, je crois qu’il faut empêcher l’accès au moyen de ces applications. La Chine achète les applications, par l’entremise de diverses entreprises subordonnées, de sorte qu’on ne sait même pas qui est vraiment propriétaire des données et qui y a accès. À mon avis, il vaut vraiment la peine d’empêcher ce genre de circulation d’information.
Vous avez tout à fait raison et je suis tout à fait d’accord avec vous lorsque vous dites que ce n’est pas suffisant. Le plus gros problème, c’est que les gens utilisent volontiers les applications, comme ChatGPT, par exemple... Il y a un enjeu associé à la quantité de données qui sont recueillies et fournies à des tiers sur lesquels nous n’avons aucun contrôle, et nous posons toutes sortes de questions pour lesquelles nous voulons des réponses. La plupart des gens ne sont pas au courant de cela, et ils ne sont pas prêts à faire les sacrifices nécessaires pour vraiment protéger les données.
C’est un défi en matière de publication. Nous devons financer les ressources de manière appropriée, afin qu’elles puissent cibler les défis et trouver des moyens — avec la société civile — de mobiliser la population. D’autres pays réussissent beaucoup mieux que nous à cet égard. Je pense notamment à la Finlande et aux pays nordiques. Il y a des façons d’être beaucoup plus efficaces sans sacrifier les valeurs fondamentales de notre démocratie.
Nous pouvons atteindre un équilibre très délicat tout en préservant nos valeurs et en sensibilisant la population au sujet des données qui sont communiquées, afin d’éviter de telles situations.
Le sénateur Yussuff : Ma deuxième question porte sur la restriction de l’acquisition des entreprises canadiennes par les sociétés chinoises, que ce soit dans le secteur des ressources ou dans d’autres secteurs, et sans égard à la collecte de données et à d’autres facteurs. De telles mesures entraîneraient des conséquences et des répercussions, comme vous le savez.
M. Seaboyer : C’est vrai.
Le sénateur Yussuff : En tant que société, nous n’avons pas encore accepté cette réalité. Ils occupent le deuxième rang dans l’économie mondiale. Ils sont actifs dans tous les domaines et cela engendre des difficultés pour la société... On nous reproche de ne pas attirer suffisamment d’investissements étrangers. Certains le répètent ad nauseam sans reconnaître que certains investissements ne sont pas souhaitables dans un pays. Nous n’avons pas réussi à concilier ces enjeux.
Comment un gouvernement doit-il gérer ce problème alors qu’il tente d’attirer des investissements pour créer des emplois tout en développant l’économie?
M. Seaboyer : Je n’ai pas de véritable réponse à cette question.
Je suis conscient de ce problème.
Les élus sont de moins en moins capables d’apporter des solutions. Face à ces menaces, face à ces problèmes de plus en plus complexes. J’estime qu’ils sont de moins en moins en mesure de répondre aux besoins et aux souhaits de la population, tout simplement parce que ces problèmes sont très complexes.
Que pouvons-nous faire? Nous avons besoin, d’une part, d’investissements. Je suis d’accord avec vous, nous devons de toute urgence créer des emplois. Comment pouvons-nous justifier le fait d’exclure le pays qui sera probablement le meilleur investisseur ou le plus grand investisseur dans un avenir proche? Il faut l’expliquer. Nous devons faire des sacrifices.
J’estime que, du point de vue de la sécurité, la période que nous vivons le justifie. Je recommande d’examiner de très près la situation de quatre pays particuliers avant d’autoriser des investissements étrangers. Il y a beaucoup d’autres pays pour lesquels je ne le recommanderais pas et pour lesquels je n’en vois pas la nécessité, mais ils n’ont pas la puissance financière de la Chine.
Je comprends pourquoi il est difficile pour les élus de comprendre et de protéger la sécurité nationale tout en veillant à ce qu’il y ait suffisamment d’emplois pour les gens, ce qui deviendra un enjeu beaucoup plus important dans un avenir très proche avec le développement de l’intelligence artificielle.
Le sénateur Yussuff : Merci beaucoup.
La présidente : Sénatrice Martin, vous vouliez poser une question, à moins qu’elle n’ait déjà été posée.
La sénatrice Martin : Il s’agissait de très bonnes questions, et en répondant à mes collègues, vous avez expliqué la Chine et la nature très complexe de l’influence qu’elle peut exercer, non seulement au Canada, mais dans le monde entier. Je pense que vous avez répondu à la plupart de mes questions.
L’une des principales difficultés soulevées par l’un des témoins précédents était la nécessité d’élargir la conception de ce qui constitue un investissement et de la forme qu’il peut prendre, et vous avez abordé cette question. Certaines choses peuvent ne pas être détectées et être très discrètes, et nous ne le saurons peut-être même pas. Vous avez mentionné les véhicules électriques et le fait qu’ils peuvent inonder les rues avec des voitures venues d’autres pays — de l’intelligence artificielle venue d’autres pays — et cela peut constituer une atteinte à notre sécurité.
Il se passe beaucoup de choses en ce moment dans notre pays par rapport à ce qui s’est passé à Winnipeg.
J’aimerais simplement poser la question suivante : communiquez-vous avec nos fonctionnaires, avec le gouvernement du Canada? Votre point de vue et votre expertise sont très importants. Je suis curieuse de savoir ce qu’il en est.
M. Seaboyer : J’essaie de communiquer les résultats de mes recherches avec les fonctionnaires intéressés. Je participe à des conférences et je prends part à des projets de recherche. Ces renseignements sont accessibles. Je suis tout à fait disposé à communiquer des renseignements à toute personne intéressée.
La sénatrice Martin : D’accord. Merci
La présidente : Pour faire suite à ce que disait la sénatrice Martin à propos du problème du laboratoire du Manitoba, de nombreuses personnes se posent la question suivante : comment ces personnes ont-elles pu obtenir une cote de sécurité? S’agit-il d’une autre faille du système liée à notre position générale sur ces questions?
M. Seaboyer : Les cas individuels que nous voyons sont la partie émergée de l’iceberg. Encore une fois, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au bout de ce type de processus.
Malheureusement, c’est la réalité : nous voulons accueillir des étudiants et des universitaires étrangers au sein de nos établissements universitaires parce qu’ils apportent de nouvelles idées. Ils apportent des concepts différents. C’est essentiel. Mais en même temps, dans le cas de la Chine, nous devons savoir que si des personnes ne suivent pas les directives des services de renseignement chinois, leurs proches seront menacés. Il y aura des répercussions. Ils pourraient ne pas être autorisés à rentrer dans le pays. C’est la triste réalité. Il s’agit donc d’un autre problème à régler.
Nous devons et souhaitons accueillir des universitaires étrangers pour qu’ils étudient, travaillent et fassent de la recherche ici. Ils sont, à bien des égards, en avance sur nous dans certains domaines, mais pas dans d’autres. Nous avons besoin de cette expertise. Nous devons également savoir de quels pays ils viennent et quels renseignements nous leur communiquons. Ma question est la suivante : comment pouvons-nous recueillir cette information?
La sénatrice Marshall : Dans le cadre de votre travail, vous êtes-vous déjà penché sur la législation relative à la protection de la vie privée pour déterminer si elle est ou non intégrée à la Loi sur Investissement Canada ou à d’autres lois relatives à la protection de la vie privée? Il semble qu’elle soit éparpillée un peu partout. Cette question relève-t-elle de la portée de l’une de vos études ou de l’un de vos examens?
M. Seaboyer : Pas directement, mais cet aspect m’intéresse. De même, une approche plus rigoureuse et plus solide serait essentielle pour les raisons que j’ai évoquées.
La sénatrice Marshall : Votre commentaire concerne-t-il la Loi sur Investissement Canada?
M. Seaboyer : C’est un commentaire général. Je vous soumettrai des renseignements à ce sujet.
La sénatrice Marshall : Volontiers.
M. Seaboyer : D’accord.
La sénatrice Marshall : Merci.
Le sénateur C. Deacon : Ma merveilleuse collègue, qui est extrêmement perspicace, vient de poser ma question.
J’aimerais aller plus loin. Je suppose donc que vous n’avez pas été invité à témoigner dans le cadre de l’étude du projet de loi C-27 devant le Comité permanent de l’industrie et de la technologie qui est en cours à la Chambre des communes? Il s’agit d’une considération importante.
La législation et les cadres législatifs pangouvernementaux — et la protection de la vie privée en fait partie — sont des éléments que nous examinons peut-être uniquement sous l’angle de ce projet de loi, ce qui est important. Il semble toutefois que nous devions examiner tous les domaines de la législation sous un angle différent, et cela doit figurer sur la liste des critères que nous examinons.
M. Seaboyer : Tout à fait. Nous devons nous adapter aux développements technologiques et aux capacités dont disposent nos adversaires grâce à ces nouvelles applications fondées sur l’intelligence artificielle.
Le sénateur C. Deacon : Dans cette perspective, pourriez-vous nous suggérer des domaines précis dans lesquels nous devrions garder cette question à l’esprit lors de l’examen de la législation?
M. Seaboyer : Oui, je vous fournirai ces renseignements.
Le sénateur C. Deacon : Merci.
Le sénateur Massicotte : Merci encore.
Mon collègue vous a posé une excellente question sur ce que nous faisons du point de vue des valeurs. Il y a un conflit, mais je répondrai par ce qui suit, et j’aimerais connaître votre réaction à mon commentaire. Lorsque nous avons permis à la Chine de devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce, nous avons en quelque sorte dit : « Oubliez les règles parce que vous allez nous ressembler davantage et, par conséquent, nous allons vivre en harmonie ». Cette idée s’est avérée un peu naïve. Ils ont réussi et ils ont tiré pleinement parti de ces mesures, mais ils ne sont pas devenus plus semblables à nous. Leur système a très bien fonctionné en ce qui les concerne. Nous ne pouvons maintenant plus le changer.
À l’avenir, nous ne devons pas être naïfs. Beaucoup des choses qu’ils font pourraient nous être bénéfiques, créer des emplois et nous être utiles, mais nous devons garder les yeux grands ouverts, car c’est le monde dans lequel nous vivons.
Je suis un homme d’affaires. J’ai vu de nombreuses transactions dans lesquelles je n’aimais pas l’acheteur ou le vendeur, mais, malheureusement, il faut faire avec. Je pense que la vraie réponse est : oui, il y a beaucoup de risques et nous devons être très prudents, mais nous ne pouvons pas éviter de faire affaire avec la Chine. Si nous voulons subsister, nous n’avons pas d’autre choix. Nous devons donc nous atteler à cette tâche. Nous devons prendre les mesures nécessaires et être très prudents, mais faire quand même affaire avec eux.
M. Seaboyer : D’un point de vue politique, je suis d’accord avec vous pour dire que nous devons travailler avec eux. Nous ne pouvons pas l’éviter et il n’y a aucune raison, au bout du compte, de croire que le rapprochement est une bonne stratégie. Le fait que notre ordre international fondé sur des règles soit moins efficace parce que certains adversaires ou acteurs ne respectent plus aucune règle est un phénomène plus récent.
Ce fait, conjugué à ce que les données peuvent faire pour saper le processus de formation de la volonté politique dans nos démocraties, m’incite à être beaucoup plus prudent et à voir la nécessité d’une plus grande prudence que par le passé. C’est tout ce que je peux dire.
Les moyens d’abuser de nos sociétés ouvertes et de tirer parti de cette asymétrie sont très développés aujourd’hui, et le seront encore plus dans un avenir proche. J’estime donc personnellement que la protection de ces éléments — que l’on peut appeler la sécurité nationale, ou simplement notre démocratie et notre système de valeurs — est une priorité plus importante que par le passé.
La sénatrice Bellemare : J’aimerais que vous développiez un point particulier. Vous nous avez dit que la Finlande et les pays scandinaves avaient mis en place des mesures que nous n’avons pas. Ce sont de petits pays. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces mesures?
M. Seaboyer : La Finlande a été attaquée beaucoup plus tôt et bien plus durement que nous, par exemple, par les opérations d’information et d’influence menées par la Russie. Elle a donc lancé une campagne très complète de sensibilisation de l’ensemble de la société à ces opérations, en commençant à l’école par l’éducation aux médias et à l’esprit critique dès la maternelle, ce qui est essentiel. C’est bon pour toute démocratie. L’esprit critique et l’éducation aux médias sont des aspects essentiels.
Ce pays a également introduit, par exemple, des émissions télévisées diffusées une fois par semaine aux heures de grande écoute, qui présentent les attaques en provenance de Russie. Elles en expliquent l’intention, la façon dont elles ont été menées à bien et ce à quoi il faut prêter attention. Ces renseignements permettent d’informer efficacement le public cible — c’est-à-dire la population — de la nature des attaques à venir. Si les gens connaissent cette réalité, et s’ils y prêtent attention, ils peuvent détecter ces tentatives, du moins à ce stade. Avec les « hypertrucages », les choses se compliquent. Mais, d’une manière générale, si les gens sont au fait de ce type d’attaques, ils sont, dans une large mesure, mieux protégés. Ce n’est pas toujours le cas. Les personnes qui veulent croire à bon nombre de ces récits continueront d’y croire. La grande majorité des gens peuvent être vaccinés, dans une certaine mesure, par l’éducation.
La sénatrice Bellemare : La formation professionnelle, et...
M. Seaboyer : L’éducation aux médias et à l’esprit critique, mais aussi la sensibilisation de la population à ce type d’activités. Ils y parviennent efficacement.
La sénatrice Bellemare : Je vous remercie.
La présidente : Quelle est la situation dans les autres pays? La sénatrice Duncan a soulevé cette question avec vous et avec d’autres témoins. Le problème, c’est que les Chinois achètent, par exemple, des terres agricoles qui jouxtent des infrastructures militaires stratégiques. Nous sommes au courant de ce phénomène, car les Américains ne sont pas gênés d’en parler ouvertement. Il s’agit de transactions ponctuelles dans le cadre desquelles des agriculteurs vendent un terrain à un investisseur étranger qui en a les moyens. Cela ne relève pas de la compétence de l’UE. Mais y a-t-il d’autres pays qui ont trouvé une manière de le faire sans porter atteinte au droit d’effectuer des transactions à titre personnel?
Des particuliers se demandent s’ils seront autorisés à vendre leurs terres agricoles et leurs exploitations à des investisseurs chinois. Cette situation est complexe et les solutions ne sont pas évidentes, mais au moins, d’une certaine manière, les Américains ont réussi à mettre le doigt sur le problème et à l’exposer sur la place publique.
M. Seaboyer : Je vais devoir vous revenir là-dessus lors d’une prochaine séance. J’ai pris connaissance de discussions sur ce sujet en Allemagne qui portent à réflexion. J’aimerais être appelé à comparaître de nouveau devant le Comité à ce sujet pour m’assurer que je vous livre des renseignements exacts.
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Gignac : Je vous remercie, monsieur Seaboyer. J’ai trouvé votre témoignage très intéressant, et je dois dire que ces enjeux me préoccupent également.
Votre témoignage est vraiment édifiant, car il nous ouvre les yeux sur certaines menaces bien réelles en provenance de la Chine. Je vais vous raconter une anecdote avant de passer à ma question. Je me suis rendu à Bruxelles la semaine dernière dans le cadre d’une réunion de l’OTAN. Aucun invité n’était autorisé à apporter son téléphone cellulaire ou son ordinateur portable en raison des risques considérables pour la sécurité.
Cela m’amène donc à vous parler de l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada, ou OIRPC. Il s’agit d’un régime de pensions de retraite public dont 10 % des actifs sont détenus en Chine. Le problème, c’est que l’OIRPC a accès aux données de quelque 30 millions de citoyens canadiens. J’ignore si les dirigeants de l’OIRPC doivent se plier à des mesures de sécurité très sévères lorsqu’ils se rendent en Chine, comme c’était notre cas lors de cette réunion de l’OTAN que je viens de mentionner.
Bref, il serait bon que le Comité s’interroge davantage sur les investissements en Chine de cet important régime de pensions canadien. Votre témoignage m’a troublé, et je pense qu’il serait utile de vous réinviter ici à titre de consultant et d’expert.
M. Seaboyer : Bien sûr, je comprends, et je vous remercie.
Le sénateur Loffreda : Je suis ravi de pouvoir m’exprimer une dernière fois avant la levée de la séance.
Compte tenu du haut degré de complexité de la guerre hybride, et de sa rapidité d’évolution, pensez-vous que ce projet de loi deviendra désuet d’ici quelques années seulement? S’il tombe dans la désuétude dans un court laps de temps, à quelle fréquence pensez-vous que le Parlement devra chercher à le moderniser? Ce projet de loi ne nous protégera pas des nouvelles formes de guerre hybride qui risquent inévitablement de se déployer pour les 10 ou 15 prochaines années. En effet, nous sommes tous conscients que les projets de loi que nous adoptons tendent à être rapidement rattrapés par la réalité. Quelles sont vos recommandations à ce sujet?
M. Seaboyer : Cela dépend entièrement de l’évolution de la technologie, c’est-à-dire de la vitesse à laquelle se développe la collecte et le traitement des données. Nous avons vu la courbe de développement monter de manière exponentielle, n’est-ce pas?
À mon avis, ce projet de loi doit être adopté dans les plus brefs délais. En revanche, je ne pense pas qu’il soit désuet. C’est un grand pas dans la bonne direction. Tout dépend des amendements qui seront apportés, du seuil qui sera fixé et des sanctions sévères qui seront introduites. Oui, je dirais que c’est un pas dans la bonne direction. En ce qui concerne la rapidité ou la nécessité de mettre à jour les projets de loi, c’est l’un des défis à relever. Les usages potentiels de l’intelligence artificielle, l’IA, nous submergent à tous les niveaux. Le domaine législatif n’est en fait qu’un domaine parmi tant d’autres. L’IA se développe et se déploie à une vitesse vertigineuse. J’irais même jusqu’à dire que l’IA surpasse les capacités humaines en termes d’élaboration et de création de projets de loi. C’est l’un des défis majeurs auxquels nous sommes confrontés depuis l’avènement de l’IA.
Le sénateur Loffreda : Je vous remercie.
La présidente : Nous devons en quelque sorte disposer d’un système de contrôle du système de contrôle, afin qu’il reste à jour. Monsieur Seaboyer, nous avons sincèrement apprécié votre présentation d’aujourd’hui. Il nous a été utile à tous d’appréhender cette question sous un angle différent, et de réfléchir à une potentielle approche pangouvernementale. Le travail en vase clos ne fonctionne pas.
Je rappelle que M. Anthony Seaboyer est directeur du Centre pour la sécurité des forces armées et de la société, au Collège militaire royal du Canada. Monsieur Seaboyer, je tiens à vous remercier de nouveau pour votre précieux témoignage.
Je vous remercie tous d’avoir été des nôtres aujourd’hui.
Nous vous donnons rendez-vous dans quelques semaines pour la suite de la discussion.
(La séance est levée.)