LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 11 mai 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour poursuivre son étude sur le projet de loi S-4, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’identification des criminels et apportant des modifications connexes à d’autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures).
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer(présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Je m’appelle Mobina Jaffer, je suis une sénatrice de la Colombie-Britannique et j’ai le plaisir de présider le comité. Nous tenons aujourd’hui une réunion hybride du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
[Français]
Si vous éprouvez des difficultés techniques, notamment en ce qui concerne l’interprétation, veuillez le signaler au président ou au greffier et nous nous efforcerons de résoudre le problème.
J’aimerais prendre quelques instants pour présenter les membres du comité qui participent à la réunion aujourd’hui : le sénateur Boisvenu, vice-président du comité, la sénatrice Batters, le sénateur Campbell, la sénatrice Clement, le sénateur Cotter, le sénateur Dalphond, la sénatrice Dupuis, le sénateur Harder, la sénatrice Pate, le sénateur White et le sénateur Wetston.
[Traduction]
Je vous rappelle de ne faire signe que si vous n’avez pas de question, car tous les membres du comité sont sur ma liste des intervenants. Les membres auront quatre minutes chacun pour poser leurs questions.
Sénateurs, comme vous le savez, nous poursuivons notre étude du projet de loi S-4, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’identification des criminels et apportant des modifications connexes à d’autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures).
Aujourd’hui, nous sommes heureux d’accueillir maître Emilie Coyle, directrice générale de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry. Nous recevons également Me Alain Bartleman, trésorier de l’Association du Barreau autochtone, et Me Mark Knox, membre du conseil d’administration pour la Nouvelle-Écosse du Conseil canadien des avocats de la défense.
Je demanderais maintenant à nos témoins de faire leurs déclarations préliminaires, qui seront suivies d’une période de questions. Vous avez chacun cinq minutes.
Me Emilie Coyle, directrice générale, Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry : Sénateurs, au nom de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, je vous remercie sincèrement de m’accueillir aujourd’hui.
Je suis ici sur un territoire algonquin non cédé et non abandonné, et si vous ne pouvez pas le voir à côté de mon nom, mes pronoms sont « elle », « her » et « she ».
Dans le cadre de notre travail, nous nous penchons sur la façon dont on prive constamment de leur humanité les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui sont touchées par la criminalisation et sur la façon dont elles sont exclues des considérations de la communauté dans son ensemble. Aujourd’hui, je parlerai principalement de l’impact du projet de loi S-4 sur les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui sont incarcérées dans des établissements fédéraux et pour lesquelles et aux côtés desquelles nous plaidons.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de souligner qu’en date de la semaine dernière, comme un grand nombre d’entre vous le savent, la moitié des personnes avec lesquelles nous travaillons dans les pénitenciers fédéraux pour femmes sont des Autochtones. C’est une statistique qui donne à réfléchir et qui doit sous-tendre tous nos efforts pour améliorer l’accès à la justice.
Aujourd’hui, j’aborderai des questions liées à la stigmatisation, à la vie privée, à la confidentialité, au consentement et à la technologie.
Nous ne saurions trop insister sur les répercussions de la stigmatisation sur les femmes et les personnes de diverses identités de genre avec lesquelles nous travaillons et qui sont incarcérées. Notre société porte rapidement des jugements de valeur sur les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui sont incarcérées, sans comprendre clairement comment ces personnes sont systématiquement laissées pour compte en raison d’un manque d’accès aux déterminants sociaux de la santé. Une participation virtuelle accrue aux processus de justice aggravera les répercussions déjà importantes de la stigmatisation, car ces personnes comparaîtront en milieu carcéral avec peu ou pas de soutien, et souvent en vêtements de détenus. Les personnes accusées auront une présence moins neutre dans un processus dans lequel elles sont déjà désavantagées.
Quant au respect de la vie privée et la confidentialité — des éléments essentiels pour une personne qui participe à une audience —, il est difficile, voire impossible pour ceux d’entre nous qui travaillent dans un établissement carcéral d’imaginer comment ces éléments pourront être offerts dans cet environnement.
Par exemple, dans l’Établissement Joliette, un établissement carcéral fédéral pour femmes situé près de Montréal, la salle de conférence utilisée pour les vidéoconférences n’est pas insonorisée. Il est plus facile d’entendre les sons émanant des appareils que les voix qu’on entend en personne. Les personnes qui se trouvent dans les pièces voisines et celles qui passent dans le corridor peuvent donc entendre clairement ce qui se dit. Ce n’est qu’un exemple pour illustrer la notion de vie privée — ou son absence — en milieu carcéral, mais les mêmes problèmes liés à la protection de la vie privée et à la confidentialité se retrouvent dans tous les établissements carcéraux où nous travaillons.
Sans garantie de protection de la vie privée ou de la confidentialité, il se peut que les personnes détenues ne puissent pas parler ouvertement, et il se peut qu’elles retiennent des renseignements importants en raison de la crainte très réelle de subir un préjudice par la suite. Si le procès est compromis en raison de l’absence de vie privée et de confidentialité, les personnes incarcérées n’ont que peu ou pas de recours judiciaire. L’absence d’une surveillance serrée de notre système pénitentiaire entraîne un manque de respect des droits reconnus par la loi des femmes incarcérées et des personnes de diverses identités de genre avec lesquelles nous travaillons, ce qui a des répercussions sur leur droit à un procès équitable.
Parlons maintenant du consentement. Le mot « consentement » est délicat à utiliser, étant donné les nombreuses façons dont le consentement n’est pas donné librement en milieu carcéral. Même si l’article 715.232 proposé maintient l’exigence selon laquelle il faut obtenir le consentement d’une personne accusée qui est en détention pour tenir une audience virtuelle dans le cas d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, il existe un ensemble de preuves qui démontrent comment les déséquilibres de pouvoir et les facteurs de stress en établissement carcéral ont un impact négatif sur la capacité d’une personne accusée à prendre des décisions éclairées, libres et consensuelles. On peut lui dire, par exemple, qu’elle fera face à des retards si elle ne choisit pas de donner son consentement à une participation virtuelle. Ainsi, les dispositions relatives au consentement devraient être assorties de réserves selon lesquelles l’absence de consentement n’entraînerait pas des délais plus longs, ce qui entraverait directement l’accès à la justice.
Tout au long de la pandémie de COVID-19, les comparutions par audioconférence et vidéoconférence se sont généralisées. En même temps, la disparité d’accès à ces outils est également devenue évidente. Si l’on prend l’exemple de notre expérience de soutien aux personnes qui participent à des audiences de libération conditionnelle à partir d’un établissement carcéral pendant la pandémie, nous avons vu comment des problèmes liés à la connectivité — que nous avons d’ailleurs connus plus tôt aujourd’hui — et des problèmes liés à la qualité du son peuvent engendrer une plus grande anxiété et une incapacité à se concentrer sur ce qui est dit, même si les participants se préparent longtemps à l’avance. Il est également difficile de lire et d’interpréter les expressions faciales, ce qui peut également provoquer une anxiété accrue. Dans le même ordre d’idées, des questions culturelles et linguistiques entrent en jeu. La plupart des gens n’admettraient jamais qu’ils ont un problème de compréhension, même si c’était le cas, ce qui signifie que si une question est posée, mais qu’elle est mal comprise, il se peut que la réponse ne soit pas bonne ou qu’elle soit incomplète.
La présidente : Madame Coyle, pourriez-vous conclure, s’il vous plaît?
Mme Coyle : Oui, je vais conclure maintenant. Je vous remercie.
Au fil du temps, les dossiers de plaidoyers indiquent que les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui sont accusées et condamnées pour des crimes ont généralement une compréhension limitée de la nature, des impacts et des résultats des processus juridiques auxquels elles participent. La participation virtuelle a un impact négatif sur leur droit à un procès équitable, car elle augmente les obstacles et les défis liés aux capacités déjà limitées des personnes à bien comprendre les choix juridiques qu’elles font. Je tiens à souligner que l’objectif en matière d’efficacité et de modernisation devrait être d’offrir à tous un meilleur accès à la justice, mais à bien des égards, l’utilisation accrue de la vidéoconférence dans les prisons pendant la pandémie a creusé l’écart de l’accès à la justice pour les personnes pour lesquelles cet accès était déjà limité.
Je vous remercie beaucoup. J’ai hâte de répondre à vos questions.
La présidente : Je vous remercie beaucoup, madame Coyle.
Alain Bartleman, trésorier, Association du Barreau autochtone : Bonjour, honorables sénateurs. Je m’appelle Alain Bartleman. Je comparais aujourd’hui par vidéoconférence à partir des Chippewas de la Première Nation de Rama, autrefois connus sous le nom des Chippewas de Mnjikaning.
Je suis avocat et représentant de l’Association du Barreau autochtone, ou l’ABA. L’ABA est une association nationale à but non lucratif composée de personnes, de professionnels et d’étudiants autochtones du Canada. Notre mandat vise notamment la promotion et l’avancement de la justice juridique et sociale pour les peuples autochtones du Canada, ainsi que la réforme des lois et des politiques visant les peuples autochtones. Je suis également un ancien avocat criminaliste et j’ai travaillé à ce titre dans le Sud et le Centre de l’Ontario.
L’ABA s’intéresse particulièrement à la réforme du système de justice pénale. Comme on l’a dit avec éloquence plus tôt aujourd’hui, nous sommes tous conscients de la surreprésentation de la communauté autochtone dans le système de justice pénale. L’ABA est d’avis qu’une réforme substantielle du système de justice pénale, y compris l’adoption intégrale de l’article 5 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, doit être mise en œuvre.
Les modifications proposées à notre système de justice pénale, y compris celles contenues dans le projet de loi S-4, méritent une attention particulière de la part de l’ABA et de ses membres.
Je suis ici pour faire valoir deux points. Le premier, c’est que l’utilisation de la technologie comme complément aux comparutions en personne est une bénédiction pour les accusés autochtones et pour les avocats autochtones. Le deuxième point, et son corollaire, c’est que pour que les promesses du projet de loi S-4 se concrétisent, ses dispositions doivent s’accompagner d’investissements simultanés dans l’infrastructure technologique, tant dans les collectivités autochtones que dans l’ensemble du système de justice pénale.
Tout d’abord, en ce qui concerne les accusés autochtones, les dispositions du projet de loi S-4 sont susceptibles de minimiser la probabilité d’infractions liées au processus. En août 2020, Transports Canada a souligné que près de 182 Premières Nations étaient considérées comme étant éloignées, ce que nous pouvons définir comme une situation dans laquelle une collectivité est située à plus de 350 kilomètres d’un centre de services ayant un accès routier à l’année. Dans bon nombre de ces collectivités, l’accès routier médiocre ou inexistant pendant certaines saisons oblige les gens à prendre l’avion ou à utiliser une barge pour accéder aux centres de services, y compris potentiellement aux centres de justice. Les modifications proposées au Code criminel concernant la participation par vidéoconférence aux procès pour les délits mineurs représenteraient des ajouts et des modifications utiles au code dans ce cas.
Selon Statistique Canada, près de la moitié — soit 58 % — des crimes signalés dans les collectivités autochtones sont des accusations de méfait, de voies de fait simples ou de conduite répréhensible. Ces infractions font généralement l’objet d’une procédure sommaire, et la mise en place d’un régime clair permettant aux accusés, après avoir obtenu les consentements nécessaires, de comparaître à distance à ces procès réduirait considérablement les frais de déplacement et minimiserait le risque d’infractions involontaires liées au processus, comme le défaut de comparaître.
Deuxièmement, dans le cas des avocats de la défense, les dispositions du projet de loi S-4 sont susceptibles d’aider les avocats autochtones. En Ontario, le Barreau de l’Ontario signale que 18 % des avocats autochtones exercent principalement dans le domaine du droit pénal, et que quelque 22 % de tous les avocats autochtones exercent leur rôle à titre de propriétaires uniques, le plus grand segment de ce marché. De nombreux propriétaires uniques, en raison de l’emplacement des collectivités autochtones, exercent leur profession dans des régions où il est difficile de permettre un accès facile au palais de justice sans devoir faire de longs déplacements par autoroute ou par avion ou sans devoir envoyer un remplaçant ou un agent. Permettre à ces avocats de comparaître par vidéoconférence, le cas échéant, permettrait de réduire plusieurs des défis logistiques et des coûts auxquels ces personnes feraient face autrement. En outre, et à titre d’avantage secondaire, cela permettrait également aux professionnels du droit autochtones d’aider leurs clients des collectivités membres situées dans d’autres régions du pays.
Je tiens cependant à souligner que les améliorations technologiques promises dans ce projet de loi ne doivent pas être utilisées pour passer sous silence les véritables problèmes posés par la connectivité Internet. Comme l’a mentionné l’honorable sénateur Dennis Patterson, les problèmes liés à la connexion Internet haute vitesse, notamment au Nunavut, sont sérieux et doivent être pris en compte et atténués pour que les promesses de ce projet de loi puissent être réalisées.
Cela dit, le projet de loi représente une avancée pour la justice, et les modifications proposées au Code criminel et à la Loi sur l’identification des criminels représentent un pas en avant tant pour les accusés autochtones que pour les avocats autochtones.
Je vous remercie.
La présidente : Je vous remercie, maître Bartleman.
Mark Knox, membre du conseil d’administration pour la Nouvelle-Écosse, Conseil canadien des avocats de la défense : Sénateurs, mon organisme est un organisme national qui s’efforce d’apporter une voix et une perspective sur les enjeux relatifs à la justice pénale, et nous sommes très reconnaissants d’avoir été invités à nous joindre à vous aujourd’hui.
Je me fais l’écho de tous les commentaires formulés jusqu’ici par mes savants collègues, Mme Coyle et Me Bartleman.
De notre point de vue, le projet de loi découle essentiellement de la pandémie, et il aura des conséquences profondes après la pandémie. Ce qui nous préoccupe, c’est le risque de dérive. En effet, nous sommes préoccupés par le fait que l’on délaisse le caractère humain, le décorum et tous ces facteurs qui sont présents lors d’un procès qui se déroule, du début à la fin, devant un tribunal. Nous craignons que le Canada ne se retrouve, à l’avenir, avec un système de justice pénale très différent et fondamentalement modifié, et nous pensons que certains changements devraient être étudiés de façon plus approfondie, afin d’éviter leur mise en œuvre précipitée par souci d’efficacité.
Comme l’a indiqué Me Bartleman, nous sommes également d’accord avec certaines des parties du projet de loi qui concernent le processus des procès non criminels, à savoir les modifications apportées à la Loi sur l’identification des criminels et les questions concernant les télémandats, les autorisations et les demandes de décision interlocutoire. Nous sommes toutefois préoccupés par l’atténuation de l’aspect « en personne ». Nous avons parfois appelé cela — comme l’ont fait d’autres personnes — la justice à distance ou, comme diraient certains, la justice dans un portail.
Les avantages des comparutions en personne devant un tribunal sont difficiles à définir, mais ils sont décrits dans diverses expressions. Je ne sais pas combien d’entre vous aujourd’hui ont vécu l’expérience du processus de justice pénale en salle d’audience, mais après 35 ans, cela devient une communauté. Un tribunal est une communauté. Il y a un certain décorum et une atmosphère officielle et solennelle. Tout ce qui diminue ce caractère humain et digne préoccupe notre groupe et, je pense, la plupart des personnes qui, jour après jour, font ce que nous faisons pour garantir les droits de tous les Canadiens. Ce sont des éléments essentiels pour le processus et la démocratie, ainsi que pour le système de jury.
Dans une certaine mesure, nous sommes préoccupés par le rôle accru que les juges joueront dans le système de justice pénale. Avec tout le respect que je dois à tous les membres de la magistrature, certaines parties du projet de loi qui confèrent une plus grande autorité et un plus grand pouvoir discrétionnaire, si je peux m’exprimer ainsi, aux juges nous préoccupent, car il n’y a pas d’autres directives ou de description plus détaillée de la façon dont cela peut être réalisé.
Je ne vais pas m’éterniser sur tous les éléments de la procédure régissant les procès qui sont touchés par le projet de loi, mais comme on l’a déjà dit, les répercussions sur les communautés autochtones et les autres communautés marginalisées — en particulier, comme l’ont souligné mes collègues, les personnes non représentées — nous inquiètent énormément.
En terminant, je tiens à rappeler à quel point l’éloignement nous touche tous. J’aimerais être avec vous tous aujourd’hui. Je pense que je pourrais peut-être apporter un petit quelque chose de plus. Dans le même ordre d’idées, tout le monde était heureux de suivre des cours à distance ou d’obtenir des services de télésanté pendant la pandémie. C’était nécessaire, mais nous ne souhaitons pas que cela soit offert en permanence à l’avenir. Nous savons qu’il y a des avantages à offrir des services en personne dans la collectivité, quelle qu’elle soit. C’est ce que nous voulons maintenir. Je vous remercie.
La présidente : Merci beaucoup, maître Knox.
Je vais maintenant donner la parole aux sénateurs, en commençant par le vice-président du comité, le sénateur Boisvenu.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je veux saluer la présence des témoins à notre comité.
Ma question s’adresse à Me Bartleman ou à Me Knox. Toutefois, je crois qu’elle s’adresse surtout à Me Bartleman.
Le développement des moyens de communication technologiques est très lent, dans le Nord tout particulièrement. Il l’est aussi dans certaines communautés dans le Sud. J’ai dû consulter les communautés autochtones à ce sujet pour un autre projet de loi que je parraine.
La question que je me pose est la suivante : est-ce que ce projet de loi sera applicable aux communautés dans le Nord? Si oui, est-ce qu’il n’apporte pas plus de problèmes que de solutions pour ce qui est de tenir des procès plus expéditifs?
Maître Bartleman, pouvez-vous répondre à ma question?
Me Bartleman : Merci, monsieur le sénateur. Je vais répondre à votre question en français.
Je pense qu’il est très utile de regarder non seulement les procès actuels, mais aussi regarder des solutions de rechange, c’est-à-dire des voies différentes à celles qui sont envisagées dans le projet de loi dont nous sommes saisis.
Je vais donner un exemple qui pourrait être très concret. Je prends l’exemple d’un chasseur qui, en tirant, commet une infraction à la loi dans une province ou un territoire qui n’est pas le sien. Donc, si un chasseur algonquin de l’Ontario commet une infraction dans un territoire québécois, est-ce qu’on lui demandera de comparaître en personne dans une ville ou dans une cité située à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui? Quels seront les enjeux juridiques et sociaux pour cet individu?
Je pense qu’avec le projet de loi que nous étudions, nous avons une option ou une autre voie qui pourrait minimiser les problèmes de cet individu qui serait appelé à comparaître, non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur le plan fiscal.
Le sénateur Boisvenu : Quelle est cette autre voie?
Me Bartleman : L’autre voie est de développer les systèmes et les compétences technologiques afin de permettre à cet individu de comparaître par la voie technologique et par la voie médiatique, soit par vidéoconférence.
Le sénateur Boisvenu : C’est un problème technologique. Le gouvernement du Québec a annoncé ce matin le lancement d’un satellite où les communications seront satellitaires. Cela donnera aux communautés isolées la possibilité d’avoir des communications avec des organisations gouvernementales sans faire de déplacements obligatoires. Ce sont des choses qui vont arriver dans cinq ou dix ans et non en même temps que l’adoption du projet de loi.
Est-ce que ce projet de loi s’appliquera aux communautés isolées, ou nous retrouverons-nous à peu près au même point?
Me Bartleman : Oui, il y aura toujours des écarts pour ce qui est des communautés isolées par rapport aux communautés non isolées. Toutefois, je pense à ce que j’ai fait pendant la pandémie avec mes clients qui se trouvaient dans des conditions difficiles. Je parle des communautés les plus isolées [Difficultés techniques] où on a organisé à plusieurs reprises, non sans difficulté, plusieurs rendez-vous et réunions avec le gouvernement provincial, avec le gouvernement fédéral et avec les cours.
Donc, les options sont là. Il suffit maintenant, si j’ose dire, de développer le cadre juridique afin de permettre le développement de ces circonstances dans un cadre plus réglementé et [Difficultés techniques].
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup.
[Traduction]
Le sénateur White : J’ai seulement une seule question pour Me Knox. J’ai passé 19 ans dans des collectivités isolées, principalement dans les trois territoires. Je me réjouissais qu’une équipe judiciaire puisse venir dans la communauté et voir ce qui s’y passait au lieu de simplement entendre parler de faits liés à l’affaire. D’abord, j’avais l’impression qu’ils avaient une meilleure compréhension des problèmes. Ensuite, et c’est peut-être le plus important, j’avais l’impression qu’ils comprenaient mieux les gens qu’ils avaient devant eux. Est-ce à cela que vous faites référence lorsque vous parlez de l’importance de l’interaction en personne? Si oui, je suis absolument d’accord avec tout ce qui permettrait de retirer cela. C’est peut-être plus rapide et plus efficace, mais il y avait une raison pour laquelle nous l’avions mis en place.
Me Knox : Merci beaucoup, sénateur White. Premièrement, je dois m’en remettre à ceux qui ont une pratique dans les régions nordiques, dans les territoires.
Je pense qu’il est essentiel que tout le monde soit dans le même forum, dans la même pièce. Comme Mme Coyle l’a indiqué, il y a une perte lorsqu’une personne témoigne par vidéo ou que la loi autorise l’audio... Je parle d’audioconférence ou de vidéoconférence. S’il est nécessaire de procéder ainsi, bien que cela ne réponde pas à toutes nos préoccupations, puisque nous voulons que tout le monde soit présent en salle d’audience, une des solutions serait de veiller à ce que la décision soit prise par l’accusé, par la partie défenderesse et son avocat, ce qui n’est pas prévu dans certaines lois. D’autres prévoient que la décision relève du juge de première instance, selon certains critères qui n’ont rien de rassurant, selon nous. Je pense que la décision ultime, qu’il s’agisse de comparution par vidéoconférence ou par audioconférence, devrait clairement être prise par la partie défenderesse. Merci.
[Français]
Le sénateur Dalphond : La tradition veut que le parrain du projet de loi pose les premières questions. Je vais passer mon tour pour permettre à tous mes collègues de poser des questions, mais réservez quelques minutes pour moi à la fin. Merci.
[Traduction]
La sénatrice Clement : Je vais poser mes questions, une pour chaque témoin. Je vous remercie de comparaître au comité.
Madame Coyle, j’ai de la difficulté avec la notion de consentement et la façon dont cela se traduit sur le terrain. Vous avez parlé de libre et plein consentement. Je me demande si vous pourriez, dans votre réponse, parler davantage de votre perception de l’article 715 et de ce que vous proposeriez pour composer avec le déséquilibre du pouvoir et les difficultés connexes.
Maître Bartleman, dans vos commentaires, vous avez certainement adopté une perspective à long terme de la question, ce que j’apprécie. Concernant les investissements technologiques auxquels vous faites référence, vous avez parlé de connectivité, mais à quoi d’autre faites-vous référence, précisément? Parlez-vous de formation? Comment cela fonctionnerait-il? Pourriez-vous donner plus de détails à ce sujet?
Maître Knox, comment vos clients décrivent-ils leur expérience en salle d’audience? Je suis avocate dans une clinique juridique. J’ai fait la transition aux audiences virtuelles il y a deux ans. Au début, ce n’était pas en salle d’audience, mais en salle de conférence. Maintenant, ces audiences se font dans mon bureau à la clinique juridique. Il y a là une perte, mais je me demande ce que vos clients vous disent.
Cela fait une question pour chacun de vous.
Mme Coyle : Je vous remercie beaucoup de votre question, sénatrice.
La question du consentement est complexe, en prison, principalement parce que les personnes incarcérées n’ont pas accès à beaucoup de choses du monde extérieur. Il est très difficile de communiquer, même avec son propre avocat. Pendant la pandémie, selon les témoignages, les avocats n’ont pas été autorisés à se rendre dans les prisons durant de longues périodes et devaient communiquer avec leurs clients par téléphone. Ils sont maintenant autorisés à y retourner, mais lorsqu’on est en prison, il est difficile de communiquer avec son avocat. Cela fait partie de la question du consentement, car un client veut certainement avoir la possibilité de communiquer librement et fréquemment avec son avocat pour avoir ses conseils juridiques sur la marche à suivre dans son dossier.
En outre, il arrive que les gens n’aient pas accès à un avocat. Si vous avez un avocat, tant mieux, mais si vous n’avez pas accès à un avocat, comme beaucoup de personnes incarcérées, vous êtes encore plus désavantagé pour ce qui est de savoir ce qui se passe par rapport à votre procès ou à votre audience prochaine.
Si j’avais un conseil concernant cet article, je dirais qu’il se rapporterait à mon dernier point, à savoir que si le pouvoir judiciaire doit obtenir le consentement de la personne qui est accusée, il convient de préciser que l’absence de consentement ne doit pas entraîner une augmentation des délais. Je pense qu’il faut que ce soit clairement expliqué.
Je ne sais pas combien de gens de l’appareil judiciaire ont eu l’occasion d’entrer dans une prison, combien comprennent ce que c’est que d’être en prison et comprennent la réalité de la vie des prisonniers. Les sénateurs et d’autres intervenants qui portent intérêt aux questions carcérales ont fait des progrès à cet égard, heureusement. Les détenus sont déjà particulièrement désavantagés dans de multiples systèmes, y compris le système judiciaire. Je pense qu’il faut garder cela à l’esprit.
La présidente : Sénatrice Clement, nous passons au sénateur Cotter.
Le sénateur Cotter : Je vous remercie tous de vous joindre à nous pour parler de ce sujet. Je tenais particulièrement à saluer Me Knox, que j’ai connu dans un autre contexte. C’est un plaisir de vous voir, maître Knox.
Vous avez fourni de nombreuses pistes de réflexion quant aux occasions à saisir avec plus de constance, à l’avenir, par exemple un meilleur accès aux avocats, un meilleur accès aux clients pour les avocats, une diminution du nombre d’infractions contre l’administration de la justice et une réduction des coûts pour les clients.
Toutefois, vous avez aussi cerné une multitude de vulnérabilités, dont certaines pourraient devenir systémiques. Par exemple, prenez la question du sénateur White. À terme, étant donné le potentiel que cela représente, pourrait-on observer une diminution du nombre de cours de circuit? Des juges pourraient être moins enclins à se rendre dans le Nord de la Saskatchewan, par exemple, car ils pourraient exercer des pressions, pour ainsi dire, pour que les gens optent pour des audiences virtuelles, de façon à économiser temps et argent, etc. Les avocats pourraient aussi faire de même, peut-être.
À cela s’ajoutent les avantages de faire un virage complet en ce sens. D’énormes pressions sont exercées pour qu’on améliore le fonctionnement du système, notamment l’aménagement, dans les prisons, de salles permettant d’assurer la confidentialité des discussions et des comparutions, ou l’amélioration de l’accès en régions éloignées.
Tout cela pris en compte, y a-t-il là d’importantes vulnérabilités systémiques importantes, selon vous? Le cas échéant, peut-on y remédier efficacement? Je pense que la question s’adresse à chacun de vous, peut-être, ou à quiconque souhaite y répondre.
Mme Coyle : Je vais laisser mes savants collègues répondre, car je crois avoir pris tout notre temps pour répondre à la dernière question.
Me Bartleman : Merci, sénateur, pour votre question.
Oui, il y a un risque que les vulnérabilités, les problèmes inhérents non seulement au projet de loi précis que nous examinons, mais aussi à la tendance généralisée vers un recours accru à la technologie dans notre système de justice, pour ainsi dire, puissent aboutir dans le pire des cas à un système à deux vitesses dans lequel les personnes mieux nanties auront accès à ce que mon collègue a appelé la communauté de la cour. Je peux vous dire, en tant qu’ancien avocat de la défense, en tant qu’ancien avocat, que cette communauté est très réelle. Elle a un effet très rassurant, non seulement pour l’avocat, mais aussi pour l’accusé ou le délinquant, car il a alors l’occasion de voir son avocat au tribunal, de lui parler dans les cellules ou les couloirs du tribunal, et de voir justice être rendue, en personne, et non par l’intermédiaire d’un écran vidéo flou et pixellisé.
Il y a les gens qui, faute de moyens financiers suffisants, n’y auront pas accès et pourraient se retrouver dans un cadre institutionnel peu propice aux visites de leur avocat, comme nous l’avons vu durant la pandémie, de sorte qu’ils se retrouveront extrêmement isolés. Je n’ai jamais passé de temps en prison, outre pour rendre visite à mes clients, mais j’ai tout de même constaté à quel point c’était une expérience extrêmement déshumanisante et source d’un isolement profond. Je ne puis m’imaginer passer les jours les plus importants de ma vie dans un système dans lequel mon sort repose sur des gens que je ne peux voir qu’à travers un écran, avec une mauvaise résolution, et qu’on voie mes réactions uniquement par l’intermédiaire d’une caméra vidéo impassible. Laisser les cours de circuit s’éroder davantage par souci d’efficacité technologique et nous retrouver avec un système moins développé qu’il ne l’est actuellement causerait un grave préjudice à l’administration de la justice au pays.
La présidente : Monsieur Knox, le sénateur Cotter a indiqué qu’il vous posera des questions au deuxième tour, si vous le voulez bien.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je pense que ma question s’adresse à la fois à Me Bartleman et à Me Knox.
J’aimerais mieux comprendre votre position, maître Bartleman. Je crois avoir compris que vous insistez pour que la justice soit plus près des gens qui sont accusés. Cela signifie, si vous vivez dans une communauté autochtone ou non autochtone, que la justice se rend là où vous êtes, là où est la communauté, donc à l’endroit où j’imagine qu’on peut organiser des services plus culturellement appropriés pour traiter les cas du monde de la justice.
Est-ce que vous me dites que cette justice de proximité doit absolument se faire en personne, ou peut-elle se faire par vidéoconférence?
Maître Knox, s’il y avait un consensus autour du fait que la comparution en personne et l’administration de la justice criminelle et pénale en personne fonctionnent très bien, y compris pour ceux qui ne sont pas représentés, pour les personnes marginalisées et pour les Autochtones, je serais peut-être plus sensible à votre argument sur la communauté.
Est-ce que la communauté dont vous parlez est la communauté des avocats, des juges et greffiers, autrement dit, des opérateurs du système de la justice, mais pas de l’accusé?
Me Bartleman : Vous m’avez demandé s’il y avait une façon d’adapter la justice pour s’adapter aux besoins culturels des Premières Nations et des communautés autochtones, et si elle doit se faire en personne ou si elle pouvait se faire de façon virtuelle ou adaptée aux besoins technologiques.
Je pense que nous vivons dans un état non seulement social et culturel, mais dans un état de flux. Nos sociétés, y compris les sociétés autochtones, deviennent plus virtuelles. Alors, bien que le système de justice reflète notre environnement courant, on vit déjà dans une société autochtone, je parle bien sûr de mes confrères et compatriotes autochtones, on vit aussi bien dans un monde virtuel que dans un monde physique.
Nous, en tant qu’avocats membres l’Association du Barreau autochtone du Canada, nous continuons de tenir nos rendez-vous avec nos clients par des moyens virtuels, et nous poursuivons la justice en utilisant les moyens virtuels. Nous y sommes déjà.
Pour l’Association du Barreau autochtone, la question sur laquelle nous nous penchons maintenant est la suivante : est-ce qu’il faut adapter le système qui est en place pour s’adresser aux petits délits criminels et aux délits pénaux, et est-ce que ce système doit être adapté aux réalités de la pratique de notre profession, c’est-à-dire la pratique juridique?
Pour moi, la réponse est oui, puisque cela s’est déjà passé.
La sénatrice Dupuis : Merci.
[Traduction]
Me Knox : Merci, sénatrice Dupuis.
De notre point de vue, la loi permet qu’un témoin soit à l’extérieur de la salle d’audience, qu’un accusé soit à l’extérieur de la salle d’audience et que le juge soit à l’extérieur de la salle d’audience. Selon nous, le meilleur choix ou le modèle idéal pour assurer la démocratie, garantir la preuve hors de tout doute raisonnable, garantir la capacité d’évaluer la crédibilité et le comportement, et prendre les décisions les plus difficiles est — et doit être — la tenue d’audiences en personne, pour que les gens puissent se regarder les yeux dans les yeux, face à face. Personnellement, lorsque je dois régler des problèmes dans ma collectivité ou mon quartier, chez moi avec mes enfants ou ma partenaire, avec mon personnel, je trouve qu’on perd quelque chose lorsqu’on commence à s’éloigner du modèle idéal. C’est manifestement ce que nous préférons. Je vous remercie.
La sénatrice Pate : Je remercie tous les témoins de leur présence.
Comme vous le savez tous — vous l’avez tous mentionné —, la majorité des gens dont nous parlons ou qui se retrouvent dans le système se trouve déjà dans des situations de marginalisation systématique : pauvreté, itinérance, discrimination raciale, discrimination fondée sur le genre.
Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a eu des recherches avant et pendant la pandémie, notamment en Grande-Bretagne, sur l’utilisation des moyens électroniques, en particulier la vidéoconférence, pour la tenue d’audiences. Une des constatations de l’étude était la suivante : seulement 16 % des avocats participants estimaient que leurs clients vulnérables avaient la possibilité de participer efficacement à des audiences à distance. Toutefois, ce qui est encore plus choquant et préoccupant, à mon avis, c’est que les recherches menées par l’Université du Surrey sur la situation avant la pandémie — ce sont les résultats avant la pandémie, alors n’oubliez pas que la situation a empiré depuis — ont démontré que lorsque les audiences ont lieu par vidéoconférence, la partie défenderesse était plus susceptible d’être condamnée à une peine d’emprisonnement, et que les suspects dont l’affaire était examinée lors d’une audience à distance étaient moins susceptibles d’être représentés par un avocat, ce qui, je pense, renvoie aux points que certains d’entre vous ont soulevés.
Maître Bartleman, je suis particulièrement préoccupée par les Autochtones, évidemment. Comme vous le savez, et comme Mme Coyle l’a indiqué, les chiffres atteignent un sommet actuellement, et cette crise perdure depuis plus de trois décennies. Je suis quelque peu surprise, étant donné certaines approches d’autogouvernance qui ont été recommandées, que l’Association du barreau autochtone et d’autres organismes ne réclament pas une gouvernance autochtone accrue dans les cours de circuit.
Plus particulièrement, Mme Coyle a mentionné la prison de Joliette. Il s’agit, pour la plupart, de cas qui relèvent des prisons provinciales et territoriales. Dans toutes les prisons provinciales et territoriales du pays que j’ai visitées ces dernières années, y compris dans le Nord, j’ai constaté qu’on peut non seulement entendre les discussions lors des vidéoconférences, mais que dans bien des cas, on laisse la porte ouverte, puisque les agents correctionnels doivent garder les prisonniers, pour ainsi dire. Donc, il n’y a pas seulement un manque de consentement, d’intimité et de confidentialité, mais il y a même des gens qui tentent de plaider coupables avant même la lecture des accusations, de crainte qu’elles soient entendues par d’autres et que cette violation de la confidentialité ne leur cause d’autres problèmes en prison. Je vous laisse imaginer comment et pourquoi cela se produit exactement.
J’aimerais savoir si vous avez examiné certaines de ces autres mesures, et j’aimerais connaître vos recommandations pour modifier cette mesure législative ou proposer des solutions de rechange aux approches qui y sont proposées.
Me Bartleman : Je vous remercie de votre question, sénatrice.
Oui, l’Association du Barreau autochtone rappelle continuellement, depuis de nombreuses années, l’importance d’avoir des mécanismes, des institutions et des processus créés, appuyés et dirigés par les Autochtones afin de s’assurer que les cas de justice pénale, et les questions juridiques en général, reflètent et respectent les ordres juridiques autochtones. À l’arrivée des colons dans ce qui est aujourd’hui le Canada, il y a de nombreuses années, il existait des ordres juridiques autochtones sains et actifs qui permettaient de résoudre les différends et favorisaient la cohabitation des personnes dans les communautés.
Comme cela a été souligné, la préoccupation de l’Association du Barreau autochtone à l’égard de cette mesure législative est double : autoriser le recours aux moyens technologiques pour supplanter ce que mon collègue a appelé la communauté de la cour, les risques qui en découlent, ainsi que la diminution du nombre de cours de circuit, par exemple.
Toutefois, très respectueusement, cela ne doit pas faire perdre de vue les avantages potentiels importants de cette mesure législative, notamment l’accès accru à la justice et la création d’un espace — pour utiliser ce terme — permettant aux communautés autochtones d’élaborer leurs propres protocoles et leurs propres façons d’interagir avec le système de justice, soit directement, par exemple sous forme de tribunaux autochtones comme celui de l’ancien hôtel de ville de Toronto, ou par des mécanismes informels, par exemple l’étroite collaboration entre les gouvernements des Premières Nations ou les conseils tribaux avec les bureaux de procureurs de la Couronne locaux pour l’établissement de politiques et de procédures applicables à certaines régions.
Les installations améliorées pour les vidéoconférences et les solutions numériques, si je peux utiliser ce terme, sont un avantage selon l’association, mais elles ne peuvent — et je crois que nous sommes d’accord à ce sujet, sénateur — remplacer les ordres juridiques créés, maintenus et appuyés par les Autochtones.
Le sénateur Wetston : Madame Coyle, est-ce que je peux vous poser une question au sujet des points que vous avez soulevés auprès du comité : la stigmatisation, le consentement et la défense des intérêts? Je crois que vous avez parlé de la défense de cas; est-ce exact? Je voulais que vous nous donniez votre opinion, puisque le projet de loi vise de nombreux éléments numériques. De quelle façon l’accès numérique aborderait-il les enjeux que vous avez soulevés? Est-ce qu’il serait utile ou est-ce qu’il créerait de nouveaux obstacles en vue de répondre à certaines de vos préoccupations relatives à la stigmatisation et au consentement? Est-ce qu’il aurait une quelconque incidence? Je vous poserai une deuxième question ensuite, si possible. Allez-y, s’il vous plaît.
Mme Coyle : Pourriez-vous préciser votre question? Lorsque vous parlez d’accès numérique, à quoi faites-vous référence?
Le sénateur Wetston : Je fais référence à la technologie et à son utilisation pour permettre aux gens de communiquer, de faire partie intégrante du système et de veiller à obtenir le meilleur accès à la justice au sein du système carcéral. Bien sûr, dès qu’une personne est en prison, elle est stigmatisée. Le consentement n’a pas la même signification lorsqu’on est en prison. Vous avez aussi parlé de la défense des droits. En effet, nous vivons dans une société numérique, qui ne va pas disparaître. Je me demande si, à votre avis, la technologie peut aborder certaines de vos préoccupations.
Mme Coyle : Évidemment, les gens qui sont en prison aimeraient avoir un meilleur accès à la technologie. Toutefois, en ce qui a trait à l’accès à la justice, surtout dans le cas des procès, je ne suis pas certaine qu’une utilisation accrue des technologies améliorerait l’accès des personnes incarcérées à la justice, puisque l’environnement carcéral ne permet pas à une personne de donner son plein consentement — sans égard au niveau de connectivité de la prison —, et je crains que le consentement ne soit pas donné de plein gré, avec l’aide d’un avocat, et que les gens ne comprennent pas pleinement comment fonctionne le système.
De plus, en ce qui a trait à la stigmatisation, comme je l’ai dit dans mon discours préliminaire, lorsqu’une personne arrive à l’audience de la prison, le juge le sait. Il le voit, tout comme la Couronne. Tout le monde peut voir que la personne arrive de prison; c’est pourquoi je parle de stigmatisation. La personne est déjà stigmatisée parce qu’elle est en prison. Donc la stigmatisation ne serait qu’aggravée, à mon avis.
Je ne crois pas que cela puisse aider. C’est ma réponse.
Le sénateur Wetston : Merci.
Maître Knox, je partage votre opinion au sujet des tribunaux. J’ai passé beaucoup de temps à la cour au début de ma carrière. Il y a une réalité que vous ne reconnaissez pas, je crois : nous n’allons pas revenir en arrière. Je ne vois pas comment nous pourrions revenir en arrière pour aborder les enjeux décrits par Me Bartleman en matière d’accès à la justice. J’aimerais que vous nous parliez des mesures que nous pouvons prendre pour préserver ce que vous souhaitez préserver, tout en tenant compte de la réalité et du fait que l’accès à la justice aujourd’hui signifie — en grande partie — un accès numérique, pour donner l’occasion à ceux qui ne peuvent participer au processus en personne de la façon décrite par Me Bartleman aient l’occasion de le faire à distance. Avez-vous des commentaires à faire à ce sujet?
Me Knox : Bien sûr. Merci, monsieur le sénateur.
Premièrement, le processus associé aux procès criminels comporte de nombreux volets : la mise en liberté sous caution, le plaidoyer, l’enquête préliminaire, les diverses procédures préalables au procès, le procès en soi et la détermination de la peine. Si nous ne pouvons pas avoir un modèle où tout se passe dans la salle d’audience, je crois que certains de ces volets ne nécessitent pas une présence en personne.
Si la loi était plus précise et plus uniforme au Canada... À l’heure actuelle, je crois que les articles 714.1 et 714.2 visent le témoignage à distance au Canada et à l’extérieur du pays. Je crois qu’il y a beaucoup de divergences entre les administrations à cet égard.
Cela étant dit, si nous donnons plus de pouvoirs au défendeur et à l’avocat de la défense — comme l’a fait valoir Mme Coyle, le consentement éclairé des personnes non représentées est un grave problème; nous en convenons tous —, et si nous remettons la décision entre les mains de la personne qui est le plus touchée, je crois que nous allons répondre à certaines de ces préoccupations.
Merci.
Le sénateur Wetston : Merci, monsieur.
La sénatrice Batters : Merci à tous pour votre présence.
Ma première question s’adresse à Mme Coyle. Je me préoccupe de la façon dont le projet de loi S-4 permet à un accusé de témoigner par vidéo dans les cas d’infractions punissables par procédure sommaire. Je crois que dans votre déclaration préliminaire — et vous en avez parlé un peu plus en détail tout à l’heure —, vous nous avez bien expliqué le contexte. Si une personne témoigne à partir de la prison, le juge se dira peut-être qu’elle devrait rester là, et aura peut-être tendance à la reconnaître coupable. Je voulais que vous nous parliez davantage de cette possibilité.
Mme Coyle : Merci. Je suis heureuse que vous posiez la question, madame la sénatrice.
Je crois que nous ne tenons pas compte de la stigmatisation lorsque nous parlons de la vidéoconférence. En fait, je crois qu’il y a des enjeux associés à la vidéoconférence pour tout le monde et qu’on pourrait faire des suppositions qu’on ne ferait pas en personne.
Au début de mon témoignage, j’ai dit que notre société jugeait les gens qui étaient en prison sans comprendre leur histoire. Comme l’a fait valoir la sénatrice Pate dans sa question, les gens qui sont en prison ont déjà connu des difficultés avec le système de justice et divers autres systèmes avant d’être incarcérés, dans de nombreux cas. C’est l’échec de nos systèmes qui donne lieu à l’incarcération de bon nombre de personnes.
Comme nous avons cette idée que les gens en prison sont de mauvaises personnes, ce jugement pourrait donner lieu, dans le cas d’un procès, à un résultat qui aurait peut-être été différent si la personne n’était pas en prison. Elle aurait peut-être pu mettre un complet donné par sa famille. Ses proches pourraient être assis derrière elle dans la salle d’audience. Ces différences subtiles ont une incidence sur nos préjugés.
La sénatrice Batters : Ma deuxième question s’adresse à Me Knox. Dans votre discours préliminaire, vous avez dit que certains éléments du projet de loi devaient être mieux étudiés et non simplement mis en œuvre au nom de l’efficacité. Vous vous êtes dit préoccupé par la réduction des procédures en personne. Je le suis tout autant, comme je viens de le dire.
J’ai une idée. Il serait peut-être utile d’avoir recours à la vidéoconférence d’abord pour les comparutions devant les tribunaux, la libération sous caution, les plaidoyers de culpabilité et même la détermination de la peine, en vertu du projet de loi S-4, avant d’en venir à la tenue des procès de cette façon. Que pensez-vous d’un amendement visant à retirer du projet de loi S-4 la possibilité de tenir les procès pour des infractions punissables par procédure sommaire par vidéo, et à maintenir les autres types de procédures judiciaires?
Me Knox : Merci beaucoup, madame la sénatrice.
Lorsque nous entendons un témoin qui n’est pas dans la salle d’audience ou que l’accusé ne s’y trouve pas et que nous n’avons pas le moyen de communiquer directement avec le client, c’est un problème.
Je crois que ce serait possible pour le plaidoyer ou le choix du mode de procès et, dans certaines administrations, pour les enquêtes sur le cautionnement. Mes collègues dans l’Ouest me disent que bon nombre d’enquêtes sur le cautionnement sont réalisées par vidéo sans problème. Il s’agit de cas où les témoins ne sont habituellement pas appelés à comparaître. On présente plutôt des observations. Je suis d’accord avec vous. Si nous nous éloignons de ce modèle, qui a été mis sur pied il y a plus de 150 ans, nous pourrons avoir recours à d’autres méthodes et voir comment elles fonctionnent.
Comme l’a fait valoir Mme Coyle, le consentement éclairé de l’accusé est essentiel. Il est très important pour nous de l’obtenir.
La sénatrice Batters : Je suis d’accord avec vous. Je crois que, dans un monde idéal, toutes ces procédures seraient réalisées en personne. Toutefois, si le gouvernement veut faire cette transition, il faudrait tenir des procès en personne pour les cas les plus graves.
Me Knox : Oui, je suis d’accord avec vous. Merci.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Merci à nos trois participants. Ce que vous apportez là, ce sont des éclairages importants. Certains d’entre vous font valoir des avantages et d’autres, des désavantages possibles. C’est important de se rappeler qu’il y a 150 ans, les jurés dormaient au palais de justice, tout comme les juges. La société a beaucoup évolué. Les changements font partie de la vie. Cela étant dit, le problème que vous voyez n’est-il pas uniquement sur le plan du consentement? Tant la disposition en matière de procédure sommaire que la disposition en matière d’acte criminel ou de plaidoyer reposent sur le fait que l’accusé consent à ce qu’on procède de façon virtuelle et que le juge est d’accord pour le faire. Si l’accusé dit non, il faut que ce soit impossible de le faire. S’il ne le demande pas, il est impossible de le faire. Lorsqu’il le demande, le ou la juge a l’obligation de s’assurer que cela se fait de manière appropriée.
La question principale est-elle la qualité du consentement? Ce que je sens dans certains cas, c’est qu’on craint que l’accusé ne consente à procéder de façon virtuelle que parce qu’il y voit des désavantages s’il n’y consent pas. Que pourrions-nous faire pour empêcher que cette situation se produise? Les avocats doivent donner plus d’information quand ils parlent à leurs clients, mais je suis très sensible à ce que disait Mme Coyle, qui a mentionné que les personnes qui sont détenues au moment de leur comparution devant le tribunal n’ont peut-être pas fait un choix éclairé. Je ne sais pas si c’est le cas pour les personnes représentées par un avocat ou une avocate, dont on a l’impression qu’ils n’ont pas fait un choix éclairé. Comment s’y prendre pour que les personnes qui sont représentées par les avocats et avocates fassent un choix éclairé? Madame Coyle, auriez-vous des suggestions à nous faire? Peut-être que la salle n’est pas isolée ou qu’on entend du bruit, et cela n’est pas acceptable. Il faut s’assurer de maintenir la confidentialité en tout temps, et il faut trouver une salle où il n’y a pas de barreaux derrière la personne; il me semble que cela va de soi.
[Traduction]
Mme Coyle : Je pense exactement la même chose. C’est tout à fait inacceptable. Il ne faut pas oublier que nous parlons de la réforme du système carcéral depuis des dizaines d’années. Des commissions d’enquête ont songé aux façons de réformer les prisons et de les améliorer. La juge Louise Arbour a préparé un rapport à la suite d’incidents s’étant produits à la prison des femmes. Or, 30 ans plus tard, nous avons toujours ces mêmes problèmes dans les prisons.
Tout à l’heure, le sénateur Wetston m’a demandé si la technologie dans les prisons améliorerait l’accès à la justice pour les prisonniers. Je dirais encore une fois que non, parce que la prison n’est pas en environnement qui favorise l’accès à la justice pour de nombreuses raisons, notamment en ce qui a trait au consentement, à la protection de la vie privée, à la confidentialité et au recours aux services d’un avocat représentant ou non.
Il y a d’autres projets de loi en jeu. Je crois que vous avez parlé du projet de loi C-5 avec le ministre Mendicino lorsqu’il a témoigné devant vous au sujet de ce projet de loi. On ne peut séparer les questions de partialité, de discrimination raciale, d’homophobie et de transphobie des lois qui vous sont présentées. Les personnes incarcérées sont particulièrement touchées par ces enjeux parce que ce sont des personnes qui sont « derrière les barreaux », comme vous le dites.
Le sénateur Dalphond : Maître Knox, vous pourriez peut-être commenter les mêmes questions. Vous voulez préserver la tradition, et que la comparution devant les tribunaux soit la principale façon de faire. Que proposez-vous pour veiller à ce que le consentement d’une personne qui témoigne par vidéo plutôt qu’en personne soit valide?
Me Knox : Merci, monsieur le sénateur.
De façon générale, mes clients ne ressemblent pas à ceux que représente Me Bartleman ou à ceux que Mme Coyle et la sénatrice Pate représentaient avant. Mes clients ont un autre statut économique. Habituellement, ils ne connaissent pas les mêmes problèmes que les personnes qui sont en prison. Ce sont aussi habituellement de bons communicateurs.
Nous reconnaissons qu’il y a des problèmes de santé mentale et de dépendances, des problèmes d’éducation, des problèmes liés à l’ETCAF, etc. Lorsque je dois parler à une personne qui se trouve dans l’établissement de Millhaven ou ailleurs, c’est parfois très difficile, parce que ces personnes souffrent au quotidien. Elles doivent rester dans cet établissement. Il est très difficile de leur expliquer certaines choses ou d’obtenir des instructions. Je suis très heureux que Mme Coyle ait soulevé la question. La loi n’aborde pas la question du consentement éclairé, surtout celui des personnes qui ne sont pas représentées, mais il faudra faire plus qu’en parler.
En Nouvelle-Écosse, lorsqu’un détenu est amené en salle d’audience, il n’y a rien qui puisse indiquer que cette personne est incarcérée. Elle ne porte pas d’uniforme de prisonnier. Elle n’est pas menottée. Nous ne pouvons pas permettre cela. Ce qu’on entend aujourd’hui, c’est que la comparution à distance à partir des établissements carcéraux montrera de manière implicite ou explicite que la personne est en prison. Merci.
Le sénateur Cotter : Maître Knox, croyez-vous que si nous allons pleinement de l’avant, il y aura certains changements systémiques négatifs et imprévus?
J’aimerais aussi vous entendre au sujet de la proposition de l’Advocates’ Society voulant qu’on tienne compte de la possibilité qu’une décision donne lieu à l’incarcération ou des questions de crédibilité pour déterminer si l’audience aura lieu en personne. Est-ce que vous pensez que nous pourrions examiner la mesure législative sous cet angle afin de déterminer si une disposition va trop loin ou si elle pourrait fonctionner dans le contexte du cadre proposé?
Me Knox : Merci, monsieur le sénateur.
Premièrement, je suis tout à fait d’accord avec vous : la mesure législative est bien intentionnée et elle se fonde largement sur les enjeux associés à la pandémie de COVID-19. Toutefois, nous croyons que les conséquences seront profondes et qu’elles pourraient être évitées dans une certaine mesure — si nous empruntons cette voie — si l’accusé et son représentant avaient la possibilité de s’entendre à tout le moins sur les éléments fondamentaux du processus du procès criminel. C’est la première chose. La sénatrice Pate a évoqué des études très intéressantes à cet égard.
En deuxième lieu, l’évaluation de la crédibilité, du comportement et de la véracité est une composante essentielle d’un procès au tribunal pénal. Je sais que vous avez entendu ou que vous entendrez un large éventail de personnes vous parler du système de justice pénale et de la présente mesure législative. Je ne sais pas s’il y a parmi eux des psychologues généraux ou médico-légaux qui peuvent vous donner une idée de ce qui est perdu dans le cadre de ces procédures à distance.
Merci, monsieur le sénateur. J’espère que ma réponse vous aidera.
Le sénateur Cotter : Merci. J’aimerais maintenant faire un commentaire. Je pense à l’un de mes collègues, que vous connaissez probablement bien en Nouvelle-Écosse, qui disait que les procès criminels sont décidés selon la prépondérance du parjure et que le travail du décideur était de déterminer laquelle des parties était la plus sincère, et qu’il était plus efficace de le faire en personne. Je ne vous invite pas à faire des commentaires sur vos clients et sur votre travail avec eux devant les tribunaux, mais je tenais à souligner l’importance de déterminer la crédibilité de la meilleure façon possible, dans les salles d’audience. Merci.
La sénatrice Batters : J’aimerais poser une question, rapidement, à Me Bartleman. Dans votre discours préliminaire, vous avez parlé des difficultés associées à l’absence de technologies dans de nombreuses régions où les avocats autochtones travaillent et représentent des clients autochtones. Je viens de la Saskatchewan et je sais qu’au nord de la province, où vivent bon nombre d’Autochtones, nous avons de graves problèmes avec la technologie. Avez-vous des commentaires à faire au sujet de cette région en particulier?
Me Bartleman : Merci, sénatrice Batters.
Oui, il y a des lacunes majeures sur le plan de la technologie. D’un côté, l’Association du Barreau autochtone se réjouit que le projet de loi favorise l’amélioration de l’accès au moyen de la vidéoconférence. D’un autre côté, l’Association craint que si les promesses contenues dans le projet de loi ne sont pas assorties d’investissements concomitants dans la technologie, les efforts déployés tombent à l’eau. Des investissements s’imposent non seulement dans les outils d’accès à Internet — un secteur dans lequel il pourrait falloir beaucoup de temps pour se rattraper, comme d’autres sénateurs l’ont souligné —, mais aussi dans la formation sur l’utilisation de la technologie et dans l’accroissement de la confiance des utilisateurs à son égard. Autrement, le projet de loi ne sera pas aussi efficace qu’il pourrait l’être.
Cependant, je tiens aussi à souligner que les promesses contenues dans le projet de loi liées aux améliorations au chapitre de la technologie pourraient aussi régler des problèmes relatifs au présentiel, ou du moins permettre de les éviter. Je pense notamment aux services d’interprétation. Dans le Nord de la Saskatchewan, la diversité linguistique est grande. J’ai déjà été obligé de fournir des services d’interprétation en français dans des palais de justice de Toronto. Il me suffit d’un ou deux doigts pour compter le nombre de fois où les tribunaux ont été en mesure de trouver des personnes ayant les compétences linguistiques nécessaires pour offrir des services d’interprétation adéquats en anishinaabemowin ou en d’autres dialectes autochtones. Par conséquent, une solution centralisée ou de nature technologique donnant accès à des bassins d’interprètes serait d’un grand secours pour la profession. De plus, une telle solution serait certainement avantageuse pour les clients autochtones — les Autochtones pris dans le système judiciaire qui font face non seulement à des défis évidents liés à la distance et au temps, mais aussi à des problèmes de communication et d’accès à la justice.
La sénatrice Batters : Je vous remercie.
La présidente : Maître Coyle, maître Bartleman, maître Knox, merci beaucoup d’avoir pris le temps de vous joindre à nous aujourd’hui. Comme vous le voyez, l’intérêt est grand. Je sais que nous pourrions vous poser beaucoup d’autres questions, mais nous devons nous arrêter là. Nous vous sommes reconnaissants de votre participation.
Me Knox : Merci pour l’invitation.
Mme Coyle : Merci pour votre attention.
La présidente : Merci beaucoup.
Honorables sénateurs, je vous présente notre deuxième groupe de témoins de la journée. Nous accueillons Me Eva Tache-Green, conseil d’appel, Nunavut Legal Aid, ainsi que Mme Cheryl Webster, professeure au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, et M. Brendyn Johnson, étudiant au doctorat en criminologie à l’Université de Montréal, tous deux à titre personnel.
Me Eva Tache-Green, conseil d’appel, Nunavut Legal Aid : Je vous remercie, honorables sénateurs. Je représente la Commission des services juridiques du Nunavut, le fournisseur d’aide juridique du Nunavut.
Nous offrons nos services sur un territoire unique formé de 25 collectivités uniquement accessibles par voie aérienne, réparties sur 2 millions de kilomètres carrés et situées dans 3 fuseaux horaires différents. Étant donné cette réalité géographique, la Cour de justice du Nunavut mène déjà une grande partie de ses activités quotidiennes, y compris les audiences de libération sous caution, par téléphone et par vidéoconférence. Il importe aussi de souligner que le tribunal se rend dans chacune des 25 collectivités pour les séances de la cour de circuit et des séances spéciales. C’est là que tous les procès liés à ces collectivités sont menés. Toutefois, le seul palais de justice est situé dans la capitale d’Iqaluit. Dans ce contexte, les dispositions du projet de loi S-4 portant sur les comparutions à distance suscitent des réserves chez les avocats de la défense du Nunavut et leurs clients.
Il semble aller de soi que l’augmentation des possibilités de comparaître à distance améliorerait l’accès à la justice au Nunavut. Comme la cour de circuit siège peu fréquemment, les gens doivent attendre beaucoup trop longtemps avant de subir leurs procès, pas en raison de retards, mais simplement parce qu’il n’y a pas de tribunal en ville. Non seulement les séances de la cour de circuit sont peu fréquentes, mais en plus, elles sont souvent annulées lorsque le mauvais temps empêche les membres du tribunal d’atterrir. Bien entendu, les longs délais ont les mêmes répercussions au Nunavut qu’ailleurs au Canada : ils prolongent les entraves à la liberté parfois déraisonnables imposées aux personnes libérées sous caution et ils incitent les personnes incarcérées à plaider coupables. Bien sûr, si la comparution à distance permettait d’accélérer la tenue des procès, cela améliorerait la situation. Néanmoins, nous vous recommandons de procéder avec prudence en ce qui concerne le projet de loi S-4, pour deux raisons.
D’abord, nous ne disposons pas de la technologie nécessaire pour faire en sorte que la loi soit appliquée de manière juste au Nunavut. Me Bartleman a présenté cet argument plus tôt d’un point de vue général, mais j’aimerais donner plus de détails sur le contexte particulier du Nunavut. Je le répète, le seul palais de justice est situé à Iqaluit. Par conséquent, 24 des 25 collectivités ne sont pas dotées de l’équipement requis pour avoir recours à la vidéoconférence en audience publique. Quand l’utilisation de la vidéoconférence s’impose dans le cadre d’une procédure pénale à l’extérieur d’Iqaluit, il faut souvent déplacer le procès de la salle communautaire où il se déroule vers le centre de santé local, car le centre de santé est le seul endroit disposant d’un écran branché à Internet. La jurisprudence de notre territoire établit que la comparution des témoins par vidéoconférence pose de nombreux problèmes.
Il est également pertinent de souligner que nous ne disposons pas de la technologie nécessaire pour protéger la confidentialité des communications entre l’accusé et son avocat durant les procédures, comme le suggère l’article proposé 715.234, sans parler des complications engendrées par le besoin d’utiliser des lignes de communication parallèles dans les cas où toutes les parties requièrent des services d’interprétation.
Plus important encore est le fait que l’accès à Internet au Nunavut n’est tout simplement ni assez fiable ni assez puissant pour permettre la transmission claire et ininterrompue des témoignages et des observations. Plus tôt aujourd’hui, on m’a dit qu’étant donné la qualité de ma connexion Internet, il était fort probable que je ne sois pas en mesure de m’adresser à vous ce soir. Je suis heureuse que la communication soit maintenant établie entre nous, mais cela démontre à quel point notre accès à Internet est peu fiable et ma connexion Internet instable.
À l’heure actuelle, il arrive souvent que les témoins et les avocats participant aux procédures judiciaires à distance perdent complètement leur connexion, que la connexion soit interrompue ou que l’image gèle...
La présidente : Maître Tache-Green, puis-je vous demander d’éteindre votre caméra? Peut-être qu’ainsi, nous pourrons mieux vous entendre. Cela nous donne un bon aperçu des problèmes que vous connaissez. Nous vous prions de faire preuve de patience. Nous tenons à vous entendre. Pouvez-vous juste éteindre votre caméra, s’il vous plaît? Merci. Continuez, je vous prie.
Me Tache-Green : Certainement. Je vous remercie de m’avoir avertie. Je continuerai avec plaisir. N’hésitez pas à m’interrompre à nouveau si vous ne m’entendez pas.
Si le projet de loi est adopté, je crains que les personnes désireuses d’assister à leur procès à distance afin d’accélérer les procédures connaissent les mêmes frustrations, sauf qu’au lieu d’un témoin ou d’un avocat, ce sera l’accusé qui perdra la connexion, qui manquera des parties de la procédure ou qui sera incapable de suivre l’audience. Bien entendu, la perte totale de l’accès à Internet forcera l’ajournement du procès. Il faudra alors attendre que les parties puissent comparaître en personne, ce qui risque de prolonger encore les délais.
Il se peut que les membres du barreau et de la magistrature du Nunavut qui sont au fait de ces lacunes technologiques choisissent tout simplement de ne pas avoir recours aux nouvelles dispositions. Il s’ensuivrait que des parties du Code criminel qu’il serait raisonnable de considérer comme des améliorations ne seraient pas utilisables au Nunavut, le seul territoire au Canada dont la majorité de la population est autochtone. Cette situation est problématique au regard de l’article 15 de la Charte, entre autres.
Il est tout aussi possible qu’en dépit des insuffisances de la technologie à notre disposition et de nos installations judiciaires, le recours aux nouvelles dispositions soit très répandu. Comme il est très difficile et très coûteux de voyager au Nunavut, il se peut que l’ensemble des membres de l’appareil judiciaire trouve très attrayante la possibilité d’avoir recours aux comparutions à distance. Le sénateur Cotter a mentionné cette possibilité durant ses interventions précédentes.
Cela m’amène à la deuxième raison pour laquelle nous vous recommandons de procéder avec prudence. Il est fort probable que l’augmentation du recours aux comparutions à distance au Nunavut aliène encore davantage les Nunavutois du système judiciaire. Pour la majorité des gens du Nunavut, la cour pénale est une entité étrangère qui atterrit périodiquement en ville pour trancher des questions de droit qui n’ont parfois plus aucune pertinence au moment où la cour siège ou qui n’ont rien à voir avec la réalité de la vie au sein de la communauté. Pour reprendre un terme employé aujourd’hui, la justice à distance risque d’être encore plus distante au Nunavut, un territoire où la justice est déjà une réalité éloignée. Comme vous le savez, au Nunavut, la distance n’est pas seulement géographique; elle est aussi culturelle et linguistique.
Étant donné la relation déjà ténue entre le système judiciaire et la population du Nunavut, il semble probable que nombre de nos clients préféreront se prévaloir d’une procédure à distance pour en finir au plus vite plutôt que d’attendre des mois pour un procès en personne, malgré les atteintes aux droits procéduraux découlant de cette option. Cette réalité nous oblige à nous demander si en pareil contexte, le consentement est réellement éclairé. Ce ne sera bon ni pour nos clients ni pour l’administration de la justice au Nunavut.
Au nom de Nunavut Legal Aid, je prie le comité de tenir compte de ces facteurs. Je vous demande particulièrement s’il est juste d’adopter des lois ayant une incidence sur les droits procéduraux des gens du Nunavut en sachant que la technologie nécessaire pour les appliquer de manière équitable n’existe pas encore. Il est également important de souligner qu’en augmentant l’accès aux comparutions à distance, on risque de nuire à la prestation des services de justice au Nunavut, tant pour les délinquants que pour les communautés auxquelles ils appartiennent.
Merci. Je serai heureuse de répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup.
Nous passons maintenant à la professeure Cheryl Webster, qui partagera son temps de parole avec M. Johnson.
Cheryl Webster, professeure, Département de criminologie, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invitée à venir vous parler du projet de loi S-4.
Mon collègue et moi avons deux arguments à faire valoir. Premièrement, nous trouvons les propositions du projet de loi S-4 généralement raisonnables, car elles établissent la marche à suivre pour continuer à avoir recours à la technologie dans les cours pénales après la COVID. Toutefois, nous vous recommandons d’évaluer d’un œil critique le projet de loi en ce qui concerne la possibilité qu’il atteigne un de ses objectifs, celui de réduire les délais dans le système judiciaire. Deuxièmement, nous croyons que le projet de loi élargira l’accès à la justice pour la majorité de la population canadienne; cependant, nous exhortons le comité à considérer trois groupes distincts pour lesquels la transition vers un milieu juridique virtuel pourrait se traduire par une restriction de leur accès à la justice.
Permettez-moi de commencer. Pour que le projet de loi réduise les délais dans le système judiciaire, il faut veiller à ne pas reproduire la manière dont les affaires étaient traitées avant la pandémie, en ajoutant simplement au traitement des affaires des outils technologiques et des comparutions à distance. Il faut plutôt veiller à ce que le projet de loi apporte les changements réels nécessaires pour améliorer l’efficacité du traitement des affaires.
Les nombreuses recherches sur les longs délais de traitement des affaires au Canada, y compris le rapport exhaustif préparé par votre comité en 2017, montrent invariablement des causes systémiques. Prenons l’exemple des audiences de libération sous caution. La simple option de traiter ces affaires par des moyens virtuels aurait sans doute peu d’effet sur la culture actuelle favorisant les ajournements. Cette culture a pour résultat qu’il faut souvent au moins cinq comparutions en cour pour mener à bien le processus de libération sous caution. Le recours aux comparutions à distance aurait aussi peu d’effet sur les longues audiences de justification qui ressemblent actuellement à de mini-procès au cours desquels les cautions envisagées font l’objet d’un contre-interrogatoire.
Mes réserves concernent l’absence apparente dans le projet de loi de mécanismes adéquats qui permettront de créer une nouvelle culture judiciaire et de modifier notre attitude laxiste à l’égard du traitement des affaires, la cause principale des délais dans le système judiciaire. Il va sans dire que la modernisation des cours pénales est un objectif louable qui profitera à de nombreux Canadiens de diverses façons. Tout ce que je veux dire, c’est que l’amélioration de l’efficacité du système judiciaire n’en fera probablement pas partie. J’exhorte le comité à poursuivre les efforts qu’il a entrepris en 2017 en vue de réduire les délais dans le système judiciaire. Le besoin est encore plus urgent aujourd’hui.
Brendyn Johnson, étudiant au doctorat, Criminologie, Université de Montréal, à titre personnel : Comme ma collègue, je vous remercie de m’avoir invité à m’adresser à vous aujourd’hui.
Au-delà des effets possibles de la technologie sur les délais dans le système judiciaire, nous avons également des réserves en ce qui concerne leur effet sur l’amélioration de l’accès à la justice, un autre objectif louable du projet de loi. Bien qu’on entende souvent dire que la technologie élargira l’accès à la justice, à notre avis, son utilisation peut aussi avoir l’effet contraire, et ce, de diverses façons, dont certaines risquent également de prolonger les délais.
J’ai effectué mes recherches de doctorat de manière systématique entre janvier et octobre 2021. Entre autres, mes recherches montrent que les enjeux relatifs à l’accès à la justice touchent particulièrement trois groupes déjà désavantagés au sein du système de justice pénale : les plaideurs en milieu rural, les plaideurs se représentant eux-mêmes et les plaideurs incarcérés.
Prenons d’abord les plaideurs en milieu rural. Comme d’autres témoins l’ont souligné, l’accès à des connexions Internet fiables pose problème dans les milieux ruraux et éloignés. J’ajouterai simplement qu’il ne faut pas oublier que les Autochtones représentent une grande partie de la population dans ces régions. Par conséquent, ces problèmes ont un effet disproportionné sur les Autochtones.
Il y a ensuite les plaideurs se représentant eux-mêmes. Durant mes recherches, j’ai constaté à quel point il était difficile pour certains accusés se représentant eux-mêmes de naviguer dans le système judiciaire virtuel. En plus des comparutions à distance, les plaideurs ont dû utiliser de nouveaux outils technologiques, comme le dépôt et la divulgation électroniques. Ainsi, les plaideurs devaient naviguer dans le système de justice pénale non seulement sans avocat, mais aussi à distance, quelles que soient leurs compétences technologiques.
Finalement, il y a les plaideurs incarcérés. Ce sont pour eux que l’accès à la justice pose les plus grands problèmes. Je vais en présenter trois.
Premièrement, la majorité des comparutions faites depuis une prison ont subi des interruptions. Souvent, il y avait tellement de bruit dans l’établissement que le tribunal était obligé de mettre le plaideur en sourdine. Malheureusement, ce n’était pas toujours possible pour l’accusé d’activer son microphone au besoin.
Deuxièmement, il y avait aussi parfois des problèmes sur le plan de la confidentialité. En effet, il m’est arrivé à quelques reprises de me joindre par erreur à une réunion privée entre un avocat de la défense et son client.
Troisièmement, et c’est peut-être le point le plus important, les participants ont parlé du nombre limité de salles de vidéoconférence dans les prisons. Cette réalité oblige les tribunaux locaux de se disputer les ressources. Par conséquent, moins d’accusés peuvent être entendus en une journée, et les affaires sont inévitablement ajournées.
Autrement dit, certaines personnes ont eu de la difficulté à accéder aux audiences virtuelles, d’autres ont eu de la peine à naviguer dans le système judiciaire virtuel et d’autres encore ont été privées d’un accès réel et équitable à la justice en comparaissant à distance. Pour que le recours à la technologie dans les tribunaux canadiens profite au système, la technologie doit être accessible, elle doit bien fonctionner et elle doit être facile à utiliser. Rien de tout cela ne peut être tenu pour acquis.
Merci beaucoup.
La présidente : Madame Webster et monsieur Johnson, merci.
Nous allons maintenant passer aux questions, en commençant avec le sénateur Boisvenu.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci à nos témoins. Madame Webster, monsieur Johnson, vous avez fait allusion au rapport intitulé Justice différée, justice refusée : L’urgence de réduire les longs délais dans le système judiciaire au Canada (rapport final). J’ai participé à la préparation de ce rapport avec notre ancien collègue le sénateur Runciman, qui était alors président du comité. Il s’agissait d’une étude exhaustive sur les délais dans les cours de justice.
Le projet de loi S-5 doit aussi apporter des avantages aux victimes. Dans le système actuel, les plus grandes frustrations des victimes de violence conjugale et d’agression sexuelle sont les reports d’audiences. J’ai vu un procès reporté 37 fois dans un cas de violence conjugale. Le projet de loi S-5 va permettre de contrer ce fléau, particulièrement au Québec, où il y a une culture de reports d’audiences. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’ex-juge en chef qui l’a dit lorsqu’on l’a consulté. Ce projet de loi aura-t-il un impact positif ou négatif sur les reports d’audiences? Madame Webster, pouvez-vous répondre?
[Traduction]
Mme Webster : Merci, sénateur.
Je comprends certainement la référence à votre rapport exhaustif de 2017. En fait, j’exhorte vivement le comité sénatorial à utiliser le projet de loi S-4 comme point de départ d’une nouvelle discussion sur les retards judiciaires.
L’arriéré considérable causé par la COVID a, semble-t-il, ironiquement peut-être, lancé la recherche de stratégies efficaces pour réduire la longueur du traitement des affaires dans nos tribunaux criminels. Au moins en Ontario, où M. Johnson et moi avons examiné des données plus détaillées, les signes positifs semblent indiquer que les tribunaux sont ouverts à un véritable changement. Toutefois, l’occasion pourrait ne pas être là très longtemps.
Le rapport de 2017 de ce comité sénatorial a remis les retards judiciaires dans le programme politique. On peut dire qu’on en a encore plus besoin maintenant. Je vous encourage à galvaniser l’élan actuel en utilisant le projet de loi S-4 comme le début d’un processus plus vaste de réforme additionnelle. Bien que le projet de loi S-4 soulève la question des délais judiciaires, il est très peu probable qu’il soit efficace pour la régler. Il nous faut des stratégies audacieuses qui s’attaquent aux facteurs systémiques sous-jacents. Ce comité sénatorial a été audacieux en 2017. J’invite le comité à prendre l’initiative encore une fois et à faire des retards judiciaires une priorité absolue.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Johnson, dans le cadre de vos recherches doctorales, avez-vous étudié la position des victimes lorsqu’il s’agit d’appliquer ce projet de loi?
M. Johnson : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. Je vais répondre en anglais. Comme c’est ma langue maternelle, je suis beaucoup plus éloquent.
[Traduction]
Je ne me suis pas intéressée aux victimes dans le cadre de mes recherches ni à l’incidence que ce projet de loi pourrait avoir sur les victimes, en particulier dans le cadre de mes observations et auprès des participants aux audiences. En observant des participants aux audiences, en particulier la communauté juridique, j’ai appris que certains participants ont décrit comment les victimes nourrissaient un certain espoir que cela pourrait leur venir en aide. Je ne peux toutefois pas me prononcer sur l’incidence que cela pourrait avoir ou non sur les victimes.
La sénatrice Batters : J’ai tout d’abord une question pour Me Tache-Green : dans votre déclaration liminaire, vous avez dit que vous nous encouragez à la prudence, et vous avez donné des points de vue très importants, tant dans les propos que vous avez tenus que dans la façon dont vous avez livré votre témoignage. Dans un premier temps, vous avez dit que 24 des 25 communautés du Nunavut n’ont pas la technologie nécessaire pour prendre part à une audience par vidéoconférence, ce qui est assez alarmant. Ensuite, au milieu de votre témoignage, votre visage s’est figé et nous avons reçu le message selon lequel la bande passante du réseau était faible. C’est à ce moment-là que la présidente a eu la sagesse de vous demander de désactiver votre vidéo pour que nous puissions quand même vous entendre, et nous vous avons bien entendue avec l’audio seulement. Vous travaillez dans un bureau d’aide juridique, alors j’imagine qu’il dispose d’une connectivité généralement décente, et il est probable que beaucoup de clients ne disposent pas de ce genre de choses. Je me demande si vous pouvez nous en dire un peu plus à ce sujet.
Je ne sais pas si vous avez entendu ce que j’ai demandé au dernier groupe de témoins, mais je suis assez préoccupée par l’idée d’avoir des procès vidéo complets où l’accusé pourrait être soumis à ce genre de situations. Je me demande ce que vous pensez de la possibilité, plutôt que ou avant d’utiliser la vidéo pour un procès sommaire, de ne pas le faire si c’est pour différentes comparutions comme la libération sous caution, les plaidoyers de culpabilité, la détermination de la peine et des audiences qui sont généralement plus brèves qu’un procès complet. Que pensez-vous de cette possibilité?
Me Tache-Green : Merci de votre question. J’espère que vous m’entendez clairement et que l’écran ne gèle pas.
La sénatrice Batters : On vous entend.
Me Tache-Green : Je vous parle ce soir d’Iqaluit, qui est la capitale et qui devrait, en théorie, avoir l’Internet le plus puissant. Je suis dans un bureau bien connecté, mais, comme vous l’avez tous observé, je n’ai certainement pas une connectivité Internet suffisante pour témoigner à un procès. Lorsque nous avons des témoins qui viennent d’autres régions du Canada, conformément à l’article 714.1 dans sa forme actuelle, nous perdons souvent beaucoup de temps au tribunal en raison de leurs problèmes de connectivité. Les témoins sont déconnectés ou ne peuvent pas se connecter, le système s’arrête et, très souvent, quand les témoins comparaissent, on prendra la décision de passer de la vidéo à l’audio. Il en va de même avec les avocats. Cela se produit ici, au palais de justice d’Iqaluit, ainsi que sur le circuit dans les autres communautés où, comme je l’ai dit dans ma déclaration liminaire, nous ne disposons pas de la technologie nécessaire, de sorte que nous commençons souvent par défaut avec l’audio.
Je m’intéresse beaucoup à vos observations sur la possibilité d’attendre avant de rendre la vidéoconférence disponible pour les procès et de commencer peut-être avec des procédures qui sont moins risquées. Je pense que pour nous, au Nunavut, si nos audiences de libération sous caution se déroulaient par vidéo, ce serait un pas en avant. La plupart de nos enquêtes sur le cautionnement se font par téléphone seulement, ce qui signifie que les décisions de détenir des gens sont prises par des juges de paix qui ne regardent jamais les personnes qu’ils mettent en détention. Il y a des compromis à faire. Nous avons un système de libération sous caution très rapide. Les gens obtiennent leur audience de libération sous caution généralement dans les 24 heures. Mais la réalité géographique est qu’ils font leurs enquêtes sur le cautionnement depuis une salle du détachement de la GRC dans la communauté où ils ont été arrêtés par téléphone, et s’il y a une technologie vidéo dans ces détachements, ils ne l’utilisent pas. Je pense que ce serait formidable si nous utilisions la vidéo pour ces procédures.
Je suis très préoccupée par la possibilité que des procès se déroulent avec un accusé qui est, bien sûr, la personne qui a le plus à perdre, et qui risque d’être exclue de la procédure en raison d’une défaillance technologique. Pour donner au comité une idée, nous avons eu des procédures en vertu de l’article 810 du Code criminel, qui sont des engagements de ne pas troubler l’ordre public et qui se déroulent tout le temps par téléphone au Nunavut. J’ai récemment eu une cliente qui a été exclue de la procédure et qui a été visée par un engagement de ne pas troubler l’ordre public, sans même le savoir, car personne ne savait qu’elle n’était pas en ligne. Au moins avec la vidéo, on peut voir si l’écran se fige, ce qui n’est pas toujours possible avec l’audio.
Je pense que les enjeux sont très réels pour nous ici, mais je veux aussi que les sénateurs de ce comité comprennent que nous nous appuyons déjà sur des procédures douteuses au Nunavut à l’heure actuelle. C’est simplement à cause des réalités géographiques et des lacunes technologiques qui existent aujourd’hui.
La sénatrice Pate : Merci aux témoins.
Je pense que votre témoignage, maître Tache-Green, est assez clair.
Ma question s’adresse à M. Johnson et à Mme Webster — qui sera bientôt Dr Johnson, paraît-il. Félicitations. Je ne sais pas si vous avez entendu le groupe de témoins précédent, mais ma question portait sur certaines recherches effectuées en Grande-Bretagne qui montrent qu’en fait, les gens ont plus de risques d’être emprisonnés s’ils assistent aux audiences de libération sous caution depuis des cellules de prison. Je me demande si vos recherches ont montré quelque chose à ce sujet. Madame Webster, pourriez-vous, s’il vous plaît, nous faire part des suggestions audacieuses que vous aimeriez que ce comité recommande? Merci.
M. Johnson : Merci beaucoup, sénatrice Pate, des félicitations. Je m’attends à ajouter le docteur au titre très bientôt.
Pour répondre à votre question, pendant que je rédigeais mon article, j’ai trouvé quelques études qui traitaient de l’influence des comparutions virtuelles sur la détermination des peines. Comme vous, j’ai remarqué certaines conclusions selon lesquelles les gens peuvent recevoir une peine d’emprisonnement plus souvent s’ils comparaissent virtuellement. Dans mes recherches, je n’ai pas encore abordé la question des peines. C’est un travail en cours. Personnellement, je ne sais pas si je peux parler de cette conséquence, du fait de recevoir une peine d’emprisonnement.
Toutefois, ce que je peux dire, c’est que lorsque des gens comparaissaient virtuellement, il semblait souvent y avoir beaucoup plus d’ajournements, ce qui nous ramène à la culture des ajournements dont Mme Webster a parlé. Il semblait beaucoup plus facile pour l’accusé que son audience soit ajournée à une autre date parce qu’il y avait beaucoup d’affaires à entendre. J’ai vu de nombreuses audiences de détermination de la peine être ajournées. J’ai vu de nombreuses audiences sur le cautionnement être ajournées simplement en raison du volume d’affaires et de l’absence de la personne au tribunal. J’ai remarqué que les retards semblaient être plus importants à cause de ces technologies et parce que les personnes ne se présentaient pas au tribunal.
Je crois que je vais terminer mes observations ici. Je ne veux pas parler de quelque chose qui pourrait être un peu éloigné de ce que mes données disent réellement. Je conclurai simplement en disant que je crois que les retards sont plus souvent causés par la comparution depuis les prisons, mais je ne peux pas parler des résultats réels des cas. Merci.
La sénatrice Pate : Lorsque vous regardez ces recherches, puis-je demander, l’une des recherches auxquelles j’ai participé il y a quelques années en Inde a montré des taux d’incarcération très faibles de façon générale, car les délais étaient très longs. Les gens étaient en fait libérés pour le temps qu’ils avaient passé à purger leur peine en raison des nombreux retards, mais cela n’a jamais été enregistré comme une peine parce qu’il y avait des retards au moment où ils étaient placés en détention provisoire. Je serais très intéressée de savoir si vos recherches montrent quelque chose de ce genre à l’avenir et si vous pouvez nous en faire part. Ce serait formidable.
M. Johnson : Bien sûr, sénatrice. Merci.
Mme Webster : Merci, sénatrice Pate. Je me ferai un plaisir de vous suggérer quelques déclarations audacieuses.
Permettez-moi de commencer en prenant le contexte du projet de loi S-4. Je ferai certainement remarquer d’emblée que j’ai l’impression d’être un peu comme le mouton noir en ce moment, car tout le monde avait tendance à se concentrer sur toutes les questions liées à l’accès à la justice, alors que je me concentre plus précisément sur les délais judiciaires. Comme le sait très bien ce comité sénatorial, nous avons désespérément besoin d’une réforme qui pourrait avoir une incidence sur les délais judiciaires. Les avantages sont multiples de nature. Je ne vais pas les répéter. Votre rapport était très exhaustif.
Il faut maintenant se demander comment aller de l’avant. Premièrement, je recommande fortement une étude plus exhaustive. Je suggère d’utiliser le projet de loi S-4 comme tremplin ou comme point de départ pour rouvrir toute la discussion sur les délais judiciaires. Malgré l’excellent travail de votre comité, cela fait quelques années que nous n’avons pas entendu parler des délais judiciaires. La situation actuelle causée par la COVID a certainement créé un énorme besoin de réexaminer les délais judiciaires.
Dans ce cadre, ma première idée serait d’accroître les recherches en cours, en particulier sur les délais judiciaires, c’est-à-dire à quoi ils ressemblent actuellement au Canada et l’incidence que la COVID a eue sur ces délais. Je vais vous donner deux raisons pour lesquelles je le suggère fortement.
Pour nous préparer pour aujourd’hui, M. Johnson et moi avons examiné deux grands ensembles de données sur le traitement des affaires dans nos tribunaux criminels. L’un est constitué de données accessibles au public de Statistique Canada sur les mesures d’efficacité des tribunaux et l’autre est constitué de données accessibles au public de la Cour de justice de l’Ontario sur les mesures de traitement des affaires criminelles. Chacun de ces ensembles de données nous révèle quelque chose d’important sur l’état actuel de nos tribunaux criminels pour ce qui est des délais judiciaires et, par extension, sur l’incidence éventuelle de la technologie vidéo qui est proposée dans le projet de loi S-4.
Si l’on regarde d’abord les données de Statistique Canada, elles ont évidemment l’avantage de fournir des données nationales. Cependant, cet ensemble de données est limité quant au nombre de variables et de points de données. Ce qui est clair cependant, c’est que les délais des tribunaux à l’échelle nationale ont empiré depuis la COVID. Il n’est pas surprenant qu’il y ait eu une chute spectaculaire du nombre de cas résolus immédiatement après le début de la COVID. Si les tribunaux ont effectivement travaillé avec diligence depuis lors, les chiffres ne sont pas encore revenus aux niveaux qu’ils étaient avant la COVID.
La présidente : Puis-je vous demander de conclure, s’il vous plaît, madame Webster? Pour votre gouverne, il s’agit d’une question sur laquelle le comité se penche, mais en raison de la COVID et d’autres défis, il faudra un certain temps avant d’étudier les délais judiciaires.
Mme Webster : Très bien, alors. Ma déclaration audacieuse serait d’examiner la question le plus rapidement possible. Merci.
La présidente : Vous m’avez donné beaucoup d’arguments de taille lorsque je retournerai au comité. Merci, madame Webster.
Le sénateur Cotter : Maître Tache-Green, je comprends parfaitement les défis que vous devez relever au Nunavut. Juste avant mon arrivée au Sénat, j’ai passé trois semaines à enseigner à Iqaluit dans le cadre du programme de droit du Nunavut. Bien que l’affaire soit beaucoup moins importante que ce qui se passe dans une salle d’audience, des défaillances régulières de la technologie et d’Internet m’ont empêché d’enseigner de petites choses par rapport à l’importance de ce qui se passe en cour, alors je comprends parfaitement le défi.
J’ai une question, mais je ne sais même pas à vrai dire si l’un de vous, madame Webster ou monsieur Johnson, peut y répondre. J’écoutais M. Johnson et je pensais aux problèmes auxquels on est confronté au centre correctionnel ou à d’autres endroits. En ce qui concerne l’administration de la justice pénale, lorsque la COVID est arrivée, nous avons fait d’importants investissements dans nos salles d’audience pour que les juges aient un bon accès, mais nous n’avons pas fait grand-chose à l’autre extrémité du système. En conséquence — sans vouloir être intentionnellement désobligeant —, beaucoup de professionnels du système ont une vision assez positive parce que le système mis en place les aide vraiment, mais je pense qu’il est juste de dire que nous entendons parler de préoccupations et de difficultés à l’autre extrémité. Avez-vous une idée si les investissements pour essayer d’utiliser la technologie, l’accès vidéo, etc., pendant la COVID ont été déséquilibrés dans leur distribution dans l’ensemble du système?
M. Johnson : Je ne suis pas au courant des fonds qui ont été attribués. Cependant, je crois que vous avez raison. Les ressources allouées aux tribunaux ont peut-être été mieux utilisées ou plus efficaces qu’elles ne l’ont été dans les prisons.
Presque tous les jours où j’ai fait de l’observation, j’ai remarqué sur la liste des établissements de détention, qu’il s’agisse d’une prison provinciale ou d’un pénitencier, qu’il n’y avait pas assez de personnes pour organiser ces comparutions. Il y avait trop peu de suites vidéo. Un exemple me vient à l’esprit. Un juge a raconté comment il arrivait au tribunal plusieurs heures à l’avance et appelait tous les autres tribunaux de la région pour savoir s’ils n’avaient pas besoin d’un créneau de libération sous caution pour ce matin-là afin de pouvoir l’utiliser. C’est pourquoi j’ai soulevé l’argument plus tôt où je parlais de tribunaux qui se disputent les mêmes ressources. C’était une atmosphère amicale, mais c’était tout de même stressant.
Il y a un exemple positif que j’ai vu dans mes observations. Dans un établissement en Ontario, un agent correctionnel était responsable de toutes les comparutions virtuelles. Dans cet établissement, les personnes n’ont jamais manqué une comparution, à moins d’avoir un consentement, à l’exception de quelques cas où il y avait une éclosion active de COVID qui ne pouvait être évitée et où les accusés n’étaient pas autorisés à se déplacer dans l’établissement. Autrement, le processus s’est déroulé sans heurts. J’ai remarqué que peu d’établissements avaient ce système.
Investir dans la technologie dans les établissements de détention est primordial, comme l’ont mentionné d’autres témoins aujourd’hui, mais il faut aussi s’assurer qu’il y a suffisamment de personnel pour organiser ces comparutions et utiliser ces technologies.
La sénatrice Clement : Ma question s’adresse à Me Tache-Green. Je pense que je crains que le passage au virtuel et l’accès à la technologie renforcent le privilège existant dans le système. Ceux qui ont de l’argent et de l’éducation peuvent facilement faire la transition, et ceux qui sont au sein du système judiciaire peuvent faire la transition, mais les clients et les accusés ne le peuvent pas. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez? Que devons-nous faire pour régler cela?
Par ailleurs, vous avez également dit qu’il y a un clivage croissant entre les peuples autochtones et le système de justice pénale ou le système judiciaire. Comment gérer cela? Quelles sont vos suggestions à ce sujet? Vous nous avez mis en garde à ce sujet. Que suggérez-vous?
Me Tache-Green : Je vous remercie de ces questions. Je vais faire de mon mieux pour y répondre.
Je suis tout à fait d’accord pour dire que la transition vers des procédures qui se déroulent à distance au moyen de la technologie ne fait qu’accentuer les privilèges qui existent déjà. On a déjà beaucoup parlé ce soir de la situation des personnes en détention. En ce qui concerne les personnes qui ne sont pas en détention et qui vivent dans des communautés éloignées du Nunavut, les mêmes problèmes de confidentialité se posent, car le Nunavut connaît une crise majeure du logement, ce qui signifie que les gens vivent dans des maisons surpeuplées. Il est très difficile d’imaginer trouver un espace privé pour téléphoner ou faire une vidéoconférence lors d’un procès. De plus, bien sûr, les gens n’ont pas les ressources personnelles pour avoir leurs propres téléphones ou ordinateurs dans la plupart de ces communautés, et cela s’ajoute aux problèmes déjà présents avec Internet. Donc, oui, je pense que cela accentue les privilèges actuels, et il est très probable que cela crée un système à deux vitesses — au moins deux vitesses — dans lequel, peut-être, ceux qui sont bien connectés au centre-ville de Toronto peuvent se connecter et obtenir leur procès rapidement, avec une excellente réception et une bonne visibilité. J’ai entendu dire que certains juges aiment vraiment être en mesure de voir tout le monde de près, et cela mène peut-être même à une meilleure justice à certains égards, mais nos clients du Nunavut qui ne sont pas en détention n’y auront pas accès, et il semble que ce ne soit certainement pas le cas pour ceux qui sont en détention ailleurs.
Je suis désolée, sénatrice. Pouvez-vous répéter la deuxième partie de votre question?
La sénatrice Clement : Oui : vous avez parlé de la distance croissante entre les peuples autochtones et le système de justice.
Me Tache-Green : Oui. Je ne suis pas du Nunavut, mais j’y vis depuis quelques années, et ce que j’ai observé, c’est qu’il y a véritablement une déconnexion et une distance entre le tribunal, cette entité structurée, créée pour le sud — on peut dire coloniale —, qui vient dans les communautés, et les expériences vécues des gens à qui justice est censée être rendue.
Il faut garder à l’esprit que la culture du Nunavut est très axée sur la communauté. Il existe donc des communautés très fortes qui disposent de mécanismes internes solides pour régler les conflits, mais qui ne concordent pas nécessairement avec le système judiciaire. Souvent, les conflits sont résolus au sein de la communauté avant que le tribunal revienne pour imposer une peine ou un jugement, selon le cas. Ce décalage est déjà présent.
De plus, comme je l’ai dit, les personnes veulent en finir et ne sont pas nécessairement préoccupées par les conséquences d’un casier judiciaire ni par les conséquences d’un séjour en détention. Les résultats de cette attitude et de ce désengagement vis-à-vis du système sont, je pense, de deux ordres. D’une part, il est très facile pour les gens de renoncer à leurs droits en matière de procédure pour privilégier la rapidité, et d’autre part, je ne pense pas que cela produise une justice de très bonne qualité.
Prenons l’exemple d’une personne condamnée par téléphone qui n’est pas devant le tribunal, qui ne perçoit pas la solennité de la procédure, qui ne voit pas le juge, qui n’a pas son avocat à ses côtés, et qui risque moins d’assimiler la gravité de la procédure : cette personne est peut-être plus susceptible de récidiver. Ce n’est qu’une des nombreuses façons de penser aux répercussions plus vastes de ce désengagement ou de cet éloignement qui existe déjà.
Je ne suis pas sûre de pouvoir affirmer que la situation s’aggrave, mais je pense que la technologie et le recours accru aux comparutions à distance ont le potentiel de l’aggraver.
Le sénateur Wetston : Madame Webster, je voulais vous poser une question sur votre point de vue selon lequel une grande partie de la discussion porte sur l’accès à la justice et non sur les délais judiciaires. Ne croyez-vous pas qu’il s’agit de concepts importants qui s’influencent mutuellement, et que toute approche visant à régler la question de l’accès à la justice devrait également avoir un effet positif sur les délais judiciaires qui, nous le reconnaissons, constituent un aspect troublant de notre système judiciaire depuis très longtemps? J’aimerais entendre vos réflexions à ce sujet.
Mme Webster : Merci, sénateur. Je vous sais gré de me donner l’occasion de préciser mes propos.
De toute évidence, les deux sont liés, et si je me concentre sur les délais judiciaires, c’est surtout parce que vous avez reçu d’excellents commentaires des autres témoins sur les questions d’accès à la justice.
Je trouve préoccupant que le ministre de la Justice ait... On a dit, entre autres, à l’appui du projet de loi S-4, qu’il contribuera à réduire les délais judiciaires. Ce qui me préoccupe, c’est que dans les analyses que M. Johnson et moi avons réalisées, rien ne nous permet d’arriver à cette conclusion. Nous avons même constaté le contraire dans certains cas, à savoir que la technologie vidéo peut en fait augmenter les délais judiciaires. Je pense bien que je presse simplement le comité sénatorial de porter un regard critique sur cette affirmation afin de veiller à ce que des recherches viennent la confirmer et qu’il existe une base factuelle permettant de prévoir une amélioration du traitement des dossiers grâce au projet de loi S-4. Sinon, je crains que nous ne fassions que reproduire les vieilles inefficacités, même si nous utilisons maintenant une nouvelle technologie.
Le sénateur Wetston : Maître Tache-Green, le sénateur Patterson a exprimé avec beaucoup de passion la nécessité d’améliorer l’accès numérique dans la région où vous vivez et dans le Nord, et il parle avec beaucoup de passion de l’échec à investir comme il se doit pour fournir ce genre de services. Je suis tout à fait d’accord avec lui, et je me demande ce que vous pensez de ce type d’investissement — de l’amélioration de ce type d’investissement. D’une certaine façon, je vous entends dire que c’est une bonne chose, mais aussi que ce n’est pas une si bonne chose. J’aurais tendance à penser que pour le Nord, cela pourrait être plus positif que négatif. Il parle du spectre, par exemple — des acheteurs de spectre qui ne l’utilisent pas et qu’il faudrait par conséquent obliger à l’utiliser, sans quoi une autre entreprise devrait le faire à leur place.
La deuxième partie de cette question, si je peux me permettre, porte en fait sur notre façon très axée sur le présent de penser à l’accès numérique — et c’est une chose que j’ai mentionnée à Mme Webster. Nous ne regardons pas vers l’avenir. Nous examinons l’utilisation actuelle de cette technologie, qui n’est pas du tout dépassée. Je reconnais l’importance de vos recherches, mais si nous regardons vers l’avenir, nous allons voir l’utilisation de cette technologie changer incroyablement la société et notre façon de fonctionner. Peut-être que nous n’aimerons pas cela; peut-être qu’il y aura des côtés néfastes pour certains aspects de la société et que cela ne profitera pas à tout le monde. Je me demande si les témoins peuvent faire des commentaires à ce sujet, parce que, tel que je le vois, l’avenir repose en grande partie sur la technologie. Je ne dis pas que c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais je crois que c’est dans cette direction que nous allons, et que nous ne pourrons pas revenir en arrière.
Me Tache-Green : Merci. Je vais essayer de répondre à votre question.
En ce qui concerne les observations du sénateur Patterson, il en sait peut-être plus sur les raisons pour lesquelles notre Internet et notre technologie sont si déficients au Nunavut. Je ne suis certainement pas une experte dans ce domaine.
Je tiens à donner des précisions sur la question de savoir si le renforcement des capacités technologiques dans le Nord est une bonne ou une mauvaise chose. Je suis certainement d’avis que c’est une bonne chose. Je ne vois pas du tout d’inconvénient à l’amélioration de la qualité, de la disponibilité, de la fiabilité et de la cohérence d’Internet et d’autres moyens technologiques, et je suis certainement d’accord avec vous, sénateur, pour dire que la technologie se fera probablement plus présente, à l’avenir, et non le contraire.
Ce qui me préoccupe en ce moment, c’est que nous vivons dans un pays où l’accès n’est pas égal pour tous, mais où les lois fédérales, les modifications au Code criminel, touchent tout le monde au pays, peu importe la technologie dont les gens disposent là où ils vivent. Et c’est là que j’appelle à la prudence. Nous fonçons vers l’avenir, mais le point de départ n’est pas le même pour tous, et c’est une chose qu’il faut garder à l’esprit.
Je ne pense pas que soit en contradiction avec ce que d’autres intervenants ont essentiellement dit ce soir sur l’importance des comparutions en personne, en raison de ce qu’elles ajoutent à la qualité de la justice et aussi à la qualité des décisions relatives à la crédibilité. En tant qu’avocate de la défense, je peux également dire que le contact en personne est essentiel pour établir une relation avec les clients.
Il se pourrait bien qu’un jour notre technologie soit si avancée qu’on ait l’impression d’être tous ensemble dans la même pièce, même quand ce n’est pas le cas, mais nous n’en sommes pas encore là.
La présidente : Je suis vraiment désolée, mais je dois vous arrêter, car il ne reste que cinq minutes à la réunion. Je suis vraiment désolée de vous arrêter.
Me Tache-Green : Ne vous en faites pas. J’avais fini. Je vous remercie.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins d’être parmi nous. J’ai une question pour les deux témoins. Peut-être que Mme Webster pourrait me répondre en premier, puis Mme Tache-Green.
Lorsque le ministre de la Justice a comparu devant notre comité, il a dit qu’il s’agissait de demandes faites par les provinces. Le projet de loi S-4 est une réponse à des demandes des provinces. Le ministre avait essayé de travailler à partir du consensus qu’il avait obtenu auprès des provinces.
Ma préoccupation est plutôt de savoir ce que l’on va faire. On semble avoir répondu aux demandes des provinces et des territoires. Puisque l’on vit dans un univers technologique — et on sait que les personnes accusées sont parfois des personnes marginalisées pour toutes sortes de raisons —, qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer le système, en plus de ce que vous avez dit, madame Webster? Qu’est-ce qu’on peut faire pour travailler sur les vraies raisons qui expliquent ces reports, c’est-à-dire la complaisance que l’on voit dans le système? On l’a vu en 2017. Nous étions tous là. Moi, j’y étais. En plus de tout cela, qu’est-ce qu’on peut faire pour mieux outiller les gens qui sont accusés dans ce système pour que la technologie ne soit pas un obstacle? Qu’est-ce qu’on peut faire pour amoindrir ce qui peut sembler un obstacle de plus qu’on impose à des gens qui sont déjà marginalisés et vulnérables?
[Traduction]
Mme Webster : Je vous remercie de cette question.
Évidemment, les personnes vulnérables, plus marginalisées — et encore une fois, je parle dans le contexte des délais judiciaires à ce stade —, il est vrai que les délais judiciaires les mettent actuellement en marge du système judiciaire. Ce sont elles qui ont tendance à être lésées de manière disproportionnée par les délais judiciaires. Je pense, par exemple, à la procédure de mise en liberté sous caution elle-même. Nous savons, par exemple, que les populations autochtones sont particulièrement désavantagées par le nombre de conditions qui leur sont imposées pour leur libération. Souvent, ces conditions n’ont rien à voir avec l’infraction initiale, ou bien elles exposent les gens à un échec ultérieur, et nous avons alors des infractions supplémentaires liées à l’administration de la justice, et les délais judiciaires deviennent encore plus longs pour eux. Le même problème se pose en ce qui concerne les exigences en matière de cautionnement. Ce que je veux dire, c’est qu’ils sont de plus en plus désavantagés au fur et à mesure que les délais judiciaires augmentent dans le système, d’où mon point de vue selon lequel il est essentiel de s’attaquer aux délais judiciaires pour tenter de résoudre les facteurs systémiques qui sont à la base de ce traitement disproportionné. Je vous remercie.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Dalphond : Merci aux témoins. Je sais qu’il est tard, mais votre contribution est toujours appréciée.
Madame Webster, j’ai pu lire ce que vous avez écrit, Out of Sight Out of Mind, en 2009, et cela correspond à ce que vous dites ce soir. Nous voici 13 ans plus tard. Votre article portait sur les audiences sur le cautionnement, mais maintenant nous vivons dans une société où cela ne se limite plus aux audiences sur le cautionnement. Il y aura des comparutions. Il y aura même des procès sommaires et des plaidoyers. Vous craignez que nous ayons cette culture de l’ajournement comme dans le cas de la caution.
Avant la pandémie de COVID, aviez-vous constaté une amélioration au fil des ans? Je comprends que la COVID est une réalité qui a touché tout le monde, mais avant cela, aviez-vous constaté une amélioration des systèmes? Sinon, pourquoi pas? Est-ce un manque de volonté de progresser? Est-ce que tout le monde veut dire que toutes les parties prenantes vont essayer de parvenir à une meilleure efficacité, à moins de retards et à la disparition de cette culture, sans toutefois que cela se produise vraiment? Dans l’affirmative, pourquoi?
Mme Webster : Merci, sénateur. Je pense que c’est la question à 128 000 $ à laquelle nous avons tous essayé de répondre.
Je vais y répondre d’une manière différente. Il est certain que la COVID a entraîné l’augmentation des délais judiciaires, ce qui est inévitable, compte tenu de l’énorme arriéré qu’il faut traiter. Il y a quelque chose d’assez remarquable par rapport au passé — et je précise que, non, je ne pense pas que les délais judiciaires se soient améliorés au fil du temps, du moins pas depuis que j’étudie la question, c’est-à-dire depuis 15 ou 20 ans. À ma grande surprise, lorsque j’ai examiné les données de la Cour de justice de l’Ontario après la COVID, j’ai constaté des signes positifs d’amélioration en ce qui concerne les efforts déployés avec succès pour réduire les délais judiciaires.
Cela a fait ressortir deux points, à mon sens. Premièrement, cela a démontré que le changement est, en fait, possible, ce qui a enthousiasmé certains d’entre nous qui avions peut-être essentiellement renoncé après des décennies de recherche sur les délais judiciaires. Il semble que les tribunaux soient actuellement ouverts, du moins en Ontario, selon les données que nous avons examinées, à la mise en œuvre de mesures qui réduisent effectivement les délais judiciaires. Je trouve cela très excitant, mais en même temps, je pense que l’occasion de profiter de ce mouvement vers le changement et de le galvaniser ne va pas durer. Je pense que pour une raison quelconque — le fait d’être submergé, d’être terrifié par un tel arriéré, peut-être —, cela a permis d’amorcer un véritable changement que nous n’avions pas connu auparavant. Avec un peu de chance, nous n’aurons plus jamais de COVID ni rien de semblable, d’où l’urgence de pouvoir tirer parti de ce mouvement de changement positif que nous observons actuellement. C’est nouveau. C’est excitant, mais nous devons agir maintenant. Je vous remercie.
Le sénateur Dalphond : Vous comprenez que le projet de loi est conçu pour ajouter des outils à la trousse, mais le changement de culture et le changement dans la façon dont les tribunaux fonctionnent sont du ressort des tribunaux et des autres intervenants, et cela ne peut pas se faire au moyen du Code criminel, en un sens. C’est plus que cela. Avez-vous des suggestions à nous faire en notre qualité de parlementaires? Nous pouvons faire des observations. Nous pouvons demander que cette impulsion soit donnée et que l’on fasse enfin quelque chose, mais à part cela, y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire dans le Code criminel pour forcer les choses?
Mme Webster : Merci, sénateur.
Je peux vous en donner quelques-unes qui me viennent à l’esprit. La réforme législative.
Dans le contexte du cautionnement, qui est mon domaine d’expertise, la réforme législative ressemblerait, si je peux me permettre de le suggérer, à une refonte du cadre législatif de la détention et de la mise en liberté avant procès. Plus précisément, la réforme législative pourrait prendre la forme d’un resserrement des motifs de détention. Je viens de lire une étude très intéressante réalisée par les Irlandais, dans laquelle, pendant très longtemps, la préoccupation prédominante était simplement le motif principal. Ils avaient des taux d’emprisonnement et de détention provisoire très bas. Plus récemment, avec l’introduction d’un motif secondaire, leur recours à la détention provisoire a nettement augmenté.
Le deuxième type de réforme législative consisterait à éliminer les dispositions relatives à l’inversion du fardeau de la preuve qui existent actuellement.
Troisièmement, on imposerait des limites aux conditions de mise en liberté sous caution qui, très franchement, sont hors de contrôle en ce moment avec la mentalité d’aversion au risque.
Quatrièmement, il s’agirait d’imposer des limites strictes à la détention provisoire. En 2020-2021, les personnes en détention provisoire en Ontario représentaient 77 % de la population carcérale totale. Il est urgent de procéder à une réforme législative dans ce domaine.
J’espère que cela a été utile.
Le sénateur Dalphond : J’ai une petite question de suivi. Pourrions-nous avoir les documents que vous avez mentionnés de la cour provinciale de l’Ontario concernant les délais et celui de Statistique Canada concernant les délais?
Mme Webster : Sénateur, je serais ravie de vous les transmettre. Il n’y a pas de rapport comme tel. Nous utilisons les données brutes qui sont fournies en ligne. Elles sont accessibles au public et nous avons fait nos propres analyses, mais je serais heureuse de vous les communiquer si cela s’avère utile.
La présidente : Merci, madame Webster, monsieur Johnson et maître Eva Tache-Green. Vous nous avez tous vraiment fait réfléchir à de nombreuses choses différentes. Merci d’être restés avec nous si tard.
Et maître Eva Tache-Green, merci de votre patience. Nous vous en sommes très reconnaissants. Vos difficultés nous ont fait comprendre qu’il y a de vrais défis.
(La séance est levée.)