LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 29 septembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 11 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu (vice-président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le vice-président : Bonjour, chers collègues. Je m’appelle Pierre-Hugues Boisvenu, vice-président du comité, et j’aurai l’honneur de présider cette séance aujourd’hui. Je prends quelques minutes pour vous dire que nous étudions le projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
J’aimerais prendre quelques secondes pour présenter mes augustes collègues qui se trouvent autour de la table : la sénatrice Batters, qui sera ici dans quelques minutes, je suppose; la sénatrice Clement, de l’Ontario; la sénatrice Cordy, de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Cotter, de la Saskatchewan; le sénateur Dalphond, du Québec; la sénatrice Dupuis, du Québec; le sénateur Gold — j’aurais dû le nommer en premier, car il est parrain du projet de loi; la sénatrice Pate, de l’Ontario; la sénatrice Simons, de l’Alberta; le sénateur Tannas, de l’Alberta; le sénateur White, de l’Ontario; la sénatrice LaBoucane-Benson, de l’Alberta.
[Traduction]
Nous accueillons d’abord Me Tony Paisana, associé chez Peck and Company, de l’Association du Barreau canadien, qui se joint à nous par vidéoconférence, et Me Anne-Marie McElroy, avocate de la Criminal Lawyer’s Association.
[Français]
Je vous laisse la parole. Vous aurez cinq minutes, et quatre minutes seront ensuite accordées aux sénateurs et sénatrices pour les échanges. Nous essaierons de respecter les délais autant que possible, nous espérons que les questions seront courtes et que les réponses le seront aussi.
Nous commençons par Me Tony Paisana, de l’Association du Barreau canadien.
[Traduction]
Me Tony Paisana, associé chez Peck and Company, Association du Barreau canadien : Merci. Je suis l’ancien président de la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien. Comme vous le savez, l’Association du Barreau canadien représente quelque 36 000 avocats, étudiants, universitaires et juristes de partout au Canada. Notre section — la Section du droit pénal — est composée de procureurs et d’avocats de la défense. C’est avec cette perspective équilibrée et unique que nous témoignons aujourd’hui au sujet du projet de loi C-5.
Je vous parlerai des dispositions prévues dans le projet de loi C-5 à propos des ordonnances de sursis et des peines minimales obligatoires. En bref, l’Association du Barreau canadien appuie le projet de loi C-5 dans sa forme actuelle. Comme il est indiqué dans notre mémoire, cette mesure législative favorisera l’établissement d’une procédure de détermination de la peine plus juste et plus équitable, d’un système qui tient compte du fait que les infractions criminelles se produisent dans différents contextes et qu’il n’y a pas de solution unique et universelle, en particulier en ce qui concerne les délinquants appartenant à des communautés marginalisées au pays.
L’abrogation de restrictions relatives aux ordonnances de sursis fait partie des plus importantes réformes du droit pénal des 10 dernières années, si ce n’est pas la plus importante. Nous faisons valoir un certain nombre de points à ce sujet, mais j’en soulignerai trois maintenant. Premièrement, les ordonnances de sursis sont essentielles au bon fonctionnement du système de justice pénale, en plus de garantir qu’on favorise la réinsertion des délinquants non dangereux au lieu de les pousser à devenir des criminels endurcis dans le système carcéral. J’insiste sur un point : aux termes de la loi, seuls les délinquants non dangereux ayant commis une infraction justifiant une peine de détention de moins de deux ans sont admissibles aux ordonnances de sursis. Deuxièmement, le fait que le recours aux ordonnances de sursis soit possible n’entraîne pas automatiquement leur application. En effet, j’ai contesté avec succès la constitutionnalité d’une partie des dispositions dont il est question ici dans une cause liée au trafic de drogue, l’affaire R. c. Chen. Le juge du procès a tout de même imposé une peine de quatre ans à mon client. La terre n’a pas arrêté de tourner, mais, à la suite de cette décision, de nombreuses autres personnes marginalisées de la Colombie-Britannique ont maintenant accès aux ordonnances de sursis lorsque cette option est appropriée. Il s’agit de donner aux juges plus de latitude pour établir les peines, et non de la réduire. Il est fantaisiste de prétendre que les violeurs en série, les trafiquants de personnes et les autres délinquants dangereux se verront maintenant accorder facilement des ordonnances de sursis. Ces personnes continueront d’aller en prison, comme elles l’ont toujours fait.
Troisièmement, il est urgent qu’une réforme soit apportée, et j’insiste sur ce point. En raison des différentes contestations constitutionnelles qui ont eu lieu partout au pays, l’accès aux ordonnances de sursis est inégal pour les Canadiens. Si une mère toxicomane de trois enfants commet une infraction mineure de trafic pour répondre à ses besoins de drogue dans le Downtown Eastside de Vancouver, elle est admissible à une ordonnance de sursis. Cependant, la même personne qui commet la même infraction à Winnipeg ou à Edmonton n’y aura pas accès. Le manque d’uniformité est troublant, incompatible avec le système fédéral et manifestement injuste.
Chaque jour, plus de délinquants non dangereux sont condamnés à la prison alors qu’ils pourraient plutôt avoir la possibilité de favoriser leur réinsertion dans la collectivité, là où l’accès à des programmes, à du travail, à des traitements et à du counselling est plus facile et moins coûteux pour l’État. Le temps est venu de réformer le système. Les praticiens du droit pénal attendent ces réformes depuis des années, tout comme les tribunaux. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a refusé de déterminer la constitutionnalité des restrictions relatives aux ordonnances de sursis pas moins de trois fois au cours de la dernière année, en indiquant chaque fois que le Parlement est saisi de ce projet de loi. Même s’il y a certainement place au débat et à l’amélioration, il est essentiel que nous ne jetions pas le bébé avec l’eau du bain en visant la perfection. Il est crucial que le projet de loi soit adopté et qu’il le soit rapidement.
L’Association du Barreau canadien appuie également l’abrogation de peines minimales obligatoires qui est prévue dans le projet de loi C-5. La Cour suprême du Canada a clairement indiqué que ces dispositions et d’autres dispositions similaires ont tendance à violer la Charte et qu’elles sont incompatibles avec l’approche canadienne nuancée à l’égard de l’établissement des peines. Cette approche, qui se distingue des autres ailleurs dans le monde, particulièrement par rapport à celle adoptée par nos voisins du Sud, est reconnue pour son bon sens, sa logique, sa compassion et son aspect pratique. Elle permet de prendre en compte tous les facteurs pertinents pour obtenir des résultats justes et légitimes. Elle n’a pas pour objectif de plaire à tout le monde. Aucun système de justice ne peut le faire. C’est un système où les juges s’appuient sur leur formation en droit et utilisent leur pouvoir discrétionnaire pour faire ce qui est juste. Ils sont les mieux outillés pour s’acquitter de cette tâche. Ils doivent donc avoir la latitude nécessaire pour bien faire leur travail. Depuis de nombreuses années, nous plaidons en faveur d’un pouvoir discrétionnaire accru pour ces raisons, et de telles réformes sont conformes à cette position. Nous les appuyons donc. Merci.
[Français]
Le vice-président : Je vous remercie. Nous donnons maintenant la parole à Me Anne-Marie McElroy.
[Traduction]
Me Anne-Marie McElroy, avocate, Criminal Lawyers’ Association : Merci beaucoup de m’accueillir aujourd’hui. Je suis ici au nom de la Criminal Lawyers’ Association, un organisme établi en Ontario qui représente plus de 1 800 avocats criminalistes. Personnellement, je suis avocate de la défense à Ottawa et j’exerce ma profession depuis environ 12 ans. Mes observations s’appuient également sur mes expériences devant les tribunaux et les juges chargés de déterminer les peines.
La Criminal Lawyers’ Association est très favorable au projet de loi C-5 en ce qui concerne l’abrogation de peines minimales obligatoires et l’élargissement de l’admissibilité aux ordonnances de sursis. Ces mesures rétabliront le pouvoir discrétionnaire des juges qui est limité en ce moment par rapport à ces types de peines et contribueront à permettre aux juges d’imposer des peines appropriées, en particulier pour les personnes qui sont surreprésentées dans le système de justice, y compris les Autochtones, les personnes racisées, les personnes qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale et d’autres encore. Le projet de loi C-5 abroge certaines peines minimales obligatoires, et la Criminal Lawyers’ Association est d’avis que la mesure législative pourrait aller encore plus loin en les éliminant toutes. Nous estimons que, si nous reconnaissons qu’une approche unique et universelle ne fonctionne pas pour certaines infractions, c’est aussi le cas pour l’ensemble d’entre elles et que les juges devraient disposer du même pouvoir discrétionnaire pour la détermination de toutes les peines.
Je parlerai brièvement de la distinction importante entre les peines possibles et les peines appropriées. Dans certains cas, une peine possible n’est pas appropriée. Dans d’autres, vraisemblablement en raison d’une peine minimale obligatoire, une peine appropriée ne fait pas partie des choix.
En droit pénal, nous disons souvent que l’établissement des peines est un art. C’est un processus individuel où le juge étudie une série de peines possibles, en tenant compte du contexte propre à la personne, des circonstances entourant l’infraction et de la culpabilité morale associée aux actions commises, dans le but d’établir une peine appropriée. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, pensons à deux personnes qui sont accusées de la même infraction, mais dont le contexte est différent. Par exemple, une personne toxicomane, sans casier judiciaire, pourrait avoir fait le trafic d’une petite quantité de drogue. Une autre personne, qui n’appartient pas à une communauté marginalisée et qui a un lourd casier judiciaire, pourrait faire le trafic de drogue uniquement pour en retirer des gains financiers. La liste des facteurs atténuants et aggravants serait bien différente pour chacune de ces personnes. Le simple fait de permettre le recours à une peine moins sévère pour la première personne ne signifie pas que la deuxième recevra une peine plus clémente. La peine possible ne convient pas dans ce dernier cas.
Lorsqu’il y a un manque de pouvoir discrétionnaire des juges, nous nous retrouvons dans des situations où la peine appropriée n’est pas possible. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire R. c. Sharma, un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, où la peine appropriée était une peine avec sursis. Toutefois, ce type de peine n’a été possible qu’à la suite d’une contestation constitutionnelle à l’égard du manque d’accès aux peines avec sursis. Si Mme Sharma n’avait pas présenté cette contestation constitutionnelle et si la cour n’avait pas conclu que ses droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte avaient été violés, le juge aurait été obligé d’imposer une peine d’emprisonnement. Mme Sharma aurait purgé sa peine en prison.
Il est également important de se rappeler que les cours d’appel fournissent aux juges des lignes directrices sur les fourchettes de peines appropriées, les grands principes de l’établissement des peines et les facteurs aggravants et atténuants à prendre en compte dans le processus. Par conséquent, en cas d’erreur, il revient aux cours d’appel de revoir les peines. Si certains pensent que le projet de loi permettrait en quelque sorte une vague de peines inappropriées, leurs craintes devraient être apaisées par le fait que de telles peines peuvent faire l’objet d’un appel et d’un examen par un tribunal supérieur.
La Criminal Lawyers’ Association a certaines réserves au sujet des modifications relatives aux mesures de déjudiciarisation, principalement parce que toute décision en ce sens reviendrait aux policiers ou aux procureurs. En effet, lorsque l’on cherche à réduire la criminalisation des personnes racisées et des Autochtones, laisser à la police et aux procureurs le pouvoir de décider qui mettre en accusation, qui poursuivre ne constitue pas l’approche la plus judicieuse. Notre position, en gros, c’est qu’il faut décriminaliser la possession de drogues destinée à une consommation personnelle. Cependant, si le projet de loi va de l’avant, nous recommandons une déjudiciarisation d’office. Les policiers et les procureurs devraient être tenus de justifier toute décision de ne pas avoir donné d’avertissement ou effectué de renvoi.
Pour résumer, l’association est favorable à l’élargissement de l’admissibilité aux peines avec sursis et elle voudrait que le projet de loi aille encore plus loin à l’égard des peines minimales obligatoires. Bien que nous soyons d’accord pour dire, comme la déclaration de principes, que les drogues constituent un problème de santé et un enjeu social, nous ne trouvons pas que le projet de loi adopte la bonne approche. Merci beaucoup.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup. Je donne maintenant la parole au parrain du projet de loi, le sénateur Gold. Vous avez quatre minutes.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Ma première question s’adresse à Me McElroy. Il a beaucoup été question ici d’un mécanisme ou d’une soupape de sécurité, d’un pouvoir discrétionnaire structuré, afin que les juges puissent, dans des circonstances exceptionnelles, passer outre aux peines minimales obligatoires. Que vous dit votre expérience? Selon vous, comment cela fonctionnerait-il dans les faits? Que faudrait-il pour qu’un avocat de la défense arrive à convaincre un juge de procéder ainsi dans le dossier de son client?
Si je puis me permettre, j’aimerais aussi que vous répondiez aux questions suivantes. Un pouvoir discrétionnaire structuré risque-t-il de favoriser un groupe de personnes par rapport à d’autres? Est-il possible ou probable que, pour un même délit, des gens qui ont les moyens ou qui ne viennent pas d’une communauté racisée profitent de ce pouvoir, mais pas d’autres personnes, moins stables ou perçues comme telles? J’aimerais savoir ce que vous en pensez.
Me McElroy : Tout d’abord, à ce que je sache, les circonstances exceptionnelles n’ont pas été définies. Je ne sais pas trop quels seraient au juste les circonstances ou les critères. Il faudrait déterminer les critères requis. Le problème de la Criminal Lawyers’ Association avec les soupapes de sécurité comme ce que vous évoquez se reflète dans votre question : nous craignons qu’elles ne profitent qu’aux personnes privilégiées qui n’appartiennent pas aux groupes marginalisés dont on espère réduire le taux d’incarcération ou de représentation dans le système.
Si nous avons des réserves, c’est qu’une personne qui est traduite en justice ne commence pas forcément par l’être pour une accusation de meurtre. Elle peut avoir d’abord commis un méfait ou un vol dans sa jeunesse, puis progresser vers une accusation un peu plus grave, comme celle de vol qualifié. Quand elle en vient à être accusée d’un acte criminel très grave qui suppose une peine minimale obligatoire, tous les problèmes et toutes les difficultés qu’elle a vécus au cours de sa vie peuvent alors engendrer la perception qu’elle ne mérite pas d’échapper à cette peine. Si elle a déjà un dossier criminel chargé et qu’elle a déjà pris part à des activités qui ne sont pas considérées comme prosociales, peut-être qu’elle ne répond déjà plus au critère des circonstances exceptionnelles. Je le répète : la discrimination et la marginalisation subies par le passé pourraient empêcher quelqu’un de satisfaire au critère des circonstances exceptionnelles.
Le sénateur Gold : Merci. Une deuxième série de questions, si je puis me permettre?
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse au représentant de l’Association du Barreau canadien, Me Paisana. Je remercie tous les témoins d’être parmi nous ce matin.
Dans votre témoignage, il y a quelques instants, vous avez dit qu’il est essentiel d’adopter le projet de loi rapidement. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet, maître?
Me Paisana : Oui, merci de la question, monsieur le sénateur.
L’accessibilité des ordonnances de sursis constitue un problème d’ordre national, car, dans diverses provinces, il n’y a pas eu de contestation constitutionnelle fondée. En Ontario, l’arrêt Sharma, dont vous avez entendu parler, a essentiellement ouvert la porte aux peines avec sursis pour les Ontariens. En Colombie-Britannique, il y a eu l’affaire Chen, dans laquelle j’ai joué un rôle, qui a fait la même chose pour les Britanno-Colombiens. On se retrouve donc avec un méli-mélo de contestations constitutionnelles, avec pour conséquence qu’une personne peut ou non être admissible à une ordonnance de sursis selon la ville où elle habite. C’est complètement incohérent avec le régime juridique fédéral.
De plus, un certain nombre d’affaires sont bloquées dans l’espoir que le projet de loi soit adopté, ce qui ouvrirait la porte à une nouvelle option pour la détermination de la peine. Les gens savent que le projet de loi est en cours d’examen, alors ils retardent leur procès ou ils repoussent la détermination de leur peine afin de faire valoir la possibilité, lorsqu’elle existera, d’obtenir une ordonnance de sursis. La situation dure depuis presque un an, puisqu’il s’agit de la deuxième mouture de cette mesure législative, qui était morte au Feuilleton au cours de la dernière législature.
Nous redoutons vivement que, si cet état de perpétuelle incertitude devait perdurer, toutes ces affaires continuent d’être retardées, ce qui se répercutera sur le système de justice dans son ensemble.
Le sénateur Dalphond : Si j’ai bien compris, votre déclaration repose sur votre propre expérience, mais aussi sur celle de vos collègues criminalistes?
Me Paisana : Oui, tout à fait, et même celle des tribunaux, comme je l’ai dit. Parce que le projet de loi est en cours d’examen, pas moins de trois décisions attendues de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sont en suspens jusqu’à ce que l’on sache si l’on peut recourir aux ordonnances avec sursis à ce palier. On dit explicitement que le gouvernement a promis de régler le dossier en 100 jours et ainsi de suite, car on s’attend à ce que le projet de loi soit adopté. Tout le monde attend impatiemment cette adoption.
Le sénateur Dalphond : Merci beaucoup.
Le vice-président : Sénateurs, le représentant de l’Association des avocats noirs du Canada, Me Raphael Tachie, vient de se connecter avec nous. Si vous le permettez, je vais lui donner quatre ou cinq minutes pour qu’il présente son témoignage.
Me Raphael Tachie, président, Association canadienne des avocats noirs : Merci beaucoup. Je suis désolé d’être en retard. J’ai eu des problèmes avec l’hyperlien et j’ai ma petite à la maison aujourd’hui parce qu’elle est malade. Je joue donc ce matin le double rôle d’avocat et de parent.
L’Association canadienne des avocats noirs désire restreindre ses observations à trois sujets : les peines minimales obligatoires, les ordonnances de sursis — j’ai entendu Me Paisana en parler — et le programme de déjudiciarisation fondé sur des données probantes.
Pour ce qui est des peines minimales obligatoires, le projet de loi propose d’annuler celles de quatre ans, mais il laisserait celles de cinq ans telles quelles. Pour nous, c’est quelque chose que le comité et le gouvernement devraient sérieusement envisager de supprimer.
La conséquence, seulement lorsqu’on le propose à un délinquant dans le but de lui éviter une peine minimale, c’est qu’il reviendrait au procureur en cause d’user de tout son pouvoir discrétionnaire pour déposer un chef d’accusation moindre. Retirer l’accès aux peines minimales obligatoires dans tous les dossiers permettrait de limiter considérablement la surreprésentation des personnes noires et des autres groupes désavantagés au sein du système pénal.
Dans cette éventualité, nous proposons d’envisager de fournir aux juges le pouvoir discrétionnaire, lorsque des accusations impliquent de la drogue ou des armes, d’imposer le type de peine qu’ils estiment approprié. La révocation des peines minimales obligatoires contribuerait ainsi à limiter la surreprésentation des personnes noires, des Autochtones et des autres groupes désavantagés au sein du système pénal.
Les peines minimales obligatoires empêchent souvent que justice soit véritablement rendue. Pour justifier leur existence dans la loi, on invoque habituellement leur effet dissuasif. On fait aussi couramment valoir qu’elles témoignent de la gravité d’un acte criminel et de celle qu’il revêt aux yeux d’un gouvernement. Les commentaires de ce genre se font plus fréquents depuis quelque temps.
Selon nous, de nombreuses études démontrent que les peines minimales obligatoires ne permettent pas de satisfaire à ces principes de détermination de la peine; au contraire, elles n’ont souvent que très peu d’effet sur les taux de criminalité.
J’aimerais m’arrêter rapidement aux ordonnances de sursis. Lorsqu’il s’agit de lutter contre le récidivisme, elles sont essentielles, car elles permettent aux délinquants de maintenir leurs liens familiaux, leurs liens d’emploi ou leurs engagements scolaires, tout en montrant qu’un comportement inapproprié ou un acte criminel ont des conséquences. Cependant, vu la manière dont les ordonnances de sursis ont été employées jusqu’ici et dans le respect du critère de similarité pour l’application de la peine, il faudrait insister sur le fait que, lorsque le tribunal a l’assurance que le fait de purger la peine dans la société ne mettrait personne en danger et serait cohérent avec l’intention première et les principes qui sous-tendent la détermination de la peine, une telle ordonnance peut être rendue.
Inscrire cette réalité dans la loi est susceptible d’inciter les juges à s’interroger à savoir s’il conviendrait de rendre une ordonnance de sursis ainsi que de réduire les restrictions arbitraires qui sont associées à cette démarche, comme exiger, pour qu’il soit candidat à une telle ordonnance, qu’un délinquant occupe un emploi.
Pour gagner du temps, je vais omettre quelques observations sur les mesures de déjudiciarisation fondées sur des données probantes, que nous incitons les législateurs à examiner et à intégrer au projet de loi. Le gouvernement fédéral encourage le recours à des solutions de rechange dans les affaires de possession simple, et c’est louable, car c’est un moyen efficace de lutter contre la criminalisation de la simple consommation de drogue, de la dépendance à la drogue et de la toxicomanie. L’ajout de l’article 10.1 à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, notamment pour préciser que la consommation problématique de substances doit être traitée avant tout comme un problème de santé et un enjeu social, est très important.
Nous estimons que le projet de loi gagnerait à être précisé à quelques endroits. Ainsi, quand une disposition nécessite qu’un policier ou un poursuivant use de son pouvoir discrétionnaire, il faudrait fournir des précisions dans la déclaration d’intention et de principes de l’article 10.1 au sujet de la portée prévue de cette disposition et de son importance. De plus, au paragraphe 10.1c), il conviendrait de prévoir un certain pouvoir discrétionnaire quant à la façon de conclure à la possession simple, un pouvoir assez souple pour que l’on puisse tenir compte des circonstances personnelles d’un délinquant. Enfin, il faudrait inclure une liste non exhaustive de facteurs pour orienter les policiers et les procureurs lorsqu’ils recourront à leur pouvoir discrétionnaire relativement aux avertissements et aux renvois.
En conclusion, j’aimerais seulement revenir sur les observations formulées tout à l’heure au sujet du moment choisi. Lorsque nous avons entendu parler du projet de loi C-22 durant la dernière législature, nous étions très enthousiastes et nous l’avons appuyé. Il est toutefois mort au Feuilleton, et si le présent projet de loi reste plus longtemps au Feuilleton, il risque d’y mourir aussi. Même si nous sommes heureux des changements qui ont été recommandés et que nous nous réjouissons des effets qu’ils auraient dans notre communauté, nous vous encourageons à adopter promptement ce projet de loi afin que nous puissions commencer à appliquer sur le terrain ces principes que nous espérons tous mettre en pratique.
Je vous remercie beaucoup.
Le vice-président : Je vous remercie tous les deux. Nous allons maintenant passer aux questions.
La sénatrice Simons : Merci beaucoup. Je voulais adresser ma question à Me McElroy, mais j’aimerais aussi en poser une à Me Tachie.
Maître McElroy, vous avez soulevé la question de l’adhésion par défaut pour la déjudiciarisation liée aux drogues. D’après ce que je comprends, vous proposez que, plutôt que de laisser la décision dans les mains de la police et des procureurs, tous les cas soient déjudiciarisés, à moins que la police et les procureurs démontrent qu’une poursuite selon les moyens conventionnels est préférable.
Comment cela fonctionnerait-il concrètement?
Maître Tachie, vous avez proposé qu’il y ait une longue liste de motifs d’admissibilité à la déjudiciarisation. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’entendre le témoignage de Me McElroy, mais que pensez-vous de son idée de simplement inverser tout le processus et de faire en sorte que ce soit aux policiers et aux procureurs de démontrer qu’une personne doit être poursuivie selon la méthode conventionnelle?
Me McElroy : Lorsqu’un policier procède à l’arrestation d’une personne pour possession de drogue, plutôt que de déterminer — comme le prévoit le projet de loi — s’il serait préférable, compte tenu des principes en question, de ne prendre aucune mesure, ce policier devrait se demander pourquoi il doit porter une accusation. Qu’est-ce qui l’oblige à le faire pour la simple possession d’une petite quantité de drogue? Il devrait alors prendre cela en note; les policiers sont tenus de noter tout ce qu’ils font. Nous savons que les policiers ont parfois des préjugés inconscients, malgré leur bonne volonté. La Cour suprême nous a dit que les préjugés raciaux existent au sein des services policiers.
Si les policiers sont tenus d’inscrire, dans leur carnet de service, la raison pour laquelle ils ont décidé de porter des accusations contre la personne, alors il y a au moins une certaine reddition de comptes. Il est également possible de vérifier si un préjugé racial est en cause, chose qu’on ne peut pas faire si on leur donne tous les pouvoirs discrétionnaires de prendre cette décision sans qu’ils aient à en rendre compte.
La sénatrice Simons : Maître Tachie, je vous pose cette question parce que je veux entendre votre réponse, mais aussi parce que je veux revoir votre adorable assistante.
Me Tachie : Merci. Ma fille n’a aucune idée qu’elle est devant vous.
Je vais faire écho aux observations de Me McElroy. Je n’ajouterai rien, car ses explications étaient très éloquentes.
Nous serions tout à fait favorables à cette approche. Nous avons examiné le système actuel et nous nous sommes demandé comment nous pouvions obtenir un meilleur résultat. Toutefois, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire représente toujours un défi, car il implique parfois des préjugés inconscients. Inverser le processus et demander aux policiers de fournir la raison pour laquelle ils ne favorisent pas l’option la moins restrictive serait donc une bonne approche.
La sénatrice Simons : Merci à vous deux.
La sénatrice Batters : Merci à tous d’être avec nous. Ma première question s’adresse à Me Paisana.
L’ancien ministre de la Justice de l’Alberta, cité dans un article de Global News, a déclaré :
L’élimination de peines sévères et obligatoires pour ces crimes porte atteinte aux minorités mêmes qui sont si souvent victimes de violence armée éhontée.
J’aimerais savoir si vous souscrivez à cette déclaration et, dans la négative, pourquoi?
Aussi, quelle incidence l’élimination des peines minimales obligatoires pourrait-elle avoir sur les collectivités ayant un taux de criminalité plus élevé?
Me Paisana : Je ne souscris pas à ce commentaire. Je ne crois pas que l’élimination des peines minimales obligatoires porte atteinte aux communautés qu’elles visent à protéger.
Je dis cela parce que, dans une large mesure, la violence et les crimes commis avec une arme à feu vont toujours conduire à des peines d’emprisonnement. Ce ne sont pas des crimes susceptibles d’entraîner une ordonnance de sursis. Ils le sont parfois, exceptionnellement, dans des situations auxquelles on ne pense pas immédiatement en ce qui concerne ces crimes, comme lorsqu’une personne participe à une infraction en conduisant la voiture dans laquelle quelqu’un d’autre porte une arme, et que cette personne sait que l’autre est en possession d’une arme, mais qu’il n’a pas l’intention de l’utiliser. La situation de cette personne est différente de celle qui possède l’arme ou qui pourrait utiliser cette arme.
À mon humble avis, il est logique de donner aux juges le pouvoir discrétionnaire d’imposer une peine appropriée à ce type de délinquant, car si ce délinquant est issu de cette communauté, en l’envoyant en prison au moyen d’une peine minimale obligatoire systématique, on nuit à cette communauté. Par contre, la personne qui possède et utilise l’arme sera toujours envoyée en prison, aux fins de l’intérêt public, grâce à la possibilité d’utiliser cette option en matière de peine, même si on ne retire pas l’option de l’ordonnance de sursis. C’est ce que je voulais dire au sujet du pouvoir discrétionnaire. On ne dit pas qu’on aura recours à une ordonnance de sursis si c’est possible; ce n’est qu’une autre option.
La sénatrice Batters : D’accord. Maître Paisana, selon une étude effectuée par la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice, les partisans des peines minimales obligatoires font valoir que l’élimination du pouvoir judiciaire discrétionnaire pourrait favoriser une plus grande équité dans la détermination des sanctions pénales en permettant une certaine cohérence, en prévenant la recherche de juges accommodants et en réduisant les disparités entre les peines. Qu’en est-il de cet argument? Êtes-vous d’accord? Pour quelles raisons? Ne trouvez-vous pas que l’élimination des peines minimales obligatoires prévue dans le projet de loi C-5 pourrait faire augmenter les inégalités en matière de détermination des peines?
Me Paisana : Il sera toujours difficile de prévenir les inégalités dans la détermination des peines pour les raisons que mes amis ont déjà mentionnées, soit que certains délinquants viennent de milieux particuliers, ce qui les rend apparemment plus susceptibles de faire l’objet d’une ordonnance de sursis. Je doute qu’il existe une solution pour corriger ce problème dans un avenir rapproché.
Je pense que l’élimination des peines minimales obligatoires et la possibilité accrue d’avoir recours aux ordonnances de sursis permettront de réorienter les juges vers le pouvoir discrétionnaire dans ces cas. Ils leur donneront plus de latitude pour réfléchir aux circonstances de l’infraction et à la situation du délinquant, ce qui constitue leur principale tâche. C’est ce que prévoit le Code criminel depuis bien des années. La peine imposée doit être proportionnelle non seulement à l’infraction, ce qui est un aspect de la catégorie, mais aussi proportionnelle à la gravité de l’infraction dans le contexte de la situation de ce délinquant. La réorientation des juges vers cet exercice discrétionnaire aura un effet positif net sur l’équité, à mon humble avis, car on sera maintenant capable de prendre en compte les circonstances entourant la situation — comme les cours d’appel nous ont conseillé de le faire —, notamment la race, l’origine ethnique, la discrimination, et tous les facteurs dont on ne tient pas compte lorsqu’on impose une peine minimale obligatoire.
La sénatrice Batters : D’accord.
La sénatrice Pate : Maître Paisana, lors de votre témoignage devant le Comité de la justice au sujet de ce projet de loi, voici ce que vous avez dit :
Chaque jour qui passe, de plus en plus de délinquants non dangereux se retrouvent en prison, alors qu’ils pourraient se voir offrir autrement une possibilité de réadaptation dans la collectivité, où l’accès à des programmes, à un travail, à des traitements et à du counseling est plus grand et plus rentable pour l’État.
Vous avez aussi dit :
À mon humble avis, il est trop simpliste de se limiter à la désignation de l’infraction. Il ne faut pas seulement penser aux preuves, mais aussi aux circonstances.
Plus loin, vous avez mentionné :
Je répète ce que j’ai dit plus tôt aujourd’hui. Il s’agit seulement d’accorder plus de latitude, pas moins.
Je crois que beaucoup d’organisations revoient actuellement leur position, comme l’Association du Barreau canadien, en disant qu’elles approuvent l’élimination de toutes les peines minimales obligatoires, sauf pour le meurtre, compte tenu des répercussions disproportionnées sur les femmes qui sont depuis toujours victimes de violence, en particulier les femmes autochtones, et qui sont alors incitées à plaider coupable à des infractions moins graves après avoir été accusées de meurtre, ou qui sont condamnées pour meurtre dans des situations où elles auraient dû avoir droit à une défense.
J’aimerais connaître votre opinion là-dessus et savoir si vous considéreriez comme incohérent d’amender le projet de loi pour prévoir une disposition qui donnerait aux juges un pouvoir discrétionnaire structuré leur permettant de ne pas imposer de peines minimales obligatoires dans les situations où ils estiment que ce serait disproportionné et injuste. J’aimerais ensuite entendre les réponses de Me McElroy et de Me Tachie. Merci.
Me Paisana : Je vous remercie, madame la sénatrice, de me donner l’occasion de parler de ce à quoi vous voulez en venir, je pense, soit la suggestion d’une soupape de sécurité. J’ai quelques commentaires à ce sujet.
Il faut être prudents lorsqu’on envisage de recourir à une soupape de sécurité, et ce, pour deux raisons. Je ne dis pas que ce n’est pas une bonne suggestion; c’est seulement que nous devons être conscients de deux choses. La première, c’est que lorsqu’on a recours à une soupape de sécurité, cela a pour effet de soustraire toute peine minimale obligatoire actuelle ou future à un examen fondé sur la Charte. Compte tenu de l’article 12 de la Charte, si l’on ajoute une soupape de sécurité, cela voudra dire en fait que toute peine minimale obligatoire future sera à l’abri d’une contestation fondée sur la Charte, ce qui risque d’encourager l’imposition de peines minimales obligatoires à l’avenir, car les gouvernements futurs pourraient dire que la soupape de sécurité est inconstitutionnelle pour cette raison. Cela pourrait avoir comme conséquence imprévue de faire proliférer les peines minimales obligatoires en vigueur.
La seconde est la norme selon laquelle vous fixez la soupape de sécurité. Si cette norme est trop élevée, elle perpétuera les inégalités dont vous avez entendu parler en ce qui concerne qui peut accéder à la soupape de sécurité. Nous devons nous assurer que cela est au premier plan. On trouve un exemple très important de cela dans l’arrêt Sharma de la Cour d’appel de l’Ontario, où il est question de l’accès aux peines avec sursis. Pendant de nombreuses années, des sursis au prononcé de la peine ont été accordés en lieu et place d’une peine d’emprisonnement avec sursis dans des « circonstances exceptionnelles ». Presque invariablement, ces circonstances exceptionnelles sont biaisées en faveur des personnes qui viennent de milieux plus positifs, ou de milieux qui ne souffrent pas des difficultés que connaissent nos communautés marginalisées. Cela peut également perpétuer l’inégalité du système.
La sénatrice Pate : Si vous le permettez, j’aimerais que vous nous parliez de l’incohérence logique de cela avec l’arrêt Luxton et du fait qu’il est peu probable que nous assistions à des contestations de ces dispositions, étant donné la réalité de l’indigence de bon nombre des personnes concernées.
J’espère que vous ne suggérez pas que nous devrions tout laisser tomber, que c’est la seule possibilité à ce stade-ci, et que nous devons attendre que quelqu’un se présente devant les tribunaux, cherche et trouve les ressources nécessaires, et aille jusqu’à la Cour suprême du Canada pour lui demander de réexaminer ce qu’elle a dit dans les arrêts Luxton et Bissonnette, quand elle a affirmé que la constitutionnalité de la peine d’emprisonnement à vie est menacée si nous n’avons pas de « disposition de la dernière chance », laquelle a été abrogée en 2011.
Me Paisana : Pour être bien clair, nous sommes tout à fait favorables à l’idée de ramener la disposition de la dernière chance dans le Code criminel.
[Français]
Le vice-président : Je suis désolé, mais la question était trop longue. Je rappelle aux sénateurs de limiter leurs questions pour que les témoins aient le temps d’y répondre.
[Traduction]
La sénatrice Cordy : Merci beaucoup aux trois témoins. Vos témoignages ont été très émouvants. Je me suis très souvent prononcée contre les peines minimales obligatoires au cours de mon mandat au Sénat, surtout lorsqu’elles semblent se multiplier comme des champignons.
Quoi qu’il en soit, ma question s’adresse à Me Paisana. Vous avez certes dit que les peines minimales obligatoires devraient être supprimées. Je crois que vous avez dit qu’une taille unique ne convient pas à tous. Les statistiques nous montrent que les peines minimales obligatoires entraînent une incarcération démesurée, en particulier pour les groupes minoritaires, les groupes défavorisés et les femmes. Ma question est presque l’inverse d’une question précédente. Quelles sont les répercussions de l’incarcération et des peines minimales obligatoires sur le plan des familles, des communautés et de la culture, en particulier pour les groupes racisés et autochtones?
Me Paisana : Merci. C’est une question d’une importance capitale. Nous avons tendance, dans le système de justice pénale, en particulier les avocats de la défense, à nous concentrer sur notre client. Nous avons tendance à nous concentrer sur la personne devant le tribunal et nous perdons de vue l’impact plus large qu’une sentence peut avoir sur la communauté dont cette personne est originaire. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de communautés autochtones, de communautés situées dans des régions éloignées et de communautés racisées.
Si vous enlevez le principal soutien d’une famille, par exemple, ou un membre important d’une famille en raison du manque de latitude, parce que vous devez imposer une peine d’emprisonnement de trois ou cinq ans, vous avez un impact non seulement sur cette personne, mais aussi sur celles qui l’entourent. Cela peut avoir de profondes répercussions sur elles. Cela contribue directement à l’éclatement des familles et des mariages, au cycle perpétuel des enfants qui n’ont pas de figures parentales dans leur vie parce que celles-ci sont incarcérées, tout cela au nom d’une sentence arbitraire et sans discernement.
Si vous ne permettez pas la flexibilité d’une condamnation avec sursis dans certaines circonstances — pas toutes, mais certaines — par exemple, lorsque le préjudice associé à l’imposition d’une peine d’emprisonnement l’emporte sur le préjudice qui pourrait être associé à l’autorisation de réintégrer la communauté, vous rendez un mauvais service à la communauté dans son ensemble et pas seulement à l’accusé.
La sénatrice Cordy : Beaucoup de personnes portent des vêtements orange autour de la table aujourd’hui. Nous avons beaucoup entendu parler de traumatisme générationnel. Lorsque nous imposons ces peines minimales obligatoires, dont les données montrent qu’elles entraînent des incarcérations plus longues et plus fréquentes, est-ce que nous provoquons en réalité un traumatisme familial sur plusieurs générations?
Me Paisana : On ne peut imaginer un exemple d’héritage colonial plus apparent et plus évident que le fait d’emprisonner sa propre population sur la base de lois qu’elle n’a pas contribué à créer de façon significative.
C’est une perpétuation de ce principe et des problèmes qu’il comporte. Si vous venez de ces communautés qui ont été constamment ciblées par le système de justice pénale et qui souffrent des retombées des systèmes pénitentiaires et de l’incarcération, il est plus probable — c’est tout simplement au-delà de tout débat — que vous serez également soumis à ces mêmes effets.
Les peines minimales obligatoires peuvent avoir cet effet héréditaire, si je peux le qualifier ainsi : un effet qui n’est évidemment pas positif.
La sénatrice Cordy : Merci.
Le sénateur Cotter : Merci aux témoins pour leurs présentations. Elles sont toujours éclairantes.
Ma question s’adresse principalement à Me Paisana. J’ai lu avec une certaine attention le mémoire de l’Association du Barreau canadien sur cette question, et j’ai remarqué qu’il y a six pages d’arguments qui me semblent convaincants sur la nature problématique des peines minimales obligatoires dans le système de justice pénale. Puis, dans la conclusion, l’association dit qu’elle appuie l’abrogation des peines minimales obligatoires inutiles et injustes et qu’elle est d’accord pour que le projet de loi C-5 supprime les peines minimales concernées.
Cela me semble une conclusion incomplète, compte tenu des puissants arguments formulés contre les peines minimales obligatoires, parce qu’elle suppose de laisser en place toutes les autres peines minimales obligatoires. En effet, cette conclusion maintient ce qui, à mon avis, est le dilemme éthique que vous évoquez dans le mémoire : que les procureurs et les avocats de la défense tentent de contourner les implications des peines minimales obligatoires, en particulier s’il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire structuré qui peut être exercé dans des cas particuliers.
Je suis donc curieux de savoir si vous pensez que le projet de loi devrait aller plus loin, soit en supprimant un plus grand nombre de peines obligatoires, soit en introduisant un pouvoir discrétionnaire structuré qui pourrait au moins résoudre la plupart des problèmes que vous décrivez dans le mémoire.
Me Paisana : Merci, monsieur le sénateur.
Pour être précis, la position de l’Association du Barreau canadien est la suivante : nous sommes contre les peines minimales obligatoires pour toutes les infractions, sauf pour le meurtre. C’est notre politique depuis presque 30 ans.
En clair, notre mémoire est axé sur les peines obligatoires qui figurent dans ce projet de loi. Nous appuierions l’abrogation ultérieure des peines minimales obligatoires au-delà de ce projet de loi.
Je réitère les commentaires que j’ai faits plus tôt au sujet de la soupape de sécurité, ou de ce que les gens autour de la table appellent le pouvoir discrétionnaire structuré, je crois. En effet, en raison des problèmes que j’ai nommés, l’Association du Barreau canadien et moi-même sommes d’avis que l’abrogation est de loin préférable à une soupape de sécurité.
Ce que je dirais, d’un point de vue plus pratique — et notre mémoire se veut pratique —, c’est que le temps est venu de progresser au moins jusqu’à ce stade. Nous n’avons pas le luxe, à mon humble avis, de continuer à étudier, à amender et à débattre. Il s’agit d’une crise urgente dans notre système de justice pénale qui a besoin de tous les changements progressifs possibles aujourd’hui, et nous pourrons revenir à la planche à dessin et adopter un autre projet de loi qui pourrait aborder les autres questions par la suite.
Je ne saurais trop insister sur l’urgence de ces changements, notamment en ce qui concerne les ordonnances de sursis, dans notre système. C’est tout simplement courir à la catastrophe que de ne pas avoir ces options à notre disposition, et si nous continuons à retarder le processus dans l’espoir d’atteindre de meilleurs objectifs — et j’admets tout à fait qu’il s’agit d’objectifs louables —, nous pourrions jeter le bébé avec l’eau du bain.
J’encourage donc une action urgente aujourd’hui.
Le sénateur Cotter : Merci.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci à nos témoins d’être ici aujourd’hui. J’ai une première question pour Me McElroy. Vous avez dit quelque chose qu’on n’entend pas souvent autour de cette table. Est-ce que je vous ai bien comprise? Une accumulation de condamnations pour un même individu dès son jeune âge, par exemple, jusqu’à des condamnations plus graves, a-t-elle pour effet d’empêcher que cette personne puisse se qualifier?
J’aimerais que vous m’expliquiez cela plus clairement. Autrement dit, même si on ajoutait une discrétion judiciaire, malgré les peines minimales, cela ne changerait pas, dans la réalité des choses, le fait qu’il y a beaucoup de personnes qui font partie de groupes marginalisés qui ne seraient pas admissibles de toute façon?
[Traduction]
Me McElroy : Je crois que, parfois, l’essentiel de l’expérience d’une personne peut faire en sorte qu’elle ne puisse pas se qualifier, pour ainsi dire, pour être considérée comme vivant des circonstances exceptionnelles. Je pense en particulier à certains de mes jeunes clients issus de milieux racisés. Parfois, lorsque nous examinons les rapports présentenciels ou les évaluations psychiatriques qu’ils nous donnent, nous voyons que, depuis les premiers jours de leur vie, ils sont confrontés à des problèmes au sein de leur famille et à la désintégration de celle-ci. Cela se traduit par des difficultés à l’école et par une défiance oppositionnelle. Ils finissent souvent par trouver refuge dans la drogue ou trouver un groupe de pairs qui n’est pas un groupe prosocial.
Ces éléments s’accumulent de telle sorte que, si la personne est accusée d’un crime qui risque d’avoir pour conséquence une peine importante, lorsque le juge examine toutes les circonstances aggravantes et atténuantes, il peut y avoir un grand nombre de circonstances aggravantes qui entrent en jeu, à cause de toutes les difficultés et la marginalisation auxquelles l’accusé a été confronté tout au long de sa vie.
Évidemment, un juge aura la capacité de prendre en compte l’ensemble des antécédents de l’individu, différents facteurs ainsi que sa culpabilité morale dans l’infraction. Cependant, je pense que, parfois, dans le cas des jeunes hommes au début de la vingtaine, en vertu de tous ces différents facteurs, ceux-ci se trouvent dans une position très difficile.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci. J’ai une question pour le représentant de l’Association du Barreau canadien, dans le but de donner suite à la question du sénateur Cotter. Vous parlez de l’urgence, si je peux m’exprimer ainsi, d’adopter au moins le projet de loi C-5, parce que c’est un pas dans la bonne direction. Sommes-nous rendus à une étape où il faut repenser complètement les principes de détermination de la peine en droit criminel?
Autrement dit, plutôt que de procéder avec tel type de peine minimale qu’on supprime ou qu’on ajoute, on assiste à une partie de tennis de table entre les propos de ceux qui sont favorables aux peines minimales et ceux qui sont contre.
Le vice-président : Je le répète, si vous prenez la dernière minute de vos quatre minutes pour poser une question, il ne restera plus de temps pour la réponse. Je vous rappelle la directive que je vous ai donnée. Je suis le gardien du temps. Vous devez gérer votre temps.
La sénatrice Dupuis : J’attendrai le deuxième tour.
[Traduction]
La sénatrice Clement : Merci. J’ai trouvé vos réponses aux sénateurs Gold et Dupuis vraiment convaincantes, maître McElroy. Elles me rappellent le fait que le racisme systémique est si profondément enraciné.
Je n’ai pas pratiqué le droit pénal, mais je suis avocate de l’aide juridique, et j’ai exercé assez longtemps pour représenter les enfants des clients que j’avais au début de ma pratique. Je me rends compte que c’est parce que le système n’est pas intervenu pour aider les gens quand ils en avaient besoin. C’est ce qui m’a poussée à faire de la politique, en fait.
Ma question porte sur la politique. À mon avis, nous sommes dans un contexte politique où nous devons comprendre la loi et le besoin de sécurité des Canadiens, ou comprendre que les peines minimales obligatoires étaient censées apporter cohérence et sécurité. Elles ont échoué. J’ai entendu Me Paisana dire qu’elles ne fonctionnent pas.
Cependant, nous avons entendu hier un témoin convaincant, la directrice générale d’un refuge pour femmes, qui a déclaré que les femmes ne font pas nécessairement confiance aux juges. L’un d’entre vous peut-il s’exprimer à ce sujet? Comment pouvons-nous parler aux Canadiens de l’augmentation du pouvoir discrétionnaire des juges lorsque les gens se demandent si l’on peut leur faire confiance?
Me McElroy : La perception du public est un élément très important et c’est peut-être par la sensibilisation que passe la solution.
Je crois qu’il convient de garder en tête que les défenseurs des peines minimales obligatoires semblent considérer que ces dernières ont un effet dissuasif, qu’une personne se dira « si je risque une peine de X années, je ne ferai pas cela ».
Je crois qu’aucune donnée n’indique que, du point de vue individuel, les gens sont conscients en général du type de peines associées à un comportement criminel donné et que c’est ce qui les amène à ne pas adopter le comportement en question. Je ne crois pas qu’on puisse fonder un argument sur les bases de l’effet dissuasif.
En ce qui concerne la confiance envers la magistrature, je dirais que, évidemment, la violence familiale est un problème réel au Canada. Le Code criminel a été modifié afin d’inclure certaines mesures qui ciblent ce problème. Dans la loi, la violence contre un partenaire intime est considérée comme une circonstance aggravante dans les principes de détermination de la peine. Cela est prévu à l’article 718.2 du code. C’est un élément qui existe.
Il y a aussi le renversement automatique du fardeau pour la mise en liberté sous caution. C’est à la personne reconnue coupable de violence familiale qu’incombe le fardeau de prouver qu’elle peut être relâchée.
L’autre élément dont il faut tenir compte est que, même si l’existence d’une peine minimale obligatoire ou la possibilité d’imposer une peine avec sursis limitent le pouvoir discrétionnaire des juges, d’autres éléments entrent en ligne de compte au moment de déterminer la peine. La Cour suprême du Canada a fait comprendre aux tribunaux chargés de la détermination de la peine que la violence familiale ne devait pas être tolérée et qu’il fallait prendre ce crime au sérieux. Ceux qui commettent ces crimes devront payer de plus en plus cher, si je puis dire.
Si je comprends qu’il peut être difficile pour une victime de violence familiale de faire confiance au système de justice, je pense qu’il existe d’autres moyens que les peines minimales obligatoires ou que la réduction de la possibilité de peines avec sursis pour soutenir les principes de détermination de la peine.
[Français]
Le vice-président : Merci. J’ai une question pour Me Paisana. J’ai lu une phrase qui m’a fait sursauter dans le mémoire de l’Association du Barreau canadien :
La vérité, c’est que purger une peine, confiné chez soi sous la menace d’emprisonnement est une lourde peine pour les délinquants non dangereux [...]
Considérez-vous que l’élargissement des sentences à domicile pour les agressions sexuelles, le harcèlement criminel et la traite de personnes s’adresse à des délinquants non dangereux?
[Traduction]
Me Paisana : Le projet de loi est conçu de façon à permettre l’imposition d’une peine avec sursis pour ce genre de délinquants et nous croyons que c’est une solution appropriée. La détention à domicile est l’une des conditions les plus lourdes en droit canadien; elle a un effet dissuasif important et elle favorise la réadaptation. Dans le cas des délinquants non dangereux, elle tombe sous le sens, parce que, pour le délinquant qui est près de basculer dans la criminalité endurcie, qui pourrait commettre des crimes de plus en plus graves, il s’agit d’un moment critique où le travail de counselling et de réadaptation est le plus utile. Si, alors qu’il est à la croisée des chemins, le délinquant est plutôt envoyé dans le système carcéral, on comprend que le résultat une fois qu’il aura purgé sa peine sera moins favorable que s’il avait eu l’occasion de rester chez lui avec sa famille et qu’il avait eu accès à des services de counselling et de réadaptation.
Je dirais que, même pour ce type de délinquants, les peines avec sursis constituent un outil essentiel au maintien à long terme de la sécurité de la collectivité.
[Français]
Le vice-président : Il nous reste quelques minutes pour la présente réunion. Il y a encore du temps pour deux sénateurs.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Merci. J’aurais une brève question à laquelle tous peuvent répondre en fonction de leur expérience.
D’après votre expérience, le projet de loi C-5 et l’abrogation des peines obligatoires dans la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, ainsi que des accusations relatives aux armes et au tabac, profiteront-ils aux accusés issus des communautés autochtones marginalisées?
Me Paisana : Absolument.
Me McElroy : Oui.
Le vice-président : Y a-t-il d’autres témoins qui veulent répondre à la question du sénateur Gold?
Le sénateur Gold : Il semble que le représentant de l’Association des avocats noirs du Canada ait à remplir d’autres obligations plus importantes, ses obligations familiales. Merci, monsieur le président.
Me Tachie : Désolé. Je suis d’accord avec Me Paisana et Me McElroy.
Le vice-président : Maître, votre microphone est trop haut.
Me Tachie : Il est trop haut? Je m’en excuse. L’avant-midi a été intéressant. J’appuie les commentaires qui ont été faits avant.
La sénatrice Batters : Merci. Ma question s’adresse à Me McElroy. Le rapport intitulé Criminal Justice Diversion for Persons with Mental Disorders: A Review of Best Practices, publié en 2018 dans le cadre du Mental Health Diversion Project de la division de la Colombie-Britannique de l’Association canadienne pour la santé mentale présente six niveaux clés en matière de déjudiciarisation : déjudiciarisation communautaire, déjudiciarisation du côté des forces policières, déjudiciarisation avant le procès, déjudiciarisation dans les tribunaux, déjudiciarisation dans les services correctionnels communautaires et déjudiciarisation dans les établissements correctionnels de détention.
Quels seront les effets du projet de loi C-5 à chacun de ces niveaux? Y aurait-il seulement certains niveaux qui seraient touchés, d’après ce que vous en savez? Peut-être devrez-vous le vérifier.
Me McElroy : Pourriez-vous préciser s’il est question de toutes les accusations ou seulement des accusations en matière de drogues?
La sénatrice Batters : Il n’est pas indiqué qu’il est seulement question des accusations en matière de drogues, alors je présume qu’on parle de tous les types d’accusations.
Me McElroy : D’accord. L’expérience que j’ai en matière de déjudiciarisation est la suivante — ce serait différent dans le cas des jeunes, parce que la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents comprend des dispositions différentes.
Dans le cas des adultes, ce qui se passe au niveau d’Ottawa — je limiterai mes observations au niveau fédéral —, c’est que, une fois qu’un dossier entre dans le système, le procureur de la Couronne peut l’étudier afin d’établir sa position initiale et c’est à ce moment qu’on peut opter pour la déjudiciarisation. Le dossier est examiné et ce sont habituellement les dossiers d’accusations mineures comme le vol, les méfaits, etc., à l’endroit de personnes qui n’ont pas de casier judiciaire qui sont retenus. Ils sont envoyés à une agence, souvent la Société Elizabeth Fry dans le cas du fédéral, qui offre alors des services de counselling ou d’autres programmes ou qui demande des travaux communautaires supervisés. La déjudiciarisation se fait après le dépôt des chefs d’accusation.
Si la personne n’achève pas le processus de déjudiciarisation, alors le dossier revient dans le système régulier et les poursuites sont entamées.
La sénatrice Batters : D’accord, mais quel sera l’effet du projet de loi C-5 à chacun des points de déjudiciarisation possible?
Me McElroy : Je crois que, dans le cas des accusations en matière de drogues seulement, le processus de déjudiciarisation pourrait alors commencer avant que le dossier se soit rendu devant le tribunal.
La sénatrice Batters : Merci.
La sénatrice Pate : Je remercie encore une fois tous les témoins. Ma question s’adresse à tous et elle est brève.
Certains témoignages entendus indiquaient que, en réalité, ce projet de loi, même s’il représente un pas dans la bonne direction, ne permettrait pas de réduire le nombre d’Autochtones ou de Noirs dans les prisons de façon aussi importante que ce que prétend le gouvernement.
Quelqu’un a-t-il des données qui contrediraient ces témoignages?
Me Paisana : Eh bien, la réalité, c’est qu’il est impossible de connaître l’impact de la mesure avant qu’elle soit mise en œuvre. On peut émettre autant d’hypothèses qu’on veut, mais si les outils ne sont pas déployés, nous ne pouvons pas connaître leur effet. Et mon...
La sénatrice Pate : Désolée de vous interrompre, maître Paisana, mais nous avons des données du ministère de la Justice à ce sujet. Les chercheurs et les criminologues qui ont examiné ces données ont affirmé que l’effet serait pratiquement nul, excepté du côté provincial, en raison de la nature des infractions qui y sont traitées, où l’effet serait minime.
J’aimerais que d’autres témoins puissent répondre également, merci. Il n’a pas les données.
Me Tachie : L’Association des avocats noirs du Canada a réalisé une étude l’an dernier qui portait uniquement sur la perception du public. Je crois qu’en réalité, les gens estiment que les outils sont importants, et si nous donnons aux intervenants de première ligne les outils voulus, cela aura une incidence.
Le problème, c’est qu’il est impossible de déterminer l’incidence des préjudices implicites sur la décision des intervenants de première ligne de porter ou non des accusations ou sur la décision des procureurs de demander les peines les plus sévères.
L’expérience vécue montre que ces préjudices ont une incidence disproportionnelle sur certaines communautés, notamment la communauté noire. Donc, les outils sont importants. Il serait regrettable que le projet de loi meure au Feuilleton, puisque, bien qu’il ne soit pas parfait ni même excellent, il représente néanmoins un progrès considérable. J’ai mentionné de nombreux moyens d’améliorer la situation selon l’Association des avocats noirs du Canada. Idéalement, il faudrait établir une feuille de route énonçant toutes les démarches à effectuer pour remédier à la surreprésentation de certaines communautés au sein du système de justice pénale. Nous ne pouvons laisser le mieux être l’ennemi du bien.
[Français]
Le vice-président : Je remercie nos quatre témoins. Nous souhaitons à votre fille une bonne santé.
J’aimerais maintenant souhaiter la bienvenue à nos prochains témoins : il s’agit de M. Kim Beaudin, chef adjoint national du Congrès des peuples autochtones, par vidéoconférence; Mme Rebecca Jesseman, associée au Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, par vidéoconférence également; Mme Madeleine Redfern, présidente de la Nunavut Inuit Women’s Association, la Commission des services juridiques du Nunavut.
J’aimerais rappeler les consignes.
[Traduction]
Chacun de vous dispose de cinq minutes pour livrer son témoignage. Ensuite, chaque sénateur aura quatre minutes pour poser des questions et obtenir des réponses. Je rappelle aux sénateurs que si vous posez des questions trop longues, les témoins risquent de ne pas avoir le temps d’y répondre. J’invite donc les sénateurs à poser des questions brèves et les témoins, à donner des réponses brèves.
Kim Beaudin, chef adjoint national, Congrès des peuples autochtones : Bonjour.
Le vice-président : Nous allons tenter d’obtenir une meilleure qualité de son. Entretemps, nous passons au témoin suivant, Mme Jesseman.
Rebecca Jesseman, associée, Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances : Je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer aujourd’hui. Comme il a été mentionné, je suis ici au nom du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, ou CCDUS. Le CCDUS a été créé il y a 34 ans par une loi du Parlement et a pour mandat de fournir des conseils objectifs fondés sur les meilleures données probantes disponibles afin de réduire les méfaits associés à l’usage de substances.
Mes observations d’aujourd’hui porteront surtout sur les éléments du projet de loi C-5 liés à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et j’aimerais d’abord exprimer l’entier appui du CCDUS à l’égard de l’élimination des peines minimales obligatoires.
La déclaration de principes énoncée à l’article 10.1 guidera la mise en œuvre du projet de loi et l’évaluation de ses résultats. Le mémoire soumis par le CCDUS suggère des moyens de renforcer ces principes, notamment y ajouter la reconnaissance explicite des effets de la criminalisation sur la santé, le logement et les relations, en plus des stigmates sociaux qu’engendre la consommation de drogue, ainsi que le rôle que jouent les déterminants sociaux de la santé relativement à l’usage de substances.
Je tiens à souligner que même s’il reconnaît l’usage de substances comme étant un enjeu social et de santé, le projet de loi C-5 applique une approche de déjudiciarisation qui demeure basée sur le système de justice pénale. Or, pour réduire les méfaits liés à l’usage de substances, la déjudiciarisation dépend de deux facteurs clés : l’application adéquate des solutions de règlement extrajudiciaire par la police et l’accès rapide et approprié à des solutions de règlement extrajudiciaire efficaces, notamment à une gamme de services et de soutiens communautaires efficaces.
La déjudiciarisation implique que les policiers se prononcent sur les besoins sociaux et de santé d’un individu. Pour atteindre les objectifs globaux du projet de loi en matière de réduction des inégalités, cette détermination des besoins doit être équitable et uniforme. Or, il a été prouvé que la probabilité qu’une personne soit accusée de possession de drogue change d’un service de police à l’autre et en fonction de sa race. Je suis contente que l’article 10.2 précise que le renvoi à des services doit se faire avec le consentement de l’individu. Toutefois, ce consentement est demandé par un policier, et l’option de rechange est de se voir accusé d’une infraction criminelle. Ces circonstances sont particulièrement contraignantes pour les populations surreprésentées dans le système de justice.
Obliger les policiers à envisager les solutions de rechange représente une directive claire. Toutefois, comme le précise le paragraphe suivant du projet de loi, si le policier ne se conforme pas à cette directive, cela n’a pas pour effet d’invalider les accusations portées ultérieurement contre l’individu, ce qui réduit le poids de cette responsabilité. L’exigence d’une justification documentée de la décision d’intenter une poursuite criminelle s’alignerait mieux avec la déclaration de principes.
La déjudiciarisation comporte également des risques du point de vue du système de santé. Une personne qui fait usage de substances n’a pas nécessairement besoin d’un traitement. En fait, dans la plupart des cas, la personne n’en a pas besoin. Faire suivre un traitement qui n’est pas nécessaire est coûteux et impose un fardeau supplémentaire à un système de santé déjà surchargé. La déjudiciarisation peut également avoir des répercussions négatives sur l’emploi, l’éducation et les relations en raison du temps que requiert la participation à un programme de traitement et des stigmates sociaux qui sont toujours associés à l’usage de substances et à son traitement. De plus, on observe de grandes différences quant aux programmes et services mis à la disposition des personnes à qui on offre une solution de règlement extrajudiciaire. Il est parfois difficile d’accéder rapidement à des services communautaires fondés sur des données probantes, surtout en dehors des centres urbains. Obliger un individu à se prévaloir de services qui ne sont pas disponibles ou qui ne sont pas adaptés à ses besoins, c’est carrément le vouer à l’échec. L’accessibilité inégale aux services risque par ailleurs d’aggraver les inégalités culturelles et raciales plutôt que de les réduire. Le manque d’accès à des services culturellement appropriés constitue une lacune dans bien des collectivités au Canada.
En terminant, j’aimerais suggérer des mesures à prendre pour appuyer le projet de loi et faire en sorte qu’il permette d’atteindre les résultats escomptés s’il est mis en œuvre sous sa forme actuelle.
Fournir aux policiers de la formation, des protocoles et des politiques qui communiquent clairement les objectifs du projet de loi, soit de promouvoir son application de façon constante, adéquate et équitable.
Favoriser la compréhension de l’usage de substances à titre d’enjeu social et de santé afin de diminuer les stigmates sociaux qui y sont associés.
Instaurer la collecte rapide et transparente de données sur les tendances ainsi que sur le profil des individus à l’égard de qui aucune mesure n’est prise, qui ne sont pas renvoyés à des services ou qui ne font l’objet d’aucune accusation criminelle afin de surveiller les inégalités et l’élargissement du filet pénal. Je précise que ces données n’ont pas besoin de contenir des renseignements signalétiques sur ces individus, mais nécessitent un signalement uniforme. Nous recommandons l’élaboration d’indicateurs utiles et respectueux en collaboration avec des représentants des communautés concernées.
Fournir des renseignements exacts au sujet de la gamme complète de programmes et de services communautaires offerts et du mécanisme aidant les individus à faire des choix éclairés.
Enfin, investir dans un continuum intégré de services communautaires sociaux et de santé fondés sur des données probantes qui comblent les lacunes d’accessibilité et de disponibilité de soutiens et services culturellement appropriés partout au Canada, en particulier dans les collectivités rurales et éloignées.
Je vous remercie de votre attention et répondrai volontiers à vos questions.
Madeleine Redfern, présidente, Commission des services juridiques du Nunavut; présidente de la Nunavut Inuit Women’s Association : Merci infiniment. Bien que je travaille habituellement à Iqaluit, la capitale du Nunavut, c’est depuis le territoire des Six Nations que je m’adresse à vous aujourd’hui en tant que présidente de la Commission des services juridiques du Nunavut, qui fournit des services d’aide juridique aux Nunavummiuts. Je suis également présidente de la Nunavut Inuit Women’s Association.
La Commission des services juridiques du Nunavut assure la prestation du régime d’aide juridique du territoire. Nous offrons des services de représentation aux individus accusés dans les affaires criminelles, les affaires relatives au droit familial et un éventail limité d’affaires civiles. Quatre-vingt-cinq pour cent de la population de notre territoire est inuite et la commission fournit des services de représentation à environ 99 % des clients impliqués dans une affaire criminelle, dont environ 97 % sont Inuits.
Je rappelle brièvement au comité sénatorial que le Nunavut fait l’objet d’un traité moderne. En effet, le territoire a été créé à la suite de l’intervention politique qui a donné lieu à la conclusion de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut. Cet accord contient une disposition particulièrement importante, soit le chapitre 32, qui en fait est protégé par la Constitution. Cet article confère aux Inuits le droit d’influencer les politiques et les programmes qui les concernent. Le gouvernement fédéral est partie à cet accord. Or, je ne crois pas que ce projet de loi et les conséquences de sa mise en œuvre sur les Inuits aient fait l’objet d’une consultation véritable et adéquate.
On s’attend, avec raison, à ce que les politiques et systèmes judiciaires du Nunavut soient différents, comme c’est le cas au Québec, en Alberta et en Colombie-Britannique. Pourtant, trop souvent, on constate que la majorité des intervenants du système judiciaire sont non inuits, que ce soit les agents de la GRC, les procureurs de la Couronne ou encore les juges.
Les Inuits nunavummiuts, en particulier, s’attendent à ce que nos principes, nos valeurs et nos priorités influencent la façon dont la justice est rendue dans nos collectivités. Je fais partie du conseil d’administration depuis 2008, et je peux vous dire que la grande majorité des membres du conseil d’administration et de la communauté qui sont Inuits veulent voir plus de délinquants déjudiciarisés et renvoyés aux programmes de justice réparatrice et communautaire. L’accord de contribution, c’est-à-dire le contrat de service entre le gouvernement du Nunavut et la GRC, énonce les critères d’admissibilité à la déjudiciarisation. Toutefois, selon mon expérience et mes rencontres avec le coordonnateur du programme communautaire de justice réparatrice, de nombreux cas réunissant les critères ne sont pas renvoyés à ce programme. La perception est que cela est probablement attribuable aux préjudices que les intervenants du système entretiennent à l’égard des individus en cause et à leur conviction que le système judiciaire est l’instance appropriée.
Des enfants de 11 ans sont traînés devant les tribunaux — un processus qui prend souvent deux ou trois ans — parce qu’ils ont volé une tablette de chocolat, ou une mère en difficulté qui vit dans la pauvreté et l’insécurité alimentaire, qui n’a pas les moyens d’acheter des couches et qui a commis un vol à l’étalage de produits de première nécessité se retrouve elle aussi devant les tribunaux, au lieu que son affaire soit déjudiciarisée et renvoyée au programme de justice communautaire ou au programme de justice réparatrice.
Nous sommes débordés. Nos avocats de l’aide juridique sont submergés par la somme de travail à abattre. J’ai rencontré notre avocat en justice pénale tard hier soir pour lui demander pourquoi les affaires ne sont pas déjudiciarisées lorsque les critères sont remplis. Il m’a répondu que la Couronne ne souhaite pas déjudiciariser les affaires individuellement. Nous devons envisager un examen systémique et reconnaître que le racisme systémique existe bel et bien. Il touche les gens au quotidien et il gonfle le nombre d’affaires portées devant le tribunal. Ce n’est pas la manière appropriée de renvoyer les affaires qui répondent aux critères au programme de justice réparatrice. En fin de compte, on impose des peines plus longues ou une incarcération en fonction de la discrimination systémique. Le principe Gladue ne répond pas non plus à ce problème de manière adéquate. Merci.
Le vice-président : Monsieur Beaudin, nous allons essayer une fois de plus d’entrer en communication avec vous. Si le son n’est pas bon, nous essaierons d’améliorer la communication cette semaine et nous vous inviterons la semaine prochaine. Nous allons essayer.
M. Beaudin : Avant de commencer, je veux reconnaître le territoire traditionnel et non cédé des Cris et des Métis, du Traité no 6 en Saskatchewan, d’où je vous parle. J’aimerais également saluer les Algonquins de la région de la capitale.
Je m’appelle Kim Beaudin. Je suis le chef adjoint national du Congrès des peuples autochtones. Depuis plus de 50 ans, notre organisation défend les droits et les intérêts des peuples non inscrits, inscrits ou hors réserve, ainsi que des Métis et des Inuits du Sud du Canada. Les questions de justice ont toujours été au premier plan de la défense des intérêts pour le Congrès des peuples autochtones.
Le Canada n’a offert que très peu de justice aux peuples autochtones, comme en témoignent les taux élevés d’incarcération que nous connaissons aujourd’hui. À l’échelle fédérale, par exemple, ce taux est de 32 % et il atteint 85 % dans certaines provinces. Or, les peines minimales obligatoires n’ont fait qu’aggraver ce problème. Les peines minimales obligatoires ne permettent aucune souplesse ni discrétion judiciaire et ne laissent pas aux juges le loisir de tenir compte des circonstances entourant les infractions. Cela a souvent conduit à des peines injustes et cruelles pour les plus vulnérables qui souffrent des traumatismes historiques associés aux pensionnats et aux politiques coloniales, comme la rafle des années 1960.
Les dépendances, la pauvreté, les problèmes de santé mentale et les autres ennuis de santé qui en découlent ne sont jamais pris en compte. Les peines minimales obligatoires privent le juge de la possibilité de prendre en compte des facteurs systémiques comme les conséquences du colonialisme lorsqu’il condamne des Autochtones, et elles sont en contradiction avec la décision R. c. Gladue de la Cour suprême du Canada. Bien que le projet de loi C-5 propose d’abroger certaines peines minimales obligatoires prévues par le Code criminel, il en laisse de trop nombreuses qui touchent de manière disproportionnée les populations autochtones.
Il existe un besoin urgent d’équité dans notre système, et il faut accorder un pouvoir discrétionnaire aux juges. L’abrogation des peines minimales obligatoires donnerait aux juges la possibilité d’imposer des peines justes. Divers tribunaux provinciaux du Canada ont déjà déclaré inconstitutionnelles les peines minimales obligatoires encore en vigueur. Il sera important que les gouvernements en tiennent compte lorsqu’ils planifieront de modifier les lois. En outre, les peines minimales obligatoires s’avèrent plus sévères pour les personnes déjà marginalisées et victimisées, surtout les Autochtones. Les obstacles systémiques à la justice font que les femmes autochtones sont les plus touchées par les peines d’emprisonnement à perpétuité et les autres peines similaires.
Nous sommes également favorables à l’élargissement des peines avec sursis, qui permettront de lutter en partie contre le racisme à l’égard des Autochtones dans le système de justice. Cependant, si les peines avec sursis constituent des solutions de rechange à l’incarcération pour les peuples autochtones, elles ignorent souvent la réalité du colonialisme et des traumatismes qui y sont liés, elles engendrent trop souvent davantage de criminalisation et elles s’avèrent prorécidives. Pour éviter que cela ne se produise, les peines avec sursis imposées aux Autochtones doivent tenir compte de ces réalités, et cette prise en compte doit être incluse dans les lois connexes.
En 2015, la Commission de vérité et réconciliation a présenté son rapport. Je l’ai ici. L’appel à l’action no 32 demande au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis.
En terminant, nous recommandons fortement l’abolition totale des peines minimales obligatoires pour tous les crimes. Le maintien des peines minimales obligatoires est inconstitutionnel. Nous croyons en la nécessité d’une supervision adaptée à la culture, efficace et judicieuse du pouvoir discrétionnaire de la police en matière de déjudiciarisation, afin de garantir que ces interventions demeurent impartiales et non discriminatoires. Les programmes de déjudiciarisation font partie de ce processus. Ils doivent être disponibles dans toutes les régions et disposer de toutes les ressources nécessaires pour assurer leur disponibilité et leur durabilité.
La radiation devrait être automatique pour la possession simple de drogues de même que pour d’autres infractions mineures et elle devrait être rétroactive, afin de s’assurer que personne n’est laissé pour compte. Le coût actuel d’obtention d’une suspension du casier judiciaire est prohibitif, et ce processus devrait être gratuit. Le projet de loi montre que le racisme systémique existe bel et bien dans le système juridique canadien et que les politiques de détermination de la peine ont nui à notre communauté de manière disproportionnée. Il s’agit d’un pas important vers la réconciliation entre les peuples autochtones et le système de justice, mais seulement si la loi va assez loin pour permettre un changement significatif.
Malgré la présentation de ce projet de loi, nous vous demandons d’aller encore plus loin pour que cela puisse se produire.
Je vous remercie de m’avoir accordé ce temps de parole, et je serai ravi de répondre à vos questions.
Le sénateur Dalphond : Tout d’abord, je tiens à remercier encore une fois tous les témoins. Leurs commentaires sont très intéressants et ils apportent sans contredit des points de vue très pertinents pour notre réflexion sur le projet de loi.
J’ai deux questions à poser à Mme Redfern. Je vais poser les deux questions, et je vous prie d’y répondre dans l’ordre que vous voulez. Je vous rappelle que vous disposerez d’environ trois minutes pour répondre.
D’abord, pensez-vous que le système d’avertissements et de renvois en matière de possession de drogue prévu dans le projet de loi C-5, qui impose notamment des limites aux poursuites, constituera un moyen efficace d’aller de l’avant ou que, compte tenu de l’expérience que vous avez décrite, ce système restera intéressant sur papier, mais pas dans la pratique?
La deuxième question concerne la soupape de sécurité que certains ont recommandée. Croyez-vous qu’une telle soupape de sécurité, dans le contexte discriminatoire que vous avez décrit concernant les systèmes de justice, en particulier la GRC, la Couronne et tous ceux qui viennent du Sud et qui ne sont pas sensibles à la réalité du Nord, s’avérerait efficace si elle était ajoutée au projet de loi? Je vous remercie.
Mme Redfern : Merci.
Je suis préoccupée du fait que des affaires ne sont pas déjudiciarisées depuis plus de 20 ans. Si la déjudiciarisation n’est pas obligatoire, parce que des critères d’exception sont remplis pour des affaires qui peuvent et devraient être renvoyées au tribunal, je ne crois pas que les affaires seront confiées à la justice réparatrice communautaire. Une partie du problème, du moins au Nunavut, c’est que nous avons une population de passage très élevée, comme des membres de la GRC, des avocats et des juges. Je suis convaincue que ce sont des personnes charmantes, mais le système exige en quelque sorte l’adoption d’une attitude et d’une approche selon laquelle « c’est la bonne façon de faire les choses ». Il y a peu ou pas de formation de sensibilisation culturelle ou de compréhension des priorités ou des valeurs des gens.
Il n’y a qu’un historique de méfiance des deux côtés, ce qui constitue un facteur vraiment énorme.
En ce qui concerne l’autre question sur la soupape de sécurité, là encore, je m’inquiète de savoir qui conçoit cette soupape. Comment fonctionne-t-elle dans la pratique? Comment les gens sont-ils tenus responsables lorsque le système échoue? À maintes reprises, du moins dans ma région, les conséquences et les préjudices ne sont pas seulement subis par l’accusé qui se trouve devant le tribunal.
Il faut comprendre que, le plus souvent, les victimes des accusés sont des membres de la famille, des amis proches ou des membres de la communauté. Nous sommes donc tous touchés. La grande majorité des crimes sont liés à la pauvreté, aux faibles niveaux d’éducation, au manque de débouchés, aux problèmes de santé mentale et aux dépendances, mais les services d’aide correspondants n’existent pas. La soupape de sécurité doit donc comprendre une aide beaucoup plus étoffée pour que les gens n’aient pas de problèmes avec la justice et, lorsqu’ils en ont, qu’ils bénéficient d’un soutien réparateur beaucoup plus vaste pour les aider à résoudre ces problèmes.
Il s’agit de nos frères, de nos pères et de nos oncles. Nous formons de petites communautés. Il ne s’agit habituellement pas d’une violence gratuite et aléatoire, qui est perpétrée par l’accusé sur des victimes avec lesquelles il n’a aucun lien de parenté. Nous voulons un autre type de soupape de sécurité.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Ma question s’adresse également à Mme Redfern.
Le projet de loi vise notamment à donner aux gens la possibilité de purger leur peine à domicile aux termes d’une ordonnance de sursis et à accorder aux juges le pouvoir discrétionnaire de garder des gens dans leur province ou territoire. Je pense que cela revêt une importance particulière pour le Nunavut.
Quelles pourraient être certaines des conséquences pratiques du transfert de délinquants dans un établissement fédéral dans le Sud, loin de sa communauté, et comment ce projet de loi peut-il aider à les éliminer?
Mme Redfern : Il existe deux problèmes. Tout d’abord, nous n’avons pas d’établissement fédéral au Nunavut. Par conséquent, toute personne condamnée à une peine de deux ans et un jour est obligée de quitter le territoire et est séparée de sa famille, de sa communauté, de sa culture et de ses systèmes de soutien. De plus, ces délinquants ne sont généralement pas admissibles à une libération anticipée pour bonne conduite, car il n’y a pas de systèmes de soutien systémique qui leur permettraient de rentrer chez eux. Ils ratent donc habituellement six occasions, et les programmes culturels qui sont souvent offerts dans les établissements du Sud sont principalement axés ou fondés sur les Premières Nations. Un très grand nombre de données probantes ont montré qu’il est important de maintenir les liens d’une personne avec sa famille, sa communauté et sa culture pour assurer le succès de sa réadaptation.
En ce qui concerne l’incarcération à domicile, cela constitue un défi particulier au Nunavut, qui a un gros problème de logements surpeuplés. Souvent, la victime de l’accusé vit à la maison. Il y a aussi l’absence de tous ces systèmes de soutien systémique qui sont requis pour fournir des services de counseling aux personnes ayant des problèmes de toxicomanie et de santé mentale. Les facteurs déterminants qui entrent en jeu lorsque 12 à 16 personnes vivent en situation de pauvreté et d’insécurité alimentaire dans une maison de deux ou trois chambres à coucher mènent à une situation où des conflits surviennent et des actes de violence se produisent.
Il n’est pas facile de dire simplement d’incarcérer les délinquants ou de les faire purger leur peine à domicile. En fait, je suis fermement d’avis que nous avons besoin d’un établissement fédéral au Nunavut.
J’espère que cela répond à vos questions.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.
La sénatrice Pate : Ma question s’adresse à tous les témoins, mais je vais commencer par Mme Redfern et le chef Beaudin.
Ce projet de loi est présenté comme une mesure législative qui vise à réduire l’incarcération disproportionnée des Autochtones et des Noirs. Nous savons que les femmes autochtones représentent maintenant 50 % de la population carcérale fédérale. Comme vous l’avez souligné, ce pourcentage est plus élevé dans les établissements provinciaux et territoriaux.
Votre organisation a représenté un certain nombre de femmes qui ont été accusées du meurtre de partenaires violents. La plus récente est Mme Sandra Ameralik. Je crois comprendre que, du début à la fin, la Couronne a refusé de retirer l’accusation de meurtre et de la remplacer par une accusation d’homicide involontaire, comme l’a recommandé la juge lorsqu’elle a fait l’examen de la légitime défense de ces types de cas. Au lieu de cela, tout au long du processus, la Couronne a encouragé l’avocat et Mme Ameralik à présenter un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation d’homicide involontaire en échange d’une peine, ce qui dissimule le fait que les peines minimales obligatoires sont à l’origine d’une grande partie de cette incarcération.
Que penseriez-vous — chef Beaudin, vous êtes certainement aussi au courant de certains cas qui touchent les femmes autochtones du Sud — d’accorder un pouvoir discrétionnaire structuré aux juges qui leur permettrait d’imposer d’autres types de peines dans les cas où les peines minimales obligatoires n’ont pas été abrogées?
Mme Redfern : Merci, sénatrice Pate.
Il ne fait aucun doute que nous voyions des cas où des femmes agissent en légitime défense et tuent leur conjoint ou leur partenaire intime en raison du syndrome de la femme battue et la police ou la Couronne rejette cette défense. La police et la Couronne ne comprennent pas ou ne reconnaissent pas le fait que, souvent, au moment du décès, une femme a vécu dans la peur et a fait l’objet de multiples préjudices, sans aucun soutien pour elle-même et sa famille.
Il y a si peu de refuges au Nunavut et ceux que nous avons sont souvent pleins; la police et la Couronne ne comprennent tout simplement pas la réalité ou n’en sont pas conscientes. Il est désolant et troublant que le racisme systémique ait ce genre d’impact exagéré, en particulier sur les victimes, qui sont le plus souvent des femmes et des enfants. Je serais préoccupée par le fait qu’il n’y a pas vraiment d’occasion d’exiger des comptes du système lorsque les gens se heurtent à la discrimination au cas par cas, mais un très grand nombre de femmes sont mises encore plus en danger. Il y a des préjudices à la maison et des préjudices devant les tribunaux. Deux négatifs ne corrigent pas un mal.
Le pouvoir discrétionnaire est incroyablement important, mais nous devons reconnaître qu’il peut être utilisé pour redresser les torts ou causer plus de préjudices. Je recommanderais même beaucoup plus de formations culturelles que ce qui est obligatoire. Il faudrait peut-être créer un bureau de l’ombudsman qui pourrait examiner ces cas lorsque le pouvoir discrétionnaire n’est pas appliqué de manière appropriée.
Le sénateur Cotter : Je remercie tous les témoins de leurs présentations et de leurs réponses réfléchies, en particulier M. Beaudin qui a tenu bon pour avoir l’occasion de nous parler.
Ma question s’adresse principalement à Mme Jesseman. Mme Redfern peut aussi commenter si elle le souhaite. Dans la mesure législative concernant la déjudiciarisation, nous avons vu qu’il y a des propositions concernant les attentes des procureurs et les attentes liées aux policiers. Je pense qu’il est juste de dire que la disposition relative aux policiers est permissive, du moins moins par rapport à ce que l’on attend des procureurs. Je vais vous inviter à faire des commentaires à ce sujet.
Dans le contexte des données probantes que nous avons vues, ou qui étaient du moins à notre disposition, qui montrent que, dans les cas de possession simple — et c’est vraiment la raison pour laquelle je voulais commencer avec vous —, la grande majorité des accusations de possession simple sont retirées ou suspendues par les procureurs. Les chiffres sont de l’ordre de 80 %. Je trouve préoccupant, peut-être au tout début, que nous gérions beaucoup mieux le système si certaines des accusations n’étaient jamais portées. Dans le contexte de votre observation, madame Redfern, cela réglerait beaucoup des problèmes que vous qualifiez d’exercices problématiques du pouvoir discrétionnaire du procureur, du moins dans le contexte de l’étape du projet de loi. Chacun d’entre vous pourrait-il faire des commentaires à ce sujet?
Mme Jesseman : J’aimerais souligner humblement que je me joins à vous aujourd’hui depuis les terres ancestrales du peuple micmac qui ont été si récemment dévastées par l’ouragan Fiona. Je compatis avec tous les gens qui se préoccupent de ces terres.
En réponse à votre question, sénateur, je conviens que les directives fournies aux policiers sont, comme vous le dites, plus permissives que celles fournies aux procureurs. Nous avons certainement vu la ligne directrice fédérale sur les poursuites réduire considérablement, encore plus qu’à l’heure actuelle, le nombre de cas de possession qui vont devant les tribunaux. Le projet de loi C-5 a l’avantage de l’inscrire dans la loi plutôt que dans une directive qui pourrait être abrogée, mais nous estimons certainement que les directives données aux policiers au sujet de la reddition de comptes requise lorsque le pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé renforceraient le projet de loi.
Le sénateur Cotter : Merci.
Mme Redfern : Je conteste l’affirmation selon laquelle 80 % des accusations de possession simple de drogues sont rejetées par la police au Nunavut. Nous constatons que les membres de la GRC ici voient cela comme une occasion. Peu importe leur taille, les saisies de drogue, y compris les arrestations pour possession simple, représentent une occasion pour eux de faire avancer leur carrière, ce qui finit par mener à des promotions et à l’engorgement des tribunaux. Malheureusement, ils ne partagent pas vraiment la même attitude que les policiers en Ontario, en Colombie-Britannique et ailleurs, où les accusations de possession simple de drogues sont rejetées. Les cas de possession simple de drogues se retrouvent donc devant les tribunaux et sont considérés de façon très punitive, sans tenir compte du fait qu’ils sont peut-être attribuables à un mécanisme d’adaptation, à l’automédication, à une façon de gérer ou de nourrir leurs problèmes de drogue ou à une façon de gérer des problèmes de santé mentale. Les membres de la GRC n’ont aucune notion des réalités des individus et des raisons pour lesquelles ils se trouvent dans cette situation et ils ne s’en soucient guère.
M. Beaudin : Le système judiciaire est complètement sous-financé, dépourvu de ressources et embourbé dans un certain nombre de ces problèmes partout au Canada. Lorsque j’examine l’ensemble du système, je constate, par exemple, que l’objectif principal de la Couronne, peu importe la province d’où vous venez, est d’obtenir une condamnation, de conclure des ententes et des accords de plaidoyer et ainsi de suite. Cela ne rend vraiment pas service à nos concitoyens, aux gens de couleur, aux Autochtones et aux minorités. Cela dure depuis des années. Je voulais faire ce commentaire et me faire entendre sur ce point. Merci.
La sénatrice Simons : Ma question s’adresse à Mme Redfern. Dans nos discussions sur le projet de loi C-5, nous avons beaucoup parlé du pouvoir discrétionnaire des policiers et des procureurs, ainsi que de celui des juges, qui pourrait leur donner le pouvoir et la flexibilité de ne pas imposer de peines minimales obligatoires. À mon avis, votre histoire nous rappelle que lorsque l’on exerce un pouvoir discrétionnaire au sein de systèmes gigantesques qui répondent aux besoins de 35 à 40 millions de personnes, il y a en quelque sorte une régression jusqu’à la moyenne. Prenons une petite communauté isolée : il suffit d’un seul procureur, d’un seul chef de police ou d’un seul juge pour porter atteinte au système. Votre histoire m’a vraiment scandalisée, et je me demande quelle proportion des policiers, des procureurs et des membres de la magistrature qui servent votre communauté sont des Inuits ou des Autochtones. Que faut-il pour redéfinir la culture des poursuites dans votre communauté, qui n’est pas une grande communauté?
Mme Redfern : Tout au long de notre histoire, il n’y a jamais eu de juge inuit ou autochtone au Nunavut. J’espère que cela changera dans un proche avenir. Deux programmes de droit ont été offerts dans notre territoire, notamment Akitsiraq, qui est offert par l’Université de Victoria, dont je suis diplômée. Récemment, 22 personnes ont obtenu leur diplôme du deuxième programme de droit du Nunavut et elles sont en voie de terminer leur stage, puis d’être admises au Barreau, mais même ces personnes ont fait l’objet d’une discrimination systémique, à l’instar de la première cohorte.
Très peu d’agents de la GRC sont des Inuits : la grande majorité ne l’est pas. La GRC a du mal à garder les agents inuits qui sont déjà à son emploi, sans parler du recrutement de nouveaux agents. Je crois que le bureau du procureur de la Couronne compte un procureur inuit et quelques stagiaires du programme de droit, qui peuvent décider ou non de travailler pour le bureau du procureur de la Couronne.
Le chapitre 23 exige une représentation proportionnelle inuite dans toute la main-d’œuvre gouvernementale, et ces programmes sont la seule façon d’accroître le nombre d’avocats inuits. Il y en a eu un de 2000 à 2005, puis un deuxième de 2018 à environ 2021. Une nouvelle cohorte devrait commencer dès qu’une cohorte termine ses études.
C’est un énorme problème et un défi. Le problème n’est pas que les Inuits ne sont pas assez intelligents pour étudier le droit. En fait, 115 Inuits se sont inscrits au Programme de droit Akitsiraq, et je suis persuadée que le même nombre de personnes se sont inscrites au Programme de droit du Nunavut. Les Inuits ont assurément la volonté d’entreprendre une carrière juridique, mais, comme je l’ai dit, j’ai été choquée de découvrir certains des obstacles systémiques qui ont été dressés devant ces étudiants récemment, même par notre Barreau.
Nous devons reconnaître qu’un examen systémique, voire qu’une légère réforme du système sont nécessaires. Notre territoire a été créé il y a près de 25 ans, alors il est choquant de constater que nous n’avons pas encore saisi l’occasion de modifier le système de justice du Nunavut. Nous avons le deuxième taux de criminalité le plus élevé au Canada et nous sommes au premier rang pour le crime le plus violent. Les comités de justice communautaire n’ont pas été habilités. Nous devrons nous efforcer de nous regarder dans le miroir afin de comprendre que le système n’est pas juste et qu’il cause plus de tort que de bien dans les communautés.
La sénatrice Simons : Je tiens à vous remercier de votre témoignage aujourd’hui, qui a été révélateur pour moi, et je soupçonne qu’il l’a été pour d’autres membres aussi.
La sénatrice Batters : Je remercie tous les témoins. Ma première question s’adresse au chef adjoint national Beaudin. Veuillez me corriger si je n’ai pas dit la bonne chose, mais je ne crois pas m’être trompée. C’est un plaisir de vous accueillir ici à partir de la Saskatchewan.
Le Canada traverse actuellement une crise sanitaire liée à des surdoses et à des décès attribuables aux opioïdes. Selon les chiffres les plus récents, les Autochtones sont touchés de façon disproportionnée par cette crise. Les délinquants autochtones dans les prisons, les pénitenciers et les communautés ont-ils facilement accès aux programmes de traitement?
M. Beaudin : Je peux vous dire en toute honnêteté que les prisons ne sont pas des centres de traitement et qu’elles ne devraient jamais l’être. Il manque énormément de centres de traitement, de centres de désintoxication au Canada. À mon avis, cela ferait une grande différence.
De surcroît, nous avons atteint le plafond fixé pour les pavillons de ressourcement. Pourquoi, je n’en suis pas sûr. J’ai cru comprendre qu’un certain nombre de demandes ont été présentées au Service correctionnel du Canada, mais elles ont été refusées pour une raison quelconque. C’est un énorme problème que nous devons régler au Canada. Il suffit de regarder ce qui se passe en Colombie-Britannique, par exemple, sur la rue East Hastings, à Vancouver. Il s’agit d’un très bon exemple. Que l’on vive à l’intérieur ou à l’extérieur d’une réserve, cette situation affecte notre peuple, point final. Nous devons faire quelque chose pour y remédier.
La sénatrice Batters : Merci. Ma question s’adresse à vous, chef adjoint national Beaudin. Quelle aide le gouvernement offrira-t-il aux délinquants dans les régions éloignées pour qu’ils puissent accéder aux programmes? S’agit-il d’un autre facteur qui complique les choses dans ce cas-ci?
M. Beaudin : Il s’agit assurément d’un facteur qui complique les choses. L’un de vos témoins a parlé tout à l’heure du soutien communautaire. Les gens de notre peuple sont placés dans des communautés où ils n’habitent pas. Autrement dit, une personne qui vient de la Saskatchewan pourrait aboutir en Nouvelle-Écosse, par exemple, où en Ontario. Les gens de notre peuple croient que le système fonctionne ainsi délibérément pour les isoler de leur famille et de leur réseau de soutien. Une telle chose ne devrait pas se produire. C’est une très bonne question.
La sénatrice Batters : Madame Jesseman, quels programmes de déjudiciarisation sont en vigueur au Canada? Existe-t-il des données statistiques qui prouvent qu’ils sont efficaces pour aider les délinquants et réduire les infractions? Le cas échéant, quelles sont les tendances à ce chapitre?
Mme Jesseman : Je peux parler des programmes que je connais. Je ne peux pas vous donner de liste complète de ces programmes, mais je peux demander à mes collègues de vous en transmettre une.
L’un des programmes dont je peux vous parler est le Project Angel, qui est en vigueur en Colombie-Britannique. Il s’agit d’un partenariat entre les forces policières et des personnes ayant une expérience vécue, où les policiers aiguillent les gens qu’ils rencontrent qui ont besoin de traitements ou d’autres soutiens sanitaires et sociaux vers les personnes ayant une expérience vécue pour que celles-ci les aident à accéder à ces soutiens en jouant un rôle de pairs accompagnateurs et un rôle de soutien.
C’est l’une des tendances parmi les programmes de déjudiciarisation en ce qui concerne les défis qui se présentent à eux. Les ressources nécessaires pour fonctionner et fournir des aides suffisantes, non seulement au personnel policier qui les emploie — ce qui, déjà, requiert de la formation et des ressources, si l’on veut que tout tourne rondement —, mais également aux programmes qui recourent à des pairs, doivent soutenir ces pairs et les personnes qui n’ont pas d’expérience vécue. On compte sur les programmes communautaires, aussi bien les programmes de désintoxication que les soutiens sanitaires et sociaux qui répondent aux besoins complexes que peuvent manifester les gens qui recourent à un programme. Souvent, ces programmes n’existent pas. C’est le cas même dans les centres urbains, mais surtout dans les régions rurales et éloignées.
Je vais m’arrêter ici. Merci.
La sénatrice Cordy : Votre témoignage a été très utile.
Monsieur Beaudin, dans votre déclaration, vous avez parlé de la suppression des casiers judiciaires et de l’importance de briser le cycle de l’incarcération des Autochtones. Selon vos observations et ce que j’ai lu, il semble que la suppression des casiers judiciaires soit nécessaire pour protéger les Autochtones contre la discrimination. Toutefois, le coût d’une telle procédure est-il prohibitif pour de nombreux Autochtones de votre région? Le cas échéant, les personnes qui ne peuvent pas se permettre de faire supprimer leur casier judiciaire éprouvent-elles des difficultés supplémentaires et se voient-elles imposer des sanctions plus lourdes?
M. Beaudin : Cette situation affecte certainement notre peuple. Elle a également des effets à long terme. Par exemple, une personne qui postule pour un emploi doit peut-être déclarer qu’elle a un casier judiciaire. C’est la même chose si elle veut louer une maison ou un appartement. Cette obligation semble s’appliquer à beaucoup d’éléments de base. Le casier judiciaire affecte même la cote de crédit. Il s’agit de problèmes que nous devons régler.
Le coût de cette procédure a augmenté considérablement, et ce problème a été soulevé il y a 3, 4 ou 10 ans. C’est l’un des problèmes que nous pourrions régler. Le Canada pourrait le régler, et ce serait un pas dans la bonne direction.
La sénatrice Cordy : Ma prochaine question s’adresse à Mme Redfern.
Lundi dernier, j’ai eu la chance de participer au Comité des peuples autochtones. Les témoins étaient un groupe de jeunes Autochtones, qui ont livré des témoignages convaincants. L’une des choses dont ils ont fréquemment parlé est l’intersectionnalité. Ils ont notamment parlé de la rafle des années 1960, de la colonisation, des traumatismes intergénérationnels et de la pauvreté. Souvent, l’intersectionnalité n’est pas prise en compte quand une personne se retrouve dans le système judiciaire. Il s’agissait de jeunes Autochtones, alors ils ont parlé de communautés autochtones et d’autres communautés marginalisées.
Quelle incidence aurait les peines minimales obligatoires sur les communautés autochtones, surtout en ce qui a trait à la famille et la culture?
Mme Redfern : Le problème, c’est que les peines minimales obligatoires privent la magistrature de son pouvoir discrétionnaire et empêchent les juges de tenir compte des divers facteurs historiques ou actuels qui amènent les gens à avoir des démêlés avec la justice.
Selon les statistiques que l’on consulte, de 8 à 10 enfants inuits d’âge préscolaire au Nunavut vivent de l’insécurité alimentaire — et il y a des enfants dans presque tous les ménages inuits. Voilà la réalité. Les logements sont surpeuplés. Les écoles n’offrent pas de programme en inuktitut de la maternelle à la 12e année. Il y a toutes sortes de facteurs comme ceux-là. Le colonialisme n’est pas un fait historique appartenant au passé. Il est bel et bien présent encore aujourd’hui.
Voici un bref exemple. Lorsque je me suis rendue à Pond Inlet il y a quelques années, des narvals étaient coincés dans la glace. Je logeais à la maison d’un agent de la GRC, parce que l’auberge ne pouvait pas me recevoir. Sachant mon intérêt envers ce qui se passe dans les communautés, l’agent m’a dit : « Madeleine, le taux de criminalité a chuté durant tout le mois où il y avait des baleines dont les gens pouvaient se nourrir du gras ».
Le vice-président : Veuillez conclure, s’il vous plaît.
Mme Redfern : Cet exemple montre les facteurs que ne comprennent généralement pas les juges, les procureurs et les agents de la GRC qui viennent du Sud — des facteurs intrinsèques qui expliquent pourquoi les gens ont des démêlés avec la loi, dont il faut tenir compte dans la détermination de la peine.
La sénatrice Clement : J’ai une question pour Mme Jesseman, mais je veux d’abord remercier Mme Redfern et M. Beaudin. Vous avez parlé avec beaucoup d’éloquence du colonialisme, du racisme systémique, de la pauvreté et de la méfiance. J’ai trouvé vos déclarations très saisissantes et je vous remercie de votre travail.
Madame Jesseman, je constate que votre travail est très axé sur les données probantes. J’aimerais savoir où, selon vous, les données présentent des lacunes en ce qui concerne les peines minimales obligatoires et le projet de loi C-5 en général. Je crains que nous manquions de données à certains égards. Pourriez-vous nous livrer vos observations là-dessus?
Mme Jesseman : Certainement. Mon expertise porte principalement sur les lacunes en matière de données dans le système de traitement et c’est donc sur ce point que je me concentrerai. Notre pays n’a pas fait un bon travail de collecte de données sur les services et les soutiens en matière de toxicomanie qui sont offerts au Canada. Malheureusement, nous n’avons pas de bonnes données démographiques sur les personnes qui ont accès à ces services et sur les résultats des services de traitement. Résultat : nous ignorons pour ainsi dire ce que nous ne savons pas à propos des lacunes dans la prestation des services, parce que nous ne recueillons pas, par exemple, de données sur la race et la culture. Il y a des manques dans ce que l’on sait sur le nombre de services offerts qui sont bien adaptés aux populations autochtones, aux populations noires et à d’autres cultures. Bref, nos connaissances sur les services et les soutiens en matière de toxicomanie sont lacunaires.
Je veux souligner brièvement un manque de données relatives à l’application de mesures de déjudiciarisation. Nous nous sommes penchés sur la mise en accusation de membres des minorités culturelles, en particulier en ce qui concerne le cannabis, et avons constaté que l’on a recueilli très peu de données, ce qui nous complique la tâche lorsqu’il s’agit de déterminer si la loi est appliquée équitablement. C’est en partie pourquoi nous recommandons de recueillir des données agrégées de niveau tendanciel qui comprennent des données démographiques, culturelles et raciales, pour que l’on puisse surveiller les effets de la loi en matière d’équité.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’aurais une question pour la présidente de la Commission des services juridiques du Nunavut. Madame Redfern, vous avez dit, je crois, que vous n’avez pas été consultée. Pourriez-vous nous dire si vous avez été consultée dans l’élaboration du projet de loi C-5? Vous avez fait référence à l’article 32 de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut et à la création du Nunavut.
[Traduction]
Mme Redfern : Je confirme que la Commission des services juridiques du Nunavut n’a pas été consultée ni l’Amautiit Nunavut Inuit Women’s Association, et je soupçonne que d’autres acteurs de notre système judiciaire ne l’ont pas été, et ce, malgré l’obligation de consulter.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame Jesseman, vous avez parlé d’un sujet en particulier — et je trouve intéressant que vous l’ayez soulevé. Dans l’application de la diversion qui est proposée, et qui serait notamment attribuée aux policiers, vous avez parlé du besoin de formation. Pourriez-vous être plus explicite à ce sujet? Je crois que c’est un point extrêmement important. On semble tenir pour acquis qu’on va modifier la loi et que tout s’appliquera très bien, sans préparation ni formation. Pourriez-vous être plus précise sur ce que vous pensez que devrait être cette formation?
[Traduction]
Mme Jesseman : Avec plaisir. Essentiellement, nous devons reconnaître davantage que l’usage de substances est une question de santé et de société. Je peux parler de programmes qui ont été mis en œuvre en partenariat entre le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, l’Association communautaire d’entraide des pairs contre les addictions et Sécurité publique Canada afin d’aider les policiers à mieux comprendre cette nuance.
Pour ce qui est d’une formation spécifique à la loi et à la déjudiciarisation, nous amenons en fait les policiers à décider si la déjudiciarisation et un traitement sont appropriés pour une personne donnée. Encore une fois, il faut un consentement, mais cela repose sur les connaissances que possède le policier sur les programmes offerts dans la collectivité. La formation doit donc offrir des renseignements généraux sur les services et les soutiens qui peuvent être disponibles, et enseigner comment déterminer s’il est approprié d’aiguiller une personne vers ces services. Encore une fois, il faut veiller à ne pas ratisser trop large, non seulement du point de vue du système de justice pénale, mais aussi du point de vue des services de traitement, et à ne pas faire traiter des personnes qui n’en ont pas besoin et qui n’en bénéficieront pas, et à qui on causerait du tort en les envoyant indûment en traitement. Il faut ce genre de formation, de sensibilisation et d’éducation générales, ainsi qu’une compréhension des principes de la loi, pour que celle-ci soit appliquée comme prévu et qu’elle ne devienne pas un ajout facultatif.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame Jesseman, pensez-vous que cette formation devrait avoir une composante qui porte sur les droits de la personne, soit toute la question de la discrimination, de la perception et des biais que l’on peut avoir? Est-ce que cela devrait faire partie de cette formation?
[Traduction]
Mme Jesseman : Absolument. De plus, la formation doit être axée sur les objectifs et les principes de la loi. Encore une fois, dans l’ensemble, l’objectif déclaré du projet de loi C-5 est de réduire la surreprésentation et, par conséquent, accroître l’équité. Selon moi, c’est là l’un des principaux messages à transmettre dans toutes les formations.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci.
Le vice-président : Je conclurai avec une question pour M. Beaudin. Dans son témoignage, Darren Montour, qui est chef de police du Service de police des Six Nations, disait ce qui suit :
Les peines avec sursis proposées pour les infractions violentes ne dissuaderont pas les délinquants de commettre d’autres crimes. Nous ne sommes pas en mesure de surveiller continuellement les délinquants condamnés pour nous assurer qu’ils respectent les restrictions des peines avec sursis imposées par les tribunaux.
Les policiers eux-mêmes disent qu’ils ne pourront pas surveiller les délinquants qui ont reçu des peines avec sursis. Lorsqu’on connaît la proximité dans les communautés entre les agresseurs et les victimes, ne croyez-vous pas que cette situation risque de créer des épisodes de récidives chez les agresseurs, notamment sur le plan de la violence conjugale?
[Traduction]
M. Beaudin : Je n’en suis pas certain. Selon ma compréhension et mon expérience du système judiciaire, et de mon expérience de la police, on fait un excellent travail de suivi auprès des personnes et en matière de respect des conditions de mise en liberté sous caution, par exemple. J’en suis pleinement conscient. Ils ont les ressources. On engloutit presque 20 millions de dollars par année dans les services de police au pays. Selon moi, il serait donc préférable de voir la police jouer un rôle, par exemple, dans le suivi d’ordonnance de service communautaire que d’incarcérer les Autochtones partout au pays. Oui, j’ai un rôle à jouer. Je trouve étrange que quelqu’un vous réponde cela. Voilà ce que j’en pense.
[Français]
Le vice-président : Merci à nos trois témoins. Merci, mesdames et messieurs les sénateurs et les sénatrices, pour vos excellentes questions. On se revoit la semaine prochaine. Je vous souhaite un bon week-end.
(La séance est levée.)