LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 5 octobre 2022.
Le Comité sénatorial permanent des affaires constitutionnelles et juridiques se réunit aujourd’hui à 16 h 17 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, je m’appelle Mobina Jaffer. Je suis une sénatrice de la Colombie-Britannique et j’ai le plaisir de présider le comité.
[Français]
J’aimerais demander aux sénateurs qui sont membres de ce comité de se présenter, en commençant à ma droite.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, de l’Alberta.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
Le sénateur Cotter : Brent Cotter, de la Saskatchewan.
La sénatrice Dupuis : Renée Dupuis, du Québec, sénatrice indépendante, division des Laurentides.
La sénatrice Batters : Denise Batters, de la Saskatchewan.
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
La sénatrice Pate : Kim Pate, d’ici, sur les rives du Kitchissippi, territoire non cédé et non restitué du peuple algonquin anishinabe.
Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario
La sénatrice Simons : Paula Simons, de l’Alberta, également du territoire du Traité no 6.
[Traduction]
La présidente : Sénateurs, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Pour la première heure de notre réunion, nous recevons le directeur de programme des Services juridiques autochtones, Jonathan Rudin, de même qu’Elspeth Kaiser-Derrick, candidate au doctorat à l’Allard School of Law de l’Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel.
Jonathan Rudin, directeur de programme, Services juridiques autochtones : Merci beaucoup. Mesdames et messieurs les sénateurs, bonjour.
Comme le résumé législatif l’indique clairement, l’affaire Sharma est l’une des principales raisons pour lesquelles ce projet de loi a été présenté. Les Services juridiques autochtones ont joué un rôle dans cette affaire depuis son début en 2016. Nous avons rédigé le rapport Gladue pour Mme Sharma.
Peu après, nous sommes intervenus devant la Cour supérieure de justice et devant la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire. Nous nous sommes aussi adressés à la Cour suprême dans le cadre de l’appel interjeté par le Service des poursuites pénales du Canada. Comme vous le savez, la décision dans cette affaire est en délibéré. J’ai eu le privilège d’agir à titre d’avocat principal des Services juridiques autochtones tout au long du processus.
Bien que nous appuyions ce projet de loi, il faut toujours garder à l’esprit que, s’il est adopté tel quel, il ne fera que rétablir en partie le droit pénal canadien tel qu’il était en 2012. Tout le travail qui a été fait dans l’affaire Sharma et tous les travaux de ce comité ne font que nous ramener au point où nous en étions il y a 10 ans. Bien que cela soit certainement nécessaire, il est difficile de voir cela comme un progrès.
Nous devons être clairs : le système de justice pénale aujourd’hui entraîne l’incarcération massive des Autochtones.
Dans leur article intitulé « Criminal Justice Reform and the Mass Imprisonment of Indigenous People in Canada », Jane Sprott, Cheryl Webster et Tony Doob ont étudié les taux d’incarcération des Autochtones et des non-Autochtones par 100 000 habitants. En 2017-2018, le taux d’incarcération des non-Autochtones était de 79 par 100 000 habitants. Cela représente une baisse de 20 % par rapport à 1996, lorsque la loi créant les peines avec sursis et l’alinéa 718.2e) du Code criminel ont été adoptés. En revanche, le taux pour les Autochtones était de 677 par 100 000 habitants en 2017-2018, ce qui représente une augmentation de 33 % par rapport à 1996. Les Canadiens autochtones sont maintenant près de neuf fois plus susceptibles d’être en prison que les Canadiens non autochtones.
Quand on compare notre taux d’incarcération des Autochtones de 2017-2018 à celui des États-Unis, on constate qu’il est légèrement plus élevé. Les États-Unis représentent le principal exemple d’incarcération massive dans le monde industrialisé. Le fait que les taux d’incarcération des Autochtones ici soient encore plus élevés qu’aux États-Unis signifie que l’incarcération de masse est le seul terme apte à décrire adéquatement ce qui arrive aux Autochtones. C’est une honte nationale.
Avant que je n’aborde nos préoccupations relatives au projet de loi — car nous en avons —, j’aimerais parler aux personnes qui croient que cette mesure législative se veut une approche laxiste face au crime. À notre avis, une telle critique rate la cible. Le projet de loi permettra aux juges de déterminer la peine la plus appropriée à imposer à un contrevenant, en fonction des arguments des avocats. Depuis l’arrêt Sharma, nous avons vu des cas où la Couronne et la défense avaient des positions communes qui ne visaient pas de peines d’emprisonnement.
Lorsqu’on emprisonne des personnes qui ne représentent pas une menace pour la société, on n’améliore pas la sécurité de la communauté. En règle générale, les prisons canadiennes n’arrivent pas à réhabiliter les délinquants, notamment les Autochtones. Nous devons garder en tête que l’emprisonnement de personnes qui ne devraient pas se retrouver en prison entraîne des conséquences réelles. Les gens perdent leur logement, leur travail, leurs possibilités de formation et l’accès aux traitements. De façon particulière, les femmes perdent la garde de leurs enfants. Personne ne profite d’un système de justice qui se centre uniquement sur les éléments les plus punitifs de la détermination de la peine.
J’aimerais maintenant vous parler de nos préoccupations relatives au projet de loi. En 2015, le gouvernement a promis de mettre en œuvre toutes les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. L’une de ces recommandations visait à abolir les peines minimales obligatoires et les restrictions sur les peines avec sursis. Le projet de loi C-5 est un début, mais seulement un début, s’agissant de cet engagement. Nous croyons qu’il s’agit probablement de la seule occasion pour le Parlement d’apporter des changements significatifs aux peines minimales obligatoires et aux peines d’emprisonnement avec sursis. Il est donc important qu’il fasse preuve de courage et d’audace et qu’il s’attaque de façon proactive aux autres peines minimales obligatoires prévues dans le Code criminel.
Nous savons que les autres peines minimales obligatoires n’ont pas été étudiées en profondeur, mais nous savons aussi que cela ne se produira pas de sitôt. Une possibilité qui a toujours existé, et que nous exhortons le comité à envisager en ce qui concerne toutes les autres peines minimales obligatoires, consiste à modifier le Code criminel, comme l’ont fait d’autres pays, et à permettre ce qu’on appelle des « soupapes de sécurité ». Une soupape de sécurité peut être utilisée par un juge qui craint que l’imposition d’une peine minimale obligatoire ne cause une injustice grave à la personne qui se trouve devant lui et elle permet l’exemption de la peine minimale obligatoire sans avoir à la déclarer inconstitutionnelle.
Les avantages d’une telle approche sont de deux ordres. Premièrement, elle est plus rapide que la contestation de la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire et permet de laisser la loi en place pour la plupart des délinquants. Deuxièmement, les décisions des juges de première instance sont susceptibles, bien entendu, de faire l’objet d’un examen en appel. D’ici quelques années, nous aurions ainsi une solide jurisprudence sur les types de cas qui méritent le recours à une soupape de sécurité. L’introduction d’un amendement pour permettre aux juges d’avoir recours à une soupape de sécurité pour les autres peines minimales obligatoires est un pas en avant nécessaire et positif.
Meegwetch, nia:wen, merci.
La présidente : Merci, monsieur Rudin.
Elspeth Kaiser-Derrick, candidate au doctorat, Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Bonjour. C’est un honneur pour moi d’être invitée à témoigner devant vous. Je vais vous expliquer le contexte associé à certaines intentions ou limites de mon livre intitulé Implicating the System: Judicial Discourses in the Sentencing of Indigenous Women. Mon objectif est de tester la capacité du projet de loi C-5 de réduire les taux d’incarcération des femmes autochtones sans accroître le pouvoir discrétionnaire des tribunaux.
Au point 15.8, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées demande aux Canadiens d’exiger de tous les gouvernements qu’ils répondent aux appels à la justice. C’est ainsi que je vois mon rôle aujourd’hui.
Pour rédiger mon livre, j’ai examiné 175 décisions qui ont donné lieu à l’imposition de peines aux femmes autochtones. Mon intention était d’étudier ces cas à travers l’objectif d’une théorie féministe appelée le continuum victimisation-criminalisation. Ma réflexion au sujet des peines d’emprisonnement avec sursis était secondaire et avait trait au besoin d’un plus grand pouvoir discrétionnaire des tribunaux en fonction du cadre Gladue. J’ai voulu utiliser l’ordonnance de sursis à titre de véhicule permettant d’élargir la discrétion judiciaire, puisque les restrictions en la matière empêchent les juges d’appliquer la méthode de détermination de la peine désignée par la Cour suprême du Canada. J’ai fait valoir que les restrictions législatives associées à l’ordonnance de sursis devaient être modifiées et j’ai cité l’appel à l’action no 32 de la Commisson de vérité et réconciliation à titre de façon d’y parvenir. La commission demande au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de déroger à l’imposition de peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis, avec motifs à l’appui.
Ma recherche se centre, dans la mesure du possible, sur les peines d’emprisonnement de moins de deux ans dans un établissement provincial. C’est à cette échelle que les peines d’emprisonnement avec sursis peuvent être pertinentes également.
Mon livre ne doit pas être lu en faisant fi du contexte fédéral. Les démarcations méthodologiques entre les infractions associées à des peines d’emprisonnement au provincial et au fédéral sont artificielles et n’établissent pas de ligne claire. Les décisions législatives, qui peuvent être modifiées, déterminent ce qui constitue une infraction. De plus, en l’absence d’un mécanisme de surveillance indépendant, ce sont les services policiers ou les procureurs qui déterminent l’infraction pour laquelle une femme autochtone est accusée.
Dans le cadre de mes recherches, j’ai lu au sujet de deux cas déconcertants où il avait été établi que les femmes avaient agi en légitime défense contre leur partenaire violent, mais qui n’avaient pas été considérés à ce titre. D’autres recherches examinent plus en détail la suraccusation des femmes autochtones, qui sont accusées d’infractions plus graves que ce que démontrent les faits.
Je vous parle de cet enjeu parce que ces décisions discrétionnaires prises par les policiers et les procureurs devraient être contrebalancées par la protection du pouvoir discrétionnaire élargi des tribunaux. Il s’agit d’un enjeu particulièrement préoccupant pour les femmes autochtones.
Dans la grande majorité des cas étudiés pour mon livre — environ 77 % —, les femmes autochtones ont plaidé coupable. Dans huit cas que j’ai examinés dans le cadre de mes recherches, les juges ont fait valoir que les femmes avaient d’abord été accusées de meurtre au deuxième degré, qui entraîne une peine d’emprisonnement à perpétuité, et qu’elles ont plaidé coupable à une accusation d’homicide involontaire. Le besoin d’un pouvoir discrétionnaire accru pour les tribunaux est encore plus important étant donné les préoccupations relatives à la suraccusation et aux pressions familiales ou systémiques qui incitent les femmes à plaider coupable.
Dans son rapport de 2020-2021, le Bureau de l’enquêteur correctionnel énonce que les femmes autochtones représentent 43 % de toutes les femmes purgeant une peine de ressort fédéral. Comme le projet de loi C-5 se fonde sur la nécessité de réduire la surincarcération des Autochtones, je crois qu’il devrait être élargi afin de permettre aux juges de s’éloigner des peines minimales obligatoires et des restrictions relatives aux peines d’emprisonnement avec sursis, comme le prévoit l’appel à l’action no 32 de la Commission de vérité et réconciliation.
Je me préoccupe également de la réduction de mon propre livre aux peines d’emprisonnement avec sursis seulement. En gros, je crois que le projet de loi C-5, selon sa forme actuelle, ne va pas assez loin.
Je vous remercie de m’avoir écoutée.
La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant passer aux questions.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Ma question s’adresse à M. Rudin. Je suis heureuse de vous revoir. Cela faisait longtemps.
J’aimerais que vous nous parliez de l’affaire Sharma. Les dernières données dont je dispose sur le nombre d’admissions datent de 2019. Plus de 54 000 Autochtones avaient été admis dans des établissements provinciaux; de ce nombre, 13 919 étaient des femmes.
Est-ce que la situation factuelle dans l’affaire Sharma est inhabituelle ou est-ce quelque chose que vous voyez régulièrement dans des cas similaires?
M. Rudin : Je vous remercie pour votre question, sénatrice LaBoucane-Benson. Je suis heureux de vous revoir aussi. Je ne crois pas vous avoir félicitée pour votre nomination, qui date d’un bon moment déjà. Je vous félicite, donc, avec un peu de retard.
Cette situation se produit souvent. Je crois que ce qui est unique dans l’affaire Sharma, c’est que l’avocat de Mme Sharma ne s’est pas contenté de tenter d’obtenir la peine la plus minimale possible. Il était préparé — et il nous avait demandé de l’aide — à tout d’abord remettre en question la peine minimale obligatoire pour l’importation de drogues — c’était ce dont ont l’accusait — et ensuite à évoquer le manque d’accès aux peines avec sursis. Ce n’est donc pas du tout un cas unique.
Trop souvent, les gens sont accusés d’infractions qui limitent la capacité des juges à bien faire leur travail. Nous le voyons souvent parce que nous rédigeons les rapports Gladue. Souvent, lorsqu’ils lisent ces rapports, les juges font des commentaires du genre : « Eh bien, maintenant, j’en sais plus sur vous. Si seulement je pouvais imposer une peine d’emprisonnement avec sursis, mais je ne le peux pas, parce que la Couronne a choisi de vous poursuivre pour une infraction qui ne le permet pas. »
Je crois que c’est l’une de nos plus grandes préoccupations relatives à la direction prise par le système de justice pénale; le projet de loi C-5 nous permet de faire quelques pas dans l’autre direction. À l’heure actuelle, la Couronne assume le rôle des juges. Les décisions qu’elle prend ont une incidence majeure sur le sort des contrevenants — particulièrement les contrevenants autochtones — et ne sont pas assujetties à un examen. Les juges doivent toujours expliquer leurs décisions. Non seulement la Couronne n’a pas à le faire, mais il nous est également impossible de demander des explications. Je crois qu’il faut renverser la vapeur.
Le sénateur Dalphond : Je remercie les témoins de leur présence aujourd’hui. Vos interventions sont toujours les bienvenues.
Monsieur Rudin, vous avez évoqué des statistiques consternantes; vous avez notamment dit que nos taux d’incarcération des Autochtones étaient plus élevés que ceux des États-Unis. Croyez-vous que le projet de loi, s’il est adopté, permettra de réduire de manière significative le taux d’incarcération des Autochtones, des Noirs et d’autres groupes racisés?
M. Rudin : Je vous remercie de la question. Je crois que le projet de loi, tel que rédigé, est limité, parce qu’il n’inclut toujours pas de nombreuses peines minimales obligatoires. Toute mesure pouvant être prise pour réduire les répercussions des peines minimales obligatoires et l’absence de peines avec sursis est une étape importante. Il y a encore beaucoup à faire, de toute évidence, et il y a de nombreuses raisons pour lesquelles le taux d’incarcération des Autochtones a augmenté alors que celui des allochtones a diminué. Cela dit, cette mesure y contribue assurément. Je pense que cela pourrait aussi inciter les procureurs de la Couronne à ne pas considérer l’infraction pour laquelle des accusations ont été portées comme le facteur le plus important.
Je crois que le projet de loi sera utile. J’approuve ce qu’a dit Mme Kaiser-Derrick; le projet de loi devrait progresser. Cela dit, lorsque les statistiques sont effroyables, nous devons faire ce que nous pouvons. Les provinces et les territoires devront répondre à d’autres besoins, mais il s’agit d’une étape importante.
Le sénateur Dalphond : Merci.
La sénatrice Batters : Ma première question s’adresse à l’un ou l’autre de nos témoins, selon qui désire y répondre.
Devant le Comité permanent de la justice de la Chambre des communes, le chef de police du Service de police des Six Nations, Darren Montour, a parlé des peines d’emprisonnement avec sursis proposées dans le projet de loi C-5 pour des délinquants violents, et a notamment dit qu’elles ne dissuaderont pas les délinquants de commettre des crimes. Il a poursuivi :
Nous ne sommes pas en mesure de surveiller les délinquants condamnés en permanence pour veiller à ce qu’ils respectent les conditions de la peine avec sursis imposées par les tribunaux. Les services de police de tout le pays, et particulièrement ceux des communautés autochtones, manquent cruellement de personnel. On nous demande continuellement de faire plus avec moins...
Que répondez-vous au chef Montour, qui a déclaré expressément qu’ils ne sont pas équipés pour faire face à ces changements apportés aux peines avec sursis?
M. Rudin : Merci, sénatrice Batters. Je crois qu’il soulève un point important, et je pense que vous en avez soulevé un également. Nous devons examiner tous les enjeux qu’il a abordés. Ce qu’il a dit, c’est que son service de police ne dispose pas de ressources suffisantes, et qu’il ne peut donc pas faire le genre de travail qu’il désire faire pour ce qui est de l’application des peines avec sursis.
Ce que cela signifie, et cela nous ramène au point soulevé par le sénateur Dalphond, c’est que si nous n’offrons pas suffisamment de services et que nous ne finançons pas adéquatement les services de police autochtones, alors ils diront : « Eh bien, nous ne pouvons pas nous acquitter de nos responsabilités en matière de peines avec sursis. » Ce qu’il dit, c’est qu’ils ne disposent pas des fonds nécessaires pour faire leur travail auprès des gens qui ne devraient pas être en prison — il ne dit pas que ces gens devraient se retrouver en prison.
Si l’on réfléchit à ce qu’il a dit, et si l’on prend ces enjeux au sérieux, alors on va vouloir s’assurer d’augmenter le financement des services de police autochtones. Je sais que c’est un enjeu qui préoccupe beaucoup de gens au Canada présentement. S’ils recevaient un meilleur financement, les services de police pourraient faire le travail nécessaire.
Je ne désirerais pas conclure que plus d’Autochtones devraient se retrouver en prison alors qu’ils ne sont pas censés y être, simplement parce que les provinces et le gouvernement fédéral ne financent pas adéquatement les services de police autochtones.
La sénatrice Batters : Je vais peut-être devoir passer à autre chose; j’essaierai d’interpeller notre autre témoin plus tard.
Dans l’affaire R. v. Martin de la Cour du Banc de la Reine en 2005, la juge McCawley a déclaré :
Le juge qui prononce la peine est tenu de déterminer une peine adéquate et appropriée dans le cadre des paramètres établis par le Parlement. En tant que tel, aucun juge chargé de la détermination de la peine ne dispose d’un pouvoir discrétionnaire illimité. Le Parlement a le pouvoir incontesté de déterminer la peine pour chaque infraction au Code criminel et l’a fait de plusieurs façons, toujours sous réserve des contraintes de l’article 12 de la Charte. Bien que le droit du Parlement d’imposer des peines minimales soit également incontesté, de tels cas sont relativement rares. Alors que le Parlement a choisi de donner un pouvoir discrétionnaire considérable aux juges pour façonner une peine appropriée conformément à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine énoncés dans le Code criminel, le fait que le pouvoir discrétionnaire des juges soit limité, soit directement par une disposition minimale obligatoire, soit indirectement par l’exigence d’un avis, ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale...
Compte tenu de ce principe, ne serait-il pas logique que le Parlement examine attentivement la proportionnalité et la conformité à la Charte de l’éventail des peines pour chaque infraction individuelle plutôt que d’éliminer les peines minimales obligatoires pour un si grand nombre d’infractions, tel que prévu d’un seul coup dans le projet de loi C-5? Notre autre témoin pourrait peut-être répondre à cette question.
Mme Kaiser-Derrick : Je vous suis reconnaissante de me donner l’occasion d’y répondre, mais je préférerais m’en remettre à M. Rudin. Je crois qu’il est mieux placé que moi pour y répondre.
M. Rudin : Merci. Je pense qu’il y a plusieurs éléments à soulever. J’aimerais souligner une chose en ce qui concerne la citation que vous venez de lire. Depuis cette décision... elle remonte à quand? 2007?
La sénatrice Batters : Elle remonte à 2005.
M. Rudin : Depuis 2005, la Cour suprême a certainement annulé plus de peines minimales qu’auparavant, ce qui a donné lieu à davantage de contestations.
Je voudrais également souligner que l’arrêt Sharma, en éliminant le manque d’accès aux peines avec sursis, s’est appuyé sur l’article 15, et traitait du fait que le manque d’accès aux peines avec sursis est discriminatoire envers les Autochtones. Je crois que nous devrions élargir notre vision des choses.
Le Parlement peut certainement établir des balises s’il le désire, mais la réalité, c’est que tenter de faire une telle chose sans tenir compte des expériences vécues par les gens génère souvent un grand malaise chez ceux qui se retrouvent dans le système judiciaire. C’est pourquoi j’ai donné l’exemple des soupapes de sécurité un peu plus tôt.
L’Australie et la Grande-Bretagne ont certes recours à des peines minimales obligatoires, mais elles aiment aussi l’idée des soupapes de sécurité, parce que les législateurs se rendent compte que, parfois, un juge se retrouve devant une personne qui n’entre pas dans les balises établies par le Parlement, et qu’il serait injuste que cette personne purge une peine obligatoire.
On reconnaît généralement, du moins au Canada, que les peines minimales obligatoires posent d’abord problème du point de vue de la Charte en général. De plus, on devrait également être en mesure de faire des exceptions dans certaines situations factuelles. Le problème, avec les peines minimales obligatoires et la restriction de l’accès aux peines avec sursis, c’est que des gens qui n’ont pas besoin d’être incarcérés se retrouvent en prison. Même si la plupart des gens doivent aller en prison pour quelque infraction que ce soit, penser que c’est le cas de tous ne correspond pas à la réalité des acteurs du système judiciaire.
La sénatrice Simons : J’ai récemment eu le privilège de visiter l’Établissement d’Edmonton pour femmes avec ma collègue, la sénatrice Pate, et cette visite m’a plutôt étonnée. J’ai toujours su qu’il y avait un problème de surreprésentation, mais à l’Établissement d’Edmonton pour femmes, 70 % des détenues sont autochtones. Je me demandais si je pouvais d’abord demander à Mme Kaiser-Derrick puis à M. Rudin de parler des enjeux de racisme systémique, qui, selon vous, mènent à ce taux d’incarcération malgré les efforts déployés pour que les rapports Gladue soient réellement pris en compte par le juge lors de la détermination de la peine. Pourquoi pensez-vous qu’il y a une surreprésentation aussi grotesque des femmes autochtones dans cet établissement?
Mme Kaiser-Derrick : Je vous remercie réellement d’avoir posé cette question. J’ai fait mes études de droit à Edmonton, et c’est là que j’ai été sensibilisée à la question de la surreprésentation pour la première fois, en raison de mon expérience dans un refuge pour les travailleuses du sexe. Nombre d’entre elles avaient été criminalisées, et environ 80 % étaient autochtones.
En fait, c’est ainsi que débute mon livre. La directrice de ce programme a comparu devant un sous-comité parlementaire en 2005, et j’ai noté ce qu’elle a dit, espérant pouvoir le redire aujourd’hui. Elle a dit que les femmes avec lesquelles elle travaillait « ne se sentaient pas écoutées » et que c’était pour cela qu’elles n’étaient pas venues à la Chambre des communes avec elle pour sa comparution à ce comité. Lors de cette séance, elle a dit :
Elles ont l’impression que ce genre de réunions et de bureaucraties ne sont pas ouvertes à leur attitude ou à leur histoire de vie singulières.
Tout cela pour dire qu’il manque beaucoup de voix autour de la table aujourd’hui.
Pour répondre à votre question, d’après mon expérience de travail, ce qui m’a le plus frappée en matière de surreprésentation et de tous ces enjeux complexes, c’est, comme l’a dit Patricia Monture-Angus, qu’il s’agit d’un « système de justice pénale imposé ». La structure même du système de justice pénale découle du système colonial, ce qui est cause de préjudice. Pour tout conflit entre le système de justice pénale et les femmes autochtones, les problèmes ne font que s’exacerber.
Pour en revenir à la question du pouvoir discrétionnaire des juges, j’ai remarqué, au cours de mes recherches, que nombre de juges s’efforçaient réellement de trouver des solutions créatives et innovantes dans des cas particuliers, notamment pour des mères autochtones. Ils avaient besoin de pouvoir prononcer des peines qui, avec un peu d’espoir, soustrairaient les femmes autochtones aux éléments les plus punitifs du système. Selon moi, la priorité, ce serait de mettre de côté l’enjeu de la surreprésentation pour se pencher plutôt sur les préjudices systémiques et coloniaux causés par le système de justice pénale, et de se concentrer sur la protection des femmes autochtones avant qu’elles n’entrent dans le système, puis d’établir des mécanismes de protection pour les aider à en sortir. Merci.
M. Rudin : Pour répondre à la question, je dirais simplement que lorsqu’on parle du système de justice pénale, on a souvent une vision binaire : d’un côté, il y a les victimes, et de l’autre, les délinquants. Dans le cas des femmes autochtones — mais d’autres femmes, aussi —, on sait qu’elles sont presque toutes des victimes avant d’être des délinquantes. Si elles en sont rendues à être des délinquantes, c’est parce qu’elles sont des victimes.
Le cas de Mme Sharma est un excellent exemple. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais si on lit son rapport Gladue, on comprend pourquoi elle a fait ce qu’elle a fait. On comprend qu’une fois le soutien nécessaire obtenu, elle ne présentait plus de risque de récidive. Comme je l’ai dit plus tôt en répondant à la question de la sénatrice LaBoucane-Benson, si son avocat n’avait pas exercé autant de pression, elle aurait été forcée de purger une peine obligatoire, et elle se serait retrouvée en prison pour au moins deux ans. Elle avait un enfant, qui aurait également eu une vie plus difficile avec une telle peine.
Voilà pourquoi on constate cette surreprésentation — l’incarcération de masse n’est probablement pas le bon terme pour décrire ce qui est arrivé aux femmes autochtones. On n’est pas en mesure de tenir compte de leurs circonstances et de comprendre ce qui les a amenées aux comportements qui les ont conduites devant les tribunaux. Une fois que cela est su, on se rend compte que leurs problèmes sous-jacents peuvent être réglés, et que la prison n’est pas l’endroit pour le faire.
La sénatrice Pate : J’aimerais remercier nos deux témoins, Mme Kaiser-Derrick et M. Rudin, de comparaître devant nous.
Vous avez tous deux recommandé un mécanisme que la Nouvelle-Zélande vient d’instaurer l’été dernier. Il s’agit d’une disposition qui permettrait aux juges de ne pas imposer toute peine minimale obligatoire que le projet de loi C-5 n’abroge pas.
Lorsque le ministre de la Justice a comparu devant ce comité, et, plus tôt aujourd’hui, devant le Sénat, il a dit que ce n’était pas le moment d’instaurer une telle chose. J’aimerais vous entendre tous les deux à ce sujet. Nous venons de célébrer la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation vendredi, et de nombreuses personnes, dont mes collègues, les sénatrices LaBoucane-Benson et Coyle, ont parlé de l’importance de ne pas répéter les mêmes erreurs et de ne pas se rendre complices.
À l’heure actuelle, le gouvernement justifie son refus d’aller de l’avant en disant qu’il ne veut pas donner l’impression d’être indulgent à l’égard de la criminalité, chose que prétendent certains élus. Cela dit, comme vous l’avez tous deux indiqué, si le projet de loi n’est pas amendé, les victimes les plus probables — si je puis m’exprimer ainsi — continueront d’être les mères autochtones qui sont plus susceptibles de se retrouver en prison et donc de perdre leurs enfants aux mains de l’État.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la nécessité d’amender le projet de loi, et nous expliquer pourquoi le moment est bien choisi?
Mme Kaiser-Derrick : Merci, monsieur Rudin, et merci, sénatrice Pate.
Pour ce qui est du moment choisi, j’aimerais revenir sur ce que j’ai dit dans mes remarques liminaires lors de ma comparution devant le comité de la Chambre des communes. Les deux décisions de la Cour suprême dans Gladue et Ipeelee ont reconnu les limites du processus de détermination de la peine pour remédier à l’enjeu de la surreprésentation dans le système. Cela dit, chaque décision est empreinte d’un certain optimisme. Dans l’arrêt Gladue, cet optimisme repose sur le fait que ce sont les juges qui déterminent le plus directement si une personne autochtone va en prison. Dans l’arrêt Ipeelee, il y a un certain optimisme résiduel dans sa clarification de la façon dont les juges devraient appliquer l’alinéa 718.2e). Quant au moment choisi, il convient de souligner que l’arrêt Gladue a été rendu il y a plus de 20 ans. Quant à l’arrêt Ipeelee, il remonte à une dizaine d’années. Je crois que le rapport le plus récent du Bureau de l’enquêteur correctionnel — le rapport 2020-2021 — indique que l’incarcération des femmes autochtones dans un pénitencier fédéral a augmenté de 73,8 % au cours des 30 dernières années; elles représentent désormais environ 43 % des détenues condamnées à une peine fédérale.
Cela signifie donc que la proportion de femmes autochtones condamnées à une peine fédérale n’a cessé d’augmenter malgré les efforts déployés pour remédier à ce problème pendant de nombreuses années, y compris pendant la vingtaine d’années qui ont suivi les arrêts Gladue et Ipeelee.
Si l’on continue de remettre cela à plus tard, je crois que le problème va continuer de s’exacerber, et ce, à un rythme plus effréné. J’ignore quand sera le prochain moment opportun. Je ressens une énorme responsabilité, même en comparaissant devant vous aujourd’hui. J’ignore quand j’aurai l’occasion de m’adresser au gouvernement à nouveau. J’en reviens au début de mes remarques liminaires : j’ai parlé de la directive de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées qui vise à ce que les Canadiens demandent des comptes aux gouvernements. Pourquoi ne pas agir maintenant? Si on n’agit pas maintenant, comment le justifier?
M. Rudin : Je vous remercie de la question, sénatrice Pate. Permettez-moi de revenir sur ce point.
Je suis juste fatigué d’attendre. Lorsque l’affaire Sharma était débattue devant la Cour supérieure de l’Ontario, la ministre de la Justice de l’époque, Jody Wilson-Raybould, a été interviewée, et elle a dit qu’il est connu que les peines minimales obligatoires affectent de façon disproportionnée les Autochtones. On sait que c’est injuste et inéquitable. On le sait, mais on ne fait rien pour y remédier. Je ne peux pas dire que cela ne peut pas continuer, car cela pourrait très bien être le cas. La situation perdure. Les jours passent et rien ne change. Des Autochtones se retrouvent en prison, alors qu’ils ne devraient pas y être. L’argument sur l’indulgence envers la criminalité ne tient pas. J’ai de la difficulté à l’accepter. Personne ne propose de libérer ceux qui représentent légitimement un danger pour la collectivité.
En maintenant en place un système que tout le monde reconnaît — du moins, la plupart des gens le reconnaissent, et c’est certainement le cas de presque tout le monde au sein du gouvernement — comme injuste, on fait porter le fardeau de cette injustice aux Autochtones en leur disant « attendez ». Que sont-ils censés attendre? Pourquoi sont-ils censés attendre leur tour? Ils devraient attendre que le reste du monde soit sur la même longueur d’onde et détermine qu’on n’aurait peut-être pas dû agir ainsi?
Nous avons déjà l’incarcération de masse. Nous ne pouvons pas attendre. J’ai été tout à fait sérieux dans ce que nous avons présenté. Je ne sais pas grand-chose, mais je sais que ce sera la dernière série de réformes importantes du droit pénal que ce Parlement traitera. Nous le savons tous. Nous pouvons dire qu’il faut attendre un autre jour, mais la prochaine occasion ne viendra pas de sitôt.
Ce projet de loi a commencé comme un autre projet de loi avant la prorogation de la Chambre. Nous devons cesser d’attendre et de prétendre que l’attente ne porte pas à conséquence, car ce n’est pas vrai. La raison pour laquelle nous, en tant que société au sens large, pouvons dire que nous pouvons attendre, c’est que nous ne subissions pas ces conséquences. Les communautés autochtones les subissent, elles. Les enfants autochtones en font les frais. Il est temps d’arrêter. Il est temps de faire ce que nous avons dit que nous allions faire lorsque la Commission de vérité et réconciliation a formulé ses recommandations. Le gouvernement et bon nombre de personnes ont accepté d’adopter les recommandations de la commission. Faisons-le enfin une fois pour toutes. Pour l’amour du ciel, il n’y a aucune raison d’attendre plus longtemps.
La sénatrice Clement : Merci à vous deux d’être ici, et félicitations à vous deux pour vos carrières.
J’aimerais rester sur la question de l’échéancier parce que j’ai le même sentiment d’urgence que vous, monsieur Rudin. Nous sommes censés comprendre que le moment n’est pas venu, que ce qui est possible maintenant se limite à ça et que le contexte actuel ne nous permet pas d’aller plus loin parce que les Canadiens ne seront pas en mesure d’accepter autre chose. C’est ce que nous sommes censés comprendre.
Alors, comment devons-nous parler aux Canadiens, à la société civile — pas aux avocats et à tout ce beau monde qui est dans la salle — et aux personnes pour qu’ils comprennent que ces mesures fonctionnent peut-être et qu’elles ont un effet dissuasif sur la criminalité? Parce que lorsque je parle aux Canadiens, ils ne se sentent pas plus en sécurité et ce n’est pas comme s’ils faisaient confiance au système judiciaire. Malgré cela, ce sont d’eux qu’on se sert pour expliquer pourquoi nous ne pouvons pas aller plus loin, prétextant qu’ils n’accepteront pas que nous en fassions plus avec le projet de loi C-5. Comment parler à la société civile? Comment le faire? Au secours.
M. Rudin : Lorsque j’ai eu l’occasion de parler aux gens, j’ai assurément constaté qu’au moment où vous vous mettez à faire allusion à des cas individuels, ils commencent à comprendre. Je pense que ce qui s’est passé, c’est qu’au fil des ans, nous avons dit aux gens que nous allions les rendre moins dangereux en les enfermant, et bien sûr, c’est un faux calcul, car enfermer les gens ne les rend pas moins dangereux.
Si les mesures de dissuasion fonctionnaient, on pourrait supposer que les Autochtones n’auraient pas de démêlés avec le système de justice pénale, car personne ne sait mieux que les Autochtones que la conséquence d’une telle interaction est de se retrouver en prison. Personne ne le sait mieux que les Autochtones, et pourtant les taux augmentent.
Le moyen d’y parvenir est de mettre l’accent sur des cas particuliers et des faits précis. Regardez l’histoire de Mme Sharma. Il y a une autre femme — encore une fois, je ne veux pas trop parler de sa vie — une Autochtone de la région de Sarnia qui a plaidé coupable d’homicide involontaire et qui, lorsque le juge a compris toutes les circonstances de sa vie, a réalisé qu’elle n’avait pas à aller en prison. Pour lui permettre de rester avec son enfant, elle a été condamnée à une peine avec sursis. Il n’y a pas eu de problème de sécurité publique. Le monde n’a pas empiré à cause de cela. Je pense que les gens sont en mesure de comprendre lorsqu’on leur parle de certaines personnes et qu’on leur explique de quoi il s’agit.
Or, lorsque nous disons « oh, mon Dieu, il va y avoir toutes ces personnes qui font des choses horribles », alors les gens ont peur. Nous avons passé trop de temps à faire peur aux gens. Je pense que les parlementaires ont la responsabilité de faire exactement ce que vous avez dit et d’aller expliquer la situation, car, d’après mon expérience, lorsque vous prenez vraiment le temps d’expliquer aux gens de quoi il retourne, ils comprennent.
La sénatrice Clement : Merci. Madame Kaiser-Derrick, quelle est votre opinion à ce sujet?
Mme Kaiser-Derrick : Merci de la question. Je vais dire deux ou trois choses.
Tout d’abord, j’aimerais revenir sur ce que M. Rudin disait tout à l’heure au sujet de la relation entre la victimisation et la criminalisation, et de la signification particulière que cela revêt pour les femmes autochtones en ce qui concerne la façon de parler au public.
Le comité des Nations unies relatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a publié un rapport — je n’ai pas noté la date, mais je pense que c’était en 2015 — dans lequel on exigeait ceci : pour que toutes les femmes autochtones puissent bénéficier de leurs droits et libertés fondamentales, les intervenants gouvernementaux de tous les paliers, y compris la police et le système judiciaire, doivent se conformer à certaines obligations de diligence raisonnable pour les mettre en œuvre. Ces obligations comprennent la prévention et la protection à l’égard de la violence sexiste envers les femmes autochtones.
Le comité des Nations unies a cerné ces responsabilités de l’État en matière de protection à l’égard des femmes autochtones victimisées, mais étant donné la prévalence des expériences de victimisation chez les femmes autochtones criminalisées, je suis d’avis que les responsabilités institutionnelles du Canada aux termes de cette convention internationale doivent être interprétées de manière large et englober les obligations de l’État à l’égard des femmes autochtones aux prises avec le système de justice pénale. Cela signifie qu’il faudrait apporter des modifications, comme celle dont nous avons parlé, pour assurer et protéger la sécurité des femmes autochtones au moment de la détermination de la peine, lorsque le système de justice pénale est une force qui cause du tort.
J’ajouterai quelque chose qui m’a personnellement interpellée et qui, je crois, pourrait en étonner d’autres aussi. Au cours de mes recherches, j’ai trouvé une affaire de la Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse qui date de 2014. Le juge y fait référence aux infractions commises à l’encontre des communautés autochtones à l’échelle du Canada, et il déclare en essence que ces infractions ont mis en cause le système judiciaire de cette province et d’autres provinces.
Cela m’a vraiment marquée, car il s’agit d’une formulation différente de la manière de comprendre ce qui constitue une infraction. Elle fait en sorte de ne pas les individualiser, comme ce que cette personne en particulier a fait devant le tribunal. Il s’agit plutôt de se demander quelles infractions le système de justice pénale a imposées aux peuples autochtones. J’ai trouvé cette formulation vraiment frappante, d’autant plus qu’elle a été formulée par un juge.
En résumé, je pense qu’il pourrait être utile de se concentrer sur les expériences de victimisation, en particulier sur celles qui touchent les femmes autochtones, mais aussi, de façon plus générale, sur celles qui touchent les personnes lors de la condamnation. Il y a aussi la force du système de justice pénale en matière de préjudice et, comme l’a dit ce juge, en ce qui a trait aux infractions qu’il inflige. Comment protéger les personnes qui sont dans le système et celles qui risquent d’y entrer?
Le sénateur Cotter : Merci aux deux témoins de leur présentation. Madame Kaiser-Derrick, cela fait très longtemps que nous ne nous sommes pas vus, mais c’est un plaisir de vous revoir.
Si vous le permettez, j’aimerais aborder la question d’un point de vue légèrement différent et qui n’est même pas particulièrement juridique. Beaucoup d’entre nous dans cette salle — et vous, je pense — ont étudié le droit pénal à la faculté de droit, où l’accent était mis principalement sur ce qui constituait une infraction, sans presque aucune considération au sujet des peines. Il y a peut-être eu un cours dans votre faculté de droit ou c’est quelque chose que vous avez peut-être appris sur le tas si vous êtes avocat criminaliste.
J’en arrive à ceci : j’ai été procureur général adjoint pendant plusieurs années en Saskatchewan, et lorsque je me rendais dans les collectivités du Nord — il s’agissait souvent de cours itinérantes —, les audiences attiraient de nombreuses personnes, surtout dans les collectivités autochtones. Ces gens avaient généralement l’impression que la personne — Jean, Marie ou qui que ce soit d’autre — avait fait quelque chose de mal, et que c’était probablement la chose dont elle était accusée et pour laquelle elle plaidait coupable.
Sauf que ce n’était pas vraiment cela qui intéressait la collectivité. Ce qui la préoccupait, c’est ce qui allait arriver à cette personne. Les gens s’inquiétaient de savoir si cette personne représentait un danger pour la communauté et si elle devait être emmenée ailleurs. Souvent, ils s’intéressaient aux moyens de laisser la personne dans la communauté, car cela pouvait avoir toutes sortes de conséquences pour cette dernière. Qui s’occupera de ses enfants? La personne va-t-elle perdre son emploi, et qui va prendre soin de la famille?
Ainsi, la question de savoir ce qui s’était passé était vraiment importante pour le délinquant individuel, mais elle l’était beaucoup moins pour la collectivité. Quoi qu’il en soit, je pense que ces gens ne voulaient pas qu’un groupe de personnes à Ottawa fixe les limites strictes de comment les choses allaient se terminer. Ils voulaient que le juge décide de ce qui était le mieux dans les circonstances, non seulement pour le délinquant et les victimes, mais aussi pour le reste de la collectivité qui allait être touchée.
Du point de vue de la collectivité — ce n’est pas entièrement une réponse à la question de la sénatrice Clement sur la façon dont nous pourrions mieux comprendre cela —, il me semble que nous ne sortons pas suffisamment de nous-mêmes pour dire qu’il s’agit en fait de grandes questions de droit pénal qui comptent pour les collectivités et pour la santé de ces dernières. Je ne sais même pas si c’est une question, mais je vous invite à nous faire part de votre point de vue à ce sujet.
Mme Kaiser-Derrick : Je n’ai pas encore formulé de réponse, mais je vais parler librement pendant un moment. Je dirais que toutes vos observations font fortement écho à ce qui est ressorti des affaires que j’ai étudiées, en ce sens que certains juges étaient tout à fait conscients de l’incidence que la détermination de la peine allait avoir sur la collectivité et sur la famille du délinquant. Par exemple, je me souviens d’un juge qui s’était demandé ce que le fait de prononcer une peine de prison allait transmettre comme message à la fille de cette femme autochtone. Allait-il s’agir d’une perpétuation des préjudices systémiques de séparation des mères autochtones de leurs enfants et d’un autre cas de fracture de famille autochtone, d’une autre conséquence tenace des différentes formes de préjudices coloniaux qui se sont succédé?
D’un côté, j’ai constaté que certains juges s’efforçaient d’avoir une vision plus globale des conséquences qu’une peine pouvait avoir sur la famille et la collectivité, et qu’ils ne s’arrêtaient pas seulement à ce que cela signifiait pour le délinquant ou la délinquante. Parce que j’ai vu que certains juges étaient conscients de cela, je présume qu’ils doivent disposer d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire qui leur permet d’envisager d’autres options susceptibles de mieux tenir compte des répercussions que la peine peut avoir sur la collectivité.
L’autre chose que je voulais ajouter — parce que vous avez présenté votre intervention en disant qu’il s’agissait moins d’une question juridique que d’une question plus générale, orientée vers la communauté —, c’est qu’il y a une section dans mon livre où je me suis focalisée sur certaines affaires où les craintes, les angoisses et les expériences des femmes autochtones mises devant le drame de la perte de quelque chose — qu’il s’agisse d’un logement, d’un emploi ou de leurs enfants — ont été mises en évidence. Souvent, ce genre de dynamique peut passer inaperçu dans les décisions de condamnation, et parfois dans les transcriptions. Les expériences des femmes autochtones devant les tribunaux, leurs expériences du système de justice pénale ne sont pas toujours mentionnées dans les documents officiels. Sauf qu’il arrive qu’elles soient décelables. Dans certaines affaires, on voit que les femmes autochtones craignaient qu’un séjour en prison ait une incidence sur leur capacité à s’occuper de leurs enfants; elles craignaient d’être incarcérées loin de leurs enfants ou que leurs enfants leur soient retirés par les services de protection de l’enfance. J’ai constaté un recoupement entre les processus de criminalisation, les craintes des femmes autochtones à l’égard de cette criminalisation et les services de protection de l’enfance. Ces femmes avaient peur de perdre leurs enfants et d’être criminalisées en conséquence, ou autre.
Dans d’autres affaires, il sera mentionné dans les décisions de sentence que cette personne avait consommé de la cocaïne ou de l’alcool, parfois en violation des conditions de mise en liberté, parce qu’elle avait — je dis « elle », mais cela s’applique à plus d’une femme — tellement d’anxiété au sujet du processus de détermination de la peine proprement dite et de toutes ces conséquences dont vous parlez. Elle craignait ce que cette peine allait signifier pour sa famille, pour ses enfants, pour sa collectivité, pour ses relations et pour celles des autres avec elle.
Ces considérations au sujet des répercussions plus vastes que peut avoir une peine — et pas seulement sur l’aspect individuel —, de ce que signifie une peine donnée sont névralgiques, et comme les juges semblent être attentifs à cela, ils ont besoin de cette discrétion judiciaire pour la déterminer. Merci.
Le sénateur Harder : Merci à nos témoins. Ma question, qui fait suite à une observation, s’adresse à M. Rudin.
Il y a 30 ans, j’étais solliciteur général adjoint, et c’était à la fin de l’ère où il y avait un alignement entre les gens responsables des politiques, les élus de l’époque, la Commission nationale des libérations conditionnelles et le Service correctionnel du Canada qui permettait d’avoir une vision plutôt progressiste des services correctionnels et de l’incarcération. On nous a vraiment servi une leçon avec ces 25 ans ou plus de resserrement constant des conditions et de répétition du mantra « un serrage de vis de plus » ou « une autre série de peines obligatoires » ou d’autres mesures régressives que les gouvernements successifs ont prises et dont ils ont dit aux Canadiens qu’elles étaient nécessaires pour assurer leur bien-être.
J’apprécie beaucoup et j’accepte les observations et les jugements que vous avez formulés à propos de ce projet de loi.
Vous nous avez demandé d’être courageux et audacieux. Au Sénat, il est très facile d’être courageux et audacieux, du moins jusqu’à l’âge de 75 ans. Si ce projet de loi est modifié de quelque façon que ce soit, je crains fort qu’il ne soit même pas débattu à l’autre endroit en raison de la nature des politiques actuelles.
Monsieur Rudin, vous avez dit qu’il s’agit d’une étape importante, d’une part, et vous avez également dit, d’autre part, que vous étiez fatigué d’attendre. Étant donné le dilemme hobbésien que je vous présente, à quel point le Sénat du Canada devrait-il être courageux et audacieux?
M. Rudin : Je vous remercie de cette question, sénateur Harder. Je ne suis pas un politicien. Je ne serais jamais capable d’en être un. Je vous félicite pour vos années de service et pour votre compétence.
J’ai entendu à plusieurs reprises, « ne faites pas cela parce que quelque chose risque d’arriver ». Nous avons été mis à contribution pour la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Lorsque cette loi a été présentée pour la première fois, elle ne comportait pas d’équivalent de l’alinéa 718.2e). Nous sommes allés à la Chambre des communes et nous avons dit : « vous n’avez pas cette disposition », et l’amendement n’a pas été adopté. Nous sommes allés au Sénat, et nous avons dit : « cette disposition est absente », et le Sénat l’a ajoutée. Comme on me l’a dit, à ce moment-là, le Sénat a servi la mise en garde suivante : « Ne faites pas cela, parce que lorsque cela reviendra à la Chambre, nous pourrions ne pas l’approuver du tout. » Cependant, ce n’est pas ce qui s’est passé, puisque le projet de loi a été approuvé.
Ce n’est pas à moi de vous dire ce que vous devez faire. Je dirais simplement que la crainte que quelque chose puisse arriver... Nous ne savons pas si ce sera le cas. Ce que je crois, c’est que si le Sénat incite la Chambre des communes à aller de l’avant plutôt que de ne rien faire, cette dernière pourrait prendre la bonne décision et adopter le projet de loi.
Maintenant, puis-je vous le dire avec certitude? Bien sûr, je ne le peux pas. Mais c’est ce que je crois. Je pense qu’il faut faire comprendre aux gens que c’est le choix qu’ils ont : ne rien faire et aggraver la situation ou s’attaquer correctement au problème qui se pose à eux. D’une certaine manière, le Sénat rendrait service au Parlement en lui soumettant ce choix.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame Kaiser-Derrick, j’aimerais revenir sur certains de vos propos. D’autres témoins ont tenu les mêmes propos, à savoir que les femmes ne sont pas entendues dans le système judiciaire. C’est un problème qui va au-delà de la question des peines minimales et d’un changement ponctuel. Autrement dit, il y a une discrimination systémique qui est profondément enracinée dans le système de justice.
J’ai retenu un élément important de votre présentation, et c’est que les femmes ne sont pas entendues dans le système de justice. Vous n’êtes pas la première témoin à nous dire cela; plusieurs témoins nous l’ont dit. Vous avez fait référence au fait que le système de justice est un système colonial. Je ne crois pas que la peine minimale règle la question du système colonial.
Ma question s’adresse aux deux témoins. Devrait-on considérer introduire dans le système judiciaire un processus qui ferait en sorte que toute femme qui est accusée, ou toute femme qui a été victime de violence, qui doit subir le processus d’enquête de la police — vous y avez justement fait référence, puisqu’il précède le système judiciaire —, pourrait avoir un service de représentation et de soutien de la part d’un avocat ou d’un autre représentant?
Cela permettrait de faire en sorte qu’autant les policiers, les procureurs de la Couronne et le juge seraient obligés de tenir compte de l’ensemble d’une situation donnée dans le cas d’une femme qui serait témoin parce qu’elle a été victime de violence ou qui a été accusée d’un crime dans le système de justice.
[Traduction]
Mme Kaiser-Derrick : Je vous remercie de votre question. Je suis contente que vous la posiez.
Je dirais que je sais qu’il y a certains organismes qui fournissent de l’aide au personnel judiciaire et aux travailleurs de soutien qui accompagnent les femmes et les femmes autochtones traduites en justice afin de leur fournir un soutien émotionnel ou de les guider dans le processus.
Je dirais également que le fait que les femmes autochtones ont l’impression de ne pas être entendues ou que leur expérience n’est pas prise en considération par le système de justice pénale est un problème très sérieux. Je pense qu’une partie de ce problème est ancrée dans la structure même de ce système.
Par exemple, il faut réfléchir à la façon dont sont produits les dossiers qui sont transmis dans le système lorsqu’une femme autochtone est inculpée et qu’elle doit passer ensuite par les différentes étapes du processus, et à la manière dont différents dossiers sont produits en cours de route. Vous avez parlé de la police, mais il y aura aussi des agents de probation, des avocats et d’autres étapes du processus où des informations seront colligées sur leur vie. Comme le système peut être centré sur le délit reproché et sur une question très étroite, cela peut selon moi signifier que certains de leurs antécédents de victimisation et de colonialisme peuvent ne pas être rapportés et pris en considération de la même manière.
De plus, je pense qu’il existe des problèmes d’aliénation émanant du système de justice pénale et une profonde méfiance à l’égard de ce système qui ne pourraient pas être résolus par un soutien à cet égard. J’estime qu’il s’agit là d’un problème plus global.
J’ai essayé de chercher la citation pendant que vous parliez, mais je ne l’ai pas trouvée. J’ai toutefois pu consulter un rapport de la Commission d’enquête sur la justice pénale et les Autochtones du Manitoba, que deux juges, deux commissaires, ont produit après avoir parlé avec des femmes autochtones de cette province. C’était il y a 30 ans. À l’époque, ils ont écrit que les femmes autochtones qu’ils avaient rencontrées et qui leur avaient parlé de leur travail se sentaient incomprises, aliénées et ignorées, et que leurs antécédents de victimisation n’étaient pas pris en compte par le système.
Je pense que c’est quelque chose qui s’est perpétué. C’est un problème tellement difficile à résoudre. Je pense que c’est une chose importante à laquelle il faut réfléchir et je ne sais pas comment l’aborder, alors j’ai simplement essayé d’en parler ouvertement. Merci beaucoup.
La présidente : Monsieur Rudin, j’ai une question pour vous. Vous avez parlé de soupapes de sécurité. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là?
M. Rudin : Merci de la question. L’idée d’une soupape de sécurité, c’est que, lorsqu’il y a une peine minimale obligatoire — prenez les infractions qui ne sont pas incluses dans le projet de loi C-5 —, lorsque quelqu’un est accusé d’une infraction qui n’est pas incluse dans le projet de loi C-5, il devrait y avoir une disposition prévoyant une soupape de sécurité, pour utiliser la forme abrégée, aux termes de laquelle un juge aurait la possibilité de dire que, pour ce délinquant particulier, l’imposition d’une peine minimale obligatoire n’est pas conforme aux principes de détermination de la peine tels qu’ils sont énoncés dans le Code criminel, et qu’il n’imposera pas cette peine, mais plutôt cette autre peine. Cela lui donnerait la possibilité de s’écarter de la peine minimale obligatoire prescrite pour les raisons qu’il donnerait.
Certaines dispositions de la soupape de sécurité préciseraient en fait quelles peuvent être ces raisons. Le juge serait toutefois tenu d’exposer ces raisons et celles-ci seraient alors soumises à un examen en instance d’appel.
Cela permet de présenter les choses d’une manière que la Cour suprême a exclue. La Cour suprême ayant déclaré que vous ne pouviez pas créer d’exemptions constitutionnelles, lorsqu’il s’agit d’une peine minimale obligatoire, vous seriez contraint à l’heure actuelle de déclarer l’article inconstitutionnel. Cela permettrait d’éviter cette dichotomie et, comme je l’ai mentionné, le Parlement pourrait dire : « Voici les critères que vous devez utiliser. » Puis les cours d’appel diraient éventuellement : « non, il ne s’agit pas d’une circonstance exceptionnelle » ou « oui, c’est une circonstance exceptionnelle ». Voilà comment fonctionnerait cette soupape de sécurité.
Le sénateur Oh : Merci, chers témoins. J’aimerais revenir sur une question du sénateur Harder. De ce que j’entends, nous vivons cela depuis 30 ans. Combien de temps encore offrirons-nous un système de justice injuste aux femmes autochtones, selon vous? La question s’adresse à vous deux. Vous pouvez répondre brièvement.
M. Rudin : C’est une très bonne question et je crois que le problème vient du fait que, lorsque nous disons qu’il faut attendre, c’est à un groupe en particulier que nous demandons d’attendre. Il est injuste de constamment demander à un groupe qui subit les travers du système d’attendre que le reste du pays constate les préjudices qu’il continue de subir.
Mme Kaiser-Derrick : Même quand cette question devient une simple affirmation, donc, combien de temps encore, point final, je trouve que cela a énormément de poids.
La présidente : Merci à vous deux. Vous nous avez fourni amplement matière à réflexion. Nous vous remercions pour tout le travail que vous avez fait en prévision de votre comparution aujourd’hui. Merci énormément.
La présidente : Honorables sénateurs, nous accueillons notre deuxième groupe de témoins, composé des représentants de l’Association canadienne des chefs de police, Mme Rachel Huggins, coprésidente du comité consultatif sur les drogues de l’ACCP, et M. Michael Rowe, membre du comité sur les amendements législatifs de l’ACCP; et du représentant du Service de police de la Ville de Montréal, M. David Bertrand, inspecteur-chef, Service des enquêtes criminelles.
Rachel Huggins, coprésidente du comité consultatif sur les drogues de l’ACCP, Association canadienne des chefs de police : Bonjour et merci de cette occasion de m’adresser à ce comité au nom de l’Association canadienne des chefs de police.
L’ACCP applaudit les efforts du gouvernement pour moderniser la législation canadienne afin d’aider à résoudre le problème de la surreprésentation des communautés autochtones et racisées dans le système de justice pénale du Canada.
Tel qu’indiqué dans notre rapport de juillet 2020, nous soutenons la décriminalisation de la possession personnelle de drogues illicites comme moyen efficace de réduire les méfaits de la consommation de substances sur la santé et la sécurité publiques. Bien qu’il existe du soutien pour détourner les consommateurs de substances du système de justice pénale, la police à travers le pays a maintenu la poursuite des individus associés au crime organisé et aux réseaux criminels qui génèrent de gros profits grâce au trafic et à la production de substances illicites dangereuses.
Présentement, au titre de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, les peines minimales obligatoires ne s’appliquent qu’aux infractions graves liées au trafic, à la production et à l’importation/exportation de drogues, lorsque la sécurité publique est menacée. Le recours aux peines minimales obligatoires est envisagé lorsqu’il existe des facteurs aggravants en matière de santé et de sécurité, comme les infractions impliquant l’utilisation d’une arme ou la menace de violence, et les opérations de production qui constituent un risque potentiel pour la sécurité, la santé ou la sûreté des personnes de moins de 18 ans.
Nous sommes convaincus que l’utilisation de facteurs aggravants appliqués aux peines minimales obligatoires permet à la police et au système judiciaire de se concentrer sur les personnes motivées par le gain monétaire et qui mettent les communautés en danger, plutôt que sur celles qui commettent des infractions liées à la drogue pour soutenir leur toxicomanie.
La déjudiciarisation est donc un thème important de notre présentation aujourd’hui. La déjudiciarisation implique de s’assurer que les circonstances uniques d’une infraction et d’un délinquant particuliers sont prises en compte par un juge lorsqu’il détermine une peine appropriée. Il s’agit de faire la distinction entre les personnes vulnérables qui commettent des infractions mineures et qui devraient être orientées vers des services et soins appropriés, et les criminels qui commettent des infractions graves. La déjudiciarisation offre également la possibilité de réduire la récidive et les délits secondaires.
Il est important de souligner que le succès de la déjudiciarisation au niveau de la police ou du tribunal dépend d’un investissement dans la capacité et les ressources communautaires afin de soutenir la disponibilité et l’intégration des programmes sociaux et de santé. Les principes de base de l’approche modernisée des lignes directrices sur les circonstances aggravantes qui ont été adoptées pour les infractions graves liées à la drogue pourraient potentiellement être appliqués à d’autres crimes tels que ceux impliquant des armes à feu.
Pour discuter davantage de ce sujet, j’invite maintenant mon collègue Michael Rowe à s’adresser au comité.
Michael Rowe, membre du comité sur les amendements législatifs de l’ACCP, Association canadienne des chefs de police : Bon après-midi, tout le monde.
L’Association canadienne des chefs de police et la police au Canada appuient les grands objectifs visés par les peines minimales obligatoires, soit d’assurer l’uniformité de la détermination de la peine, de protéger le public, et de décourager l’adoption d’une conduite semblable par d’autres.
Pour les policiers, les victimes d’actes criminels, les membres du public et même les délinquants eux-mêmes, les circonstances qui donnent lieu à une accusation criminelle en vertu d’une infraction liée aux armes à feu entraînent souvent une menace réelle à la sécurité physique, une exposition au stress et à un traumatisme qui a un impact durable sur la santé mentale et l’érosion de la sécurité publique.
En tant qu’agent responsable de la prévention de la violence des gangs de rue et des enquêtes connexes, mon expérience m’a appris que les infractions suivantes liées aux armes à feu, pour lesquelles il est recommandé d’abroger les peines minimales obligatoires, ont une valeur importante pour la sécurité publique et la violence liée aux armes à feu. Ces infractions sont les suivantes : l’usage d’une arme à feu ou d’une fausse arme à feu lors de la perpétration d’une infraction, la possession d’une arme à feu prohibée ou à autorisation restreinte avec des munitions, et la décharge d’une arme à feu avec intention particulière ou avec insouciance.
Les peines minimales obligatoires attribuées à ces articles du Code criminel créent une condamnation juridique significative de la décision de prendre illégalement une arme à feu et reflètent la distinction importante entre les infractions impliquant des armes à feu et celles qui n’en impliquent pas.
Plutôt que d’abroger les peines minimales obligatoires pour les infractions graves qui ont un impact direct sur la sécurité publique, le Parlement pourrait accorder aux juges des pouvoirs supplémentaires par le biais d’une clause ou d’un mécanisme d’allégement, ce que d’autres pays ayant des peines minimales obligatoires ont, mais qui est présentement absent au Canada. Ce recours permettrait d’atteindre les objectifs des peines minimales obligatoires, surtout pour les infractions liées aux armes à feu qui présentent une menace réelle pour la sécurité publique. Il établirait également le pouvoir judiciaire discrétionnaire d’évaluer individuellement chaque infraction et chaque contrevenant afin de déterminer si les peines minimales obligatoires sont appropriées.
Et, enfin, cette approche réduirait la nécessité de s’appuyer sur une hypothèse raisonnable pour évaluer l’impact des peines minimales obligatoires sur les cas isolés. Les arguments du contrevenant imaginaire ou de l’hypothèse raisonnable réduisent souvent l’importance des infractions liées aux armes à feu à des infractions réglementaires. Cela peut être très frustrant pour les policiers qui voient l’impact très réel que la possession illégale d’armes de poing chargées, l’utilisation d’armes à feu et de fausses armes à feu pour commettre d’autres crimes, et la décharge de munitions réelles ont sur la perception de la sécurité dans les collectivités du Canada.
En conclusion, l’Association canadienne des chefs de police recommande la décriminalisation de la possession de certaines quantités de drogues illicites. L’ACCP est également en faveur du maintien des peines minimales obligatoires pour les crimes graves qui les justifient et de l’ajout d’un mécanisme d’allégement qui accorde aux juges chargés de la détermination de la peine l’occasion d’examiner les circonstances individuelles de l’infraction et du contrevenant afin de déterminer si la peine minimale obligatoire est appropriée ou si une personne pourrait être détournée du système de justice pénale vers une voie alternative. Merci beaucoup.
La présidente : Merci.
[Français]
David Bertrand, inspecteur-chef, Service des enquêtes criminelles, Service de police de la Ville de Montréal : Bonjour à tous.
Je vous remercie de cette invitation de partager avec vous les efforts déployés par le SPVM pour assurer quotidiennement la sécurité de la population.
La ville de Montréal est une ville d’importance au Canada et elle est souvent comparée à d’autres grandes villes nord-américaines, comme Toronto. Depuis quelques années, les événements de violence impliquant des armes à feu ont pris une tendance à la hausse.
Nous sommes conscients que, tout comme nous, le gouvernement déploie des efforts pour adapter et moderniser la législation afin d’assurer un milieu de vie sécuritaire, tout en tenant compte des particularités de la composition même de la population.
Nous croyons que Montréal demeure une ville sécuritaire et nous faisons de nombreux efforts pour assurer la sécurité des citoyens montréalais. Toutefois, on doit faire plusieurs constats, notamment qu’il y a une plus grande accessibilité aux armes à feu illégales ces dernières années. Même les trafiquants d’armes s’affichent parfois ouvertement dans le milieu; il y a une présence accrue d’armes à feu chez les jeunes. Nous constatons aussi un sentiment d’impunité, une culture des armes bien installée et une valorisation de la possession d’armes à feu, sans compter qu’il s’agit d’une démonstration de force valorisée et préconisée au sein des groupes criminalisés.
Bref, tous ces éléments expliquent en partie cet engouement pour les armes à feu et l’augmentation constatée des événements violents impliquant des armes à feu. Par conséquent, nous devons travailler davantage pour diminuer ce sentiment d’impunité chez les personnes qui utilisent des armes à feu. Il faut que ces criminels comprennent les conséquences importantes liées à leur utilisation auprès des victimes directes et indirectes. Plusieurs d’entre elles se retrouvent avec des séquelles importantes et même permanentes, tant psychologiques que physiologiques.
Déjà, plusieurs investissements ont été faits afin de mettre en place des stratégies pour contrer cette situation. C’est pourquoi nous réitérons l’importance de transmettre un message fort auprès des citoyens sur la priorité du traitement qui est donnée à ces dossiers non seulement par notre organisation, mais aussi par tous les intervenants entourant le système de justice. Mettre la vie de plusieurs citoyens en danger représente un crime grave et la peine encourue doit refléter cette sévérité.
Bien que le projet de loi C-5 vise notamment à désencombrer le système de justice et le système carcéral, en plus de réduire la surreprésentation de certains groupes identifiables, comme les Autochtones, les Noirs, etc., le fait d’abolir les peines minimales obligatoires n’aura pas nécessairement l’effet escompté et les efforts pour atteindre de tels objectifs devraient plutôt s’orienter vers les causes sociales réelles qui sont liées à cette réalité. Les peines minimales obligatoires demeurent un outil qui permet d’harmoniser les peines et de maintenir la confiance des citoyens envers le système de justice dans les cas de crimes graves où une arme à feu est impliquée et qui constituent un danger réel pour la vie.
Nous pensons que le maintien de celles-ci est donc souhaitable, mais nous sommes d’avis que l’ajout d’un pouvoir discrétionnaire résiduel permettrait, dans des cas exceptionnels, d’infliger une peine moindre que la peine minimale obligatoire, ce qui permettrait de répondre aux objectifs législatifs. Nous sommes conscients que, dans certaines circonstances, un autre type de peine peut être retenu plutôt que d’octroyer la peine minimale obligatoire.
Vous comprendrez que j’ai mis l’accent sur les infractions impliquant des armes à feu, mais il ne faut pas oublier les impacts de la peine minimale obligatoire sur les infractions graves liées aux drogues. Bien que nous reconnaissions que certaines infractions, comme la possession simple, sont associées à des problèmes comme la dépendance, qui relèvent plutôt du domaine de la santé, les infractions graves comme le trafic, l’importation, l’exportation et la production sont souvent l’œuvre d’organisations criminelles qui sont d’abord motivées par l’appât du gain.
Encore une fois, éliminer les peines minimales obligatoires aurait des répercussions sur la perception du public quant à la gravité de ces crimes et, du même coup, provoquerait une banalisation, voire un sentiment d’impunité, auprès de ceux qui s’adonnent à ce type d’activité. Le marché des drogues est un marché très lucratif et d’autres types de crimes y sont liés, que ce soit l’achat d’armes à feu sur le marché illégal, les fraudes, le blanchiment d’argent et même les crimes contre la personne, comme l’extorsion, l’intimidation, les voies de fait, etc. Bref, les répercussions se font sentir dans une plus large perspective que les seules infractions liées à certaines drogues.
Quant à l’élargissement de l’admissibilité aux peines avec sursis pour une plus grande gamme d’infractions criminelles, cela risque d’engendrer des effets négatifs non seulement sur la confiance du public envers le système de justice, mais particulièrement sur les plaignants et les victimes qui désirent collaborer avec celui-ci. En diminuant les probabilités d’incarcération, les conséquences des actes commis sont moins apparentes et peuvent diminuer la volonté d’une victime de passer par tout le processus lorsqu’elle porte plainte.
Lorsqu’on pense que la dénonciation peut parfois éviter qu’un autre crime soit commis, il faut plutôt démontrer à la population notre réelle volonté d’assurer leur sécurité et notre volonté de punir le contrevenant en tenant compte de la gravité de son crime, et ce, particulièrement lorsqu’il est question d’infractions comme les agressions sexuelles et la traite de personnes, qui ont des conséquences graves et permanentes sur les victimes.
En résumé, nous croyons que le maintien des peines minimales obligatoires pour les infractions liées aux armes à feu est essentiel dans la lutte contre la violence armée, et ce, pour transmettre un message clair quant à la gravité de ces crimes et de la peine qui en résulte, et pour tenir compte de la forte réprobation du public face à ceux-ci. C’est aussi valable pour les infractions graves en matière de drogues. Finalement, nous sommes d’avis qu’il n’est pas souhaitable d’élargir l’admissibilité aux peines avec sursis.
En terminant, je tiens à réitérer que nous déployons de nombreux efforts pour favoriser le rapprochement avec les communautés qui sont au cœur de ce projet de loi. Nous disposons d’ailleurs d’un agent de liaison qui se consacre spécifiquement aux communautés autochtones et nous avons des conseillers en développement communautaire dans des quartiers ciblés afin de mettre en place diverses stratégies en matière de prévention auprès des jeunes et de collaboration avec les partenaires du milieu. Nous croyons que c’est le maintien de ce type d’actions qui est bénéfique, plutôt que l’abolition des peines minimales obligatoires ou l’élargissement de l’admissibilité aux peines avec sursis.
Je vous remercie.
La présidente : Merci, monsieur Bertrand. J’ai une question pour Mme Huggins et M. Rowe.
[Traduction]
À titre de chefs de police, quelle a été votre expérience de l’efficacité des peines minimales obligatoires? Nous savons ce que disent les données, mais nous aimerions connaître votre expérience sur le terrain. Dans votre travail, est-ce que les personnes qui ont été arrêtées ont la moindre idée des peines minimales obligatoires? Commençons par vous, madame Huggins.
Mme Huggins : Merci pour votre question. Je vais devoir m’en remettre à mon collègue, M. Rowe. C’est lui qui est au fait des opérations.
M. Rowe : Merci beaucoup pour cette question. J’ai consacré une grande partie de ma carrière à enquêter sur les crimes violents, la violence des gangs de rue et la violence liée aux armes à feu, puis, tout récemment, j’ai dirigé un groupe de travail majeur qui portait sur nos conflits entre gangs.
Je serai franc avec vous : beaucoup des membres de gangs sont également liés aux crimes violents perpétrés avec des armes à feu, et ces personnes ne tiennent pas compte des répercussions de leurs décisions quand elles les prennent. Bien souvent, elles sont motivées par l’appât du gain ou d’autres idéaux qui ne leur permettent pas nécessairement de se projeter bien loin dans l’avenir.
D’expérience, c’est dans la perception publique que la justice a été rendue que se trouve l’avantage de peines sévères et des peines minimales obligatoires, qui sont vraiment la représentation d’une peine adéquate. Prenons l’exemple d’une fusillade au volant, où les balles semblent tirées au hasard dans un quartier, ce qui peut avoir des répercussions majeures sur une collectivité. Les personnes qui vivent dans cette rue et qui l’ont vécue s’attendent à ce que la peine reflète les répercussions dramatiques que ce geste aurait pu avoir.
C’est la même chose pour la possession d’une arme à feu prohibée, d’une arme de poing chargée. Selon mes enquêtes et mon expérience, c’est en soi une infraction souvent citée quand on peut intercepter un tueur à gages associé à un conflit entre gangs avant qu’il n’ait fait son travail et n’ait eu l’occasion d’enlever la vie à quelqu’un. Nous pouvons l’accuser de cette infraction. Encore là, selon mon expérience, quand il s’agit de prévenir un homicide et un geste violent, la population s’attend à ce que la peine soit importante afin d’illustrer que l’on condamne la décision de la personne de prendre une arme à feu illégale alors que quelqu’un d’autre ne l’aurait pas fait.
La présidente : Merci. Ne croyez-vous pas que les peines tiennent déjà compte de ce type de gestes? Est-il nécessaire d’avoir des peines minimales obligatoires?
M. Rowe : Selon moi, l’avantage des peines minimales obligatoires est de permettre l’établissement d’une peine de base, ce qui montre que le Parlement a établi ce qu’il juge être une peine adéquate pour une infraction donnée. Ensuite, surtout avec l’ajout d’un mécanisme d’allégement — sujet qui a fait l’objet de bien des discussions au sein de ce comité —, le juge peut prendre en compte les circonstances propres au contrevenant qui pourraient exiger une déjudiciarisation. Toutefois, la peine de base est établie d’après ce que la société juge être adéquat en fonction du crime.
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Dalphond : Merci aux témoins et aux représentants des forces de l’ordre. Votre rôle est crucial dans notre société, et il n’est pas de tout repos. Je vous remercie de l’assumer.
[Français]
Ma question s’adresse à l’inspecteur-chef Bertrand. Vous avez parlé de la nécessité de maintenir les sentences minimales pour la possession d’armes. Est-ce que j’ai tort de penser que le projet de loi propose d’éliminer la peine minimale pour possession d’armes seulement dans le cas de l’utilisation d’une arme de chasse, c’est-à-dire une arme non prohibée non restreinte pour laquelle on peut obtenir un permis?
J’habite à Montréal, et dans l’explosion de violence récente, il y a eu un meurtre pas très loin de chez moi. D’après votre expérience, est-ce que les armes utilisées étaient des armes de chasse, ou plutôt des revolvers, des armes de poing ou des armes semi-automatiques?
M. Bertrand : La grande majorité des événements liés aux armes à feu impliquent des armes de poing.
Ce sur quoi nous voulons travailler, c’est la perception selon laquelle les peines obligatoires sont maintenues. Nous voulons travailler le sentiment d’impunité chez le criminel à deux niveaux. Le sentiment d’impunité, c’est la certitude d’être pris lorsque l’on commet un crime et la certitude d’en subir les conséquences.
Ce qu’on voit actuellement sur le terrain, ce sont des gens qui se promènent avec des armes à feu et qui n’ont plus peur de se faire prendre. Pourquoi voit-on cela? D’abord, parce que des informateurs sur le terrain nous disent que c’est la réalité. De plus, certaines personnes se font prendre avec deux, trois, parfois quatre armes à feu dans un même véhicule, ce qu’il était impensable de voir il y a quelques années.
Les gens n’abandonnent plus leur arme sur les lieux du crime, parce qu’après le crime ils n’ont pas peur de se faire prendre avec leur arme à feu; c’est ce qu’on voit actuellement.
Quand je parle du sentiment d’impunité, je parle des gens qui sortent l’arme à feu sans nécessairement savoir quel crime ils vont commettre avec celle-ci. Au cours de la soirée, des événements vont survenir et il y aura une escalade de la violence, soit sur les réseaux sociaux, soit en personne. Ils vont croiser quelqu’un qui a dit un mot de travers à leur intention et, avec l’escalade de la violence, il va se produire des événements impliquant des armes à feu. Auparavant, les gens avaient tellement peur de se promener avec une arme à feu qu’aussitôt l’infraction commise, ils laissaient l’arme sur les lieux pour être sûrs de ne pas se faire prendre en possession de l’arme à feu.
Donc, ce qu’il faut travailler, c’est vraiment ce sentiment d’impunité dans la possession d’arme à feu qui engendre de la violence.
Le sénateur Dalphond : Vous nous décrivez un phénomène inquiétant, mais actuellement toutes ces peines minimales existent. Malgré cela, on trouve facilement des armes dans les rues de Montréal. On trouve des jeunes qui entrent dans des bars ou dans des discothèques avec des armes. J’ai même entendu des histoires comme celle où un jeune avait ouvert sa veste pour montrer qu’il avait une arme. C’était comme pour montrer qu’il était un vrai homme ou je ne sais trop.
Est-ce que cela ne prouve pas que les peines minimales sont totalement inefficaces, ou encore qu’elles ont peut-être une certaine efficacité, mais que ce qui manque, c’est la capacité de la police d’intervenir avec plus de contrôle et de surveillance?
M. Bertrand : Je crois que c’est l’ensemble des solutions que vous venez de décrire. Tous les intervenants doivent faire front commun. Oui, il faut des policiers qui interceptent les contrevenants et qui envoient un message clair à ceux qui ont l’intention de se promener avec une arme à feu. Il faut transmettre le même message clair aux criminels et dire que oui, il y a des sentences qui viennent avec les gens qui se font prendre.
Effectivement, le maintien des peines minimales n’est pas la seule solution, mais cela fait partie d’un lot de solutions.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Merci à tous les témoins d’être des nôtres aujourd’hui.
D’abord, j’ai une question pour l’inspecteur Rowe. J’aimerais discuter davantage de cette disposition législative, de ce mécanisme d’allégement, auquel vous avez fait référence. Nous en avons passablement discuté, mais j’aimerais obtenir un peu plus de détails là-dessus.
C’est essentiellement une disposition législative applicable dans des circonstances exceptionnelles et qui est utilisée dans d’autres juridictions. Vous avancez qu’une disposition semblable pourrait être utilisée dans nos lois en matière de peines quand des peines minimales obligatoires sont déjà en vigueur plutôt que de simplement les abroger. Le ministre de la Justice, quand il a justifié la nécessité de ce projet de loi, a aussi dépeint la situation avec des circonstances on ne peut plus exceptionnelles, comme l’exemple d’une mère autochtone sans le sou qui a du mal à nourrir sa famille.
Selon vous, inspecteur Rowe, est-ce le genre de circonstances dont tient compte le mécanisme d’allégement dans d’autres juridictions?
M. Rowe : Merci beaucoup pour votre question. Je ne peux pas parler de cas précis dans d’autres juridictions, mais je sais, par exemple, que le Royaume-Uni a des lois très strictes en matière d’armes à feu, de même que des peines minimales obligatoires très sévères pour les infractions liées à des armes à feu. En outre, le pays dispose aussi d’un mécanisme d’allégement, une disposition qui, dans des circonstances exceptionnelles, permet aux juges de prendre en compte les circonstances relatives à l’infraction et au contrevenant dans l’établissement de la peine. On vient ainsi éliminer l’argument de l’hypothèse raisonnable ou du contrevenant imaginaire qui est souvent utilisé dans nos tribunaux, soit la possibilité d’envisager un scénario hypothétique raisonnable où une infraction semblable se produirait. Comme je l’ai déjà dit, ce qui est frustrant pour la police, c’est que ces infractions sont souvent ramenées à de simples infractions réglementaires.
D’après mon expérience et celle de bon nombre de mes homologues au pays, les infractions liées à des armes à feu pour lesquelles on souhaite abroger les peines minimales obligatoires sont des infractions fort importantes pour nous quand nous sommes sur le terrain et luttons contre la violence liée aux armes à feu et aux gangs dans nos rues et nos collectivités, qu’elles soient rurales ou urbaines, tant à Vancouver, que dans les Prairies ou sur la côte Est. Nous avons constamment recours à ces infractions, puisqu’elles nous donnent la capacité d’inculper quelqu’un pour la possession illégale d’une arme de poing avec munitions.
C’est quand on omet la décision de prendre cette arme à feu que l’infraction perd toute son importance. Comme le sénateur l’a dit plus tôt, les jeunes les prennent et les affichent avec impudence. C’est extrêmement dangereux, non seulement pour la collectivité qui les entoure et les policiers qui sont ensuite forcés d’intervenir, mais aussi pour les contrevenants comme tels. La présence d’une arme à feu chargée augmente de façon exponentielle les risques qu’ils courent, et nous estimons que le gouvernement et les juges doivent clairement dire que ce comportement est inacceptable. Nous espérons que, ainsi, quelqu’un y penserait à deux fois avant de prendre une arme à feu et que cela contribuerait à accroître la sécurité des collectivités partout au pays.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup pour cette réponse. Je vais creuser un peu plus la question des crimes liés aux armes à feu et leur impact unique sur la sécurité publique. Pouvez-vous m’expliquer un peu plus pourquoi vous estimez qu’il est particulièrement important d’avoir un éventail établi de peines possibles, y compris une peine minimale obligatoire, pour les infractions liées aux armes à feu? Que se passera-t-il selon vous si ces peines minimales obligatoires sont abrogées, comme ce serait le cas avec le projet de loi C-5?
M. Rowe : Je crois notamment qu’elles sont importantes pour les infractions liées aux armes à feu parce que, comme l’a dit mon collègue de Montréal, nous constatons une prolifération des armes à feu dans nos rues. Nous voyons de petits trafiquants de drogue, des personnes qui, dans le passé, voire au cours de ma carrière, ne possédaient pas d’arme à feu, mais qui en possèdent maintenant une ou une arme de poing. Je crois que cela est en grande partie dû à la disponibilité accrue des armes à feu. La prolifération d’armes à feu obtenues illégalement ou de fabrication artisanale s’accentue. Cela dit, en se fondant sur la même logique justifiant qu’il y ait une peine minimale obligatoire pour une infraction comme l’homicide, les Canadiens estiment qu’il devrait y avoir une peine minimale obligatoire. Ils croient qu’il faut établir des limites ou qu’il doit y avoir une peine de base pour les infractions très graves.
Je demanderais humblement que l’on juge les infractions liées aux armes à feu tout aussi graves, car, comme je l’ai dit, beaucoup d’entre elles sont celles que la police peut utiliser pour empêcher la violence liée aux armes à feu.
La sénatrice Pate : Merci beaucoup à nos témoins. Merci à vous pour tout le travail que vous faites quotidiennement.
J’aimerais poser une question plus particulièrement à Mme Huggins et à M. Rowe, mais si M. Bertrand souhaite intervenir également, ce serait super.
Devant ce comité et le Comité de la justice de la Chambre des communes, vous avez cité un exemple du mécanisme qui permet aux juges de ne pas imposer une peine minimale obligatoire dans certaines situations. Un témoin a déclaré la semaine dernière que la Nouvelle-Zélande l’a elle aussi adopté. Je serais curieuse de savoir si vous avez discuté avec les chefs de police d’autres juridictions et quelle a été leur expérience de ce mécanisme. Pourquoi appuie-t-on cette mesure, au-delà de ce que vous nous avez déjà dit? Merci.
M. Rowe : Merci beaucoup pour cette question.
Je n’ai pas discuté avec les chefs de police comme tels, mais j’ai eu plusieurs conversations avec des policiers de partout dans le monde. J’ai eu le privilège de faire partie d’opérations conjointes avec des policiers de différents pays. Invariablement, puisque nous faisons partie de la police, nous sommes habituellement favorables aux peines minimales obligatoires quand elles sont appropriées et ont une incidence.
La crédibilité qu’il apporte aux peines minimales obligatoires est selon moi l’avantage du mécanisme d’allégement ou de la capacité pour les juges de faire une exception dans des circonstances exceptionnelles. La population sait ainsi que, s’il y a des circonstances inhabituelles, s’il y a une situation où la personne ne mérite pas une peine minimale obligatoire, il n’y aura pas d’erreur judiciaire. On prendra en compte sa situation et les juges pourront agir en conséquence et prononcer la peine adéquate. Toutefois, les peines prononcées refléteront la peine minimale obligatoire.
Donc, non seulement remédie-t-il aux cas isolés au sein d’un système fondé sur les peines minimales obligatoires, mais, comme je l’ai dit, le mécanisme donne aussi de la crédibilité à la peine et montre qu’elle est prononcée de façon raisonnable et équitable. Voilà pourquoi je le préconise comme solution possible et pourquoi, selon moi, ce mécanisme est populaire dans diverses juridictions, partout sur le globe.
La sénatrice Pate : Je me demandais si vous aviez des exemples comme ceux que des policiers ont portés à mon attention au fil des décennies que j’ai consacrées à ce domaine, c’est-à-dire le nombre de fois qu’ils ont dû enquêter sur la violence à l’encontre de femmes dans des situations où elles ont eu recours à la violence pour repousser un agresseur, mais où elles ont souvent eu à s’emparer d’une arme, car, dans un combat corps à corps, elles y auraient probablement laissé leur vie. À quelle fréquence voyez-vous ce genre de situations qui nécessitent ensuite l’inculpation de ces femmes? Pouvez-vous nous parler de ces exemples, si vous en avez? Si vous n’en avez pas, c’est correct.
M. Rowe : En Colombie-Britannique, nous avons un processus en matière d’inculpation qui relève du procureur de la Couronne. Donc, en Colombie-Britannique, ce n’est pas la police qui porte des accusations contre un contrevenant, mais la Couronne. Dans ce contexte, nous menons évidemment une enquête sur les circonstances. Nous fournissons autant de soutien que possible à toutes les personnes concernées. Dans le cas d’une femme forcée de se défendre et qui pourrait utiliser une arme à feu pour ce faire, naturellement, tout cela figurerait dans nos recommandations à la Couronne. Ce serait un excellent exemple. Si la Couronne décidait d’aller de l’avant avec l’inculpation, alors ce serait un exemple classique d’une occasion pour le juge de recourir au mécanisme d’allégement et d’affirmer que, non, la peine minimale obligatoire n’est pas appropriée dans ce cas, de justifier son raisonnement, puis d’imposer plutôt une autre peine.
Toutefois, il permettrait aussi un équilibre entre, d’une part, ce type de situations tragiques où quelqu’un se retrouve dans une situation impossible où il doit faire un choix impossible et, d’autre part, le cas d’un membre de gang ou d’un trafiquant de drogue qui prend une arme simplement pour augmenter ses profits ou protéger ses activités et dont la décision est donc bien plus délibérée.
La sénatrice Simons : Inspecteur Rowe, j’allais vous demander d’expliquer votre appui à la — je suppose que nous ne voulons pas l’appeler la « disposition de la dernière chance » — soupape de sécurité. Mais comme vous l’avez si bien expliqué à la sénatrice Pate, je vais poser une autre question.
Au cours de ces audiences, nous avons beaucoup parlé de l’incarcération excessive des Autochtones et, en particulier, des femmes autochtones. Je me demande si chacun de vous trois peut me dire, en se fondant sur sa propre expérience de policier et sur son observation de ses collègues, quels sont les facteurs qui, selon lui, peuvent conduire à des arrestations et à des inculpations excessives de délinquants autochtones. Avez-vous vécu des moments où vous avez été témoin d’exemples de ce qu’avec le recul, vous considéreriez comme du racisme systémique?
Je suis vraiment curieuse de savoir ce que nous devons faire avant tout pour éviter que tant de personnes n’entrent dans le système de justice pénale, alors qu’il y a peut-être une meilleure voie pour elles.
[Français]
M. Bertrand : Oui, on s’est posé la question à propos de la surreprésentation des femmes autochtones et de la communauté autochtone en milieu carcéral. C’est pourquoi on a travaillé à la source. À Montréal, on a un phénomène d’itinérance au sein de la communauté autochtone; c’est là où on va les accompagner. On leur offre de l’aide sur le terrain. On essaie de les loger, de contrôler ceux qui ont des dépendances, de leur offrir de l’aide et des ressources, pour éviter que ces gens, qui dorment souvent à la belle étoile dans des parcs et qui consomment à l’occasion, ne soient impliqués dans des crimes, violents ou non. Il faut donc travailler à la source, leur offrir de l’hébergement et avoir des ressources consacrées entièrement à ce type de citoyens.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Merci. Mesdames Huggins et Rowe, souhaitez-vous ajouter quelque chose?
Mme Huggins : J’allais juste étoffer ce que mon collègue a déclaré, à savoir que, comme pour les sans-abri, les problèmes de toxicomanie sont des facteurs qui peuvent les amener de plus en plus fréquemment ou collectivement à entrer en contact avec la police. Donc, en s’attaquant aux problèmes de toxicomanie et en veillant à ce que nous disposions de traitements et de parcours de soins axés sur les populations autochtones et les problèmes qu’elles affrontent, on contribuera également à réduire leurs interactions avec le système de justice pénale.
M. Rowe : Je pense qu’un élément clé de ce dont ma collègue, Mme Huggins, a parlé plus tôt est la nécessité de la déjudiciarisation et la capacité d’orienter les gens vers de meilleurs parcours qui les aideront en matière de santé mentale, de toxicomanie et de la totalité des divers aspects, comme le logement, comme l’a mentionné mon collègue de Montréal. Ce sont tous des problèmes auxquels nous nous heurtons à l’heure actuelle, partout au Canada.
Je pense que vous avez très bien résumé la situation. Pour nous tous ici présents, l’objectif est d’empêcher les gens d’entrer en contact avec la police en premier lieu et de s’assurer qu’ils ont accès aux services de soutien et aux systèmes en place pour éviter qu’ils soient placés dans une situation où ils doivent entrer en contact avec la police. Si nous pouvions atteindre cet objectif, je crois que nous nous en porterions tous mieux.
La sénatrice Simons : L’un d’entre vous a-t-il une expérience de la déjudiciarisation liée aux tribunaux de traitement de la toxicomanie? Avez-vous déjà été témoin de cela? Est-ce que cela a permis de mettre fin au phénomène de la porte tournante qui consiste à inculper encore et encore les 100 mêmes personnes?
Mme Huggins : Si je m’exprime davantage du point de vue de ma formation universitaire que du point de vue de mon rôle au sein de l’Association canadienne des chefs de police, ou l’ACCP, je dirai que les tribunaux de traitement de la toxicomanie connaissent un certain succès. Cependant, comme l’a dit mon collègue, l’inspecteur Rowe, nous avons besoin d’avoir accès à un plus grand nombre de programmes, à des programmes mieux adaptés et à une plus grande capacité de déjudiciarisation. Si les services de police disposent d’options viables qui lui permettent de trouver des solutions de rechange adéquates à l’incarcération ou à l’entrée dans le système de justice pénale, ils les utiliseront certainement. Mais ces ressources et ces services sociaux et de santé doivent être disponibles pour que les services de police puissent les utiliser.
La sénatrice Simons : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins de leur présence aujourd’hui. Monsieur Rowe et monsieur Bertrand, ce qui me frappe, c’est que vos témoignages se recoupent en ce qui a trait à l’augmentation des infractions avec arme à feu et au sentiment d’impunité qui est grand chez les détenteurs d’arme à feu.
Ce qui me frappe dans ce que vous avez dit, monsieur Rowe, c’est que finalement la question des peines n’a rien à voir avec les gens qui sont susceptibles d’être accusés, puisqu’il y a une espèce de sentiment d’impunité et que la peine n’est nullement une considération importante pour eux. Il est plutôt question de rassurer le public sur le fait qu’on met des gens à l’écart.
Êtes-vous en train de nous dire que peu importe la peine, tout ce que l’on cherche, c’est de rassurer le public, et que peu importe le seuil que l’on fixe, que ce soit une discrétion judiciaire ou un nombre fixe d’années, ce qui est le plus important, c’est de rassurer le public, même si ledit public n’est pas plus en sécurité? Vous nous dites que tout ce monde se promène à gauche et à droite avec des armes à feu plein les poches, et qu’ils s’en moquent de toute façon, parce qu’ils savent qu’ils ne seront pas arrêtés, et que même s’ils le sont, ils vont recommencer... On ne parle pas de réhabilitation, si je comprends bien.
Est-ce que ce système fonctionne bien, d’après vous? Compte tenu de toute la discrimination dans le système à l’endroit des femmes, j’ai de la difficulté à croire que c’est un système qui fonctionne bien. Est-ce que j’ai raison de croire que ce système ne va pas bien du tout et qu’on doit revoir complètement la façon dont on traite ces questions?
[Traduction]
M. Rowe : Je vous remercie de m’avoir posé cette question très stimulante. Je ne vais pas intervenir ici et vous dire que le système est parfait et qu’il est aussi satisfaisant qu’il pourrait l’être. Il est toujours possible de l’améliorer. Je pense que la façon dont nous abordons le projet de loi C-5 consiste à l’examiner de deux points de vue différents. Ma collègue, Mme Huggins, l’a examiné du point de vue de la dépendance et de la consommation de drogues. Dans ces circonstances, la police et l’ACCP ne croient pas que des peines minimales obligatoires soient nécessaires. Il existe de nombreuses possibilités de déjudiciarisation et de décriminalisation qui permettent d’aider les gens à ne pas entrer dans le système judiciaire après avoir commis ces infractions.
Cependant, lorsqu’il s’agit d’infractions liées aux armes à feu, en particulier, et d’autres infractions violentes — j’ai passé une grande partie de ma carrière à enquêter sur des homicides et des crimes violents —, ces infractions ébranlent véritablement le cœur de notre société, tant du point de vue des personnes qui sont victimes de ces crimes que du point de vue de celles qui les commettent. Leur vie ne sera probablement plus jamais la même après cela. Pour la communauté qui les entoure, qu’il s’agisse de la famille des victimes ou de la communauté qui vit très près de ces victimes et qui doit expliquer à ses enfants pourquoi cette scène de crime a été mise en place ou qu’il s’agisse qu’une famille qui doit rentrer chez elle après que des coups de feu ont été tirés dans sa rue, ce sont des événements très difficiles à surmonter.
D’après mon expérience, la violence armée est un problème auquel nous avons du mal à faire face au Canada, et c’est un problème très grave. Si nous, les agents de police, sommes en mesure d’appliquer efficacement les lois sur les armes à feu et les infractions liées aux armes à feu, avec un peu de chance, nous pourrons empêcher que ces armes à feu soient utilisées pour commettre des infractions encore plus graves.
Si je plaide en faveur du maintien des peines minimales obligatoires pour certaines infractions liées aux armes à feu, le cas échéant, c’est parce que nous les considérons comme des infractions graves qui ont des répercussions sur tous les membres de la société. Je serai la première personne à admettre qu’elles ont également une incidence sur l’accusé. La décision de se saisir d’une arme à feu peut avoir de graves conséquences tant pour l’accusé que pour les personnes qui l’entourent.
Il ne s’agit pas seulement de satisfaire le public, et il ne s’agit pas seulement de mettre quelqu’un en prison. Il faut trouver un juste équilibre, comme vous le savez tous, j’en suis sûr. Nous devons établir l’équilibre qui convient entre la création d’une condamnation légale d’un certain acte, qu’il s’agisse de la possession d’une arme à feu chargée ou de la décharge d’une arme à feu chargée dans nos collectivités, et la capacité de permettre aux gens d’avoir accès à des services, que ce soit dans le milieu des services correctionnels partout au Canada ou dans la collectivité. Je pense que la difficulté que nous rencontrons en ce moment consiste à tenter de trouver cet équilibre.
[Français]
M. Bertrand : Je suis tout à fait d’accord avec mon collègue à ce sujet. Vous avez parlé du sentiment de sécurité de la population, mais il faut également la protéger.
Vous avez parlé du système. Je suis d’accord avec M. Howe : le système n’est pas parfait. Oui, on a des cas isolés où effectivement, des gens ont été reconnus coupables de crimes violents et ils ont été remis dans la rue. Oui, à ce moment, ils récidivent, même parfois dans le même quartier. Toutefois, on parle de cas isolés. En général, les intervenants du système travaillent pour la sévérité des peines et la protection du public.
On parle beaucoup du public, mais il faut placer les victimes au centre de nos orientations et de nos décisions. Ce qu’on voit, ce sont des tirs d’armes à feu sur des résidences et sur des gens qui ne sont pas nécessairement impliqués dans la criminalité. Donc oui, il faut sécuriser ces victimes, mais il ne faut pas qu’elles aient l’impression qu’elles pourraient recroiser leur agresseur dans les prochaines semaines ou les prochains mois. C’est donc une sécurité réelle du public qu’il faut assurer; ce n’est pas juste une perception de sécurité. En effet, parfois, ce sont des gens qui habitent le même quartier, encore une fois.
La sénatrice Dupuis : Si on parle de diversion en cas de simple possession de drogue, qu’est-ce que les policiers vont offrir comme formation si le projet de loi est adopté? Vous savez comme moi qu’il y a des gens qui s’inquiètent de cette discrétion qui sera donnée aux policiers. Il y a des groupes qui ont eu de mauvaises expériences avec les policiers.
M. Bertrand : Je pense que ce seront des formations sur la consommation, les dépendances, sur ce qui peut être fait pour que ces gens sortent du milieu. C’est bien plus un problème de santé publique qu’un problème de policiers.
Il faut s’attaquer à la santé publique pour comprendre la dépendance et l’accoutumance qu’on peut développer à certaines drogues. Je parlais plus tôt d’itinérance : c’est l’ensemble des enjeux qui concernent l’itinérance et la consommation. Il faut des policiers sur le terrain qui connaissent les individus qu’ils interpellent.
On parle souvent de l’interpellation policière. Ce sont toujours les mêmes policiers, dans le même parc, avec les mêmes individus. Les gens se connaissent entre eux. Il faut créer cette proximité et cette connaissance des problèmes et des enjeux que vit notre clientèle. Au-delà de la consommation et de la formation sur la drogue, il faut faire de la formation sur la dépendance et sur les enjeux avec lesquels cette clientèle vit dans la rue.
La présidente : Merci.
La sénatrice Clement : Merci aux témoins et félicitations pour vos carrières. Ma question s’adresse à l’inspecteur-chef Bertrand. Les peines minimales existent depuis longtemps. Des gouvernements successifs les ont mises en place, mais malgré leur existence, je ne crois pas que les résidants de Montréal, les Québécois ou les Canadiens se sentent plus en sécurité. La question de la perception est donc importante. Je vous ai entendu dire, dans vos commentaires, que vous seriez d’accord pour que les juges puissent considérer les cas exceptionnels. Pourquoi êtes-vous en faveur de ce genre de langage?
M. Bertrand : On comprend qu’effectivement il y a des cas inusités, des cas exceptionnels.
Quand vous parlez de la perception et du sentiment d’impunité, la personne qui utilise son arme à feu en sortant de sa résidence le soir sait très bien qu’elle ne fait pas partie de ces cas exceptionnels. Elle va dans un bar avec cette arme à feu et commettra peut-être un crime. L’objectif est atteint. Même si on y va avec une discrétion résiduelle et une clause dérogatoire — appelez cela comme vous voulez —, l’objectif est tout de même atteint, car on garde la peine minimale, et les gens qui utilisent une arme à feu pour commettre un crime savent qu’ils ne feront pas l’objet d’une exception à la cour.
La sénatrice Clement : Qu’est-ce qu’on doit dire aux résidants, aux victimes, aux gens qui ne font pas confiance au système de justice? Les peines minimales ne réussissent pas à donner cette confiance, c’est clair. Quel genre de dialogue avons-nous avec le public?
M. Bertrand : On a un dialogue, mais surtout, en premier lieu, on a un meilleur accompagnement pour les gens qui veulent porter plainte ou qui sont réellement victimes d’une fusillade ou de violence armée. Il faut s’améliorer dans l’accompagnement des victimes à la cour. Il y a des programmes à Montréal pour accompagner les gens qui sont victimes d’exploitation sexuelle. On sait que c’est une clientèle vulnérable. Il y a des experts qui les accompagnent; il faut faire la même chose avec toutes les victimes. Pour rassurer les victimes, il faut être présent sur les lieux d’un crime 24, 48 ou 72 heures après qu’un crime a été commis, pour rencontrer des gens et rassurer la population.
On demande beaucoup aux gens de dénoncer; on le voit dans les messages des services de police dans les médias, c’est avec l’apport de la population qu’on réussit à obtenir des renseignements pour attraper les gens qui utilisent des armes à feu. Si les gens ne croient pas à la peine dont peuvent écoper les criminels, ils seront moins portés à dénoncer.
C’est la même chose en ce qui a trait aux victimes. On met la victime au centre de nos orientations et de nos décisions. Il faut que la victime ait la perception — ou à tout le moins la croyance réelle et la confiance envers le système — que l’individu qu’elle s’apprête à dénoncer, contre lequel elle présente un dossier à la cour, un dossier qu’elle veut mener de front, écopera d’une peine réelle et ne pourra s’en sortir autrement qu’avec une peine minimale. On veut obtenir la confiance de la victime envers le système de justice. On sait qu’il s’agit de victimes vulnérables, et on veut s’assurer qu’elles tiendront tout le long du procès et qu’elles ne retireront pas leur plainte ni leur dossier à la cour.
La sénatrice Clement : Vous avez parlé des causes réelles du crime dans vos commentaires, mais vous n’en parlez pas maintenant.
M. Bertrand : Sur le plan des armes à feu, actuellement, il y a une culture de l’arme à feu; on suit la tendance des autres grandes villes américaines et nord-américaines. Il faut défaire cela. Malheureusement, on ne peut pas mettre une culture de l’arme à feu en prison. Il faut travailler auprès des individus et sur le sentiment d’impunité, car le fait de sortir avec une arme à feu n’est plus considéré comme grave. C’est à cela que l’on doit s’attaquer.
La sénatrice Clement : Merci encore une fois pour votre travail.
La présidente : Merci aux témoins pour leurs présentations.
(La séance est levée.)