LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 20 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 11 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu (vice-président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Je suis le sénateur Boisvenu, du Québec, et j’ai le plaisir de présider la réunion d’aujourd’hui.
[Français]
J’aimerais vous présenter les sénateurs qui sont parmi nous pour l’instant. D’autres sénateurs arriveront plus tard.
[Traduction]
Le sénateur Francis : Sénateur Brian Francis, de l’Île-du-Prince-Édouard.
[Français]
La sénatrice Clement : Sénatrice Bernadette Clement, de l’Ontario.
La sénatrice Dupuis : Renée Dupuis, sénatrice indépendante de la division des Laurentides, au Québec.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Sénatrice Kim Pate, ici sur les rives de la Kitchissippi, ce territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe, autrement appelé Ottawa, Ontario.
La sénatrice Simons : Sénatrice Paula Simons, traité no 6, Alberta.
[Français]
Le vice-président : Je suis heureux de constater que les femmes siègent en majorité au comité, ce matin.
Aujourd’hui, nous allons poursuivre l’étude du projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Je reprends les consignes pour la réunion.
[Traduction]
Les témoins ont cinq minutes pour livrer leur déclaration liminaire.
[Français]
Les sénateurs disposeront de quatre minutes pour les questions et les réponses.
Je vous rappelle de poser des questions courtes et de donner des réponses courtes. Sinon, cela créera de la frustration parce que je devrai vous interrompre. Je vous demande donc de faire preuve de discipline lorsque vous prenez la parole.
Un sénateur vient d’arriver. Nous allons lui laisser le temps de s’asseoir et il pourra se présenter.
Le sénateur Dalphond : Sénateur Dalphond, du Québec.
Le vice-président : Nous accueillons notre premier témoin, l’honorable Murray Sinclair.
À vous la parole, monsieur Sinclair.
L’honorable Murray Sinclair, ancien sénateur, à titre personnel : Merci beaucoup et bonjour à tous.
[Traduction]
Je vais faire ma déclaration liminaire et vous pourrez me dire, bien sûr, quel sera le moment opportun pour les questions. J’ai fourni des observations écrites aux interprètes, et une copie de ces observations sera ultérieurement mise à votre disposition.
À la suite des horribles agressions à l’arme blanche perpétrées dans la nation crie de James Smith, les membres de cette communauté réclament un traitement, la guérison, le pardon, le soutien, l’autonomie et la prévention. Ils ne demandent pas un châtiment plus sévère ou des peines plus longues. Les membres de la nation crie de James Smith sont conscients que l’héritage traumatique du colonialisme et des pensionnats est à l’origine de ce genre d’événement horrible et ils trouvent ce constat pénible. Au reste, les effets de ces legs du passé sont exacerbés par le système de justice pénale et les prisons qu’il soutient.
Les réponses de la communauté font écho aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Dans l’appel à l’action 21, nous avons demandé au gouvernement fédéral de fournir un financement à long terme aux centres de guérison autochtones, nouveaux et de plus longue date, afin de nous permettre de nous attaquer aux préjudices physiques, mentaux, émotionnels et spirituels causés par les pensionnats. Dans l’appel à l’action 35, nous avons demandé au gouvernement fédéral d’éliminer les obstacles à la création de pavillons de ressourcement additionnels pour les détenus autochtones. Ces appels à l’action sont essentiels à la prévention et à la guérison. L’urgence de ces programmes ne saurait être plus évidente.
Le gouvernement fédéral prend des mesures pour reconnaître les effets dévastateurs du colonialisme sur les peuples autochtones du pays, et pour reconnaître l’importance des perspectives autochtones dans la réponse à ces effets. J’ai salué la nomination de l’honorable Michelle O’Bonsawin, une Abénakise de la Première Nation Odanak, à la Cour suprême du Canada comme une étape importante. Elle apporte une connaissance approfondie de ces questions, et sa voix aura de l’importance. Sa thèse de doctorat portait sur l’utilisation des principes de l’arrêt Gladue dans les affaires concernant la santé mentale des Autochtones.
Mais nous avons besoin de beaucoup plus de voix et de points de vue autochtones, notamment de beaucoup plus de juges autochtones à tous les paliers de l’organisation de la justice. Également, tous les juges devraient avoir la liberté de s’appuyer pleinement sur leur histoire et leur expérience pour appliquer les lois de ce pays.
À cet égard, la Commission de vérité et réconciliation a demandé au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, sur présentation de motifs, de déroger aux peines minimales obligatoires et aux restrictions relatives à l’utilisation des peines avec sursis. C’est l’appel à l’action 32. Cette recommandation a été largement soutenue par les organismes autochtones et noirs, les groupes de femmes et d’autres organismes experts. Les peines minimales obligatoires et les restrictions quant à l’utilisation des peines avec sursis sont utilisées plus fréquemment et de manière flagrante contre les peuples autochtones et racisés, et elles ont des effets beaucoup plus délétères sur ces groupes que dans le reste de la population.
Le Sénat se penchera sur le projet de loi C-5 au cours des prochaines semaines. Le gouvernement s’est engagé à abroger les peines minimales obligatoires et à réduire la surreprésentation des Autochtones et des autres groupes racisés 45 dans le système de justice pénale. Aussi, chaque ministre du Cabinet a pour mandat de travailler à la réconciliation.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi C-5 abrogerait 20 peines minimales obligatoires actuellement prévues dans le Code criminel, soit le tiers de ces peines. Les autres peines minimales obligatoires continueraient de limiter la liberté des juges de première instance d’imposer la peine qu’ils jugent appropriée et justifiée aux circonstances particulières de l’affaire et de la personne qui se trouve devant eux.
En tant que stratégie visant à réduire la surreprésentation des Autochtones et de Noirs dans le système carcéral, le projet de loi C-5 est loin d’être suffisant. Les femmes autochtones représentent aujourd’hui 50 % de la population carcérale fédérale féminine et constituent une proportion importante des femmes condamnées à perpétuité pour avoir répondu à la violence par leur propre force meurtrière — trop souvent après avoir tenté de se défendre ou de défendre les personnes dont elles ont la charge.
Le gouvernement n’a fourni aucune donnée pour justifier son approche fragmentaire de l’abrogation des peines minimales obligatoires, et n’a pas non plus expliqué pourquoi il a rejeté l’appel à l’action 32 de la Commission de vérité et réconciliation, qui concerne les peines minimales obligatoires auxquelles le projet de loi C-5 ne touche pas. J’exhorte le gouvernement à revenir sur sa décision et à mettre en œuvre l’appel à l’action 32 dans son intégralité. Nous devons laisser tomber les réponses simplistes, punitives et d’application universelle. Nous devons plutôt faire confiance à nos juges et leur permettre de faire le travail pour lequel ils ont été nommés.
Je vous remercie.
[Français]
Le vice-président : Merci, monsieur Sinclair.
Nous allons passer au prochain témoin, qui est Mme Niman.
À vous la parole, madame Niman.
[Traduction]
Sarah Niman, conseillère juridique, directrice adjointe des services juridiques, Association des femmes autochtones du Canada :
Bonjour, honorables sénateurs. Je suis Sarah Niman, directrice adjointe des services juridiques de l’Association des femmes autochtones du Canada, ou AFAC. Le siège social de l’AFAC est situé sur les territoires traditionnels non cédés du peuple algonquin anishinabe. Meegwetch d’avoir invité l’AFAC à comparaître aujourd’hui.
Les lois du Canada ont brossé un portrait désobligeant des femmes autochtones. En tant qu’organisation nationale responsable de la promotion des droits à l’égalité des femmes, des filles, des personnes bispirituelles, des transgenres et des personnes de genres différents, l’AFAC espère que les présentations d’aujourd’hui aideront à changer ce portrait. Honorables sénateurs, lorsque vous étudierez le projet de loi C-5, l’AFAC espère que vous serez conscients des possibilités que ce dernier procure de faire progresser la réconciliation.
Tout au long de la colonisation, le Canada a imposé des lois qui ont dit aux femmes autochtones qu’elles n’étaient pas égales. La Loi sur les Indiens a dit aux femmes autochtones qu’au chapitre de la descendance, leur identité n’avait pas la même valeur que celle des hommes autochtones.
Les lois canadiennes autorisaient la police à menacer et à emprisonner les mères autochtones qui tentaient de protéger leurs enfants des pensionnats. Les lois canadiennes ont dit aux femmes autochtones qu’elles n’étaient pas de bonnes mères et que, par conséquent, le gouvernement allait s’emparer de leurs enfants pour les placer dans des foyers non autochtones. En sous-finançant les services à l’enfance et à la famille autochtones, les lois canadiennes ont dit aux enfants autochtones qu’ils ne valaient pas autant que les autres enfants. Les lois canadiennes ont dit aux familles des femmes et des filles autochtones disparues ou assassinées que leurs pertes n’étaient pas aussi importantes que celles des autres.
Aujourd’hui, le Canada apprend à mieux se comporter et s’engage à se réconcilier avec les peuples autochtones. La promesse du Canada se traduit dans les lois qu’il promulgue et dans la relation qu’il entretient avec les femmes autochtones. Le Canada a déclaré qu’il répondrait aux 94 appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Le Canada a également déclaré qu’il s’engageait à répondre aux 231 appels à la justice du rapport final de la Commission d’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Les femmes autochtones travaillent d’arrache-pied pour reconquérir leur pouvoir et leur place. Afin d’honorer les promesses de la réconciliation, les lois d’aujourd’hui doivent valoriser les femmes autochtones et les traiter dans l’optique d’une égalité concrète et non d’une égalité d’apparat.
Le projet de loi C-5 est l’occasion d’appliquer les principes de réconciliation à la réforme de la détermination de la peine. Le projet de loi C-5 vise à abroger certaines peines minimales obligatoires. Honorables sénateurs, vous avez entendu de nombreux témoins qui ont décrit l’échec de cette expérience ratée de « durcir le ton envers les criminels », qui perpétue les grands torts qui ont été faits aux femmes autochtones. Le Bureau de l’enquêteur correctionnel nous dit qu’elles représentent maintenant plus de la moitié des femmes purgeant une peine fédérale dans les pénitenciers.
Le projet de loi C-5 propose une façon légale de changer cette trame narrative. Plutôt que de traiter les femmes autochtones qui commettent des crimes comme des êtres malfaisants, le projet de loi C-5 habilite les juges de première instance à concrètement appliquer les principes de l’arrêt Gladue et à admettre que la plupart des femmes autochtones qui comparaissent devant eux sont, avant tout, des victimes avant d’être les auteures d’infractions. Pendant que vous étudiez le projet de loi C-5, la Cour suprême du Canada se prépare à rendre sa décision dans l’affaire Sharma, qui porte sur la constitutionnalité des peines minimales obligatoires à l’article 742.1.
L’AFAC est intervenue dans cette affaire, tant devant la Cour d’appel de l’Ontario que devant la Cour suprême du Canada. Comme nous l’avons avancé dans l’affaire Sharma, l’abrogation des peines minimales obligatoires devrait rétablir une approche plus équilibrée en matière de détermination de la peine.
L’alinéa 718.2e), soit les principes de l’arrêt Gladue, fait grandement progresser l’égalité accordée aux femmes autochtones. Redonner de la vigueur aux principes de l’arrêt Gladue dans la détermination de la peine est aussi dans la lignée des promesses du Canada envers les Autochtones dans le cadre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, tant la loi canadienne que le traité international des droits de la personne correspondants.
L’AFAC demande au Sénat de faire preuve d’ambition. Nous vous demandons de viser l’abrogation de toutes les peines minimales obligatoires, et non uniquement de celles visées dans l’affaire Sharma et par le projet de loi C-5, car une approche à la pièce en matière d’abrogation des peines minimales obligatoires atténue certes leurs méfaits d’un point de vue juridique, mais ne règle pas le problème.
Autrement, l’AFAC appuie l’amendement de l’article 718.3 du Code criminel afin que les juges puissent d’abord envisager d’autres options que l’emprisonnement pour les peines minimales obligatoires maintenues, ce qui concorde avec l’appel à l’action 32 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
L’AFAC estime que les peines minimales obligatoires causent deux préjudices distincts. D’abord, elles empêchent les juges de première instance d’utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour établir des peines significatives à l’image du contexte social complet d’une femme autochtone, ce qui comprend le rôle que joue le système de justice pénale dans la perpétuation de ses souffrances. Ensuite, les peines minimales obligatoires éliminent la possibilité d’ordonnance avec sursis dans une communauté autochtone, ce qui va à l’encontre des droits des Autochtones à vivre selon leurs propres coutumes, traditions, règles et systèmes de justice. Bref, des peines qui tiennent compte des principes de l’arrêt Gladue créent la marge de manœuvre juridique dont les communautés autochtones ont besoin pour appliquer des pratiques de justice réparatrice.
[Français]
Le vice-président : Madame Niman, pouvez-vous conclure, s’il vous plaît?
[Traduction]
Me Niman : Oui. Autrement dit, beaucoup de femmes autochtones qui sortent aujourd’hui d’un pénitencier fédéral ne sont pas entières, guéries ou rétablies. Le système de justice pénale les laisse tomber, et nous vous demandons de faire votre part pour remédier à ce préjudice.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup. J’invite maintenant Mme Webster et Mme North à prendre la parole. Vous devez être très concises dans vos présentations, car vous devez partager la période de cinq minutes.
[Traduction]
Cheryl Webster, professeure, Département de criminologie, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci pour votre aimable invitation. Je vais partager mon temps avec mon ancienne doctorante, qui a travaillé dans les tribunaux de la Colombie-Britannique pendant 30 ans et dont la thèse portait sur les ordonnances avec sursis. Permettez-moi simplement de préciser, en notre nom à toutes les deux, que c’est un honneur d’être au sein du même groupe de témoins que l’honorable Murray Sinclair.
Nous étions très heureuses d’entendre le ministre parler du projet de loi comme faisant partie d’une stratégie plus large de réduction de la surreprésentation des groupes marginalisés dans notre système carcéral. Certes, en ce qui a trait à l’emprisonnement disproportionné des Autochtones, la situation ne peut plus simplement être décrite comme une crise. En effet, M. Rudin a adéquatement employé l’expression « incarcération massive » dans son témoignage. Bien qu’il m’ait coupé l’herbe sous le pied en présentant des données de Jane Sprott, Tony Doob et moi-même, l’ampleur du problème mérite qu’on insiste.
À l’échelle internationale, le taux d’incarcération général du Canada est faible en comparaison de celui de la majorité des nations anglophones. La communauté internationale salue notre pays comme étant l’un des rares à pouvoir maintenir un taux d’incarcération assez stable depuis plus de 50 ans. Mais de telles accolades s’estompent vite quand on ventile ce taux général en fonction du statut d’Autochtone. En 2019, le taux pour les non‑Autochtones était de 79, comparativement à 677 pour les Autochtones. L’ampleur de cet écart est honteuse et dépasse même celle des États-Unis à titre de nation phare de l’incarcération de masse.
Affirmer qu’il est urgent de concrétiser l’objectif du projet de loi C-5, soit la réduction de cette incarcération massive, relève de l’euphémisme. Nos préoccupations résident plutôt ailleurs. En examinant les données du gouvernement sur l’incidence possible de l’abrogation des peines minimales obligatoires visées par le projet de loi C-5, les conclusions ne sont pas particulièrement encourageantes pour les délinquants autochtones dans le système carcéral fédéral. Bien que les Noirs puissent profiter de façon disproportionnée de ce projet de loi, la surreprésentation des Autochtones, elle, ne semble pas susceptible de changer.
Manifestement, éliminer certaines peines minimales obligatoires peut réduire le taux d’incarcération général, mais nos estimations montrent que la surreprésentation relative des Autochtones dans nos pénitenciers ne va pas changer.
Bien que ces conclusions indiquent qu’une réduction des peines minimales obligatoires pourrait faire partie de la stratégie chez les Noirs canadiens, elle doit être élargie pour que les Autochtones en bénéfient de façon équitable. Ainsi, nous invitons le Sénat à modifier le projet de loi d’une des deux façons suivantes : d’abord, abroger toutes les peines minimales obligatoires afin d’assurer l’élimination de celles qui, en fait, ont une incidence disproportionnée sur les Autochtones. Ainsi, ils pourraient profiter de façon équitable des avantages visés par le projet de loi. Sinon, le Sénat peut ajouter une clause dérogatoire qui permet aux juges d’utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour déterminer la peine adéquate à des délinquants autochtones au titre de l’alinéa 718.2e).
Je vais maintenant céder la parole à ma collègue, qui traitera des ordonnances avec sursis.
Dawn North, titulaire d’un doctorat, à titre personnel : Nous étions tout aussi heureuses de constater que le ministre de la Justice propose l’abrogation des restrictions qui restreignent le recours aux ordonnances avec sursis. Mes recherches indiquent que les juges seront heureux de ce changement. Ils sont nombreux à parler de la nécessité d’avoir plus d’outils à leur disposition pour établir des ordonnances personnalisées qui respectent les principes de l’entrave minimale et de la proportionnalité, et qui leur permettent de se conformer à l’alinéa 718.2e).
Cette mesure devrait réduire le nombre général de nouveaux détenus dans les prisons provinciales, ce qui n’est pas négligeable. Toutefois, mes recherches montrent notamment que les populations ciblées par le projet de loi C-5 ne vont pas bénéficier de ce texte législatif dans les mêmes proportions, en partie en raison des doutes quant à leur capacité à se conformer aux conditions très strictes associées à une ordonnance avec sursis usuelle, mais aussi parce que le soutien communautaire adéquat n’est pas accessible de façon uniforme. Ainsi, cette réforme aura probablement une plus grande incidence chez les populations non ciblées.
Nous émettrions deux mises en garde supplémentaires. D’abord, ce texte législatif présume que l’abrogation des restrictions libérera le plein potentiel des ordonnances avec sursis comme option autre que l’incarcération, tout en faisant fi des multiples évaluations qui montrent que même si elles sont largement accessibles, elles n’ont pas concrètement eu d’incidence significative sur le taux d’incarcération. À moins de traiter des enjeux associés aux ordonnances avec sursis, on a peu de raisons de croire que la sanction contribuera désormais à une réduction marquée des emprisonnements, surtout chez les Autochtones.
Ensuite, l’abrogation des restrictions devrait s’accompagner d’un effort soutenu de sensibilisation publique et entraîner un examen du but et de la valeur des ordonnances avec sursis. Idéalement, ce dernier aurait lieu dans le cadre d’un examen plus large des politiques et des principes de détermination de la peine.
[Français]
Le vice-président : Merci, madame North.
J’invite maintenant Me Hrick à prendre la parole.
[Traduction]
Me Pam Hrick, directrice exécutive et avocate générale, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Bonjour. Je m’appelle Pam Hrick et suis directrice exécutive et avocate générale du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, aussi connu sous l’acronyme FAEJ. Je suis reconnaissante de témoigner devant vous aujourd’hui depuis Toronto, ou Tkaronto, qui se trouve sur les terres protégées par le Pacte de la ceinture wampum faisant référence au concept du « bol à une seule cuillère ». Le FAEJ est un organisme de bienfaisance national qui milite pour l’égalité réelle des femmes, des filles ainsi que des personnes trans et non binaires par l’intermédiaire de la procédure judiciaire, de la réforme du droit et d’une éducation juridique de la population qui est féministe et tient compte des facteurs d’identité croisés.
Nous saluons le dépôt du projet de loi C-5 par le gouvernement. Nous savons que les peines minimales obligatoires et les restrictions concernant le recours aux ordonnances avec sursis favorisent l’incarcération massive des Noirs et des Autochtones. Les amendements prévus dans le projet de loi C-5 représentent un premier pas important dans la lutte contre la discrimination systémique au sein du système de justice pénale canadien. Toutefois, le projet de loi C-5 ne va pas assez loin. C’est pour cette raison que le FAEJ a collaboré avec le Black Legal Action Centre et l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry pour rédiger un mémoire à l’intention de ce comité. Dans ce mémoire, nous vous exhortons à adopter cinq recommandations. Je ne vais pas vous les lire, mais vous prie de les étudier avec soin. Ma déclaration liminaire portera sur deux de ces recommandations.
D’abord, nous recommandons l’abrogation de toutes les peines minimales obligatoires prévues au Code criminel. Il s’avère que les peines minimales obligatoires ne préviennent pas la criminalité, mais contribuent plutôt à un taux d’incarcération élevé et à du zèle policier auprès des communautés marginalisées, surtout les communautés noires et autochtones. Si le comité ne veut pas s’aventurer à amender le projet de loi C-5 de sorte à abroger toutes les peines minimales obligatoires, ne serait-ce que celles jugées inconstitutionnelles, je l’exhorte à au moins faire un gain facile, soit adopter la recommandation qui demande la mise en œuvre de l’appel à l’action 32 de la Commission de vérité et de réconciliation. Comme vous l’avez entendu, cela permettrait aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger des peines minimales obligatoires et des restrictions concernant le recours aux ordonnances avec sursis.
L’appel à l’action 32 reconnaît le fait que lorsqu’il y a des peines minimales obligatoires ou des restrictions concernant le recours aux ordonnances avec sursis, il ne peut qu’en résulter de l’injustice. L’appel à l’action 32 y remédie également puisqu’il permet aux juges d’imposer des peines proportionnelles aux circonstances de l’infraction et au degré de culpabilité morale de la personne devant eux.
Mme Debra Parkes donne l’exemple d’une adolescente autochtone de 18 ans qui tue son vendeur de drogues violent. Cette adolescente pourrait être reconnue coupable de meurtre au second degré et se voir imposer une peine obligatoire d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle pendant au moins 10 ans. Cette peine serait imposée sans tenir compte de toute une gamme de principes de l’arrêt Gladue qui pourraient s’appliquer à sa vie, y compris le traumatisme lié aux atrocités des pensionnats ou à la rafle des années 1960, de même qu’à d’autres expériences de racisme, de violence dans l’enfance, de violence ou de dépendance. La mise en œuvre de l’appel à l’action 32 permettrait toutefois à un juge de tenir sciemment compte des facteurs systémiques qui ont contribué à la présence de cette jeune femme devant le tribunal et du type de peine qui pourrait être approprié compte tenu de ses antécédents autochtones.
Le contexte du projet de loi C-5, comme vous l’avez entendu, est en partie le suivant : les femmes autochtones constituent actuellement plus de la moitié de toutes les femmes dans les pénitenciers fédéraux, bien qu’elles ne représentent que moins de 5 % de la population féminine au Canada. L’incarcération massive des femmes autochtones est une injustice nationale, et des changements graduels ne suffiront pas à remédier à la situation. Par ailleurs, la prolifération des peines minimales obligatoires n’a pas amélioré la situation des femmes autochtones qui sont presque deux fois plus victimes de violence que les hommes autochtones et presque trois fois plus que les femmes non autochtones.
Il est important de souligner que l’appel à l’action 32 ne se limite pas aux Autochtones, puisque son libellé peut généralement s’appliquer à la réduction de tous les emprisonnements. Cela est particulièrement pertinent pour les hommes noirs, les femmes et les personnes de diverses identités de genre. Un juge qui prononce une peine en tenant compte de l’incidence de la race et du racisme chez une personne peut raisonnablement conclure que la seule peine convenable en est une qui déroge à la peine minimale obligatoire ou aux restrictions concernant le recours aux ordonnances de sursis.
Il y a maintenant plus de sept ans que la Commission de vérité et réconciliation a publié ses 94 appels à l’action. L’absence de progrès par rapport aux 76 recommandations visant le gouvernement fédéral est honteuse, des sources indépendantes constatant que seulement sept ou huit d’entre elles ont été mises en œuvre à ce jour.
Ce comité a le pouvoir de forcer la main du gouvernement, d’insister pour que le Parlement ne remette pas à plus tard la mise en œuvre d’encore un autre appel à l’action. La mise en œuvre de l’appel à l’action 32 est un gain facile, et je vous exhorte à vous en prévaloir.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup. J’ai une question pour l’honorable sénateur Sinclair. On sait que ce projet de loi prévoit des peines avec sursis, notamment en ce qui a trait aux agressions sexuelles et à la violence conjugale. Cela vous inquiète-t-il de savoir que, dans les communautés autochtones, il y a souvent une très grande proximité entre la victime et l’agresseur et que, à la suite d’un procès, les personnes retournent directement dans leur communauté? Ne craignez-vous pas qu’il y ait une augmentation de la récidive?
[Traduction]
M. Sinclair : Si j’ai bien compris votre question, sénateur, vous demandez si les procès pour infraction sexuelle au sein de la communauté seraient normalisés. Est-ce bien ce que vous m’avez demandé?
[Français]
Le vice-président : Exactement. Comme pour les agressions sexuelles ou dans certains cas de violence conjugale où le juge pourrait donner une peine avec sursis, donc l’individu n’aurait pas de peine d’emprisonnement et retournerait directement dans sa communauté. Comme il y a souvent une très grande proximité entre la victime et l’agresseur, ne craignez-vous pas que cette situation crée une augmentation de la récidive?
[Traduction]
M. Sinclair : Il y a deux questions différentes ici, et je vais traiter de la deuxième en premier.
Je ne crois pas que les infractions sexuelles seront un jour normalisées. Cela dit, dans une certaine mesure, elles ont été normalisées par la gestion qu’en ont fait la police et les autorités chargées de la poursuite dans le passé, décourageant ainsi les plaignantes à se manifester quand elles en étaient victimes ou concernées. Ainsi, le nombre d’infractions est de loin supérieur au nombre de plaintes en bonne et due forme.
Selon moi, une approche où la communauté participe à la détermination de la peine, peut-être par des cercles de détermination de la peine ou des tribunaux se fondant sur les principes de l’arrêt Gladue, ne normaliserait pas l’infraction. En fait, cela tendrait à normaliser l’approche prise par rapport aux infractions sexuelles, une approche qui viserait davantage à remédier au problème à l’origine de l’infraction.
Il y a des prédateurs sexuels qui vont continuer de faire l’objet de peines sévères. Les amendements proposés dans ce projet de loi ne réduisent pas la possibilité d’imposer une longue peine d’emprisonnement aux délinquants qui sont des prédateurs, s’ils s’en sont pris à de jeunes enfants ou s’ils ont participé à des infractions sexuelles brutales et en série. Ce que ces amendements assurent, c’est que les tribunaux sont en mesure d’accéder aux principes dont ils doivent tenir compte dans le cadre de la détermination de la peine selon l’arrêt Gladue.
[Français]
Le vice-président : Monsieur Sinclair, je suis obligé d’abréger votre réponse pour permettre aux autres sénateurs de poser des questions.
[Traduction]
M. Sinclair : Le juge qui prononce la peine pourra utiliser une approche davantage axée sur la guérison et ainsi inciter les membres de la famille à soutenir les deux parties en présence dans le contexte de l’infraction.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup. Je donne maintenant la parole au parrain du projet de loi, le sénateur Gold.
[Traduction]
Le sénateur Gold : Merci à tous les témoins de leur présence. Sénateur Sinclair, c’est agréable de vous revoir au Sénat. Merci.
J’aimerais poser une question à Me Niman. L’une des questions clés qui nous embêtent est la façon de prédire les effets de ce texte législatif sur l’emprisonnement disproportionné des populations marginalisées au Canada, comme les femmes autochtones, entre autres. Selon le mémoire sur l’abrogation des peines minimales obligatoires et l’accès accru aux ordonnances avec sursis que vous avez remis au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, « [l]es taux de surincarcération des femmes autochtones commenceront immédiatement à diminuer » grâce au projet de loi C-5.
Il va sans dire que votre organisme est plus au fait que moi de la réalité des femmes autochtones au Canada. Pouvez-vous nous expliquer un peu pourquoi vous croyez que le projet de loi changera concrètement les choses?
Me Niman : Oui. À l’Association des femmes autochtones du Canada, nous sommes conscientes qu’il y a des spécialistes des statistiques qui pourront prédire plus précisément les chiffres et les résultats. Ce que nous savons, c’est que lorsqu’un juge de première instance peut voir la femme autochtone qui comparaît devant lui comme une personne à part entière et tenir compte de toutes les circonstances pertinentes qui l’ont façonnée jusqu’à ce jour, c’est le genre de considérations sur lesquelles il peut légalement s’appuyer si les peines minimales obligatoires sont abrogées. Il peut adopter une approche globale à la détermination de la peine qui tient compte de façon significative des objectifs du Parlement au titre de l’alinéa 718.2e) pour réduire l’emprisonnement disproportionné en prenant en considération ces circonstances et en cherchant d’autres options que l’emprisonnement. Quand nous disons que cela aura une incidence directe et qu’il y aura moins de femmes autochtones incarcérées, nous voulons dire que les juges de première instance sont immédiatement habilités à adopter une approche globale et à éviter l’emprisonnement, qu’ils soient ou non liés à une approche rigide ou frustrés par celle-ci.
Le sénateur Gold : Si je peux me permettre, j’aimerais adresser mon avant-dernière question à Mme Webster. Dans votre document de 2019, vous et Anthony Doob avez écrit que l’un des problèmes posés par le régime de condamnation avec sursis en vigueur est ceci :
[...] Le régime n’a, semble-t-il, pas réussi à reconnaître — et, surtout, à atténuer — les préoccupations prévisibles du public à l’égard de cette sanction pénale jugée trop clémente.
Essentiellement, si je comprends bien, vous avez constaté que les ordonnances de sursis étaient perçues comme étant « laxistes en matière de criminalité » et que, par voie de conséquence, un gouvernement subséquent viendrait inévitablement en restreindre l’usage. Ma question — à partir de ce constat, mais aussi à la lumière de votre opinion en général — est la suivante : si nous tenons à apporter des changements notables et des améliorations durables au système de justice pénale du Canada, quelle importance accordez-vous à l’appui de la population quant à ce que nous faisons ici? Comment pouvons-nous nous y prendre pour obtenir cet appui?
Mme Webster : Je vous remercie de poser cette question. Je vais en fait la diviser en deux volets, et j’encourage Mme North à répondre à la partie concernant les ordonnances de sursis puisque cela relève davantage de son domaine d’expertise. Je vais toutefois utiliser la même notion pour ce qui est de la façon dont nous pouvons « faire accepter » à la population l’idée d’une réduction des peines minimales obligatoires, ce qui soulève certes une autre préoccupation exprimée dans ces discussions, à savoir le risque qu’il y ait une perte de confiance.
Je pense qu’il existe deux mécanismes très importants pour atteindre cet objectif. Ils découlent, tous deux, des travaux de recherche sur la dissuasion, une notion qui est, comme vous le savez, à la base d’idée selon laquelle les peines minimales obligatoires auront un effet dissuasif sur la criminalité.
[Français]
Le vice-président : Madame Webster, pouvez-vous conclure, s’il vous plaît?
[Traduction]
Mme Webster : Nous avons besoin d’un message très clair et sans ambiguïté, tant pour les politiciens que pour la population, afin d’éliminer les idées ou les doutes qui subsistent quant à la possibilité de s’en servir comme moyen efficace pour réduire la criminalité. Le deuxième mécanisme consisterait à tenir une conversation très franche avec les gens pour leur faire comprendre ou pour les rassurer que la criminalité n’augmentera pas, comme en témoignent les études sur la dissuasion. Merci.
[Français]
Le vice-président : Il nous reste 30 minutes et il y a sept sénateurs qui veulent intervenir. Si vous dépassez la limite d’une ou deux minutes, vous allez évidemment empiéter sur le droit d’autres sénateurs à poser des questions. Je répète la mise en garde que j’ai faite un peu plus tôt sur la discipline des questions et des réponses courtes.
[Traduction]
Le sénateur Dalphond : Nous avons quatre minutes, mais je m’abstiendrai de vous poser de longues questions afin de vous laisser le temps de répondre.
Mes questions s’adressent à Mmes Webster et North. Vous avez dit, madame Webster, que vous estimez que ces modifications seront bénéfiques pour les Canadiens noirs, mais qu’elles n’auront pas d’effet sur la surreprésentation des Autochtones. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet et nous expliquer quelles données vous avez utilisées pour arriver à cette conclusion?
Mme Webster : Volontiers. Nous avons utilisé les données de 2020-2021 du Service correctionnel du Canada portant exclusivement sur les délinquants purgeant une peine dans un établissement fédéral pour au moins une des infractions énumérées dans le projet de loi C-5, infractions pour lesquelles les peines minimales obligatoires seraient abrogées. Les données ne sont pas parfaites, mais elles nous permettent d’évaluer l’incidence de l’élimination des peines minimales obligatoires sur la représentation disproportionnée des délinquants autochtones et noirs. En gros, elles révèlent que l’abrogation des peines minimales obligatoires énumérées dans le projet de loi C-5 pourrait réduire, du moins dans une certaine mesure, la représentation disproportionnée des Canadiens noirs dans les établissements fédéraux.
Par contre, les délinquants autochtones en général — et surtout les délinquantes autochtones — sont, somme toute, laissés pour compte. En d’autres mots, d’après les données provenant du Service correctionnel du Canada, c’est-à-dire du gouvernement lui-même, une plus faible proportion de Canadiens autochtones en général — et une proportion encore plus faible de Canadiennes autochtones — auront la possibilité de bénéficier du projet de loi. Merci.
Le sénateur Dalphond : Avez-vous des données que vous pourriez nous transmettre afin de nous présenter le résultat de votre analyse?
Mme Webster : Oui, j’en ai.
Le sénateur Dalphond : Pourriez-vous les faire parvenir au comité?
Mme Webster : Volontiers.
Le sénateur Dalphond : Je pose la même question à Mme North : avez-vous des données sur les ordonnances de sursis? Vous avez dit que les statistiques, même lorsqu’elles sont disponibles, ne montrent aucun effet important. Pourriez-vous nous en parler davantage en 30 secondes et nous envoyer des documents ou des données à l’appui?
Mme North : Je vous remercie. Oui, absolument, je peux vous fournir les données que j’utilise. D’après les recherches, même lorsque les ordonnances de sursis étaient facilement accessibles, les populations ou les délinquants autochtones n’en bénéficiaient pas de façon proportionnelle. Dans certains cas, ils en bénéficiaient, mais pas dans la même proportion que les autres délinquants. Certaines données laissent aussi entendre que les délinquants autochtones ont tendance à afficher des taux de manquement plus élevés, même lorsqu’ils obtiennent une peine avec sursis. Voilà qui devient, bien sûr, un problème puisque l’emprisonnement pour inobservation des conditions influe sur les taux d’incarcération en général. Je peux vous faire parvenir ces renseignements. Je vous remercie.
La sénatrice Simons : Ma question s’adresse au sénateur Sinclair. Je veux faire appel à votre expertise non seulement en tant que juriste autochtone, mais aussi en tant qu’ancien sénateur. Nous nous retrouvons dans une situation peu enviable.
De nombreux témoins se sont présentés devant nous, comme ceux d’aujourd’hui, et nous ont dit que nous devions apporter un amendement au projet de loi pour donner aux juges le pouvoir discrétionnaire, dans des cas extraordinaires, de ne pas imposer une peine minimale obligatoire pour des infractions exclues du projet de loi C-5. Le hic, c’est que si nous modifions le projet de loi de façon aussi radicale, cela pourrait en retarder l’adoption, voire le faire traîner indéfiniment. Certains avocats criminalistes nous disent qu’ils préféreraient que nous adoptions sans tarder le projet de loi — aussi imparfait soit-il — afin d’avoir l’assurance que leurs clients pourront se prévaloir d’une ordonnance de sursis le plus rapidement possible.
Vous avez déjà siégé ici. Vous savez comment cela fonctionne, et vous me connaissez suffisamment bien pour savoir que je n’aime pas qu’on me dise ce que je ne peux pas faire. Je me demande si nous pouvons faire appel à votre sagesse. D’après vous, est-ce bien le moment de réclamer un amendement qui améliorerait le projet de loi et le rendrait plus constitutionnel, ou est-il plus prudent de prendre ce qu’on peut et de revenir à la charge une autre fois.
M. Sinclair : D’ici à ce que le projet de loi fasse l’objet d’un débat en bonne et due forme ou d’un examen complet au Sénat, vous aurez peut-être une décision, comme dans l’arrêt Sharma, qui clarifiera un certain nombre de ces questions.
La réalité, c’est que face à ce genre de dilemme hobbésien où il faut décider si une demi-mesure est adéquate ou non, je pense que vous devez décider si le moment est bien choisi et si c’est la bonne chose à faire pour aller de l’avant, et vous devez aussi définir ce qui est approprié.
Je pense qu’à défaut d’abroger toutes les dispositions relatives aux peines minimales obligatoires qui figurent actuellement dans le Code criminel, un autre amendement convenable serait de donner aux juges la compétence et le pouvoir de ne pas imposer de peines minimales obligatoires s’ils fournissent des motifs par écrit — c’est d’ailleurs ce que préconise l’appel à l’action du rapport de la Commission de vérité et réconciliation. Je préférerais qu’on adopte une telle approche plutôt que de chercher à apporter un amendement de fond ou à rejeter le projet de loi, car je suis persuadé qu’il y a lieu de le modifier et de le sauver si on y ajoute ce genre d’amendement.
La sénatrice Simons : Il reste à voir si ce type d’amendement sera approuvé à l’autre endroit.
Je pose donc la question à Me Hrick. D’après mes entretiens avec des avocats criminalistes, ces derniers préféreraient que nous accélérions l’étude du projet de loi pour permettre à leurs clients de bénéficier d’une ordonnance de sursis. Ils ne veulent pas que nous nous acharnions à obtenir un projet de loi qui correspond à ce que la plupart d’entre nous souhaitent — c’est‑à‑dire un projet de loi qui confère un pouvoir discrétionnaire aux juges dans des circonstances extraordinaires. Je me demande quelle est la position du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes à ce sujet, puisque vous représentez un large éventail d’avocats.
Me Hrick : Il est juste de dire que nous sommes d’accord avec le sénateur Sinclair sur ce point. Il s’agit d’une occasion de mettre en œuvre l’un des appels à l’action et de faire ce qui s’impose. J’ose espérer que la réponse de la Chambre des communes ou de tout parlementaire ne sera pas de s’opposer vivement à la réconciliation et aux appels à l’action, à tel point qu’ils préféreraient torpiller cette mesure législative, plutôt que de donner suite à un appel à l’action.
Voilà, selon moi, le message qui serait envoyé aux Canadiens si, au bout du compte, le comité faisait le bon choix en amendant le projet de loi, comme vous l’avez suggéré.
Le vice-président : Merci, maître Hrick.
La sénatrice Pate : Je voudrais d’abord donner à Me Hrick l’occasion de poursuivre sa réponse, après quoi j’interviendrai s’il me reste du temps.
Me Hrick : Merci, sénatrice Pate. J’avais terminé de répondre.
La sénatrice Pate : Maître Niman, le sénateur Gold vous a posé une question sur une observation faite à la Chambre des communes. Au début de l’étude du projet de loi et de son prédécesseur — le projet de loi C-22, qui était exactement le même —, de nombreuses personnes ont reçu des renseignements du ministère de la Justice selon lesquels le nombre de détenus serait réduit.
Comme l’ont indiqué Mmes Webster et North, un examen de ces données révèle une réalité bien différente. Votre position a‑t‑elle changé depuis votre témoignage à la Chambre des communes?
Me Niman : Je vous remercie de votre question.
Non. La position de l’Association des femmes autochtones du Canada n’a pas changé parce que si l’on adopte une approche intersectionnelle et relationnelle et que l’on envisage de présenter le projet de loi à une salle remplie de femmes, de filles et de personnes de diverses identités de genre autochtones qui seront touchées par cette mesure législative, j’espère que le Canada honorera ses engagements en matière de réconciliation et qu’on sera en mesure de les regarder dans les yeux et de leur dire : « Ce projet de loi vient abroger quelque chose qui, nous le savons, vous nuit pour faire en sorte que les juges qui déterminent les peines puissent vous traiter comme des individus et des êtres humains, au lieu de perpétuer l’approche de l’égalité formelle dans le cadre des peines minimales obligatoires. »
La sénatrice Pate : Est-ce la raison pour laquelle vous appuyez l’idée d’amender le projet de loi C-5?
Me Niman : Oui. Nous estimons que le fait de donner aux juges le pouvoir d’examiner les situations, au cas par cas, les libère d’un régime inutile et préjudiciable en vertu duquel ils sont tenus de recevoir des renseignements sous forme de rapports Gladue ou d’autres documents pour comprendre la totalité de l’expérience d’une femme autochtone, mais une fois que le tout est déposé, ils finissent par dire : « Eh bien, nous n’y pouvons rien. Nous devons vous condamner à une peine d’emprisonnement. Nous devons perpétuer le cycle de séparation des familles autochtones parce que c’est ce que la loi nous impose de faire. »
Au lieu de cela, le projet de loi et l’amendement proposé permettront aux juges d’être des juges, de faire le travail que nous leur confions et de faire progresser la réconciliation dans les salles d’audience, une fois que le Parlement et le Sénat auront favorisé la réconciliation grâce à cet amendement.
La sénatrice Pate : Madame Webster, je suis curieuse. Lorsque vous parlez de la réaction du public, pouvez-vous nous dire, d’après ce que vous en savez, comment les gens réagissent à la nécessité de prévoir le genre de pouvoir discrétionnaire dont vous avez parlé?
Mme Webster : Certainement. Je commencerais par les études sur la dissuasion. La raison pour laquelle c’est si important, c’est que cela nous rappelle qu’il sera crucial de voir à ce que l’abrogation des peines obligatoires — ou, du moins, l’ajout d’une disposition d’exemption — s’accompagne d’une conversation très franche avec les citoyens.
Au cours des 20 dernières années, on leur a dit que les peines minimales obligatoires allaient les garder plus en sécurité en dissuadant les délinquants. La sensibilisation du public sera donc essentielle pour rassurer les gens que la criminalité n’ira pas en augmentant. Il ne suffit pas de leur dire que les travaux de recherche sur la dissuasion montrent que les peines obligatoires ne réduisent pas, dans les faits, la criminalité. Nous devons également remettre en question leurs intuitions sous-jacentes au sujet de l’effet dissuasif. Qui ne serait pas dissuadé par une peine de 10 ans plutôt qu’une peine d’emprisonnement de 5 ans?
La conversation doit viser, en partie, à confronter chacune des hypothèses sous-jacentes qui appuient — à tort — l’argument de la dissuasion jusqu’à ce que les gens puissent comprendre, sur un plan individuel, pourquoi ce principe ne fonctionne pas dans la pratique.
Les gens sont en mesure de comprendre, par exemple, que pour que des sanctions plus sévères fonctionnent, les individus doivent être conscients de la punition et du fait que le régime a changé. Les sondages d’opinion révèlent, depuis des décennies, que la plupart des citoyens sont incapables de nommer la grande majorité des peines minimales obligatoires prévues dans le code. De même, les gens peuvent comprendre que la plupart des délinquants n’ont jamais...
[Français]
Le vice-président : Merci, madame Webster. Je dois passer à un autre sénateur.
[Traduction]
Le sénateur Francis : Cette question s’adresse au sénateur Sinclair.
En 1999, la Cour suprême du Canada a reconnu l’importance de l’alinéa 718.2e) pour contrer ce qu’elle qualifiait de crise dans le système canadien de justice pénale en raison du taux d’incarcération excessif des Autochtones. Ce problème n’a fait qu’empirer depuis lors.
Pouvez-vous nous dire comment l’alinéa 718.2e) peut garantir des peines équitables pour les Autochtones qui comparaissent devant un juge? Pouvez-vous nous expliquer également comment les peines minimales obligatoires empêchent les juges d’assurer cette équité pour les peuples autochtones?
M. Sinclair : Votre question comporte deux volets. Je répondrai à la première partie de façon générale en disant que, selon les recherches, lorsque l’article 718.2 a été adopté en 1996, il visait à réduire le recours à l’incarcération, en particulier dans le cas des Autochtones, et c’est ce qui explique le libellé de l’alinéa 718.2e).
Ensuite, les recherches menées à partir de 1992 — jusqu’à l’analyse effectuée par la Commission royale sur les peuples autochtones, je crois — et jusqu’à la fin des années 1990 ont montré que, dans les faits, le taux d’incarcération avait certes diminué dans l’ensemble, mais que la proportion d’Autochtones incarcérés avait augmenté parce que les non-Autochtones avaient bénéficié des dispositions de l’article 718.2. Les tribunaux ont pu facilement différer le recours à l’incarcération pour ces personnes, mais pas pour les non-Autochtones, car les facteurs nécessaires n’étaient pas présents.
Dans l’arrêt Gladue, la Cour a déclaré qu’il faut examiner ces facteurs très attentivement. Le problème avec l’approche prévue dans l’arrêt Gladue, c’est que les provinces doivent fournir les ressources nécessaires à l’élaboration de rapports Gladue en bonne et due forme, chose qu’elles ne font pas. Le gouvernement fédéral ne les a pas aidées en leur offrant des ressources supplémentaires pour assurer l’exhaustivité de ces rapports.
[Français]
Le vice-président : J’ai une sous-question, monsieur Sinclair. On sait que le statut d’Autochtone dans les pénitenciers est déterminé par autodétermination; ce sont les personnes qui sont incarcérées qui se déclarent elles-mêmes « Autochtones ». Êtes-vous en faveur de l’autodétermination du statut d’Autochtone dans les pénitenciers fédéraux?
[Traduction]
M. Sinclair : C’est un enjeu énorme dans les cercles d’emploi ces jours-ci, en particulier dans les universités.
En général, dans les tribunaux, l’auto-identification a été acceptée comme l’approche à utiliser. Elle a parfois été contestée, mais je pense que les personnes qui rédigent les rapports Gladue et qui procèdent à l’évaluation de l’individu seraient en mesure d’établir rapidement si le parcours de l’individu en question et les circonstances dans lesquelles il se trouve sont attribuables ou non à son identité autochtone. C’est vraiment l’élément important : quels sont les facteurs de son vécu autochtone qui ont amené cet individu devant le tribunal en ce moment? L’auto-identification est donc un point de départ.
[Français]
Le vice-président : Monsieur Sinclair, je dois encore raccourcir votre temps de réponse pour donner la parole à une autre sénatrice. Toutes mes excuses.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Mes questions s’adressent à Mmes Webster et North. Je voulais vous donner plus de temps pour expliquer les résultats importants de vos travaux de recherche qui s’appuient sur des données très récentes — datant de 2020 et 2021 —, et dont vous nous avez parlé tout à l’heure en disant que l’élimination des peines minimales obligatoires que prévoit le projet de loi C-5 n’aurait en fait qu’un effet très minime sur les délinquants autochtones. Je pense que vos données sont essentielles, puisque le gouvernement Trudeau affirme vouloir supprimer ces peines minimales obligatoires, en grande partie, pour les Autochtones.
Veuillez prendre quelques instants pour nous aider à mieux comprendre cela.
Mme Webster : Comme je l’ai dit, vous avez raison. Il s’agissait des données les plus récentes disponibles auprès du Service correctionnel du Canada. Je souligne également que les données ne sont pas parfaites, en ce sens qu’elles identifient les délinquants qui purgent une peine pour au moins une des infractions énumérées dans le projet de loi C-5, infractions pour lesquelles les peines minimales obligatoires seraient abrogées. Nous savons que, dans bien des cas, les gens ont été condamnés pour plus d’une accusation; il est donc difficile de déterminer l’incidence d’une seule peine minimale obligatoire lorsqu’elle est combinée à d’autres.
Cela dit, ce sont les meilleures données dont nous disposons à l’heure actuelle, et elles nous permettent d’évaluer l’incidence de l’élimination des peines minimales obligatoires sur la représentation disproportionnée des Autochtones et des Noirs.
En termes simples, les analyses que nous avons effectuées tiennent compte des proportions relatives. Autrement dit, nous avons d’abord examiné la proportion que chaque groupe ethnique représente actuellement dans l’ensemble de la population carcérale fédérale. Nous avons ensuite déterminé la proportion que chaque groupe ethnique représente par rapport à tous les délinquants qui purgent actuellement une peine pour au moins une des infractions qui sont énumérées dans le projet de loi C-5 et pour lesquelles une peine minimale obligatoire serait abrogée.
Pour réduire la surreprésentation des Autochtones, le second groupe devrait représenter une proportion plus élevée que le premier. Or, ce n’est pas ce que nous avons constaté. Les Autochtones représentent 31 % des délinquants qui purgent une peine dans un établissement fédéral, mais seulement 28 % de ceux qui pourraient bénéficier du projet de loi C-5. Ainsi, même si tous les délinquants autochtones bénéficiaient du projet de loi C-5, ce qui est peu probable, leur proportion relative dans l’ensemble de la population carcérale augmenterait probablement. Leur surreprésentation sera donc accrue, car ils constitueront une part plus importante de la population carcérale.
La sénatrice Clement : Merci à tous les témoins, en particulier pour leurs carrières et leur travail. Merci, maître Niman, d’avoir utilisé le mot « ambitieux ». Dans le même ordre d’idées, j’ai une question pour Mme Hrick, puis pour le sénateur Sinclair.
De nombreuses organisations noires et autochtones se sont unies pour soutenir l’ambition du projet de loi C-5. Je crains que ces communautés ne soient divisées en raison de certaines données qui pourraient bénéficier aux Noirs et non aux Autochtones. Mais je vous ai entendue dire, madame Hrick, que le libellé de l’appel à l’action 32 était plus large et qu’il pourrait également bénéficier aux hommes noirs, par exemple. C’est la première fois que j’entends parler de ce sujet. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point?
Sénateur Sinclair, je vous ai entendu dire que vous seriez favorable à un amendement permettant l’exercice d’une discrétion judiciaire appropriée. Que diriez-vous aux personnes qui répondent alors : « Mais nous ne sommes pas convaincus que les juges comprennent l’incidence de la discrimination systémique et des traumatismes »? Que leur répondriez-vous?
J’aimerais commencer par Mme Hrick, puis je poserai la même question au sénateur Sinclair.
Me Hrick : Je vais commencer par lire le texte de l’appel à l’action 32, car sa formulation est très générale :
Nous demandons au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis.
Ce texte ne se limite pas aux Autochtones qui sont accusés dans ce système, et il faut en faire une interprétation générale. Nous estimons qu’il s’agit d’un amendement judicieux et bénéfique à apporter pour répondre aux problèmes que vous avez mentionnés, à savoir la surreprésentation des hommes noirs, des femmes et des personnes de sexe différent et leur ciblage disproportionné par la police et le système judiciaire, ainsi que le défaut — à ce stade — de pleinement tenir compte de leur situation lorsqu’ils sont traduits devant un tribunal, comme c’est le cas pour les Autochtones, même si leurs situations sont différentes à bien des égards.
Il s’agit d’un amendement général. J’estime, et nous l’avons souligné dans notre mémoire et dans nos recommandations, que l’amendement à ce projet de loi doit être formulé en termes généraux.
M. Sinclair : Merci. C’était une bonne question. À la question de savoir ce que vous pourriez répondre aux personnes qui ne sont pas convaincues de la capacité des juges de comprendre l’incidence de la discrimination systémique et des traumatismes, je répondrai d’abord qu’il n’y a rien que vous puissiez dire à ces personnes qui puisse les faire changer d’avis. Je pense que ce sont les actions des juges qui les convaincront.
Ils auront la possibilité de faire abstraction des peines minimales obligatoires, mais ils utiliseront probablement les principes adéquats de détermination de la peine, mais ils n’incarcéreront pas nécessairement les personnes pour une durée aussi longue que celle prévue par les peines minimales obligatoires. Nous assisterons probablement à un retour à la situation qui prévalait avant la création des peines minimales obligatoires. La confiance que les gens accordent aux tribunaux sera probablement déterminée par le comportement des juges, tout comme la confiance que les gens accordent au Sénat est basée sur le comportement des sénateurs.
[Français]
Le vice-président : Merci.
La sénatrice Dupuis : Bienvenue aux témoins. On a déjà répondu à l’une de mes questions, mais je voudrais revenir sur la dernière question de la sénatrice Clement. Sénateur Sinclair, j’aimerais préciser la question de la sénatrice Clement. Qu’est-ce que vous répondriez aux groupes de femmes que nous avons entendus ici au comité? Je ne parle pas du public en général, qui peut apprécier ou non la magistrature. Je parle des groupes de femmes qui sont venus témoigner devant nous et qui nous ont dit qu’elles ne pouvaient pas se permettre de faire confiance au système, car le système les a toujours desservies ou maltraitées.
[Traduction]
M. Sinclair : Le système maltraite généralement les femmes en imposant des peines minimales obligatoires, et je pense que c’est le début de la réponse... que les tribunaux pourront désormais appliquer une meilleure approche pour les femmes accusées qui comparaissent devant les tribunaux. Il est peu probable que les femmes victimes d’un crime aient à s’inquiéter que leur agresseur bénéficie d’une réduction de peine, car l’approche de la détermination de la peine à l’égard des hommes est globalement restée assez stable au fil des ans et n’a pas évolué de manière significative.
C’est lorsque les victimes de sexe féminin agissent de telle sorte que des infractions graves leur sont reprochées que le recours aux peines minimales obligatoires perpétue la victimisation. Les femmes en seraient probablement plus avantagées que par le passé.
Le sénateur Gold : Ma question s’adresse à la professeure Webster. Si je comprends bien, vos données sont basées sur la compétence fédérale. Les personnes condamnées à moins de deux ans sont incarcérées au niveau provincial. Votre analyse tient-elle compte des statistiques des provinces et territoires?
Mme Webster : C’est une excellente question. Non, elle n’en tient pas compte. Nous ne disposions pas des données provinciales. L’un des obstacles est, évidemment, que nous devrions nous adresser à chaque administration pour les rassembler, ce qui prendrait beaucoup plus de temps.
De plus, les propriétaires des données doivent être en mesure d’extraire les données sur les délinquants qui purgent une peine pour au moins l’une des infractions figurant dans le projet de loi C-5 et pour lesquelles la peine minimale obligatoire serait abrogée. Cette démarche exige beaucoup de travail.
Mon autre remarque est que, même s’il est vrai que certaines peines obligatoires ont une incidence sur les taux d’emprisonnement dans les provinces, étant donné que 70 % de nos prisons provinciales servent actuellement à la détention provisoire, je me demande quelle serait l’ampleur des répercussions de la suppression — ou non — de ces peines obligatoires. Si nous regardons au niveau provincial et que nous essayons de résoudre les problèmes les plus immédiats, nous devrions assurément cibler la population en détention provisoire.
Le sénateur Gold : Mais êtes-vous d’accord pour dire que, dans le cas des ordonnances de sursis, elle devrait avoir une incidence importante sur l’incarcération des personnes dans le système provincial?
Mme Webster : Je vais tricher et laisser ma partenaire répondre à cette dernière question, si vous le permettez. C’est son domaine d’expertise.
Mme North : Cela aura une certaine incidence. Quant à savoir si cette incidence sera importante ou significative, nous devrons le constater au fil des évaluations.
[Français]
Le vice-président : Je remercie les témoins. Ce fut très intéressant.
Honorables sénateurs, nous accueillons maintenant le deuxième groupe de témoins. Il s’agit de Mme Gabrielle Comtois, analyste des enjeux et incidences politiques, Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, et de M. Brian Sauvé, président de la Fédération de la police nationale.
Les témoins disposent de cinq minutes pour présenter leur témoignage et vous disposerez de cinq minutes pour les questions et les réponses. Il y aura possiblement un deuxième tour de questions.
Madame Comtois, vous pouvez commencer à présenter votre mémoire. Merci beaucoup de votre présence. À vous la parole.
Gabrielle Comtois, analyste des enjeux et incidences politiques, Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel : Bonjour. Je tiens à préciser que ma collègue Justine Chénier va peut-être se joindre à nous en cours de route. Elle éprouve des difficultés techniques en ce moment.
Je vais commencer et Mme Chénier pourra prendre la parole lorsqu’elle pourra se connecter.
Le vice-président : Vous pouvez présenter votre mémoire.
Mme Comtois : Bonjour à tous et à toutes. Merci de m’accueillir aujourd’hui. Je m’appelle Gabrielle Comtois et je suis responsable de l’analyse des enjeux pour le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.
Nous sommes un organisme féministe à but non lucratif qui a pour mission d’offrir une meilleure réponse aux femmes et aux adolescentes agressées sexuellement et de leur fournir des outils contre la violence sexuelle. Notre but principal est essentiellement de regrouper les centres d’aide aux victimes d’agression sexuelle situés un peu partout au Québec. On compte actuellement plus de 20 membres qui travaillent dans trois domaines distincts : la prévention, l’aide directe et la mobilisation.
Les principaux objectifs du regroupement sont de mobiliser les individus et les groupes dans la lutte contre les agressions à caractère sexuel, de générer des changements sociaux et politiques et de rassembler les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel pour leur offrir des espaces de réflexion et d’échange. En l’espèce, l’analyse du RQCALACS s’est ancrée dans l’approche intersectionnelle utilisée pour la première fois par la juriste Kimberlé Crenshaw en 1991.
Cette approche nous dicte de prendre en compte les différents systèmes de pression qui se chevauchent et nous permet de le faire, comme le racisme, le classisme, l’homophobie, la misogynie et d’autres dans le cadre d’une analyse d’un même enjeu. Notre analyse est également centrée sur une critique de la croyance selon laquelle l’aspect punitif du système carcéral représente une solution viable à long terme pour répondre au problème des violences à caractère sexuel.
Cette approche est évoquée dans les travaux d’Angela Davis, notamment la notion de traumatisme historique et du rapport des communautés autochtones et racisées face au système de justice.
Pour commencer, le RQCALACS aimerait rappeler certains éléments dont les sénateurs et sénatrices doivent tenir compte dans l’exercice de leurs fonctions. Les Autochtones sont considérablement surreprésentés dans les établissements correctionnels canadiens. En janvier 2020, les Autochtones en situation d’incarcération comptaient pour un peu plus de 30 % de la population adulte dans les établissements correctionnels fédéraux, bien que les Autochtones ne représentent que 5 % de la population canadienne en général. Les femmes autochtones étaient encore plus considérablement surreprésentées, formant presque 50 % des détenues dans les établissements correctionnels fédéraux en date du 17 décembre 2021. De plus, le nombre d’Autochtones en situation d’incarcération a continué d’augmenter au cours des 10 dernières années. Les personnes racisées sont également surreprésentées dans le système fédéral de justice pénale, puisqu’elles représentaient 7,2 % de la population carcérale en 2018-2019, mais seulement 3,5 % de la population canadienne en 2016.
En 1999, dans l’arrêt R. c. Gladue, la Cour suprême du Canada a reconnu le grave problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes. De plus, la cour a interprété l’alinéa 718.2e) du Code criminel en exigeant expressément que les juges qui déterminent les peines tiennent compte des circonstances particulières des Autochtones en situation d’incarcération. Les facteurs systémiques ou historiques distinctifs peuvent être l’une des raisons pour lesquelles les Autochtones en situation d’incarcération se retrouvent devant les tribunaux.
Le vice-président : Madame Comtois, votre collègue est en ligne avec nous. Si vous lui laissez du temps de parole, vous devez rapidement conclure votre témoignage dans les secondes qui viennent.
Mme Comtois : Je vais laisser la parole à ma collègue Mme Chénier.
Justine Chénier, responsable des communications, Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel : Bonjour à tous et à toutes. Je m’appelle Justine Chénier et je suis responsable des communications au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.
Je vais vous parler des conséquences de la criminalisation de la pauvreté. Selon le rapport annuel de 2022 du Conseil consultatif national sur la pauvreté, la pauvreté « [...] frappe certains groupes plus fort que d’autres. »
Notamment, les Premières Nations, les Inuits et les Métis sont grandement à risque de tomber dans la pauvreté en raison des effets historiques et permanents du colonialisme au Canada, comme les traumatismes, le racisme et la discrimination. En outre, les groupes marginalisés (personnes noires et autres populations racisées) sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté du fait d’obstacles économiques et de toutes les formes de discrimination dont elles peuvent être victimes.
Étude après étude, on voit que les personnes en situation d’incarcération au Canada vivent en grande partie sous le seuil de la pauvreté, sont souvent sans emploi et même sans abri au moment de leur réhabilitation, ont tendance à être très peu scolarisés et ont un historique de problèmes de santé mentale, de toxicomanie et de violence. À l’instar... Je vais laisser la parole à Gabrielle pour notre dernière section sur le féminisme carcéral.
Mme Comtois : Je vais conclure.
Le vice-président : Vous avez une minute; veuillez conclure.
Mme Comtois : Le féminisme carcéral, c’est la croyance selon laquelle les prisons, comme technologie du contrôle des corps, représentent à terme une stratégie viable pour éradiquer les violences sexuelles; c’est la croyance selon laquelle des peines plus longues et plus dures pour chaque agresseur vont finir par ramener l’ensemble des femmes à la société. Cependant, les chercheurs qui dressent les profils des personnes en situation d’incarcération voient bien la grande proportion d’hommes et encore plus grande proportion de femmes qui ont vécu des violences psychologiques, physiques et souvent sexuelles. Pendant qu’on débat de la place que les violeurs devraient prendre en prison, on comprend trop peu souvent que ces établissements sont remplis de leurs victimes.
De plus, selon Ivan Zinger, l’enquêteur correctionnel du Canada, les violences sexuelles sont un problème systémique dans les prisons fédérales. Selon lui, les personnes qui sont le plus à risque de subir de telles agressions sont principalement les femmes, les membres de la communauté LGBTQ+ et les personnes exposées aux violences et autres traumatismes. Quand on tient compte de qui peuple nos prisons, on comprend que le féminisme carcéral est nécessairement un féminisme bourgeois et que le fait de réclamer plus de peines de prison comme solution aux problèmes sociaux, y compris les violences sexuelles, représente une avenue qui mène nécessairement à la destitution de l’environnement social des femmes pauvres et racisées et à la reproduction du phénomène de la violence sexuelle.
Mme Chénier : Nous trouvons que 15 secondes, c’est trop court, mais nous allions prendre position contre le projet de loi C-5.
Le vice-président : Merci beaucoup.
Mme Chénier : Si vous nous accordez cinq secondes de plus, je vais pouvoir le dire, sénateur Boisvenu.
Le vice-président : Allez-y; pas plus.
Mme Chénier : Il est important de rappeler que le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel prône une lutte contre l’impunité pour les crimes sexuels. Il ne s’agit pas de militer en faveur de l’ajout de mesures punitives à l’égard des personnes contrevenantes. Il s’agit surtout de revoir la culture du système carcéral et de mettre en place des programmes de réhabilitation pour prévenir les récidives.
Il est important de poursuivre les efforts de prévention partout au Canada, mais il ne faut pas non plus banaliser les répercussions que les agressions à caractère sexuel ont sur les victimes; c’est pour cette raison que nous sommes contre le projet de loi C-5. Au nom de l’expertise des CALACS et du RQCALACS, qui sont situés au Québec, nous sommes contre le projet de loi. En même temps, nous invitons les sénatrices et les sénateurs présents aujourd’hui à revoir la culture carcérale et à éviter la surreprésentation des personnes marginalisées au sein du système carcéral.
Le vice-président : Madame Chénier, merci beaucoup de votre témoignage. Je vous ai laissé beaucoup plus de temps qu’on en laisse à d’autres. Monsieur Sauvé, vous avez la parole.
Brian Sauvé, président, Fédération de la police nationale : Merci, monsieur le président.
[Traduction]
Je vous remercie de m’avoir invité à comparaître devant vous. Je suis sergent au sein de la Gendarmerie royale du Canada, ou GRC, et président de la Fédération de la police nationale, ou FPN, l’agent négociateur accrédité qui représente près de 20 000 membres de la GRC au Canada et à l’étranger.
Le projet de loi C-5 fait plusieurs pas importants dans la bonne direction. Il reconnaît et soutient les pratiques qui ont cours aujourd’hui, comme le pouvoir discrétionnaire des policiers d’orienter les contrevenants vers des programmes de déjudiciarisation et de traitement. Le soutien législatif de ces pratiques permettra d’améliorer l’efficacité et la cohérence de l’application de la loi dans tout le Canada. Toutefois, sans l’octroi de ressources supplémentaires aux agents de police et aux programmes sociaux et de justice réparatrice, le projet de loi C-5 ne pourra atteindre ses objectifs.
J’aimerais aborder trois principaux sujets de préoccupation, le premier étant les ressources et le pouvoir discrétionnaire de la police. La Fédération de la police nationale appuie l’utilisation du pouvoir discrétionnaire de la police et des solutions de rechange à l’incarcération pour les délinquants à faible risque qui tireraient parti d’un traitement et d’une réadaptation. L’orientation vers ces programmes est un outil précieux pour les policiers. Nos membres reconnaissent ce rôle clé, mais le gouvernement doit fournir aux agents de police le soutien et les ressources nécessaires pour qu’ils puissent s’en acquitter efficacement.
Même après l’adoption de ce projet de loi, les policiers devront toujours appliquer les lois contre les personnes qui participent à des activités de contrebande, de trafic et de production de drogues, et le lien entre les armes et le trafic de drogues doit encore être examiné. Le trafic de drogue aggrave l’épidémie d’opioïdes qui continue de peser sur le réseau de santé et les services de police du Canada.
À titre de repère, entre janvier 2016 et mars 2022, on a dénombré 30 843 décès liés à une intoxication aux opioïdes. Ce scénario s’est encore aggravé pendant la pandémie avec une augmentation de 91 % de ces décès. Le gouvernement a réalisé des investissements pour lutter contre cette crise, mais les chiffres continuent d’augmenter. Pour résoudre ces problèmes, nous devons adopter une approche pangouvernementale.
Mon deuxième point concerne la disponibilité des programmes. Le projet de loi C-5 doit s’accompagner d’une augmentation des investissements dans des programmes de traitement des dépendances, de réadaptation et de déjudiciarisation, entre autres. La nécessité d’un soutien accru aux programmes sociaux se fait sentir partout au Canada, mais nous devons de toute urgence combler l’écart observé dans les régions rurales et éloignées.
Selon le ministère de la Justice, 48 % des services de police interrogés disposent d’un programme de déjudiciarisation avant la mise en accusation pour les jeunes contrevenants. Cependant, 66 % des services de police des régions rurales et des petites villes n’ont pas de programme de déjudiciarisation avant la mise en accusation. Cet écart est encore plus important dans les collectivités autochtones et des Premières Nations, où l’absence de programmes de déjudiciarisation aggrave la surreprésentation au sein du système judiciaire.
Pour être efficaces, les programmes de déjudiciarisation doivent bénéficier d’un financement constant et permanent et d’une surveillance significative, fondée sur des données probantes. Les policiers ont également besoin du temps, du personnel et des ressources nécessaires pour orienter les personnes vers ces programmes de traitement.
Mon troisième point concerne les armes à feu et l’intégrité des frontières. Le projet de loi C-5 supprime certaines peines minimales obligatoires liées au trafic d’armes et aux crimes commis avec des armes à feu. Cette mesure est incompatible avec l’intention exprimée par le gouvernement de réduire la violence armée.
Cette loi maintient des peines minimales obligatoires pour des infractions comme le trafic d’armes, la production d’armes à feu automatiques et le meurtre ou l’homicide involontaire commis avec une arme à feu. Cependant, la lutte contre l’activité criminelle exige des mesures énergiques contre les criminels qui menacent les communautés vulnérables, en particulier contre les activités criminelles qui financent les gangs et le crime organisé, et donne du pouvoir. Le projet de loi C-5 ne s’attaque malheureusement pas à ces problèmes, en particulier si l’on tient compte de l’augmentation du nombre d’infractions liées à des armes à feu au Canada.
En 2020, Statistique Canada a rapporté 4 137 infractions liées à des armes à feu dans l’ensemble, soit une augmentation de 15 % par rapport à 2019, et une augmentation de 84 % par rapport à 2010. La suppression des peines minimales obligatoires nécessite des mesures de dissuasion supplémentaires pour lutter contre l’activité criminelle, notamment l’octroi de ressources supplémentaires pour stopper l’importation de drogues illégales et d’armes à feu à la frontière. La Fédération de la police nationale demande une augmentation du financement du Programme de l’intégrité des frontières de la GRC et la création d’une unité d’enquête sur la contrebande d’armes à feu.
En conclusion, pour atteindre son objectif principal, cette loi doit être soutenue par un financement accru dans trois domaines principaux : des programmes sociaux efficaces et fondés sur des preuves pour s’attaquer adéquatement aux causes profondes de l’activité criminelle et de la récidive; des ressources policières suffisantes pour que nos membres disposent du personnel et des ressources nécessaires pour accomplir la charge de travail accrue engendrée par cette loi; et un soutien à la police des frontières pour lutter contre l’introduction de drogues illicites et d’armes à feu au Canada.
Je vous remercie. Je serai heureux de répondre à vos questions.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup, monsieur Sauvé.
Nous passons maintenant à la période des questions.
Le sénateur Gold : Je souhaite la bienvenue aux témoins. J’ai une question pour Mmes Comtois et Chénier.
Le projet de loi C-5 renverse plusieurs mesures qui avaient été mises en place par l’ancien projet de loi C-10, la soi-disant Loi sur la sécurité des rues et des communautés de 2012. À l’époque, votre organisation s’est prononcée contre cette loi en disant, et je cite : « [...] les mesures répressives ne sont pas du tout efficaces pour réduire le taux de criminalité [...] ».
Vous avez encouragé le gouvernement à ne pas opposer les droits des victimes à ceux des personnes qui enfreignent la loi et vous avez dit que le gouvernement ne parlait pas en votre nom. Je trouve cela intéressant, parce que souvent, quand on essaie d’améliorer le système judiciaire pour qu’il soit plus axé sur la prévention et la réhabilitation sociale, on se fait dire que non, il faut être dur envers la criminalité, parce que c’est comme ça qu’on soutient les victimes.
Pourquoi pensez-vous que cette impression existe? Comment pourrait-on la changer?
Mme Chénier : Premièrement, il y a une mise en contexte très importante à faire en ce qui a trait à ce qui s’est passé au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, également appelé le RQCALACS. Cet organisme a connu une période de restructuration au cours des dernières années. L’équipe a été amenée à changer, et en fait, nous avons quand même été coupées dans notre discours, mais je pense que...
Le vice-président : Madame Chénier, comme vous n’avez pas notre casque d’écoute, nos interprètes ne peuvent pas traduire vos propos.
Mme Chénier : Dans ce cas, je vais demander à Mme Comtois de répondre.
Mme Comtois : Vous n’êtes pas sans savoir que le féminisme ne parle pas d’une voix unique et de la même façon partout au Québec et au Canada. Il y a plusieurs approches féministes, dont une que l’on a critiquée dans notre discours, qui est le féminisme carcéral. Certaines féministes prônent des mesures punitives plus dures et ce discours coexiste avec celui de certains autres organismes qui prônent plutôt des mesures de réhabilitation et de prévention.
On ne prétend pas parler pour tous les mouvements féministes du Canada. C’est impossible. C’est un mouvement pluriel qui a plusieurs façons de voir le système carcéral. Donc, il est possible que vous ayez parfois l’impression que certaines féministes réclament des mesures punitives plus dures pour les criminels, et que certaines autres, comme nous, vont davantage vers la prévention et la réhabilitation.
Cette dissonance peut aussi provenir du fait qu’il y a de multiples mouvements féministes et que le féminisme ne parle pas d’une seule voix sur tous les enjeux qui les touchent.
Le sénateur Gold : Je comprends que votre organisation rejette l’idée qu’il faut être plus dur par rapport à la criminalité pour mieux protéger les victimes.
[Traduction]
Monsieur Sauvé, vous avez exprimé votre crainte que l’abrogation de certaines peines minimales obligatoires liées aux armes à feu aille à l’encontre des objectifs de la loi. Cependant, si je comprends bien, le projet de loi abrogerait les peines minimales obligatoires pour le trafic d’armes comme le gaz poivré et les coups de poing américains, mais pas pour le trafic d’armes à feu. Convenez-vous que le projet de loi, tel qu’il est rédigé, maintient les peines minimales obligatoires pour le trafic d’armes à feu?
M. Sauvé : Oui, mais j’aime aussi y voir une opportunité. Si nous devons nous pencher sur les peines minimales obligatoires et sur la lutte contre la violence armée au Canada, nous avons là une occasion à saisir. Faisons les choses correctement dès le départ, au lieu de devoir revenir et de tout refaire dans le cadre d’une autre loi qui serait déjà appliquée pour autre chose.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse à M. Sauvé. Est-ce que vous parlez français?
M. Sauvé : Oui, je parle français, mais je vais peut-être répondre en anglais pour être plus clair.
Le sénateur Dalphond : Parfait. Je vais vous poser ma question en français.
Vous avez dit que votre organisation soutenait l’octroi de pouvoirs discrétionnaires aux policiers pour créer des programmes de diversion afin d’utiliser des voies qui mènent davantage vers des traitements en santé pour répondre à un problème de santé publique, plutôt que de criminaliser les gens qui ont besoin d’aide. Toutefois, vous dites qu’il y a une grande différence entre les régions rurales et les groupes dans les communautés autochtones par rapport au reste du pays.
Pouvez-vous nous donner des précisions à ce sujet et nous expliquer pourquoi il y a une telle différence? C’est la GRC qui est le corps de police dans la plupart des provinces au Canada, tant dans les campagnes que dans les grandes villes, sauf pour les corps policiers municipaux.
M. Sauvé : C’est probablement parce que le Canada est un pays vaste du point de vue de la géographie.
[Traduction]
Lorsque nous parlons de représentation égale et d’accès à des programmes et services de soutien social adéquats, lorsque vous êtes à Pukatawagan, au Manitoba, par exemple, la situation n’est pas la même qu’à Winnipeg ou à Brandon. Lorsque nos agents de police trouvent une possibilité de traitement ou de déjudiciarisation, c’est peut-être la meilleure solution à Pukatawagan, mais les ressources et le filet de sécurité sociale auxquels nous sommes attachés en tant que Canadiens ne sont pas disponibles dans cette petite région, contrairement à ce qui se passe à Brandon ou Saint-Paul, ou dans d’autres lieux situés à l’intérieur et autour de centres majeurs.
Si nous devons étudier la surreprésentation de différentes populations dans notre système correctionnel, nous devrions peut-être nous pencher sur la façon dont nous fournissons ces programmes de déjudiciarisation et de soutien social dans les petites collectivités, car je pense qu’elles sont négligées. S’ils étaient offerts dans les petites collectivités, ces chiffres s’amélioreraient.
Le sénateur Dalphond : Ma prochaine question fait suite à cette réponse. Selon ma compréhension, les Autochtones sont plutôt surreprésentés parce que, par exemple, lorsqu’ils sont arrêtés, la police les inculpe au lieu de suivre une autre voie, parce qu’il nvexiste pas d’autre voie. Est-ce exact?
M. Sauvé : Tout à fait. S’il existe une autre voie, les coûts connexes peuvent être trop importants, et personne ne sait qui va les couvrir.
De même, si une personne est appréhendée en vertu de la Loi sur la santé mentale à — nous pourrions parler de Fort McPherson, dans les Territoires du Nord-Ouest — il se peut qu’il n’y ait pas d’infirmier psychiatrique dans cette collectivité, et que la personne doive prendre l’avion pour se rendre dans un centre de plus grande taille. Si un programme de déjudiciarisation est disponible dans un centre plus important, doit-on parfois prendre l’autobus? Doit-on prendre l’avion? Et qui finance ce transport? Cela finit par...
Le sénateur Dalphond : L’un des problèmes à l’origine de la surreprésentation est le fait qu’il n’y a pas de ressources disponibles pour emprunter une autre voie?
M. Sauvé : Oui, exactement.
Le sénateur Dalphond : Cette situation touchera très probablement les personnes qui vivent dans des zones reculées ou dans des réserves, ce qui entraîne une surreprésentation des populations autochtones?
M. Sauvé : On pourrait faire ce parallèle, oui.
La sénatrice Batters : Ma première question s’adresse à M. Sauvé.
Monsieur Sauvé, vous avez fait part au comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes de vos préoccupations concernant l’élimination des peines minimales obligatoires pour les infractions liées aux armes à feu. Vous avez reconnu son incompatibilité avec l’intention exprimée par le gouvernement de réduire la violence armée au Canada, et d’autres représentants des forces de l’ordre nous ont également fait part de leurs préoccupations quant à l’élimination des peines minimales obligatoires pour les infractions commises avec une arme à feu.
Pouvez-vous nous dire indiquer plus précisément en quoi, selon vous, l’élimination des peines minimales obligatoires pour les infractions commises avec des armes à feu aura une incidence particulière sur la sécurité publique? En outre, pouvez-vous nous parler de l’incohérence de l’approche du gouvernement Trudeau en matière d’armes à feu lorsqu’il propose de restreindre la possession d’armes à feu pour les propriétaires légaux tout en se montrant plus indulgent envers les personnes qui ont commis des actes de violence armée?
M. Sauvé : C’est un peu un ballon politique. Je ne suis pas vraiment un politicien. Toutefois, je peux dire que, du point de vue du maintien de l’ordre en général, il est bon d’avoir moins d’armes à feu illégales dans les rues. Je ne sais pas si le projet de loi qui nous permettra d’atteindre cet objectif est celui que l’autre Chambre étudie et qui vise à restreindre l’accès aux armes à feu et à interdire tous les types d’armes d’épaule au Canada. Cependant, nous avons exprimé des préoccupations au sujet de cette mesure législative et de son intention peut-être malavisée en ce qui concerne son approche fondée sur des données probantes, compte tenu du fait que la majorité des infractions liées aux armes à feu au Canada sont statistiquement liées aux armes à feu illégales qui franchissent la plus grande frontière non défendue du monde qui nous sépare du plus grand fabricant d’armes légères du monde. C’est la raison pour laquelle j’ai mentionné plus tôt, au cours de ma déclaration préliminaire, le renforcement du réseau frontalier pour pouvoir combattre le trafic illégal de drogues, de personnes et d’armes à feu au Canada, car ce sont les armes qui sont statistiquement liées aux crimes, aux homicides, à la violence familiale, et cetera.
En ce qui concerne les peines minimales obligatoires imposées pour les infractions liées aux armes à feu dans le cadre d’une approche fondée sur des données probantes, je pense que nous pouvons appuyer l’idée que les juges agissent comme des juges. Je sais que l’un de nos organismes partenaires, l’Association canadienne des policiers, préconise depuis des années de permettre aux juges d’interpréter les particularités d’un cas. Par exemple, si un agent de police utilise une arme à feu, blesse quelqu’un et est reconnu coupable d’un acte criminel, le juge a‑t‑il la possibilité de prendre en compte le fait qu’il s’agissait d’un agent de police, ou une peine minimale obligatoire est‑elle requise? Voilà les aspects dont, nous l’espérons, les juges pourront tenir compte en utilisant leur pouvoir discrétionnaire.
De même dans le cas présent, je suis convaincu que nos juges et notre système judiciaire existent pour de bonnes raisons et qu’ils prendront les décisions qui s’imposent en matière de détermination de la peine en observant la mesure législative qui leur est fournie.
La sénatrice Batters : J’aimerais poser ma prochaine question à Mme Comtois, qui représente le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.
Madame Comtois, si le projet de loi C-5 est adopté, certains auteurs d’agressions sexuelles purgeront leur peine dans leur collectivité. Le ministre de la Justice a répondu à cette préoccupation en laissant entendre que « les crimes graves auront toujours des conséquences graves ».
Là encore, cet élargissement de l’admissibilité à la condamnation avec sursis inclut les agressions sexuelles. D’après votre expérience, existe-t-il une agression sexuelle sans gravité qui pourrait justifier qu’un accusé purge sa peine dans sa collectivité? Quel risque prévoyez-vous que cet élargissement de la condamnation avec sursis fera courir aux victimes? Pensez‑vous que cela pourrait avoir une incidence sur la volonté d’une victime de se manifester?
[Français]
Mme Comtois : Premièrement, une agression sexuelle qui n’est pas grave n’existe pas. Nous luttons depuis 40 ans pour faire reconnaître socialement la gravité du crime d’agression sexuelle. Le projet de tribunaux spécialisés qui est en cours au Québec vise à lutter contre l’impunité pour les agresseurs et vise à faire reconnaître l’importance sociale de la gravité du crime d’agression sexuelle.
En terminant, je vais ajouter quelques statistiques. Il y a beaucoup de risques que si les agresseurs purgent leur peine à domicile, ils côtoient dans des lieux communs leurs victimes, leur famille et leurs proches. En effet, 87 % des agressions sexuelles sont commises dans des résidences privées; 96,8 % des agresseurs sont connus des victimes; 39 % des agressions sexuelles sont commises dans un domicile que la victime partage avec l’agresseur, soit 22 % au domicile de l’agresseur et 6,3 % dans un lieu public ou à l’école. Ces lieux sont partagés par plusieurs personnes et, souvent, les victimes habitent dans la même communauté ou la même ville que leur agresseur. On sait que les blessures liées aux agressions à caractère sexuel vont plus loin que la victime seule; souvent, elles ont des répercussions sur leur cercle social, leur famille et leurs proches, qui souffriront également.
Le vice-président : Merci, madame Comtois.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Merci aux témoins.
J’adresse ma première question au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Ensuite, j’aurai aussi une question à poser à M. Sauvé.
Lorsque le London Abused Women’s Centre a comparu devant nous, il a parlé du fait qu’il serait favorable à ce que les juges aient le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer de peines minimales obligatoires dans les cas où des femmes se défendent ou réagissent à la violence. Il semble que vous partagiez également cet avis, et j’aimerais donc obtenir des précisions à ce sujet. Je poserai ensuite ma question à M. Sauvé afin que le temps qu’il me reste puisse être consacré aux réponses.
Monsieur Sauvé, lorsque vous avez comparu devant le Comité de la justice de la Chambre des communes au sujet de ce projet de loi en mai dernier, vous avez parlé du fait que vous aimeriez que les juges disposent d’un pouvoir discrétionnaire nécessaire pour éviter de devoir imposer des peines minimales obligatoires, notamment en ce qui concerne les agents de police qui sont reconnus coupables de la commission d’infractions. Seriez-vous également de cet avis en ce qui concerne les femmes qui ont réagi à la violence qui leur a été faite?
[Français]
Mme Comtois : Je n’ai pas tout à fait compris la question; pouvez-vous me rappeler quelques points?
[Traduction]
La sénatrice Pate : Je m’excuse de ne pas avoir formulé ma question en français. Lorsque le London Abused Women’s Centre a comparu devant nous, il a déclaré qu’il appuierait un amendement au projet de loi qui donnerait aux juges le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer de peines minimales obligatoires lorsque des femmes se défendent ou réagissent à la violence. Je me demandais si vous étiez également en faveur de cet amendement. Je croyais vous avoir entendu dire cela, mais je voulais être sûre d’avoir bien compris. Je m’adresserai ensuite à M. Sauvé.
[Français]
Mme Comtois : Comme je l’ai dit au départ, le regroupement ne prétend pas parler au nom de tous les groupes féministes sur terre, y compris le groupe de Londres. Nous sommes conscientes qu’il y a des femmes victimes d’agressions sexuelles qui vont se retrouver en prison. Souvent, les femmes qui ont subi des agressions, et même toutes les personnes qui vivent des agressions, peuvent avoir tendance à reproduire ces comportements, ce qui est un signe de traumatisme. Certains reproduisent ces comportements et, par la suite, se retrouvent à la fois victimes, agresseurs et criminalisés.
Il faut prendre en compte toutes les possibilités dans la vie des personnes victimes, ainsi que les conséquences d’un traumatisme qui viennent avec tout cela, y compris un plus grand risque d’être incarcérées.
Je ne sais pas si cela répond à votre question. Je vais laisser ma collègue compléter ma réponse.
Mme Chénier : Juste pour être certaine de bien comprendre, vous voulez bien savoir si nous sommes en faveur ou non du fait que les juges pourraient imposer des peines discrétionnaires aux femmes victimes de violence?
Je vais aller dans le même sens que ma collègue. Le RQCALACS est effectivement un regroupement national en matière de violence sexuelle. Nous ne prétendons pas parler au nom de tous les mouvements féministes. Je crois que ma collègue a bien fait le tour en nommant les conséquences des agressions à caractère sexuel chez les femmes victimes.
Nous sommes des collaboratrices de programmes de tribunaux spécialisés en violence sexuelle et conjugale dans notre province, le Québec. La mise en place de tels tribunaux fait effectivement partie des projets pilotes à l’heure actuelle, mais cela devrait permettre au système de justice québécois d’adopter une approche transversale en matière d’agressions sexuelles et de violence conjugale. Nous espérons que cela permettra de prévenir la commission d’actes criminalisés après une agression.
[Traduction]
M. Sauvé : Oui, je serais de cet avis, sénatrice. Je pense que le fait d’accorder à notre système judiciaire un pouvoir discrétionnaire est une excellente décision. J’ai confiance dans le système judiciaire. Honnêtement, les juges deviennent des juges pour une bonne raison, et nous devons avoir plus de confiance en ces juges.
Le sénateur Francis : J’adresse la question qui suit à M. Sauvé. Comme l’ont révélé les horribles tragédies survenues dans la nation crie de James Smith et selon l’Enquête sociale générale de 2020 sur l’identité sociale, 22 % des membres des peuples autochtones ont peu ou pas du tout confiance dans la police et 32 % d’entre eux ont déclaré que la police avait un rendement médiocre dans au moins une partie de son travail, ce qui est presque le double du pourcentage enregistré pour les minorités non autochtones et non visibles. L’enquête a également révélé que les Autochtones ont une perception particulièrement négative de la capacité de la police à traiter les gens équitablement. Pouvez-vous nous dire ce que votre organisation fait pour répondre à cette crainte croissante?
M. Sauvé : Merci, sénateur. D’une part, je ne parlerai pas au nom de la GRC, qui est une organisation complètement distincte, mais je sais qu’elle a lancé de nombreuses initiatives visant la réconciliation avec toutes les communautés du Canada et le renforcement de la confiance.
En ce qui concerne notre représentation des membres de la GRC, nous participons activement à l’examen des programmes de police des Premières Nations et des Autochtones élaborés par le gouvernement. Nous avons discuté avec nos membres qui ont des postes isolés ou de l’expérience dans les services de police des Premières Nations afin de déterminer les obstacles qu’ils ont observés ou ressentis au cours de leur expérience de vie dans une communauté autochtone ou des Premières Nations ou de leur expérience de la prestation de services de police auprès de ces communautés, et certains des défis qu’ils ont dû relever afin de formuler des observations et de présenter une proposition éclairée au gouvernement du jour pour qu’il puisse améliorer ces services particuliers. En fin de compte, si la communauté que nous servons a une idée fausse du rôle de la police ou des pouvoirs dont elle dispose, cela crée de la confusion et de la méfiance.
En voici un exemple simple : certaines communautés dans lesquelles nous assurons les services de police pensaient qu’en vertu de l’Entente communautaire tripartite, nous faisions respecter tous les règlements administratifs de la bande. D’autres communautés ne le pensaient pas. Cela créait de la confusion quand nos membres allaient d’une communauté à l’autre et que chacune d’entre elles pensait qu’ils avaient des pouvoirs différents.
En ce qui concerne l’éducation, nous sommes de fervents partisans d’une certaine forme de formation continue relative aux différentes communautés que nous desservons, à leur histoire, à leurs traditions, à leur fonctionnement, à la création de leurs règlements et à la manière dont elles soutiennent leurs membres. Nous sommes de fervents partisans de l’amélioration du Programme des services de police des Premières Nations au Canada, mais nous essayons également de sensibiliser davantage nos membres et de leur permettre de contribuer à ce programme à mesure qu’il évoluera au cours de l’année prochaine.
La sénatrice Simons : Ma question est destinée à M. Sauvé. Je suis frappée par le fait que l’une des difficultés auxquelles se heurtent les agents de première ligne lorsqu’ils s’occupent de ce genre de questions de déjudiciarisation est le manque regrettable de places dans des établissements de rechange. Vous avez parlé des petites collectivités rurales, mais même dans les grandes villes, il n’y a souvent aucune place ou un très petit nombre de places dans les refuges de jour. Il n’y a pas de place dans des centres de traitement des dépendances ou de la maladie mentale. Bon nombre de ces problèmes dépassent la portée directe du gouvernement fédéral. Il revient aux provinces et aux municipalités de s’en occuper.
Pour que cette mesure législative fonctionne comme prévu, que pensez-vous qu’il faille faire sur le terrain pour s’assurer que les agents... si vous avez le choix entre arrêter quelqu’un ou le laisser dans la rue, alors le choix de l’arrêter pour assurer sa propre sécurité peut sembler raisonnable lorsqu’il n’y a pas d’autre solution de rechange.
M. Sauvé : Vous faites valoir un excellent argument. Je vous remercie de votre question, sénatrice. Nous soulevons cette question depuis plus de trois ans maintenant, auprès de divers ordres de gouvernement, qu’ils soient municipaux, provinciaux ou fédéraux. Par conséquent, comme je l’ai mentionné au cours de ma déclaration préliminaire, la solution au problème exige une approche pangouvernementale. Qu’il s’agisse de changements à apporter aux initiatives provinciales en matière de soins de santé, de financement des soins de santé provinciaux, de services sociaux municipaux, de refuges pour sans-abri qui sont financés par les municipalités ou les provinces ou même de certains refuges qui ont le statut d’organisme de bienfaisance et qui sont financés par le gouvernement fédéral ou par l’ensemble des Canadiens, nous devons vraiment appuyer ce que les Canadiens pensent vouloir comme réseau de sécurité sociale.
Si nous échouons à Halifax ou à Edmonton, comment pouvons-nous régler ce problème? Ce n’est pas seulement un problème albertain ou ontarien, c’est un problème canadien. Je pense que le gouvernement fédéral peut assumer un rôle de chef de file en ce qui concerne la façon dont il envisage de soutenir les sans-abri, les toxicomanes, le rétablissement et la formation professionnelle, par exemple, pour ceux qui finissent de purger une peine fédérale. Il y a là une occasion d’agir, et je suis tout à fait favorable à l’idée de tirer parti des occasions d’améliorer la vie des Canadiens grâce à des lois sensées.
La sénatrice Simons : [Difficultés techniques] ... de ce projet de loi pour fonctionner. Mais vous pouvez le constater dans les résultats des élections à Vancouver et dans les préoccupations de ma ville natale d’Edmonton où les chiffres sont choquants. Sans parler du nombre de campements de sans-abri qui ont vu le jour pendant la période de la COVID, où l’itinérance semble être devenue encore plus aiguë qu’auparavant. Je veux simplement m’assurer que les agents sur le terrain disposent des ressources nécessaires pour avoir recours à la déjudiciarisation, car il faut faire dévier les gens vers des endroits sûrs pour eux et pour tous les autres.
M. Sauvé : Eh bien, ils n’ont pas ces ressources, et la situation s’aggrave. Il est donc opportun que cette mesure législative... et je crois qu’il y en a une autre à l’autre endroit qui pourrait présenter des possibilités. Nous entrons dans la saison des budgets du gouvernement fédéral et d’un certain nombre de provinces. C’est toujours l’occasion pour les différents gouvernements d’examiner les défis auxquels ils font face, et c’est pourquoi nous continuons de dire que nous ne pouvons pas régler ce problème en effectuant des arrestations. Regardons la raison pour laquelle nous rencontrons ce problème en premier lieu.
S’il s’agit d’un manque de lits dans les refuges, c’est un problème qui peut être résolu facilement. S’il s’agit d’un manque de formation professionnelle, de services d’aide sociale ou de centres de désintoxication, ce sont toutes des lacunes que nous pouvons chercher à combler. Il ne s’agit pas d’appuyer sur un interrupteur, mais de prendre des initiatives en vue de garantir un avenir meilleur et plus radieux, de manière à ce que la police sur le terrain puisse détourner les gens du système pénal et les orienter vers le système social, le cas échéant, et je pense que cela aura un effet positif.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à M. Sauvé. Monsieur Sauvé, dans votre document, vous faites des recommandations, mais il n’y en a aucune sur la formation des policiers. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi?
Ne pensez-vous pas que, dans l’hypothèse où le projet de loi est adopté, une formation serait nécessaire pour que les policiers apprennent à exercer leur nouvelle discrétion policière, par exemple? Des groupes reprochent au projet de loi le fait qu’il accorde une discrétion aux policiers sans leur imposer de reddition de comptes sur les raisons pour lesquelles ils ont décidé ou non de déposer une accusation. Pourriez-vous me parler davantage de formation? J’imagine que c’est une question importante pour le syndicat que vous représentez.
M. Sauvé : C’est une bonne question. Merci, sénatrice. La formation des policiers est normalement réglementée sur le plan provincial. L’Ontario, la Colombie-Britannique et d’autres provinces ont la Police Act de la Colombie-Britannique ou la Police Act de l’Alberta, par exemple. Pour la majorité des policiers au Canada —
[Traduction]
... ils suivent les règles prescrites par les lois de leur province.
[Français]
Si une loi fédérale impose des exigences de formation aux policiers, ce sera un peu plus difficile, parce que l’on impose alors des formations à des policiers et des policières qui sont réglementés par leur système juridique provincial.
[Traduction]
À l’heure actuelle, les membres de la GRC sont évidemment régis par toutes les lois fédérales, la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, et cetera. La plupart des agents de police que je connais portent une attention particulière aux nouveaux pouvoirs, aux nouvelles règles ou aux nouvelles lois qui entrent en vigueur et qui ont une incidence sur leurs activités quotidiennes. Je sais que la Sous-direction de l’apprentissage, de la formation et du perfectionnement de la GRC met à jour son matériel de cours. Par exemple, lorsque l’arrêt R. c. Jordan de la Cour suprême du Canada a accéléré les processus relatifs aux infractions criminelles, la formation a été mise à jour. De même, je soupçonne que, si la loi sur les peines minimales obligatoires est adoptée, le matériel de formation de nos membres sera mis à jour en commençant par la formation de base offerte à Regina, et en s’étendant jusqu’au perfectionnement continu.
[Français]
La sénatrice Dupuis : À titre d’agent syndical représentant les policiers de la GRC, avez-vous fait des représentations auprès de la GRC pour qu’elle adopte un programme de formation, dans l’hypothèse où le projet de loi C-5 serait adopté?
M. Sauvé : Sûrement. Le projet de loi C-5 et le projet de loi C-21 sont deux occasions d’adopter une formation pour les membres de la GRC.
[Traduction]
Nous demanderons certainement à la GRC d’expliquer de façon claire et nette ce que l’on demande à nos membres de faire et la manière dont on leur demande de le faire, en ce qui concerne les changements apportés aux lois.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame Comtois, j’aimerais avoir quelques précisions au sujet du travail de votre regroupement.
Vous avez bien fait de souligner que les points de vue féministes ne sont pas homogènes et, en fait, ils n’ont pas à l’être. Personne ne s’attend pas à ce que vous représentiez l’ensemble des points de vue. J’aimerais mieux comprendre le vôtre.
Quand vous parlez de revoir la culture carcérale, j’aimerais que vous nous précisiez ce que vous voulez dire. Juste avant, est‑ce que vous représentez des groupes ou des centres qui aident à la fois des femmes victimes d’agression sexuelle, ou des femmes qui sont des victimes dans un premier temps, mais qui deviennent des agresseures ou des accusées? Ou alors, représentez-vous uniquement des femmes qui ont été victimes d’agression?
Mme Chénier : J’aimerais préciser la mission du RQCALACS. Le RQCALACS est un regroupement national en matière de violence sexuelle. Nous travaillons avec les CALACS. Partout dans la province, il y a plus d’une vingtaine de centres qui travaillent exclusivement avec les femmes et les filles victimes d’agressions à caractère sexuel. C’est vraiment notre mission.
On ne travaille pas avec des femmes agresseures. On travaille avec des femmes survivantes et des victimes. Voilà la première partie de la réponse. En fait, juste pour être certaine d’avoir bien compris, vous avez mentionné tout à l’heure qu’effectivement, nous n’avons pas la prétention de représenter tous les groupes de femmes. Le RQCALACS a trois volets d’action. On travaille sur la prévention, la sensibilisation, l’aide et l’accompagnement aux victimes et survivantes d’agression sexuelle et à leurs proches, et on a un volet de lutte et de défense collective de groupe. Pour ce qui est de la culture...
Le vice-président : Je dois vous interrompre; merci.
La sénatrice Dupuis : Cela répond à ma question.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : J’ai deux questions à poser à M. Sauvé, si vous le permettez. Je vais les poser l’une après l’autre, et j’espère avoir le temps de poser la deuxième question.
Vous avez fait remarquer au début de vos observations que la police suit en fait les pratiques énoncées dans les parties du projet de loi C-5 qui traitent de la déjudiciarisation, des mesures de rechange et d’autres mesures de ce genre, et vous avez signalé les difficultés que les agents de police rencontrent dans les régions rurales. Plus tôt, au cours des témoignages devant notre comité, nous avons entendu dire et constaté qu’à Toronto, qui est un centre assez urbain, la police a porté 6 000 ou 8 000 simples accusations de possession contre des gens en général et, de façon disproportionnée, contre des Noirs de Toronto, et 82 % de ces accusations ont été suspendues ou abandonnées par les procureurs. Cela me donne à penser que, pas plus tard qu’en 2021, la police était beaucoup moins engagée dans la déjudiciarisation, même dans les grands centres, que vous ne le laissez entendre. Pourriez-vous formuler des observations à ce sujet?
M. Sauvé : Je dois préciser que les observations que je formule sont fondées sur mon expérience vécue, qui consiste à représenter des membres de la GRC de l’ensemble le Canada, et non les membres du service de police de Toronto ou de la Toronto Police Association. Leur syndicat respectif aurait probablement de meilleurs renseignements à vous communiquer. D’après ce que j’observe et ce que nos membres me disent, ils sont encouragés à avoir recours à la déjudiciarisation et ils essaient de faire tout ce qu’ils peuvent en ce sens.
Le sénateur Cotter : En ce qui concerne ma deuxième question — et j’aurais pensé qu’il s’agissait d’une occasion —, vous avez laissé entendre que la déjudiciarisation nécessitera davantage de ressources policières. J’aurais en fait pensé le contraire, étant donné que le temps qu’un policier consacre à une initiative de déjudiciarisation lui évite d’avoir à remplir toutes sortes de formulaires relatifs à l’accusation, à préserver des preuves, à faire rapport aux procureurs et à se présenter au tribunal — souvent plusieurs fois — pour s’occuper de la question du procès.
Pouvez-vous nous en parler? Existe-t-il une sorte d’analyse documentée des coûts et des possibilités qu’entraînerait une déjudiciarisation substantielle de ces types de cas?
M. Sauvé : Quand je mentionne un plus grand nombre de ressources, je ne parle pas nécessairement d’un plus grand nombre d’agents de police. Nous pourrions parler de sensibilisation à la santé mentale, d’infirmiers psychiatriques intégrés dans les stations de transmissions opérationnelles ou d’initiatives telles que le réseau de santé du Manitoba, qui permet une analyse en temps réel des appels au 911 en vue d’aider les intervenants à déterminer comment ils vont procéder.
Il ne s’agit donc pas nécessairement d’augmenter le nombre de corps de police. Mon travail consiste à rendre le travail des policiers plus efficace en matière de prévention du crime et de tâches subséquentes, c’est-à-dire comment alléger le travail qu’ils ne sont pas censés faire.
Le sénateur Cotter : Vos observations étaient complètes et pleines d’espoir. Je vous en remercie.
[Français]
La sénatrice Clement : Ma question s’adresse aux représentantes du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.
Vous avez cité une analyse féministe et j’accepte la réponse que vous avez donnée à la sénatrice Batters. Aucune agression sexuelle ne peut être considérée comme étant mineure pour une femme, et je parle ici en tant que femme. Par ailleurs, sur le plan de l’analyse féministe, que répondez-vous lorsqu’on vous dit que le projet de loi C-5 contribue à une surreprésentation massive des femmes autochtones?
Si on applique une analyse féministe, quelle est votre position à ce sujet?
Mme Chénier : Nous allons répondre conjointement à cette question qui rejoint celle qui a été posée plus tôt et qui concernait le changement de la culture carcérale. Il faut vraiment miser sur les programmes de prévention et de réhabilitation.
Il faut rappeler que, dans 9 cas d’agression sexuelle sur 10, les agresseurs sont des hommes et que les agressions sont commises à l’endroit des femmes et des filles. Il y a vraiment une surreprésentation d’agresseurs hommes, surtout dans le cas du Québec.
Il faut aussi faire le pont avec l’arrêt Gladue dont nous avons parlé dans notre présentation. Nous croyons qu’au moment de la détermination de la peine, dans les cas d’agression sexuelle exclusivement, il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances sociales, économiques et psychologiques qui ont mené une personne à ce passage à l’acte d’agression sexuelle.
Ce qu’il faut retenir aussi de l’intervention du RQCALACS aujourd’hui, c’est que nous travaillons avec cette démarche auprès des victimes et que nous voulons que l’État reconnaisse la gravité des conséquences des agressions à caractère sexuel. Malheureusement, lorsqu’on envoie le message qu’on peut purger une peine à domicile, à notre avis, cela représente un trop grand risque pour la sécurité des victimes à long terme.
Je cède la parole à ma collègue, car je crois qu’elle a quelque chose à ajouter, étant donné le peu de temps à notre disposition.
Mme Comtois : Vous dites que le projet de loi C-5 pourrait résulter en une surreprésentation des femmes autochtones incarcérées. Qu’entendez-vous par cela? Au fond, dans le projet de loi C-5, je comprends qu’il est question de savoir si elles peuvent purger leur peine avec sursis à domicile.
Ce que nous voulons exprimer, c’est qu’une agression sexuelle est une agression sexuelle, et nous souhaitons sincèrement que ces femmes puissent trouver des mesures de réhabilitation et que, comme tous les autres agresseurs, elles puissent être réhabilitées tout en bénéficiant de programmes de prévention. D’un autre côté, nous ne souhaitons pas non plus que des peines soient purgées à domicile pour les agressions sexuelles.
Mme Chénier : Encore une fois, n’oublions pas que dans les cas d’agression sexuelle au Québec, il y a une surreprésentation d’agresseurs hommes, pas de femmes. Ce sont des questions de fond. En fait, dans l’analyse sociale, on constate que les agressions sexuelles sont intimement liées aux inégalités entre les genres et que cela a quelque chose de systémique et de profondément ancré dans les structures patriarcales.
La sénatrice Clement : Ce que je voulais dire, c’est que ce n’est pas le projet de loi C-5, mais bien les peines minimales qui mènent à la surreprésentation. Je vous remercie, votre réponse est claire.
Le vice-président : Merci. J’aimerais conclure avec une question pour M. Sauvé. Lors du témoignage du responsable du syndicat des policiers de Montréal à l’autre endroit, on a mentionné que le projet de loi C-5 allait aggraver le problème des gangs de rue. En effet, tous les deux ans environ, on constate que le taux de criminalité des gangs de rue qui utilisent des armes à feu double. On a vu cela à Montréal et à Toronto; c’est un fléau.
Il y a un élément du projet de loi qui m’inquiète, et c’est l’élargissement à une peine de prison avec sursis pour une agression sur un policier causant des lésions corporelles, avec ou sans arme. Selon vous, n’est-ce pas un élément inquiétant pour une association policière comme la vôtre, qu’il y ait des sentences avec sursis plutôt que des accusations criminelles?
[Traduction]
M. Sauvé : Oui. Même lorsque, plus tôt cette année, je témoignais devant la Chambre au sujet du projet de loi, cette question a été posée. On s’inquiète effectivement du fait qu’il n’y a pas de peine minimale obligatoire pour les agressions ou l’utilisation d’armes contre des agents de police. Cependant, l’intérêt général doit prévaloir. En fin de compte, si c’est là ma seule pierre d’achoppement, je dois prendre du recul et me dire que je fais confiance au système judiciaire.
Comme je l’ai mentionné, en ce qui concerne les défis posés par les crimes commis avec des armes à feu et les crimes commis par des gangs, dans nos centres-villes ainsi que dans l’ensemble du Canada, je ne crois pas que ce texte de loi aille assez loin pour s’attaquer aux causes profondes des crimes commis avec des armes à feu au Canada.
Un autre projet de loi sera présenté, qui traitera des armes à feu. Cette mesure législative ainsi que celle qui nous occupe nous donnent une autre occasion de parler de la façon dont nous pouvons retirer les armes des mains des personnes qui commettent des crimes. Pouvons-nous faire mieux à cet égard que de nous contenter de gérer les séquelles d’un passage dans le système judiciaire?
[Français]
Le vice-président : J’arrive d’une tournée de l’Arctique pendant laquelle nous avons rencontré la GRC. On a constaté que le nombre de policiers est, je dirais, à la limite pour ce qui est des régions nordiques. Si on augmente le nombre de peines avec sursis, on retourne plus rapidement dans les communautés. Que ce soit dans le Nord ou dans les provinces où vous agissez comme policiers municipaux, si on augmente ce nombre, est-ce que vous avez les ressources nécessaires pour encadrer ces contrevenants pour éviter la récidive?
M. Sauvé : Oui et non. En fait, il y a deux réponses à cette question. D’abord, je pense que nous travaillons vraiment fort avec la GRC pour recruter suffisamment de policiers pour satisfaire les normes d’aujourd’hui. S’il y a un besoin d’ajouter des policiers de la GRC à l’avenir, le programme de recrutement est avec la GRC en revitalisation.
Il faut comprendre que cela ne fait que trois ans que la Fédération de la police nationale existe dans le Nord et qu’elle a des impacts sur la GRC. Le fait d’avoir suffisamment de ressources humaines au sein de la GRC est une priorité stratégique pour nous, et même pour la GRC à l’avenir.
[Traduction]
Oui, les choses seront difficiles à court terme, mais je pense que tout le monde est sur la bonne voie.
[Français]
Le vice-président : Honorables sénateurs, cela conclut l’étude du projet de loi C-5. Nous remercions nos témoins de ce matin; leur témoignage a été fort apprécié. La semaine prochaine, nous poursuivrons avec l’étude article par article du projet de loi S-210. Je vous rappelle que si vous avez des observations et des amendements à présenter, vous devez le faire dans les deux langues et traiter la question avec nos juristes, afin de vous assurer que la formulation correspond aux normes établies du comité.
Je vous remercie beaucoup et vous souhaite un très bon week‑end.
(La séance est levée.)