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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 16 novembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 h 17 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-205, Loi modifiant le Code criminel et une autre loi en conséquence (mise en liberté provisoire et engagement en cas de violence familiale).

La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je suis Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique, et j’ai le plaisir de présider ce comité.

[Français]

J’aimerais demander aux sénateurs de se présenter en commençant par la personne à ma droite.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, Saskatchewan.

Le sénateur Cotter : Sénateur Brent Cotter, Saskatchewan.

La sénatrice Clement : Juste à temps, sénatrice Bernadette Clement, Ontario.

Le sénateur Manning : Sénateur Fabian Manning, Terre-Neuve-et-Labrador.

La sénatrice Pate : Kim Pate, d’ici, sur le territoire non cédé du peuple algonquin Anishinaabeg.

La présidente : Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi S-205, Loi modifiant le Code criminel et une autre loi en conséquence (mise en liberté provisoire et engagement en cas de violence familiale). Notre premier groupe de témoins compte Me Alain Bartleman, membre du conseil de l’Association du Barreau autochtone. Nous accueillons également, pour la Criminal Lawyers’ Association, Me Daniel Brown, président de la CLA et avocat principal au cabinet Daniel Brown Law, et Me Stephanie DiGiuseppe, administratrice, avocates en droit pénal — Toronto et associée au cabinet Ruby Shiller, par vidéoconférence. Et pour le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Me Rosel Kim, avocate employée, également par vidéoconférence. Nous allons commencer par vous, maître Bartleman.

Maître Bartleman, avant que nous commencions, je tiens à souligner que vous vous rendez toujours disponible pour répondre à toutes nos demandes, même à la dernière minute. Vous enrichissez toujours nos discussions. Nous vous sommes sincèrement reconnaissants de toutes vos contributions. Vous pouvez maintenant commencer.

Me Alain Bartleman, membre du conseil, Association du Barreau autochtone : Chi-meegwetch pour les commentaires que vous venez de faire, madame la présidente, et chi-meegwetch d’avoir une fois de plus invité l’Association du barreau autochtone à comparaître et à offrir son point de vue.

Comme l’a indiqué la présidente, je comparais au nom de l’Association du Barreau autochtone. J’aimerais tout d’abord souligner que nous saluons l’objectif du projet de loi de réduire la violence familiale, en particulier la violence envers les femmes. Toutefois, l’Association du Barreau autochtone signale que l’apport de modifications au Code criminel ne peut à lui seul réduire ou, au minimum, protéger les femmes ou garantir leur sécurité.

Les observations que je vais formuler au cours des trois ou quatre minutes à venir porteront sur deux éléments : la modification proposée de l’article 515 du Code criminel, notamment l’ajout du suivi d’un traitement et du recours à des services de counselling, et les dispositions relatives à la surveillance électronique.

En ce qui concerne le traitement, l’Association du barreau autochtone salue l’inclusion de cette disposition, mais note les risques réels associés aux lacunes du financement consacré à la santé mentale des Autochtones et demande que le Sénat en tienne compte dans ses délibérations sur ce projet de loi.

En ce qui concerne la surveillance électronique, nous souhaitons faire part de nos préoccupations quant au risque de se fier à cet outil s’il n’est pas associé à d’autres moyens d’assurer un soutien social et autre adéquat, ainsi qu’aux pièges liés au fait de dépendre d’un outil technologique dans des régions particulièrement inhospitalières à la technologie moderne, par exemple le Grand Nord et surtout les régions éloignées.

L’Association du Barreau autochtone est une société fédérale à but non lucratif. Nous sommes une association nationale d’avocats, de juges, d’universitaires, de chercheurs, de stagiaires en droit, de commis juridiques, de parajuristes et d’étudiants en droit autochtones. Les membres de l’Association du Barreau autochtone s’identifient individuellement comme des membres des peuples autochtones du Canada, dont les droits constitutionnels sont reconnus et affirmés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Nous représentons aussi souvent des membres et des collectifs des populations autochtones de ce pays.

Les objectifs de l’Association du Barreau autochtone comprennent la promotion et l’avancement de la justice juridique et sociale pour les peuples autochtones, la promotion de la réforme des politiques et des lois touchant les peuples autochtones du Canada et la sensibilisation du public au sein de la communauté juridique, de la communauté autochtone et de la population au sens large aux enjeux juridiques et sociaux auxquels sont confrontés les peuples autochtones du Canada.

Nous sommes tous conscients des préoccupations liées à la violence familiale et aux populations autochtones, mais afin de fournir de plus amples renseignements et peut-être un peu de contexte sur l’intérêt particulier de l’Association du Barreau autochtone à formuler des commentaires sur ce projet de loi, je voudrais prendre quelques instants pour parler de la portée sociale de ce projet et de l’importance qu’il revêt pour nous.

Pour dire les choses simplement, les femmes et les filles autochtones sont proportionnellement les plus touchées par la violence familiale dans ce pays. Les résultats de l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés indiquent que plus de 6 femmes autochtones sur 10, soit 63 % d’entre elles, ont subi une agression physique ou sexuelle au cours de leur vie. Pour ce qui est de la violence familiale, qui nous intéresse aujourd’hui, 57 % des femmes des Premières Nations et 63 % des femmes métisses ont subi des violences psychologiques de la part d’un partenaire intime au cours de leur vie. Parmi les femmes autochtones, qui comprennent les femmes métisses et des Premières Nations, 44 % ont subi des violences physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire intime au cours de leur vie. Ce pourcentage est de 25 % chez les femmes non autochtones.

Pour poursuivre la discussion sur la violence physique, les femmes autochtones subissent des niveaux disproportionnellement plus élevés de comportements de violence physique précis. En particulier, les femmes autochtones — encore une fois, les femmes métisses et des Premières Nations — sont environ trois fois plus susceptibles que les femmes non autochtones d’avoir vécu dans leur vie une situation dans laquelle un partenaire intime les a menacées avec une arme (13 % des femmes autochtones contre 4 % des femmes non autochtones), étouffées ou étranglées (17 % contre 6 %) ou battues (16 % contre 6 %).

En outre, les femmes autochtones étaient deux fois plus susceptibles que les femmes non autochtones d’avoir été poussées, secouées, agrippées ou jetées par terre, environ un tiers des femmes autochtones ayant été victimes de ce type d’agressions contre 17 % des femmes non autochtones. Elles étaient également plus susceptibles d’avoir été frappées avec le poing ou avec un objet, d’avoir reçu des coups de pied ou d’avoir été mordues par un partenaire intime au cours de leur vie, 26 % des femmes autochtones ayant subi ce type de violence contre 11 % des femmes non autochtones.

Je signale aux membres du comité que ces données sont anciennes. Depuis l’épidémie de COVID-19, les graines de la violence familiale se sont propagées au sein des communautés autochtones, et ce sont malheureusement les femmes autochtones qui ont récolté le triste fruit de cette violence accrue. Par conséquent, l’Association du Barreau autochtone s’intéresse fortement à ce spectre de violence et s’en inquiète vivement, et accorde une attention particulière aux mesures visant à y remédier.

Les sources de cette violence sont nombreuses. Je crois que nous connaissons tous les recommandations du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, ainsi que celles de la Commission royale sur les peuples autochtones. Elles décrivent longuement et avec éloquence les sources de cette violence.

Il existe autant de solutions qui doivent être envisagées ensemble et, en ce sens, nous reprenons les propos du juge Locke de la Cour suprême du Canada dans la décision Goodyear Tire & Rubber Co. of Canada c. R., qui a été confirmée en 2019 et citée par le sénateur qui a présenté ce projet de loi d’initiative parlementaire, qui a en particulier repris les commentaires ci-dessous du juge Locke :

Le pouvoir de légiférer en matière criminelle ne se borne pas... à définir les infractions et à en prévoir les peines. Le pouvoir du Parlement s’étend aux lois qui ont pour but de prévenir le crime aussi bien qu’à celles qui ont pour but de le punir.

Nous encourageons les deux chambres du Parlement à envisager d’élargir les dispositions de ce projet de loi pour s’attaquer aux causes profondes et à ce que le juge Locke de la Cour suprême a appelé la prévention du crime.

Ainsi, en ce qui concerne les amendements proposés à l’article 515 pour inclure la participation à un programme de traitement, nous saluons l’ajout d’un libellé supplémentaire dans l’alinéa 515(2)e). Nous notons que la violence faite aux femmes autochtones est souvent le produit d’une réflexion désordonnée et d’émotions non contrôlées. Le fait de le dire ne diminue en rien la nécessité de responsabiliser les auteurs de ces violences. Cependant, la reconnaissance du fait que la maladie mentale, le colonialisme et le racisme, tant historiques qu’actuels, sont à la source de la maladie mentale, ainsi que l’affirmation explicite du pouvoir d’un juge d’exiger la participation à un programme de traitement pourraient briser le cycle de la violence entre partenaires intimes qui afflige nos communautés. Nous devons émettre un avertissement : l’obligation de suivre un traitement ne peut être efficace que si, premièrement, il existe des centres de traitement et, deuxièmement, si ceux-ci disposent de ressources suffisantes.

Comme l’indique une étude d’Arjun Patel de l’Université McMaster publiée en 2019 intitulée Access to Mental Health Care in Indigenous Communities Across Canada, 9 des 10 provinces canadiennes ne comprennent pas de programmes de santé mentale destinés spécifiquement aux Autochtones. Comme l’a souligné M. Patel, bien que le gouvernement fédéral offre des prestations de santé, y compris des prestations de santé mentale...

La présidente : Maître Bartleman, je suis vraiment désolée de vous interrompre, mais pouvez-vous conclure? Merci.

Me Bartleman : Je m’excuse, madame la présidente. Les exigences en matière de traitement ne peuvent être satisfaites que si la population peut effectivement accéder à ces ressources.

De même, pour ce qui est de la surveillance électronique, lorsque nous sommes confrontés à des conditions climatiques extrêmes, le recours à des outils électroniques peut souvent poser de nombreux problèmes non seulement en ce qui concerne la disponibilité des outils, mais aussi pour ce qui est du sérieux avec lequel ils sont traités par les services de police locaux. Meegwetch.

La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant entendre Me Daniel Brown et Me Stephanie DiGiuseppe. Maître Brown, allez-y.

Me Daniel Brown, président de la CLA et avocat principal au cabinet Daniel Brown Law, Criminal Lawyers’ Association : Bonjour, madame la présidente et honorables sénateurs. Notre plus haut tribunal a reconnu à maintes reprises que la plupart des conditions de libération sous caution restreignent la liberté d’une personne présumée innocente. Comme la Cour suprême nous l’a rappelé dans la décision Zora en 2020 à peine, des problèmes généralisés subsistent relativement à l’imposition continue de conditions de mise en liberté sous caution, qui sont inutiles, déraisonnables, indûment restrictives, trop nombreuses ou qui, en fait, vouent les accusés à l’échec. Les allégations de violation des conditions de mise en liberté sous caution peuvent entraîner de graves conséquences pour les accusés et pour le système judiciaire dans son ensemble, surtout lorsque le système est surchargé par les cas de violation des conditions de mise en liberté sous caution qui lui sont soumis. L’année dernière encore, ces cas représentaient un cas sur cinq traité par le système judiciaire.

La Cour suprême nous rappelle donc que nous devons être guidés par le principe de modération lorsque nous imposons et exécutons des conditions de mise en liberté sous caution. Dans la décision Zora, la juge Martin a déclaré ce qui suit au nom de la Cour suprême :

Avant de transformer les conditions de mise en liberté sous caution en sources personnelles de responsabilité pénale potentielle, les entités judiciaires devraient être conscientes des problèmes que pourraient causer ces conditions.

Cette mise en garde adressée aux fonctionnaires judiciaires s’applique également à notre Sénat. À l’instar de Me Bartleman, au nom de l’Association du Barreau autochtone, nous convenons que la violence entre partenaires intimes est un fléau pour la société et que les personnes qui en sont victimes subissent de nombreux effets négatifs et traumatisants.

La Criminal Lawyers’ Association n’est pas venue au Sénat aujourd’hui pour défendre la violence familiale ou pour contredire ce fait. Nous sommes ici aujourd’hui pour parler de la nécessité, pour traiter ce problème, de disposer d’outils fondés sur des preuves qui respectent les principes constitutionnels. La réforme législative doit être nécessaire et constitutionnelle, et elle doit avoir un sens pratique. L’une des difficultés est que nous ne pensons pas que le projet de loi du Sénat ait un sens pratique, qu’il respecte les principes constitutionnels, ou qu’il soit nécessaire.

Bien que ses objectifs soient louables, il ne permet tout simplement pas de résoudre le problème de la violence familiale ou de la violence entre partenaires intimes. Il n’est pas nécessaire, car notre système judiciaire dispose déjà des outils nécessaires pour s’attaquer à ce problème et le traiter de manière équilibrée.

Ce projet de loi va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour suprême, qui ne respecte pas les principes liés au cautionnement raisonnable et à la présomption d’innocence. Ce projet de loi crée des obstacles pratiques insurmontables à la mise en œuvre des changements proposés. Il aura une incidence négative sur un système surchargé, qui se répercutera sur la confiance du public dans notre système de justice. Enfin, nous pensons qu’il aura des conséquences disproportionnées sur les accusés racisés, autochtones, vulnérables et à faible revenu.

Pour ce qui est de savoir si notre système de libération sous caution dispose déjà de tous les outils nécessaires, les juges et les juges de paix peuvent imposer des restrictions adéquates à la liberté d’une personne au stade de la libération sous caution lorsqu’un accusé présente un risque substantiel de commettre une nouvelle infraction ou d’autres crimes si ces restrictions ne sont pas appliquées. Cela inclut notamment la possibilité pour un juge d’imposer la surveillance au moyen d’un bracelet porté à la cheville, ou toute autre condition raisonnable nécessaire dans les circonstances.

Ce projet de loi propose de transférer cette responsabilité des juges aux agents de police au sein des commissariats. Il y a toutefois une raison pour laquelle cette responsabilité n’est pas confiée à la police. On craint que, sans surveillance judiciaire, ces conditions soient surutilisées et indûment imposées, et qu’elles vouent les personnes à l’échec.

Un contrôle judiciaire est nécessaire pour garantir une approche modérée de la mise en liberté sous caution et le respect de la présomption d’innocence. Contrairement à la procédure suivie devant un tribunal pénal, lors d’une enquête sur le cautionnement, un accusé peut être représenté par un avocat pour faire valoir des arguments juridiques en faveur ou en défaveur d’une condition particulière. Ce type de représentation juridique n’est pas possible au sein d’un commissariat de police.

Nous savons également qu’une personne qui se trouve dans un commissariat de police est dans une situation vulnérable. Nous savons qu’elle est susceptible d’accepter à peu près n’importe quelle condition pour être libérée. Nous le constatons tous les jours : la police impose des conditions indûment sévères. Me DiGiuseppe et moi-même sommes confrontés à cette réalité tous les jours, comme d’autres avocats de la défense au Canada.

Nous avons également malheureusement constaté que ces types de conditions indûment sévères sont imposées de manière disproportionnée aux accusés racisés. Les délinquants noirs et les délinquants autochtones sont plus susceptibles d’être soumis à des conditions plus sévères que les autres. Ils sont plus susceptibles de résider dans des zones faisant l’objet d’interventions policières excessives. Ils sont plus susceptibles d’être ramenés dans le système judiciaire en raison d’allégations de violation de la liberté sous caution, et cette situation exacerbe le problème de la surreprésentation au sein de nos tribunaux et de nos prisons, qui est déjà hors de contrôle et choquante. Cette mesure découragera la modération.

D’un point de vue pratique, il est pratiquement impossible de mettre en place la surveillance au moyen d’un bracelet porté à la cheville à ce stade précoce. Même lorsque nos clients ont les moyens de se faire imposer ces conditions, il faut des jours, parfois même des semaines, pour élaborer un tel plan et s’assurer qu’il est mis en œuvre. L’idée que quelqu’un soit libéré du poste est censée être un processus très efficace et rapide, normalement, pour une personne qui ne présente aucun risque pour la communauté, n’a pas de casier judiciaire et n’a pas besoin d’être surveillée.

De donner ainsi le pouvoir à la police d’imposer une condition aussi sévère, mais pas celui d’imposer une quelconque forme de supervision judiciaire, comme une caution, par exemple, est vraiment incohérent avec le reste. Si une personne représente réellement un tel risque qu’elle doive être surveillée dans la société, l’idéal serait qu’un juge entende l’affaire et détermine si ces conditions sont appropriées ou non.

Nous avons également des réserves à l’égard du régime d’engagement de ne pas troubler l’ordre public qui est proposé. Le régime qui existe déjà dans notre système judiciaire répond à toutes les préoccupations exprimées dans le projet de loi proposé par le sénateur Boisvenu. L’enfant d’une personne victime de violence de la part d’un partenaire intime, ou cette personne elle-même peut déjà s’adresser aux tribunaux et obtenir une ordonnance de protection. Ils peuvent demander toutes les conditions raisonnables qu’ils souhaitent, et un juge peut imposer ces conditions après avoir entendu la preuve.

Il s’agit du régime prévu à l’article 810 du Code criminel, mais il existe un régime distinct, plus exigeant, qui permet de prendre des mesures préventives supplémentaires lorsqu’une personne risque de causer des sévices sexuels à un enfant ou des sévices graves à la personne, y compris les formes les plus graves de violence entre partenaires intimes. Ces mesures sont prévues aux articles 810.1 et 810.2 du Code criminel. Ces dispositions sont déjà bien conçues et bien équilibrées. Elles ont été mûrement réfléchies, longuement débattues et répondent aux préoccupations exprimées dans ce projet de loi en ce qui concerne la violence entre partenaires intimes.

Elles comprennent même un élément supplémentaire de surveillance. Elles prévoient des conditions plus intenses...

La présidente : Maître Brown, puis-je vous demander de conclure, s’il vous plaît?

Me Brown : Absolument. Ces conditions vont vraiment trop loin. Le projet de loi ne résout aucun problème que ne résout pas déjà le Code criminel. Ce projet de loi est présenté comme une solution à la violence familiale, mais il risque en fait de créer une surreprésentation dans le système judiciaire, ce contre quoi nos tribunaux nous ont déjà mis en garde et ce qu’ils nous somment d’éviter. Nous pensons que le projet de loi ne résout pas les problèmes qu’il est censé résoudre.

La présidente : Nous entendrons maintenant Me Kim, qui représente le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.

Me Rosel Kim, avocate employée, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Bonjour. Je m’appelle Rosel Kim. Je suis avocate employée au Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, le FAEJ, en abrégé. Je suis reconnaissante d’avoir l’occasion de comparaître aujourd’hui depuis les territoires traditionnels des Mississaugas de la rivière Credit, des Hurons-Wendats, des Anishinaabe et des Haudenosaunee, que l’on appelle maintenant Toronto.

Le FAEJ s’efforce de faire avancer les droits à l’égalité des femmes, des filles, des personnes trans et non binaires au moyen de litiges, de réformes législatives et d’éducation du public. Depuis 37 ans, le FAEJ fait valoir la nécessité d’améliorer la réponse du système judiciaire à la violence fondée sur le genre, qui comprend la violence familiale.

Nous sommes d’accord avec le sénateur Boisvenu pour dire que la lutte contre la violence entre partenaires intimes et la violence familiale doit être une priorité nationale. Les actes de violence entre partenaires intimes et de violence familiale sont des actes hautement sexospécifiques. Ils requièrent une approche multidimensionnelle et systématique centrée sur les besoins des survivantes. Cependant, pour que les survivantes reçoivent le soutien dont elles ont besoin, il faut reconnaître que le système de justice pénale ne peut pas être le seul angle d’approche dans la lutte contre la violence familiale et qu’il ne doit pas non plus être la réponse par défaut.

L’élargissement du régime de justice pénale pourrait avoir pour effet de mobiliser des fonds et des ressources qui pourraient être utilisés pour apporter une aide directe et nécessaire aux survivantes. Le système de justice pénale est souvent un lieu de traumatisme et de revictimisation pour les survivantes. Pour ces raisons, nous avons des réserves à l’idée de miser autant sur la surveillance électronique comme outil de lutte contre la violence familiale. Nous nous interrogeons également sur l’efficacité de l’engagement de ne pas troubler l’ordre public nouvellement proposé pour la violence familiale.

Je tiens toutefois à commencer par exprimer notre appui aux dispositions du projet de loi visant à augmenter les possibilités de partage d’informations et de consultation avec les survivantes. Les survivantes ne sont pas des parties directes aux poursuites pénales. Le système de justice pénale demeure inaccessible pour bon nombre d’entre elles. Lorsque les survivantes parviennent à y accéder, cela peut poser des risques pour leur sécurité et causer leur retraumatisation.

Le fait d’informer les survivantes de leurs droits pendant la procédure judiciaire et d’exiger des juges qu’ils demandent aux procureurs si la partenaire intime de l’accusé a été consultée sur ses besoins en matière de sécurité avant de rendre une ordonnance de mise en liberté provisoire peut avoir une incidence positive, pour que les survivantes soient tenues informées de la procédure touchant l’agresseur.

En même temps, je tiens à souligner qu’il n’est pas possible de consulter réellement les survivantes sur leurs besoins en matière de sécurité si l’on ne leur fournit pas des ressources nécessaires.

Notre principale réserve à l’égard de ce projet de loi a trait aux dispositions relatives à la surveillance électronique. En réalité, la surveillance électronique est un outil réactif qui procure un faux sentiment de sécurité à de nombreuses survivantes et qui ne change rien aux causes systémiques de la violence familiale ni aux problèmes sous-jacents auxquels les survivantes sont confrontées, comme l’isolement et le manque de ressources.

La surveillance électronique, qui est déjà une mesure que les juges peuvent imposer comme condition à la mise en liberté provisoire, peut procurer un sentiment de sécurité à certaines survivantes à la violence entre partenaires intimes et même les protéger dans certains cas. Cependant, ce n’est pas le cas pour de nombreuses personnes. La surveillance électronique peut être inefficace et même nuisible, en particulier pour les survivantes noires, autochtones ou racisées. Pour les survivantes vivant dans des régions rurales et éloignées, comme dans les communautés autochtones, les problèmes de connectivité et l’inaccessibilité aux services de géolocalisation diminuent l’efficacité de la surveillance. De nombreuses femmes fuyant la violence courent le risque d’être elles-mêmes surveillées électroniquement. Pire encore, même les adeptes de la surveillance électronique soulignent qu’il ne s’agit que de l’un des nombreux outils permettant de lutter contre la violence familiale, et non du seul.

La surveillance électronique coûte cher. En Ontario, les dispositifs de surveillance électronique coûtent entre 400 et 600 $ par mois. Le gouvernement du Québec a promis 41 millions de dollars pour mettre en œuvre son programme de bracelet électronique pour les délinquants coupables de violence familiale. L’un des principaux défis auxquels les survivantes sont confrontées, c’est qu’elles n’ont pas tout le soutien économique et social nécessaire pour quitter une situation de violence. Nous demandons instamment au comité d’examiner comment les coûts de mise en œuvre d’une mesure comme la surveillance électronique pourraient être investis directement pour donner plus de ressources aux survivantes.

En ce qui concerne les dispositions du projet de loi relatives à l’engagement de ne pas troubler l’ordre public, nous craignons que ces nouvelles dispositions n’apportent pas d’avantages concrets aux survivantes et qu’elles fassent largement double emploi avec les options déjà offertes pour contracter un engagement de ne pas troubler l’ordre public.

L’engagement de ne pas troubler l’ordre public est un outil permettant d’empêcher l’agresseur d’adopter un comportement violent ou nuisible. Cependant, les défenseurs des survivantes soulignent les lacunes de cet outil pour produire des résultats tangibles.

J’insisterais plutôt sur la nécessité d’offrir plus de ressources aux survivantes, des ressources directes et concrètes, comme un réseau de soutien et des ressources pour la planification de la sécurité, afin que nos outils soient réellement être efficaces pour lutter contre la violence familiale. Merci.

La présidente : Merci beaucoup, maître Kim.

Nous allons maintenant passer aux questions. J’ai une question pour vous, maître Bartleman. Elle porte sur la surveillance électronique. Dans quelle mesure la surveillance électronique est-elle une solution réaliste, étant donné que les Autochtones vivent souvent dans des régions rurales où il n’y a pas beaucoup de services? Dans quelle mesure est-ce réaliste, selon vous?

Me Bartleman : Je ne pense pas que ce soit très réaliste. Il y a deux problèmes qui me viennent à l’esprit, qui nous limiteraient grandement, en toute honnêteté.

Le premier, c’est la difficulté technologique à garantir un signal constant entre le dispositif et le récepteur, si l’on veut, qui serait utilisé. Je pense, en particulier, à beaucoup de communautés que j’ai visitées et à une communauté en particulier que j’ai représentée le long de la côte de la baie James, où il n’y avait aucune couverture cellulaire. Je vois très mal comment on pourrait mettre en place un système de surveillance efficace dans un endroit où la couverture cellulaire est très faible et où, en cas de tempête, le service cellulaire local est souvent gravement perturbé.

Le deuxième problème concerne le géorepérage. De nombreuses réserves, surtout dans le Nord de l’Ontario, sont étonnamment petites pour les régions dans lesquelles elles se trouvent, et je m’inquiéterais de l’étendue, si l’on veut, des services de géolocalisation. Je ne suis pas certain de la valeur qu’aurait un service de géolocalisation si l’emplacement de la personne n’avait une précision que d’environ un kilomètre et demi de rayon, ce qui pourrait couvrir la totalité de la réserve dans laquelle cette personne se trouve.

La présidente : Merci beaucoup, maître Bartleman.

Maître Brown, j’ai une question pour vous. Vous avez noté que les personnes inculpées qui sont racisées ou autochtones se voient imposer davantage de restrictions et de conditions. Pouvez-vous nous en dire plus long à ce sujet?

Me Brown : Certainement. Il y a de toute évidence surreprésentation des membres de ces groupes au sein de la population carcérale. Un rapport publié pas plus tard que la semaine dernière indiquait que les contrevenants de race noire sont proportionnellement trois fois plus susceptibles de se retrouver devant les tribunaux ou derrière les barreaux, alors que les contrevenants autochtones le sont sept fois plus. Ainsi, les Autochtones comptent actuellement pour 50 % des femmes incarcérées dans les prisons fédérales.

Les statistiques et les études démontrent systématiquement que les contrevenants noirs et autochtones se voient imposer des conditions plus rigoureuses et plus nombreuses en plus de faire l’objet d’une surveillance policière accrue dans la collectivité, comme c’est le cas d’une manière générale pour les membres de ces groupes. Dans un tel contexte, leur réinsertion est vouée à l’échec, ce qui a pour effet de les ramener devant le système de justice qui leur refuse à la seconde occasion une mise en liberté sous caution. Ils sont alors portés à plaider coupable — qu’ils le soient ou non — pour sortir de prison, plutôt que de rester incarcérés jusqu’au jour de leur procès.

C’est un véritable cercle vicieux qui ne se manifeste pas au sein d’autres communautés. Ceux qui ont les moyens de se tourner vers le privé pour s’équiper d’un bracelet de surveillance électronique peuvent sortir de prison sur-le-champ. Ceux qui doivent attendre d’obtenir un bracelet subventionné par le gouvernement ou qui sont assujettis à d’autres conditions semblables peuvent être incarcérés pendant un certain temps. C’est ce que l’on a pu observer pendant la pandémie. Certains prévenus avaient les moyens de se procurer un bracelet auprès d’un service privé — à raison de centaines de dollars par mois — alors que d’autres ont dû attendre pour obtenir l’un de ceux rendus disponibles par le gouvernement. C’est donc une simple question de ressources.

En principe, certaines de ces solutions semblent bonnes, mais elles établissent la norme de l’utilisateur-payeur en créant un système de justice à deux vitesses, l’une pour les mieux nantis et l’autre pour les membres des groupes racisés et marginalisés. C’est ce qui nous préoccupe d’abord et avant tout.

La présidente : Merci, maître Brown.

Le sénateur Dalphond : Merci à nos témoins. Ma question est pour maître Kim. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les préoccupations que vous avez soulevées concernant la surveillance électronique?

Me Kim : Oui. Nous nous réjouissons certes de cette initiative et nous voulons souligner le travail de réflexion ayant mené à la rédaction de ce projet de loi. Nous ne sommes pas ici pour prétendre qu’il est préférable de ne rien faire du tout, mais plutôt pour faire valoir qu’il convient de se demander quels sont les outils susceptibles de véritablement nous permettre de contrer la violence familiale en agissant de façon préventive, plutôt que de manière réactive, comme c’est le cas selon nous avec la surveillance électronique.

Il existe des études qui remettent en question l’utilité de la surveillance électronique, surtout lorsqu’elle est employée isolément. Certaines études — dont celle menée en 2012 par le Comité permanent de la sécurité publique — démontrent qu’il faut y avoir recours en la combinant à d’autres méthodes de surveillance et de réinsertion.

Ce serait donc quelques-unes des préoccupations que nous souhaitions mettre de l’avant. Lorsqu’une personne survivante veut s’affranchir d’une situation ou d’une relation marquée par la violence, elle doit avoir accès aux ressources nécessaires pour quitter son foyer ainsi qu’à un réseau capable de l’appuyer dans sa démarche en s’assurant qu’elle est en sécurité.

Nous estimons donc qu’il faut envisager des mesures de la sorte avant de recourir à une solution aussi coûteuse que la surveillance électronique.

Le sénateur Dalphond : Oui, mais cette méthode semble s’être révélée efficace dans le cas de l’Espagne. On a mis en place là-bas un vaste programme mettant notamment à contribution la formation des services policiers et l’ajout de places dans les refuges, mais aussi la surveillance électronique. Plusieurs se posaient des questions au départ, mais les études récentes indiquent que les gens apprennent à mieux connaître le système et que les victimes sont mieux protégées qu’auparavant. Êtes-vous au courant de ce qui a été fait en Espagne?

Me Kim : Je suis tombée sur des références à l’initiative espagnole en me préparant pour la séance d’aujourd’hui. Nous vivons à l’heure actuelle une situation de crise dans les refuges, et nous devons, dans l’ensemble du système, composer avec un manque criant de ressources. Selon moi, il faut d’abord dénicher ces ressources pouvant nous permettre d’apporter aux personnes survivantes l’aide dont elles ont tant besoin, avant d’envisager des solutions comme la surveillance électronique.

Le sénateur Dalphond : Vous n’êtes toutefois pas en train de nous dire que l’un exclut l’autre. À titre d’exemple, le Québec a mis en place il y a plus de cinq ans un programme finançant l’offre de bracelets électroniques et rendant accessibles un plus grand nombre de places dans les refuges. Le tout est accompagné d’interventions en travail social, de formation et de différentes formes de protection. Vous faites valoir que les sommes ainsi consacrées à la surveillance devraient plutôt aller à des ressources plus essentielles encore. Est-ce bien ce que vous nous dîtes? Personnellement, je ne vois pas de contradiction entre les deux. Ces mesures s’inscriraient dans un ensemble d’initiatives incluant des interventions sociales, l’accès aux refuges, la sensibilisation, mais aussi la surveillance.

Me Kim : Certainement. Ce genre de solution à plusieurs volets est tout à fait recommandable, mais je préconiserais une aide plus tangible pour les personnes survivantes, de préférence à des actions visant à consolider un système de justice pénale qui n’est pas toujours accessible. Comme ce ne sont pas toutes les personnes survivantes qui y ont recours pour fuir la violence, je pense qu’il vaudrait mieux consacrer ces ressources à d’autres mesures de soutien économique et social.

Le sénateur Cotter : Merci à nos témoins pour leurs exposés des plus intéressants. Nous vous en sommes très reconnaissants. J’ai quelques questions qui attendront peut-être le second tour, mais voici celle que je veux d’abord vous poser un peu dans la même veine, maître Brown. Vous nous avez fait part de vos différentes réserves à l’égard de ce projet de loi. Certaines concernent davantage les politiques elles-mêmes et l’aspect efficacité, alors que d’autres sont d’ordre constitutionnel. Il s’agit donc de considérations qui ne sont pas du tout du même niveau. On peut faire des choix stratégiques plus ou moins judicieux qui vont dans un sens ou dans l’autre, mais il y a tout lieu de s’inquiéter lorsqu’on opte ce faisant pour des dispositions qui sont inconstitutionnelles.

Pouvez-vous nous indiquer plus précisément quels aspects de ce projet de loi parrainé par le sénateur Boisvenu vous semblent plus problématiques du point de vue constitutionnel?

Me Brown : Si vous permettez, je vais demander à Mme DiGiuseppe de bien vouloir vous répondre à ce sujet.

Me Stephanie DiGiuseppe, administratrice, avocates en droit pénal – Toronto (CLA), et associée au cabinet Ruby Shiller, Criminal Lawyers’ Association : Du point de vue constitutionnel, nos préoccupations principales découlent bien sûr de l’alinéa 11e) de la Charte qui assure le droit à une mise en liberté assortie de conditions raisonnables. On peut porter atteinte à ce droit de différentes manières. À titre d’exemple, si une personne est libérée en étant obligée de porter un bracelet de surveillance alors que cela n’est pas nécessaire, on peut dire qu’on lui impose une condition de mise en liberté trop stricte pour être considérée comme étant raisonnable en vertu des garanties constitutionnelles en place. Nous pouvons donc constater dans les faits que l’on peut ainsi porter atteinte à ce droit.

L’obligation de participer à un programme de traitement fait partie des conditions additionnelles proposées pouvant soulever des interrogations du point de vue constitutionnel. On peut s’attendre à ce que de telles conditions soient plus fréquemment imposées étant donné qu’elles sont explicitement suggérées dans le projet de loi.

Dans l’arrêt Zora, une décision récente rendue en 2020, la Cour suprême a traité de cette question ainsi que des limites à définir quant à l’imposition de conditions liées aux traitements. Dans cet arrêt, la juge Martin a indiqué très clairement que la réadaptation ou le traitement d’une dépendance ou d’une autre maladie ne constitue pas un objectif approprié pour une condition de mise en liberté sous caution. Cela signifie que l’on contrevient ainsi à l’alinéa 11e) de la Charte. En suggérant aux juges qu’ils imposent plus souvent de telles conditions, on va à l’encontre non seulement de l’arrêt Zora, mais aussi de l’orientation claire imprimée par la Cour suprême en la matière. C’est une question qui préoccupe tout particulièrement notre organisation.

Je ne sais pas si cela répond bien à votre question, sénateur. Je me ferai un plaisir de vous fournir de plus amples détails.

Le sénateur Cotter : C’est très utile. J’ai une question supplémentaire qui ne concerne pas directement ces dispositions, mais plutôt l’une des préoccupations soulevées par Me Brown relativement à la présomption d’innocence. Il ne faut pas oublier que les personnes qui se voient imposer des conditions de remise en liberté demeurent innocentes jusqu’à preuve du contraire. Cela ne nous empêche toutefois pas de les priver d’une partie de leur liberté. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la complexité découlant de cette préoccupation supplémentaire associée à la présomption d’innocence?

Me DiGiuseppe : Comme l’indiquait Me Brown, c’est une question qui nous préoccupe à deux égards. Dans un premier temps, nous craignons vraiment que des individus privés du droit à des conditions de remise en liberté raisonnables plaident coupable alors qu’ils ne le sont pas. Ils enregistrent un plaidoyer de culpabilité simplement pour sortir de prison, plutôt que de faire porter le fardeau de la preuve à la Couronne. Il en ressort que des innocents sont reconnus coupables. Chaque fois que nous adoptons des mesures législatives suggérant aux juges d’imposer des conditions de remise en liberté plus strictes, nous allons à l’encontre d’une série de jugements rendus par la Cour suprême du Canada depuis les années 1990 jusqu’à tout récemment qui font valoir tout à fait à l’opposé que la remise en liberté devrait être privilégiée.

C’est donc l’une de nos préoccupations. Les conditions strictes de remise en liberté se traduisent par des condamnations.

Notre seconde préoccupation est d’ordre plus général. Une personne remise en liberté sous caution est présumée innocente. Lorsque ses conditions de remise en liberté sont punitives ou structurées d’une manière s’appuyant sur une présomption de culpabilité, on risque de contrevenir au droit à la présomption d’innocence garanti par l’alinéa 11(d) de la Charte.

Les conditions prévoyant un traitement peuvent également être considérées dans cette optique. L’obligation de participer à un programme de maîtrise de la colère présuppose que la personne a de la difficulté à gérer sa colère et, par conséquent, qu’elle est coupable. Il en va de même d’autres conditions qui sont assorties d’une présomption de culpabilité et de présence de problèmes particuliers. C’est la raison pour laquelle la Cour suprême a indiqué dans l’arrêt Zora que de telles conditions doivent être imposées avec retenue et être expressément adaptées aux circonstances de chaque cas. Les juges sont les mieux placés pour y parvenir et disposent d’ores et déjà des ressources nécessaires à cette fin. Ils n’ont pas besoin d’outils additionnels.

La sénatrice Batters : Merci à vous tous de votre participation à notre séance d’aujourd’hui et de tout le travail que vous accomplissez relativement à ces enjeux d’importance.

Maître Bartleman, j’ai bien saisi l’ampleur de tous ces chiffres que vous nous avez donnés aujourd’hui. C’est vraiment aberrant. Je note tout particulièrement, comme vous l’avez vous-même souligné, que les femmes et les filles autochtones sont assurément les plus touchées par la violence familiale au Canada, ce qui est fort malheureux. La pandémie qui sévit depuis deux ans et demi n’a fait qu’exacerber la situation en y ajoutant l’isolement, d’importantes difficultés économiques et une aggravation des problèmes de toxicomanie et de santé mentale.

Pas plus tard qu’hier soir, j’ai prononcé une allocution au Sénat concernant un amendement au projet de loi C-5 en faisant état de certains de ces chiffres et de ces écarts très troublants dont vous nous avez parlé aujourd’hui. Merci de nous l’avoir rappelé.

En outre, je partage entièrement vos préoccupations quant à l’aspect santé mentale et à la nécessité d’y consacrer davantage de ressources. Je signale à ce titre que le gouvernement fédéral s’est engagé à établir le Transfert canadien en matière de santé mentale, une promesse très importante se chiffrant à 4,5 milliards de dollars. Le gouvernement accuse déjà un retard de 875 millions de dollars par rapport à cet engagement qui n’est même pas mentionné dans son plus récent énoncé économique, une situation des plus regrettable.

La question que je veux vous poser, maître Bartleman, concerne la surveillance électronique. Vous savez comme moi que cela fait partie depuis un certain temps déjà des options qu’un juge peut envisager, mais voilà que certaines provinces ont récemment mis en place des programmes visant à accroître son utilisation. C’est notamment le cas du Québec qui vient de mettre en œuvre un programme de surveillance électronique. Je me demandais si vous saviez ce qu’il en est de ces programmes provinciaux et de leur efficacité.

Vous attendez-vous à voir un plus grand nombre de provinces se tourner davantage vers de tels programmes misant sur la surveillance électronique? Que pourrait et devrait faire le gouvernement du Canada pour les aider à mettre au point des programmes efficaces à cette fin?

Me Bartleman : Merci pour votre question et vos commentaires, sénatrice Batters.

D’une manière générale, nous pouvons observer au sein des communautés autochtones — et je vais surtout parler de ces communautés dans les différentes provinces et aussi les territoires — un problème de juste équilibre, si je puis dire. On note ainsi, d’une part, un excès de zèle policier dans les secteurs urbains, mais trop souvent, d’autre part, un nombre nettement insuffisant d’interventions policières dans les réserves des Premières Nations.

L’Association du Barreau autochtone s’inquiète notamment du recours aux bracelets et aux autres dispositifs de surveillance électronique — et c’est l’une des principales préoccupations soulevées par mon ami, Me Brown — en raison des fausses alertes qui, du fait qu’elles sont assez fréquentes, finissent par retenir de moins en moins l’attention des autorités. Compte tenu des différentes contraintes associées à l’isolement géographique de nombreuses réserves — par exemple, les grands froids et les événements météorologiques extrêmes qui entraînent des pannes fréquentes de ces dispositifs de surveillance, que ce soit en raison d’un boîtier qui se fracasse ou d’une pile qui tombe à plat, ce qui déclenche autant d’alertes —, on impose un stress additionnel à des services policiers qui souffrent dans bien des cas d’un manque de ressources financières et humaines. En conséquence, l’élargissement de l’obligation de recourir à ces dispositifs de surveillance dans les communautés autochtones, que ce soit dans le cadre d’une initiative provinciale ou fédérale, pourrait avoir seulement pour effet d’imposer un fardeau additionnel aux services policiers en limitant leur capacité de faire ce qu’on attend d’eux ici, c’est-à-dire mieux protéger les victimes de violence familiale.

Je ne suis pas certain que l’élargissement du recours aux bracelets et aux autres dispositifs de surveillance électronique soit véritablement la solution à privilégier si l’on veut vraiment prévenir la violence entre partenaires intimes.

La sénatrice Batters : Comment serait-il préférable que le gouvernement du Canada s’y prenne pour s’attaquer à ce problème qui prend une ampleur catastrophique?

Me Bartleman : Il y a toute une gamme d’options qui s’offrent à nous. Je dirais que l’on pourrait d’abord envisager un accroissement des ressources en santé mentale qui sont accessibles aux membres des différentes communautés. Je crois d’ailleurs que vous y avez fait allusion dans le préambule de votre question.

Je vais surtout vous parler de la situation dans le contexte des Premières Nations. Pendant des siècles, nous avons été victimes de racisme systémique et de mauvais traitements qui ont atteint leur point culminant, dans bien des cas, avec les horreurs du système des pensionnats auxquelles on n’a que récemment mis un terme. C’est peut-être un lieu commun, mais il est vrai de dire que les gens qui souffrent vont à leur tour infliger de la souffrance. Si l’on fait subir à des générations d’individus des mauvais traitements physiques et sexuels comme mesure disciplinaire dans tout un réseau de pensionnats, on ne devrait pas s’étonner de voir ces mêmes individus perpétuer à leur tour ce cycle de la violence en infligeant à leurs partenaires ces mêmes traitements auxquels ils ont été exposés.

Les recherches menées dans le domaine des sciences sociales nous apprennent en outre que les partenaires et les enfants victimes de violence à la maison sont malheureusement, dans bien des cas, à leur tour victimisés lorsqu’ils signalent la situation aux forces policières. Le degré de confiance des Autochtones envers les services policiers est très faible. Je crois que les données les plus récentes le situent autour de 21 %.

Je dirais que rompre le cycle du traumatisme en rendant accessibles davantage de ressources, notamment en santé mentale, est sans doute la façon la plus efficace de prévenir la violence familiale, de préférence à la surveillance que l’on peut exercer sur les individus.

La sénatrice Pate : Merci à tous nos témoins. Mes questions font en quelque sorte écho à certains sujets déjà abordés.

Une étude sur la surveillance électronique menée en 2012 par la Chambre des communes en est arrivée essentiellement à bon nombre des mêmes conclusions déjà mises de l’avant, notamment par le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et l’Association du Barreau autochtone, à savoir que non seulement ces dispositifs sont coûteux, mais aussi qu’ils créent un faux sentiment de sécurité et n’offrent pas la fiabilité voulue, notamment en raison de la capacité de réponse qui est insuffisante, aussi bien du côté de la police que de la part des autorités correctionnelles. Vous venez d’ailleurs de le confirmer, maître Bartleman.

Il y a aussi le fait, comme on vient de le souligner en répondant à la question de la sénatrice Batters, que de nombreuses victimes de la violence ne font pas de signalement, soit parce qu’elles ne font pas confiance aux services policiers ou qu’elles craignent en fait qu’un tel signalement ait pour conséquence de les placer dans une position encore plus difficile que si elles essayaient simplement de continuer à survivre.

J’aimerais que chacun d’entre vous nous dise comment il souhaiterait voir être plutôt dépensés les quelque 400 à 600 $ par mois que coûterait ce genre d’initiative. D’après ce que j’ai pu comprendre du modèle appliqué en Espagne et ailleurs dans le monde où il est accueilli plus favorablement par les groupes de défense des femmes, on mise d’abord et avant tout, comme le préconisait le sénateur Dalphond, sur des mesures de soutien d’ordre socioéconomique et touchant la santé mentale, avec la surveillance électronique qui intervient uniquement à titre de mesure d’appoint. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez? Peut-être pouvons-nous d’abord entendre Me Bartleman, suivi de la représentante du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.

Me Bartleman : Je vous remercie de cette question, sénatrice Pate. Pour prendre l’exemple du Québec, et pour répondre à la question de savoir ce qu’on pourrait faire avec ces fonds ou ce qu’on pourrait faire d’autre, je signale que, selon une étude réalisée en 2018, 21 % des femmes qui ont quitté le système des refuges au Québec estimaient ne pas avoir d’autre choix que de retourner chez elles, là où vivait leur agresseur.

Ces 400 $ pourraient servir à augmenter le nombre de refuges dans le contexte des Premières Nations, et j’espère ne pas avoir besoin d’insister sur ce point, mais les besoins en logements supplémentaires ne devraient pas être considérés simplement comme une situation urgente, mais bien comme une crise ou une calamité. Ce montant de 400 $ ne va peut-être pas assez loin. Je tiens cependant à souligner que dans de nombreux cas, la thérapie et les autres traitements liés aux troubles mentaux non résolus pourraient être facilités par l’octroi d’une subvention d’un montant de 400 $ pour l’accusé, bien franchement. C’est un concept de très haut niveau, mais je pense que cela pourrait contribuer à réduire, sinon la prévalence, du moins la gravité des difficultés que connaissent de nombreuses femmes et filles autochtones confrontées à la violence familiale.

La sénatrice Pate : Maître Kim, que diriez-vous?

Me Kim : Oui, je vous remercie de cette question. Je suis d’accord avec Me Bartleman. Je pense que la santé mentale et l’aide au logement sont essentielles pour que les gens aient un endroit sûr où aller.

J’aimerais également mentionner que le succès de toute mesure prise dans le cadre du système de justice pénale suppose que les acteurs du système judiciaire comprennent la gravité de la violence entre partenaires intimes et de la violence familiale. Nous réclamons une formation pour les juges sur les agressions sexuelles, mais je pense que la compréhension de la gravité de la violence entre partenaires intimes et de la violence familiale est également nécessaire.

La sénatrice Pate : J’ajouterais à cela que le coût de la supervision n’est pas inclus. C’est l’un des principaux problèmes et cela explique que tant de personnes se soient prononcées contre la surveillance électronique et qu’elle crée un faux sentiment de sécurité. Nous serions heureux de recevoir toute information supplémentaire que vous pourriez avoir à ce sujet.

La sénatrice Clement : Merci à tous les témoins. Il est si difficile d’entendre encore et encore parler de la surreprésentation des Autochtones et des Noirs, que ce soit du côté des victimes ou du côté des services correctionnels. Je sens l’air très lourd dans cette salle de comité et dans cette enceinte. Je tiens à vous remercier de vos commentaires et à vous dire que les statistiques sont lourdes.

J’ai une question pour Me Kim. Nous comprenons bien tous les points que vous avez soulevés quant aux endroits où il serait préférable d’investir des ressources, ainsi que les enjeux constitutionnels, en réponse aux questions du sénateur Cotter.

Maître Kim, vous avez souligné que les victimes ont besoin de plus d’information et que ce projet de loi contient peut-être quelque chose en ce sens. Pourriez-vous nous éclairer à ce sujet? Je n’étais pas tout à fait sûre de ce que vous vouliez dire. Vous pourriez peut-être nous dire ce qui se passe actuellement et ce qui pourrait et devrait être fait dans le cadre de ce projet de loi ou autrement.

Me Kim : Oui. Je vous remercie de votre question. Comme je l’ai déjà mentionné, les victimes ne sont pas directement parties aux affaires criminelles. C’est l’État qui poursuit l’accusé. Dans de nombreux cas, parce qu’elles ne sont pas des parties directes, elles ne savent pas toujours ce qui se passe dans les affaires, sauf si le procureur se donne la peine et le temps de fournir l’information. Certaines dispositions de ce projet de loi prévoient qu’avant qu’un juge rende une ordonnance de mise en liberté provisoire, il doit demander au procureur si l’on a consulté le ou la partenaire intime de l’accusé au sujet de ses besoins en matière de sécurité. C’est un domaine où nous avons vu qu’il y a une meilleure communication de l’information.

La sénatrice Clement : Et ce n’est pas déjà le cas?

Me Kim : Cela peut se produire, mais je ne peux pas dire si cela se produit tout le temps. Je n’ai pas de statistiques à ce sujet, mais je serai heureuse de vous transmettre plus d’information à ce sujet ultérieurement, une fois que j’aurai eu l’occasion de regarder.

La sénatrice Clement : D’accord. Merci.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je remercie les témoins qui sont ici aujourd’hui.

Je voudrais poursuivre dans la lignée des questions de la sénatrice Clement, mais j’aimerais que Me Brown et Me Bartleman nous donnent des précisions.

Je suis assez frappée par le témoignage de Me Kim, qui nous expose à quel point — et ce n’est pas la première fois qu’on l’entend — les victimes de violence sont l’objet, dans les mains de la Couronne, à l’intérieur d’un procès criminel. Elles ne sont pas parties, et vous avez raison de le souligner.

Ma question s’adresse aux représentants de l’Association du Barreau autochtone et de la Criminal Lawyers Association. Quelles sont les failles dans le système actuel — qu’il s’agisse de la consultation auprès des victimes afin qu’elles soient informées, afin qu’on leur remette une copie de l’ordonnance automatiquement — et comment peut-on y remédier?

Nous avons bien compris votre message : les systèmes de surveillance après les faits ne règlent pas le problème, à savoir qu’un jour, la procédure va évoluer et qu’il n’y aura plus de surveillance.

Quelles sont les failles dans le système actuel et, à votre avis, comment peuvent-elles être comblées?

[Traduction]

Me Brown : En ce qui concerne la consultation, il y en a souvent. La police est consultée, la Couronne est consultée et les plaignantes sont consultées lorsqu’elles le souhaitent. Mais comme vous avez entendu Me Bartleman le dire précédemment, nombreuses sont les personnes qui n’ont pas eu d’expériences positives avec la police. Elles n’ont pas eu de bonnes interactions avec le système judiciaire. Elles ont elles-mêmes expérimenté le système judiciaire de manière très négative, et elles ne souhaitent pas avoir de contact. Ainsi, la création d’un projet de loi ou d’une obligation de consultation avant la libération d’une personne peut se traduire par une atteinte à la présomption d’innocence et par le refus d’une libération sous caution raisonnable pendant que ces consultations ont lieu.

Lorsque des consultations sont nécessaires en fin de parcours, que la victime doit donner son avis avant le prononcé de la peine, on constate souvent que les peines sont retardées et que des comparutions répétées devant le tribunal entraînent des retards dans d’autres affaires. Ce n’est pas uniquement négatif pour l’accusé. C’est également négatif pour les victimes d’actes criminels, qui voient leurs procédures retardées à plusieurs reprises.

Donc, les lacunes du système ne sont essentiellement dues qu’à un manque de financement. D’après mon expérience, il existe de solides programmes pour les victimes et les témoins, notamment dans la province de l’Ontario. Ils fonctionnent en étroite collaboration avec les procureurs de la Couronne et la police pour assurer la liaison avec les plaignantes lors du processus de mise en liberté sous caution, au cours des étapes préalables au procès et tout au long du processus judiciaire. Il faut que ces programmes soient financés, et bien financés.

Bien entendu, les gens doivent avoir plus d’information sur ce qui se passe, mais ce n’est pas tout le monde qui veut participer au processus, même les victimes d’un crime ou les plaignants en cas d’infraction. Créer des obligations concernant les déclarations et les consultations, c’est, à mon avis, placer la barre trop haut, ce qui aura des répercussions négatives sur le système judiciaire dans son ensemble.

Me Bartleman : Je dirais la même chose que mon ami. Je suis particulièrement d’accord avec lui sur la réticence à travailler avec le système judiciaire qui, dans bien des cas, a laissé tomber les peuples autochtones, que ce soit à dessein ou simplement par omission ou par manque de sensibilité, honnêtement.

En ce qui concerne la modification proposée à l’alinéa 515(14)a), je pense qu’il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais je reprends les préoccupations de mon ami, à savoir qu’il ne faut pas que cela justifie le ralentissement d’un processus ou, au contraire, que cela serve, volontairement ou par inadvertance, à ralentir l’administration de la justice.

La présidente : Merci beaucoup à vous tous d’avoir pris le temps de nous aider à mieux comprendre. Je peux vous assurer que c’est le cas. Merci beaucoup de toujours vous rendre disponibles.

Nous allons maintenant passer au deuxième groupe de témoins. Nous accueillons Me Sarah Niman, conseillère juridique, directrice adjointe des services juridiques de l’Association des femmes autochtones du Canada; Mme Diane Redsky, directrice générale du Centre Ma Mawi Wi Chi Itata; et M. Ian Wheeliker, directeur général de la Central Alberta Outreach Society.

Nous allons commencer par Me Niman.

Me Sarah Niman, conseillère juridique, directrice adjointe des services juridiques, Association des femmes autochtones du Canada : Merci beaucoup d’avoir invité l’Association des femmes autochtones du Canada, l’AFAC, à comparaître aujourd’hui. Chaque fois que je parlerai de femmes autochtones, j’inclurai les filles autochtones, les personnes bispirituelles, les transgenres et les personnes de diverses identités de genre.

Au fond, nous voulons tous être vus et entendus, et au Canada, les victimes de violence familiale et de violence entre partenaires intimes ne sont pas bien vues ou entendues. L’AFAC utilise les termes « violence familiale et violence entre partenaires intimes » pour faire ressortir que ce type de violence nuit à la fois aux partenaires intimes et aux autres personnes dans la maison, y compris aux enfants. Ces victimes sont invisibles pour le système de justice pénale jusqu’à ce qu’il y ait un appel à la police. Assurer la sécurité des femmes autochtones est la priorité absolue de l’AFAC. Les recherches que nous réalisons, les politiques que nous élaborons et les consultations que nous menons auprès de la population nous montrent qu’elles ne se sentent pas en sécurité.

Lorsqu’une femme autochtone surmonte sa méfiance et demande de l’aide à la police, le Code criminel renvoie l’agresseur chez lui pour qu’il continue à faire du mal à sa victime pendant que tous les autres attendent que les juges, les procès et les procédures régulières suivent leur cours. Ce n’est pas à une femme autochtone de convaincre les autres qu’elle est digne de vivre en sécurité et d’être protégée. Le projet de loi S-205 vise à donner une voix aux victimes de violence. Ce projet de loi impose au système de justice pénale la responsabilité de prendre contact avec les victimes, de tenir compte de leur sécurité tout au long des procédures et de produire des résultats qui tiennent compte de leur sécurité. Le projet de loi S-205 ne crée pas une réponse expressément adaptée aux femmes autochtones, mais il crée un cadre leur permettant d’être vues et entendues dans un système où elles ne le seraient pas autrement.

Le projet de loi S-205 tient compte des préoccupations des victimes en matière de sécurité dès les premières étapes des procédures en matière de violence familiale. L’AFAC est favorable au fait que le projet de loi prévoit des consultations obligatoires avec les victimes et la possibilité d’ordonner des traitements visant à contrer la violence familiale ou la toxicomanie dans le cadre d’une ordonnance de libération. Ces mesures améliorent un système qui ne sert actuellement pas très bien les Autochtones victimes de violence. Le projet de loi S-205 met en lumière les victimes et les survivantes de violence familiale et de violence entre partenaires intimes qui, autrement, passent à travers les mailles du filet lorsqu’elles cherchent de l’aide auprès du système de justice pénale. Une partie importante de l’étude de ce comité consistera à prendre en compte les expériences uniques des femmes autochtones en tant que victimes de violence familiale et de violence entre partenaires intimes. En effet, de nombreux facteurs sociaux sous-jacents sont similaires pour les personnes non autochtones, mais les histoires sociales et la discrimination systémique qui sous-tendent ces expériences sont très différentes.

Comme l’a expliqué Me Bartleman dans son témoignage d’aujourd’hui, les femmes autochtones sont bien sûr plus nombreuses à subir de la violence aux mains de leur partenaire intime que les personnes non autochtones. Les statistiques qu’il a fournies sont sous-estimées, car les Autochtones hésitent à faire des signalements à la police. Les taux de violence entre partenaires intimes et de violence familiale ont bien sûr augmenté pendant la pandémie. L’histoire a appris aux femmes autochtones à hésiter avant d’appeler la police, car elles craignent de se faire enlever leurs enfants ou d’être arrêtées si elles signalent aux autorités qu’il y a de la violence familiale chez elles. Les politiques et les lois coloniales du Canada ont dévalorisé les femmes autochtones pendant des siècles, en essayant de les assimiler, de leur enlever leurs enfants ou de rejeter leurs plaintes en matière d’égalité. Leurs craintes sont donc fondées, et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’ENFFADA, a conclu que les lois et politiques néfastes du Canada équivalaient à un génocide.

L’AFAC apporte son soutien à la sécurité des femmes autochtones et défend cette cause au moyen de stratégies et de services de prévention de la violence. La réforme du droit pénal est un des outils de la boîte à outils, comme l’a indiqué la sénatrice Pate dans son discours devant le Sénat. Pour prévenir la violence familiale et la violence entre partenaires intimes, le Canada ne doit pas compter sur des modifications législatives pour améliorer la situation des Autochtones victimes de violence. La lutte contre le racisme systémique à l’égard des femmes autochtones est une composante nécessaire de l’engagement du Canada à l’égard de la réconciliation.

Il est impératif de répondre aux 231 appels à la justice du rapport de l’ENFFADA. Au Canada, les femmes autochtones sont restées longtemps sans être vues et entendues. Le travail de la commission d’enquête nationale a changé cela, et son rapport final est une ressource importante pour tous ceux qui s’engagent à mettre fin à la violence contre les femmes autochtones, y compris ce comité. Je vais plus particulièrement attirer votre attention sur les appels à la justice 5.1 à 5.3 et 9.2. Ces appels concernent des actions que le comité devrait envisager.

L’engagement du Canada en faveur de la réconciliation éclaire la manière dont le système de justice pénale doit traiter les femmes autochtones victimes de violence conjugale et de violence entre partenaires intimes pour avancer sur la voie de la réconciliation.

Les dispositifs de surveillance électronique exposent davantage de personnes autochtones à des sanctions pénales croissantes plutôt que de s’attaquer à la cause profonde. L’AFAC ne veut pas que davantage de personnes autochtones soient pénalisées dans un appareil pénal qui a un long cheminement à faire sur la voie de la réconciliation.

L’AFAC soutient le projet de loi S-205 dans son engagement à rendre obligatoire la consultation des victimes et à exiger des juges qu’ils considèrent expressément la sécurité de la victime lorsqu’ils imposent des conditions.

L’AFAC soutient également la modification de l’article 515 visant à donner aux juges la possibilité d’ordonner un traitement en matière de toxicomanie ou de violence familiale. Cela pourrait permettre aux ordres juridiques et aux communautés autochtones d’appliquer leurs propres méthodes de traitement en la matière.

Ainsi, le projet de loi S-205 est susceptible d’aider les femmes autochtones victimes de violence familiale et de violence entre partenaires intimes à se sentir mieux vues et entendues. Meegwetch.

La présidente : Nous allons maintenant écouter Mme Diane Redsky.

Diane Redsky, directrice générale, Centre Ma Mawi Wi Chi Itata : Bonjour, et merci. [mots prononcés en langue autochtone]

J’aimerais reconnaître le territoire traditionnel du Traité 1, patrie de la nation métisse, où j’ai le privilège de vivre et de travailler, à Winnipeg, au Manitoba. Mon nom anglais est Diane Redsky. Je travaille pour une organisation appelée le Centre Ma Mawi Wi Chi Itata. Ce centre fait beaucoup de choses. C’est une organisation dirigée par des Autochtones, et l’un des programmes que nous gérons s’appelle Spirit of Peace, ou esprit de paix, et c’est un programme de prévention de la violence.

Nous avons également travaillé avec le Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles à des fins d’exploitation sexuelle au Canada afin de comprendre cette violence très particulière qui peut parfois être interprétée par le système judiciaire comme étant de la violence familiale ou de la violence entre partenaires intimes.

En outre, notre organisation a participé à l’élaboration du plan d’action national pour les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, qui contient également des recommandations sur la façon de protéger les femmes et les filles autochtones vivant en milieu urbain, les personnes bispirituelles et les personnes LGBTQ2IA.

Ceci étant dit, je souhaite exprimer mon soutien au projet de loi S-205, moyennant certaines conditions, ainsi que la définition de ce qui est important, et je souhaite faire écho au message de l’AFAC voulant que les femmes doivent être vues et entendues.

Je me suis connectée un peu plus tôt pour entendre les déclarations et témoignages précédents, et j’ai beaucoup entendu parler des droits et de la protection de ceux qui violent les femmes et les filles autochtones. Je crois que nous devons nous concentrer sur ce qui pourrait sauver la vie des femmes et des filles autochtones. Il est certain que sur le territoire et dans la région de Winnipeg, nous sommes au point zéro, non seulement pour les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, mais aussi pour la violence à l’égard des femmes et des filles autochtones dans notre ville.

Il est important de comprendre la dynamique unique de ce que nous vivons comme violence, la forme que prend cette expérience particulière et les possibilités d’y remédier. Nous devons tout mettre en œuvre pour nous assurer que nous faisons tout ce que nous pouvons pour protéger les femmes en général et les femmes et filles autochtones.

S’il en coûte un peu d’argent pour que le système fonctionne, alors il faut que nous misions sur les systèmes pour que tout fonctionne.

Ce que je souligne comme étant important, parce que cela ressort de toutes les déclarations, c’est qu’il faut aussi donner aux communautés et aux organisations autochtones les moyens d’être à l’avant-garde de ces solutions. Nous devons être ceux qui fournissent les services de proximité, à la fois pour rejoindre les auteurs de violence — avec des conseils et tous les services de ce genre —, mais aussi pour protéger les femmes, ce que de nombreuses organisations autochtones urbaines font déjà dans tout le pays.

Il y aura toujours des femmes qui auront besoin de ce niveau de protection contre un agresseur qui leur fera du mal. Chaque petit investissement est un bon investissement s’il permet de sauver la vie d’une femme autochtone. Les organisations communautaires sont celles qui sont habilitées à faire le travail et qui sont financées à cette fin. Les critères d’attribution d’un bracelet de cheville et les exigences du programme doivent être très clairs afin d’éviter la surreprésentation ou le ciblage d’une population qui n’a pas besoin d’être ciblée.

La valeur d’une vie, pour moi et pour le Centre Ma Mawi Wi Chi Itata, est la chose la plus importante. J’espère que le comité sénatorial comprend que nous devons nous efforcer de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer la protection et la sécurité des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones, afin de ne plus perdre de vies et de nous concentrer sur ceux qui commettent des violences, tout en travaillant à toutes les initiatives de prévention nécessaires. Meegwetch.

La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant donner la parole à M. Wheeliker.

Ian Wheeliker, directeur général, Central Alberta Outreach Society : Je vous remercie et vous salut depuis les terres visées par le Traité no 6, en Alberta. C’est avec grand plaisir que je témoigne devant le comité.

Je vous parle aujourd’hui en m’appuyant sur mon expérience, puisque j’ai travaillé dans le cadre d’un projet pilote de surveillance par bracelet électronique GPS, notamment pour des conjoints violents qui étaient passés devant les tribunaux et qui devaient maintenant porter un tel bracelet à la demande ou sur les ordres de leur agent de probation comme condition pour pouvoir se prévaloir des services correctionnels communautaires ou d’une probation. C’est le genre d’expérience dont je parlerai au comité aujourd’hui afin de lui expliquer comment ce projet a fonctionné et s’il s’est avéré une réussite ou non.

Sachez que la violence familiale, conjugale et entre partenaires intimes est extrêmement complexe. J’ai porté attention à toutes les observations des témoins et je pense être en grande partie d’accord avec ce que j’ai entendu. Je suis ravi d’entendre des représentants d’organismes qui travaillent auprès des Autochtones, car ils ont mis en lumière certains problèmes systémiques très importants que le comité doit considérer avec grand soin en adoptant un point de vue autochtone pour toute mesure législative.

J’ajouterais également que toute mesure ou loi doit être considérée en tenant compte tant des hommes que des femmes. Je conviens avec les témoins de ce groupe qu’une intervention exhaustive en matière de violence familiale peut comprendre divers outils. Je dirais que le GPS ou la surveillance électronique ont une place dans la boîte à outils, mais il faut travailler en partenariat avec les organismes d’exécution de la loi, la police, la Couronne et le système de justice pénale.

Je travaille dans le domaine de la violence entre partenaires intimes depuis le milieu des années 1990, notamment dans le cadre de programmes destinés aux hommes, comme des programmes psychoéducatifs pour les hommes violents dans leurs relations intimes. J’ai également travaillé auprès de victimes dans mes fonctions actuelles et à titre de directeur du Central Alberta Women’s Emergency Shelter.

Je serais d’accord avec les observations que nous avons entendues selon lesquelles le système de justice pénale n’est pas bienveillant envers les victimes et particulièrement les Autochtones.

Je m’en tiendrai là. Je vous remercie de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui.

La présidente : Je remercie tous les témoins.

J’ai une question pour vous, monsieur Wheeliker. Dans quelle mesure les dispositifs de surveillance sont-ils accessibles, d’après l’expérience que vous avez acquise en vous impliquant beaucoup, particulièrement auprès des communautés autochtones?

M. Wheeliker : Ces dispositifs sont vendus sur le marché. D’après ce que j’ai entendu, ils ne sont pas très utilisés au Canada. Il existe un programme en Ontario et un autre au Québec, mais leur usage est très limité en Alberta. La production commerciale ou la chaîne d’approvisionnement de ces dispositifs est adéquate, je suppose. Si ces bracelets étaient déployés dans l’ensemble du pays, l’industrie qui les produit aura probablement besoin d’un certain temps pour les fabriquer en nombre suffisant.

Je pense que le comité a également entendu dire que la technologie éprouve quelques défaillances. Même si les dispositifs de surveillance électronique par GPS utilisent des satellites GPS, une partie du processus passe par les téléphones cellulaires, ce qui présente des défis technologiques quand on les utilise dans diverses régions du pays.

Nous avons eu vent de difficultés dans les communautés autochtones isolées, rurales et éloignées, mais la technologie GPS pose également des problèmes en ville à cause des gratte-ciel qui font dériver le signal GPS. Le comité a peut-être entendu certaines personnes parler des défis techniques que la dérive du GPS peut présenter.

Je ne suis pas certain si cela répond à votre question.

La présidente : Cela y répond. Je vous remercie beaucoup.

Le sénateur Dalphond : Je remercie beaucoup les témoins de comparaître. Il est important que nous en apprenions plus.

J’ai deux genres différents de questions. Je m’adresserai d’abord à M. Wheeliker, puis à Me Niman.

Vous possédez de l’expérience à propos des bracelets électroniques. Pouvez-vous décrire le programme expérimental? Existe-t-il un rapport à ce sujet? Avez-vous observé des effets bénéfiques?

M. Wheeliker : Certainement. J’ai participé à un projet qui a pris fin en 2015. Il s’agissait d’un projet pilote d’envergure plutôt modeste financé par le gouvernement de l’Alberta. C’est le ministère de la Justice, alors sous la houlette de la ministre Redford, qui a fourni ce financement. Nous avons étudié une intervention communautaire coordonnée utilisant des bracelets de surveillance électronique par GPS. Un refuge pour femmes, le détachement de la GRC à Red Deer, le bureau de la Couronne et les services correctionnels ou le bureau de probation ont participé à ce projet. Nous avons accordé beaucoup de temps à l’élaboration du programme et des protocoles.

Notre but premier consistait à protéger les victimes. Essentiellement, quand un contrevenant était déclaré coupable en cour, le juge, au moment du prononcé de la peine, disait que le contrevenant se conformerait aux directives et porterait un bracelet électronique à la demande de l’agent de probation. Le bureau de probation avait pour protocole d’évaluer des contrevenants, ciblant essentiellement ceux qui présentaient un risque moyen à élevé de récidive. Le bureau de probation communiquait alors avec le refuge pour femmes. S’il voulait qu’un contrevenant porte un bracelet dans le cadre du programme, nous rencontrions la victime pour établir un plan de sécurité et discuter du programme. Nous évaluions si elle souhaitait ou non que le contrevenant porte un bracelet électronique. À notre avis, si elle ne voyait aucun intérêt à ce que le contrevenant en porte un ou n’avait pas l’impression que sa sécurité était menacée, ce n’était pas un très bon usage de la ressource.

Sur une période de trois ans, de nombreuses femmes ont travaillé avec nous, disant qu’elles voulaient établir un plan de sécurité et obtenir du soutien et des conseils. Le contrevenant devait alors porter le bracelet. Un rapport final a été présenté au gouvernement de l’Alberta.

Le sénateur Dalphond : Serait-il possible d’en obtenir une copie?

M. Wheeliker : Oui, nous pouvons vous en envoyer une.

Le sénateur Dalphond : Si vous pouviez l’envoyer au comité, je pense que cela nous serait utile. Comme le temps file, à moins que vous ne vouliez utiliser quelques secondes pour clore votre propos, je poserai mes questions à Me Niman.

M. Wheeliker : Nous avons constaté que pour un genre de contrevenants que je qualifierais de persistants, qui passent en voiture 50 fois par jour devant la maison de la victime et la surveillent constamment, ce programme a été extrêmement efficace pour mettre fin à ce type de comportement harcelant.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie beaucoup. Maître Niman, vous dites que le projet de loi a ceci de bon qu’il offre aux victimes une occasion d’être entendues.

Votre groupe est-il également favorable au port du bracelet électronique? Je crois comprendre que dans le cadre de l’expérience menée en Alberta, le port du bracelet électronique était une condition de libération après le prononcé de la peine, ou peut-être pendant que le contrevenant vivait dans la communauté ou après qu’il a purgé sa peine d’emprisonnement. Ici, le sénateur Boisvenu s’intéresse aussi aux conditions de libération sous caution, car nous savons que le risque de violence est plus élevé après la séparation que plus tard. Le risque décroît parfois au fil du temps. Que pensez-vous du bracelet électronique?

Me Niman : Je vous remercie de votre question, sénateur.

L’Association des femmes autochtones du Canada n’est pas en faveur de la surveillance électronique comme moyen de prévenir la violence entre partenaires intimes et entre conjoints, et ce, parce que nous cherchons à soutenir les femmes autochtones qui sont aux prises avec ce problème, sans toutefois vouloir envoyer plus d’Autochtones en prison. La surveillance électronique augmente le risque de multiplication des sanctions pénales contre la personne accusée de violence familiale.

Dans la pratique, cette approche favorise les objectifs de réconciliation, car elle impose des sanctions pénales pour certains comportements au lieu de s’attaquer auxdits comportements. Nous comprenons qu’au cours de l’élaboration de ce projet de loi, le sénateur Boisvenu a entendu directement des victimes se prononcer en faveur de la surveillance électronique, mais avec tout le respect qui est dû au sénateur et au travail qu’il effectue, là où les femmes autochtones composent un pourcentage élevé des victimes de violence familiale, ce n’est pas ce que demandent les femmes que nous représentons.

Je pense donc que le projet de loi doit exiger que les victimes soient consultées. Tout le système de justice pénale doit s’arrêter et tenir compte de la victime alors qu’il ne le ferait pas autrement, pas parce qu’il agit de bonne foi ou parce que c’est la bonne chose à faire, mais parce que c’est une obligation. Cela peut considérablement améliorer un système juridique imposé par les colonisateurs qui ne s’adapte pas aux femmes autochtones.

La sénatrice Batters : Je vous remercie. Ma première question s’adresse à M. Wheeliker. L’expérience que vous avez acquise sur le terrain depuis 1986 vous a permis de travailler avec des victimes de violence conjugale et familiale et d’instaurer des programmes de soutien pour les aider. Vous avez également indiqué que vous avez eu l’occasion de travailler directement avec des hommes ayant des antécédents de violence familiale.

Pourriez-vous nous dire un peu plus en détail ce que vous pensez de la disposition du projet de loi S-205 qui permet au juge d’imposer le port d’un dispositif de surveillance électronique à un contrevenant, du moins pendant le procès ou quand le contrevenant est visé par une ordonnance d’engagement en vertu de l’article 810? Je me demande si vous pensez, d’après votre expérience, qu’un tel dispositif peut offrir une solution efficace pour assurer la sécurité de la victime et prouver le non-respect des conditions.

M. Wheeliker : D’accord. Cela fait beaucoup de questions.

La sénatrice Batters : Je suis désolée.

M. Wheeliker : Quand nous avons élaboré notre programme à Red Deer, nous avons envisagé d’intervenir à l’étape de la libération sous caution, mais cette étape était problématique pour un certain nombre de raisons, dont certains experts vous ont déjà parlé sur la présomption de culpabilité et l’imposition de conditions.

L’autre problème, c’est que nous avons constaté que nous avions besoin d’un agent de probation responsable d’un cas qui surveillerait le contrevenant. Or, l’identité de la personne chargée de surveiller les conditions de libération sous caution n’est pas très claire, et je ne pense pas que nous voulions qu’une agence commerciale les surveille.

Nous avons jugé que le bon moment pour tout type de surveillance électronique était pendant la période de probation. Dans le cadre de notre travail, l’agent ou les agents de probation eux-mêmes avaient le pouvoir de déterminer quel contrevenant porterait le bracelet électronique. Quand le juge confiait les contrevenants à un agent de probation, les agents effectuaient leurs évaluations — en utilisant l’outil SPIn, je pense — pour déterminer si un contrevenant serait ou non un sujet approprié pour porter le bracelet électronique. Ils possédaient l’expertise nécessaire pour le faire et nous n’avons pas remis leurs décisions en question.

Ici encore, comme je l’ai indiqué, je pense que selon ce que les victimes avec lesquelles nous avons travaillé pendant la période nous ont dit, c’est avec le genre de contrevenants qui surveillaient les victimes, qui passaient devant chez elles en voiture ou qui les suivaient que nous avons observé l’effet le plus notable. Nous avons constaté qu’il y a eu très peu de non-respect de l’ordonnance de non-communication et que la surveillance avait en grande partie cessé. Certaines victimes nous ont indiqué que pour la première fois, elles pouvaient dormir la nuit.

Je sais que nous avons entendu dire que la technologie confère un faux sentiment de sécurité, mais je ferais remarquer que les ordonnances de protection d’urgence, les engagements à ne pas troubler l’ordre public et les programmes de thérapie pour hommes donnent également un faux sentiment de sécurité.

La sénatrice Batters : Je vous remercie de cette réponse.

Maître Niman, comme vous l’avez brièvement indiqué pendant votre exposé, le projet de loi S-205 ajoute également au Code criminel une disposition permettant à un juge d’imposer une thérapie contre la violence familiale et la dépendance à un contrevenant pendant le procès ou quand le contrevenant est visé par une ordonnance d’engagement en vertu de l’article 810.

Que pensez-vous de cette approche? Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails? Le projet de loi permet d’utiliser un dispositif de surveillance électronique pour surveiller les contrevenants, mais également d’imposer une thérapie pour favoriser la réhabilitation. Je veux également dire que je pense que vous avez formulé une observation importante en soulignant qu’il faut permettre aux femmes et aux victimes autochtones de donner leur opinion sur la question. C’est un facteur essentiel.

Me Niman : Je vous remercie, sénatrice. En ce qui concerne l’imposition d’une thérapie contre la dépendance ou la violence familiale, l’Association des femmes autochtones du Canada entretient l’espoir chimérique que cela permettra aux communautés de prendre en main leur propre guérison, que ce soit pour la victime, pour le contrevenant ou pour les deux. Souvent, un effet de ruissellement émane de la famille pour se répandre dans la communauté, et la guérison ne se limite pas à deux personnes.

Toutes les communautés ne sont pas équipées actuellement pour offrir ces genres de services de guérison. Nous espérons qu’à mesure que le système de justice deviendra plus sensible au besoin de services de guérison dirigés par les Autochtones, ces services seront mieux financés et deviendront plus accessibles et répandus. Nous penchons vers cette option qui permettra aux juges d’imposer ce genre de mesure.

Quand ces services ne sont pas accessibles ou qu’il faut retirer quelqu’un de la communauté alors que ce n’est pas optimal dans les circonstances, l’Association des femmes autochtones du Canada n’offre pas le même soutien. Je pense qu’au cas par cas, cela contribue à améliorer l’accès à la guérison dirigée par les Autochtones.

La sénatrice Batters : J’ai une question que je voudrais poser à Mme Redsky au cours du deuxième tour.

La sénatrice Pate : Je remercie tous les témoins. Mes questions s’adressent à eux tous. Comme j’ai procédé de cette manière la dernière fois et que cela a engendré un silence embarrassé, je commencerai par Me Niman, puis passerai à Mme Redsky, pour enfin entendre M. Wheeliker, qui sera le dernier, mais non le moindre.

Ceux d’entre nous qui travaillent dans ce domaine depuis longtemps — et nous sommes nombreux à le faire — constatent que chaque fois qu’on impose des sanctions aux hommes en vertu du droit pénal, qu’il s’agisse de la mise en accusation obligatoire, des conditions de libération sous caution ou de la présente mesure, la misogynie et le racisme du système font en sorte que ces mesures sont également utilisées de façon disproportionnelle contre les femmes. Je pense notamment à la mise en accusation obligatoire, par exemple.

Vous êtes-vous penchées sur la question? Que recommanderiez-vous comme solution pour remplacer ce processus, étant donné que les sanctions imposées en vertu du droit criminel ne se sont pas avérées utiles jusqu’à maintenant pour réduire la violence envers les femmes?

Me Niman : Dans le cadre du travail de l’association et de l’enquête nationale, nous avons constaté que la police arrête souvent les deux parties quand elle est appelée dans une affaire de violence familiale, perpétuant ainsi la surreprésentation des femmes autochtones en milieu carcéral et dans le système de justice pénale.

Pour répondre à votre question, la violence contrôle essentiellement le pouvoir et l’autonomie des femmes, notamment entre partenaires intimes et dans le contexte de violence familiale, mais également dans le système de justice pénale. Nous espérons que les femmes autochtones puissent se faire entendre à la porte d’entrée du système et qu’on prenne le temps de leur demande quelles sont leurs craintes sur le plan de la sécurité et quels sont leurs besoins. Il faut obligatoirement que cette ligne de communication s’ouvre pour leur rendre le pouvoir que le système et la violence leur ont enlevé.

Même si l’association cherche à protéger les droits des victimes, elle souhaite également éviter l’incarcération des Autochtones quand ce n’est pas utile et ne favorise pas la guérison.

Mme Redsky : Au Centre Ma Mawi Wi Chi Itata, nous offrons un programme de prévention de la violence familiale destiné aux hommes, aux femmes, aux adolescents et aux enfants. Le groupe des hommes est à participation obligatoire, mais seulement la moitié des participants sont obligés d’y participer; les autres viennent de leur propre gré. Il en va de même pour le groupe des femmes.

Je vous explique cela parce que je voudrais que les choses changent. Je pense que si nous pouvons tous accorder la priorité pour nous éloigner du système afin d’adopter des programmes de guérison communautaire locaux dirigés par les Autochtones, alors nous pouvons accomplir beaucoup. Nous comprenons quel est le défi et quelles sont les expériences, puis les gens nous disent tout. Les hommes et les femmes nous révèlent tout. Nous devons nous éloigner du système qui a le pouvoir et qui prend les décisions pour laisser la communauté prendre les décisions et avoir le pouvoir d’assurer la sécurité de tous.

M. Wheeliker : Je suis du même avis que vous. Pour chaque initiative, nous avons vu des conséquences involontaires, des doubles accusations, des répercussions sur les peuples autochtones.

Une autre chose que j’ai constatée durant ma carrière, c’est que lorsque le tribunal impose une ordonnance de non-communication — et nous l’avons constaté même dans le cadre du projet de surveillance par bracelet électronique GPS —, lorsque le contrevenant ne doit pas avoir de contact avec la victime et qu’il porte un bracelet de surveillance, la victime est tout de même en mesure de le rencontrer si elle le souhaite à l’extérieur des zones géographiques établies. Si la police découvre qu’elle le rencontre en dehors de ces zones, elle est accusée d’avoir violé l’ordonnance de la Cour du Banc de la Reine, qu’on appelle maintenant l’ordonnance de la Cour du Banc du Roi. L’intention du projet ou de l’initiative n’a certainement jamais été de faire porter le fardeau et la responsabilité sur la victime.

Votre point est tout à fait pertinent en conséquence. En partie, le système de justice pénale et le Code criminel du Canada ne tiennent pas compte de la complexité des situations de violence entre partenaires intimes et de leurs répercussions à l’échelle communautaire et locale. À certains égards, je suis d’accord avec l’intervenante précédente : ce que nous essayons de faire, c’est répondre, dans le cadre d’un vaste code, à une situation très complexe qui, à mon avis, doit faire l’objet d’une intervention coordonnée et collaborative entre les acteurs du système de justice et les acteurs communautaires.

Je conviens que la solution ne consiste pas seulement à modifier le Code criminel, mais à considérer, en particulier, la violence familiale comme un défi communautaire beaucoup plus complexe à l’égard duquel le système de justice pénale et le Code criminel peuvent jouer un rôle et la communauté doit vraiment trouver des réponses globales, coordonnées et concertées.

Au fur et à mesure qu’il a acquis une expertise en matière de violence familiale, le système de justice pénale s’est éloigné des organismes communautaires, à mon avis. Il a dit « non, nous nous en occupons », mais en vérité, ce n’est pas le cas. C’est pourquoi le nombre de signalements à la police est si faible et qu’il existe une méfiance à l’égard de l’ensemble du système.

Le sénateur Manning : Merci à nos témoins de ce soir. J’approuve certainement bon nombre des observations qui ont été faites, à savoir que nous avons affaire à une situation extrêmement complexe lorsqu’il s’agit de la violence entre partenaires intimes et la violence familiale. J’ai plusieurs questions à poser. J’aimerais m’adresser à Mme Redsky, si possible.

En plus d’ajouter des dispositions sur le port d’un dispositif de surveillance à distance, le projet de loi du sénateur Boisvenu favorise une approche thérapeutique à l’égard des personnes qui ont commis des actes de violence familiale. Vous avez parlé des différents programmes que vous offrez, comme le programme de prévention de la violence familiale Spirit of Peace, et je vous félicite. Avez-vous déjà mis en œuvre un programme de thérapie pour aider les hommes violents à améliorer leur comportement? Si oui, pouvez-vous nous parler des résultats de ces programmes?

Mme Redsky : Oui. Notre programme Spirit of Peace est offert trois soirs par semaine à des groupes ouverts. Les gens viennent s’ils le veulent, mais 50 % sont obligés d’y participer et 50 % le font de leur propre gré. Chacun de ces soirs, entre 40 et 50 hommes participent à ces séances en groupe ouvert. Je pense que cela en dit long sur la capacité d’une organisation dirigée par des Autochtones qui crée une occasion pour ces cercles de parler de paix, de l’esprit de paix et du rôle qu’ils jouent dans la perpétuation de la violence familiale, essentiellement. Souvent, nous savons qu’ils sont eux-mêmes des victimes. Il y a aussi cet aspect à prendre en compte.

Le pouvoir du cercle est d’une importance capitale parce que, en particulier, lorsque les hommes qui doivent obligatoirement suivre le programme viennent pour la première fois, ils sont en colère. Ils sont furieux d’être là. Nous constatons que plus ils sont en colère, plus nous avons la possibilité de travailler avec eux. Dans le cadre de ce programme, ils doivent obligatoirement participer à huit séances pour obtenir une lettre à présenter au tribunal. Ils doivent nous rencontrer à huit reprises avant que nous leur remettions une lettre. Ce sont huit occasions que nous considérons comme essentielles dans notre programme, qui est ancré dans les valeurs autochtones de guérison.

C’est important, car beaucoup d’organismes continuent à offrir aux hommes des programmes fondés sur la honte. Le nôtre est davantage axé sur la guérison. Je pense que cela se reflète dans le fait que 40 ou 50 hommes viennent chaque soir, trois soirs par semaine, participer aux séances du groupe ouvert.

Il est également possible de participer à des groupes fermés, qui se concentrent davantage sur l’étape suivante de la guérison. Ces séances en groupes fermés ont lieu deux fois par année et comprennent un nombre plus restreint de participants, soit 12 hommes. Ce sont les mêmes hommes du début à la fin. On ne peut aller et venir lorsqu’il s’agit des groupes fermés.

Nous gérons le programme Spirit of Peace depuis plus de 25 ans. Nous avons constaté qu’il est bon d’obliger les hommes à y participer, car sinon ils ne le feraient jamais de leur propre initiative. Cela ne se produirait tout simplement pas. Je constate que plus ils sont en colère, plus nous avons l’occasion de leur offrir des possibilités de guérison. C’est pourquoi j’appuie l’utilisation du bracelet électronique dans le cadre d’une série de services qui rend également obligatoire la thérapie.

Le sénateur Manning : Monsieur Wheeliker, l’approche du sénateur Boisvenu se base sur l’idée de redonner confiance aux femmes victimes de violence familiale en agissant dès le début du processus judiciaire. Pensez-vous que les mesures prévues dans le projet de loi S-205 constituent une approche efficace pour redonner confiance aux victimes de violence familiale qui ont peur de dénoncer la violence qu’elles subissent? Comme nous le savons tous, les statistiques de 2019 indiquent qu’environ 80 % des victimes de violence familiale n’ont pas signalé les incidents de violence qu’elles ont subis. L’approche du projet de loi S-205 constitue-t-elle une amélioration à votre avis?

M. Wheeliker : Je ne suis pas convaincu que prendre des mesures au début, au moment de la mise en liberté sous caution dans le processus de justice pénale, constitue la meilleure façon d’utiliser les ressources et qu’il s’agisse du meilleur moment. Je ne pense pas qu’il y aura un effet sur le nombre de victimes qui dénoncent à la police. Je pense que ce que les victimes veulent, c’est voir que le système de justice pénale et les organismes communautaires sont là pour les soutenir à long terme.

C’est anecdotique, mais j’ai constaté que si c’est la première mesure de justice pénale — c’est-à-dire la première fois que la police intervient —, il y a probablement 80 % de chances que le couple se réconcilie, et probablement avant la fin de la période de liberté sous caution. C’est un élément au sujet duquel le comité voudrait peut-être obtenir des données. Il y a peut-être un spécialiste qui pourrait avoir des renseignements à vous fournir à ce sujet. Je sais d’expérience que la probabilité qu’il y ait réconciliation est forte peu après l’infraction ou peu après la période d’emprisonnement ou de détention provisoire.

Je ne suis pas convaincu que le processus de libération sous caution soit le meilleur moment pour mettre en place un programme de surveillance par bracelet électronique. D’après mon expérience, un meilleur moment est la période liée aux services correctionnels communautaires ou à l’ordonnance de probation, car le couple aura décidé de se réconcilier ou non à ce moment-là. Encore une fois, pour le type de contrevenant qui est obsédé par l’idée de ramener la personne et de la surveiller, il y a eu des répercussions énormes.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui. Madame Redsky, vous avez parlé de votre programme de prévention de la violence et vous avez parlé des hommes forcés de participer à ce programme par décision du tribunal. Vous dites que l’objectif doit être centré sur les victimes. Quels sont les programmes que votre centre administre concernant les femmes qui s’intéressent aux victimes de violence?

[Traduction]

Mme Redsky : Notre programme comporte un volet destiné aux hommes sur lequel nous nous concentrons, car la réalité, dans notre ville, c’est que, le plus souvent, les agresseurs sont des hommes. Le programme est donc axé sur les éléments de guérison concernant les causes des actes de violence et les moyens de les empêcher de se produire à l’avenir.

Pour ce qui est du programme destiné aux femmes, c’est la même chose. Des séances en groupes fermés et en groupes ouverts ont lieu trois fois par semaine. Les séances en groupe fermé, qui se tiennent deux fois par année, sont similaires. Elles sont davantage axées sur la guérison des personnes qui ont vécu la violence. Il s’agit d’élaborer des plans de sécurité et de déterminer ce qu’elles doivent faire dans le cadre du processus de guérison. Souvent, elles doivent trouver un nouvel endroit, reconstruire leur vie et s’occuper de leurs enfants. Il y a donc une composante de guérison à cet égard.

Pour ce qui est des enfants, ils ont très probablement été témoins de la violence. Nous avons un programme spécifique pour les aider sur le plan des services et des mesures de soutien et du parcours qu’ils doivent effectuer en tant que témoins de la violence.

Les programmes axés sur les adolescents insistent sur les relations saines à mesure que les adolescents grandissent, afin qu’ils comprennent ce qu’est la violence. Ils peuvent ou non avoir été touchés, mais c’est là une occasion de veiller à ce que le cycle de la violence ne se répète pas à travers les enfants et les adolescents. Le programme porte sur ce qu’est une relation saine, sur la manière de reconnaître la violence et sur ce qu’il faut faire si l’on se retrouve dans une telle situation. Le programme est axé sur les personnes qui bénéficieront de la fin de la violence. C’est l’objectif de notre centre.

Il est également important de comprendre que les hommes qui participent au volet masculin du programme Spirit of Peace ne sont pas tous des Autochtones. J’espère que nous ne supposons pas que seuls les hommes autochtones commettent des actes de violence contre les femmes autochtones. Ce n’est pas du tout le cas. J’espère que c’est clair.

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’aurais une question complémentaire. Est-ce que votre organisme est associé au système de justice criminelle avant que des décisions soient prises pour forcer, par exemple, des hommes à participer à votre programme? Est-ce que votre organisme est engagé, d’une façon ou d’une autre, dans le système judiciaire? Est-ce que vous considérez que votre centre est partie prenante dans l’administration de la justice criminelle ou devrait l’être, s’il ne l’est pas?

[Traduction]

Mme Redsky : Oui, notre centre est une partie prenante. Nous sommes partie prenante du système de justice pour ce qui est de notre programme. Ce sont les tribunaux qui obligent une personne à participer au programme Spirit of Peace. Dans ce cadre, en particulier si des personnes autochtones sont touchées par la violence — qu’il s’agisse de violence fondée sur le genre ou de violence familiale —, nous voulons absolument nous assurer que c’est le programme de guérison de notre organisme que le tribunal ordonne à ces gens de suivre.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Est-ce qu’on vous demande aussi de collaborer au soutien que vous apportez aux victimes ou seulement dans le cas d’hommes auxquels on exige de participer aux programmes de votre groupe?

[Traduction]

Mme Redsky : C’est possible, mais cela ne vient pas du système de justice. Il s’agit des hommes qui participent à notre programme, qui ont réussi et qui estiment qu’ils pourraient bénéficier de notre travail devant les tribunaux. Nos lettres sont reconnues par le système judiciaire. Ils doivent participer à huit séances avec nous. Nous ne rédigeons pas de lettre si nous pensons que la personne ne le mérite pas, par exemple si elle suit notre programme, mais ne participe pas, c’est-à-dire qu’elle reste assise et ne dit rien et que nous constatons qu’elle est juste présente et qu’elle n’apprend rien ou n’a pas l’intention de changer quoi que ce soit. C’est en fait très rare, mais nous n’avons pas rédigé une lettre lorsque nous estimions que la personne n’avait pas entamé son parcours de guérison pour mettre fin à la violence.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Pate : Vous avez parlé des doubles arrestations, maître Niman. Je sais également qu’un certain nombre de personnes se retrouvent avec une contre-accusation ou qu’il n’y a qu’elles qui sont accusées lorsque ce sont des femmes qui appellent au sujet des actes de violence. M. Wheeliker a donné l’exemple des femmes qui sortent de leur zone. Dans ce contexte, d’après mon expérience, la plupart du temps, les hommes leur ont d’abord dit « tu n’auras pas l’argent pour la pension alimentaire » ou « tu dois me rencontrer ». Ils savent dans quelles zones inciter les femmes à se rendre. Souvent, ce sont eux qui préviennent la police et ce sont les femmes qui finissent par être inculpées.

Cela correspond-il à votre expérience également, ou n’est-ce qu’une situation inhabituelle que j’ai vue dans le cadre du travail que j’effectuais?

Me Niman : Je vous remercie de la question. D’après ce que l’Association des femmes autochtones du Canada sait au sujet des diverses raisons qui font hésiter les femmes à dénoncer la violence familiale, comme certaines de celles que vous avez mentionnées — peut-être qu’elles sont le principal soutien de famille, peut-être qu’elles devraient alors quitter leur maison, ou souvent il y a des préoccupations culturelles, familiales et communautaires plus vastes —, si tous ces éléments interviennent dans les raisons pour lesquelles une femme craindrait d’appeler la police ou de dénoncer la violence à quelqu’un, comme un tiers, cela pourrait aussi la faire hésiter par crainte d’être manipulée par quelqu’un qui essaie d’obtenir ce qu’il veut.

Lorsque tout cela repose sur la manipulation du pouvoir et du contrôle et qu’il n’y a pas de services de guérison, une femme peut aussi être encouragée à entreprendre sa propre guérison s’il n’y a pas d’autres solutions. Je ne vais pas spéculer sans avoir un cas devant moi, mais nous savons, d’après ce que nous disent les femmes, que lorsque ces ressources de guérison ne sont pas offertes, elles ont souvent l’impression qu’il leur incombe de réparer les pots cassés, et ce, même en tant que victimes dans ces situations. C’est à cet égard que nous avons besoin de mesures de soutien plus solides dans la communauté.

En outre, nous n’entendons pas non plus, bien sûr, la voix des enfants. Notre association espère que lorsque les enfants autochtones constatent que leurs parents, leurs tantes ou leurs grands-mères sont victimes de violence, ils voient que quelqu’un vient les aider et que cette personne le fait d’une manière positive, respectueuse et adaptée à leur culture.

M. Wheeliker : Je conviens qu’il y a la manipulation « gentille » et la manipulation méchante, mais lorsqu’on parle de violence entre partenaires intimes, il s’agit presque toujours de manipulation. Lorsqu’une femme rencontre le contrevenant à l’extérieur d’une zone géographique, c’est qu’on l’a manipulée gentiment pour qu’elle le fasse, et il y a très souvent une combinaison des deux à chaque contact. On passe littéralement des belles promesses aux menaces.

Le sénateur Manning : Je tiens à remercier nos témoins. J’ai du mal à trouver des réponses à certaines de ces questions, parce qu’il y a des situations où, dans de nombreux cas que j’ai examinés au cours des dernières années, une femme peut être victime de violence six ou sept fois avant qu’elle ne le signale, avant qu’elle trouve le courage qu’il faut — ou qu’elle trouve le chemin peut-être, et non pas le courage — pour le faire, si elle a la chance d’être encore en vie. Je me rends compte que nous essayons de mettre des choses en place pour aider ces personnes, mais il semble que le processus est très lent. Je me demande si, en espérant que tous les éléments soient réunis avant de pouvoir faire quelque chose, nous ne laissons pas tomber les victimes d’une manière ou d’une autre.

Pour être honnête, je n’ai pas la réponse. Je ne pense pas qu’un jour, nous aurons tous les atouts en main. Vivre dans l’espoir, espérer que les choses se passent, c’est bien, mais le fait est que les femmes victimes de violence sont plus nombreuses que jamais. Dans les communautés autochtones, leur nombre est 2,7 fois supérieur à la moyenne nationale, d’après les dernières données que j’ai vues.

J’essaie de savoir si quelqu’un a suggéré des manières d’arriver à un point ou une femme se sent — et j’utilise le mot « femme » — suffisamment forte et en sécurité pour pouvoir prendre le téléphone et signaler un cas. Ce n’est peut-être même pas une question, car j’ai beaucoup de difficulté avec cela. Il semble qu’il y a tant de gens — et je vous félicite tous de vos efforts — qui tentent de mettre en place un système qui protège tout le monde. Mais selon moi, cela n’arrivera jamais. Si nous sauvons une vie, si nous sauvons 10 vies, ne faisons-nous pas quelque chose de bien dans ce cas?

Me Niman : Je vous remercie de vos réflexions. Les difficultés que vous éprouvez sont compréhensibles. Je pense que ce projet de loi essaie de créer des liens entre le système de justice pénale, la victime et l’infraction. Je pense qu’il y a de l’aide — et je parle de mon expérience avec des collectivités plus petites ou plus éloignées géographiquement — lorsqu’une relation est établie entre la police, car c’est le point de contact, et les personnes qui signalent des cas de violence familiale. Toutefois, lorsque la méfiance s’installe dans cette relation, les gens hésitent à faire les appels nécessaires, comme vous le disiez, et ils hésitent à demander l’aide du système de justice pénale pour résoudre le problème.

L’Association des femmes autochtones du Canada, l’AFAC, s’appuie fortement, entre autres, sur le travail effectué dans le cadre de l’enquête nationale. L’appel à la justice 9.2 de l’enquête demande à la police — et je veux établir un lien avec le projet de loi —, si cette mesure est adoptée et qu’il est maintenant possible de consulter davantage les victimes, d’accroître la formation des personnes qui fournissent ces services — surtout la police —, afin de créer des liens avec la collectivité et de rétablir la confiance.

Il s’agira de « connaître, comprendre et respecter » les Autochtones qu’ils servent dans leurs collectivités et de fournir des services aux victimes dans le cadre du système de justice pénale, qui doit toujours être adapté à la culture, ne pas refléter de préjugés ou de racisme systémique à l’égard des femmes autochtones qui demandent de l’aide, et s’assurer que tout cela s’inscrit dans le cadre d’approches qui tiennent compte des traumatismes, afin de ne pas revictimiser les victimes et de ne pas creuser le fossé entre la police et les femmes autochtones qui sont des victimes.

Je pense donc que c’est la voie à suivre dans les limites du système de justice pénale et dans le cadre du projet de loi.

La présidente : Je tiens à remercier tous les témoins de leurs contributions aujourd’hui. Nous avons beaucoup appris de vous. Je vous remercie d’avoir comparu.

Sénateurs, j’ai quelques annonces à faire. Tout d’abord, demain, nous nous réunirons dans la salle B30, et non dans cette salle. Deuxièmement, je tiens à remercier les interprètes. Je sais que la première heure a été très difficile pour vous, mais vous avez été très patients avec nous et vous ne vous êtes pas plaints. Nous vous en sommes très reconnaissants.

(La séance est levée.)

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