LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 7 décembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 h 19 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-205, Loi modifiant le Code criminel et une autre loi en conséquence (mise en liberté provisoire et engagement en cas de violence familiale), et pour examiner, afin d’en faire rapport, la question de l’intoxication volontaire, y compris l’intoxication extrême volontaire, dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel.
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente : Bonjour et bienvenue à notre réunion. Je vais demander aux sénateurs de se présenter, en commençant par ma droite.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, de la Saskatchewan.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
La sénatrice Dupuis : Renée Dupuis, sénatrice indépendante, division des Laurentides, au Québec.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Kim Pate, des rives de la Kitchissippi, sur le territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Pierre Dalphond, sénateur indépendant du Québec.
[Traduction]
La présidente : Je m’appelle Mobina Jaffer. J’ai le privilège de présider ce comité.
J’aimerais souhaiter la bienvenue au sénateur Cardozo. Nous sommes ravis de vous accueillir au Sénat et ici, au comité.
Aujourd’hui, nous commencerons par discuter des observations sur le projet de loi S-205. Vous avez reçu des observations de la sénatrice Pate, de la sénatrice Dupuis et du sénateur Dalphond.
Je veux simplement rappeler aux sénateurs que les observations sont déterminées par le comité. Je veux aussi vous rappeler que le ministre de la Justice comparaîtra à 17 h 15. Nous devons donc nous assurer de terminer nos discussions avant.
Je vais suivre l’ordre dans lequel nous avons reçu les observations. Nous allons commencer par celle de la sénatrice Pate.
La sénatrice Pate : Je pense que tout le monde l’a reçue. Nous pouvons en discuter s’il y a des commentaires.
La présidente : Vous devriez peut-être nous donner une idée générale de votre observation.
La sénatrice Pate : Elle vise à tenir compte des témoignages convaincants que nous avons entendus quant à la gravité du problème de la violence contre les femmes et de la violence entre partenaires intimes et au fait que l’importance de s’attaquer à ce problème dépasse largement les questions soulevées dans le projet de loi.
De plus, le comité a déjà recommandé qu’on entreprenne une révision du Code criminel pour éviter que les réformes ne se fassent à la pièce. Le fait que des témoins nous aient dit que l’information contenue dans ce projet de loi existe déjà dans le Code criminel est révélateur à cet égard.
Voilà la nature de la recommandation. Il s’agit d’inciter le gouvernement du Canada à collaborer avec les provinces et les territoires pour mener le genre d’examen qui s’impose et s’attaquer aux problèmes de la violence faite aux femmes.
Nous avons également entendu des témoignages selon lesquels la surveillance électronique n’est pas nécessairement utile partout. Par conséquent, nous devons prendre la question au sérieux si nous voulons lutter contre la violence contre les femmes.
La sénatrice Batters : Merci. Je me réjouis des améliorations qui, je pense, ont été apportées à cette observation depuis notre réunion de la semaine dernière.
Sénatrice Pate, je n’aime pas particulièrement le deuxième paragraphe qui porte sur l’approche à la pièce, car de nombreux sénateurs et députés ont présenté des projets de loi privés, qui s’ajoutent aux nombreux projets de loi que le gouvernement a présentés au cours des sept dernières années, sur des questions relatives au Code criminel. Personnellement, je pense que, plutôt que de renvoyer un sujet aussi important que la violence contre les femmes à la Commission de réforme du droit du Canada, je préférerais que nous n’adoptions pas de projets de loi qui pourraient avoir des répercussions importantes sur la violence contre les femmes et que nous adoptions plutôt des projets de loi qui ne nuisent pas davantage aux femmes.
J’ai prononcé deux ou trois discours assez longs au Sénat au sujet du projet de loi C-5 que ce comité et le Sénat ont récemment adopté. J’ai expliqué que, selon moi, ce projet de loi contenait un certain nombre de dispositions susceptibles d’aider les agresseurs et de nuire davantage aux femmes.
Plutôt que de faire des observations qui appuient l’étude d’un projet de loi ou une autre forme d’étude, je préférerais que nous cessions d’adopter ce type de mesures législatives.
Cela dit, cette observation est certainement meilleure que celle de la semaine dernière.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’ai une question de procédure à vous soumettre. Je suis d’accord avec l’observation de la sénatrice Pate. Il y a deux petites corrections à faire dans la version française, mais je pourrai y revenir. Je voudrais ajouter une phrase à son observation à la fin du deuxième paragraphe. Est-ce qu’on devrait le faire maintenant, étant donné que c’est un amendement à l’observation?
La présidente : Si tout le monde est d’accord, pourquoi pas?
La sénatrice Dupuis : Je pense que tout le monde a reçu le texte de l’amendement. En français, il se lit comme suit :
Le comité demande au Sénat de le mandater de revoir les sanctions en matière de violence contre les femmes, y compris les valeurs qui doivent sous-tendre ces sanctions.
C’est une proposition d’amendement qui s’ajouterait à la fin du deuxième paragraphe de l’observation de la sénatrice Pate.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Je n’ai pas d’objection.
Le sénateur Dalphond : J’ai un autre amendement à proposer.
La présidente : Oui, après... Ou avez-vous un amendement à proposer à l’observation?
Le sénateur Dalphond : Oui.
La présidente : Excusez-moi. Allez-y.
Le sénateur Dalphond : Je crois comprendre que l’amendement de la sénatrice Dupuis fait consensus. Je propose... Un peu comme la sénatrice Batters, je pense que le deuxième paragraphe...
La présidente : Il ne faisait pas consensus. Ce qui faisait consensus, c’est que nous l’ajoutions.
Le sénateur Dalphond : Oui, c’est ce que je pensais.
Concernant le deuxième paragraphe, je propose que nous conservions la première ligne. Ensuite, à la deuxième ligne, après « à la pièce depuis des décennies », il est écrit « était devenu trop lourd, parfois même répétitif ou contradictoire, et dont il devait faire l’objet d’une réforme approfondie ». Nous avons déjà dit dans le passé qu’il devait faire l’objet d’une réforme approfondie. Cependant, je supprimerais les mots « était devenu trop lourd, parfois même répétitif ou contradictoire », car ils pourraient être interprétés comme une critique selon laquelle le projet de loi est répétitif, contradictoire ou lourd. Je ne pense pas que ce passage ajoute quoi que ce soit au paragraphe.
J’appuie l’idée, cependant. Dans l’ensemble, je soutiens l’observation, et je retirerais même mon observation — celle que j’ai rédigée —, car je pense que nous avons les mêmes objectifs.
Par conséquent, je propose de supprimer, à la deuxième ligne, après « décennies », tous les mots qui s’y trouvent jusqu’à « et dont il devait faire l’objet d’une réforme approfondie ». Si la sénatrice Pate accepte, cela m’irait.
La sénatrice Pate : En fait, des témoins nous ont dit que ce que vise le projet de loi est déjà autorisé en droit pénal. Qu’il s’agisse des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution ou de celles relatives à la détermination de la peine, on pourrait imposer un traitement et une surveillance électronique. Je pense qu’il est important de le préciser. S’il y a un examen, c’est en partie en raison de certaines de ces questions.
Le sénateur Dalphond : Le témoin qui l’a dit est l’ancienne gestionnaire au bureau du solliciteur général. Elle a dit...
La sénatrice Pate : Et Scott Newark.
Le sénateur Dalphond : Oui, mais il a ajouté que c’était nécessaire — c’est mieux, c’est une amélioration — parce que les gens ont tendance à oublier, et cela va certainement être plus présent à leur esprit.
Ce que vous dites semble indiquer qu’il ne s’agit pas d’un commentaire général, mais d’une sorte de critique du projet de loi. Par conséquent, je supprimerais ce passage parce que [Difficultés techniques], c’est que les modifications à la pièce sont la pratique depuis que je suis ici — depuis six ans. Des projets de loi visent à modifier certaines parties du Code criminel. Le gouvernement présente de nombreux projets de loi. Nous ne faisons qu’en modifier certaines parties. Si votre message est que nous devrions procéder à une réforme globale, je suis certainement d’accord avec vous, mais après ce que vous venez de dire, s’il s’agit d’une critique du projet de loi du sénateur Boisvenu, je pense que je supprimerais ce passage. Il est inutile. Il est même peut-être trop critique.
La sénatrice Clement : Il est toujours possible de critiquer des choses, et je tiens donc à remercier la sénatrice Pate de l’observation.
Il est important de commencer par tenir compte des témoignages. Je comprends que vous l’avez fait dans le premier paragraphe. Je crois que c’était l’élément le plus convaincant en ce qui concerne le processus entourant le projet de loi du sénateur Boisvenu. Je vous en remercie.
Je suis toujours une nouvelle sénatrice et lorsque nous étudions le Code criminel à la pièce et que nous y apportons des modifications, je ne me sens certainement pas à l’aise. Je ne sais pas si je serai à l’aise de le faire avec le temps, mais c’est ce que je ressens. C’est ce que j’ai compris du témoignage de M. Newark, en particulier. Je comprends que c’est une critique, sénateur Dalphond, mais je pense que dans l’observation, on essaie de dire en partie qu’une telle réforme doit être faite. Il faut la faire. C’est quelque chose qui devient de plus en plus urgent.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je ne sais pas si c’est le fait de lire le texte en français plutôt que de le lire en anglais, mais il me semble — pour répondre à votre préoccupation, sénateur Dalphond — que le premier paragraphe dit clairement ce qui suit :
Les modifications apportées dans le projet de loi S-205 visent à offrir des outils supplémentaires aux survivantes et survivants pour les aider à se sentir plus en sécurité [...]
Autrement dit, je pense qu’il y a un effort neutre pour ce qui est de traduire l’objet du projet de loi S-205. Je ne sens pas dans cette présentation du projet de loi quelque chose qui dirait que c’est négatif ou que l’on porte un jugement négatif sur le projet de loi.
Dans le deuxième paragraphe, la première phrase a l’air assez claire à mon avis, mais en anglais, je ne sais pas. Par le passé, nous avons déposé des rapports sur la façon dont le Code criminel était modifié à la pièce depuis des décennies, qu’il était devenu trop lourd, parfois même répétitif ou contradictoire, et qu’il devrait faire l’objet d’une réforme approfondie. On parle bien de ce qui s’est fait jusqu’ici. On n’est pas dans le présent, et on prend la peine de le dire au début, « par le passé », « nous avons déposé »... On parle donc de ce qui a été fait jusqu’ici, de ce qui a été fait à la pièce depuis des décennies; c’est ça qui est devenu lourd et parfois même répétitif ou contradictoire.
On reprend ce que l’on a déjà dit; c’est un jugement que l’on a porté comme comité, et on veut le répéter, quand on dit nous réitérons notre recommandation antérieure et que l’on pense que cette recommandation est toujours d’actualité. Cependant, c’est un jugement que l’on porte sur le passé, donc je ne vois pas nécessairement le lien. De plus, ce sont deux paragraphes séparés. J’ai de la difficulté à me retrouver dans l’inquiétude que vous avez.
Le sénateur Dalphond : Avec ce que vient de dire la sénatrice Dupuis, selon moi, le français répond à ce que l’on a dit dans des rapports précédents.
Ce qui me préoccupait davantage, c’est la réponse qu’a donnée plus tôt la sénatrice Pate à ma question, quand elle a dit que seuls les témoins qui s’étaient présentés devant nous avaient dit que cette loi était répétitive et inutile, que c’était déjà dans le panier de dispositions. Elle a ajouté une couleur aux mots qu’elle a utilisés en anglais et que je n’avais pas vus.
Je comprends que le texte en français représente fort bien ma compréhension du dossier et je pourrais vivre avec l’observation telle qu’elle est, étant donné que la version française me semble refléter un ensemble complet de critiques, non une critique du projet de loi du sénateur Boisvenu.
La sénatrice Dupuis : Nous qui sommes avocats, nous savons que les paroles demeurent. Toutes les paroles que la sénatrice Pate peut prononcer ici ne vont pas demeurer; c’est plutôt le texte de son observation qui va demeurer.
Le sénateur Dalphond : J’en suis.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : J’ai eu l’occasion d’en discuter avec la sénatrice Pate. Bien que j’aie d’abord pensé que nous pouvions laisser cette formulation de côté, j’ai indiqué que je l’appuierais si nous devions prendre une décision à ce sujet. La sénatrice Dupuis m’a convaincu qu’il est sage de maintenir le cap. Il s’agit d’une observation générale. Il s’agit plutôt d’une critique de la façon dont le Parlement procède à l’égard du Code criminel. Je pense que c’est très bien. J’ai l’impression que c’est aussi le message que la sénatrice Clement a retenu de tout cela, d’où l’argument en faveur d’un travail plus exhaustif.
Je pense que je soutiendrais le libellé de cette phrase ou ces deux phrases dans sa forme actuelle.
La sénatrice Batters : Je veux souligner que c’est parfois le problème lorsque nous avons des observations aussi longues qui portent sur ces types de questions qui sont probablement davantage le produit de débats et de discours à la Chambre lorsque nous faisons ce genre d’analyse. Nous en sommes déjà à notre troisième réunion sur l’étude article par article du projet de loi. Nous avons consacré une grande partie de notre temps à cette observation.
Je me sentirais plus à l’aise si ces mots n’étaient pas utilisés, car, compte tenu des commentaires que la sénatrice Pate a faits aujourd’hui, il semble que c’est une critique du projet de loi. Je pensais que l’objectif était en partie d’éliminer les critiques au sujet du projet de loi dans une observation. Il s’agirait à la place de demander au comité, au gouvernement ou à un ministère, par exemple, de faire quelque chose.
Le sénateur Cotter : Je le dis avec le plus grand respect pour la sénatrice Pate. À certains égards, c’est son interprétation des mots qu’elle a écrits, mais pas les mots en tant que tels. Nous ne faisons qu’approuver l’observation, pas l’interprétation de la sénatrice Pate.
La présidente : Vous retirez donc votre amendement?
Le sénateur Dalphond : Oui.
La présidente : Sénateurs, si vous acceptez, nous allons nous prononcer à la fois sur l’observation de la sénatrice Pate et l’amendement de la sénatrice Dupuis. Tous ceux qui sont pour?
La sénatrice Batters : Avec dissidence.
La présidente : Est-ce que des sénateurs sont contre? Sénatrice Pate, votre observation est adoptée.
Sénateur Dalphond, vous avez retiré vos observations, n’est-ce pas?
Le sénateur Dalphond : Oui. Comme je l’ai dit avant de faire ma proposition d’amendement, je pense que celle-ci a les mêmes objectifs. Elle me convient.
La présidente : Sénateurs, il arrive rarement que nous ayons du temps à ce comité. Puisque nous en avons, je veux attirer votre attention sur le fait que la dernière fois, je vous ai dit que les analystes avaient préparé trois documents : un sur les retards, un sur l’examen que le Parlement est censé faire, ce que nous n’avons pas fait, et un sur le droit pénal. Le greffier vous enverra à vous tous ces documents. C’est à titre d’information. J’espère que, si nous avons le temps, nous pourrons nous pencher là-dessus à l’avenir.
Sénateurs, ai-je votre permission de faire rapport du projet de loi au Sénat avec les amendements?
Des voix : Oui.
La présidente : Sénateurs, nous avons un peu de temps. Y a-t-il des questions dont vous aimeriez discuter?
[Français]
La sénatrice Dupuis : Est-ce qu’on pourrait revenir au texte de la motion du Sénat sur le projet de loi C-28, la motion qui a été adoptée au Sénat en juin 2022?
Il y avait quatre points dans cette motion. Je me demandais si on pouvait avoir des précisions, notamment sur le point no 2.
Je comprends bien qu’on nous a autorisés à examiner et à faire rapport sur la question de l’intoxication volontaire, y compris l’intoxication extrême volontaire dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel. C’est le premier point.
Le deuxième point dit que le comité est autorisé à prendre en considération tout rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes traitant de ce sujet et de la teneur du projet de loi C-28.
C’est la première fois en six ans que j’ai ce genre d’expérience au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Comment, dans la pratique, prend-on en considération un rapport d’un comité de la Chambre des communes?
[Traduction]
La présidente : Sénatrice Dupuis, le comité de direction a décidé que c’était notre plan. Nous voulions attendre que la Chambre nous envoie le rapport. Cependant, le problème, c’est que nous devons présenter notre rapport le 10 mars. On dit que nous reviendrons probablement la première ou la deuxième semaine de février. Je n’en suis pas sûre. Je craignais que cela ne nous donne pas assez de temps pour étudier le projet de loi.
Ce n’est que le début. Ensuite, lorsque le rapport sera présenté, nous aurons l’occasion de faire un dernier examen. Ils ont dit que le rapport serait prêt d’ici le 16 décembre, de sorte qu’au début de la nouvelle année, le comité de direction sera en mesure d’ajouter les nouveaux témoins. Est-ce que c’est acceptable?
[Français]
La sénatrice Dupuis : Est-ce que je comprends bien que le rapport dont on doit tenir compte est celui du comité permanent, qui porte sur sa propre analyse du projet de loi C-28, après l’adoption du projet de loi C-28 par la Chambre des communes?
Mark Palmer, greffier du comité : C’est exact.
La sénatrice Dupuis : Merci. Ce n’était pas clair.
La présidente : Nous allons commencer, puis nous nous pencherons sur le rapport de la Chambre des communes.
La sénatrice Dupuis : Est-ce que je comprends que, pour des raisons d’ordre pratique, il est possible que vous proposiez une motion visant à reporter le délai? En effet, le 10 mars 2023 arrive rapidement.
La présidente : Voilà le défi. C’est la raison pour laquelle nous allons commencer. Heureusement, le ministre est disponible aujourd’hui, ce qui nous avantage, et il a accepté de comparaître dès maintenant. Nous allons donc commencer, puis nous verrons.
[Traduction]
Sénateurs, nous allons maintenant commencer notre étude visant à examiner la question de l’intoxication volontaire dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel qui découle du projet de loi C-28.
Pour lancer notre étude, nous recevons aujourd’hui l’honorable David Lametti, c.p., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada. Il est accompagné de représentants de la Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice Canada : Me Chelsea Moore, avocate; Me Matthew Taylor, avocat général et directeur; et Me Joanne Klineberg, avocate générale par intérim.
Monsieur le ministre, je tiens à vous remercier. Nous vous avons envoyé un message et, avant la fin de notre réunion, jeudi dernier, vous avez accepté notre invitation. Merci beaucoup. Je vous cède maintenant la parole.
[Français]
L’honorable David Lametti, c.p., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada : Je vous remercie encore une fois de m’avoir invité à participer à votre étude sur l’intoxication volontaire, où vous vous pencherez sur l’intoxication extrême dans le contexte du droit pénal et de l’article 33.1 du Code criminel.
Comme vous le savez, ce projet de loi est entré en vigueur le 23 juin 2022, moins de six semaines après les décisions R. c. Brown et R. c. Sullivan et Chan qu’a rendues la Cour suprême du Canada. Dans ces décisions, la Cour suprême a conclu à l’inconstitutionnalité de l’ancienne version de l’article 33.1 du Code criminel, parce qu’il empêchait une personne accusée d’utiliser la défense d’intoxication extrême dans tous les cas, qu’elle ait été négligente ou non dans la façon dont elle avait consommé les substances intoxicantes.
[Traduction]
Dans ces décisions, la Cour suprême a rétabli l’intoxication extrême comme moyen de défense de plein droit pour les crimes violents. Cela aurait permis aux inculpés de se soustraire à leur responsabilité, et ce, même lorsqu’ils ont fait preuve de négligence dans leur consommation de drogue ou d’autres substances intoxicantes et causé des préjudices à autrui.
L’adoption rapide du projet de loi C-28 montre bien que tous les parlementaires des deux chambres souhaitaient combler le vide juridique créé par les décisions en question. La loi prévoit maintenant que les individus ayant fait montre de négligence criminelle dans leur consommation de substances intoxicantes peuvent être tenus responsables des préjudices causés à autrui alors qu’ils étaient en état d’intoxication extrême.
Selon le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, le projet de loi C-28 était une solution « réfléchie, nuancée et constitutionnelle » au vide étroit, mais important, laissé dans la loi par les jugements de la Cour suprême. Le projet de loi C-28 a les mêmes objectifs que la version précédente de l’article 33.1 qui avait été adoptée en 1996, à savoir protéger les victimes de crimes violents perpétrés sous l’effet de l’intoxication en tenant responsables les personnes qui causent des préjudices à autrui après s’être volontairement intoxiquées de façon négligente.
Dans l’arrêt Brown, la Cour suprême a reconnu la légitimité et l’importance pressante de ces objectifs et suggéré deux solutions viables du point de vue constitutionnel que le Parlement pouvait adopter pour les accomplir. Sur les conseils de spécialistes, nous avons adopté l’approche selon laquelle le délinquant serait toujours reconnu coupable du crime violent sous-jacent, tel que l’homicide involontaire ou l’agression sexuelle, mais par une voie de responsabilité différente. Cette approche permettra de tenir les délinquants responsables de leurs gestes, comme les victimes s’y attendent à juste titre, tout en respectant la Charte.
En vertu du nouvel article 33.1 proposé, la Couronne peut demander une condamnation pour des crimes violents en prouvant qu’une personne a fait montre de négligence criminelle dans sa consommation de substances intoxicantes si elle se trouve alors dans un état d’intoxication extrême et cause des préjudices.
[Français]
Vous vous souviendrez que l’intoxication extrême est un état mental rare qui s’apparente à l’automatisme; cela se produit lorsqu’un accusé perd la maîtrise de ses actes, mais est encore capable d’agir. Permettez-moi de préciser une fois de plus que cet état est extrêmement rare et que l’intoxication, même à un degré avancé, ne répond pas à la définition d’« intoxication extrême ». Je répète : l’intoxication à elle seule ne constitue jamais un moyen de défense à l’égard de crimes comme l’agression sexuelle.
[Traduction]
Permettez-moi d’expliquer les choses plus en détail pour que ce soit clair. Tout d’abord, la question ne se pose pas dans le cadre d’une poursuite pénale, sauf si l’inculpé peut prouver qu’il se trouvait dans un état d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme lorsqu’il a commis l’infraction. Il s’agit d’une exigence élevée et il est rare qu’elle soit satisfaite. Si l’inculpé prouve qu’il était dans un état d’intoxication extrême, le fardeau revient alors à la Couronne. Si la Couronne prouve que l’individu s’est écarté de façon marquée de la norme de diligence à laquelle on s’attend d’une personne raisonnable quant à la façon dont les substances intoxicantes ont été consommées, l’individu peut être reconnu coupable et condamné en conséquence. Par « s’écarter de façon marquée », on entend que l’individu n’a pas du tout fait ce qu’on aurait pu attendre d’une personne raisonnable dans les mêmes circonstances en vue d’éviter un risque prévisible, en l’occurrence le risque d’une perte violente de contrôle.
Il est difficile d’invoquer l’intoxication extrême comme moyen de défense. Pour y parvenir, l’inculpé doit satisfaire à une norme de preuve plus exigeante que celle qui s’applique habituellement. Il doit convaincre le juge, suivant la prépondérance des probabilités et grâce au témoignage d’experts, qu’il était en état d’intoxication extrême lorsqu’il a posé des gestes violents, c’est-à-dire que ses actions avaient échappé au contrôle de sa volonté au moment où l’acte de violence s’est produit. L’ivresse et l’intoxication ne sont pas à elles seules des arguments de défense, et l’intoxication extrême est un état rare et, comme son nom l’indique, extrême. La Cour suprême a clairement établi qu’il est à peu près impossible de parvenir à cet état par la seule consommation d’alcool. Le projet de loi C-28 a comblé un vide étroit, mais important, dans la loi, pour veiller à ce que le recours à cet argument de défense demeure exceptionnellement rare.
À mon avis, ces nouvelles dispositions sont tout à fait applicables. Quiconque consomme des substances intoxicantes dans des circonstances témoignant d’un mépris flagrant pour la sécurité d’autrui sera tenu responsable s’il commet des actes violents. Cette opinion a été confirmée par deux procureurs venus témoigner devant le Comité de la justice, en octobre.
La directrice des Services des poursuites judiciaires du Manitoba, Michele Jules, notamment, est venue dire qu’elle s’attendait à ce que les procureurs de la Couronne puissent prouver la négligence criminelle sous le régime du nouvel article 33.1 visant les personnes ayant causé un préjudice à un tiers après avoir abusé de substances toxiques dangereuses pendant longtemps ou en même temps que d’autres substances inconnues.
Je remarque en particulier que la loi exige seulement qu’il y ait un risque de perte violente de contrôle. Si on comprend bien, voilà qui diminue les exigences par rapport à d’autres dispositions du Code criminel qui nécessitent qu’un résultat particulier soit « susceptible » de se produire. C’est le cas, notamment, de l’article 215 suivant lequel une personne susceptible d’exposer à un péril permanent la santé d’autrui peut être tenue responsable de ne pas l’avoir pourvu en nécessités de la vie.
Les procureurs réussissent à prouver une telle infraction malgré l’exigence plus grande constituée par le critère de « susceptibilité ». J’ai donc bon espoir qu’ils parviendront également à prouver qu’il y avait un risque de perte violente de contrôle dans ces circonstances également.
Je le répète, les procureurs n’ont pas à faire la preuve de quoi que ce soit tant que l’inculpé n’a pas lui-même démontré qu’il se trouvait dans un état d’intoxication extrême, faute de quoi il sera reconnu coupable de l’infraction comme n’importe quel autre prévenu.
[Français]
Les Canadiens raisonnables veulent connaître les risques, même les risques rares associés aux subsistances intoxicantes qu’ils prévoient de prendre et les risques associés à la façon dont ils prévoient de les prendre. Tout Canadien raisonnable est préoccupé par la sécurité d’autrui lorsque ses actes comportent des risques.
[Traduction]
Mon équipe et moi suivrons de près votre étude sur cette question importante, et j’ai grand hâte de prendre connaissance de votre rapport définitif. D’ici là, nous continuerons de travailler en étroite collaboration avec nos partenaires fédéraux, provinciaux et territoriaux pour assurer une mise en œuvre efficace de la loi. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur le ministre. Passons maintenant aux questions. J’en ai quelques-unes pour vous.
Beaucoup de témoins ont hésité avant de comparaître devant nous sur cette question, prétendant que, puisque le projet de loi était déjà adopté, ils ne voyaient pas d’utilité à l’étude. Je vous le demande, monsieur le ministre, si nous avons des recommandations, après vous avoir communiqué l’étude, déposerez-vous un nouveau projet de loi? Comment répondrez-vous à nos recommandations?
M. Lametti : Merci, madame la présidente. Ça dépendra de vos recommandations, en ce sens que nous les examinerons minutieusement. Je le dis souvent et je le répéterai, je me laisse toujours séduire par une bonne idée si elle doit nous aider à améliorer le Code criminel.
En cette affaire, nous avons agi rapidement, à la demande d’un certain nombre de ténors de la société canadienne, y compris de nombreux sénateurs, nombreux à la réunion d’aujourd’hui, qui m’ont écrit une lettre en ce sens. Il en a également été de même d’un certain nombre de parlementaires et de parties prenantes. Conseillés par la Cour suprême, nous avons obéi.
Nous disposons maintenant de plus de temps. Si vous estimez que la loi est encore perfectible ou qu’elle doit encore être améliorée, il est certain que j’analyserai votre étude et que j’évaluerai comment le mieux agir en collaboration avec vous — j’aurai certainement des questions — et grâce à votre travail.
La présidente : Merci, monsieur le ministre.
Devant le Comité de la justice de la Chambre des communes, le professeur Parent a dit craindre que la modification du projet de loi C-28 qui, d’après lui, ne se focalise que sur des états d’intoxication extrême à la limite de l’automatisme, ne tienne pas compte des états d’intoxication extrême proche de la folie, dans lesquels on risque de ne plus distinguer le bien du mal de ses actions. Il prévoit que les tribunaux jugeront également inconstitutionnel le nouvel article 33.1.
D’après vous, quel sort les tribunaux réserveront-ils à cette forme d’intoxication au seuil de la folie? Je comprends que vous ne puissiez prédire leur réaction, mais l’article 33.1 sera-t-il utile dans ce cas-là?
M. Lametti : Si j’ai bien compris, les preuves médicales concernant une conduite délirante ne correspondent pas au concept d’automatisme, mais ils correspondent mieux à celui de folie. C’est en soi une observation utile.
Permettez-moi deux remarques. D’abord et manifestement, je ne ferai pas d’hypothèses sur un éventuel jugement de la Cour suprême, sinon pour dire que nous nous conformons à l’une des deux marches à suivre qu’elle nous a recommandées dans l’arrêt Brown. Elle les a bien explicitées, et nous suivons celle qui nous semble la meilleure.
En ce qui concerne la folie, nous suivons également la jurisprudence de la Cour suprême qui, ces dernières années, a visiblement cessé d’user de l’expression « semblable à la folie » dans ses arrêts sur l’intoxication extrême. Elle a commencé à privilégier le critère d’automatisme extrême et à traiter efficacement la folie dans différents contextes, non susceptibles de poursuites au criminel. Une jurisprudence bien établie porte sur les questions de folie, si vous voulez. Pour l’automatisme, la démarche qu’elle a retenue va au libre arbitre de l’intention, l’idée générale selon laquelle c’est la négation de ce libre arbitre. C’est ce terrain que le tribunal a décidé d’occuper et nous l’y suivons en employant cette terminologie et en usant de cette structure conceptuelle de l’automatisme. Le reste de la jurisprudence prend bien soin de l’aspect folie.
La présidente : Merci, monsieur le ministre.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Bienvenue au Sénat, monsieur le ministre. C’est toujours un plaisir de vous accueillir.
J’aimerais faire suite à la question de la présidente. Est-il réaliste que le comité sénatorial dépose un rapport si tôt après l’adoption de la loi? Dispose-t-on de données qui montrent que la défense que serait l’intoxication volontaire extrême a été utilisée, depuis l’adoption de la loi, plus souvent qu’auparavant, ou n’a pas été utilisée de quelque façon? Je sais que ce sont les provinces qui s’occupent des poursuites. Y aurait-il moyen d’obtenir de l’information? La loi vient d’être adoptée au mois de juin; or, nous ne sommes qu’en décembre.
M. Lametti : Pour répondre à votre question, les cas sont rares de toute façon. À ma connaissance, la défense n’a été invoquée qu’une seule fois, et ce, sans succès. Cela ne veut pas dire que ce que vous faites en ce moment ne sera pas utile, surtout si l’on considère la question de la présidente sur l’aliénation mentale. En écoutant les témoignages de procureurs et d’autres personnes, vous pourrez faire l’analyse des normes qui ont été employées dans le projet de loi. L’exercice pourra donc être utile.
Ce que je dis, c’est que si vous attendez les données, vous attendrez longtemps, car les cas sont rares.
Le sénateur Dalphond : Si je comprends bien, il n’y a eu aucune contestation. Personne n’a soulevé cette défense plaidant qu’elle était inconstitutionnelle, car le critère était trop élevé.
M. Lametti : Pour l’instant, à ma connaissance, il n’y en a pas eu. Cela pourrait arriver, mais pour l’instant, non.
Le sénateur Dalphond : Pour une rare fois, le Sénat est donc appelé à faire un exercice plutôt académique. C’est un peu comme quand on dit aux élèves de rédiger un essai dans lequel on leur demande d’indiquer, entre deux options, laquelle ils favorisent et pourquoi.
M. Lametti : Il y a plusieurs anciens universitaires autour de la table. Cela ne dérogera donc pas de vos habitudes ni des miennes.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, nous savons qu’un délai de six semaines vous avait été imparti pour le dépôt d’un projet de loi. Mais, pendant ce temps, de véritables consultations auraient pu avoir lieu. Certains témoins ayant comparu devant le Comité de la justice de la Chambre des communes ont déploré une certaine précipitation et ont déclaré que la teneur du projet de loi avait déjà été décidée avant les consultations. Et la professeure Kerri Froc, de l’Association nationale Femmes et Droit a même qualifié les consultations de mascarade. Voici comment elle les a décrites à ce comité :
[…] un employé subalterne du ministère de la Justice nous a consultés le 14 juin. Nous avons envoyé une proposition très détaillée au ministère avant 17 heures, le même jour, mais, bien entendu, la première lecture du projet de loi C-28 a eu lieu le 17 juin. Le cheval était déjà sorti de l’écurie à ce moment-là. On nous a remerciés de notre contribution, mais il est évident qu’elle n’avait pas été prise en compte d’une manière ou d’une autre.
Monsieur le ministre, où était rendu votre ministère dans la rédaction du projet de loi, quand, trois jours avant de le déposer, vous avez consulté les parties prenantes? Je suppose que, à ce moment-là, à peu près, à cette date tardive, le projet de loi était déjà rédigé et que vous l’aviez peut-être même déjà communiqué au Cabinet. Dans ce cas, quelle confiance ces témoins devraient-ils accorder à la déclaration selon laquelle on avait pris en compte leur contribution?
M. Lametti : Je vous remercie de cette importante question. Je ferai remarquer que l’association susmentionnée et la professeure Froc font partie des très peu nombreux détracteurs du projet de loi. Il en faut bien. Leur opinion était divergente. L’association, mais pas nécessairement la professeure, a participé à la rédaction de la mouture antérieure de l’article 33.1, en 1996, et l’arrêt de la Cour suprême les a déçues.
Permettez que je fasse ressortir deux ou trois choses. D’abord, je peux faire la lecture, pour les besoins du compte rendu, de la liste de tous ceux que nous avons consultés sur cette question.
La sénatrice Batters : Je voudrais savoir où était rendue la rédaction, s’il vous plaît.
M. Lametti : La consultation et la réflexion sur le projet de loi ont commencé dans divers cercles juridiques après l’arrêt Daviault. Pendant de nombreuses années, des hypothèses ont circulé sur l’inconstitutionnalité de cette disposition. Je pense notamment à un collègue de McGill, qui siège maintenant à la Cour d’appel du Québec, qui enseignait dès le lendemain que l’arrêt était inconstitutionnel.
Dans des cercles universitaires et entre le ministère de la Justice et d’autres ministères, on y a beaucoup réfléchi, on a beaucoup interagi et beaucoup consulté dès ce moment-là. Donc, ça ne commençait pas à zéro. La Cour suprême nous a suggéré deux voies nettes à suivre, et je peux éplucher la liste.
Mon équipe politique d’avocats et de spécialistes du droit pénal ainsi que le ministère de la Justice se sont adressés à des groupes sectoriels nationaux et provinciaux, en vue d’une collaboration qui permettrait le meilleur résultat dans le moins de temps possible. Je suis très fier du résultat. L’immense majorité des groupes, y compris de victimes, privilégie la voie que nous avons choisie. Nous estimons que, entre les deux, nous avons fait le bon choix. Nous croyons avoir réussi à améliorer l’arrêt Daviault, que beaucoup d’entre nous ont longtemps cru inconstitutionnel.
Nous ne commencions pas à zéro. Nous avions déjà un fond, nous avons rapidement obtenu des contributions et nous avons avancé rapidement, comme certains d’entre vous ici présents, certains de mes collègues à la Chambre des communes et des groupes de parties prenantes le demandaient.
La sénatrice Batters : Je veux qu’on me dise où en était la rédaction trois jours avant la fin, quand la consultation a eu lieu. Peut-être pouvez-vous répondre?
Monsieur le ministre, je poursuis sur les consultations. Vous avez dit :
[...] nous avons consulté des groupes très divers — de femmes, de victimes — et la plupart nous ont dit que c’est ainsi que nous devions fonctionner.
En juin, mon collègue, le sénateur Carignan, vous a demandé la liste complète des parties prenantes que vous aviez consultées sur le projet de loi C-28 et il a voulu connaître les conseils qu’elles vous avaient donnés. Vous lui avez communiqué une liste déjà publique de noms et rien d’autre. En juin toujours, vous avez déclaré au comité plénier du Sénat :
[...] nous avons consulté une trentaine de groupes, et, presque unanimement, ils ont dit que c’était la meilleure voie à suivre, vu l’avis de la Cour suprême.
Monsieur le ministre, je me demande quels groupes consultés n’étaient pas d’accord sur la façon de faire du gouvernement relativement à ce projet de loi et quels étaient leurs principaux motifs?
M. Lametti : À ma connaissance, seule l’Association nationale Femmes et Droit s’opposait à notre orientation. J’ignore si elle a proposé une solution constitutionnelle dont l’analyse lui aurait réservé un sort semblable à celui de l’arrêt Daviault. C’est à peu près ça.
Comme je l’ai dit, l’appui des groupes de services aux victimes, des défenseurs des droits des femmes, des avocats de la défense, des Autochtones, des jeunes, des étudiants en droit pénal, des membres du Barreau, du Barreau racisé, des avocats de la défense, des associations d’avocats et des groupes apparentés était général, particulièrement chez les universitaires épousant un point de vue féministe. Je croyais — et j’y crois toujours — que nous nous étions franchement bien acquittés de notre tâche. À ma connaissance, seule l’Association nationale Femmes et Droit était d’un avis contraire.
La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, le projet de loi a-t-il fait l’objet d’une analyse comparative entre les sexes? Dans l’affirmative, où est-elle? Je me demande aussi s’il est plus conforme que le projet de loi C-5 au volet sexuel de l’analyse comparative entre les sexes plus, vu que l’analyse comparative a à peine mentionné les femmes. Or, ce projet de loi est susceptible de renvoyer les agresseurs condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis dans les quartiers des victimes féminines de leurs voies de fait contre des membres de la famille.
M. Lametti : Je suis très fier du projet de loi C-5, qui a fait l’objet d’une analyse comparative entre les sexes.
Il est capital de souligner qu’on n’autorise les ordonnances de sursis que si la sécurité du public n’est pas menacée. Sur ce point, les détracteurs du projet de loi ont réellement fait de la désinformation. Certains prétendent que les auteurs de violences sexuelles seront remis en liberté. Une peine avec sursis n’est possible que lorsque la sécurité du public n’est pas menacée et que si la peine avait été inférieure à deux ans.
Ce projet de loi a fait l’objet d’une analyse comparative entre les sexes plus. Nous sommes heureux de vous la communiquer. Je remarque que les femmes et les filles sont les principales victimes de crimes d’agression sexuelle commis en état d’ébriété.
La sénatrice Batters : L’analyse comparative entre les sexes plus porterait avec un souci considérable du détail sur les femmes et les filles, contrairement au projet de loi C-5.
M. Lametti : Je vous l’accorde.
La sénatrice Batters : Merci.
La présidente : Monsieur le ministre, si vous aviez l’obligeance de la communiquer à notre greffier, il la distribuera à nous tous.
Le sénateur Cotter : Monsieur le ministre, heureux de vous revoir. Maître Moore et maître Taylor, soyez les bienvenus.
Quand j’ai entendu que vous vous libéreriez malgré un si court préavis, je me suis senti obligé de me préparer de façon intensive comme un étudiant aspirant à poser des questions intelligentes à un professeur conférencier. J’espère de jouer fidèlement mon rôle, un rôle attribué à nous tous par le sénateur Dalphond.
J’ai trois questions. La première se fonde, d’une certaine manière sur ce que vous disiez de la grande rareté, Dieu merci, de ces circonstances. Mais, d’une certaine manière, cette rareté se retourne contre vous, pour ce qui concerne l’efficacité de ce projet de loi. Permettez-moi de m’expliquer.
La comparaison de vos témoignages, dans l’autre endroit et ici, révèle la constance de vos propos. J’en suis reconnaissant. Je me sentais un peu coupable de vous reprocher le contraire.
Vous avez alors dit et répété aujourd’hui :
Le message du Parlement est clair. Quiconque consomme des substances intoxicantes dans des circonstances témoignant d’un mépris flagrant pour la sécurité d’autrui sera tenu responsable s’il commet des actes violents.
En fait, ça ne dit pas tout. C’est s’il commet des actes violents, à la condition que, objectivement, le risque de préjudice — et je cite ici le témoignage de Me Moore — « puisse mener à une perte violente de contrôle ». Ça dépasse un peu votre description.
Le problème — et nous en avons discuté en juin —, c’est que la rareté des cas, du point de vue de presque tout le monde — experts, victimes, auteurs — rend très improbable l’évaluation objective de tels cas, tellement improbable que l’un des plus éminents... Vous avez indiqué, je pense, que toutes les personnes consultées étaient favorables. Toutefois, l’un des plus éminents criminologues du pays a déclaré, devant le comité de l’autre endroit, que cette mesure législative sera inapplicable.
Je pense que c’est l’une des questions. Pouvez-vous nous faire part de vos observations à ce sujet?
M. Lametti : Nous avons certes entendu ce commentaire. Il s’agit d’une norme élevée, et il s’agit de cas très rares. Cela ne fait aucun doute.
Les concepts que nous utilisons sont des concepts connus. La négligence criminelle est un concept connu. La norme de la personne raisonnable est un concept connu. Les procureurs à qui nous avons parlé — j’en ai cité un dans mon texte — pensaient qu’ils pouvaient gérer cela, encore une fois dans des cas très rares. La norme n’était pas aussi élevée que d’autres cas, par exemple le critère de probabilité. Ils estimaient qu’ils pouvaient travailler avec cette norme.
Dans la grande majorité des cas où l’intoxication peut être en jeu, elle ne constitue pas une défense pour une infraction d’intention générale, comme l’agression sexuelle. Dans la grande majorité des cas, la loi s’est raisonnablement bien adaptée et ne permet pas d’utiliser la défense du simple fait de l’intoxication.
La Cour suprême nous a demandé de créer une exception dans les cas d’intoxication extrême lorsque la personne ne peut être blâmée pour s’être retrouvée dans cet état, puisque c’était imprévisible. J’utilise souvent l’exemple d’une personne qui prend un médicament sur ordonnance pour la première fois et qui ressent des effets indésirables, ou celui d’une personne qui a déjà utilisé ce genre de substance intoxicante et qui en connaît les effets, et qui a donc planifié, mais le plan n’a pas fonctionné d’une certaine façon.
Dans ces cas, on ne peut attribuer une responsabilité morale à la personne. La cour voulait que nous prévoyions une exception à cet égard. Nous nous sommes occupés du reste.
C’est une norme élevée applicable à un ensemble de cas rares. Je comprends la préoccupation que cela suscite, mais je pense que nous avons répondu à cela, en pratique, pour les rares cas où cela se produira.
Le sénateur Cotter : Je ne répéterai pas la question, mais essentiellement, puisque c’est si rare, qui pourrait objectivement prédire que cela pourrait lui arriver? C’est cela qui est délicat. Voilà pourquoi je dis que la rareté, non seulement pour le système de justice pénale, mais aussi pour les gens, suggère que, objectivement, personne ne pourrait jamais anticiper cela. Voilà ce qui est tragique. Je ne fais que me répéter.
M. Lametti : L’élément déclencheur, c’est le risque de perte de contrôle violent, et la prévisibilité raisonnable du caractère violent de cette perte de contrôle.
Il y a toute une liste de facteurs à prendre en compte, par exemple l’endroit où la substance est consommée, l’état d’esprit de la personne à ce moment-là, la nature de la substance, la quantité consommée, s’il y a eu mélange de substances ou non, les effets connus, la période de consommation, la présence ou l’absence de dangers et les efforts faits pour minimiser le risque.
C’est une question de risque de perte de contrôle et du caractère violent de cette perte de contrôle.
Ce n’est pas une norme impossible. Il s’agit d’une série de circonstances rares, mais je pense qu’il y a suffisamment de choses ici, d’après les experts, pour pouvoir travailler avec cela.
Le sénateur Cotter : Je vous remercie pour cette réponse.
Ce n’est pas donc une discussion sur la constitutionnalité, puisque vous avez travaillé fort, je pense, pour respecter les limites établies, mais plutôt d’applicabilité et d’efficacité.
Heureusement, de tels cas ne sont pas fréquents. Cependant, est-il possible de faire un suivi des cas, et êtes-vous prêt à le faire? Je ne parle pas tant des cas qui se rendront à l’étape d’un procès, mais de tous les cas devant les tribunaux pour lesquels il y aura une défense complète, disons, afin d’en constater l’issue, que les cas aient été prouvés ou non. S’il s’avère que les professeures Grant et Sheehy, d’autres critiques, et une petite personne comme moi qui a des préoccupations... S’il s’avère que la tendance est qu’on n’obtienne pas de condamnations, il me semble qu’il serait sage de chercher à le savoir. Nous pourrions le découvrir d’ici deux ou trois ans au lieu d’attendre qu’une affaire se rende jusqu’à la Cour suprême. Ensuite, si nécessaire, nous pourrions réexaminer la question. C’est un des aspects.
L’autre aspect est la question de savoir pourquoi vous n’avez pas choisi ce que j’appellerais la première porte, celle du juge Kasirer, mais plutôt la deuxième porte.
M. Lametti : Premièrement, nous ferons un suivi. Vous avez mentionné deux de nos anciennes collègues professeures, et je suis certain qu’elles suivront aussi l’évolution de la situation.
Je pense qu’il faudra une dizaine d’années pour avoir plus d’un cas ou deux, mais je suis tout à fait d’accord avec votre analyse et votre sentiment. Ce serait très utile. Si la norme s’avère inapplicable, d’une façon ou d’une autre, nous devrons la réexaminer.
Quant au choix entre la première ou la deuxième porte, la première option visait simplement la création d’une infraction générale d’intoxication extrême. Nous avons entendu, en particulier de la part des groupes de victimes, qu’ils voulaient qu’une étiquette soit rattachée à l’action qui s’est produite, quelle qu’elle soit, par exemple une agression sexuelle. Ils estiment important que l’accusation porte sur cette infraction précise et que la personne ait à se défendre de cette accusation précise et non d’une infraction générale d’intoxication. Pour eux, le crime n’était pas que la personne était en état d’intoxication extrême, mais l’agression sexuelle. Les groupes de victimes ont fortement insisté sur ce point, et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons choisi l’option que nous avons retenue.
L’autre raison, c’est que nous avons un concept connu. En choisissant la deuxième porte, pour ainsi dire, nous avons pu travailler en fonction des paramètres de ce qui a été fait en 1996, avec quelques modifications. Donc, cela veut dire moins de contestations judiciaires et une nécessité moindre d’évolution judiciaire. La création d’une nouvelle norme et d’une nouvelle infraction signifie qu’il y aura forcément des cas, des causes types, et des cas où il faudra même explorer la définition d’« intoxication extrême ». Donc, en restant dans la voie connue, nous avons le sentiment d’avoir évité beaucoup de ces problèmes, ou une grande partie.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Monsieur le ministre, bienvenue au Sénat du Canada encore une fois. Je dois dire que j’apprécie beaucoup votre disponibilité. J’ai bien compris que vous êtes ouvert à entendre des idées intéressantes. Nous en aurons sûrement.
J’ai une question pour vous sur le projet de loi C-28. Nous n’avons pas eu beaucoup le temps de l’examiner en profondeur, mais je voudrais savoir pourquoi vous aviez choisi de ne pas faire un préambule, pour relier ce que vous avez dit dans les données que vous avez recueillies dans le cadre de l’analyse comparative entre les sexes plus au sujet du lien et de l’association directs entre l’intoxication et la violence commise à l’endroit des femmes et de certaines populations précises. En 1995, il y avait neuf paragraphes dans le préambule. On sentait le besoin de faire ce genre de mise en contexte et d’expliquer pourquoi on faisait cela.
Le hasard veut que nous soyons le 7 décembre; c’est le lendemain du 6 décembre, qui est le jour de la commémoration d’une tuerie, de féminicides. Je comprends bien que vous voulez être efficace et répondre à une décision de la Cour suprême. Pourquoi ne pas avoir été plus explicite sur le fait que peu importe le degré d’intoxication, peu importe le degré de volontariat, qu’il soit extrême, léger, moyen, volontaire, involontaire, qu’il mène à l’insanité ou à l’automatisme, il est clair que tout cela est lié à la violence envers les femmes? Êtes-vous capable de dire pourquoi vous avez choisi de ne pas le préciser dans votre projet de loi? Il y a une ligne ou deux. Pas neuf paragraphes, mais une ligne ou deux.
M. Lametti : La raison est assez simple. On a fait une mise au point de ce qui a été fait en 1996; c’est donc le même préambule. On a fait le même raisonnement qui a été fait en 1996. Pour nous, le préambule est encore valide pour justifier la présentation de ce projet de loi. Effectivement, on l’encadre dans le même sens que l’autre. La Cour suprême avait, dans sa décision, donné raison à la justification du projet de loi, aux raisons de présenter le projet de loi, même en ayant précisé qu’on devait faire un ajustement. Il s’agit du même encadrement. On a choisi de ne pas avoir de préambule, parce que ce n’était pas nécessaire et que c’était déjà accepté. Le raisonnement était le même pour le projet de loi de 1996.
La sénatrice Dupuis : Peut-être que le raisonnement était le même — on ne peut pas le deviner, on n’est pas dans votre tête —, mais 1995-1996, c’était il y a presque 30 ans. Par ailleurs, est-ce que le contexte a changé? Le contexte de la violence s’est précisé, il s’est diffusé.
Il y a une préoccupation qui est peut-être plus grande. De plus, on a entendu beaucoup de témoins issus de groupes de survivantes qui interpellent les gouvernements afin qu’ils se prononcent clairement contre cette réalité et qu’ils assoient leur législation sur cette conscience selon laquelle il y a un phénomène qui est inacceptable et qui n’a pas l’air d’être en voie de s’amenuiser. Vous avez plutôt l’air de vivre avec le raisonnement qui a été élaboré en 1995; pourtant, je suis sûre que votre raisonnement a évolué.
M. Lametti : La réaction a évolué. Évidemment, la Cour suprême a exigé que nous réagissions avec une mise au point.
Cependant, les justifications pour agir en 1996 sont les mêmes; on voudrait condamner l’emploi de l’intoxication extrême comme défense et comme façon d’échapper à la culpabilité. On accepte donc le raisonnement. On accepte même la tentative de 1996, même si, deux décennies plus tard, on constate que cela s’est avéré insuffisant.
On voudrait vraiment poursuivre dans le même sens. Je fais partie d’un gouvernement qui a fait beaucoup pour lutter contre cela, à mon avis. On a déjà apporté des changements au Code criminel, pour mieux encadrer les victimes dans les cas d’agression sexuelle et pour ne pas traumatiser encore une fois les victimes lors des procès. On investit beaucoup contre la violence sexuelle, grâce à l’éducation et au soutien des victimes.
Je crois qu’on a déjà intégré tout cela, même si la manière n’est pas parfaite. Il s’agit maintenant d’une continuation du projet de loi de 1996 avec les changements requis par la Cour suprême.
La sénatrice Dupuis : Monsieur le ministre, je ne doute aucunement de vos convictions sur ce plan.
Ma question est plutôt la suivante. Vous n’étiez pas dans la même position il y a 30 ans que celle dans laquelle vous êtes aujourd’hui. Vous l’avez dit : vous êtes en fonction au sein d’un gouvernement; l’idée n’est pas de vous faire dire que le gouvernement n’a rien fait. Le gouvernement a fait beaucoup de choses. Cependant, nous avons été interpellés très directement, la semaine dernière ou il y a deux semaines, lors de notre étude du projet de loi C-5, par des survivantes qui interpellent le premier ministre et le ministre de la Justice, et qui interpellent les gouvernements et les gens comme nous en leur demandant de donner des indications claires. Vous pouvez être convaincu et je peux être convaincue, mais si on ne donne pas d’indications claires pour montrer qu’on a compris cette situation et qu’on a compris qu’elle s’applique de diverses manières à différents types de population, les gens ne peuvent pas deviner qu’on a toutes les bonnes intentions du monde.
M. Lametti : Merci. Comme vous le savez, je suis un ancien universitaire et il s’agit là d’une réflexion très importante, et pas seulement académique.
Le projet de loi C-5 représente le renversement d’une politique qui a été un échec complet sur toute la ligne. Il était donc important de souligner ce changement de direction, particulièrement avec les données et les études dont nous disposions, ainsi qu’avec l’abandon d’une telle politique partout dans le monde, même aux États-Unis, un pays qui avait inspiré le mouvement il y a 30 ans.
Nous sommes vraiment ici dans un petit coin de l’univers, dans un cas très particulier et très rare. On s’aligne dans le même sens qu’un projet de loi précédent qui avait du sens, mais qui a peut-être raté la cible de peu. Donc, on va seulement corriger le tir.
On s’insère dans le même volet, mais le projet de loi C-5 reflète un changement de culture, et il faut qu’il se démarque d’une autre façon. Je dois dire que je suis très intéressé par votre question; c’est un sujet très intéressant. Je vais continuer à réfléchir là-dessus.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Je remercie les témoins — le ministre, Me Moore et Me Taylor — de leur présence.
Ma question est semblable à d’autres questions qui vous ont été posées précédemment. Je m’intéresse aussi à certaines données, que je souhaite obtenir, si possible.
J’ai participé aux consultations qui ont eu lieu au milieu des années 1990 après l’arrêt Daviault, à l’instar de 65 d’entre nous, je crois, pour représenter des groupes de femmes. Je vois que vous acquiescez. Donc, vous avez manifestement consulté le compte rendu. À l’époque, une des questions qui a été soulevée, et qui persiste, je pense — j’ai essayé d’en parler lorsque ce projet de loi a été présenté au Sénat —, c’est que les personnes qui invoquent habituellement cette défense tendent à avoir de très bonnes ressources pour l’embauche d’un avocat. Ils recourent aux services d’un avocat, comme on dit. En outre, ils disposent de bonnes ressources pour obtenir des avis psychiatriques ou médicaux permettant d’étayer leurs affirmations.
Je pense que vous conviendrez probablement que ce n’est pas la majorité des personnes qui sont accusées d’agressions sexuelles. Ce n’est certainement pas la majorité qui se retrouve devant la justice et qui aboutit en prison.
Je m’intéresse aux statistiques que vous avez examinées. Je crois comprendre, d’après mon expérience et d’après certaines recherches, que l’intoxication est souvent un facteur dans bon nombre de cas, et non seulement dans les cas d’agression sexuelle. Avez-vous des données ventilées sur le nombre de personnes qui se retrouvent devant la justice et dont le dossier est lié à une intoxication par la drogue ou l’alcool? Si vous en avez, il nous serait très utile de les obtenir.
Deuxièmement, dans les cas où la défense d’intoxication extrême a été utilisée, pas seulement maintenant, depuis le projet de loi, mais aussi auparavant, s’il est possible de le savoir, combien de personnes n’avaient pas de tels moyens? Je pense qu’on peut probablement le vérifier, selon les personnes en cause.
Enfin, concernant le genre de préambule dont la sénatrice Dupuis a parlé, a-t-on envisagé de le contextualiser davantage? Qu’a-t-on prévu si personne n’utilise cette défense? Cela signifie-t-il que le Code criminel devrait être révisé, ou que d’autres mesures devraient être prises? J’aimerais savoir comment vous envisagez la suite des choses. J’ai constaté que c’était l’un des problèmes que l’Association des femmes autochtones du Canada tentait de soulever dans ses questions au Comité de la justice.
M. Lametti : Nous pouvons certainement essayer de trouver ces données pour vous. Je serais porté à penser qu’il existe des données générales sur le recours à des défenses fondées sur l’intoxication. Je vais laisser la question en suspens, car je n’en ai aucune idée, bien franchement. Je sais que le gouvernement s’efforce d’obtenir de plus en plus de données désagrégées, en particulier pour lutter contre la discrimination systémique et d’autres lacunes structurelles.
Vous avez soulevé la question des moyens. La question de la pauvreté, des ressources ou de la richesse, je suppose, à l’autre extrémité du spectre, est un facteur intéressant à examiner. J’en prends bonne note; je tâcherai de faire de mon mieux pour voir ce que nous avons, puis pour vous le faire parvenir.
Je pense que nous devons faire un suivi, non seulement pour toutes les raisons que vous avez mentionnées dans votre question, mais aussi pour toutes les raisons sous-entendues dans la deuxième partie de votre énoncé : si ces cas sont si rares, cela en vaut-il la peine?
Pour ce qui est d’agir, je pense que cela vaut la peine, car divers groupes d’intervenants nous ont demandé d’agir rapidement. Je dois dire que beaucoup de groupes se sont manifestés pour nous dire qu’il fallait agir rapidement pour contrer l’énorme quantité de désinformation qui est apparue presque immédiatement sur les médias sociaux au sujet de cette décision, à savoir qu’une personne ivre ou droguée peut s’en sortir en cas d’accusation d’agression sexuelle. Ce n’est pas ce que la Cour suprême a dit, et ce n’est pas vrai sur le plan juridique. Cela dit, même mes propres enfants — de jeunes adultes — semblent avoir eu cette impression, et j’ai dû corriger cela rapidement.
Je pense que nous avons la responsabilité de surveiller la situation et d’examiner la pertinence de procéder à une réforme du Code criminel, s’il existe vraiment une meilleure façon de faire, ou s’il s’avère que cela n’est pas nécessaire et qu’il y a un meilleur moyen d’y arriver. Votre étude sera utile, et nous essaierons d’obtenir les données. Nous avons constaté que les données ont été collectées de façon aléatoire jusqu’à maintenant, et nous essayons d’apporter des correctifs.
Le sénateur Cardozo : Monsieur le ministre, je vous remercie de comparaître pour parler de ce projet de loi. J’aimerais m’éloigner quelque peu du projet de loi et adopter une vue d’ensemble relativement au débat sur le système de justice. Vous avez évoqué le sujet avec mes collègues.
Certains Canadiens estiment que le système de justice penche en faveur de l’agresseur et non de la victime. Dans le cas qui nous occupe, nous en sommes là parce que la Cour suprême a jugé que l’article 33 portait atteinte aux droits de l’accusé aux termes de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte. Nous partons donc de l’idée que l’on aide les méchants et non les bons.
Ma question pour vous, à titre de ministre de la Justice, est d’ordre plus général. Je pense aussi au système de justice. Les gens ont l’impression que le système de justice n’est pas fait pour eux, qu’il n’est pas fait pour les victimes. Comment abordez-vous la question? Vous devez régler ce problème.
M. Lametti : Cette perception découle en partie de l’interaction entre le Code criminel du Canada et la Charte, n’est-ce pas? Dans notre système, une personne est innocente jusqu’à preuve du contraire, et a un certain nombre de droits garantis par la Charte. Cela signifie qu’une personne a divers droits procéduraux et droits garantis par la Charte qui la protègent contre une condamnation injustifiée. Cela arrive, et je présenterai quelque chose à ce sujet bientôt, j’espère.
Je comprends comment on peut avoir cette impression. Nous avons l’obligation de travailler avec les victimes et les communautés afin qu’elles aient le sentiment de faire partie intégrante du processus et, dans certains cas — en particulier les cas d’agression sexuelle et de violence sexuelle —, de veiller à ce qu’elles ne soient pas de nouveau traumatisées ou victimisées par le processus. Nous essayons de le faire, notamment par l’intermédiaire de changements structurels ou d’investissements dans des mécanismes de soutien.
J’ai deux exemples. Il y a d’abord les investissements dans les centres d’appui aux enfants, qui aident en particulier les enfants victimes de violences sexuelles et leur famille. Il s’agit d’une approche globale très utile. Les éléments de preuve sont recueillis une fois, et sont enregistrés. Dans le cas d’un enfant, en particulier, tout est fait de façon à éviter un nouveau traumatisme, dans un lieu qui n’est pas hostile. Ensuite, cette preuve est préservée et peut être utilisée et réutilisée devant divers tribunaux. On procède ainsi de plus en plus pour les adultes aussi. Nous travaillons en collaboration avec le gouvernement de la Colombie-Britannique pour créer des centres de justice communautaire dans les collectivités autochtones. Nous finançons un certain nombre de centres. Il s’agit là encore d’une gamme de services complets pour les victimes, pour ceux qui ont eu des démêlés avec le système de justice pénale, notamment en tant qu’accusés, et aussi pour aider des communautés entières.
Il reste beaucoup à faire, selon une approche plus globale axée sur le soutien. Vous pouvez être assurés que je travaille sur la sensibilisation et le financement de programmes de sensibilisation. L’objectif est d’aider les gens à comprendre leurs droits et prendre connaissance du soutien offert aux victimes. Il se passe beaucoup de choses. Cela ne fait pas toujours la une du Globe and Mail, mais cela existe. La situation s’améliore et nous sommes beaucoup plus attentifs à ces questions.
Nous avons maintenant un ombudsman pour les victimes d’actes criminels. Le poste a été créé par le gouvernement précédent, et c’est une excellente chose. J’ai des interactions constantes avec l’ombudsman et les gens de son bureau. Ce bureau offre un bon soutien.
Donc, il existe diverses initiatives. Nous essayons, surtout pour ce qui est des victimes d’agression sexuelle, de financer des programmes d’aide aux victimes d’agression sexuelle et de leur offrir du soutien. Il s’agit toutefois d’une responsabilité de tous les instants.
Le sénateur Cardozo : Concernant les médias, il va sans dire que les mauvaises nouvelles feront toujours la une plus souvent que les bonnes nouvelles.
Puisque vous êtes là, j’aimerais avoir votre avis sur quelques autres questions de votre portefeuille. Une d’entre elles porte sur la diversité des nominations à la magistrature. J’ai remarqué que vous avez fait...
La présidente : Je suis certaine que vous aurez plusieurs occasions de poser vos questions au ministre. Je préférerais que nous nous concentrions à ce stade-ci sur...
Monsieur le ministre, vous parliez de la défense des droits des femmes. Je veux donner suite à ce que disait le sénateur Cardozo. J’ai été membre du Comité canadien sur la violence faite aux femmes, et on m’a recommandé à de nombreuses reprises d’étudier le modèle Minnesota, qui prône la désignation d’un défenseur des droits des femmes dès le dépôt d’accusations. Je vous demande en tout respect de vous pencher sur le modèle Minnesota en ce qui a trait à l’aide aux victimes.
Ma question suivante se rapporte plus précisément au projet de loi et au fait que vous allez nous fournir une analyse comparative entre les sexes. Malheureusement, nous ne serons pas en mesure de poser des questions aux représentants ministériels en fin de parcours, puisqu’il s’agit d’une étude. Voici donc ma question, à laquelle peuvent également répondre les fonctionnaires : avez-vous examiné tous les autres groupes — comme la communauté LGBTQ2+, les personnes racisées et les personnes autochtones — dans le cadre de l’analyse comparative entre les sexes plus, ou l’ACS Plus?
M. Lametti : La réponse est oui. Nous avons certainement étudié les personnes autochtones et les groupes à risque ou marginalisés, y compris les personnes ayant une maladie mentale ou un problème d’abus de substances psychoactives. Nous avons tenu compte des statistiques sur les personnes homosexuelles et bisexuelles qui ont un risque plus élevé d’avoir un problème d’abus d’alcool et d’autres drogues.
Cette analyse a été faite. Je répète qu’il s’agit de statistiques généralisées pour la société dans son ensemble. Le nombre de cas dont nous parlons est en réalité très faible, mais nous allons vous donner les résultats de l’analyse.
La présidente : Vous avez également mentionné la collecte de données agrégées. Nous avons élaboré, à mon avis, un bon modèle en la matière pour l’aide médicale à mourir, où ces groupes ont été pris en compte. Est-ce là un modèle que vous exploitez pour d’autres projets de loi? Si je comprends ce que vous venez de dire, ce n’est pas ce modèle qui a été suivi.
M. Lametti : Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne sais pas si Me Moore ou Me Taylor peuvent le faire. Sinon, nous tâcherons de vous répondre ultérieurement.
Me Matthew Taylor, avocat général et directeur, ministère de la Justice du Canada : J’espère bien comprendre votre question. L’une des difficultés pour recueillir des données dans ce contexte, c’est la façon dont l’enjeu est soulevé, ce qui peut être fait de différentes manières. La méthode peut être remise en cause, comme l’a fait remarquer la sénatrice Pate.
Nous ne disposons pas de points de référence de la même manière que pour les données en matière d’inculpation ou de poursuites, par exemple. Il faut vraiment effectuer une analyse qualitative des cas — étudier les cas et tenter d’extraire ces renseignements —, alors c’est plus ardu. Comme l’a dit le ministre Lametti, nous avons certains de ces renseignements. Toutefois, il est plus difficile de les obtenir que dans d’autres contextes.
La présidente : Maître Taylor, merci pour votre réponse. J’aimerais vous poser cette question, si vous m’en permettez une autre rapide : des efforts sont-ils déployés pour examiner les données agrégées et pas uniquement celles d’un groupe précis? Il existe bien d’autres groupes et une grande diversité au Canada, cela va sans dire. Vous efforcez-vous d’examiner aussi les difficultés des autres groupes?
Me Taylor : Absolument. Je pense que le ministre Lametti y a fait allusion en affirmant qu’une analyse comparative entre les sexes plus est menée dans le cadre de toute initiative du gouvernement. Nous examinons l’éventail complet des points de données. Vous connaissez, madame la présidente, le travail qu’accomplit le ministère en collaboration avec les provinces et les territoires pour soutenir la collecte de données. Il me semble que nous avons fourni des données désagrégées au comité dans le cadre de son étude du projet de loi C-5. Donc, oui, ces efforts sont déployés.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Monsieur le ministre, j’ai justement une question concernant les données. Un témoin nous a dit que les procureurs de la Couronne, après une trentaine d’années, avaient recueilli beaucoup de données, mais n’avaient aucune obligation de les rapporter — je ne sais trop à qui, mais j’imagine qu’on parle de hiérarchie. Puisque nous étudions un projet de loi, pouvez-vous nous assurer que des fonctionnaires de votre ministère pourront nous aider dans l’établissement de données, ne serait-ce que pour comprendre comment le ministère les recueille? Quelles sortes de données sont-elles recueillies?
Chaque fois que l’on étudie un projet de loi, il y a toujours une phrase très générale où l’on constate avec regret qu’il y a un problème de données.
Je pense que notre analyse du projet de loi C-28 sera une bonne occasion de comprendre comment sont recueillies ces données, qui les rapporte à qui, où sont les blocages, s’il y en a, afin d’avoir une meilleure idée de ce qui nous manque et de connaître la raison de ce manque.
Êtes-vous prêt à demander à vos fonctionnaires de nous fournir de l’aide pour mieux comprendre cette situation concernant les données?
M. Lametti : Avec plaisir. Ce serait très utile, pour ma part, surtout pour identifier les lacunes et voir comment on pourrait améliorer la collecte des données.
La question des services des poursuites pénales est très intéressante. Leurs données sont indépendantes de moi, mais on pourrait peut-être trouver une façon de colliger les données des services des poursuites pénales sans toucher à leur indépendance dans l’espace.
La sénatrice Dupuis : C’est ce qui m’a frappée dans ce témoignage : le fait qu’on est en train de se priver d’une bonne partie des données, alors qu’on en a besoin et qu’on déplore le fait qu’il en manque.
Vous êtes un habitué de la pédagogie universitaire, mais il y a une pédagogie plus générale qui permettrait aussi aux gens de comprendre comment tout cela fonctionne, comment ces données sont recueillies, ce qu’il nous manque et pourquoi cela nous manque. Je crois que c’est de la pédagogie générale.
M. Lametti : C’est très utile. J’ai souligné que nous sommes de plus en plus conscients du fait que les données sont très importantes. Les données désagrégées sont aussi très importantes, surtout sur les plans de l’information et de la politique publique.
Vous avez raison de dire qu’on s’est rendu compte, comme gouvernement, que l’on doit faire mieux. Nous sommes en train d’instaurer des politiques et des procédures pour y arriver. Encore une fois, vous avez soulevé une piste très intéressante.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : Vos collègues et vous saurez que M. Kent Roach, pendant que vous travailliez sur cette question, a soutenu et rédigé une proposition presque identique à celle qui a été adoptée dans le présent projet de loi. M. Roach est une personne très respectée dans ce domaine. Il a entre autres affirmé — et j’en arrive à ma question d’ordre constitutionnel — que cette disposition aurait pour effet de miner la présomption d’innocence — je pourrais vous donner la citation exacte, mais je crois que vous pouvez accepter cet argument — et qu’il faudrait par conséquent la justifier en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés.
J’aimerais savoir si, sachant que nous parlons ici d’une personne nettement favorable à votre proposition, vous acceptez l’ensemble de son analyse, selon laquelle il reste du travail à faire concernant la disposition 11d) de la Charte et l’article 1, puisque ces cas se présentent rarement.
M. Lametti : Je respecte assurément l’opinion de M. Roach sur cette question et bien d’autres. J’ai en ma possession l’énoncé concernant la Charte que nous avons déposé, et nous avons certainement évoqué cette possibilité. Le fait de rehausser le fardeau de la preuve de la personne qui doit démontrer qu’elle était dans un état d’intoxication extrême ouvre la possibilité évoquée par M. Roach. L’article 1 est une avenue possible pour nous aider à justifier cette disposition. Nous nous assurerons de vous faire parvenir l’énoncé concernant la Charte que nous avons déposé, s’il peut vous être utile.
La présidente : Monsieur le ministre, merci beaucoup pour votre présence aujourd’hui. J’estime que nous avons eu une très bonne discussion sur cette question. À présent, nous avons du pain sur la planche pour l’étude de ce projet de loi.
Je profite de l’occasion pour vous remercier, maître Moore et maître Taylor, vous qui participez régulièrement à nos séances sur les projets de loi dont vous êtes responsables lorsqu’ils font l’objet de discussions, et qui êtes toujours disposés à nous aider sur les questions de suivi. Je vous remercie tous les trois et vous souhaite de joyeuses Fêtes. Merci beaucoup et à l’année prochaine.
M. Lametti : Merci. Meilleurs vœux à vous tous également.
(La séance est levée.)