LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 8 décembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 11 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, la question de l’intoxication volontaire, y compris l’intoxication extrême volontaire, dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel.
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La présidente : Bonjour à tous.
Nous allons maintenant commencer la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Je demanderais aux sénateurs de se présenter en commençant à ma droite.
Le sénateur Boisvenu : Sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, de La Salle, au Québec.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : Brent Cotter, sénateur de la Saskatchewan.
La sénatrice Busson : Bev Busson, sénatrice de la Colombie-Britannique.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Renée Dupuis, sénatrice indépendante, division sénatoriale des Laurentides, au Québec.
Le sénateur Dalphond : Sénateur Pierre Dalphond, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, de la Saskatchewan.
La présidente : La sénatrice Pate s’est également jointe à nous.
Sénateurs, nous allons poursuivre notre étude de l’intoxication volontaire dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel, qui découle du projet de loi C-28.
Mais d’abord, sénateurs, je veux vous avertir que si le projet de loi S-11 nous est renvoyé, mardi prochain, nous siégerons pendant quatre heures pour l’étudier. Nous recevrons le ministre, des fonctionnaires et des témoins. Soyez attentifs à cela. Nous aurons besoin de votre soutien pour assister à la réunion. Nous avons la permission des chefs pour nous réunir mardi. Merci.
Pour notre premier groupe de témoins ce matin, nous accueillons Richard Fowler, membre du conseil d’administration, représentant de Vancouver, Colombie-Britannique, Conseil canadien des avocats de la défense, par vidéoconférence. À titre personnel, nous recevons Hugues Parent, professeur titulaire, Université de Montréal, par vidéoconférence.
Nous commencerons par vous, maître Fowler.
Me Richard Fowler, membre du conseil d’administration, représentant de Vancouver, Colombie-Britannique, Conseil canadien des avocats de la défense : Bonjour, sénateurs. Je suis Richard Fowler. Je suis un avocat de la défense depuis plus de 25 ans. Je crois que c’est ma troisième comparution devant votre comité.
Je vous remercie d’avoir invité le Conseil canadien des avocats de la défense. En tant qu’organisation, nous avons comparu à maintes reprises devant ce comité pour vous aider avec diverses questions de droit pénal.
Je crois savoir que l’ordre du jour du comité est d’examiner la question de l’intoxication volontaire, y compris l’intoxication extrême volontaire, dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel, ce qui inclut l’étude du projet de loi C-28. Je sais que vous avez entendu hier le témoignage de l’honorable David Lametti, ministre de la Justice et procureur général du Canada, et de l’avocate pour la Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice. J’ai regardé cette séance dans le but de me renseigner davantage et de ne pas être trop répétitif.
D’après les questions qui ont été posées hier, je crois comprendre que certaines des préoccupations concernant le projet de loi C-28 comprennent le manque de consultation, l’absence d’un préambule, le choix d’une défense d’intoxication extrême plutôt qu’une infraction générale d’intoxication extrême, ainsi que des préoccupations concernant le caractère exécutoire de cette disposition.
De plus, la sénatrice Pate a soulevé le point intéressant et extrêmement important du lien entre la conduite criminelle et d’autres formes d’intoxication moins graves.
Je vais concentrer mes remarques sur le caractère exécutoire de l’article 33.1, ce qui signifie deux choses. Il y a, premièrement, l’établissement d’une intoxication extrême et, deuxièmement, la preuve établie par la Couronne d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence.
En ce qui concerne le premier point, l’établissement d’une intoxication extrême, la norme de common law énoncée dans l’affaire R. c. Daviault s’applique. Premièrement, et c’est extrêmement important, il incombe à l’accusé, tant sur le plan factuel que juridique, de prouver qu’il était tellement intoxiqué qu’il se trouvait dans un état proche de l’automatisme. Autrement dit, ses actions étaient involontaires ou il était incapable de maîtriser son comportement, ce qui a été décrit comme l’absence de lien entre l’esprit et le corps.
Le témoignage d’un expert sera sans aucun doute nécessaire. Comme en a fait état la Cour suprême du Canada dans l’affaire Brown, il semble très peu probable que l’alcool seul puisse provoquer cette condition.
Comme l’ont dit presque tous ceux qui ont témoigné devant le comité permanent de la Chambre des communes, le ministre hier et les tribunaux, ces cas sont extrêmement rares. En plus de 25 ans de pratique, je n’ai jamais entendu parler d’une telle affaire qui ait été présentée avec succès ou qui ait été présentée tout court en Colombie-Britannique, ce qui m’amène à mon second point.
Si ces cas sont si rares, comment la Couronne peut-elle établir que l’accusé s’est écarté de façon marquée de la norme de diligence?
Comment les tribunaux doivent-ils considérer la prévisibilité objective du risque que la consommation puisse provoquer une intoxication extrême et amener la personne à faire du mal à une autre personne?
Il est vrai que les tribunaux sont très familiers avec les normes objectives de diligence. Prenons par exemple la conduite dangereuse et l’usage négligent d’une arme à feu. Les deux exigent la preuve d’un écart très marqué par rapport à la norme de diligence. Cependant, malgré le fait que ces deux activités sont pratiquées par de nombreux Canadiens et sont fortement réglementées par des normes acceptées de bonne conduite, la preuve de ces infractions peut être très difficile à établir.
Par exemple, est-ce que la personne qui conduisait à 20 kilomètres à l’heure sans s’immobiliser à un arrêt dans une zone scolaire, distraite par son enfant excité, et qui heurte quelqu’un sur le passage piétonnier a fait preuve d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence? Ou s’agissait-il d’un manquement à la norme de diligence? Autrement dit, ce n’est pas un crime. Ce type de questions a interpellé les juges à tous les paliers de tribunaux. Il s’agit d’une activité — la conduite automobile — à laquelle s’adonnent la grande majorité des Canadiens.
La société comprend beaucoup moins ce qu’est la norme de diligence lorsque des substances intoxicantes sont consommées. Il ne fait aucun doute que la grande majorité des personnes susceptibles d’être extrêmement intoxiquées, de par la nature même de l’activité à laquelle elles se livrent, ne font preuve d’aucune diligence. C’est la nature des problèmes de dépendance graves, par exemple.
Il est important de se rappeler que le plus grand risque de préjudice est pour le toxicomane. En 2019, l’organisme West Coast LEAF a signalé qu’à l’époque, trois personnes par jour mouraient d’une surdose en Colombie-Britannique, dont 30 % de femmes. Au cours des deux dernières années, ce pourcentage a baissé à 22 %, mais le nombre total de décès a considérablement augmenté — 2 267 en 2021, et jusqu’en octobre de cette année, on en dénombrait 1 827, soit plus de six par jour.
Tout cela pour conclure en disant que, même si je pense que cette disposition est constitutionnelle, elle restera un article extrêmement difficile à appliquer. Cependant, je ne vois pas le bien-fondé de la préoccupation qu’elle crée un déferlement d’affaires. L’intoxication extrême comme défense dans les cas d’infraction d’intention générale restera extrêmement rare.
La réalité globale du droit pénal est que les niveaux moindres d’intoxication, et l’abus de substances en général, demeurent un problème social important, qui est sans aucun doute lié, comme c’est mon expérience, à de nombreuses formes de comportement criminel, y compris la violence contre les femmes et les enfants. Merci beaucoup.
La présidente : Merci, maître Fowler. Je voulais vous dire au début que c’est un plaisir de vous avoir ici. C’est toujours un plaisir de recevoir quelqu’un de la Colombie-Britannique. Merci d’être ici à court préavis.
Me Fowler : Merci beaucoup, sénatrice.
La présidente : Nous allons maintenant entendre M. Hugues Parent.
[Français]
Hugues Parent, professeur titulaire, Université de Montréal, à titre personnel : Bonjour. De façon générale, l’intoxication extrême peut se manifester de deux façons. Tout d’abord, il arrive parfois, mais très rarement que l’intoxication extrême entraîne une diminution de la conscience du sujet, qui l’empêche d’être conscient de ses actes. Il devient littéralement un robot. On parlera alors d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme.
Le délirium induit par une substance est un exemple d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme. Il s’agissait du diagnostic retenu par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Brown.
La seconde manifestation de l’intoxication extrême, qui est beaucoup plus fréquente, se produit lorsque la personne se trouve sous l’emprise d’idées délirantes ou d’hallucinations prononcées à la suite de sa consommation volontaire de drogues. Dans ce cas, la personne demeure consciente de ses actes au point de vue physique, mais est incapable de savoir que ses actes étaient mauvais. C’est l’intoxication extrême voisine de l’aliénation mentale.
Pour bien comprendre la distinction entre les deux types d’intoxication extrême, prenons l’exemple suivant : A prend de la cocaïne et développe des idées délirantes de persécution. A est persuadé, en raison de ses idées délirantes, que son voisin est membre d’une organisation criminelle qui souhaite le supprimer.
A, pour éviter de se faire tuer, prend une arme, se rend chez son voisin et fait feu en sa direction. Ici, l’accusé n’est pas dans un état d’automatisme. Au contraire, A est pleinement conscient de ses actes dans la mesure où il sait qu’il a une arme dans les mains, qu’il a le doigt sur la gâchette et qu’il fait feu en direction de la victime. Bien qu’il soit capable de contrôler consciemment sa conduite, l’accusé n’est pas en mesure, en raison de ses idées délirantes, de savoir que ses actes étaient mauvais. D’où la présence d’une intoxication extrême voisine de l’aliénation mentale.
Il y a un problème : en définissant l’intoxication extrême comme « l’intoxication qui rend une personne incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite », le Parlement canadien limite l’article 33.1 à l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme. Il laisse de côté les cas beaucoup plus fréquents et encore plus dangereux d’intoxication qui n’affectent pas la capacité de l’accusé de maîtriser consciemment sa conduite, mais qui l’empêchent de savoir que ses actes étaient mauvais.
D’après les fonctionnaires du gouvernement, l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme s’appliquerait aux états psychotiques sans trouble de la conscience. Cette interprétation est fausse. D’après la Cour suprême du Canada, au paragraphe 50 de l’arrêt Brown, l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme ne s’applique pas aux états psychotiques sans trouble de la conscience. Donc, c’est écrit noir sur blanc dans la décision.
En plus de ne pas s’appliquer aux états psychotiques sans trouble de la conscience, l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme cause un deuxième problème majeur que je n’avais pas anticipé au moment de mon intervention devant la Chambre des communes.
Le nouvel article 33.1 exige la preuve qu’une « prévisibilité objective du risque que la consommation des substances intoxicantes puisse provoquer une intoxication extrême ». Or, bien peu de personnes s’intoxiquent en pensant tomber dans un état d’automatisme. En fait, la plupart des consommateurs de drogues (cocaïne, amphétamines, etc.) savent qu’ils peuvent faire un bad trip, avoir des idées délirantes ou des hallucinations, mais ignorent qu’ils peuvent tomber dans un état d’automatisme, puisqu’il s’agit d’une conséquence extrêmement rare.
Selon l’amendement proposé, le paragraphe 4 de l’article 33.1 devrait définir l’intoxication extrême comme « l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme ou à l’aliénation mentale », donc ajouter « aliénation mentale ». Il s’agit exactement de l’expression utilisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe R. c. Daviault. Ce faisant, on couvre les deux facettes ou manifestations de l’intoxication extrême.
D’après les spécialistes du gouvernement, le nouvel article 33.1 couvrirait déjà les cas d’intoxication au seuil de l’aliénation mentale, alors pourquoi ne pas l’ajouter?
Si le gouvernement n’apporte pas de corrections à l’article 33.1, la disposition sera contestée devant les tribunaux et elle causera de sérieux maux de tête aux juristes et aux psychiatres. En effet, d’après l’éminente psychiatre Marie-Frédérique Allard, que je cite ici :
En tant que psychiatre légiste depuis plusieurs années, j’évalue régulièrement des personnes ayant présenté une intoxication sévère lors de la commission d’un délit. Il peut y avoir une altération de l’état de conscience dans des situations très spécifiques, mais ce n’est pas la généralité.
Lorsqu’il y a une intoxication aiguë ou extrême par des drogues comme les amphétamines et la cocaïne, l’état de conscience n’est pas altéré. La perte de contact avec la réalité induite par les substances affecte principalement leur capacité de savoir que les actes étaient mauvais dans les circonstances. À mon avis, comme clinicienne et experte en psychiatrie légale, il m’apparaît important de préciser l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme et l’intoxication extrême s’apparentant à l’aliénation mentale, puisque ces deux situations sont très différentes d’un point de vue médical.
J’ajouterais que d’un point de vue juridique, l’opinion est partagée par l’Association des psychiatres du Canada et l’Association des médecins psychiatres du Québec.
Il est aussi illégal de punir une personne qui est dans un état d’intoxication au seuil de l’aliénation mentale que de punir une personne qui est dans un état d’intoxication se rapportant à l’automatisme. Dans les deux cas, cela viole les principes de justice fondamentale, donc c’est sûr qu’il y aura des problèmes sur ce plan. Merci.
La présidente : Merci, professeur.
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Parent, votre allocution m’apparaît très claire. Vous touchez à deux définitions fondamentales dans le projet de loi, c’est-à-dire l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme ou l’aliénation mentale.
D’après vous, est-ce que le projet de loi est trop étroit par rapport à cette définition?
M. Parent : Essentiellement, en limitant l’intoxication extrême à une intoxication se rapportant à un automatisme, le projet de loi laisse de côté tous les cas d’intoxication extrême qui empêchent l’individu de savoir que ses actes étaient mauvais. C’est 95 % des cas d’intoxication extrême, c’est-à-dire que dans 95 % de ces cas, la personne demeure consciente de ses actes, mais elle est incapable de savoir que ces actes étaient mauvais, puisqu’elle agit sous l’emprise d’idées délirantes ou d’hallucinations.
Le fait de punir une personne qui est dans un état d’intoxication extrême, alors qu’elle est incapable de savoir que ses actes étaient mauvais, viole autant les principes de justice fondamentale que punir une personne qui est dans un état d’intoxication extrême au seuil de l’automatisme. Ce que je propose, c’est de revenir à la formule proposée par la Cour suprême dans l’arrêt Daviault, c’est-à-dire simplement d’ajouter que l’intoxication extrême égale l’intoxication soit se rapportant à l’automatisme ou à l’aliénation mentale.
Cela couvrirait donc toutes les facettes de l’intoxication extrême et l’on empêcherait une avocate ou un avocat de dire que l’article 33.1 ne s’applique pas, parce que son client n’était pas dans un état d’automatisme, mais plutôt dans un état de psychose toxique. Donc, la personne était consciente de ses actes, mais n’était pas en mesure de savoir que ses actes étaient mauvais, car elle hallucinait ou elle était sous l’emprise d’idées délirantes.
Le sénateur Boisvenu : En d’autres mots, affirmez-vous que si on garde le projet de loi et la définition telle qu’elle apparaît, il y aurait plus de cas en cour où des agresseurs — entre autres dans les cas de violence conjugale ou d’agressions sexuelles — bénéficieraient d’une défense de non-responsabilité criminelle?
M. Parent : Pas de non-responsabilité criminelle; cela ne remet pas en question l’article 16. C’est simplement une question d’intoxication volontaire.
Le sénateur Boisvenu : La finalité sera la même, dans le sens que s’il est reconnu, cet article s’appliquera parce que si l’individu est intoxiqué, la cour ne le reconnaîtra pas comme criminellement responsable.
M. Parent : Il sera libéré, tout simplement.
Le sénateur Boisvenu : Dans le cadre du projet de loi actuel, est-ce qu’il y aura plus de cas, par exemple des agressions sexuelles — on sait que dans bon nombre de ces cas, l’intoxication est un facteur — ou y a-t-il un risque qu’il y ait plus d’agresseurs qui seront libérés selon la définition actuelle?
M. Parent : C’est sûr à 100 %. Dans ma carrière — cela fait 23 ans que je travaille en droit criminel, je suis spécialisé là-dedans —, des cas d’intoxication extrême au seuil de l’automatisme, j’en ai vu deux. L’un était dans l’arrêt Brown de la Cour suprême. Pour le reste des accusés, ce sont toutes des personnes qui ont des idées délirantes ou des hallucinations.
En limitant l’article 33.1 aux cas d’automatisme, tout le monde plaidera que l’article 33.1 ne s’applique pas à eux. Toutes les personnes qui étaient conscientes de leurs actes, mais qui étaient complètement hallucinées ou sous l’emprise d’idées délirantes diront que l’article 33.1 ne s’applique pas à elles, parce que la définition est trop restrictive.
Puis, le psychiatre dira que c’est vrai, que la personne n’était pas dans un état de conscience diminuée ou d’automatisme. Elle était tout simplement incapable de savoir que ses actes étaient mauvais, car elle était sous l’emprise d’idées délirantes ou d’hallucinations à cause de la drogue. À partir de ce moment-là, 98 % des cas échapperont aux dispositions de l’article 33.1.
C’est tellement vrai, je ferai une conférence devant une association des avocats de la défense dans un mois et demi et 300 avocats y seront présents; je donne une conférence directement sur ce sujet. C’est sûr que je vais parler de cela, je vais dire que l’article 33.1 ne s’applique pas aux personnes sous l’emprise d’idées délirantes qui commettent des crimes. C’est sûr à 100 % que cela sera contesté.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
Le sénateur Dalphond : Je vais continuer sur la lancée du sénateur Boisvenu. Ma question s’adresse à vous, professeur Parent. Merci d’être avec nous ce matin. Si je comprends bien, selon ce que vous dites, l’article 33.1 impose un fardeau élevé à l’accusé, peut-être même un fardeau qui est difficilement surmontable.
Par conséquent, si je suis l’avocat de l’accusé je vais dire que l’article 33 ne s’applique pas, parce que je veux plaider qu’il y avait absence de mens rea. Il n’y a pas d’intention coupable, l’accusé était conscient qu’il posait le geste, mais il n’avait pas la capacité d’évaluer que c’était un geste interdit, fautif ou dangereux.
M. Parent : Exactement; il était dans un état d’intoxication extrême, voisin de l’aliénation mentale, mais vu que son état mental n’est pas causé par une maladie mentale, mais plutôt une intoxication volontaire, il n’est pas question de plaider l’article 16, la défense de l’aliénation mentale. Il va plaider une défense d’intoxication extrême. Pourquoi? Parce qu’il est dans un état d’intoxication extrême.
Cependant, l’article 33.1 limite la défense aux cas d’intoxication extrême où l’individu n’est pas conscient de ses actes. L’accusé dira que l’interdiction de soulever l’intoxication extrême ne s’applique pas dans son cas, parce qu’il est conscient de ses actes, mais il est incapable de savoir que ses actes étaient mauvais. La Cour suprême l’indique clairement dans l’arrêt Bouchard-Lebrun : on ne peut punir une personne qui n’était pas capable de savoir que ses actes étaient mauvais. Cela contrevient au principe de justice fondamentale. Alors, on s’en va vers cela. C’est une bonne question, c’est compliqué, mais j’espère que j’y ai répondu.
Le sénateur Dalphond : On revient à la possibilité de faire une défense d’absence de mens rea, qui entraîne un doute raisonnable; il manque un élément de l’accusation. À la fin, vous dites que les cas qui conduisent à l’automatisme sont peu fréquents; les cas qui conduisent à une sorte d’aliénation mentale temporaire sont plus fréquents. Avez-vous des statistiques à cet effet?
M. Parent : Je vous remercie de cette question. Je travaille depuis 23 ans sur les sujets de l’aliénation mentale et de l’intoxication et j’ai vu deux cas; bien entendu, j’ai fait vérifier mes données par des psychiatres. En fait, j’ai parlé avec l’Association des médecins psychiatres du Québec et par la suite, j’ai parlé avec l’Association des psychiatres du Canada et les deux associations ont confirmé mon opinion, soit qu’il est extrêmement rare qu’une personne se trouve dans un état d’automatisme à la suite d’une intoxication volontaire, mais qu’il est très, très fréquent qu’une personne se trouve sous l’emprise d’idées délirantes ou d’hallucinations à la suite d’une intoxication extrême.
En fait, on n’aurait qu’à aller à l’Hôpital Sainte-Thérèse où l’aile psychiatrique est remplie de personnes qui ont fait des psychoses toxiques. Il s’agit donc de personnes qui demeurent conscientes de leurs actes, mais qui sont dans un état voisin de l’aliénation mentale, donc qui seraient irresponsables. Cela correspond à l’état de la médecine.
Le sénateur Dalphond : Je comprends l’état de la médecine. Avez-vous vu, au cours de votre expérience des 23 dernières années, des exemples concrets de cas où la personne a plaidé l’absence de mens rea? Le droit n’a pas changé; vous avez dit que l’article 33.1 ne s’appliquerait pas dans ces situations, donc le droit antérieur continue. Quant à ce dernier, y a-t-il eu un grand nombre de décisions où des personnes ont été acquittées grâce à cette défense?
M. Parent : Elles n’étaient pas acquittées parce que comme dans l’arrêt Bouchard-Lebrun, on appliquait l’article 33.1 à ces personnes, car personne n’avait contesté ce fait. Cependant, la Cour suprême, dans l’arrêt Brown, revient sur la question et indique clairement au paragraphe 50 que la défense d’intoxication extrême se limite aux cas d’automatisme et qu’elle ne couvre pas les cas d’intoxication extrême qui entraînent une perte de contact avec la réalité.
À partir de ce moment-là, c’est certain que dans l’article 33.1, si on limite ces cas à l’intoxication extrême qui affecte la conscience ou qui se rapporte à l’automatisme, on laisse de côté 95 % des cas d’intoxication extrême. On trouve uniquement une des deux manifestations d’intoxication extrême : la plus rare, que l’on a vue dans l’arrêt Brown devant la Cour suprême, est un cas de délirium, une perte de conscience induite par une substance. Cependant, c’est très, très, très rare. Dans les autres cas, ce sont plutôt des psychoses, des hallucinations qu’on va observer chez les personnes, mais les personnes sont tout autant moralement et criminellement non responsables. Ça ne fait aucun doute dans mon esprit.
Le sénateur Dalphond : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : Merci aux témoins de leurs déclarations et réflexions sur cette question. C’est un peu après coup, comme vous le savez. Nous ne sommes pas en mesure de proposer des amendements tels que ceux qui sont suggérés dans certains des dialogues que nous avons.
Ma question s’adresse principalement à Me Fowler. Vous avez parlé du caractère exécutoire de cette mesure et de la remarque que vous avez faite, à savoir que peu de personnes qui consomment des substances toxiques ont un plan pour atteindre un état d’intoxication extrême, ce qui soulève la question de l’application de ces normes objectives de diligence.
Je me demande si vous pouvez parler de la deuxième dimension de cette question, qui fait l’objet d’un certain dialogue que nous avons déjà eu au sujet de la probabilité d’un type similaire d’évaluation objective du risque de préjudice qui pourrait être déterminé par les tribunaux en ce qui concerne les personnes qui sont dans un état d’intoxication extrême, ce que je considère comme la deuxième dimension de cette norme et de son application.
Me Fowler : Merci, sénateur. J’ai entendu les questions que vous avez posées au ministre hier sur ce même sujet et j’ai également vu les procureurs de la Couronne auxquels le ministre a fait référence hier. J’ai vu leur témoignage devant le comité de la Chambre des communes.
Je pense que l’on peut dire sans se tromper qu’avec une norme objective qui porte sur une conduite que nous adoptons tous au quotidien, il est beaucoup plus facile d’évaluer si quelqu’un a enfreint la norme de diligence, d’où mon exemple de la conduite automobile. La plupart des gens seraient d’accord pour dire que si vous quittez la route des yeux pendant un moment ou si vous regardez votre cellulaire ou autre appareil, vous créez un risque. C’est objectivement prévisible. Je ne pense pas qu’un juge aurait du mal à déterminer ce qui est objectivement réalisable dans la majorité des cas. Il y aura toujours des cas où l’on frise les limites de l’acceptable, et la Cour suprême du Canada a traité un certain nombre de cas de conduite dangereuse parce qu’il n’est pas toujours facile d’évaluer la norme objective.
Mais lorsqu’il est question d’un cas beaucoup plus rare et qui échappe aux connaissances et à l’expérience de l’hypothétique personne raisonnable, il me semble qu’il serait beaucoup plus difficile de déterminer ce qu’est réellement la prévisibilité du risque. Je m’en remets à M. Parent, car il a manifestement une vaste expérience dans ce domaine. Comme il l’a dit il y a un instant, la plupart des gens qui consomment des drogues, que ce soit des médicaments prescrits ou des drogues illicites vendues dans la rue, ne les prennent pas en prévoyant un degré quelconque d’intoxication extrême, ce qui est très important de garder à l’esprit, mais aussi parce qu’il n’existe pas vraiment d’ensemble de preuves et une expérience communautaire objective quant au degré de risque.
Les procureurs du Manitoba ont parlé de la question de savoir si quelqu’un... il faut établir si le risque est visible, les expériences antérieures, le comportement antérieur, où les drogues sont consommées et ce genre de choses. Je continue de penser qu’il faut une norme objective pour un comportement comme celui-ci qui, comme vous l’avez dit au ministre hier, est si rare qu’il est difficile de déterminer quelle est la norme objective. Je souscris à cette observation. Vous avez fait référence à l’un des professeurs qui ont fait valoir essentiellement le même point : quelle est la norme, étant donné que ces cas sont si rares?
Le sénateur Cotter : Je pense que c’était la professeure Grant à l’Université de la Colombie-Britannique.
Me Fowler : Isabel Grant, oui.
Le sénateur Cotter : En tant que communauté, nous tentons de trouver la réponse depuis longtemps et, heureusement, ces cas sont assez rares, mais ils ont tendance à être très médiatisés.
Selon votre perspective et votre expérience, existe-t-il des moyens pour élaborer ces normes objectives ou est-ce le genre d’affaires où, dans les rares occasions où c’est présenté comme défense, le juge devra simplement s’attaquer au fond de la question?
Me Fowler : C’est exact. C’est ainsi que ces normes s’établissent devant les tribunaux. La norme objective est énoncée dans la loi, puis les paramètres sont définis à mesure que les tribunaux se prononcent sur cette question. Avec une nouvelle disposition comme celle-ci, une nouvelle norme objective, bien entendu, il incombe au procureur de recueillir et de présenter le plus de preuves possible au tribunal pour aider le juge à déterminer si la norme objective de prévisibilité du risque a été enfreinte ou non. Il faudra essentiellement recueillir des témoignages d’experts ou de personnes qui connaissaient bien l’accusé, qui savaient comment il se comportait et s’il consommait de la drogue. Il s’agit surtout de rassembler des preuves, de faire valoir ses arguments et ensuite, la jurisprudence évoluera.
Le problème, c’est que ces cas sont si rares que cela pourrait prendre 10, 20 ou même 30 ans avant de pouvoir bâtir un corpus jurisprudentiel. C’est toujours le même problème.
Le sénateur Cotter : Merci. Lorsqu’on a discuté de cette question en juin avec le ministre et d’autres intervenants, j’avais dit que, malgré les efforts sincères et l’appui des deux Chambres à l’égard de ce projet de loi, il y avait tout de même un risque que l’objectif ne soit pas atteint. J’espère que j’avais tort, mais je ne suis pas certain qu’on ait la bonne solution ici. Je vous remercie beaucoup d’avoir répondu à mes questions.
Me Fowler : Merci, monsieur le sénateur.
La sénatrice Batters : Mes questions s’adressent à M. Parent. Tout d’abord, monsieur Parent, je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’écouter le témoignage du ministre de la Justice, M. Lametti, qui a comparu hier devant le comité, mais il y avait quelques questions que je voulais vous poser à ce sujet.
Tout d’abord, j’ai remarqué que vous faisiez partie de la liste des personnes qui ont été consultées dans le cadre de l’élaboration de ce projet de loi. Lorsque j’ai demandé hier au ministre Lametti qui avait été consulté et à quel moment, il a répondu que la plupart des personnes qui avaient été consultées étaient favorables à l’orientation du gouvernement et que le projet de loi jouissait d’un appui quasi unanime. Quand je lui ai demandé qui s’y opposait et quelles étaient les plus grandes préoccupations, il a indiqué que la seule organisation qui s’opposait à l’orientation du gouvernement était l’Association nationale Femmes et Droit. Il l’a répété après avoir soulevé quelques autres points, puis il a de nouveau évoqué cet organisme en particulier. Il n’a toutefois pas parlé de vous.
J’aimerais savoir ce que vous avez pensé du processus de consultation mené par le gouvernement. Les représentantes de l’Association nationale Femmes et Droit étaient d’avis que le processus avait été précipité et qu’elles n’avaient été consultées qu’à la toute fin du processus, soit le 14 juin, alors que le projet de loi a été déposé au Parlement le 17 juin.
Quand avez-vous été consulté et qu’avez-vous pensé du processus? Merci.
[Français]
M. Parent : C’est une bonne question. J’ai reçu un courriel me demandant d’adopter une position par rapport au projet de loi. Malheureusement, j’étais aux États-Unis pendant 10 jours. J’avais convenu avec la personne qui s’occupait du comité que je pourrais faire mes représentations à mon retour.
Toutefois, à mon retour, j’ai constaté que tout était décidé. Malgré les remarques que j’avais faites, en fin de compte, cela avait plus ou moins d’importance, parce que tout était décidé et ils m’avaient consulté.
Un autre point que j’ai trouvé tout de même préoccupant, c’est le fait que dans la liste des noms des personnes qui avaient été consultées, aucune personne ne provenait du milieu médical. Il est évident que ces personnes vont jouer un rôle central dans les décisions à venir en raison des expertises qu’elles devront faire. Personnellement, j’ai été consulté, j’ai donné mon opinion, mais tout était réglé. Je pense que j’étais perçu davantage comme un problème que comme une solution. Je ne pense pas que cela faisait leur affaire que je soulève certains problèmes.
De façon générale, en ce qui concerne la rédaction de l’article 33.1, selon moi, c’est correct. Cela ne me préoccupe pas trop, si ce n’est que la définition d’intoxication extrême est trop limitée. Cela va créer des problèmes sérieux.
Je reviens aux propos de M. Fowler, à savoir que dans le cas d’une personne qui consomme de la drogue, il n’y a aucune prévisibilité objective que cette personne tombe dans un état d’automatisme. Je ne connais personne qui a déjà pris de la drogue et qui s’est dit qu’il courait le risque de devenir un robot et qu’il ne serait plus conscient de ses actes. Par contre, la plupart des usagers, les personnes qui prennent de la cocaïne, les consommateurs chroniques de cocaïne savent fort pertinemment — et s’ils ne le savent pas, ils devraient le savoir— que lorsqu’on prend de la cocaïne, des hallucinogènes ou des amphétamines, il y a un risque qu’ils se retrouvent sous l’emprise d’idées délirantes ou d’hallucinations. Si on prend des hallucinogènes, il y a un risque d’avoir des hallucinations.
Si on prend de la cocaïne, il y a un risque d’avoir des idées délirantes de persécution. Ce sont des risques qui sont objectivement prévisibles. Pour ce qui est de l’automatisme, personne ne vous dira qu’il y a une prévisibilité objective qu’une personne consommant de la drogue va tomber dans un état d’inconscience, d’automatisme. Personne ne dira cela.
Je vous remercie de votre question, madame la sénatrice.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Je vous remercie, monsieur Parent, de vos observations très importantes. J’ai une autre question à vous poser. Hier, la présidente a posé une question au ministre Lametti au sujet de vos préoccupations, et le ministre a répondu ceci :
En ce qui concerne la folie, nous suivons également la jurisprudence de la Cour suprême qui, ces dernières années, a visiblement cessé d’user de l’expression « semblable à la folie » dans ses arrêts sur l’intoxication extrême. Elle a commencé à privilégier le critère d’automatisme extrême et à traiter efficacement la folie dans différents contextes, non susceptibles de poursuites au criminel. Une jurisprudence bien établie porte sur les questions de folie, si vous voulez. Pour l’automatisme, la démarche qu’elle a retenue va au libre arbitre de l’intention, l’idée générale selon laquelle c’est la négation de ce libre arbitre. C’est ce terrain que le tribunal a décidé d’occuper et nous l’y suivons en employant cette terminologie et en usant de cette structure conceptuelle de l’automatisme. Le reste de la jurisprudence prend bien soin de l’aspect folie.
Pourriez-vous commenter les propos du ministre?
[Français]
M. Parent : Premièrement, comme je l’ai expliqué plus tôt, une personne qui consomme de la drogue volontairement et qui fait une psychose ou qui se retrouve sous l’emprise délirante ou d’hallucination, dans un état semblable à l’aliénation mentale, ne peut pas plaider une défense d’aliénation mentale. Malgré le fait qu’elle est incapable de savoir que ses actes étaient mauvais, la source de cette incapacité ne découle pas d’un trouble mental, mais d’une intoxication volontaire. Donc, elle devra présenter une défense d’intoxication volontaire.
Pour répondre à votre question, si on limite l’article 33.1 aux cas d’automatisme, toutes les personnes qui se retrouvent dans un état d’intoxication extrême au seuil de l’aliénation mentale vont échapper à l’article 33.1. Cela sera alors contesté devant les tribunaux.
Je vais vous lire un passage d’une décision très importante de la Cour suprême. Le juge LeBel disait :
[...] En suivant la logique adoptée dans l’arrêt Ruzik, il est également possible d’affirmer qu’une personne souffrant d’aliénation mentale est incapable d’agir volontairement sur le plan moral.
Essentiellement, dans la mouture actuelle, l’intoxication extrême à l’article 33.1 ne s’applique pas aux épisodes psychotiques où le caractère volontaire au sens physique demeure intact. L’interdiction prévue à l’article 33.1, comme je l’ai expliqué tantôt à M. Boisvenu, ne s’appliquera pas à ces personnes. La personne pourra alors facilement démontrer que sa condamnation, au même titre que celle d’une personne en état d’automatisme, viole l’article 7 et l’article 11 de la Charte, car elle permet la condamnation d’une personne qui était incapable d’agir volontairement au point de vue moral. Elle pourra dès lors contourner l’interdiction prévue à l’article 33.1 et plaider sa défense d’intoxication extrême en matière de crime d’intention générale.
C’est sûr et certain qu’on s’en va vers ça. Je vais être franc avec vous, je ne comprends pas cette obstination à limiter l’article 33.1 aux cas d’intoxication extrême au seuil de l’automatisme. Je pense que cela provient de l’arrêt Brown, mais le problème avec l’arrêt Brown est que c’est l’un des seuls cas que je connais au Canada où l’intoxication extrême avait donné lieu à un état d’automatisme. C’était un délirium induit par une substance, mais dans 98 % des autres cas, il n’y a pas d’automatisme. La personne est complètement intoxiquée. Elle pense, par exemple, qu’elle a une mission divine, qu’il faut qu’elle tue une personne. La personne hallucine.
Ces personnes ne seront jamais reconnues responsables de leurs actes, à moins que ce soit écrit explicitement dans l’article 33.1, c’est-à-dire que l’intoxication extrême s’applique non seulement aux cas d’automatisme, mais aussi aux cas voisins de l’aliénation mentale. Sinon, on s’en va vers une contestation. Pour ma part, je n’ai rien à gagner à là-dedans.
Merci de vos questions très pertinentes.
La sénatrice Dupuis : Professeur Parent et professeur Fowler, merci d’être des nôtres ici, aujourd’hui.
Professeur Parent, puisque vous dites que vous n’avez rien à gagner là-dedans, est-ce que vous avez quelque chose à perdre?
M. Parent : Oui, parce que je donne un cours sur l’intoxication et les troubles mentaux, et lorsque je suis obligé d’expliquer à mes étudiants qu’une personne délirante ou une personne qui est complètement en état d’hallucination n’est pas dans un état d’intoxication extrême, ça me dérange. C’est une question de logique et d’application, c’est-à-dire qu’à partir du moment où on limite l’article 33.1 aux seuls cas d’automatisme, à partir de ce moment-là, il y aura des contestations qui vont mener à des acquittements dans des cas où une personne a consommé volontairement de la drogue, dans un contexte où il était objectivement prévisible qu’elle tombe dans un état semblable à l’aliénation mentale. C’est mon point de vue.
J’ai toujours été pour la responsabilité des personnes qui décident volontairement de s’intoxiquer et je trouverais dommage qu’en raison d’une lacune sur le plan de la rédaction, la plupart des personnes intoxiquées de façon extrême échappent à la disposition.
La sénatrice Dupuis : Merci, professeur Parent. Vous avez soulevé la question des médecins et des expertises médicales et j’avais des questions à ce sujet.
Vous avez parlé de votre expérience de 23 ans. Je constate qu’on a environ 50 ans d’expertise en psychiatrie légale.
Croyez-vous qu’on aurait intérêt à entendre les psychiatres sur cette question? Parce que vous reprenez l’exemple de l’arrêt Daviault, et de l’arrêt Brown. On jongle avec ces questions dans le milieu du droit. Y a-t-il des choses que l’on doit apprendre à partir de leur expérience, de leur point de vue et de leur expertise en tant que psychiatres?
M. Parent : Absolument. Comme je l’ai dit un peu plus tôt, j’ai eu une rencontre avec l’Association québécoise de psychiatrie. On était sur la même longueur d’onde. J’ai par la suite eu une rencontre avec des représentants de l’Association canadienne de psychiatrie qui ont également confirmé ma façon de voir les choses. On nous a demandé ce que ça changeait pour nous. Le problème qui va se présenter — et c’est un problème qui existe depuis des années en droit — est que les psychiatres et les juristes vont parler un langage complètement différent. C’est-à-dire que nous, on va se demander s’il était dans un état d’automatisme au moment du crime. Le psychiatre va dire que non, qu’il n’était pas dans un état d’automatisme. Il était conscient de ce qu’il faisait, mais il agissait sous l’emprise de ses idées délirantes qui lui commandaient d’agresser ou de tuer telle personne.
C’est sûr qu’on va approfondir le fossé qui existe entre le droit et la médecine, ce qui est, selon moi, fort regrettable. Comme vous l’avez constaté, nous sommes dans un domaine très complexe où les concepts sont très importants. C’est comme tirer une flèche. Si ta mire est un peu croche, à 5 mètres ça ne paraît pas, mais à 40 mètres, ça va être épouvantable. Ce que je dis, c’est que nous avons l’occasion de rendre les choses plus claires et d’harmoniser le droit avec la psychiatrie.
Écoutez, c’est une excellente question. Mon but, à travers cette démarche, était d’engager les associations de psychiatrie et les personnes les plus concernées en premier lieu, après les victimes, bien entendu, et les accusés.
La sénatrice Dupuis : Je vous remercie d’insister sur cette question parce qu’elle me semble fondamentale. Aussi, selon votre expérience, il y a des données, mais elles sont parcellaires, sur le phénomène de l’association entre l’intoxication volontaire et la violence contre les femmes.
Selon votre expérience, est-ce que c’est un problème de droit ou un problème de médecine? Il y a quelque chose qui n’est pas clairement défini et j’essaie de voir comment on pourrait mieux le définir. On le sait de façon empirique, qu’il y a un lien, mais est-ce que selon votre expérience, il y a des éléments que vous pouvez déterminer et auxquels on pourrait s’intéresser de façon plus précise?
M. Parent : De façon scientifique, je ne connais pas les données. Je pense que la professeure Grant est une personne mieux placée que moi pour parler de cela. Par expérience, on dit que c’est rare. Prenez cet exemple : il y a deux ans, en plein centre de Montréal, un homme a fumé du crack et a développé des idées délirantes de persécution. Il s’en est pris à sa conjointe et à son enfant.
C’est l’épisode où la policière avait fait feu en pleine ruelle en direction de l’accusé, et elle l’avait raté à deux reprises. L’homme tenait son enfant par le bras avec un couteau. À partir de ce moment-là, je n’ai pas de données statistiques, mais il est évident que la criminalité actuelle touche de façon prédominante les personnes vulnérables, notamment les femmes et ça, c’est un exemple.
Alors, lorsqu’on dit que c’est rare, je pense qu’on doit limiter cela aux cas d’automatisme. Par contre, c’est un exemple d’un individu complètement délirant qui avait pris du crack, qui savait qu’il pouvait halluciner, qui s’en est pris à sa femme et à sa fille, qu’il menaçait de tuer. Est-ce que cette personne-là peut, à la suite d’une accusation de meurtre ou d’homicide involontaire dont il est reconnu coupable, dire : « écoutez, moi je n’étais pas dans un cas d’automatisme »? J’étais dans un état psychique où je n’étais plus capable de savoir ce que je faisais. Je n’étais plus capable de savoir que mes actes étaient mauvais. Donc l’article 33.1 ne s’applique pas à moi et pour cette raison, je vais pouvoir plaider l’intoxication.
On revient alors à l’arrêt Daviault qui dit que tu peux plaider l’intoxication extrême au seuil de l’automatisme ou de l’aliénation mentale. Moi, je n’ai pas de données statistiques, mais c’est évident que de façon empirique, ce type de violence touche en particulier les femmes — les enfants je ne sais pas, mais les femmes, c’est évident.
La sénatrice Dupuis : Merci.
M. Parent : Je vous remercie beaucoup de vos questions.
La présidente : Merci, professeur.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Je remercie nos deux témoins de leur présence. Ma question s’adresse à Me Fowler, mais si M. Parent souhaite intervenir, je serais également heureuse de l’entendre.
Vous avez évoqué des questions que certains d’entre nous avons posées au ministre hier. Vous savez sans doute que, lorsque les représentants de l’Association des femmes autochtones du Canada ont comparu devant le comité de la justice de la Chambre des communes, ils ont parlé des problèmes systémiques de la consommation de drogues et de la toxicomanie et ils ont affirmé que ce n’était pas le Code criminel qui allait nous permettre de régler ces problèmes. J’aimerais connaître votre point de vue à ce sujet.
Me Fowler : Tous les jours, j’éprouve de la honte de vivre dans une ville où six personnes par jour continuent de mourir d’une surdose. Cela dit, je sais qu’il y a beaucoup de gens bien intentionnés de toutes les allégeances politiques qui ont sans doute des avis différents quant à l’approche à prendre, n’empêche, ces personnes sont toutes choquées par ces statistiques.
Personnellement, d’après mon expérience, ce n’est pas seulement en renforçant les effectifs policiers et l’application de la loi qu’on va régler le problème. Je pense que le fait de criminaliser ce qui est essentiellement un problème de santé ne va pas améliorer la situation.
Je ne dis pas que le droit pénal n’a pas de rôle à jouer. Si on appréhende un toxicomane qui a commis un acte criminel et qu’on lui offre de bons programmes de réadaptation et de traitement de la toxicomanie, à ce moment-là, le système de justice pénale aura certainement joué un rôle essentiel. Cependant, si on ne fait qu’incarcérer un délinquant puis le relâcher dans la société, il y a beaucoup plus de chances que cette personne fasse une surdose et en meure.
La seule solution, à mon avis, est de veiller à ce que les toxicomanes aient accès à un traitement convenable pour leur problème de toxicomanie, et ce, au moment où ils le souhaitent. On ne peut pas dire à un toxicomane qu’il est sur une liste d’attente, car une semaine plus tard, celui-ci ne voudra peut-être plus suivre de traitement ou de programme de réadaptation.
Je sais qu’en Colombie-Britannique, on parle d’imposer un traitement et un programme de réadaptation obligatoire en dehors du système de justice pénale. Je sais que cela suscite des préoccupations relatives à l’article 7 de la Charte, mais je suis porté à dire qu’en raison de la situation actuelle, nous devons tout essayer. Beaucoup trop de gens perdent la vie.
La sénatrice Pate : Monsieur Parent, aimeriez-vous ajouter quelque chose?
[Français]
M. Parent : Je suis entièrement d’accord avec M. Fowler.
Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse au professeur Parent. C’est vraiment dommage que le travail qu’on fait actuellement n’aidera en rien à améliorer ce projet de loi. Dans le fond, c’est un peu un travail de rubber stamping qu’on fait. Selon vous, est-ce qu’on devrait déposer un autre projet de loi qui modifierait l’actuel projet de loi et qui irait dans le sens de vos propos de ce matin?
M. Parent : Je suis un peu mal à l’aise par rapport à cette question. Tout d’abord, en ce qui concerne l’utilité de l’exercice, je croyais qu’on pouvait encore changer les choses.
Cependant, si vous me dites que, selon votre expérience, que ce sera plus ou moins entendu, je pense que la suite aura lieu devant les tribunaux, malheureusement. Je ne vois pas d’autres issues. Selon moi, c’est un projet de loi qui comporte une faille, mais une faille qui est très importante. Pour le reste, je suis d’accord, mais c’est sûr à 100 % que cet aspect de l’article 33.1 sera contesté. Je n’ai pas de boule de cristal, mais c’est certain. Je ne peux pas répondre à la place du Sénat. Je pense que c’est une modification nécessaire, sénateur Boisvenu.
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, le temps réservé à nos témoins est presque écoulé. Si un sénateur pose une autre question, nous allons manquer de temps. Je suis désolée pour ceux qui avaient des questions.
Je tiens à remercier maître Fowler et monsieur Parent.
[Français]
Monsieur Parent, merci beaucoup pour votre témoignage.
[Traduction]
Maître Fowler, je vous remercie également de votre témoignage, qui s’est avéré fort utile.
Chers collègues, je vais maintenant céder la parole au sénateur Boisvenu.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : J’aimerais remercier mes collègues du comité pour le travail accompli cette semaine en ce qui concerne le projet de loi S-205. J’étais à Washington pour une réunion de l’OTAN, je n’ai pas pu être à la réunion, mais j’aurais aimé y être. J’aimerais tout simplement saluer votre travail et vous remercier pour vos dernières minutes dans ce projet de loi. Merci beaucoup.
La présidente : Sénateur Boisvenu, merci beaucoup pour votre travail.
[Traduction]
Lorsque vous étiez absent, bon nombre d’entre nous avons dit que nous admirions votre détermination à mettre fin à la violence faite aux femmes et avons salué votre travail.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
La présidente : Pour notre second groupe de témoins, nous accueillons Mme Suzanne Zaccour, responsable de la réforme féministe du droit à l’Association nationale Femmes et Droit, ainsi que Mme Michelle Lawrence, professeure agrégée et directrice, Access to Justice Centre for Excellence, à l’Université de Victoria, qui témoignera à titre personnel.
Je vous souhaite la bienvenue à toutes les deux. Nous allons commencer par vous, madame Zaccour.
Suzanne Zaccour, responsable de la réforme féministe du droit, Association nationale Femmes et Droit : Merci, madame la présidente. Je remercie le comité de m’avoir invitée à témoigner. Je suis Suzanne Zaccour, responsable de la réforme féministe du droit à l’Association nationale Femmes et Droit, un organisme national à but non lucratif qui fait la promotion des droits des femmes au Canada depuis 1974.
Lorsque le projet de loi C-28 a été étudié et adopté à toute vapeur, notre organisation ainsi que 19 organisations de défense des droits des femmes ont exprimé des préoccupations, compte tenu de l’absence d’études et de consultations approfondies. Nous remercions les sénateurs du temps et de l’attention qu’ils nous consacrent aujourd’hui.
J’aimerais vous faire part de trois préoccupations que nous avons à l’égard du projet de loi.
[Français]
Premièrement, c’est important de considérer les effets d’une loi dans son ensemble, même en l’absence d’une défense valide qui mènerait à un acquittement. Nous craignons que dans certains cas, le seul fait d’invoquer une potentielle défense d’intoxication extrême puisse influencer la victime, la police ou la procureuse ou le procureur dans leur décision de ne pas dénoncer, de ne pas porter d’accusation ou de négocier une réponse à l’accusation.
Vous savez comme moi que c’est une infime minorité des agressions sexuelles qui se rendent jusqu’à un procès. C’est donc important de considérer les effets de la loi avant et en dehors de cette étape.
Nous sommes particulièrement inquiètes que certains cas ne se rendent pas au procès, parce que l’accusé affirme qu’il avait consommé trop d’alcool. Il serait pertinent de préciser dans la loi, pour les victimes, pour la police et pour les procureurs et procureuses, que l’alcool en soi n’est pas présumé pouvoir causer une intoxication extrême. Bien sûr, des formations et de l’information pour le public sont également une voie importante à cet effet.
[Traduction]
Deuxièmement, nous nous inquiétons de la capacité de la Couronne d’établir l’existence d’un écart marqué par rapport à la norme étant donné le manque de précision dans la loi. Comme Mme Isabel Grant l’a expliqué au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, aux termes du paragraphe 33.1(2), le tribunal prend en compte la prévisibilité objective du risque que la consommation des substances intoxicantes puisse provoquer une intoxication extrême et amener la personne à causer un préjudice à autrui. Cependant, les juges devraient tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire au lieu de s’en tenir à deux facteurs. Dans sa forme actuelle, la loi peut être interprétée de façon à laisser entendre que la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que le risque de préjudice et d’intoxication extrême était prévisible ou même probable.
Nous craignons que cela soit impossible à prouver. Un accusé ayant déjà consommé de telles drogues par le passé pourra-t-il affirmer que le risque n’était pas prévisible parce qu’il en avait déjà consommé sans perdre la maîtrise de lui-même? Un accusé qui n’en avait jamais consommé pourra-t-il faire de même et affirmer qu’il ne pouvait prévoir que son corps réagirait de cette manière parce qu’il n’avait jamais consommé ces drogues? La loi ne va pas atteindre son objectif s’il est impossible d’obtenir une condamnation.
Troisièmement, nous demandons au comité de recommander un examen triennal de la loi. Dans le cadre du débat sur ce projet de loi, on a souvent dit que ce genre de défense était rarissime, mais comment peut-on le savoir? Comment peut-on affirmer qu’une défense est rarement utilisée si la plupart des accusés sont incapables d’invoquer cette défense depuis 27 ans?
Selon une étude réalisée par Mmes Kerri Froc et Elizabeth Sheehy, la défense de l’intoxication extrême pourrait être utilisée plus souvent que prévu, mais quoi qu’il en soit, nous ignorons quelle incidence cette défense aura à l’extérieur du procès, sur les décisions de porter des accusations, par exemple.
Un examen de la loi tous les trois ans donnerait aux organisations de femmes qui n’ont pas été suffisamment consultées avant l’adoption du projet de loi l’assurance que l’on pourra remédier aux problèmes et aux conséquences négatives associés à la loi.
[Français]
Je vous remercie de votre attention et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
La présidente : Merci, madame Zaccour, pour votre présence parmi nous.
[Traduction]
Michelle S. Lawrence, professeure agrégée et directrice, Access to Justice Centre for Excellence, Université de Victoria, à titre personnel : Merci, madame la présidente. Je suis heureuse de me joindre à vous aujourd’hui depuis mon domicile, à Victoria, situé sur les territoires traditionnels des peuples de langue lekwungen et des peuples Esquimalt, Songhees et WSÁNEC, que je salue respectueusement.
À titre d’information, je suis professeure agrégée de droit à l’Université de Victoria et directrice d’Access to Justice Centre for Excellence. Je suis une ancienne directrice associée du FREDA Centre for Research on Violence Against Women and Children.
Je suis une universitaire interdisciplinaire. Je suis diplômée en droit et en criminologie. Je m’intéresse particulièrement aux affaires qui touchent à la fois à la criminalité et à la santé mentale. Ma recherche doctorale portait sur le traitement devant la loi des personnes accusées d’avoir commis des infractions alors qu’elles étaient dans un état de psychose provoqué par une substance ou associé à une substance après s’être intoxiqué volontairement.
Mes recherches sur l’ancien article 33.1 faisaient partie de la doctrine que la Cour suprême du Canada a examinée dans l’affaire R. c. Brown. J’ai déjà pratiqué le droit en tant qu’associée d’un cabinet d’avocats national. J’ai de l’expérience dans le domaine des poursuites pénales en tant que procureure et avocate de la défense. Je siège actuellement à la commission d’examen de la Colombie-Britannique en tant que présidente suppléante.
En prévision de la présente réunion, j’ai examiné la loi applicable et les principaux discours prononcés par les sénateurs sur le projet de loi C-28. Je suis consciente que les questions dont vous êtes saisis sont nombreuses et complexes.
Pour ma part, je souscris à l’analyse que le sénateur Gold a faite du projet de loi dans son discours à l’étape de la deuxième lecture. À mon avis, le nouvel article 33.1 est un ajout bienvenu au Code criminel. Il poursuit des objectifs législatifs légitimes qui consistent à tenir les délinquants responsables de leurs actes et à protéger le public et il est probablement constitutionnel.
À l’issue de ce discours d’ouverture, je répondrai volontiers à vos questions sur cette disposition et peut-être son application aux cas de psychose en particulier.
Avec tout le respect que je dois au professeur Parent, je ne partage pas son point de vue selon lequel des amendements sont nécessaires pour couvrir ces cas.
Sinon, j’aimerais parler de façon plus générale de la réponse de la loi aux infractions commises en état d’intoxication. À mon avis, les législateurs devraient se concentrer sur les résultats. Notre droit est et continue d’être, fort du nouvel article 33.1, axé sur les condamnations pour l’imputation de la responsabilité criminelle dans les cas où les individus s’intoxiquent volontairement et deviennent dangereux.
Cependant, nous devons nous demander si une condamnation est toujours le bon résultat. Lorsque les actes criminels sont le produit d’un esprit criminel rationnel, délibéré ou même négligent, les acteurs criminels peuvent et doivent s’attendre à être assujettis à l’approche musclée de la loi au Canada. Je me demande si l’approche musclée de la loi est une réponse appropriée si l’intoxication et les infractions commises en état d’intoxication sont le produit, en tout ou en partie, d’un trouble mental.
Les données montrent clairement que les acteurs criminels ne sont pas tous les personnes rationnelles et modérées que la loi envisage. Au contraire, beaucoup d’acteurs criminels, voire la plupart d’entre eux, sont aux prises avec de graves problèmes de toxicomanie et d’autres troubles mentaux. Ils ont des vulnérabilités neurobiologiques complexes. Certains les ont à la naissance, tandis que d’autres les acquièrent dans des situations difficiles.
Selon une étude récente sur les détenus de la Colombie-Britannique qui ont été libérés l’an dernier, 75 % d’entre eux étaient atteints de troubles de toxicomanie ou d’un autre type de trouble mental, tandis que 32 % étaient atteints des deux simultanément. À mon avis, il y a des arguments et des possibilités que le comité devrait prendre en considération dans l’exécution de son mandat, qui vise à accroître les voies juridiques des gens se trouvant dans des situations où leur intoxication et les infractions qu’ils ont commises en état d’intoxication étaient encore une fois motivées, en tout ou en partie, par des troubles mentaux et qui vise à accroître leurs voies pour passer du système de justice pénale au système de santé mentale médicolégal. Si le comité ne le fait dans l’intérêt de la dignité du délinquant, il est extrêmement important qu’il le fasse pour la sécurité du public.
Je n’ai pas eu l’occasion de confirmer les chiffres avant la réunion d’aujourd’hui, mais je crois comprendre que les taux de récidive à la sortie des systèmes de santé mentale médicolégaux suivant le traitement des troubles mentaux sous-jacents sont nettement plus faibles que ceux à la sortie des systèmes correctionnels.
Notre voie actuelle, notre principale voie de déjudiciarisation vers le système de santé mentale médicolégal, est la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux prévue à l’article 16. Le libellé de l’article 16 englobe la déficience cognitive, comme la psychose. Il n’y a pas d’équivalent législatif pour la déficience volontaire. En ce qui concerne les états d’automatisme, nous nous appuyons sur la common law pour effectuer la déjudiciarisation.
Une question que le comité doit examiner vise à déterminer s’il faut codifier, sinon toute la voie de la common law pour les déclarations automatisées, du moins la présomption dans la common law selon laquelle les actes automatisés sont le produit de troubles mentaux et non de déclencheurs externes. Idéalement, une codification pourrait compléter l’article 16 et bien cadrer avec le nouvel article 33.1.
En guise de mesure de rechange ou de mesure supplémentaire, ce comité pourrait envisager de nouveaux outils de déjudiciarisation à utiliser lors de la détermination de la peine. Cela permettrait d’éviter d’apporter des modifications plus complexes aux dispositions relatives à la responsabilité pénale. Ces outils pourraient alors être accessibles pour les cas d’intoxication non extrême.
Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous recommander un outil particulier aujourd’hui. J’ai besoin de plus de temps pour effectuer cette recherche, mais je peux vous recommander le régime des ordonnances de détention dans un hôpital au Royaume-Uni pour votre propre examen et vos propres recherches. Si je comprends bien, les tribunaux qui déterminent la peine au Royaume-Uni peuvent orienter un délinquant vers le système de santé mentale s’ils sont convaincus qu’ils sont atteints de troubles mentaux d’une nature et d’un degré tels qu’il convient de le détenir dans un hôpital aux fins de traitement. Je voudrais vraiment savoir combien de fois des ordonnances de détention dans un hôpital sont émises dans les cas de récidive, de violence, d’intoxication non extrême et d’infractions liées à la toxicomanie et quels en ont été les effets.
Avant de conclure, je veux souligner qu’il existe des opinions contraires aux miennes sur les avantages relatifs d’un résultat médicolégal, surtout chez les avocats de la défense. On craint naturellement que la déjudiciarisation puisse mener un client à passer beaucoup plus de temps en détention dans un hôpital ou sous la supervision d’une commission d’examen qu’il ne le ferait s’il plaidait coupable et était condamné dans le cours normal des choses. Je prends cette préoccupation au sérieux.
À mon avis, la réponse se trouve dans le critère de démarcation nette déjà établi dans la partie XX.1 du Code criminel et conforme à la Charte. Tant que l’accusé représente une menace importante pour la sécurité publique, telle que définie dans cette partie, il s’agit d’un résultat à la fois légal et justifié.
Sur ce, je conclurai mon discours et je répondrai aux questions.
La présidente : Merci beaucoup, professeure Lawrence.
Pour votre gouverne, après aujourd’hui, le comité mettra fin à ses audiences sur le projet de loi. Si vous avez des conclusions — je sais qu’il n’y a pas beaucoup de temps pour faire des recherches, mais si vous avez quelque chose d’ici la mi-février —, veuillez en faire part au greffier.
Merci beaucoup.
Mme Lawrence : Merci.
La présidente : Passons maintenant aux questions.
J’ai une question pour vous, madame Zaccour.
Hier, le ministre Lametti a dit que les groupes de femmes n’étaient pas favorables à une solution de rechange qui érigerait en infraction l’intoxication extrême. Avez-vous une réponse à ce commentaire?
Mme Zaccour : Oui. Je crois que ces déclarations font référence à ce que la Cour suprême a décrit comme les deux façons de criminaliser la violence perpétrée en état d’intoxication extrême. Dans le cadre de la première option, la personne est reconnue coupable, disons, de meurtre, d’agression sexuelle ou de voies de fait, même si elle était en état d’intoxication extrême parce que certains critères sont remplis. Dans le cadre de la deuxième option, la personne est acquittée, disons, de meurtre, d’agression sexuelle ou de voies de fait, mais elle est condamnée soit pour comportement violent en état d’intoxication extrême, soit pour intoxication par négligence.
Pour autant que je sache, la plupart des groupes de femmes, voire tous, se sont opposés à cette deuxième voie parce que le fait d’imposer des sanctions à une personne qui commet, disons, un meurtre ou une agression sexuelle et de la qualifier simplement de personne ivre par négligence, par exemple, ne répondrait pas à l’objectif du droit pénal qui consiste à qualifier ce délinquant de façon appropriée. Cette situation a été décrite comme « un tarif réduit pour ivresse », en ce sens que la personne ne serait pas condamnée pour agression sexuelle ou meurtre à part entière, mais pour une infraction qui serait probablement moins grave.
Nous sommes favorables à l’établissement de critères en vertu desquels une personne qui était intoxiquée est condamnée pour l’infraction complète afin de signaler la responsabilité qu’ont les gens de ne pas s’enivrer pour ensuite devenir violents, en particulier dans les cas de violence faite aux femmes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Madame Lawrence, je partage beaucoup vos préoccupations à savoir que pour les gens ayant des problèmes de santé mentale ou de consommation, la voie de la santé publique est à prioriser sur l’incarcération. Cependant, au Québec, notamment, il est plus facile de recevoir des services de nature psychologique si on est incarcéré que si on est envoyé dans un hôpital.
Pour quelqu’un qui souffre aujourd’hui de maladie ou de problèmes de surconsommation et qui a besoin de traitements psychologiques ou psychiatriques, le temps d’attente au Québec est entre une et deux années avant de pouvoir entrer dans le système de santé. Si vous êtes incarcéré, vous pouvez voir un psychologue ou un psychiatre au bout de trois semaines. C’est la grande contradiction de notre système. Le discours selon lequel on privilégie la santé plutôt que l’incarcération, alors qu’il est plus facile d’obtenir des services si on est incarcéré plutôt que d’attendre après un hôpital ou un psychologue. C’est la grande contradiction, je pense, dans ce projet de loi.
Ma question s’adresse à Mme Zaccour. Avez-vous été consultée par le ministre de la Justice pour ce projet de loi, et est-ce que vous avez proposé des amendements? Lorsque la décision de la Cour suprême a été rendue il y a quelques mois, beaucoup de groupes de défense des droits des femmes, surtout ceux qui s’occupent des femmes qui ont été agressées dans un contexte de violence conjugale ou d’agression sexuelle, ont démontré une grande inquiétude en ce qui concerne la décision de la Cour suprême. Avez-vous été consultée dans le cadre de ce projet de loi? Avez-vous proposé des amendements et est-ce qu’on vous a écoutée?
Mme Zaccour : Merci pour la question. Notre vision du déroulement de ce projet de loi est que nous n’avons pas été suffisamment consultés. Je ne parle pas en mon nom personnel, je parle au nom de l’organisation, mais une consultation qui a lieu deux jours avant le dépôt d’un projet de loi, selon nous, signifie que nous n’avons pas été suffisamment écoutés.
Nous avons proposé des amendements. Déjà, les délais étaient très courts pour être consultés, et les propositions qu’on a faites n’ont pas été retenues dans le projet de loi qui a été déposé deux jours après que nous ayons été consultés. On considère que nous n’avons pas été suffisamment consultés. On avait écrit une lettre, notamment aux sénateurs et sénatrices, disant que nous n’avions pas été suffisamment consultés, qu’il fallait ralentir un peu la machine. Je pense qu’il est clair, d’après les témoignages, qu’il s’agit d’un enjeu complexe, qu’il y a plusieurs facteurs à considérer. On considère que cette adoption précipitée du projet de loi avec des audiences qui sont tenues après, comme si ce qu’on allait dire n’était pas si utile pour créer le projet de loi, sur le plan du processus, c’est quelque chose qui est déplorable.
Le sénateur Boisvenu : Comme ce projet de loi vient limiter au maximum, je dirais, le recours à l’auto-intoxication comme motif pour être reconnu non criminellement responsable, selon vous, selon la mouture actuelle du projet de loi, est-ce que les femmes qui sont aujourd’hui dans un contexte de violence conjugale ou dans un contexte d’agression sexuelle — parce qu’il y a une composante d’intoxication très présente dans ces contextes — sont plus à risque qu’avec l’ancien projet de loi ou l’ancienne loi qui avait été reconnue non constitutionnelle par la Cour suprême?
Mme Zaccour : Cette loi laisse plus de place à la défense d’intoxication extrême que la version précédente de la loi. Il est bien évident qu’une fois qu’une loi est déclarée non constitutionnelle, ce n’est pas une option, il faut amender la loi.
Ce qui est un peu étrange est qu’on nous a dit de ne pas nous inquiéter, que cela serait rarement plaidé, que cela ne mettrait pas les femmes en danger. D’un autre côté, on nous a dit qu’il fallait absolument que cette loi soit adoptée en cinq minutes, parce que tant qu’on n’agit pas, il n’y a pas de loi; les accusés peuvent plaider cette défense et cela met les femmes en danger. C’est là où, je pense, il y a eu une certaine contradiction. Si c’est si rare, pourquoi ne peut-on pas prendre notre temps?
Par ailleurs, pour compléter la réponse, on a des préoccupations quant à la loi. Il y a deux types de préoccupations relatives à cette loi. La première est ce que la loi fait; la deuxième est ce que la loi donne l’impression de faire. Ce que la loi fait, comme je l’ai mentionné dans mes remarques, n’est pas très clair quant au niveau de preuve qui est nécessaire pour ce qui est de la prévisibilité du risque de commettre des violences et d’être extrêmement intoxiqué.
Une question qu’on peut se poser est la suivante : est-ce qu’il faut vraiment les deux? Si je me place dans une situation où je sais que je vais perdre entièrement le contrôle, n’est-ce pas suffisant pour dire que c’est problématique? À l’inverse, si je m’intoxique et que je dis que je suis pas mal sûr que je vais commettre des actes violents, n’est-ce pas suffisant, même si ce n’est peut-être pas prévisible, que je sois extrêmement intoxiqué? C’est dans la loi du point de vue du droit.
Ensuite, comme je le disais également, il faut s’interroger sur ce que la loi donne l’impression de faire. Je comprends que ce sont des enjeux plus complexes. Toutefois, on sait que le principal obstacle à criminaliser une agression sexuelle est que les victimes ne dénoncent pas. L’entonnoir, c’est là que cela se passe. Si la loi est perçue comme disant que si l’agresseur était intoxiqué, on ne peut pas le dénoncer, c’est problématique, même si ce n’est pas ce que la loi dit. Il faut faire très attention et véritablement expliquer de façon claire ce que la loi fait. Malgré tout, ce n’est pas entièrement clair à savoir quel est le seuil qui doit être prouvé. Cela devient encore plus difficile de l’expliquer au public.
Le sénateur Boisvenu : J’aurais un petit commentaire.
La présidente : Non, vous êtes rendu à sept minutes. Je suis désolée.
Le sénateur Dalphond : Merci à Mme Zaccour et à Mme Lawrence. Je reviens sur le dernier commentaire de tout à l’heure. J’ai moi-même un peu de difficulté à saisir la portée de l’amendement et son contour. J’aurais beaucoup de difficulté à le vulgariser et à l’expliquer au public qui veut savoir ce que cela veut dire. Il y a un défi.
[Traduction]
Ma question s’adresse à la professeure Lawrence. Vous avez dit que vous êtes en désaccord avec le professeur Parent, qui nous a expliqué que, même s’il estime que la disposition, dans sa forme actuelle, pourrait être contestée, cela ne signifie pas qu’elle est inconstitutionnelle. J’aimerais savoir ce que vous proposez exactement. Devons-nous comprendre que ceux que la Cour suprême décrit au paragraphe 50 comme connaissant « un épisode psychotique où le caractère volontaire au sens physique demeure intact » doivent prendre part à un programme de déjudiciarisation?
Voulez-vous dire que le fait d’étendre les articles, comme le propose le professeur Parent, pour inclure ce qu’il appelle la seconde manifestation de l’intoxication, qui est voisine d’une forme d’aliénation mentale, serait inconstitutionnel parce que la présomption d’innocence et le besoin de prouver la mens rea cesseront d’exister?
Mme Lawrence : Je vous remercie de votre question.
Selon mon interprétation de l’affaire Brown, la cour a jugé inconstitutionnelle l’attribution de la responsabilité lorsqu’il n’y a pas de volonté ou d’intention générale de commettre l’infraction. On ne peut pas dire que souffrir d’une psychose rend toujours les actions d’une personne involontaires ou entraîne une absence d’intention générale. Bien au contraire, il existe une jurisprudence abondante au Canada dans laquelle les tribunaux considèrent que l’intention psychotique répond au critère d’intention générale, voire d’intention spécifique requise pour une condamnation. Une jurisprudence abondante considère les actes psychotiques comme des actes volontaires.
Je pense notamment à l’affaire R. c. Paul, qui a été portée devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique en 2011. Dans ce cas-ci, l’accusé souffrait d’une psychose induite par la consommation d’alcool, de cocaïne et de cannabis, et, dans son délire, il s’est dit qu’il devait se tuer et entraîner avec lui dans la mort ses amis qui l’accompagnaient à ce moment-là. Il a donc abattu trois personnes et a failli en tuer deux autres. Le tribunal a estimé que son geste était volontaire et intentionnel, puis l’accusé a été condamné pour trois chefs d’accusation de meurtre et deux chefs d’accusation de tentative de meurtre, même s’il souffrait d’une psychose à ce moment-là.
Les observations du professeur Parent laissent entendre que, dans tous les cas de psychose liée à l’utilisation de substances, ou dans la plupart d’entre eux, la situation sera différente : on jugera qu’il n’y avait pas de volonté ni d’intention générale de commettre l’infraction, mais je ne suis pas de cet avis. Je pense que, dans des cas précis, un psychiatre légiste pourrait établir ce lien, mais j’estime que ces cas sont atypiques ou exceptionnels, et non habituels. Est-ce que cela vous aide?
Le sénateur Dalphond : Oui. Ce que je résume de votre réponse, c’est que, dans sa forme actuelle, l’article 33.1 ne donnera pas de passe-droit à ceux qui souffriraient de la seconde manifestation de l’intoxication. Au contraire, la jurisprudence permettrait normalement d’obtenir une condamnation, et il arriverait très rarement que les gens aient le fardeau de prouver qu’ils n’avaient pas l’intention générale de commettre l’infraction.
Mme Lawrence : Exact. À mon avis, si une affaire s’accompagne d’allégations de psychose induite par une substance, la première question sera la suivante : les actes commis pendant la psychose étaient-ils intentionnels? La deuxième question sera celle-ci : l’auteur des actes était-il conscient de son comportement? Si on répond à ces critères, on passe alors à l’analyse prévue à l’article 16, soit la défense de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux.
La première chose que le tribunal doit savoir est si la psychose découle de troubles mentaux. Pour ce faire, il existe un excellent test dans R. c. Bouchard-Lebrun, qui constitue un test d’approche holistique. Si la réponse est non, que la psychose est exclusivement le produit de l’abus de substance, alors il n’existe aucune défense au Canada.
En ce qui concerne la preuve, pour se prévaloir de la défense de l’intoxication extrême, l’accusé devrait démontrer que la psychose était si grave qu’il n’avait même pas conscience de son comportement. Je le répète, j’estime qu’il s’agirait de cas atypiques, et non de cas habituels, mais je vous recommande d’en parler à des experts médicaux.
La sénatrice Batters : Mes questions s’adressent à Mme Zaccour.
La professeure Kerri Froc a qualifié de simulacre le processus de consultation du gouvernement avec votre organisme. Je me demande si vous pouvez en dire davantage au comité sur les consultations qui ont été menées avec votre organisme. Lorsqu’on a communiqué avec votre organisme, quelle sorte d’échanges ont eu lieu entre celui-ci et le cabinet du ministre ou les fonctionnaires du ministère?
J’ai demandé au ministre de la Justice Lametti où en était le ministère dans la rédaction du projet de loi lorsqu’il a communiqué avec l’Association nationale Femmes et Droit, et ce, trois jours avant la présentation de ce dernier. Tout ce qu’il a admis, c’est que nous ne partions pas de zéro, en disant que les anciens professeurs de droit et ainsi de suite disent depuis longtemps que ce genre de décisions sont prises dans ce domaine. De mémoire, les professeurs de droit parlent tout le temps de ce genre de choses.
Je me demande si vous pouvez nous parler du processus de consultation, s’il vous plaît.
Mme Zaccour : Je vous remercie de votre question. Je veux aussi me permettre d’indiquer que j’ai déjà soulevé l’ironie d’avoir présenté ce projet de loi comme une urgence tout en disant qu’il n’aurait pas d’incidence dans la plupart des cas.
L’autre point, c’est que ce n’était pas une énorme surprise. Nous savons que la Cour suprême est sur le point de rendre sa décision. Nous savons que l’affaire a été autorisée, qu’elle est en cours d’audition et que la décision est imminente. C’est pourquoi je tenais à le préciser. Bien que nous ne puissions pas simplement supposer une décision de la Cour suprême, je pense qu’il aurait été possible d’entamer les consultations.
Comme vous l’avez dit, nous avons été consultés deux ou trois jours avant la présentation du projet de loi. Nous avons demandé à plusieurs reprises une vaste consultation avec une diversité d’organismes de femmes, pas seulement le nôtre. Nous travaillons de concert avec d’autres organismes de femmes, et nombre d’entre eux ont partagé nos préoccupations tant au sujet du processus que du projet de loi.
En outre, je ne sais pas si c’est le bon terme, mais nous avons été approchés après la présentation du projet de loi, et d’autres groupes qui travaillent de concert avec nous ont été approchés et informés du nouveau projet de loi. Nous n’avons pas eu de discussion de fond sur certaines des propositions législatives concrètes que nous avons soumises. C’est pourquoi nous estimons que les consultations n’ont pas été sérieuses.
Nous sommes très reconnaissants que ces audiences aient lieu maintenant. Toutefois, je pense que tout le monde dans la salle convient qu’il aurait probablement été préférable qu’elles aient eu lieu avant l’adoption du projet de loi, surtout s’il n’y a aucune intention de l’amender. Je pense que, pour que ces consultations soient considérées comme sérieuses, il faut qu’il y ait une certaine volonté d’amender le projet de loi en fonction des consultations. Je crois que tous les experts qui ont été entendus ont également dit des choses pertinentes, pas seulement notre organisme. Nous insistons sur la nécessité de mener de vastes consultations.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup pour ces observations. Bien franchement, j’ai trop souvent entendu l’expression « il faut éviter que le mieux ne devienne l’ennemi du bien ». Nous sommes le Sénat du Canada. C’est notre travail d’améliorer les choses. Ce n’est pas génial que nous n’ayons pas eu la possibilité de le faire avant.
Nous n’avons pas encore reçu le rapport du comité de la justice de la Chambre des communes, mais plusieurs témoins ont recommandé d’abaisser le seuil en le fixant à la simple perte de maîtrise prévisible plutôt qu’à la prévisibilité de la perte de maîtrise et du risque de lésions corporelles comme l’exige actuellement la loi depuis l’adoption du projet de loi C-28.
Beaucoup pensent qu’il serait impossible pour la Couronne de prouver ce deuxième critère. Mme Kerri Froc et Mme Sheehy soulèvent également cette préoccupation dans le document qu’elles ont rédigé. Je me demande si vous pouvez expliquer les difficultés auxquelles, selon vous, les procureurs de la Couronne seraient confrontés en lien avec les critères de prévisibilité actuels.
Mme Zaccour : Je vous remercie de votre question. Il y a, encore une fois, deux séries de problèmes. Premièrement, il faut savoir à quel niveau se situe le seuil et s’il est même possible d’obtenir une condamnation. Deuxièmement, il y a un aspect plus technique ou juridique dans le sens où les tribunaux ont l’habitude d’appliquer le critère de l’écart marqué par rapport aux normes raisonnables. C’est un critère connu en droit.
L’une des possibilités proposées au Comité de la justice de la Chambre par la professeure Isabel Grant est de simplement supprimer le paragraphe 2 et de laisser les juges déterminer s’il s’agit d’un écart marqué. En effet, dans certaines circonstances, si on peut prévoir qu’une personne sera violente, on peut déjà qualifier son comportement de répréhensible.
Disons qu’un homme agresse habituellement sa femme lorsqu’il est en état d’ébriété. Il est prévisible que, s’il boit, il agressera sa femme. Ce comportement n’est peut-être pas prévisible quand il devient extrêmement intoxiqué, mais, pour la société, il s’agit d’un écart suffisant par rapport à ce qu’une personne raisonnable ferait pour justifier une responsabilité criminelle.
Au lieu de dire aux juges qu’ils doivent tenir compte de ces deux critères, il vaut peut-être mieux les laisser trancher. Doivent-ils être pris en compte, ou devons-nous prouver que les deux étaient prévisibles?
C’est pourquoi nous estimons que le seuil est probablement trop élevé ou, du moins, nébuleux ou pas suffisamment clair pour que les juges l’appliquent de manière productive.
Le sénateur Cotter : Je remercie les deux témoins de leurs exposés éclairants à propos d’un sujet complexe.
J’ai surtout une brève observation, madame Lawrence, au sujet du Code criminel. Vous avez dit que celui-ci peut être un instrument très répressif pour régler les problèmes de notre société. Cela ne fait aucun doute.
J’ai quelques questions pour vous, madame Zaccour, au sujet du projet de loi et de l’article dans le Code criminel.
Selon moi, le problème est que le gouvernement du Canada et le ministre de la Justice essaient d’enfiler une aiguille dont le chas est très petit parce que, pour trouver quelqu’un coupable et le priver de liberté, le droit pénal prévoit qu’il faut remplir une série d’exigences relativement à l’intention. J’ai lu les parties au sujet des observations faites par les professeures Grant, Froc et Sheehy qui exposent leurs préoccupations à propos du projet de loi. Vous les avez fort bien expliquées au comité.
En partie pour répondre à la question du sénateur Dalphond, vous avez émis une hypothèse. Or, l’un des problèmes de celle-ci est que l’on aura encore l’impression qu’il y a eu intention par transposition, de la négligence criminelle à l’intoxication sévère volontaire et de la grave erreur de jugement de s’être intoxiqué à la condamnation subite pour un autre crime pour lequel il n’y a pas d’intention claire. La possibilité que présente Mme Grant serait une option. Toutefois, en un sens, ce modèle, ou du moins un modèle semblable à celui-ci, est conforme aux préférences ou aux recommandations de nombreux organismes comparativement à celui de la négligence criminelle pour cause d’intoxication sévère volontaire ou à l’ivresse qui permet de s’en tirer à bon compte, comme vous l’avez observé.
Il me semble que nous jouons avec des idées s’apparentant à ce qui a été évoqué avec le ministre Lametti, lorsque nous avons parlé de la porte no 2, c’est-à-dire comment obtenir une imputabilité accrue et quels mécanismes se rapportant à l’intention nous compliquent la tâche. Je crois que vous avez fait une observation quant au manque de clarté et à l’inapplicabilité. Je crois que nous sommes du même avis sur ce point.
J’ai une question pour vous. Elle porte sur l’examen du projet de loi dans trois ans. Cette étude porterait notamment sur les craintes que vous avez mentionnées et sur les façons dont cela pourrait dissuader des femmes de porter plainte, surtout en cas d’agression sexuelle.
J’ai remarqué dans les documents que j’ai consultés que la Mme Ashley a étudié ce genre de dossiers sur une période de 25 ans; elle n’a trouvé que cinq cas d’acquittement fondé sur cet article pendant toute cette période. Par ailleurs, il y a eu 5 459 cas d’agression sexuelle. Ce chiffre n’est probablement que la pointe de l’iceberg et il y a sans doute un nombre bien plus important de cas qui n’ont jamais été signalés. Puisqu’il ne s’agit que de 1/10 de 1 % du nombre des cas, j’en conclus, comme bien d’autres, que c’est plutôt rare. Espérons que plus ces cas seront rares, moins on sera dissuadé de porter plainte puisque cette stratégie de défense est rarement utilisée et qu’elle ne fonctionne presque jamais.
Envisager un examen dans trois ans est plutôt difficile, du moins si c’est pour se pencher sur les cas plutôt que pour améliorer l’article, car je ne crois pas que nous aurons beaucoup de données dans trois ans. En fait, bien franchement, j’espère que nous n’en aurons pas, car moins il y en aura, mieux ce sera. Quoi qu’il en soit, il y a de bonnes chances qu’il n’y en ait que quelques cas. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Trois ans, est-ce trop tôt? Faut-il faire cet exercice pour tenter d’améliorer la mesure législative sans nécessairement se demander si l’article a beaucoup été invoqué devant les tribunaux pendant cette période?
Mme Zaccour : Je vous remercie de vos observations et de vos questions. Je souhaite dire un mot au sujet du document de Florence Ashley et de ce que vous en avez dit en faisant une analogie.
Imaginons que le Parlement du Canada décide de voter une loi selon laquelle porter des pantalons noirs pendant que l’on commet un crime peut servir à la défense. D’aucuns pourraient aller consulter les archives des tribunaux et constater qu’il est très rare que cet argument soit invoqué par la défense. Comme il n’y a pas eu un seul acquittement de personne portant des pantalons noirs, il faut en conclure qu’il est très rare que les gens portent des pantalons noirs. Ce raisonnement serait bien entendu douteux, car l’absence de cas s’explique par le fait que cette stratégie de défense n’existe pas ou ne peut être invoquée. C’est une analogie grossière, mais elle permet de comprendre que peu d’accusés utiliseront une stratégie de défense qui ne peut être invoquée. Cela nous dit fort peu de choses sur la fréquence à laquelle on aurait recours à une stratégie de défense s’il devenait possible d’y recourir.
Si ma mémoire est bonne, les professeures Froc et Sheehy ont constaté que la stratégie de défense avait été employée au moins une trentaine de fois dans les 12 mois suivant l’arrêt Daviault, lorsque cette stratégie de défense est devenue disponible. Évidemment, cela ne signifie pas que tous obtiendront un acquittement. L’incertitude plane à cet égard, car même en soulevant cette stratégie de défense et cette contestation constitutionnelle, les accusés doivent se demander quelle quantité d’énergie ils sont prêts à investir dans une stratégie de défense dont les chances de succès sont très minces étant donné que celle-ci n’est pas disponible.
Voilà ce à quoi il faut faire attention, selon moi.
Pour ce qui est de l’examen dans trois ans, je comprends les préoccupations découlant de la lenteur du système pénal et du fait qu’il n’y aura peut-être pas beaucoup de données. Cependant, je crois que nous aurons des cas et des témoignages isolés, surtout du côté des femmes, car elles voient comment se pratique le droit. Même les témoignages que nous faisons en ce moment pourraient faire partie du corpus qui sera pris en compte lors de l’examen de la loi. Que ce soit dans trois ans ou cinq ans, je crois que l’important c’est que l’on organise ces séances parce qu’on pense qu’il est encore possible d’améliorer la loi, et qu’on ne veut pas que tout cela sombre dans l’oubli. C’est pour cela que l’on recommande qu’elle fasse l’objet d’un examen. Cela ne veut pas dire que la loi a changé, mais plutôt que l’on veut savoir s’il y a des préoccupations dont il faut s’occuper.
La sénatrice Pate : Je remercie les témoins.
J’aimerais revenir, madame Lawrence, sur certaines questions que vous avez soulevées. Vous avez mentionné que vous vous êtes penchée sur les témoignages et les plaidoiries. Vous savez donc — et c’est l’une de mes préoccupations — que bien souvent ce sont ceux qui utilisent ce genre de stratégies de défense qui sont de vrais privilégiés, et ils ont habituellement de l’argent. Vous avez donc parlé de la situation de la vaste majorité des personnes qui comparaissent devant les tribunaux et qui n’ont pas l’avantage de pouvoir recourir à toute sorte de stratégies de défense.
Je serais curieuse de savoir si vous avez examiné les articles existants qui pourraient être utilisés de la manière que vous proposez. Il y a des articles dans le Code criminel ainsi que dans des lois sur le service correctionnel qui prévoient exactement les voies de sortie du système que vous avez qualifiées de restreintes en raison, le plus souvent, de politiques gouvernementales plutôt que de lois. Je suis curieuse de savoir si vous avez étudié ces articles. Si ce n’est pas le cas, et si vous souhaitez recevoir cette information, je serais heureuse de vous en faire parvenir.
Mme Lawrence : Je vous remercie, madame la sénatrice. Tout comme vous, la question du privilège m’inquiète. Dans le cadre de ma recherche doctorale, je me suis penchée sur la situation des accusés qui se retrouvent dans le système pénal en raison d’une psychose induite par une substance. La loi, de ce que j’en comprenais alors et encore aujourd’hui, impose une logique dichotomique. Les tribunaux doivent savoir si l’étiologie ou la cause de la psychose découle d’une maladie mentale ou de l’abus de substances. Souvent, cette détermination factuelle repose sur les données disponibles, et l’existence ou non d’un dossier médical. J’en suis arrivée à la conclusion suivante : si un accusé a la chance d’être venu au monde dans un milieu, une famille ou un endroit où il a eu accès à des services de santé mentale, il a de meilleures chances d’obtenir un jugement de non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux que si ce n’était pas le cas et qu’il ne pouvait plaider que l’intoxication. On sait qu’il n’y a aucune défense lorsque la psychose découle uniquement de la consommation de substances. La personne se retrouve alors dans le système correctionnel.
Par conséquent, je suis fort préoccupée par l’accès à des services de santé mentale dans le contexte judiciaire et par les incidences des privilèges à cet égard. Ces privilèges demeurent dans le système correctionnel. Je connais les articles dont vous parlez, mais je suis loin de les connaître aussi bien que vous.
Personnellement, j’aimerais que le Code criminel comprenne un plus grand nombre d’avenues, un travail qui pourrait être fait en amont par nos tribunaux afin de diriger les cas vers le système de santé mentale médicolégal, en misant sur la garantie et la sécurité que procurent les mesures de sauvegarde de la partie XX.1 du Code criminel. Nous savons qu’en vertu de la partie XX.1, un individu pris en charge par le système de santé mentale médicolégal doit demeurer sous la garde de ce système tant et aussi longtemps qu’il représente une menace certaine pour la sécurité du public. Cela pourrait se traduire par une détention prolongée ou de courte durée, sans égard aux modalités de la sentence. La sécurité du public est le facteur clé à prendre en considération pour déterminer le moment de la libération. Cet aspect me rassure jusqu’à un certain point.
La sénatrice Pate : Du point de vue de l’accès à la justice, en tenant compte des deux aspects que vous avez soulevés, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a documenté que les problèmes qui font en sorte que les femmes disparaissent, sont assassinées ou deviennent itinérantes sont les mêmes problèmes qui contribuent à ce qu’elles se retrouvent dans la population carcérale. Une fois incarcérées, elles subissent les lacunes en matière d’accès à des moyens de défense, surtout la légitime défense ou la défense d’autres personnes. Dans une certaine mesure, c’est l’envers de notre discussion sur les avenues disponibles et non disponibles, à savoir que le racisme et le sexisme du système sont préjudiciables pour les femmes quand elles sont les victimes alors qu’elles sont criminalisées quand elles tentent de se protéger. J’aimerais savoir si dans le cadre de vos travaux, vous et votre organisation avez examiné certains de ces problèmes et l’interrelation entre ceux-ci.
Mme Zaccour : Je dirai simplement que nous partageons absolument les inquiétudes que vous semblez avoir en ce qui concerne le système de justice pénale comme instrument pour victimiser à nouveau les femmes, un instrument très souvent inefficace. J’imagine que c’est la nature du processus de rédaction des mesures législatives qui fait en sorte que les projets de loi sont toujours examinés séparément les uns des autres. Toutefois, nous sommes également préoccupées par le fait que ces femmes, prenons l’exemple d’une femme victime de violence conjugale, sont punies pour ce crime à la fois dans le système de justice pénale, où elles sont parfois punies pour les actes commis par leur partenaire, et dans les tribunaux de la famille, où les juges ont tendance à considérer, à tort, les deux parties comme des agresseurs. Il ne fait aucun doute que de plus amples ressources sont nécessaires, qu’il faut mieux comprendre les circonstances uniques à chaque femme, surtout quand elles sont victimes de violence conjugale, et qu’il faut mieux comprendre comment la légitime défense diffère d’une agression. Cette distinction doit absolument être mieux comprise.
Je sais que d’autres projets de loi sont à prendre en considération, notamment la formation des juges et le revenu universel de base. Il y a tous ces autres aspects qui entrent en ligne de compte parce que le système de justice pénale demeure, comme un autre intervenant l’a mentionné précédemment, un instrument brutal. Les femmes en paient le prix et, à mon avis, les femmes autochtones en sont les plus grandes victimes.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci à nos témoins d’être ici aujourd’hui. Ma question s’adresse à Mme Zaccour.
J’aimerais que vous reveniez au premier problème que vous avez soulevé dans la loi actuelle. Vous venez juste de souligner le fait qu’il y a déjà un problème de discrimination systémique contre les femmes dans le système de justice criminelle.
J’aimerais que vous précisiez ce dont vous parliez quand vous avez suggéré qu’on devrait étudier les effets de la loi dans son ensemble. Vous parliez de considérer l’alcool, qui n’était pas présumé être une cause d’intoxication. Vous n’avez pas eu beaucoup d’occasions pour préciser votre pensée. J’aimerais que vous nous expliquiez ce que vous entendiez par là.
Mme Zaccour : Merci beaucoup pour la question, madame la sénatrice.
Dans le domaine particulier de la violence sexuelle ou de la violence faite aux femmes, en général, on fait souvent la distinction entre la loi dans les livres et la loi dans la pratique. Par exemple, selon la loi actuelle, c’est l’accusé qui doit prouver l’état d’intoxication extrême. La Cour suprême nous dit que cela ne sera probablement pas prouvé dans les cas où c’était seulement l’alcool qui était la substance toxique, mais on n’a pas fermé entièrement la porte.
La loi, telle que la Cour suprême l’interprète ou l’applique, est importante dans beaucoup moins de cas que la loi telle que les policiers ou policières ou procureurs de la couronne l’interprètent. C’est pour cela qu’on entend des femmes qui nous disent : « je suis allée dénoncer une agression sexuelle, mais on m’a dit qu’elle était prescrite », ou « parce qu’il n’y avait pas eu de pénétration, ce n’était pas vraiment une agression sexuelle ». Donc, ce sont des choses qui sont manifestement fausses et qui sont perpétuées par les policiers et policières, les procureurs de la Couronne et d’autres sources de désinformation.
Si la loi était explicite et claire, en disant, par exemple « ne peut pas mener à une défense d’intoxication extrême », ou comme je le disais plus tôt, une loi qui est plus claire, plus explicite, ce serait utile sur ce plan. Il y a également cette idée de révision, après un certain nombre d’années, pour constater ce qu’on entend sur le terrain et ce qui se passe avec cette loi. Parce qu’une des préoccupations — et une des raisons pour laquelle cette loi a été adoptée aussi rapidement — était que les gens étaient en train d’écrire sur Twitter que si tu as bu une bière, tu ne peux pas être reconnu coupable d’une agression sexuelle. Cette loi n’a jamais dit cela, ce n’est pas cela du tout. Je crois que cela doit faire partie de nos préoccupations, même si c’est quelque chose qui est plus difficile à traiter dans un texte de loi, il faut toujours garder cela en tête. Ce sont des préoccupations qui vont être partagées par les personnes qui sont aux premières lignes et qui accompagnent les victimes, et ce sera vraiment pertinent à cet effet.
La sénatrice Dupuis : Je vais me risquer à vous poser ma question.
Il m’apparaît que la défense de consommation de substances a toujours été une excuse pour ne pas s’adresser à l’acte, par exemple, d’agression sexuelle, le viol, peu importe comment on l’appelle.
Voici la question que je me pose aujourd’hui : est-ce qu’on n’est pas en train d’essayer de raffiner les excuses possibles pour que quelqu’un soit en intoxication volontaire et qui amène à l’automatisme? Est-ce qu’on n’est pas en train de rendre cela juste plus sophistiqué et plus complexe, de sorte que personne ne s’y retrouve, et que cela fournisse le prétexte à certaines personnes de dire « si je prends une bière ou quoi que ce soit, je suis correct, je peux faire ce que je veux et il n’y a plus de problème »?
C’est comme si on venait cautionner que si l’état est altéré ou dès qu’il est altéré, c’est moins grave que d’agresser sexuellement une femme. C’est l’impression que j’ai tout à coup ce matin, le jeudi 8 décembre 2022, au Sénat du Canada.
Mme Zaccour : Je comprends la question, et je pense qu’il faut comprendre la loi dans le contexte où on est, un contexte patriarcal et profond de manque de confiance des victimes envers le système.
Si on était dans une situation où ce n’était pas principalement des hommes qui allaient commettre des actes de violence envers des femmes et où les victimes faisaient confiance au système, peut-être que cette loi ne serait pas un problème parce qu’effectivement, quelqu’un qui est réellement dans une situation d’automatisme n’est pas responsable de ses actes et de toute façon, la Cour suprême nous le dit. Ce sont les contraintes avec lesquelles il faut composer.
Je pense que vous n’entendriez pas beaucoup des préoccupations que vous entendez si on avait un système qui était plus fonctionnel. On peut le voir ainsi : les victimes se disent que les juges, les policiers et policières et le droit ne sont même pas capables de reconnaître une agression sexuelle.
Est-ce que cela ne va pas être un outil de plus pour perpétuer des mythes? Comme je le disais plus tôt, ces mythes, même quand ils sont démentis par le droit, sont encore exprimés. On a une loi qui empêche de présenter des preuves du passé sexuel de la victime dans un procès, sauf dans certaines circonstances limitées.
Lorsqu’on étudie les jugements — qui sont la pointe de l’iceberg —, on voit que ce n’est pas appliqué. De façon répétitive, on voit que les preuves du passé sexuel de la victime sont amenées. Les juges ne s’y s’opposent pas et souvent, même la Couronne ne s’y oppose pas. Je pense que c’est ce contexte qui fait partie du problème. Si c’était un enjeu neutre quant au genre, peut-être qu’on n’aurait pas cette discussion, mais ce n’est pas la société dans laquelle on vit. C’est pour ça, pour revenir également aux discussions tenues plus tôt, qu’il faut améliorer le système dans son ensemble.
[Traduction]
Mme Lawrence : Ma réponse à la question de la sénatrice Pate faisait référence à l’accès à la justice pour les populations marginalisées. Elle a raison. Nous devons porter une attention particulière aux complexités et aux difficultés qui touchent les personnes, surtout les femmes, dans notre système. Les avocats ont un rôle important à jouer pour soutenir leurs clients et les aider à s’y retrouver dans cet environnement potentiellement hostile et problématique. En tant que directrice d’un centre d’excellence en matière d’accès à la justice, je considère qu’il faudrait augmenter le financement des services d’aide juridique pour ces types de cas.
Dans le cadre de ma recherche, j’ai rencontré un avocat qui m’a exprimé que la situation dans ma province, la Colombie-Britannique, est scandaleuse. C’est intolérable. Je comprends que c’est un champ de compétence provinciale, mais votre comité a la possibilité d’utiliser sa voix pour demander plus de financement de l’aide juridique. Ce serait bien apprécié.
La présidente : Je vous remercie, madame Lawrence.
Sénateurs, le temps est écoulé. Je vous remercie tous de votre participation. Madame Lawrence et madame Zaccour, je vous remercie de votre témoignage aujourd’hui. C’est très utile pour notre étude.
Sénateurs, cela conclut notre réunion. Je vous rappelle que nous avons une réunion de quatre heures prévue mardi prochain pour étudier le projet de loi S-11.
(La séance est levée.)