LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 1er février 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 17 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, la question de l’intoxication volontaire, y compris l’intoxication extrême volontaire, dans le contexte du droit pénal, notamment en ce qui concerne l’article 33.1 du Code criminel.
Le sénateur Brent Cotter (président) occupe le fauteuil.
Le président : Je voudrais demander aux sénateurs de se présenter, en commençant par ma gauche.
Le sénateur Boisvenu : Sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec.
La sénatrice Clement : Sénatrice Bernadette Clement, de l’Ontario.
Le sénateur Dalphond : Sénateur Pierre Dalphond, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Sénateur Marty Klyne, de la Saskatchewan.
Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta
La sénatrice Jaffer : Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Pate : Sénatrice Kim Pate, du territoire ni cédé ni abandonné des Algonquins anishinabes.
Le sénateur Arnot : Sénateur David Arnot, de la Saskatchewan. Je remplace aujourd’hui Renée Dupuis, sénatrice du Québec.
La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, de la Saskatchewan.
Le président : Je suis Brent Cotter, président du comité. Bienvenue à tous et à toutes. Avant que nous ne commencions, je tiens à exprimer ma gratitude à la sénatrice Mobina Jaffer et à la remercier de son travail en tant que présidente de notre comité. J’étais absent lorsque nous avons eu l’occasion en décembre de la remercier et de lui exprimer notre gratitude, alors je voulais saluer maintenant son excellent travail à la tête de notre comité et lui dire qu’elle a été un exemple pour les présidentes et les présidents. J’ai tout particulièrement admiré le respect et la considération dont elle a fait preuve envers les nombreuses personnes qui ont témoigné devant le comité, et j’espère être en mesure de faire de même. Merci, sénatrice.
Chers collègues, nous continuons aujourd’hui notre étude sur l’intoxication extrême relativement au projet de loi C-28. Vous vous souvenez sans doute que nous avions commencé avant les Fêtes, et que nous avons l’intention de tenir deux autres réunions sur le sujet. Demain, après avoir discuté avec les témoins, nous aurons du temps pour donner aux analystes des instructions en vue de la rédaction du rapport sur le projet de loi, lequel doit être déposé devant le Sénat d’ici le 10 mars.
Je veux souhaiter la bienvenue au sénateur Klyne, qui se joint officiellement à notre comité, et au sénateur Arnot, qui remplace aujourd’hui la sénatrice Dupuis.
Nous avons un premier groupe de trois témoins. Je vais les présenter selon l’ordre dans lequel elles comptent prendre la parole. Premièrement, nous entendrons Mme Kerri Froc, professeure agrégée, Université du Nouveau-Brunswick, Association nationale Femmes et Droit; notre deuxième témoin sera Mme Elizabeth Sheehy, professeure émérite de droit, Université d’Ottawa; et en troisième, nous allons entendre Mme Isabel Grant, professeure, Université de la Colombie-Britannique. Je vous souhaite à toutes la bienvenue.
Je vais vous demander de ne pas dépasser cinq minutes pour votre déclaration préliminaire, selon la pratique habituelle du comité. Je vais essayer de vous faire signe, en levant la main, je crois, quand votre temps sera presque écoulé. Je vais essayer de ne pas vous interrompre de façon trop impolie, mais je sais qu’il y aura beaucoup de questions, et pratiquement tous les membres du comité sont présents aujourd’hui, alors ils voudront pouvoir vous poser des questions et écouter votre réponse détaillée durant la période de questions.
Nous avons aussi un deuxième groupe de témoins, mais je vais attendre que nous ayons terminé avec le premier groupe avant de les présenter. S’il y a en a parmi vous qui ont une vieille version de l’ordre du jour, sachez que nous avons fait un petit changement dans l’ordre, et Me Roach et le Dr Chamberland vont témoigner lors de la deuxième partie. Madame Froc, si vous êtes prête, vous pouvez commencer.
Kerri Froc, professeure agrégée, Université du Nouveau-Brunswick, Association nationale Femmes et Droit, à titre personnel : Bonjour. Comme vous l’avez entendu, je m’appelle Kerri Froc, et je suis professeure de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université du Nouveau-Brunswick. Je vous remercie grandement de m’avoir invitée à témoigner avec mes collègues ici aujourd’hui. Je suis la présidente de l’Association nationale Femmes et Droit, l’ANFD, mais je m’exprime aujourd’hui à titre personnel.
Je sais qu’il a déjà été question lors des séances précédentes du manque de consultations, et je voulais simplement souligner que, malgré le court préavis, l’ANFD a présenté au ministère de la Justice d’autres options viables pour l’article 33.1 du Code criminel. Ces options ont été approuvées par des experts, dont deux vont justement témoigner avec moi aujourd’hui.
Je tiens à rejeter toutes les insinuations voulant que l’ANFD préconisait essentiellement de rétablir, avec quelques améliorations, le régime qui avait été abrogé. Mme Grant va présenter ici aujourd’hui ce qui a été proposé, et vous pourrez juger par vous-même.
Le ministre Lametti a aussi déclaré que, à sa connaissance, seule l’ANFD s’opposait à la trajectoire que le gouvernement avait choisie, mais cela est incorrect. En quelque 12 heures, à partir du moment où il a été question au Sénat de l’appui à la position de l’ANFD, plus d’une dizaine d’organisations de femmes ont exprimé leur soutien à l’égard de la lettre ouverte que nous vous avons envoyée.
Néanmoins, il y a deux principaux points que je veux soulever dans mon exposé aujourd’hui : premièrement, je vous conseille fortement de ne pas accepter sans réserve la position du gouvernement, qui affirme qu’il était nécessaire de faire adopter le projet de loi C-28 rapidement pour lutter contre la désinformation qui pourrait nuire au signalement des agressions sexuelles; et deuxièmement, je voulais corriger l’allégation selon laquelle il était nécessaire que la nouvelle loi reprenne de façon identique le libellé de l’arrêt Brown de la Cour suprême du Canada.
Je doute que quiconque parmi mes collègues ici présentes contesterait qu’il faut éduquer davantage le public pour prévenir la violence sexuelle ou pour transmettre le message que l’intoxication ordinaire ne constitue pas en soi une défense dans les cas d’agression sexuelle. Il y a cependant cette idée que les problèmes avec la défense d’intoxication extrême tenaient à la désinformation, qu’il y avait un besoin urgent de légiférer pour régler la situation, et que tout ce qu’il faut faire maintenant, c’est d’éduquer le public, mais cette idée est fondée sur des stéréotypes de genre, et je vous demande de ne pas prêter foi à cette affirmation.
Il a été fortement insinué, dans le discours public, que Mme Sheehy et moi-même avons contribué à la désinformation, parce que nous avons soulevé des préoccupations à l’égard du fait que l’arrêt Brown n’excluait pas d’invoquer la défense d’intoxication extrême lorsqu’il s’agit d’une intoxication à l’alcool; cela est effectivement explicite et évident dans l’arrêt, mais nous savons que, selon ce que nous dit la science, l’alcool ne mène pour ainsi dire jamais à l’automatisme.
Cependant, l’intoxication extrême demeure une décision juridique, et la majorité des personnes acquittées pour un motif d’intoxication extrême, à la suite de l’arrêt Daviault, avaient effectivement consommé de l’alcool. De plus, nos opinions quant à la façon dont la défense d’intoxication extrême pourrait être utilisée concrètement sont fondées à la fois sur nos analyses de cas détaillées et sur nos connaissances du système. Le fait de rejeter nos opinions, en disant que nous contribuons à la désinformation ou à l’hystérie, pour reprendre l’expression d’un commentateur dans les médias, ne fait que renforcer les pires stéréotypes sur les femmes, lorsque celles-ci soulèvent des préoccupations quant à leur sécurité.
C’est une erreur de dire que le problème, c’est que les femmes ne connaissent pas la loi, plutôt que d’insister sur les problèmes des hommes violents extrêmement intoxiqués et l’existence d’obstacles juridiques et systémiques dans le système de justice pénale. Énormément d’études ont été menées pour savoir pourquoi les femmes décident de ne pas porter plainte, et leur conclusion est que les femmes sont réticentes à le faire à cause de leurs perceptions culturelles de ce que serait un « véritable viol » et parce qu’elles voient de façon réaliste comment le système de justice, où les préjugés sexistes sont omniprésents, va probablement les traiter en tant que victimes. Le problème, ce ne sont pas les femmes, et l’éducation ne suffira pas seule à régler le problème.
Pour revenir à mon deuxième point, le Parlement avait d’autres options que de simplement adopter une loi en reprenant les termes identiques utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Brown. J’aimerais dire quelques mots là-dessus, et vous présenter une analyse constitutionnelle pour appuyer mon point.
La cour a reconnu que le Parlement peut interpréter indépendamment la Constitution et que ses interprétations doivent être respectées. La cour a d’ailleurs reconnu, dans l’arrêt Brown, qu’elle ne faisait que formuler des suggestions et qu’il conviendra de faire preuve de déférence à l’égard du Parlement s’il propose un correctif. Elle n’a pas promis que si le Parlement suivait ses suggestions, alors il n’y aurait aucune contestation possible en vertu de la Charte; elle n’a pas non plus déclaré que le Parlement devait respecter la façon dont elle a décrit la norme de faute pour que l’amendement soit constitutionnellement valable.
Quand la cour analyse la deuxième tentative d’une mesure législative, elle fait preuve de déférence à l’égard de la tentative du Parlement, mais cela ne veut pas dire que le Parlement a carte blanche pour violer des droits avec sa deuxième tentative de mesure législative; plutôt, la cour respecte la séparation des pouvoirs. La fonction du Parlement est de résoudre les problèmes sociaux complexes, idéalement en écoutant tous les intervenants. Ensuite, le gouvernement présente des lois qui essaient de concilier des intérêts variés pour le bien collectif, et les représentants élus démocratiquement délibèrent.
Je constate que mon temps est écoulé, alors je vais terminer en disant simplement que c’est véritablement louable que le Sénat se penche sur le projet de loi C-28. Il manque de représentation au Parlement pour les groupes marginalisés, comme les femmes. Le rapport de la Chambre des communes et l’accent qu’il met sur l’éducation sont inadéquats, comme je viens de l’expliquer. Les femmes du Canada comptent sur vous pour que vous étudiiez tout cela en profondeur. Merci.
Le président : Merci, madame Froc.
Elizabeth Sheehy, professeure émérite de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invitée.
Voici le message que je veux transmettre : premièrement, la défense d’intoxication extrême invoquée par les hommes impose un fardeau discriminatoire aux femmes qui subissent de la violence masculine; et deuxièmement, la nouvelle version de l’article 33.1 du Code criminel n’aura qu’un effet négligeable pour limiter l’utilisation de cette défense par les hommes.
Tout d’abord, dans les 12 mois qui se sont écoulés entre la publication de l’arrêt Daviault et l’adoption de la version originale de l’article 33.1, cette défense a été invoquée au moins 30 fois dans des décisions publiées, et cela ne représente que la pointe de l’iceberg. Dans près de la moitié de ces décisions, ou 12, il y avait clairement eu de la violence contre les femmes : il s’agit de six cas d’agression sexuelle, de cinq cas de violence conjugale et d’un cas de meurtre d’une travailleuse du sexe. Il y a aussi eu deux autres cas de violence contre les femmes : un homme a abattu brutalement sa mère, et un autre a attaqué une femme dans une boîte de nuit.
Ces allégations ont été rejetées dans la majorité des cas par manque de preuve, mais parmi les six affaires où la défense a fonctionné, quatre étaient des cas de violence conjugale.
Ceux et celles qui défendent les intérêts des femmes victimes de violence masculine ont immédiatement compris que la défense de l’intoxication extrême s’intègre parfaitement au discours de la violence sexiste, soit que ce n’est jamais la faute de l’homme, plutôt celle de la femme ou alors il s’agit d’un crime sans responsabilité, qui fait partie des aléas inévitables de la vie. Une étude des cas signalés après l’entrée en vigueur de l’article 33.1 en 1995 jusqu’en 2021 appuie également la prédiction que cette défense sera invoquée de façon disproportionnée dans les cas de violence contre les femmes.
Dans le cadre de notre étude, Mme Froc et moi-même avons relevé 86 affaires dans les bases de données électroniques où l’article 33.1 était mentionné, soit pour examiner sa constitutionnalité, soit comme étant au moins une raison de rejeter la défense d’intoxication. De ces 86 affaires, 35 étaient des cas d’agression sexuelle, et 5 impliquaient des hommes qui avaient attaqué leur partenaire actuelle ou leur ancienne partenaire; dans 23 autres cas, des femmes avaient été victimes de violence par des hommes en état d’ébriété, parfois en étant la seule cible, et parfois comme étant une victime parmi d’autres victimes masculines. Dans l’ensemble, les victimes étaient des femmes dans 63 des 86 cas, et parmi les 86 agresseurs, 80 étaient des hommes, et 6, des femmes.
Ces chiffres se reflètent même dans les affaires qui se retrouvent devant la Cour suprême du Canada, les arrêts Brown, Sullivan et Chan : trois agresseurs masculins, trois victimes féminines et une victime masculine.
Ensuite, les témoignages et les conclusions d’experts dans ces trois affaires mettent nettement en relief les difficultés auxquelles les procureurs de la Couronne se heurteront à cause du paragraphe 33.1(2), où il est prévu que le juge doit prendre en compte la prévisibilité objective du risque que la consommation des substances intoxicantes puisse provoquer une intoxication extrême. Vous ne le savez peut-être pas, mais dans l’arrêt Brown, la Couronne s’est révélée incapable de démontrer que la perte de contrôle de soi était prévisible, même si Brown avait consommé de 14 à 17 boissons alcoolisées et avalé une quantité indéterminée de champignons magiques au fil de la soirée. Le fait est que, quand il s’agit de drogues de rue, aucun expert ne sera en mesure de témoigner de façon fiable sur la force et donc sur les effets de la drogue. Pour reprendre l’exemple des champignons magiques, qui étaient en cause dans l’arrêt Brown ainsi que dans l’arrêt Chan, selon le témoignage d’expert, il existe environ 200 sortes de champignons magiques, et la quantité d’ingrédient actif — la psilocybine — peut varier énormément entre les spécimens. Dans les deux affaires, aucun élément de preuve n’a été présenté quant à la sorte précise de champignon dont il était question, ni la concentration de psilocybine et la dose ingérée.
Même lorsque ces variables sont connues, les effets vont varier d’une personne à l’autre, parce que la psilocybine agit sur les récepteurs de sérotonine d’une façon qui produit un effet variable en fonction de la personnalité et des attentes de la personne ainsi que des stimuli. Il n’existe aucune étude scientifique indiquant quelle dose de psilocybine a tendance à déclencher des psychoses toxiques dans la population générale.
La difficulté d’évaluer l’effet prévisible de la consommation va s’appliquer à toutes les drogues de rue, qu’elles soient consommées seules ou en combinaison avec de l’alcool ou d’autres drogues.
Pour les mêmes raisons, l’obstacle supplémentaire de la prévisibilité, prévu au paragraphe (2), c’est-à-dire que les substances intoxicantes présentent un risque d’amener la personne accusée à causer un préjudice à autrui, est impossible à surmonter pour les drogues de rue. De plus, il ne semble y avoir aucune étude à grande échelle sur le rôle que jouent ces drogues en particulier dans le déclenchement de comportements violents. Ce pourrait être encore plus difficile de démontrer que l’abus de médicaments d’ordonnance — dont le contenu, la posologie et les effets secondaires sont documentés — peut déclencher de façon prévisible un comportement violent.
Dans le cas de David Sullivan, il avait déjà eu des hallucinations et avait déjà attaqué sa mère — la même femme qu’il a attaquée — l’expert a seulement pu dire que c’était possible que la consommation de Wellbutrin puisse créer chez une personne normale des conditions similaires, c’est-à-dire une psychose, des hallucinations et de la violence.
Le président : Madame, je vais devoir vous demander de conclure, s’il vous plaît.
Mme Sheehy : Il ne faut donc pas s’étonner que même l’avocat de M. Brown ait admis en toute franchise que l’article 33.1 sera « complètement inefficace ».
Pour conclure, l’article 33.1 aura peu d’effet, et les femmes subiront davantage de préjudices, parce que les procès seront plus longs et qu’il y aura des appels et des acquittements, ou même parce que la police ou la Couronne décidera de ne pas porter d’accusations ou d’engager de poursuites. Merci.
Le président : Merci, madame Sheehy.
Isabel Grant, professeure, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Merci de m’avoir invitée aujourd’hui à témoigner au sujet de l’intoxication extrême.
Ce que je vais dire est très simple. Pour donner suite à ce que mes collègues ont dit : le nouvel article 33.1 ne sera pour ainsi dire d’aucune utilité au moment de protéger les victimes contre la violence des personnes extrêmement intoxiquées. Les personnes qui ont été blessées gravement ou même tuées par des hommes intoxiqués devraient avoir un recours dans le système de justice pénale, mais ce n’est pas ce que leur donne ce projet de loi.
Tout simplement, le problème dans ce projet de loi, c’est le paragraphe 33.1(2). Le paragraphe 33.1(1) établit ce qui doit être démontré par la Couronne hors de tout doute raisonnable pour que l’accusé ne puisse pas invoquer cette défense. La norme de l’écart marqué est le minimum constitutionnel. Il est énoncé au paragraphe 33.1(2) que le tribunal doit prendre en compte la prévisibilité objective du risque que la consommation des substances intoxicantes puisse provoquer une intoxication extrême et amener la personne à causer un préjudice à autrui.
Le paragraphe 33.1(2) n’est pas clair, en plus d’être mal rédigé. Le libellé du paragraphe 33.1(2) utilise l’expression « prend en compte ». Cela n’impose aucun fardeau de preuve à la Couronne, et il ne devrait pas être interprété ainsi. Il est simplement indiqué que cela peut être pris en compte par le juge d’instance.
Mais ce serait beaucoup mieux si le paragraphe était clair. Je soulignerais qu’un certain nombre de témoins qui ont comparu devant le comité de la Chambre des communes ont supposé que cela imposait effectivement un fardeau de preuve à la Couronne, et je crains réellement que les juges fassent la même erreur.
L’essence même du paragraphe 33.1(2) est aussi problématique, en ce qui a trait à la prévisibilité. Il faut que ce soit prévisible que l’intoxication amène la personne à causer un préjudice à autrui, alors que, en réalité, une intoxication extrême est beaucoup plus susceptible de faire perdre connaissance que d’amener la personne à être violente. Donc, la personne accusée pourra toujours dire que le préjudice n’était pas prévisible parce que la violence est en soi une conséquence très rare. L’accusé pourra dire : « J’ai déjà été intoxiqué avant, et je n’ai pas réagi violemment » ou « Je n’ai jamais été extrêmement intoxiqué avant, alors comment une personne raisonnable dans ma situation pourrait-elle prévoir qu’une conséquence probable serait de causer préjudice à autrui? »
Donc, à moins du scénario très improbable où une personne a déjà commis des actes de violence dans le passé après avoir consommé la même quantité de la même sorte de drogues ou d’alcool, ce sera très difficile, voire impossible, pour un juge de conclure que le préjudice causé à autrui était prévisible.
Je pense qu’il y a deux façons de régler ce problème. La meilleure option serait de supprimer purement et simplement le paragraphe 33.1(2). Ce paragraphe porte à confusion, il est inutile et il risque d’être interprété d’une façon qui crée un fardeau de la preuve absolument indémontrable pour la Couronne. Les juges savent comment appliquer le critère de l’écart marqué. Ils le font tout le temps dans des affaires de droit pénal. Ils n’ont pas besoin du paragraphe 33.1(2).
Mais si le paragraphe 33.1(2) devait être conservé, il y a une autre façon d’atténuer au minimum, à tout le moins, les préjudices que pourrait entraîner le libellé actuel du projet de loi. J’ai remarqué, dans le rapport du comité, qu’il était recommandé d’examiner cette option dans trois ans, mais je conseille vivement au Sénat de faire cela dès maintenant. Cette option consiste à remplacer le critère de la prévisibilité du préjudice par la prévisibilité d’une perte de contrôle de soi. Il y a une grande distance à franchir entre l’intoxication et causer un préjudice. C’est une conséquence rare. Cela pourrait tout de même être difficile de convaincre un juge de la prévisibilité de la perte de contrôle de soi, mais cela donne au moins une chance à la Couronne de satisfaire au critère de l’écart marqué énoncé au paragraphe 33.1(1).
Bon, je suis certaine que d’autres témoins vont vous dire que l’intoxication extrême ne posera pas problème, que c’est si rare que cela n’arrivera que dans une poignée de cas, et que tout ce que nous faisons, c’est essentiellement créer de la désinformation. Mais à ces témoins, je pense que je demanderais : cela prend combien de victimes avant de décider que nous avons un problème? S’il y a 5, 10 ou 20 femmes qui sont battues, violées ou même assassinées chaque année, est-ce que c’est trop? J’implore le Sénat de songer à corriger ce problème immédiatement.
Enfin, je veux réitérer un point qui a aussi été soulevé dans le rapport. Cette décision va aussi avoir une incidence sur les décisions de porter ou non des accusations. Quand la Couronne ou la police prend la décision de porter des accusations, ils n’ont pas d’informations exactes sur ce que l’accusé a consommé, quelle quantité il a consommée ni la puissance de la drogue. Ils vont possiblement hésiter à porter des accusations lorsque la défense d’intoxication extrême pourrait raisonnablement être invoquée, ce qui voudrait dire que des témoins experts devront être convoqués, ce qui prend beaucoup d’argent et beaucoup de temps. Cela ne va pas arriver dans chaque affaire d’agressions sexuelles où l’agresseur est intoxiqué, mais on ne peut pas s’attendre à ce que la partie plaignante soit capable de dire exactement quel était le niveau d’intoxication de son agresseur.
La norme d’approbation des accusations en Colombie-Britannique, par exemple, est celle de la probabilité marquée d’une condamnation. La barre est élevée, et elle suppose aussi de prendre en considération la possibilité d’une réussite de la défense. Cela crée un problème invisible parce que nous ne voyons pas les cas où aucune accusation n’est déposée, et il n’y aura aucune façon de savoir si cela se produit.
J’ai ajouté à mes notes d’allocution — que je vous ai communiquées — une ébauche de recommandations. Je pense que la meilleure recommandation serait de supprimer le paragraphe 33.1(2). La recommandation subsidiaire serait de modifier le libellé afin d’exiger la prévisibilité de la perte de contrôle de soi plutôt que la prévisibilité de causer préjudice à autrui. Merci.
Le président : Merci, madame Grant. Chaque fois que je dois vous interrompre à la fin de vos cinq minutes, j’ai l’impression que c’est comme quand vous devez vous arrêter à la fin d’un cours. De mon point de vue, les rôles sont légèrement inversés. Merci beaucoup.
Honorables sénatrices et sénateurs, je vous invite maintenant à poser vos questions. Pour l’ordre, je vais commencer par les trois sénateurs qui siègent au comité directeur, puis ceux et celles qui veulent poser une question pourront me faire signe.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup. J’ai écouté vos témoignages avec attention. J’y suis très sensible, parce que je pense — et tout le monde sera d’accord — que la notion de non-responsabilité criminelle en cas d’auto-intoxication touche davantage les femmes que les hommes sur le plan de la criminalité. À mon avis, ce projet de loi ajoute beaucoup de complexité dans nos cours quand il s’agit pour les juges de faire la preuve de la culpabilité, surtout en ce qui a trait à la notion de prévisibilité. Cette notion me semble complexe parce que, si mon interprétation est bonne, il appartiendra dorénavant à la Couronne de faire la preuve hors de tout doute raisonnable que l’accusé pouvait prévoir les conséquences de ses gestes. Cela me semble très complexe.
Madame Sheehy, avez-vous lu le mémoire de l’Association nationale Femmes et Droit?
[Traduction]
Mme Sheehy : Me posez-vous la question?
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Oui. Avez-vous pris connaissance du mémoire de l’Association nationale Femmes et Droit?
[Traduction]
Mme Froc : Mme Sheehy comptait parmi les experts que nous avons consultés pour prendre position sur le projet de loi C-28.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Le mémoire soumis par l’association traite beaucoup de la notion de prévisibilité. Est-ce que vous partagez le point de vue de cette association qui regroupe le point de vue des femmes?
[Traduction]
Mme Sheehy : Est-ce que j’appuie la position de l’Association nationale Femmes et Droit? Est-ce ce que vous me demandez?
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Oui.
[Traduction]
Mme Sheehy : Oui. Je voudrais seulement dire que, comme Mme Grant l’a souligné, il y a un problème dans la façon dont le projet de loi est présenté, relativement à la question de savoir si la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que la perte de contrôle ou le préjudice causé était prévisible, parce que le libellé du projet de loi indique que le juge « prend en compte ». Il ne dit pas que le juge « doit conclure » ou « doit déterminer » hors de tout doute raisonnable qu’il satisfait à ces normes de prévisibilité.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Mon autre question s’adresse à Mme Grant. Madame Grant, vous avez témoigné devant la Chambre des communes au sujet du paragraphe 33.1(2) et vous avez déclaré à la Chambre que cette nouvelle disposition sera presque impossible à prouver par la Couronne. Vous avez fait trois recommandations dans votre mémoire.
Est-ce que vous parlez dans vos recommandations d’une substitution du paragraphe 33.1(2) par un autre article?
[Traduction]
Mme Grant : Non, excusez-moi de la confusion. Ma première proposition est de supprimer le paragraphe 33.1(2). Je pense que nous avons constaté que l’application concrète du paragraphe 33.1(2) porte à confusion. Il est indiqué que le tribunal « prend en compte ». Il n’est pas précisé ce que le tribunal devrait faire à partir de là ni quelle norme il doit appliquer. Donc, je pense que la meilleure solution serait de supprimer le paragraphe 33.1(2).
L’autre proposition est de modifier le libellé, comme solution de rechange. Je pense que la meilleure option serait de supprimer le paragraphe 33.1(2), et que la deuxième option serait de modifier la norme de la prévisibilité afin de viser la perte de contrôle de soi.
Je n’ai pas mentionné la troisième option parce que j’ai manqué de temps quand j’ai témoigné devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, alors je n’ai mentionné que les deux premières options dans mon témoignage ici aujourd’hui.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Merci à nos invités de leurs suggestions.
Pour faire suite à la question posée par le sénateur Boisvenu, je crois comprendre que la troisième option était — et vous me corrigerez si j’ai tort — d’avoir un renversement du fardeau de la preuve, c’est-à-dire que l’accusé aurait dû prouver que son comportement ne constituait pas un risque. Cette troisième option est peut-être constitutionnellement délicate, parce que la Charte fait mention de la présomption d’innocence.
Cela dit, vous dites que la meilleure solution serait de supprimer le paragraphe 33.1(2), purement et simplement. Est-ce que vous avez déjà vu des accusations qui ont été portées?
[Traduction]
Je vais vous laisser répondre, puis j’aurai d’autres questions.
Mme Grant : D’abord, en ce qui concerne le fardeau de la preuve, relativement à la troisième option mentionnée, il s’agit d’apporter des éclaircissements parce que je pense qu’il n’y a aucune clarté présentement par rapport au fardeau de la preuve. Je ne pense pas que ce serait à l’accusé de démontrer qu’il n’a pas perdu tout contrôle de lui-même, mais il devrait plutôt démontrer si oui ou non il était prévisible qu’il cause un préjudice à autrui. Ce n’est pas la même norme. Il ne s’agit pas de prouver ce que devait faire l’accusé lui-même.
Je pense que c’est préférable de supprimer le paragraphe 33.1(2). Le fait qu’il y a tellement de témoins qui l’interprètent de façons différentes devrait vous indiquer que les juges auront peut-être de la difficulté à l’interpréter, et cela va se refléter dans une jurisprudence incohérente. Voilà pourquoi je pense que la meilleure solution serait de le supprimer, carrément.
Le sénateur Dalphond : Peut-être est-il encore trop tôt, mais savons-nous s’il y a des accusations qui ont été portées en vertu de ces nouvelles dispositions?
Mme Grant : La seule affaire dont je suis au courant est un cas où un plaidoyer de culpabilité pour homicide involontaire a été retiré, suivant l’arrêt Brown. Mais comme les affaires n’ont pas encore été portées devant les tribunaux et que les décisions n’ont pas été publiées pour l’instant, et il n’y en a pas beaucoup puisque la loi n’est même pas en vigueur depuis un an.
Le sénateur Dalphond : À l’autre endroit, le comité a recommandé que nous examinions la loi après trois ans. Croyez-vous que c’est suffisamment de temps, ou devrions-nous attendre plus longtemps avant d’amorcer l’examen? Les ministres et les fonctionnaires nous ont dit qu’il y a très peu de cas où l’article 33.1 s’applique ou a été invoqué, et cela veut dire qu’il faudra attendre un certain temps, comme vous l’avez dit, le temps que les affaires soient portées devant les cours, soient portées en appel et se rendent même peut-être devant la Cour suprême. Croyez-vous qu’il est prématuré de recommander un examen dans trois ans? Devrions-nous attendre cinq ans?
Mme Grant : Ce raisonnement me pose problème parce que cela revient essentiellement à dire aux victimes qu’elles n’auront aucun recours dans le système de justice pénale, le temps que nous vérifiions si nous avons bien fait les choses ou pas. J’aimerais mieux qu’on essaie de bien faire les choses.
J’ai remarqué que, dans le premier processus législatif après l’arrêt Daviault, il a fallu beaucoup de temps pour mener à bien une consultation exhaustive, pour essayer de bien faire les choses. Je dois dire que je serais troublée si je devais dire aux victimes d’attendre quelques années, afin que les futures victimes puissent pouvoir compter sur le système de justice pénale.
Le sénateur Dalphond : Avons-nous des données pour appuyer cela? Car je pense que l’une de vos craintes est que, en raison de son libellé actuel, il est possible que certaines personnes ne porteront plus plainte, que la police n’inculpera plus les agresseurs et que la Couronne ne s’occupera pas du dossier. C’est une chose qui ne se reflétera pas dans les chiffres que nous obtiendrons dans trois ans, car je pense qu’on examinera les cas tels qu’ils sont, mais on ne verra peut-être que la partie émergée de l’iceberg.
Mme Grant : Oui, et ces dossiers seront invisibles. On ne verra pas ces dossiers, car la Couronne ou l’agent de police ont décidé de ne pas porter d’accusation. On ne pourra pas en évaluer toutes les conséquences, même après trois ou cinq ans. C’est pourquoi je pense qu’il faut absolument fournir aujourd’hui à la Couronne quelques outils pour traiter ces dossiers sérieux qui, comme mes collègues l’ont montré, portent préjudice de manière disproportionnée aux femmes.
Mme Froc : Il sera également difficile de recueillir ces données, parce qu’il ne s’agit pas simplement des procureurs de la Couronne et de leurs décisions de porter des accusations; en premier lieu, ce sont les agents de police qui décident de l’inculpation et de l’arrestation, puis ce sont les procureurs de la Couronne qui engagent les poursuites. Je ne sais pas comment vous allez obtenir les statistiques nationales de toutes les forces policières et de tous les procureurs de la Couronne dans tout le Canada pour cela. Ce sera très difficile.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Batters : Merci. Wow, quel groupe de témoins! C’est difficile de savoir par où commencer avec trois éminents universitaires qui ont fait tant de choses pour les femmes sur ce type de sujet.
Madame Froc, on a beaucoup parlé de l’expérience de consultation de notre organisation, en particulier, un processus que vous avez qualifié de simulacre. Vos commentaires ont attiré énormément d’attention, car le processus que vous avez décrit confirme ce que beaucoup d’entre nous craignaient qu’il se produise trop souvent dans ce type de consultations publiques. J’ai posé la question à ce sujet à votre collègue en décembre, mais compte tenu de la réponse plutôt méprisante du ministre Lametti, quand je lui ai fait part de votre préoccupation, j’ai pensé que vous devriez avoir l’occasion de figurer au compte rendu à ce sujet.
Pourriez-vous expliquer en détail au comité le processus de consultation de votre organisation? Quand avez-vous été contactés? Quel type d’échange a eu lieu entre vous et le cabinet du ministre ou les fonctionnaires du ministère? Quand j’ai demandé au ministre à quel stade du processus d’élaboration en était rendu le ministère lorsqu’il vous a contactés — comme je le soupçonnais, il était déjà bien avancé à ce moment-là —, il a répondu « [...] nous ne partions pas de zéro [...] ». Pourriez-vous commenter cela? Merci.
Mme Froc : Je dirais qu’ils étaient très loin de zéro au moment où nous avons été consultés. Je crois qu’ils nous ont consultés le mardi avant le dépôt du projet de loi plus tard cette semaine-là, et nous connaissons tous le type de permutations par lesquelles passe le processus législatif, y compris le Cabinet, et il faut obtenir l’opinion du ministre de la Justice sur sa constitutionnalité, etc.
Une des choses auxquelles je pensais — et cela a figuré au compte rendu lorsque nous avons comparu devant le comité de la Chambre des communes — mais le message que je voulais faire passer, c’était que le fait de nous consulter de manière inutile, simplement pour cocher une case et pouvoir produire une liste d’organisations que vous consultez, ça a un coût. L’Association nationale Femmes et Droit est un organisme à but non lucratif. Nous dépendons fortement des dons et des demandes de subventions, donc, le fait de travailler sur le genre de mémoire que nous présentons au ministère de la Justice prend du temps qui pourrait être mieux utilisé à demander des subventions ou à faire l’autre très bon travail que nous faisons au nom des femmes. Ce n’est pas gratuit. En tant que féministes, nous sommes habituées, bien souvent, à ce que les gens ne soient pas d’accord avec nous, et cela, nous pouvons le supporter, mais dire que l’on mène des consultations, alors que ce n’est pas vraiment une consultation, et nous obliger à consacrer temps et efforts est très problématique.
La sénatrice Batters : Madame Froc, selon vous, quel effet aurait eu une véritable consultation sur ce projet de loi, qui a fini par être présenté et très rapidement adopté?
Mme Froc : Je peux seulement répéter que, quand nous avons pu fournir notre analyse juridique avec de nombreux autres groupes de femmes et la collectivité, plus d’une douzaine d’entre elles ont dit qu’elles étaient également préoccupées après avoir eu la possibilité d’examiner notre analyse. Nous sommes l’Association nationale Femmes et Droit, et de nombreux organismes communautaires et travailleurs de première ligne n’ont pas les ressources nécessaires pour obtenir des avis juridiques. C’est nous qui fournissons souvent ces types d’avis.
Si nous avions mené une consultation solide, il est vraiment important de faire appel non seulement à des avocats, mais aussi à d’autres organisations et de leur permettre d’échanger. Il ne faut pas se contenter de faire des consultations ponctuelles où on les consulte individuellement, mais faire en sorte qu’ils échangent et mettent à profit leur expérience, et intégrer également l’analyse juridique, et je pense que nous aurions pu donner de très bons conseils au gouvernement dans la même veine que ce que Mme Grant a proposé.
La sénatrice Batters : Merci.
La sénatrice Jaffer : Tout d’abord, j’aimerais vous remercier toutes les trois du service exceptionnel que vous avez fourni, pendant de nombreuses années, surtout pour les femmes. Je ne sais pas comment vous le faites toujours. C’est un travail très difficile, donc merci du travail que vous faites.
Tout d’abord, je dois dire que j’ai examiné le rapport de la Chambre des communes, et je suis tellement en colère que je ferais mieux de faire attention à ce que je dis. Le rapport mentionne la vulnérabilité, mais ne fournit ensuite aucune recommandation. Je m’excuse si je dépasse les bornes, mais c’est comme si vous n’aviez même pas fait d’exposé. Il n’y a aucune recommandation sur ce qui a été dit. Je commencerai par vous, madame Grant.
Mme Grant : J’étais déçue par les recommandations. Je dirais que, selon la quatrième recommandation, il faut envisager de changer la norme dans trois ans, ce qui est à peu près aussi vague que la norme elle-même l’est actuellement. On a l’impression que lorsque l’on essaie de présenter ces arguments, on est écarté parce qu’on est considéré comme hystérique ou faisant la promotion de la désinformation. Le travail que Mme Froc et Mme Sheehy ont fait sur ce sujet concernait de véritables personnes et de véritables cas signalés, de véritables victimes, des gens dont la vie avait été dévastée par la violence due à une intoxication extrême. Nous essayons de nous faire entendre et nous sommes heureuses d’avoir l’occasion de parler ici aujourd’hui.
La sénatrice Jaffer : Madame Grant, je vous ai entendue parler de nombreuses fois de l’examen. Je suis ici depuis longtemps, et je peux vous dire que je n’ai jamais vu d’examen d’une loi. Le fait que le comité de la Chambre des communes dise que le projet de loi doit être examiné... ce n’est qu’un morceau de papier. Honnêtement, je peux me tromper, mais selon moi, les chances qu’il fasse l’objet d’un examen sont quasi nulles. Vraiment, je ne sais même pas pourquoi ils formulent cette recommandation, car le Parlement est censé procéder à l’examen de centaines de mesures législatives qui ne l’ont pas été.
Vous êtes toutes les trois très bien informées. Avez-vous eu connaissance de lois qui ont fait l’objet d’un examen?
Mme Grant : J’ai vu le projet de loi C-7 en fait l’objet, mais ce n’était pas un examen approfondi. Nous savons que l’examen approprié de la législation qui était censé avoir lieu n’a pas eu lieu pendant la pandémie. C’est ma seule expérience à ce chapitre.
La sénatrice Jaffer : Le projet de loi C-7 était un genre d’examen très mineur, ce n’est pas le genre d’examen approprié que l’on demande. Seriez-vous d’accord avec cela?
Mme Grant : Oui.
La sénatrice Jaffer : Quand le projet de loi C-28 nous a été présenté, j’étais très choquée, car normalement, quand une décision est prise, le procureur ou le gouvernement propose d’attendre que le Parlement ait le temps de mener une consultation ou le temps de travailler, d’étudier le projet de loi, d’étudier la situation, puis de présenter un projet de loi approprié qui a fait l’objet de consultations, après avoir entendu des témoins. C’était tout; le ministre s’est présenté à l’une des réunions du comité et c’était tout. Nous avons tous donné notre approbation, y compris moi-même, donc je ne blâmerai personne d’autre.
Madame Sheehy, selon vous, qu’est-ce qui aurait dû arriver?
Mme Sheehy : Nous aurions dû adopter la même approche que la fois précédente, où le gouvernement prend son temps et effectue une recherche approfondie de la jurisprudence. Je n’ai même pas vu de mémoire du Parlement lui-même. Normalement, on mène une sorte d’étude du paysage juridique dans lequel nous sommes, et cela n’a pas été fait. S’ils l’avaient fait, ils auraient pu clairement voir dans les trois affaires dont a été saisie la Cour suprême que les types de normes relatives à la preuve qu’ils recherchent dans ce projet de loi ne sont respectés dans aucune des affaires; donc, il est nécessaire d’avoir un processus qui comprend la propre recherche du Parlement, la consultation de ses propres experts, mais également une véritable consultation plus approfondie, pour des groupes de femmes et de personnes qui seront affectées sur le terrain.
Il y a beaucoup de va-et-vient dans ce contexte, et je pense qu’il existe de nombreuses options qui n’ont jamais été vraiment débattues concernant la façon de procéder avec le projet de loi et la réponse.
Le président : Merci, madame Sheehy.
Le sénateur Klyne : Bienvenue à nos témoins, et merci des informations que vous nous avez fournies.
J’ai une question pour Mme Grant. Dans votre article, Last Among Equals: Women’s Equality, R v Brown and the Extreme Intoxication Defence, vous dites que le Parlement n’aurait pas dû choisir l’une des deux modifications de l’article 33.1 proposées par la Cour suprême et aurait plutôt dû se concentrer uniquement sur la prévisibilité de la perte de contrôle, et non sur la violence. Vous avez affirmé que l’article 33.1 aurait dû inclure des modifications qui placent le fardeau de la preuve sur l’accusé pour qu’il montre que sa consommation excessive de substances intoxicantes n’a pas enfreint de manière significative la norme de diligence qu’une personne raisonnable aurait exercée.
Vous avez mentionné deux options concernant le paragraphe 33.1(2). Je ne pense pas qu’elles aient un lien avec cela. S’agit-il des modifications que vous voudriez voir aujourd’hui? Pourriez-vous les expliquer?
Mme Grant : Je n’étais pas la coauteure de cet article. Je crois que vous parlez de l’article de Mme Sheehy et de Mme Froc.
Je pense que la modification que nous trois présentons aujourd’hui — supprimer le paragraphe 33.1(2) — est la meilleure modification, et je m’en tiens à cela. Je pense qu’une grande partie de leur article a été écrite avant la publication du nouvel article 33.1; elles n’ont donc pas bénéficié des audiences du comité devant le Sénat.
Mme Froc : Certainement, avec le temps... les recommandations de Mme Grant devant vous aujourd’hui sont essentiellement les mêmes que celles que nous avons formulées dans notre article. Mais encore une fois, avec le temps, je me suis ralliée à la proposition de Mme Grant, selon laquelle la meilleure façon de régler le problème était de supprimer complètement le paragraphe 33.1(2) et de permettre aux juges de faire leur travail, d’interpréter le sens de l’expression départ marqué, et de ne pas simplement essayer de les forcer à examiner des choses déjà prévues par la loi. Laissez-les faire leur travail et interpréter cet article.
Le sénateur Klyne : Je vous en remercie et je vous remercie de m’avoir guidé sur cette question, madame Grant.
La sénatrice Pate : Je remercie tous les témoins, et merci du travail continu que vous faites. J’ai participé avec certaines d’entre vous à une partie des consultations qui ont été menées il y a quelques dizaines d’années sur cette même question, et nous savons que c’était beaucoup plus exhaustif que ce qui s’est passé ici.
Il est important de souligner votre présence et de vous remercier d’être venues, quand nous savons que certaines personnes ont refusé de venir parce que la loi est déjà adoptée ou parce qu’elles croient que c’est un exercice futile. Je tiens à vous en remercier, car même si cela prend un temps précieux dans vos emplois du temps déjà surchargés, vous avez pris le temps de participer.
Ma question n’a pas pour but de minimiser les problèmes généraux que vous avez déjà soulevés, mais ce qui m’a frappée, c’est que, au moment où le gouvernement s’engageait dans la réconciliation et la mise en œuvre des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation et des appels à la justice pour les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, il n’y a pratiquement aucune évaluation de la façon dont cela affectera les femmes racisées et les femmes pauvres en particulier, dont très souvent les plaintes ne sont pas prises en considération. Je suis curieuse de savoir si vous avez des données sur cela pour ce qui est du travail que vous faites et du nombre de fois où les accusations ont été abandonnées. Je vous ai entendu dire à quel point il est difficile de recueillir ces données, mais, selon vous, quelles sont les conséquences particulières pour les femmes racisées, les femmes pauvres, celles qui ont peut-être déjà vécu des traumatismes et, en particulier, les femmes autochtones participant aux appels à l’action et aux appels à la justice dont le gouvernement est censé assurer le suivi. Ce serait formidable si chacune de vous pouvait en parler.
Mme Froc : Madame Sheehy, je vous laisse répondre.
Mme Sheehy : Malheureusement, sénatrice Pate, nous n’avons pas de données. Nous sommes d’accord pour dire que les femmes les plus vulnérables aux agressions sexuelles et à la violence conjugale sont les femmes racisées, les femmes autochtones et les femmes marginalisées. Nous savons également que ce sont celles qui ont le moins de crédibilité au moment de convaincre la police et les procureurs de porter des accusations.
Je pense que nous pouvons prédire que la défense d’intoxication extrême aura différents effets sur les sous-groupes spécifiques de femmes. Je pense qu’il est assez juste de le prédire.
Mme Grant : Quand on examine la jurisprudence, il est difficile de savoir quoi que ce soit sur les plaignantes. Il existe des ordonnances de non-publication, et naturellement, les juges ne donnent pas beaucoup d’information sur les victimes. Comme Mme Sheehy l’a dit, les femmes autochtones en particulier sont tellement surreprésentées parmi les victimes de violence qu’il est difficile de ne pas penser qu’elles seront touchées de manière disproportionnée ici.
La sénatrice Pate : L’une des choses qui me frappent, c’est qu’il faut également examiner la direction que nous pouvons prendre. Je comprends vos recommandations sur l’abrogation ou la suppression du paragraphe 33.1(2). Mais il est également clair que nous avons un certain nombre de situations où les problèmes soulevés concernent le pouvoir judiciaire discrétionnaire et l’éducation. Je suis curieuse de connaître votre réponse à cet égard, parce nous savons que les mêmes problèmes concernant les interprétations misogynes, racistes et capacitistes de la loi contre les femmes qui sont victimes de violence sont toujours là.
L’une de vous veut-elle commenter et dire si nous devons recommander quoi que ce soit dans ce rapport au Parlement, même si c’est après coup?
Mme Froc : J’ai tendance à être un peu sceptique quant à la possibilité de faire disparaître la misogynie par l’éducation. Cela dit, je pense que la sensibilisation volontaire est une excellente chose, mais cela revient à avoir un système judiciaire qui reflète la diversité de notre population, c’est-à-dire la diversité raciale et la diversité des genres.
Mais il reflète également la diversité relative à la situation socioéconomique et les gens issus de différents milieux. Ce sont des choses dont on ne parle pas beaucoup, mais il est également très important d’avoir des gens de la classe ouvrière et des collectivités pauvres. C’est la seule façon de s’attaquer à la misogynie qui gangrène le système de justice pénale.
Le sénateur Arnot : Merci au groupe de témoins. Vous avez bien présenté votre argument sur la suppression du paragraphe 33.1(2). Je vous comprends très bien.
Je vais adopter une approche différente. D’abord, le gouvernement du Canada a pris une décision stratégique qui est aujourd’hui inscrite dans une loi — c’est gravé dans la loi —, mais il s’est engagé à peut-être travailler sur des programmes et l’éducation. Il y a un véritable pouvoir dans l’éducation, et il doit être utilisé de manière efficace. Votre organisation... les trois personnes ici dans ce groupe de témoins sont très crédibles et sont des voix puissantes dans notre pays. Quels conseils donneriez-vous au comité?
Vous avez ici une occasion précieuse de contribuer à l’élaboration du type de programmes et d’éducation qui, selon vous, seraient complets, solides et dotés d’un niveau de financement que vous pourriez recommander et que vous estimez être efficace. Par conséquent, il y a ici une occasion d’aider peut-être à réduire ou à éliminer les stéréotypes profondément ancrés dont vous parlez. Notre comité peut jouer un rôle à ce chapitre, si vous lui fournissez les renseignements et les conseils utiles que vous donneriez si vous vouliez vraiment voir un programme d’éducation efficace et solide, soit dans les écoles, de la maternelle à la 12e année, soit dans la collectivité en général, en faisant appel à des groupes communautaires pour renforcer ces enjeux de manière constructive et faire évoluer les attitudes et la compréhension.
Je vous demande de dire ce que vous en pensez; voyez si vous pouvez fournir à notre comité ce type de conseils — quelles plateformes, quels types d’éducation — et n’hésitez pas à dire quels sont les fonds nécessaires pour les concrétiser, car c’est une tâche monumentale. Mais votre organisation peut être un partenaire essentiel, peut-être, pour éduquer les gens sur ces stéréotypes clairs et profondément ancrés qui nous ont amenés à tenir cette discussion aujourd’hui.
Mme Froc : Merci, sénateur. Je sais que vous avez une vaste expérience des commissions des droits de la personne et que vous connaissez probablement bien l’excellent travail que font les commissions au chapitre de l’éducation.
Si je peux être très franche, nous avons besoin d’un financement de base pour les groupes de femmes, car quand nous cherchons à obtenir des subventions pour des financements fragmentaires et que nous cherchons des donateurs, nous n’avons pas le temps de faire autant de choses que nous le voudrions.
Dans le cadre du plan stratégique actuel de l’Association nationale Femmes et Droit, nous avons fait de la violence envers les femmes l’un de nos trois domaines fondamentaux sur lesquels nous espérons faire des progrès. Nous faisons d’excellentes choses. Nous avons mis en ligne le cours réforme du droit féministe 101, comme nous l’appelons, où nous enseignons aux jeunes femmes à promouvoir les changements dans la loi. Franchement, je pense que nous nous concentrons parfois trop... Je sais que la sénatrice Pate a parlé de la délégation des responsabilités aux femmes pour qu’elles veillent à ce qu’elles ne soient pas agressées sexuellement, mais je pense qu’il faut davantage travailler pour dire aux jeunes hommes de ne pas commettre d’agressions sexuelles. Il y a des façons de le faire de sorte qu’ils écoutent. Ce type de sensibilisation doit commencer tôt.
Mais il est certain que le financement de base des organisations de première ligne qui constatent les problèmes et font le travail en permanence doit être une priorité absolue.
Mme Grant : Je suis d’accord pour dire que les efforts de sensibilisation doivent commencer très tôt, y compris en imposant des limites à l’accès à la pornographie. Les enfants ont accès dans leur jeune âge à de la pornographie violente. Il est difficile pour l’éducation de surpasser la force que cela peut avoir sur un garçon de 8 ou 9 ans, ainsi que sur les filles, franchement, qui regardent cela et à l’égard desquelles on a des attentes.
Et pourtant, quelle que soit la qualité de l’éducation, le système de justice pénale doit être sensible aux échecs de l’éducation, et quelle que soit la qualité de l’éducation, il y aura des échecs. Cette loi n’en tient pas compte. On a l’impression que le gouvernement voulait donner l’impression de faire quelque chose, mais pas quelque chose qui aura beaucoup d’effet. Le fait que les avocats de la défense ne s’en soient pas plaints vous indique le peu d’effet que cela aura.
L’éducation est importante, mais nous avons besoin d’un système de justice pénale pour les personnes qui passent entre les mailles du filet.
Le président : Merci beaucoup. Je vais laisser de côté mes questions pour donner au prochain sénateur l’occasion d’avoir quelques minutes de plus pour poser ses questions.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse à Mme Grant. Je suis convaincu que, en présentant le projet de loi, l’intention du ministre n’était pas d’augmenter le nombre d’agresseurs pouvant se prévaloir de l’auto-intoxication pour se soustraire à la justice. Avec le projet de loi C-5, l’intention n’était pas de soustraire les agresseurs à une peine d’incarcération. Pourtant, actuellement, on voit des cas où des agresseurs sont retournés chez eux pour purger leur peine.
Ma question est la suivante : par rapport à l’ancien régime et par rapport à celui que le ministre propose ou souhaite adopter, est-ce que les femmes sont plus à risque qu’auparavant?
[Traduction]
Mme Grant : Je ne peux pas dire que cela accroît le risque auquel sont exposées les femmes, parce que le système de justice pénale n’élimine pas le risque. Cependant, ce qui arrivera, c’est que les femmes auront le sentiment que la violence dont elles sont victimes ne fait l’objet d’aucune réponse, d’aucune reconnaissance ou d’aucune prise en compte. Il faut une réponse qui dit que, quand on est violemment agressée, l’État s’en soucie et prendra des mesures pour dissuader d’autres personnes de le faire et pour créer ce genre d’effet de dissuasion et de dénonciation que le droit pénal est censé avoir.
De manière réaliste, les femmes risquent tous les jours d’être agressées sexuellement dans notre pays. Plus nous dirons qu’on réagira à ce risque lorsqu’il se présentera et qu’on vous encourage à le signaler, plus nous donnerons aux procureurs de la Couronne et à la police les outils dont ils ont besoin, et nous formerons les agents de police sur la manière d’aider les plaignantes... toutes ces choses sont très importantes.
Le président : Merci beaucoup. Voilà qui met fin à notre séance. J’aimerais finir par deux observations. D’abord, beaucoup d’entre nous ici et au Sénat avaient des réserves à propos du projet de loi; nous avons estimé qu’il était sincère, mais malavisé et qu’il manquerait son but. Je ne sais pas si nous avons eu suffisamment de détails à ce sujet comme vous l’avez fait dans cette discussion, en particulier avec l’accent que vous avez mis, madame Grant, sur le libellé spécifique de la disposition qui est elle-même très problématique. Je vous en remercie.
De façon plus générale, on a laissé entendre que certains pourraient considérer vos opinions ou celles de vos organisations comme extrêmes et en faire abstraction. Je pense que le contraire est vrai. Je pense que vos contributions ont été extrêmement précieuses et continueront de l’être. Nous apprécions vraiment le temps que vous ayez pris pour faire part de vos points de vue dans cette situation quelque peu inhabituelle, où nous effectuons un genre d’examen a posteriori.
Si je puis me permettre, j’aimerais personnellement dire que je suis ravi de l’inversion des rôles, où vous nous apprenez des choses. Je pense notamment, madame Grant, à l’inversion des rôles entre nous. Merci beaucoup à vous trois, aujourd’hui.
Mme Grant : Merci beaucoup.
Mme Sheehy : Merci.
Le président : Pour le deuxième groupe de témoins de ce soir, nous accueillons Me Kent Roach, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Toronto. Bienvenue, maître Roach. Et nous accueillons également le Dr Gilles Chamberland, psychiatre à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel. Bienvenue, docteur.
J’invite chacun de vous à prendre la parole pour cinq minutes. Je vous ferai un petit signe quand vous arriverez à la fin de votre temps de parole pour ne pas avoir à vous interrompre au milieu d’une phrase ou quelque chose du genre. Après cela, il y aura une série de questions des membres du comité. Maître Roach, s’il vous plaît, allez-y.
Me Kent Roach, professeur, Faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité.
La reformulation de l’article 33.1 est certainement préférable à la promulgation de nouvelles infractions liées à l’intoxication, qui était l’autre proposition de la Cour suprême. Dans le monde réel de la négociation de plaidoyers et la société, cela pourrait faire paraître moins graves des infractions comme les voies de fait et les agressions sexuelles.
Mais je dois dire que je ne suis pas d’accord avec mes collègues qui ont comparu devant vous, parce que, selon moi, exiger qu’il y ait faute uniquement en cas d’intoxication extrême — ou comme l’a recommandé Mme Grant, supprimer le paragraphe 33.1(2) — reviendrait essentiellement à punir les gens pour intoxication extrême ou par négligence, alors que, au bout du compte, ils seraient reconnus coupables des crimes les plus graves, les plus violents et d’intention générale, comme les voies de fait, les agressions sexuelles et les homicides involontaires.
Vous avez également entendu que la nouvelle exigence en matière de faute — si une personne raisonnable pouvait anticiper les deux, l’intoxication extrême et la possibilité de causer un préjudice à autrui — serait impossible à appliquer. Je suis plus sceptique quant à ce point de vue. Selon moi, les tribunaux sont susceptibles d’exiger de la personne raisonnable qu’elle soit prudente, surtout lorsqu’elle consomme plusieurs drogues. Je pense que les campagnes de sensibilisation peuvent également renforcer ce coût.
On a également laissé entendre que le Parlement aurait dû faire un renversement du fardeau de la preuve pour qu’il incombe aux accusés, qui n’étaient pas assujettis aux exigences en matière de faute liées à la prévisibilité objective de l’intoxication extrême ou de la possibilité de préjudice. Le problème avec cette proposition, c’est que cela reviendrait à ajouter un renversement du fardeau de la preuve à un autre renversement du fardeau de la preuve. Rien n’a changé le fait que, pour invoquer l’intoxication extrême comme défense, l’accusé doit la prouver selon la prépondérance des probabilités, avec des preuves d’experts. Le droit pénal devrait donc toujours s’efforcer de condamner les gens face à un doute raisonnable. Il devrait être particulièrement soucieux de condamner les gens face à deux doutes raisonnables.
Si le Parlement ou le comité conclut que l’article 33.1 reformulé n’est pas cohérent avec la protection du public, je vois uniquement deux voies à suivre. L’une d’entre elles consiste à adopter l’ancien article 33 ou à abolir la défense d’intoxication extrême pour les infractions d’intention générale, ce qui correspond, en fait, à l’état de la loi avant l’arrêt Daviault. À mon avis, compte tenu de la décision unanime de la Cour suprême dans l’arrêt Brown, cela nécessiterait une dérogation à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte. La deuxième voie à suivre — et je m’en remettrai à mon collègue, qui vous parlera ensuite, et qui ne sera peut-être pas d’accord avec moi — serait d’élargir la défense fondée sur les troubles mentaux au titre de l’article 16 en prévoyant que l’intoxication extrême est un trouble mental. Cela serait contraire à la décision de la Cour suprême du Canada en 2011 dans l’arrêt R. c. Bouchard-Lebrun, mais il serait possible de le faire sans déroger à la Charte parce que l’arrêt Bouchard-Lebrun, contrairement à l’arrêt Brown, n’était pas une interprétation de ce qui est permis en vertu de la Charte.
Je suis impatient d’entendre vos questions. Je vous remercie.
Le président : Merci, maître Roach.
[Français]
Dr Gilles Chamberland, psychiatre, Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel : Bonjour à tous.
Les personnes qui ont parlé avant moi sont des académiciens. Je suis plutôt un clinicien. Je vais soulever deux points qui sont importants pour moi.
Quand je dis que je suis un clinicien, c’est parce que j’ai rédigé plus de 400 rapports à la commission d’examen et que j’ai fait plus de 3 000 expertises. Selon moi, l’article 33.1 du Code criminel comporte deux problèmes importants.
Premièrement, dans la définition d’intoxication extrême, au quatrième paragraphe, on dit que l’intoxication rend une personne « incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite ». Le premier critère est sans aucune mesure avec le deuxième. Selon le premier critère, on dit qu’une personne est incapable de se maîtriser consciemment. On pourra toujours trouver un psychiatre en mesure de prouver que la personne, si elle n’avait pas été intoxiquée, aurait pu se contrôler consciemment.
Le but de prendre de l’alcool, c’est justement de poser des gestes plus facilement que si on n’en avait pas consommé. Un critère disant que la personne n’est plus en mesure de se maîtriser consciemment me semble extrêmement large. À la limite, on pourrait même penser à un effet pervers. Quelqu’un pourrait dire : « Vous voyez, chaque fois que je suis intoxiqué, je me bats. De toute évidence, quand je suis intoxiqué par l’alcool, je ne suis pas capable de me contrôler. » Cela ouvre donc une porte très grande.
Selon certains psychiatres, l’intoxication rend certaines personnes incapables de contrôler leurs pulsions. Je trouve que si l’on compare à l’autre critère où l’on a conscience de sa conduite, on se retrouve à l’autre extrême. La personne n’a tout simplement pas conscience de ce qu’elle fait. Si on est rendu là, effectivement, c’est extrême. Selon moi, les deux critères ne sont pas sur un pied d’égalité.
Deuxièmement, d’après ce que j’ai compris, quelqu’un qui serait déclaré non responsable pour cause d’intoxication extrême se retrouverait sous la responsabilité de la commission d’examen. La commission d’examen est régie par un jugement de la Cour suprême qui dit que si la personne ne présente pas un danger sérieux pour la société, elle doit être libérée inconditionnellement. Cela signifie que si on ne réussit pas à prouver qu’il y a un danger sérieux, on ferme le dossier et le patient est libéré.
Beaucoup de gens siègent à la commission d’examen. C’est un peu disparate. Il y a moins d’uniformité pour ce qui est des présidents de la commission d’examen. Certains ont une vision très libérale de ce qu’est un danger sérieux pour la société. La commission d’examen a libéré très facilement des gens de manière inconditionnelle. J’ai des patients qui récidivent pour la troisième fois après avoir été libérés inconditionnellement par la commission d’examen. Selon ce critère, ils ne représentaient plus un danger sérieux pour la société.
Le danger avec l’intoxication extrême, c’est que les gens qui plaideront ces causes... Ce n’est pas comme une maladie, où l’on peut dire qu’à partir du moment où l’état de la personne est stable ou la maladie est stabilisée, comme on le mentionne à l’article 16, le risque de récidive est à peu près nul. Ce n’est pas cela qu’on va voir.
On aura des gens qui auront consommé et qui suivront une thérapie; ils diront que leur thérapie leur a permis de contrôler leur consommation et qu’ils ne présentent plus un danger sérieux pour la société. Pire encore, il y aura des gens qui n’ont pas de trouble de consommation, mais qui diront que, durant une soirée donnée, ils ont consommé de façon inappropriée, ce qu’ils ne feront plus jamais de leur vie. Il serait alors très facile pour la commission d’examen de considérer que ces personnes ne présentent plus un risque sérieux pour la société. Le danger, c’est que cette catégorie de personnes soit libérée très rapidement, à cause du critère auquel est soumise la commission d’examen.
Si j’avais une suggestion à faire à cet égard, c’est que, à tout le moins, les gens qui se retrouveraient devant la commission d’examen à la suite d’une intoxication volontaire extrême devraient rester sous la responsabilité de la commission pendant un certain temps. Il me semble que le fait d’exiger qu’une personne libérée suive son traitement, habite dans un endroit approuvé et ne prenne pas de drogue, ce ne sont pas des conditions exigeantes. Je ne vois pas pourquoi on ne maintiendrait pas ces exigences, au moins pour le minimum de la peine encourue, si la personne est déclarée coupable d’une infraction.
Je ne vous cacherai pas qu’ici, à l’Institut Philippe-Pinel, on voit beaucoup de gens qui sont déclarés non criminellement responsables dans des causes de meurtre, et on se demande toujours pourquoi la commission d’examen n’est pas responsable de leur dossier à vie. Si les gens vont bien, ils vont simplement se comporter comme n’importe quel citoyen. Ils prendront leur médication et ne prendront pas de drogue. En supprimant ces conditions, les gens considèrent souvent qu’ils ont maintenant le droit de ne plus prendre leur médication, et le risque de récidive est important.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup, docteur Chamberland. Je passe maintenant aux questions des sénatrices et sénateurs.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, docteur Chamberland. C’est un plaisir de vous revoir au comité. Bienvenue également à M. Roach.
Ma question s’adresse à vous, docteur Chamberland. Le projet de loi ajoute un nouveau vocabulaire, soit la prévisibilité. Comment interprétez-vous l’application de cette notion par rapport aux risques de consommation d’une substance? Sur le plan légal, comment pourra-t-on jouer avec cette nouvelle notion, selon laquelle l’individu qui s’est auto-intoxiqué connaissait la prévisibilité de la substance et la quantité consommée? Vous risquez d’être saisi de tels cas. Comment allez-vous gérer cette situation sur le plan psychiatrique et sur le plan légal?
Dr Chamberland : Effectivement, cela pourrait avoir un effet contraire à ce que l’on souhaite. J’ai fait une expertise sur le cas d’un meurtre qui porte exactement sur ces circonstances. Ce procès s’ouvre d’ailleurs la semaine prochaine. On dit qu’il est assez facile pour la personne qui s’est intoxiquée de dire : « Je me suis déjà intoxiquée à plusieurs reprises par le passé et je n’ai pas réagi comme cela. Je n’ai pas ressenti ces choses. C’était tout à fait imprévisible de penser que je réagirais de cette façon en m’intoxiquant comme d’habitude. »
La notion de prévisibilité sera très difficile à démontrer. Il faudrait prouver que l’individu savait qu’il réagirait de cette façon et qu’il a continué quand même à consommer de la drogue. Automatiquement, les gens diront : « Je n’ai jamais réagi comme cela avant. La preuve, c’est que je n’ai jamais fait cela. » Il y a une espèce de présomption selon laquelle l’individu a agi de cette façon et qu’il n’aurait pas pu prévoir son comportement en prenant les mêmes consommations. On sait que c’est difficilement prévisible. Les individus peuvent prendre la même dose et réagir tout à fait différemment. La personne va simplement dire : « J’ai consommé la même chose que d’habitude, j’ai juste réagi plus fortement que d’habitude. C’était imprévisible pour moi. » Ce sera alors considéré comme une intoxication extrême.
Le sénateur Boisvenu : Plus tôt, nous avons entendu le témoignage de trois femmes qui éprouvent une grande inquiétude au sujet de ce projet de loi, notamment en ce qui concerne la victimisation qui pourrait s’ensuivre.
Vous avez une très grande expérience pour ce qui est d’évaluer ces cas de troubles mentaux et les cas d’auto-intoxication. Vous faites beaucoup d’évaluations à l’Institut Philippe-Pinel. Vous avez travaillé sous l’ancien régime et vous allez maintenant travailler sous le nouveau régime. Dans le cadre de ce nouveau régime, risquez-vous d’avoir plus de patients à évaluer ou pensez-vous que cette loi va restreindre davantage l’appel à l’auto-intoxication?
Dr Chamberland : Je pense qu’on aura beaucoup plus de patients à évaluer. Si on définit l’intoxication extrême comme une intoxication qui a rendu le patient incapable de se maîtriser consciemment, cela veut dire que l’accusé n’a pas été capable de se maîtriser. Il y a une présomption, si cette fois-là il a agi, selon laquelle il a été incapable de se maîtriser. J’ai l’impression qu’il ne sera pas difficile de trouver un psychiatre expert dont la philosophie sera que ces substances enlèvent rapidement la capacité de quelqu’un de se maîtriser consciemment. Donc, il risque d’y en avoir beaucoup.
D’un autre côté, la commission d’examen pourra rapidement dire que cette personne qui a suivi une thérapie de trois mois, par exemple, ne présente pas un risque sérieux pour la société. Donc, la personne serait libérée inconditionnellement et le dossier serait fermé.
Je pense qu’on a déjà une perception dans la société selon laquelle certains individus essaient de plaider la folie ou ont intérêt à le faire, comme on dit. Je pense qu’on verra une recrudescence de cela, surtout en ce qui a trait à la perception des citoyens selon laquelle une fois qu’un patient est déclaré non responsable, c’est comme s’il s’en sortait.
Ce n’est pas vrai. Certains patients restent plus longtemps détenus, parce qu’ils présentent un danger et qu’on prend le temps de les soigner comme il faut, plutôt que de leur donner une peine plus longue, surtout pour des délits plus mineurs. Dans ce cas-ci, j’ai des craintes qu’on se retrouve avec des délits importants et sérieux, même des meurtres, et que des gens puissent prouver assez facilement qu’ils ne présentent plus un danger sérieux parce qu’ils ont fait une thérapie ou quelque chose comme ça. Tout cela ouvre une porte qui est franchement inquiétante.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Dalphond : Je remercie encore les deux témoins. Il s’agit de questions complexes, et plusieurs éléments ont été soulevés par les témoins. Ma question s’adresse à Me Roach.
Si je comprends bien, vous n’êtes pas d’accord avec l’idée de supprimer le paragraphe 33.1(2). Je crois avoir bien compris que vous dites que cela deviendrait une disposition anticonstitutionnelle. Pourriez-vous élaborer à ce sujet?
Je vais poser ma deuxième question tout de suite. Par exemple, dans le cas de conduite dangereuse, vous pouvez être accusé parce que vous conduisez d’une manière qui pourrait tuer quelqu’un et être reconnu coupable. Il n’est pas nécessaire d’avoir l’intention de causer un préjudice, mais le fait de se comporter de manière à ce qu’une personne raisonnable pense qu’il existe une possibilité de danger, qu’un préjudice peut en résulter et que le simple fait de ne pas s’en soucier constitue une intention coupable suffisante.
Devrions-nous lire le paragraphe 33.1(2) ainsi? Ou bien cela est-il trop précis parce qu’il semble dire que cela doit amener la personne à causer un préjudice à autrui et que le fait de ne pas tenir compte de la possibilité de préjudice ne sera pas suffisant et qu’il faudra élaborer davantage? La définition est-elle trop limitée, de sorte que cela devient très difficile à prouver, ou bien nous rapprochons-nous de ce que j’ai dit au sujet de la conduite dangereuse?
Me Roach : Je vous remercie, sénateur.
Quant à votre première question, si vous lisez la décision unanime dans l’arrêt Brown, bien qu’il existe quelques glissements, il est assez évident que la Cour suprême du Canada affirme qu’il devrait y avoir une prévisibilité objective à la fois de l’intoxication et d’un certain degré de préjudice à autrui. Selon moi, c’est vraiment là que le paragraphe 33.1(2) intervient. Le problème est que la suppression du paragraphe 33.1(2) contredit l’interprétation que fait de l’article 7 de la Charte la Cour suprême. Par conséquent, j’estime que vous vous retrouvez rapidement en territoire de dérogation.
Pour ce qui est de savoir si la situation s’assimile plutôt à la conduite dangereuse, cela pourrait s’appliquer à la conduite dangereuse, mais je pense que le préjudice causé à autrui est également lié au paragraphe 33.1(3), qui prévoit que l’article ne s’applique que s’il y a un élément de voies de fait ou « [...] atteinte [...] à l’intégrité physique d’une personne ». Alors il est vraiment question de voies de fait, d’agression sexuelle et d’homicide involontaire.
Avec tout le respect, nous ne parlons pas de meurtre. Le meurtre est une autre paire de manches. C’est pourquoi je pense que si vous jugez que cela n’est pas suffisant pour assurer la protection du public — et je crois qu’il est trop tôt pour porter ce jugement, mais si cela est votre jugement réfléchi, je pense qu’il n’y a que deux manières de procéder : l’article 33 ou bien élargir la défense fondée sur les troubles mentaux.
Je réalise que mon collègue, qui a également pris la parole au sein du groupe de témoins, a quelques réserves à cet égard, mais je suis d’accord avec lui lorsqu’il dit que le fait d’être déclaré non criminellement responsable ne veut pas dire que vous êtes sorti d’affaire. Vous pouvez être détenu, potentiellement pendant une très longue période, si vous représentez un danger persistant.
Je reviens à l’arrêt Bouchard-Lebrun, dans lequel la Cour suprême a déclaré qu’il y a la voie de l’intoxication et la voie des troubles mentaux, et que les deux ne doivent jamais se croiser. Il me semble que, en tant qu’avocats, une bonne partie de notre réflexion au sujet des troubles mentaux est fondée sur les idées que se faisaient la Reine Victoria et la société du XIXe siècle des troubles mentaux.
L’une des recommandations que vous pourriez faire est que la nouvelle commission du droit se penche sur la manière dont nous traitons un éventail de troubles mentaux, notamment les témoignages qui ont été entendus à la Chambre des communes au sujet de la métamphétamine en cristaux et ainsi de suite.
À ce chapitre, je ne suis pas doctrinaire quant à la question de savoir s’il existe une menace pour la sécurité ou la protection du public ou non. Il s’agit de procéder à un examen empirique. Je crois toutefois que si nous parlons d’intoxication extrême — c’est-à-dire pas une intoxication qui est déjà une défense pour meurtre, mais une forme d’intoxication qui n’est pas cohérente avec une conduite volontaire, sans parler de l’intention coupable — vous pourriez vous retrouver face à une situation que vous voudriez examiner au titre de l’article 16.
La sénatrice Batters : Je vous remercie beaucoup tous les deux.
Maître Roach, vous avez parlé encore aujourd’hui en faveur du seuil prévu dans le projet de loi C-28, qui exige que la Couronne prouve la prévisibilité du préjudice plutôt que la simple prévisibilité de la perte de contrôle. De nombreux témoins, notamment le groupe de témoins qui a comparu plus tôt, composé de trois éminents professeurs qui ont consacré beaucoup de temps à ce sujet — des experts juridiques, des femmes dans le domaine juridique, des organismes de défense des droits, et cetera — ont exprimé de grandes préoccupations au sujet de ce seuil élevé, certains déclarant même qu’il s’agit d’une « norme impossible » à appliquer pour la Couronne. Mme Isabel Grant a déclaré :
Lorsqu’une perte de contrôle de vos actes est prévisible, vous devez assumer le risque que ces actes causent un préjudice grave à autrui. Ce fardeau ne devrait pas être imposé aux victimes, qui sont, de manière disproportionnée, des femmes et des filles.
L’abaissement de ce seuil a également été demandé à maintes reprises par le Comité de la justice de la Chambre des communes. Maître Roach, pourquoi prétendez-vous que ces experts juridiques ont tort?
Me Roach : D’après ce que j’ai compris, la première recommandation de Mme Grant ne tenait pas à la perte de contrôle, mais elle visait simplement la suppression du paragraphe 33.1(2), ce qui ne vous laisserait que l’exigence selon laquelle la personne s’est écartée de la norme de diligence attendue d’une personne raisonnable en ce qui concerne la consommation de substances intoxicantes. En fait, cela veut dire que si vous commettez une infraction d’intoxication par négligence, c’est suffisant pour commettre un homicide involontaire, une agression sexuelle ou des voies de fait. À mes yeux, il existe une véritable disjonction dans ce cas.
L’autre possibilité est la perte de contrôle. Je ne suis pas certain que la perte de contrôle et ce qui est prévu au paragraphe 33.1(2) — « amener la personne à causer un préjudice à autrui » — soient si différents. Je serais moins catégorique quant à la deuxième recommandation de Mme Grant, mais il s’agit essentiellement — selon ce que j’ai compris en l’écoutant plus tôt — de sa position de repli. Elle voulait simplement que vous preniez un stylo rouge et supprimiez le paragraphe 33.1(2). À mon avis, si vous faites cela, vous vous retrouverez exactement dans la même situation dans quelques années, car la Cour suprême vous dira, encore une fois, que ce que vous avez fait est anticonstitutionnel.
La sénatrice Batters : Maître Roach, quelle est votre réaction aux propos de Mme Elizabeth Sheehy, qui a comparu dans le groupe de témoins plus tôt :
Je crois que la difficulté de cette législation est qu’elle laisse entendre que la Couronne doit prouver la prévisibilité de la perte de contrôle et doit prouver la prévisibilité du risque de préjudice. Plus particulièrement, je pense que la deuxième norme sera impossible à appliquer par la Couronne. Elle devra la prouver hors de tout doute raisonnable, et il s’agit d’une norme de preuve très élevée. La Couronne aura besoin d’au moins deux experts pour contrer les deux experts de l’accusé.
Me Roach : Selon moi, ce n’est pas une question de preuve d’expert. Il s’agit simplement pour le juge ou le jury, à titre de juge des faits, d’établir si la norme de la personne raisonnable a été violée. Comme je l’ai dit au début, la solution de rechange que propose Mme Sheehy dans son article avec Mme Froc est de prévoir un renversement du fardeau de la preuve.
Comme je l’ai dit, nous avons déjà un renversement du fardeau de la preuve pour la défense. Vous permettriez une condamnation face à deux doutes raisonnables. L’une de mes préoccupations est que cela serait inacceptable à la Cour suprême. Je ne crois pas non plus que cela devrait être acceptable dans une société qui prône la présomption d’innocence.
Le sénateur Klyne : Ma question s’adresse à Me Roach, mais le Dr Chamberland est invité à intervenir. Bienvenue à vous deux.
Le projet de loi C-28 intègre l’exigence de négligence criminelle à l’article 33.1 du Code criminel afin de tenir compte de la prévisibilité objective du risque que la consommation de substances intoxicantes puisse causer une intoxication extrême et amener une personne à causer un préjudice à autrui.
Maître Roach, vous avez mentionné un bon nombre de fois dans vos déclarations qu’il fallait prévoir une intoxication extrême ou un certain degré de préjudice à autrui; cette prévision ne devrait-elle pas provenir d’une expérience vécue, plutôt que de représentations édifiées par d’autres personnes? Voilà ma première question.
Ma deuxième question est la suivante : en quoi le fait d’incorporer ou non une exigence de négligence criminelle à l’article 33.1 du Code criminel rend-il cet article constitutionnel?
Me Roach : La négligence criminelle ne porte pas sur des expériences subjectives ou vécues par la partie accusée.
L’idée selon laquelle cette personne n’aurait jamais fait cela si elle n’avait pas consommé de drogues ne sera pas pertinente lorsqu’il est question de négligence criminelle. Cela est pertinent en ce qui concerne l’intention coupable subjective; c’est pertinent dans le cadre d’un procès pour meurtre, mais pas dans le cadre d’un procès pour homicide involontaire.
La Cour suprême a déjà — implicitement, je pense, dans l’arrêt Brown — laissé entendre que, même si au final la partie accusée sera reconnue coupable de voies de fait ou d’agression sexuelle, il est possible d’y substituer la négligence criminelle, qui constitue en fait une infraction moins importante. Cependant, selon l’arrêt Brown, il doit s’agir de négligence criminelle, aussi bien en ce qui concerne l’intoxication extrême que le préjudice causé à autrui.
Nous substituons tous déjà une forme d’infraction moins grave, à savoir que la personne raisonnable n’aurait pas fait ça. Une personne raisonnable aurait pris conscience du risque, contrairement à la question habituelle qui se pose dans un procès pour meurtre : cette personne en particulier, dans toute son expérience vécue et toutes ses idiosyncrasies, savait-elle que la victime allait mourir? Une fois de plus, voici pourquoi.
Comme je l’ai déclaré, je crois que je suis d’accord avec les témoins précédents pour dire que je ne voulais pas d’une quatrième infraction. Je souscris à l’analyse féministe selon laquelle une quatrième infraction — une infraction fondée sur l’intoxication — banaliserait la violence envers les femmes. J’espère ne pas être aveugle à ces préoccupations.
Le tribunal fait déjà des exceptions, que ce soit dans le cas de la présomption d’innocence concernant la preuve de l’intoxication extrême — où le fardeau incombe déjà à l’accusé — et il permet en outre d’y substituer la négligence criminelle — ce que le tribunal fait habituellement de manière très stricte — ou l’intention d’agression sexuelle ou l’intention de voies de fait, qui est une intention subjective.
Le sénateur Klyne : Afin de m’aider à bien comprendre, je vous demanderais de répondre à un commentaire ici selon lequel la seule personne que la nouvelle disposition viserait serait celle qui a déjà consommé les mêmes substances, qui a perdu le contrôle et qui est devenue violente.
Me Roach : Ce commentaire est fondé sur une mauvaise compréhension de ce qu’est la négligence criminelle. Vous ne devriez pas y voir faire une prédiction qui se réalise par elle-même.
Tous les juges de droit pénal sont bien conscients qu’il existe une énorme distinction entre la négligence, qui porte sur ce qu’une personne raisonnable ferait ou saurait dans les circonstances, et la faute subjective, qui porte sur ce que cette personne particulière savait.
Comme je l’ai mentionné, je n’ai connaissance d’aucune affaire jugée selon cette nouvelle disposition. Il est encore trop tôt pour déclarer que ce que le Parlement a l’intention de faire est déjà fichu ou presque inutile dès le départ.
La sénatrice Jaffer : Je vais commencer avec le Dr Chamberland.
Docteur, à votre avis, comment s’applique le nouvel article 33.1 du Code criminel si une personne consomme une substance inconnue et qu’elle ne savait pas que celle-ci l’amènerait à une intoxication extrême?
[Français]
Dr Chamberland : Effectivement, ce sera beaucoup plus facile de plaider l’intoxication extrême si la substance est inconnue. La personne qui l’invoquera dira que beaucoup de gens qui ont consommé telle substance par le passé n’ont rien fait de très grave. À partir du moment où j’ai fait quelque chose de sérieux ou que j’ai commis un crime, je ne pouvais pas m’attendre à commettre ce crime. Il y aura une présomption, parce que plus le crime sera grave, plus ce sera facile pour les gens de dire que c’était imprévisible qu’on puisse commettre un tel crime.
Cela facilitera le fait de dire que l’on était intoxiqué de façon extrême. Il faut savoir aussi qu’en pratique, les gens qu’on évalue diront : « Je ne m’en souviens pas. » S’il s’agit d’un cas d’intoxication extrême, c’est ce qu’ils vont dire. C’est ce qu’il est le plus facile de dire. La majorité des gens diront : « Je ne m’en souviens plus, j’ai commis un crime que personne n’aurait pu penser que j’aurais pu commettre en consommant ce que j’ai consommé et je ne me souviens de rien. » On ouvre une porte très grande au fait de dire que c’était impossible de prévoir ce qui allait arriver, surtout si cette personne n’avait jamais consommé cette substance auparavant. Les cas sont assez rares... Remarquez, c’est exactement le cas sur lequel j’ai fait un rapport, mais dans ce cas la personne avait déjà consommé cette substance, elle avait déjà fait des psychoses et elle en a repris. C’est alors beaucoup plus facile de dire : « Vous en aviez pris, vous aviez fait une psychose, vous étiez en mesure de vous attendre à en refaire une autre. » Cependant, si la personne n’a jamais pris cette drogue et que beaucoup de gens l’ont prise sans faire de psychose, il sera très facile de dire que c’était impossible de prévoir ce qui allait se produire et qu’il s’agit d’un cas d’intoxication extrême.
[Traduction]
La sénatrice Jaffer : Maître Roach, que répondriez-vous à quelqu’un qui dit « Je ne savais pas ce que j’ai consommé, je n’étais pas conscient que cela entraînerait une intoxication extrême »?
Me Roach : Je vous remercie de la question. Je ne crois pas, compte tenu de la norme de négligence criminelle, que cela soit déterminant. Il s’agit de la question de l’éducation du public dont le sénateur Arnot a parlé.
La question est de savoir si une personne raisonnable dans cette situation aurait reconnu le risque. C’est quelque chose que nous pouvons changer.
Réfléchissez à la manière dont nous avons tous — ou dont de nombreux Canadiens ont — parlé de l’alcool depuis la nouvelle qui a été diffusée il y a quelques semaines concernant la limite de consommation sécuritaire. Je pense qu’après ces trois cas, qui étaient des cas de violence horribles, nous devons éduquer le public quant au fait que les champignons magiques ne sont pas si magiques que ça. Ils peuvent être très dangereux, et on ne devrait pas les consommer.
Alors, je considérerais vraiment cela comme une question d’éducation publique et d’établissement de normes, et selon moi les tribunaux en sont conscients. Le fait que cette personne en particulier ne le savait pas n’est pas déterminant. La question est ce que la personne raisonnable aurait su, et cela dépend en partie de l’ampleur de l’éducation publique à ce sujet.
La sénatrice Jaffer : Je vous remercie.
La sénatrice Pate : Merci à vous deux de votre présence. Je pense que vous avez tous les deux entendu le témoignage du groupe de témoins précédent et le fait que la majorité des cas où cette question a été soulevée sont des cas de violence misogyne, dirigée en particulier contre des femmes racisées. D’après ce que je comprends — et si vous avez des preuves du contraire, j’aimerais bien les entendre — plusieurs des affaires où ces questions ont été soulevées, particulièrement celles qui se sont retrouvées devant la Cour suprême du Canada et qui ont mené à cette loi, ont fait intervenir un bon nombre d’experts et de ressources. Je suis curieux de savoir combien d’accusés ont accès à ce genre de ressources, d’après votre expérience à tous les deux — tant sur le plan juridique que sur le plan médical.
[Français]
Dr Chamberland : Je ne sais pas exactement ce qu’on entend par le terme « ressources », mais chose certaine, à mon avis, ce sera un moyen de défense. Si quelqu’un est intoxiqué et a commis un crime, il lui viendra spontanément à l’idée, comme moyen de défense, de dire qu’il était si intoxiqué qu’il était incapable de se maîtriser consciemment. Si une personne a des antécédents en semblable matière, ou si des accusations ont déjà été déposées, il sera facile de démontrer que lorsqu’elle prend de l’alcool, par exemple, elle a de la difficulté à se contrôler ou elle ne se contrôle pas.
Je trouve extrêmement difficile d’appliquer le critère selon lequel la personne est incapable de se maîtriser consciemment, car c’est trop facile à dire. Les gens prennent des substances justement pour faire des choses qu’ils ne feraient pas autrement; ils ne se laisseraient pas aller. Il sera très facile de dire : « Je ne m’attendais pas à réagir de cette façon, je n’étais plus capable de me contrôler, donc je me retrouve dans un cas d’intoxication extrême. » Je répète que ces personnes se retrouveront devant la commission d’examen, puis elles suivront une thérapie et diront simplement qu’elles ne posent plus un danger sérieux et n’ont plus de comptes à rendre à la société. Je m’attends à une augmentation sans précédent de ce genre de défense.
[Traduction]
Le président : Docteur Chamberland, pouvez-vous intervenir ici? Je crois que ce que la sénatrice Pate demande, c’est à quel point il est facile pour les gens d’obtenir l’expertise potentiellement coûteuse de psychiatres, par exemple, ou d’autres professionnels qui puissent les aider. Je ne vous demande pas de dévoiler votre compte en banque ou quoi que ce soit, mais pouvez-vous nous donner une idée du coût et du fardeau que cela suppose, et nous dire s’il y a peut-être un bon nombre de personnes qui pourraient entrer dans cette catégorie, mais qui n’ont pas les ressources?
[Français]
Dr Chamberland : Ici, au Québec, l’aide juridique a toujours accepté d’assumer les coûts pour les expertises psychiatriques. Je fais autant d’expertises pour la défense que pour la Couronne. Chaque fois qu’un avocat m’a appelé et qu’il avait besoin d’une expertise pour la défense, même si les gens n’avaient pas les moyens de payer, l’aide juridique pouvait le faire.
Par ailleurs, je m’attends à ce que ce soit le genre d’expertise que le tribunal puisse demander à un hôpital. À l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel, on fait 1 000 expertises par année à la demande des tribunaux. Si un juge peut demander ce genre d’expertise, ce ne sera pas une expertise que je qualifierais de partisane, mais plutôt pour éclairer le tribunal. Dans de tels cas, il n’y aura pas de coûts à défrayer.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup.
Brièvement, si possible, maître Roach?
Me Roach : Comme le Dr Chamberland l’a dit, cela va vraiment dépendre du régime d’aide juridique de chaque province, alors cela va varier d’un océan à l’autre.
La sénatrice Pate : Je suis préoccupée, car, quand je suis allée dans les prisons et que j’ai travaillé auprès d’hommes, la plupart d’entre eux étaient des hommes pauvres, noirs et bruns, qui étaient incarcérés pour des délits d’agression sexuelle, et j’ai pu constater que les stéréotypes qui s’appliquent aux victimes étaient également appliqués aux accusés : ils étaient connus pour avoir consommé de l’alcool auparavant ou toute autre substance, et ils auraient dû raisonnablement savoir ce qui arriverait. Êtes-vous préoccupé par le fait que ces stéréotypes soient appliqués et qu’ils privilégient vraiment les personnes plus privilégiées qui disposent des ressources nécessaires?
Me Roach : Oui. Je pourrais très bien imaginer qu’un homme blanc privilégié puisse retenir en privé les services de nombreux experts. Je ne suis pas certain que c’était le cas dans l’affaire de la Cour suprême du Canada. Il me semble qu’il y avait au moins un accusé qui était racisé. Je suis d’accord avec vous, sénatrice Pate, pour dire que les deux parties à cette équation sont désavantagées : la personne accusée et la victime. Selon moi, il ne faut pas perdre cela de vue.
La sénatrice Pate : Je vous remercie.
Le président : J’ai une question principalement pour Me Roach, si je peux me permettre. Je ne suis pas convaincu dans un sens que la mise en œuvre de cette disposition sera simple. En fait, la rareté de cette situation contribue presque à l’acquittement des personnes puisque des dizaines de milliers de personnes, peut-être, ont consommé ces champignons magiques et qu’un très petit nombre d’entre elles ont commis des infractions violentes relevant des catégories que vous avez mentionnées.
En conséquence, je pense que, dans de nombreux cas, une personne qui consommera ces substances pourra raisonnablement supposer qu’elle n’adoptera pas le très mauvais comportement qui causera un grave préjudice à de nombreuses victimes. Je suis donc inquiet, et j’apprécierais votre point de vue sur la question de savoir si cela nous ramènera finalement au concept d’intoxication extrême par négligence criminelle — tout simplement — ce qui me semble être la principale réflexion de la Cour suprême à cet égard.
Je me questionne, et je tente ici d’extrapoler un peu à partir de l’observation du sénateur Dalphond. Nous avons des dispositions, par exemple, sur la négligence criminelle causant la mort. Il existe une conséquence prévue, mais l’essentiel tient à la négligence criminelle. Est-ce que oui ou non nous devrions envisager une disposition qui vise à lier la négligence criminelle non pas tant au préjudice causé, qu’au résultat. De cette façon, nous pourrions imposer une sanction plus importante que celle qui s’applique à la simple intoxication extrême par négligence criminelle, et ne pas avoir à nous inquiéter des problèmes liés à l’intention et au dilemme du caractère raisonnable du préjudice susceptible d’être causé. Pourriez-vous nous parler de cela?
Me Roach : Tout comme Mme Grant, j’ai pris part aux consultations qui ont mené à la législation qui a été invalidée. Nous avons tous deux été là assez longtemps. À ce moment-là, je dirais que la plupart des professeurs de droit pénal — et la plupart d’entre nous à l’époque étions des hommes — disions : « D’accord, la solution consiste à créer une nouvelle infraction fondée sur l’intoxication », parce que c’est ce que le juge Dickson pensait qu’il fallait faire.
Toutefois, j’ai en fait appris de mes collègues féministes, qui ont affirmé — et j’en suis venu à être d’accord avec elles — qu’une fois que vous introduisez une autre infraction, même si elle est passible de la même peine, celle-ci sera considérée moins importante, donc ce sera des voies de fait ou une agression par négligence en état d’intoxication ou une agression sexuelle par négligence en état d’intoxication ou simplement une agression sexuelle par négligence.
Je suis d’accord avec mes collègues féministes pour dire que nous avons déjà trois niveaux d’agression sexuelle; la grande majorité est plaidée au niveau le plus bas, alors l’introduction d’un quatrième niveau, peu importe la définition de la peine maximale, entraînera ce genre de dévaluation.
Bien évidemment je ne parlerai pas pour les personnes qui ont comparu avant moi, mais j’ai écrit immédiatement après l’arrêt Brown que ce n’était pas ce que le législateur devrait faire, et c’est pourquoi j’ai cessé de soutenir cette législation comme étant la solution de rechange.
Quant à votre argument concernant le fait de ne pas vouloir attendre longtemps, je n’aurais aucun problème à renvoyer cette ébauche de projet de loi à la Cour suprême, ou peut-être même à la renvoyer maintenant. Comme l’a affirmé Mme Sheehy, il me semble, il y a eu 30 cas la première année et 86 au total; cela peut sembler beaucoup, mais nous savons tous qu’il existe beaucoup d’affaires. La décision quant à la constitutionnalité de cette disposition a pris beaucoup trop de temps. J’ai continué à attendre et à demander, dans le cadre de chaque édition de mon texte de droit pénal, « Quand saurons-nous enfin si la disposition est constitutionnelle ou non? »
Une autre chose que vous pourriez envisager de recommander, c’est que le gouvernement défère la question de la constitutionnalité et laisse à la Cour suprême une deuxième chance de formuler ce qui, selon elle, est exigé par la Charte.
Le président : Cette observation est utile, mais ma préoccupation concerne moins la constitutionnalité et davantage l’applicabilité. Ce dernier aspect — le lien avec le préjudice — sera difficile à prouver selon cette disposition, de sorte que nous n’aurons pas tant à gérer une disposition anticonstitutionnelle qu’à constater, au fil du temps, que celle-ci ne fonctionne pas.
Me Roach : Qu’il soit question de conduite dangereuse ou de négligence criminelle, le préjudice objectif est bien présent dans le droit pénal canadien. Nos procureurs et nos juges le connaissent très bien. Je crois qu’il serait prématuré de dire qu’il sera impossible à prouver.
Au cours de ma carrière, j’ai observé un virage où la négligence criminelle est devenue une forme légitime de responsabilité pénale, et je pense que nous ne pouvons pas supposer que cela n’est pas possible dans cette situation.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Docteur Chamberland, on sait que cette loi est déjà adoptée, qu’elle s’applique actuellement et qu’on n’est pas en mesure de modifier son contenu. Ce qui me préoccupe beaucoup après avoir entendu le témoignage des trois femmes, c’est que nous devrons attendre trois ans avant d’évaluer l’applicabilité et l’impact de cette loi.
Selon vous, devrait-on avoir un processus de révision beaucoup plus rapide que trois ans? Si l’on tient compte de vos commentaires et s’il y a une explosion de cas, on sait que ce sont les femmes qui seront les principales victimes. Ne devrait-on pas réviser ce projet de loi après un an et demi ou deux ans, plutôt que d’attendre trois ans?
Dr Chamberland : Si c’était possible, oui. Il y a des gens qui sont coincés quand vient le temps d’établir une défense. Il y a beaucoup de crimes qui sont commis sous intoxication. Cela ouvre une porte qui n’était pas ouverte auparavant, soit l’intoxication extrême, et je suis convaincu que beaucoup de gens vont l’utiliser.
Selon la façon dont la loi est rédigée, tout me porte à croire que ce sera assez facile pour les gens de dire : « Je ne m’attendais pas à réagir de cette façon. » Même si l’on sait que des substances peuvent être néfastes et provoquer des psychoses — on n’a qu’à penser au cannabis, qui est maintenant légal au Québec —, malgré la quantité de personnes qui en prennent, le nombre de gens qui commettent des crimes reste infime. Cela restera toujours très facile de dire que personne ne pouvait prévoir que tel crime serait commis, compte tenu du nombre de personnes qui consomment cette drogue sans causer des problèmes.
Je répète : plus le crime sera grave, plus il y aura une espèce de présomption selon laquelle il n’était pas prévisible de croire que quelque chose d’aussi grave allait se produire. Je pense que ce moyen de défense sera beaucoup utilisé et qu’on ouvre une porte avec beaucoup de facilité. Je répète aussi : il sera facile également de trouver un expert qui dira que la personne était incapable de se maîtriser consciemment après avoir consommé telle substance, car il y en a plusieurs dont la vision de consommation de substances est exactement cela. Je pense qu’on ouvre une grande porte et qu’il vaudrait la peine de réviser rapidement la loi pour vérifier si elle n’a pas été ouverte trop grande.
Le sénateur Boisvenu : Merci, docteur.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Je dois toujours revenir là-dessus, maître Roach. Sans éducation du public, il y aura des occasions où des personnes seront extrêmement intoxiquées pour la première fois et porteront préjudice à autrui pour la première fois sous l’effet d’une intoxication extrême. Comment ce projet de loi traite-t-il une première infraction sous la forme d’un écart marqué de la part de cette personne?
Me Roach : La question n’est pas de savoir s’il y a un écart marqué pour cette personne, mais plutôt de savoir s’il existe un écart marqué pour toutes les personnes.
La Cour suprême a déclaré que tout revient toujours à la personne raisonnable.
Le problème tient alors à l’éducation du public et à l’établissement de normes concernant la consommation d’alcool, mais plus particulièrement la combinaison de l’alcool avec des médicaments sur ordonnance ou autres drogues.
Dans l’arrêt Brown, bien qu’elle n’ait pas créé de règle stricte, la Cour suprême a laissé entendre que l’alcool à lui seul entraînera rarement une intoxication extrême, ce que, je le répète, l’accusé doit prouver selon la prépondérance des probabilités; il ne suffit pas que l’accusé soulève un doute raisonnable.
Le sénateur Klyne : Je vous remercie.
Le président : Voilà qui conclut notre série de questions. Permettez-moi de remercier Me Roach et le Dr Chamberland de leur présence parmi nous. Je vous remercie plus particulièrement de vous être adaptés au temps dont vous disposiez, étant donné que nous avons été retardés au début des travaux du comité.
Je tiens à remercier les sénatrices et sénateurs du comité d’être restés plus longtemps que la durée habituelle de nos travaux. Je vous rappelle que nous poursuivrons l’étude du projet de loi C-28 demain et que nous aurons ensuite l’occasion de réfléchir au genre de rapport que nous aimerions faire élaborer au nom du comité.
Merci à tous et bonne soirée.
(La séance est levée.)