Aller au contenu
LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 4 octobre 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence afin d’étudier le projet de loi C-48, Loi modifiant le Code criminel (réforme sur la mise en liberté sous caution).

Le sénateur Brent Cotter (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonsoir, mesdames et messieurs les sénateurs.

Je suis Brent Cotter, sénateur de la Saskatchewan et président du comité. J’invite mes collègues à se présenter, en commençant par le vice-président.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec

[Traduction]

Le sénateur Tannas : Scott Tannas, sénateur de l’Alberta.

Le sénateur D. Patterson : Dennis Patterson, sénateur du Nunavut.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Pierre Dalphond, division sénatoriale De Lorimier, au Québec.

[Traduction]

Le sénateur Klyne : Bonjour et bienvenue à nos invités. Je suis Marty Klyne, sénateur de la Saskatchewan, un territoire visé par le Traité no 4.

[Français]

La sénatrice Clement : Bonjour, bienvenue. Bernadette Clement, de l’Ontario.

La sénatrice Dupuis : Bienvenue aux témoins. Renée Dupuis, division sénatoriale des Laurentides, au Québec.

[Traduction]

La sénatrice Pate : Kim Pate. Bienvenue à chacun de vous. Je vis ici sur le territoire non cédé et non abandonné de la Nation algonquine Anishinaabe.

La sénatrice Jaffer : Soyez les bienvenus. Je suis Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique.

Le président : Honorables sénateurs, nous nous réunissons pour poursuivre notre étude du projet de loi C-48, Loi modifiant le Code criminel (réforme sur la mise en liberté sous caution).

Nous sommes heureux d’accueillir les membres de notre premier groupe de témoins, notamment Me Melanie J. Webb, conseillère et secrétaire, Droit pénal, Association du Barreau canadien; Me Shakir Rahim, directeur, Programme de justice pénale, Association canadienne des libertés civiles; et par vidéoconférence, Me Deepa Mattoo, directrice générale, Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

Nous avons reçu des mémoires de chacune de ces trois organisations, et nous avons distribué les deux mémoires présentés par l’Association du Barreau canadien et la Barbra Schlifer Commemorative Clinic. Le mémoire de l’Association canadienne des libertés civiles a été reçu, mais il est rédigé en anglais. Alors, il sera traduit et remis aux membres du comité au plus tard le mardi 10 octobre, bien avant nos autres délibérations.

Je vous remercie à l’avance de vos déclarations préliminaires. Ensuite, nous passerons aux questions des membres. Chacun d’entre vous dispose de cinq minutes.

Me Melanie J. Webb, conseillère et secrétaire, Droit pénal, Association du Barreau canadien : Bonjour. Je vous remercie de l’occasion qui m’est donnée de comparaître devant vous pour discuter du projet de loi.

L’Association du Barreau canadien, ou ABC, représente plus de 37 000 avocats, étudiants, universitaires et juristes établis partout au Canada. La Section du droit pénal est composée d’un nombre équilibré d’avocats de la Couronne et d’avocats de la défense de tout le pays, et un grand nombre de nos membres représentent et conseillent également les plaignants et les familles des victimes d’actes criminels. Je suis secrétaire de la Section du droit pénal de l’ABC, et j’exerce depuis plus de 15 ans la profession d’avocate criminaliste plaidante et d’avocate d’appel.

Dans son mémoire écrit, l’ABC a souligné trois préoccupations distinctes concernant le projet de loi. Premièrement, l’élargissement de l’inversion du fardeau de la preuve pour les infractions liées à la violence entre partenaires intimes, ou VPI, en vue d’inclure les personnes qui ont également été « absoutes » d’une infraction liée à la VPI, va à l’encontre de la Loi sur le casier judiciaire pour les délinquants dont les dossiers doivent être purgés après les périodes de conservation prescrites par la loi. Nous pensons également que cet élargissement n’aura pas d’effet pratique réel, puisqu’il s’applique aux enquêtes sur le cautionnement pour des accusés dont les dossiers sont encore assujettis à la période de conservation.

Deuxièmement, l’ajout d’une inversion du fardeau de la preuve pour les personnes qui, au cours des cinq dernières années, ont déjà été reconnues coupables d’une autre infraction avec violence passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans ou plus peut englober un large éventail de comportements qui vont bien au-delà des récidivistes dangereux visés par la mesure législative.

Enfin, l’inclusion des infractions de possession prévues à l’article 95 pourrait avoir pour effet d’englober des personnes qui n’ont pas de lien réel avec l’arme à feu en question et de leur imposer injustement le fardeau de démontrer pourquoi elles devraient être remises en liberté.

Dans l’ensemble, nous craignons que certains des amendements proposés n’entraînent des litiges prolongés dans les tribunaux des cautionnements, une augmentation de la durée des délais de mise en liberté sous caution et une pression accrue sur un système de justice pénale déjà surchargé. En outre, davantage d’affaires pourraient être suspendues parce qu’elles n’auront pas été traitées rapidement.

Nous prévoyons également que ces amendements auront un effet direct sur les centres de détention préventive des provinces, à savoir l’augmentation de la population des prisons, qui sont déjà surpeuplées dans de nombreuses régions. Nous l’affirmons parce qu’il y aura plus de personnes gardées en détention pendant des périodes plus longues, en attendant leur enquête sur le cautionnement.

Nous soulignons également que même de brèves périodes de détention préventive peuvent avoir des conséquences négatives considérables pour une personne, qui dépassent le stress normal lié à l’inculpation. En d’autres termes, même quelques jours ou une semaine de détention peuvent amener une personne à perdre son emploi, à perdre son logement, à éprouver des difficultés à subvenir aux besoins de sa famille, si elle en a une, et peuvent conduire à la rupture de relations importantes. Cela peut créer une spirale descendante et conduire cette personne à commettre d’autres actes motivés par son désespoir, son stress ou son trouble émotionnel.

Pour les personnes détenues, les centres provinciaux de détention préventive ne sont pas des lieux de réadaptation. Les détenus ne bénéficient pas d’un accès constructif et suffisant à des programmes pendant l’attente de leur procès. En fait, comme l’a fait remarquer au moins un autre intervenant, la prison peut rendre une personne beaucoup plus dangereuse à sa sortie qu’à son entrée. Les populations marginalisées sont souvent les plus susceptibles d’avoir des antécédents criminels, qui peuvent eux-mêmes découler de facteurs systémiques de discrimination et de traumatismes intergénérationnels, dans le cas des Autochtones. Les personnes souffrant de troubles mentaux, de toxicomanie et de pauvreté sont souvent prises dans un cycle d’arrestation, d’incarcération, de mise en liberté et de réarrestation, sans que leurs problèmes sous-jacents ne soient traités.

Dans l’ensemble, l’ABC partage l’avis selon lequel ces amendements auront également une incidence disproportionnée sur ces populations marginalisées. Nous recommandons que ce projet de loi soit étudié de manière plus approfondie, et nous demandons instamment qu’il ne soit pas adopté à toute vapeur.

En d’autres termes, le fait de légiférer pour qu’il y ait un plus grand nombre d’inversions du fardeau de la preuve dans le Code criminel ne s’attaque pas à la racine du problème qui est à l’origine de la mesure législative. La mesure n’entraînera pas de réduction des crimes violents. Le ministère public a déjà suffisamment d’outils dans son arsenal pour justifier la détention des personnes pour lesquelles elle est justifiée.

Pour qu’une approche en matière de prévention de la criminalité soit efficace, il faut investir suffisamment dans les services sociaux, les programmes d’appui à la mise en liberté sous caution, les refuges sûrs et des logements abordables. Il faut se concentrer davantage sur la guérison des maux sociaux qui nous affligent, plutôt que d’ajouter au Code criminel des dispositions qui ne résoudront pas le problème.

Je vous remercie encore une fois de m’avoir invitée, et je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

Le président : Je vous remercie, maître Webb.

Shakir Rahim, directeur, Programme de justice criminelle, Association canadienne des libertés civiles : Bonjour à tous. En guise de présentation, je vous précise que je suis avocat et directeur du Programme de justice pénale de l’Association canadienne des libertés civiles — l’ACLC. Je parlerai aujourd’hui de la réalité du système de cautionnement au Canada et des deux amendements que l’ACLC vous recommande d’apporter au projet de loi C-48.

En 1976, le Parlement a présenté la première inversion du fardeau de la preuve en matière de cautionnement. Gary T. Trotter, auteur de l’ouvrage de référence intitulé The Law of Bail in Canada et aujourd’hui juge à la Cour d’appel de l’Ontario, a écrit ce qui suit à propos du débat au Parlement :

[Traduction] Tant à la Chambre des communes qu’au cours des travaux du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, des voix se sont élevées pour demander que les changements proposés soient justifiés par des données empiriques. Le ministère de la Justice ayant laissé passer plus tôt l’occasion de faire évaluer le fonctionnement de la Loi sur la réforme du cautionnement,... le gouvernement a été contraint de s’en remettre à des anecdotes et à des hypothèses.

Quarante-six ans plus tard, le gouvernement n’a toujours pas apporté la preuve que les inversions du fardeau de la preuve améliorent la sécurité publique. Mais que savons-nous?

Nous savons que les refus de mise en liberté sous caution atteignent des niveaux record. En 1981, 21 % des personnes détenues dans des prisons provinciales et territoriales étaient en détention préventive; en 2001, 41 %; et l’année dernière, 71 %.

Nous savons que les juges ont décrit les conditions dans les prisons provinciales et territoriales — et ce sont les mots qu’ils ont employés — comme « terribles », « épouvantables », « surpeuplées », « brutales » et « bien connues ». N’importe quel être humain voudrait sortir d’un tel endroit dès que possible, surtout s’il fait face à un long délai avant le procès. Les détenus innocents sont grandement poussés à plaider coupables, et cela menace la présomption d’innocence.

Comme la Cour suprême du Canada l’a écrit à l’unanimité dans le premier paragraphe de sa décision de 2017 dans l’affaire R. c. Antic :

Le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable... consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des accusés...

Pour ces raisons, l’ACLC ne soutient pas l’ajout de dispositions relatives à l’inversion du fardeau de la preuve. Cependant, nous recommandons deux amendements pour combler les lacunes les plus importantes du projet de loi C-48.

Premièrement, l’ACLC recommande qu’un juge soit tenu de faire une déclaration dans le dossier des délibérations concernant la façon dont il a pris en compte l’article 493.2 du Code criminel. Cet article du code exige qu’un juge prenne en compte les circonstances particulières des Autochtones et d’autres groupes surreprésentés dans le système de justice pénale qui sont désavantagés lorsqu’ils cherchent à obtenir un cautionnement. Cependant, l’article 493.2 n’est pas souvent pris en compte par les juges, bien qu’il s’agisse d’une obligation. Cet amendement garantirait que les juges donnent suite, de manière constructive et préventive, à ce qui figure déjà dans la loi. L’amendement est également conforme au préambule du projet de loi C-48, qui stipule que certains groupes sont désavantagés dans le cadre de l’obtention d’une mise en liberté sous caution et surreprésentés dans le système de justice pénale.

L’ACLC soutient également tout amendement qui indiquerait que, dans le cadre de ces dispositions, les personnes noires sont surreprésentées et désavantagées lorsqu’elles cherchent à obtenir une mise en liberté sous caution.

Deuxièmement, nous recommandons un amendement qui supprimerait l’inversion du fardeau de la preuve dans les cas de violence entre partenaires intimes. Vous avez entendu de nombreux groupes faire valoir cet argument, et l’ACLC approuve leurs témoignages.

S’il y a un projet de loi qui mérite d’être mûrement réfléchi, c’est bien celui qui pousse les innocents à plaider coupables, qui exacerbe la surreprésentation des Autochtones, des Noirs et d’autres groupes vulnérables dans le système de justice pénale, et ce alors même que nous ne savons pas si ces dispositions apporteront l’un ou l’autre des avantages qu’elles prétendent apporter.

Voilà qui conclut ma déclaration préliminaire. Je vous remercie de votre attention.

Le président : Je vous remercie, maître Rahim.

Deepa Mattoo, directrice générale, Barbra Schlifer Commemorative Clinic : Merci, monsieur le président. Merci, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis Deepa Mattoo, avocate et directrice générale de la Barbra Schlifer Commemorative Clinic. Je suis très honorée de vous parler aujourd’hui du projet de loi C-48.

Il s’agit d’une clinique spécialisée dans la lutte contre la violence faite aux survivants, qui propose des services juridiques et une représentation tenant compte des traumatismes, des conseils, une interprétation multilingue et une transformation du système afin d’aider les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui ont subi des actes de violence.

La clinique a déjà soumis à votre comité un mémoire conjoint sur le projet de loi C-48, en collaboration avec l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, ou ACSEF, Luke’s Place et le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, également connu sous le nom de FAEJ.

Les observations que je formulerai aujourd’hui sont vraiment le reflet de notre travail fondé sur les bases de l’intersectionnalité et d’une approche centrée sur le client qui tient compte des traumatismes. Au cours de ma déclaration préliminaire, j’aborderai quatre points : l’incidence des changements proposés sur les survivants de la violence fondée sur le sexe, leur incidence sur les communautés marginalisées, les conditions actuelles du système, puis je conclurai en recommandant une réforme législative fondée sur des données probantes.

Je commencerai par parler des survivants. Les changements apportés ne mettront pas fin à la violence fondée sur le sexe et ne rendront pas les survivants de la violence entre partenaires intimes, ou VPI, plus en sécurité. Au contraire, ils risquent de conduire à une criminalisation accrue des communautés marginalisées, y compris des survivants. L’élargissement de la disposition relative à l’inversion du fardeau de la preuve en vue d’englober des personnes accusées qui ont déjà reçu une absolution inconditionnelle ou conditionnelle pour des actes de violence entre partenaires intimes aggrave la criminalisation des auteurs et des victimes de VPI. Elle ne reconnaît pas non plus le chevauchement important qui existe entre les personnes qui sont à la fois auteurs et victimes. À cet égard, l’élargissement de l’inversion du fardeau de la preuve risque de faire incriminer et incarcérer davantage de femmes qui sont elles-mêmes victimes de violence familiale et qui sont, de manière disproportionnée, autochtones, noires et racisées.

Selon notre expérience, les forces de police adoptent de plus en plus fréquemment des pratiques d’inculpation obligatoire lorsqu’elles répondent à des plaintes de violence familiale. Les pratiques policières en matière d’inculpation ont eu, au fil du temps, l’effet suivant : « un nombre disproportionné de femmes qui dénonçaient des actes de violence à leur encontre se sont retrouvées confrontées à des accusations criminelles ». La clinique offre des services et des programmes réservés à cette population, et nous admettons à ce programme cinq ou six nouveaux clients par semaine.

D’après notre expérience de la manière dont la police traite les plaintes de violence familiale, nous recommandons vivement la prudence en ce qui concerne l’élargissement du champ d’application de l’inversion du fardeau de la preuve à ce type d’infractions.

En ce qui concerne son incidence sur les communautés marginalisées, l’élargissement proposé de la disposition relative à l’inversion du fardeau de la preuve causerait le plus grand préjudice aux membres des communautés marginalisées, notamment les femmes noires et autochtones, qui sont plus susceptibles d’avoir subi des violences de la part d’un partenaire intime et de faire l’objet d’une incrimination.

Selon notre expérience, il est important de comprendre que le système de justice pénale ne peut tout simplement pas prédire avec précision, et encore moins éliminer, les risques. Les tentatives de le faire ne fonctionneront pas et entraîneront une discrimination à l’encontre des groupes marginalisés, en particulier les Autochtones et les personnes de diverses identités de genre, y compris les personnes ayant un statut d’immigrant précaire, qui sont déjà surreprésentées dans le système de justice pénale.

Le système a un préjugé contre les personnes racisées et les personnes ayant un statut d’immigrant précaire. Nous craignons que le temps qu’elles passent en détention les empêche de remplir les conditions requises pour maintenir leur statut, comme l’occupation d’un emploi ou la poursuite d’une éducation ou d’une formation. Si elles finissent par être absoutes ou si les accusations retenues contre elles sont abandonnées, leur capacité à conserver leur statut ou à demander de franchir l’étape suivante de leur procédure d’immigration aura été complètement perturbée, ou cette chance leur aura été retirée.

En ce qui concerne les conditions actuelles du système, nous savons très bien que le grand nombre de personnes en détention préventive — selon le rapport de 2022 de Statistique Canada, environ 44 % de toutes les personnes incarcérées dans les établissements fédéraux, provinciaux et territoriaux en 2021-2022 étaient en détention préventive — aboutit à un système déjà débordé qui soumet ceux qui sont incarcérés à des conditions nuisibles et déplorables. Les gens gardés en détention préventive subissent des conditions dignes d’un entrepôt, ainsi qu’une privation importante de leur environnement, de leur famille, de leur santé et de toute possibilité de réadaptation ou de soutien. Toutes les sortes de détention préventive sont exemptes de tous ces éléments.

À notre humble avis, toute réforme d’envergure du système canadien de libération sous caution doit s’appuyer sur une approche fondée sur des données probantes. Tout changement doit également prendre en compte l’infrastructure nécessaire connexe et être compatible avec elle. Cela comprend le financement de recherches appropriées, le financement de services de soutien communautaire et l’accès à la justice et aux services sociaux afin de rompre la relation plus large qui existe entre l’incarcération, la santé mentale, la toxicomanie, la discrimination, la pauvreté, les questions liées au statut d’immigrant et les désavantages sociaux.

Je dirais enfin qu’il est nécessaire de réaliser une évaluation complète des répercussions du projet de loi C-48 sur ses éventuelles conséquences involontaires, et qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une évaluation externe et indépendante du système canadien de libération sous caution.

Je vous remercie encore de nous avoir invités à prendre la parole en ce jour important du 4 octobre, qui marque la Journée nationale d’action pour les femmes, les filles et les personnes bispirituelles autochtones disparues et assassinées au Canada. Nous vous en remercions.

Le président : Je vous remercie tous les trois de la discipline dont vous avez fait preuve dans vos déclarations préliminaires; nous vous en sommes très reconnaissants. Nous allons maintenant donner la parole aux membres du comité, en commençant par le vice-président, le sénateur Boisvenu.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos témoins.

Ma première question s’adresse à Me Webb. Récemment, un individu du nom de Randall McKenzie, possédant des antécédents judiciaires très chargés, a tué un policier alors qu’il avait été remis en liberté. Au cours de la dernière année, plusieurs policiers ont été assassinés dans un contexte semblable.

Ne croyez-vous pas que le projet de loi C-48 vise particulièrement ce type d’homme dangereux pour protéger la société?

[Traduction]

Me Webb : Sénateur, je vous remercie de cette question. Malheureusement, il est très difficile de formuler des observations sur les détails de ces événements tragiques.

Je comprends que la mesure législative vise à essayer de résoudre un problème perçu par le public. La vague d’incidents violents que le public a pu voir dans les médias, les fusillades tragiques et les meurtres d’agents de police sont évidemment des sujets de préoccupation. Cependant, nous craignons que le projet de loi n’ait pas vraiment d’effet pratique sur la modification de ces types de comportements. Je comprends que c’était l’objectif, mais pour vraiment empêcher ce genre d’incidents de se produire, il faut se concentrer sur la source de ces comportements. Cela signifie qu’il faut chercher à aider les personnes en situation de crise, celles qui souffrent de maladies mentales et de toxicomanie. Je ne peux malheureusement pas parler de l’auteur de l’incident en question et de ses circonstances.

Je comprends que le but est d’essayer de renforcer, comme vous le ferez, certaines des infractions liées à des armes à feu. Toutefois, dans la pratique, chaque fois qu’il y a une enquête de cautionnement impliquant une arme à feu, que le fardeau de la preuve soit assumé par le procureur de la Couronne ou qu’il soit inversé, il sera toujours difficile pour cette personne d’être libérée. D’un point de vue pratique, nous ne pensons pas que le projet de loi aura un effet considérable en matière de prévention de ce type d’incidents. Je vous remercie de votre attention.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Maître Mattoo, en 2019, 118 femmes ont été assassinées au Canada. En 2022, 184 femmes. C’est 60 % de plus. Dans plusieurs cas, elles ont été assassinées par des hommes qui avaient des antécédents d’agresseur, qui étaient en attente de procès qu’on a remis en liberté.

Ce projet de loi vise à sauver des vies. Si on ne peut pas maintenir ces hommes en incarcération, car ils représentent un haut risque pour la vie de leur ex-conjointe, que recommandez-vous pour assurer la sécurité de ces femmes qui ont dénoncé leur conjoint?

[Traduction]

Me Mattoo : Sénateur, je vous remercie de votre question. Je comprends parfaitement qu’un très grand nombre de femmes sont touchées. En fait, le taux de féminicides en Ontario, d’où je viens, est si élevé que nous perdons presque une femme par jour. Je comprends tout à fait ce que vous dites, mais en même temps, le problème, c’est que, dans la plupart des cas, lorsque les hommes — ou les auteurs des crimes, devrais-je dire — sont mis en liberté sous caution avec toutes sortes de conditions qui leur sont imposées en raison d’une quelconque ordonnance préventive, ils se retrouvent dans la société sans aucun soutien ou sans aucun programme auquel participer.

C’est là le cœur du problème — le manque de soutien social pour les personnes à risque et le manque de soutien social pour les personnes qui devraient participer à des programmes de réadaptation en attendant leur procès, par exemple, ou en attendant d’être vues par les tribunaux et le système judiciaire.

Malheureusement, nous constatons à maintes reprises que lorsque les femmes vont...

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Maître Mattoo, je comprends que les services pour ces hommes n’existent presque pas, mais en attendant que les services arrivent, comment peut-on protéger ces femmes qui vont se faire assassiner?

[Traduction]

Me Mattoo : Je vous remercie d’avoir posé la question complémentaire. Il faut prévoir une programmation adéquate assortie d’une évaluation correcte des risques pour toutes les parties concernées. Au lieu de garder les gens dans notre système, où il n’y a ni programme ni soutien, il faut procéder à une évaluation correcte des risques pour toutes les parties concernées. Toutes les parties concernées doivent bénéficier d’un soutien adéquat. Voilà ce qui manque dans notre système.

Comme je l’ai indiqué dans ma déclaration préliminaire, le système de justice pénale ne procède à aucune évaluation des risques à aucun stade du processus, pour faire en sorte que les infractions ne se répètent pas. Le système est tellement axé sur le fait que nous devons créer un effet dissuasif que nous oublions que le principe de base du système de justice pénale est la réforme, et c’est ce qui manque actuellement dans le système.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur Dalphond : Tout d’abord, je tiens à remercier tous les témoins. Leurs contributions sont extrêmement précieuses. Mes questions s’adresseront aux trois témoins, en fait. Ce sont des questions courtes, mais j’aimerais revenir un peu sur ce qui a été dit lors de la réunion précédente par, je crois, Me Boris Bytensky, de la Criminal Lawyers’ Association. Il a dit qu’il y a une inversion du fardeau de la preuve, mais qu’en pratique, cela ne changera pas vraiment la réalité de ce qui se passe au palais de justice, dans la salle d’audience, dans les causes où il y a déjà plus ou moins une inversion du fardeau de la preuve. Cela serait simplement formellement codifié.

À la fin de votre réponse au sénateur Boisvenu, vous avez dit quelque chose de similaire. Vous avez fait référence au fait que cela n’atteindra pas l’objectif, et que cela ne changera pas grand-chose. Vous êtes donc d’accord avec cela, n’est-ce pas? Ce projet de loi aura-t-il une incidence sur les résultats? Vous en doutez. Dans la pratique, lors des audiences de mise en liberté sous caution, ce projet de loi changera-t-il vraiment la pratique?

Me Webb : Oui. Nous estimons que, particulièrement en ce qui concerne les infractions liées aux armes à feu, l’inversion du fardeau de la preuve n’a pas vraiment beaucoup d’effet pratique sur le résultat final — à savoir si une personne est détenue ou libérée —, mais je dirai qu’elle a tendance à influencer la position adoptée lors de l’audience sur la libération sous caution par la Couronne, pour déterminer si elle consentira à la libération ou si elle la contestera. En fin de compte, c’est la question de savoir si l’audience sera contestée. C’est pourquoi nous craignons que cela aboutisse à un plus grand nombre d’inversions du fardeau de la preuve, qu’il s’agisse d’armes à feu ou d’autres sujets, et que cela aboutisse à un plus grand nombre d’audiences contestées, ce qui aura pour effet d’engorger, faute d’une expression plus appropriée, les tribunaux chargés de la mise en liberté sous caution.

En ce qui concerne les infractions liées aux armes à feu, comme je l’ai indiqué au sénateur Boisvenu, malheureusement, je ne pense pas qu’il y ait de différence significative entre le fait que le fardeau de la preuve relève de la Couronne ou qu’il y ait inversion du fardeau de la preuve. Il existe de nombreux exemples tous les jours dans tout le pays de personnes détenues pour une infraction dont le fardeau de la preuve relève de la Couronne, non seulement pour des infractions liées aux armes à feu, mais pour toutes sortes d’infractions.

Ce n’est pas comme si l’inversion du fardeau de la preuve était une baguette magique; vous l’agitez et, en fin de compte, cela signifie que les personnes seront nécessairement détenues. Bien entendu, chaque cas est unique. Il y a aussi des cas où il y a inversion du fardeau de la preuve et où la personne peut très bien être libérée. En fin de compte, je ne suis pas certaine que cela fasse une grande différence, en particulier pour les infractions liées aux armes à feu, soit si une personne sera détenue ou libérée.

Me Rahim : On prétend qu’il sera plus difficile d’obtenir une libération sous caution. Dans les commentaires de Me Bytensky, ainsi que ceux de Me Webb à l’instant, il semble que ce soit une avenue différente pour aboutir au même résultat, soit qu’il sera plus difficile d’obtenir une libération sous caution en raison de la position de la Couronne, d’une audience contestée, du manque de ressources.

Bien que différentes personnes puissent avoir des points de vue différents sur la manière d’arriver à la même conclusion, la conclusion ultime est que l’introduction des dispositions relatives à l’inversion du fardeau de la preuve entraînera davantage de difficultés dans le système de mise en liberté sous caution.

Je voudrais également mentionner que le professeur Martin Friedland a écrit un excellent article intitulé « The Bail Reform Act Revisited », et qu’il a été l’élément moteur de cette loi dans les années 1970. Dans cet article, il conclut que, selon lui, les dispositions relatives à l’inversion du fardeau de la preuve sont l’un des facteurs qui ont le plus contribué à l’augmentation de la détention provisoire.

Le sénateur Dalphond : Maître Mattoo, allez-y s’il vous plaît?

Me Mattoo : Je pense effectivement que le système va s’engorger davantage. Je pense également qu’il est faux de dire que rien ne changera. Ce qui ne changera quasiment pas, c’est que la crise du système n’est pas due au fait que le système de mise en liberté sous caution est très laxiste. Je pense que la crise est due au fait qu’il y a des retards dans le système. Il est discriminatoire à l’égard des populations racisées, y compris les victimes qui survivent à des actes de violence, et ces changements ne feront que compliquer davantage la situation et créer des retards dans le système.

Je ne pense pas que cela changera quoi que ce soit. Je n’ai pas entendu les témoignages précédents, je m’en excuse, mais j’ai cru comprendre que cela allait certainement engorger le système.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie tous les trois de votre présence. Vos déclarations ont toutes été très intéressantes, et je vous en suis reconnaissante.

Je m’intéresse très précisément aux dispositions relatives à l’absolution dans les situations de violence contre un partenaire intime. Je suis avocate et j’ai traité de nombreuses demandes d’absolution. Je n’ai jamais vu un juge accorder une libération sous caution à une personne impliquée dans une affaire de violence. Je dois donc dire tout d’abord que je ne vois pas la raison d’être de ces dispositions.

Je voudrais commencer par vous, maître Rahim. Que pensez-vous du paragraphe 1(4) du projet de loi C-48, dans lequel le gouvernement introduit le principe de l’inversion du fardeau de la preuve dans le cas de ceux qui ont reçu une absolution pour violence contre un partenaire intime? Est-ce la première fois que l’inversion du fardeau de la preuve est appliquée à une personne qui n’a pas purgé de peine, et quelles sont les répercussions de ce changement?

Comme je l’ai dit plus tôt, il ne me viendrait même pas à l’esprit de demander une absolution dans un cas de violence ou d’utilisation d’une arme. Je pense que c’est impossible. C’est pourquoi je suis très perplexe au sujet des dispositions relatives à l’absolution.

Me Rahim : Je vous remercie de la question. Il est exact que c’est la première fois qu’une disposition d’inversion du fardeau de la preuve est présentée pour quelqu’un qui n’a qu’une absolution. Nous nous faisons l’écho, principalement, de la préoccupation concernant la criminalisation des femmes autochtones en raison de la pratique de la double inculpation. Jusqu’à présent, les témoins du gouvernement et de la police ont reconnu l’existence de cette pratique.

Nous sommes également préoccupés par la constitutionnalité de cette disposition. Vous avez entendu le ministre de la Justice parler de l’arrêt Pearson et de l’arrêt Morales et du fait qu’ils justifiaient qu’une disposition d’inversion du fardeau de la preuve puisse être constitutionnelle, mais il y a une directive dans ces décisions qui veut que l’inversion du fardeau de la preuve doit se limiter à un ensemble étroit de circonstances, qu’elle ne peut pas être trop large et, par conséquent, dépasser son objectif.

À notre avis, l’élargissement de la disposition relative à l’inversion du fardeau de la preuve concernant les absolutions à un éventail aussi large de personnes et de situations se rapproche dangereusement et, en fait, contrevient à cette directive concernant la constitutionnalité de ces dispositions.

Me Webb : Je peux dire que, d’après mon expérience, il n’est pas rare que l’avocat de la défense demande une absolution pour des actes de violence, mais je dirais qu’il est certainement difficile de l’obtenir. Il faut généralement travailler très dur pour y arriver. Les absolutions sont généralement accordées aux délinquants primaires, et cela nécessite beaucoup de travail préparatoire. Ce n’est pas une chose qui est accordée à la légère.

En ce qui concerne les répercussions de ce projet de loi, si nous incluons, par exemple, l’inversion du fardeau de la preuve pour les personnes qui ont été absoutes pour violence contre un partenaire intime, premièrement, nous craignons que cela entre en conflit avec la Loi sur le casier judiciaire, et deuxièmement, je dois souligner qu’il n’y a absolument rien, dans un tribunal ordinaire de libération sous caution à l’heure actuelle, qui empêche la Couronne d’en faire état, qu’il y ait inversion du fardeau de la preuve ou non. Mais si la personne a bénéficié d’une absolution conditionnelle au cours des trois dernières années ou d’une absolution inconditionnelle au cours de l’année écoulée, je ne peux pas imaginer que la Couronne, si elle le savait, ne le porterait pas à l’attention du juge qui préside l’audience.

Il est tout à fait logique que cela soit, à n’en pas douter, pertinent pour le fonctionnaire judiciaire. C’est le cas, que le fardeau de la preuve soit imposé à la Couronne ou qu’il s’agisse d’une inversion du fardeau de la preuve. C’est pourquoi je dis que je ne sais pas si l’inversion du fardeau de la preuve aura ici un effet pratique. Nous constatons qu’en règle générale, les absolutions ne sont pas accordées pour les infractions pénales graves. Il est certainement très difficile d’obtenir une absolution pour une agression armée, mais ce n’est pas inédit. On en trouve des cas dans la jurisprudence.

La sénatrice Jaffer : Maître Mattoo, pouvez-vous répondre brièvement, s’il vous plaît?

Me Mattoo : Je suis tout à fait d’accord. L’absolution ou les verdicts de culpabilité sans condamnation ne sont accordés que pour des infractions mineures lorsque les tribunaux estiment que l’absolution n’est pas contraire à l’intérêt public. Par conséquent, je suis d’accord pour dire que la mesure législative proposée rendrait la libération plus difficile pour les personnes ayant déjà été accusées d’actes de violence conjugale de faible gravité et ne ferait pas avancer l’objectif important de ce projet de loi qui est de limiter la libération avant procès.

De mon côté, je suis bien sûr plus préoccupée par le fait que cette utilisation élargie de l’inversion du fardeau de la preuve risque de criminaliser et de faire incarcérer des femmes qui ont elles-mêmes survécu au contrôle dans des situations de violence conjugale et qui sont, la plupart du temps, des femmes autochtones, noires et racisées.

Je vous remercie.

La sénatrice Batters : Je vous remercie tous sincèrement d’être avec nous aujourd’hui et de nous livrer vos importants témoignages. Ma question s’adresse à Me Mattoo, de la Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

Lorsque vous avez pris la parole tout à l’heure, j’ai remarqué que votre site Web contenait une citation. Vous avez parlé du fait qu’avoir de bons programmes était une option que vous jugez importante pour ce genre de cas.

Sur la page d’accueil de votre site Web, il y a une citation de vous qui dit :

Dans le contexte des vies perdues, il est facile de voir à quel point la crise de la violence basée sur le genre est comme un virus qui ronge les droits des femmes depuis des siècles, entraînant une perte de dignité et la mort.

De toute évidence, il s’agit d’une question extrêmement importante pour vous et les personnes de votre clinique, mais vous êtes contre l’idée que l’inversion du fardeau de la preuve soit l’une des mesures sévères potentielles que beaucoup d’entre nous estiment nécessaires pour mettre les femmes à l’abri de la violence conjugale au pays.

Je me demande ce qu’il en est de l’inversion du fardeau de la preuve que le projet de loi C-75 a instauré il y a quelques années pour les secondes infractions liées à la violence contre un partenaire intime. Elle a été instaurée dans ce projet de loi il y a quelques années. Pensez-vous que l’inversion du fardeau de la preuve a amélioré la sécurité des victimes de violence contre un partenaire intime ou si ce n’est pas le cas?

Me Mattoo : Tout d’abord, oui, tout à fait. Protéger la vie des femmes et la vie des survivantes est assurément l’objectif que nous travaillons chaque jour à atteindre.

Mon témoignage est sans doute un peu difficile à comprendre parce que, comme je l’ai dit, il repose sur l’intersectionnalité et le fait que le système actuel — la façon dont il est conçu ou utilisé — inculpe les personnes mêmes qu’il a été conçu pour protéger. Nous voyons beaucoup plus de femmes et de personnes de diverses identités de genre issues de communautés racisées et marginalisées être inculpées, alors qu’elles sont victimes de contrôle coercitif et de violence.

Si nous ne savons pas ce qu’ont donné les changements apportés dans le projet de loi C-75, c’est parce que nous ne disposons pas d’études ou d’évaluations des impacts. C’est pourquoi, dans ma déclaration liminaire, j’ai dit qu’on ne peut pas se contenter de procéder à une réforme législative : il faut qu’il y ait une évaluation en bonne et due forme des impacts avant, et une vérification des impacts réels après.

Je ne peux pas dire si ces changements ont eu un impact positif ou non, car aucune évaluation n’a été réalisée. Je sais que dans le cadre d’un mémoire conjoint que nous avions soumis, nous avions constaté que les études qui sont faites actuellement après l’adoption d’un projet de loi le sont avec un énorme décalage. Il n’y a pas de suivi permanent qui est effectué.

Je vous parle des problèmes qui sont liés, malheureusement, à la discrimination dans le système et aux expériences des communautés marginalisées, y compris les survivantes. Les changements apportés dans le système pour les protéger finissent en fait par les criminaliser, et c’est le problème dont je veux vous faire part. Je vous remercie.

La sénatrice Batters : Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de suivre le témoignage du ministre de la Justice devant le comité la semaine dernière, mais l’une des questions que je lui ai posées concernait ces données. Je sais qu’on ne peut pas avoir une idée précise quand il s’agit de l’inversion du fardeau de la preuve, mais à combien de délinquants potentiels ce projet de loi pourrait-il s’appliquer? Il m’a répondu qu’il ne disposait pas de suffisamment de données pour nous donner des chiffres, et les fonctionnaires l’ont confirmé.

J’ai posé la question également au sujet de l’analyse comparative entre les sexes plus, mais il n’avait pas encore les données non plus. Je ne pense donc pas que le comité dispose de cette information, qui est toujours utile. Ce sont les genres de données et de renseignements dont vous parlez qui peuvent éclairer l’étude de ce projet de loi et nous assurer que nous allons aider les femmes. Nous voulons aider les membres des communautés marginalisées, mais nous ne savons même pas si ce projet de loi sera, comme l’affirme le gouvernement, utile.

Le président : Maître Mattoo, je pense qu’il y avait une question dans l’intervention de la sénatrice Batters, et je vous invite à nous dire si vous êtes d’accord avec ce qu’elle a dit.

Me Mattoo : Je suis entièrement d’accord. Je vous remercie.

La sénatrice Clement : Je vous remercie tous les trois de vos témoignages et vous félicite de vos carrières, très franchement. L’information est très utile. Je vous remercie, maître Webb, d’avoir conclu votre déclaration liminaire en soulignant la nécessité de procéder aux investissements nécessaires dans le soutien social. C’est très important.

Je voudrais poser une question à Me Rahim sur l’amendement qui est recommandé concernant l’article 493.2. Je le trouve très convaincant. Vous mentionnez que cet article n’a pas beaucoup été utilisé ou pris en considération. Pouvez-vous tout d’abord nous en expliquer les raisons, puis nous donner plus de détails sur la forme que prendrait cet amendement?

Deuxièmement, vous avez mentionné que les personnes noires ne sont pas explicitement mentionnées, alors pouvez-vous nous donner plus de détails à ce sujet?

Me Rahim : Certainement. En ce qui concerne l’article 493.2 du code, on peut trouver une réponse instructive sur les raisons qui font en sorte qu’il n’est pas pris en compte en examinant, par exemple, la jurisprudence de l’arrêt Gladue qui s’étend sur de nombreuses années. Il s’agit, bien sûr, de la jurisprudence qui exige la prise en compte de la situation des personnes autochtones dans la détermination de la peine. À maintes reprises, il a été constaté que les tribunaux n’en tenaient pas suffisamment compte. Je pense que cela est dû à une myriade de raisons, notamment au fait que cela nécessite des changements importants dans le mode de fonctionnement du système de justice pénale.

Nous avons effectué une recherche pour savoir combien de fois cette disposition avait été citée. Elle l’a été environ 21 fois depuis l’entrée en vigueur de la loi, ce qui n’est pas énorme si l’on considère le nombre de décisions de mise en liberté sous caution qui sont rendues. Nous avons trouvé des cas où il a été constaté que les juges avaient commis une erreur parce qu’ils n’ont pas appliqué cette disposition. Il y a une excellente citation d’un cas concernant l’arrêt Gladue où on explique qu’il ne suffit pas de dire que l’on a pris un élément en considération. On doit expliquer comment on l’a fait. Cet amendement contribuerait grandement à ce que cela soit fait.

Excusez-moi, pourriez-vous répéter brièvement votre deuxième question? L’exclusion des Noirs et des...

La sénatrice Clement : Oui.

Me Rahim : Je pense qu’il s’agit d’une omission. Nos tribunaux ont clairement reconnu — plus récemment la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R. c. Morris, et la Cour suprême également dans l’arrêt R. c. Le — que les Noirs sont surreprésentés. À notre avis, et comme nous l’avons également exprimé devant le comité, cela doit être précisé dans la loi.

La sénatrice Clement : Je vous remercie, maître Rahim.

Maître Mattoo, j’ai trouvé vos échanges avec la sénatrice Batters très intéressants. Des témoins nous ont dit que les données sont manquantes, mais qu’en dépit de cela, ils étaient convaincus que ce n’était pas un problème concernant le projet de loi C-48.

Vous avez terminé votre déclaration liminaire en disant que vous souhaitiez voir l’évaluation des impacts. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet et la forme que cela prendrait? Parlez-vous de terminer celle à propos du projet de loi C-75, ou parlez-vous d’une évaluation des impacts avant même que nous examinions le projet de loi C-48?

Me Mattoo : Je suggère qu’avant même que nous n’apportions des changements, ou que le comité décide de prendre une décision à propos de ce projet de loi, qu’on procède à une évaluation des impacts en bonne et due forme sur ce que ces changements sont censés faire, sur les motivations qui les sous-tendent et sur les impacts qu’ils auront sur les communautés.

En théorie, si on demande à une personne qui travaille dans le domaine de la violence fondée sur le genre ou qui a fait l’expérience de ce type de violence : « Pensez-vous que cela va aider de garder les gens plus longtemps en prison? », elle va répondre assurément : « Bien sûr que cela va aider. » Toutefois, lorsqu’un système fonctionne mal au point que des personnes qui devraient être protégées sont accusées, qu’on procède à des mises en accusation doubles ou que des survivantes racisées sont accusées — et comme je l’ai dit dans ma déclaration liminaire, nous voyons cinq ou six nouvelles survivantes chaque semaine dans notre clinique —, il est clair qu’il faut une évaluation des impacts sur ce qui se passe dans notre système au sujet de l’inculpation obligatoire et de la façon dont elle est appliquée.

Les intentions peuvent être bonnes, mais il faut aussi que l’environnement et l’infrastructure se prêtent à ces changements. Malheureusement, compte tenu de l’état actuel du système, de nos prisons et de nos centres de détention provisoire, je ne suis pas entièrement convaincue qu’un tel changement ait fait l’objet d’une évaluation des impacts sur les communautés.

La sénatrice Clement : Je vous remercie.

La sénatrice Pate : Je vous remercie tous. Je me fais l’écho des commentaires de la sénatrice Clement. Je vous remercie pour le travail que vous accomplissez chaque jour et depuis de nombreuses années.

Je voudrais m’attarder un peu plus sur un point précis. Plusieurs personnes ont parlé du témoignage de Me Bytensky. Je voudrais parler du nombre de personnes qui se représentent elles-mêmes ou qui sont représentées par des avocats de service qui ont une charge de travail énorme, ou parfois par des avocats de l’aide juridique qui ont également une charge de travail énorme, des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale, des problèmes de violence passés, des problèmes liés à la pauvreté. Vous en avez tous beaucoup parlé, mais j’aimerais que vous nous en disiez plus sur ce que tout cela impose comme responsabilité à l’avocat, à l’avocat de la défense, qui doit composer avec ces situations, et sur les ressources dont dispose la Couronne dans ces circonstances. Est-il réaliste d’affirmer qu’une procédure équitable sera toujours respectée dans le cadre de ces dispositions?

Vous pourriez répondre dans l’ordre de vos déclarations liminaires : Me Webb, Me Rahim et ensuite Me Mattoo de la Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

Me Webb : Je vous remercie. C’est intéressant parce qu’au cours de ma première année d’exercice, j’ai été avocate de service, et cela m’a ouvert les yeux sur la quantité de travail que ces avocats accomplissent. Ce n’est pas un secret, bien sûr, qu’il y a eu des compressions budgétaires dans l’aide juridique. Cependant, du moins en Ontario, il y a eu une certaine amélioration à cet égard, mais je ne suis pas ici pour en parler.

Ce que je dirai, c’est que les avocats de l’aide juridique ou les avocats de service ont déjà une charge de travail énorme. Le tribunal des cautionnements tel qu’il est — je peux parler de Toronto, par exemple — est apparemment très en retard. J’en suis à un stade de ma pratique où je ne fais pas une audience sur la libération sous caution tous les jours, mais j’ai cru comprendre qu’il peut y en avoir jusqu’à 20 heures, comme c’est le cas à Toronto. Je peux imaginer ce que cela représente pour une personne marginalisée — qui a déjà fait plusieurs allers-retours en prison —, qui n’a pas de caution et qui se heurte à plus d’inversions du fardeau de la preuve, sans avoir le soutien nécessaire pour l’aider à sortir de la crise dans laquelle elle se trouve. La situation va devenir de plus en plus difficile. Je m’inquiète beaucoup de ce qui arrive aux personnes qui n’ont pas de ressources. Elles n’ont pas de cautions prêtes à intervenir.

Je veux revenir encore une fois — parce que je ne pense pas avoir fait le tour de la question — sur l’augmentation des délais de mise en liberté sous caution. Cela entraîne également un problème du côté des cautions. Je parlerai de « l’attrition des cautions » en ce sens que les cautions ne peuvent pas se permettre de prendre un jour de congé pour participer, même virtuellement, à des audiences de mise en liberté sous caution. Par conséquent, progressivement, certaines personnes plus marginalisées — qui vont languir en détention de plus en plus longtemps jusqu’à ce qu’elles puissent avoir un plan de cautionnement adéquat — peuvent, malheureusement, choisir la « solution facile » et plaider coupables. Je me demande si cela ne va pas entraîner davantage de faux plaidoyers de culpabilité ou de plaidoyers de culpabilité par désespoir. Je crains qu’il ne s’agisse également d’un effet indirect et involontaire de ces dispositions.

Le président : Je vous remercie. Je ne voulais pas vous interrompre, maître Webb, mais je veux donner aussi la chance à Me Rahim et à Me Mattoo de répondre à la question.

Me Rahim : Je vous remercie de la question. J’ajouterais aux commentaires de Me Webb que lorsqu’on pense à une disposition d’inversion du fardeau de la preuve — et je pense que cela vous a aussi déjà été mentionné —, cela signifie que les personnes, même celles qui ne sont pas finalement détenues, devront présenter un plan de libération plus solide. Cela recoupe précisément le problème que vous soulevez, à savoir qui peut prouver être en mesure d’élaborer un tel plan avec des cautions, etc.

L’autre élément qui me semble manquer, c’est que nous pouvons faire des investissements pour ces populations qui améliorent la sécurité publique : les programmes de vérification et de supervision de mise en liberté sous caution, par exemple, qui créent des formes de soutien dans la communauté pour assurer le respect de la loi; les programmes d’hébergement pour les mises en liberté sous caution qui donnent aux personnes qui n’ont peut-être pas d’adresse fixe un endroit où rester. Mais à ma connaissance, sur les centaines de millions de dollars dont vous avez entendu parler pour « réformer le système de mise en liberté sous caution », pas un sou n’a été consacré à des programmes de ce genre ou au financement de l’aide juridique pour faire face à l’assaut qui résultera de ce projet de loi et d’autres mesures similaires.

Me Mattoo : Je voudrais me faire l’écho des commentaires qui ont été faits avant moi en ce qui concerne les investissements aux bons endroits. Compte tenu de ce qui est disponible actuellement — des ressources d’aide juridique très limitées et des ressources très limitées comme la Barbra Schlifer Commemorative Clinic pour les survivantes —, je crains vraiment que la charge supplémentaire que créerait l’inversion du fardeau de la preuve ne soit qu’un fardeau supplémentaire pour les ressources très limitées qui sont disponibles dans la communauté. Il y aura beaucoup plus de personnes qui ne seront pas représentées dans ces situations, ce qui signifie qu’elles auront encore moins de chances d’avoir accès à la justice.

Je vous remercie.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins d’être ici aujourd’hui. J’ai une question pour Me Webb. Dans la lettre qui accompagne le mémoire, vous parlez de l’ajout qu’on veut faire à l’alinéa 515(6) b.1), dans les cas d’absolution antérieure d’une infraction perpétrée avec usage, tentative ou menace de violence contre un partenaire intime. Vous parlez d’une modification qui est peu réaliste, et vous dites qu’il y aurait un conflit apparent entre cette modification et la Loi sur le casier judiciaire qui sera source de confusion et de litige de longue haleine.

Cela m’a interpellée. Sommes-nous en train de créer plus de problèmes que ce que l’on nous disait qu’on voulait régler?

[Traduction]

Me Webb : C’est intéressant parce que les dispositions relatives à la mise en liberté sous caution sont parmi les plus compliquées et certainement parmi les plus longues du Code criminel. Je pense que nous pourrions prendre un peu de recul et envisager de simplifier certaines de ces dispositions.

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le conflit avec la Loi sur le casier judiciaire, nous étions préoccupés parce qu’il n’était pas clair pour nous que la modification prévoyait qu’il y avait un conflit apparent dans la mesure où, selon la Loi sur le casier judiciaire, lorsqu’une personne bénéficie d’une absolution conditionnelle, cela est censé être supprimé de son casier judiciaire. Les absolutions ne donnent pas lieu à un casier judiciaire permanent. Une fois que cela est supprimé, la personne se retrouve dans une situation juridique où elle n’a pas de casier judiciaire. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question à négliger. Je pense qu’il s’agit d’une question préoccupante. Je peux également dire, en pratique — d’après mon expérience — que même si les absolutions sont censées être supprimées des dossiers du Centre d’information de la police canadienne, le CIPC, après un certain temps, il n’est pas rare qu’elles figurent encore dans le dossier de quelqu’un 4 ou 5 ans, voire même plus de 10 ans plus tard.

En outre, lorsque ces absolutions sont connues de la police locale et des bureaux de la Couronne, elles apparaissent dans la divulgation. Comme je l’ai dit précédemment, lorsque la Couronne est au courant qu’un délinquant a récidivé ou est accusé d’avoir récidivé au cours des deux années pendant lesquelles il est encore en probation, c’est évidemment un fait qui va préoccuper le fonctionnaire judiciaire. C’est pourquoi nous disons qu’il n’est pas vraiment utile d’inclure une absolution dans ces circonstances, précisément pour la violence contre un partenaire intime. Nous pensons que ce serait malavisé.

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’ai aussi une question pour Me Rahim. Je voudrais revenir à votre recommandation d’amendement à l’article 493.2. Ce n’est pas la première fois que l’on entend que le code est clair quant au fait que les décideurs doivent accorder une attention particulière à la situation de certains prévenus, soit les Autochtones et les gens appartenant à des populations vulnérables surreprésentées.

Est-ce que vous nous dites que les juges n’ont pas compris cela, et qu’il faut vraiment leur donner une directive pour qu’ils écrivent pourquoi, comment, jusqu’à quel point et dans quelle mesure ils ont considéré A, B et C, et que vous êtes obligé de considérer ces aspects en vertu de l’article 493.2 du Code criminel?

[Traduction]

Me Rahim : C’est exact, sénatrice. La Cour suprême a dû le faire à maintes reprises parce que cette directive n’était pas suivie, et, bien sûr, une partie de ce projet de loi exige des juges qu’ils le fassent en ce qui concerne la sécurité publique. Nous sommes d’avis que la surreprésentation des Autochtones et des Noirs a atteint un tel niveau de crise que la même directive est nécessaire en ce qui concerne l’article 493.2.

J’ajouterais que lors de nos consultations et discussions avec les avocats, bon nombre d’entre eux n’étaient pas au courant de cette disposition ou ont déclaré qu’elle n’était pas vraiment abordée lors des audiences de mise en liberté sous caution. Il nous semble, à l’ACLC, que cette disposition réparatrice générale a été introduite grâce au projet de loi C-75. Elle pourrait avoir un effet potentiellement important, mais elle n’a tout simplement pas été prise en compte de la façon dont elle était censée l’être.

Le sénateur D. Patterson : Maître Rahim, pour faire suite à la question de la sénatrice Dupuis, si la disposition actuelle de l’article 493.2 du Code criminel n’est pas observée, n’est pas suivie par les fonctionnaires judiciaires, comment l’amendement que vous proposez changerait-il la situation?

Me Rahim : Comme il prévoit l’obligation pour le juge de faire une déclaration dans le dossier des procédures pour indiquer que l’article a été pris en considération, nous pensons qu’il pourrait avoir un effet positif. Je pense que c’est ce qui fait la différence : si les juges sont informés du fait qu’ils doivent inclure une déclaration explicite relative à une disposition particulière du Code criminel, et qu’ils sont formés à cet égard, cela contribuerait dans une certaine mesure — sans résoudre entièrement le problème, mais dans une certaine mesure — à garantir la prise en compte de cette disposition.

J’ajouterais que cela a un effet secondaire pour ceux qui prennent en compte correctement la disposition. En exigeant une explication sur la manière dont cela a été pris en compte, on renforcera la jurisprudence existante à cet égard.

Le sénateur D. Patterson : Avez-vous proposé un libellé pour cet amendement?

Me Rahim : Oui, le libellé se trouve dans notre mémoire.

Le président : Sénateur Patterson, le mémoire sera distribué en français et en anglais au milieu de la semaine prochaine.

J’ai une brève question à poser à Me Rahim. Vous avez mentionné plus tôt dans vos remarques que l’Association canadienne des libertés civiles et vous êtes d’avis que la disposition relative à l’inversion du fardeau de la preuve est probablement inconstitutionnelle. Puis-je en déduire que, selon vous, les autres dispositions sont probablement de mauvaises politiques, mais pas nécessairement inconstitutionnelles?

Me Rahim : Je dirais que nous sommes également préoccupés par la constitutionnalité de quelques autres dispositions en raison du large éventail de comportements qu’elles peuvent englober, et vous avez entendu Me Webb y faire allusion au sujet des infractions liées aux armes à feu, par exemple. Toutefois, pour ce qui est de l’inversion du fardeau de la preuve dans les cas de violence contre un partenaire intime, cela semble particulièrement flagrant et clairement inconstitutionnel.

Le président : Je vous remercie beaucoup.

Le sénateur Gold est le parrain de ce projet de loi, et je vais lui céder la parole pour poser les dernières questions.

Le sénateur Gold : Merci aux témoins qui sont des nôtres aujourd’hui. Je vous prie de bien vouloir excuser mon retard.

Je veux revenir à une question déjà soulevée par mes collègues, à savoir l’inversion du fardeau de la preuve pour la violence entre partenaires intimes et, tout particulièrement, pour les personnes inculpées ayant déjà bénéficié d’une absolution. Le ministre de la Justice et ses fonctionnaires nous ont expliqué que l’on souhaitait d’abord et avant tout adopter une mesure semblable pour une raison bien simple. Lorsqu’une relation en arrive à un point où l’un des partenaires doit appeler la police, c’est souvent parce que la violence est déjà omniprésente. Autrement dit, on nous a indiqué que même une absolution antérieure pour violence entre partenaires intimes peut fréquemment témoigner d’un modèle de comportement problématique.

J’ai deux questions que j’adresse à nos trois témoins. Je ne m’attends pas à ce que vous répondiez par un oui ou par un non. On me demande souvent de le faire, et je refuse toujours. Je vous prierais toutefois d’être brefs, compte tenu du peu de temps qu’il nous reste.

Premièrement, convenez-vous avec moi que les cas de violence entre partenaires intimes qui se retrouvent devant les tribunaux ne sont souvent que la pointe de l’iceberg ne dévoilant qu’une infime partie de la façon dont les choses se déroulent dans la relation en question?

Deuxièmement, est-ce que vous croyez également qu’à partir du moment où le système de justice pénale est saisi de l’affaire par le partenaire victimisé — souvent la femme —, la violence risque de s’intensifier et s’intensifie bien souvent? J’aimerais beaucoup connaître votre point de vue sur ces deux questions dans l’ordre qui vous conviendra. Je vous remercie.

Me Webb : Merci. Il est certes bien établi que le risque augmente une fois que le système se saisit d’une affaire. Nous en sommes bien conscients. Quant à savoir si ce n’est souvent que la partie émergée de l’iceberg, il est difficile de généraliser. Il arrive malheureusement que ce soit le cas, mais pas toujours. Parfois, c’est le premier incident violent à se produire dans une relation de longue durée, et cela peut s’expliquer de bien des manières. De nos jours, les couples doivent composer avec toutes sortes de facteurs de stress, comme les difficultés économiques ou les problèmes familiaux. Plusieurs raisons peuvent expliquer de tels événements. Il est très difficile de généraliser.

Nous convenons qu’il est important de protéger les victimes de la violence entre partenaires intimes. Nous ne voulons absolument pas minimiser ce problème. Je vous dirais que mon expérience m’indique d’une manière générale que les tribunaux saisis des demandes de libération sous caution prennent très au sérieux la violence entre partenaires intimes. Même pour un délinquant primaire n’ayant jamais été accusé de quoi que ce soit auparavant qui est inculpé de voies de fait contre un membre de la famille — ce qu’on appelle maintenant la violence entre partenaires intimes —, il n’est pas rare — et il est même de plus en plus fréquent — que ces tribunaux exigent qu’une personne se porte garante pour l’individu en question.

C’est une façon d’essayer de gérer le risque. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue — et c’est peut-être mon devoir à titre d’avocate de la défense de le rappeler au comité —, malgré la gravité de tels agissements, que toute personne, y compris celle se présentant le tribunal pour obtenir sa libération sous caution, est présumée innocente. On ne peut pas présumer que tous les inculpés qui comparaissent ont commis les infractions dont ils sont accusés. C’est pour cette raison qu’il faut bien peser les risques, et que la présomption d’innocence continue de s’appliquer. Merci.

Me Rahim : Sénateur Gold, je dirais moi aussi qu’il est difficile de généraliser en pareil cas. Chaque situation doit être analysée en fonction des circonstances. Les lois en vigueur permettent d’ores et déjà de tenir compte de l’importante considération que vous soulevez. Nous avons des dispositions en faveur de la sécurité publique, et les juges analysent les causes en profondeur. Ce sont les conséquences non souhaitées des mesures proposées dans ce projet de loi qui soulèvent des inquiétudes, notamment en raison de leur trop vaste portée. C’est le message que nous avons, de concert avec d’autres organisations, tenté de transmettre à votre comité.

Me Mattoo : J’ajouterais très rapidement que je souscris à vos commentaires, sénateur Gold, concernant la tendance à la violence et la détermination du système — ou du gouvernement — à reconnaître ce phénomène. Ce n’est vraiment pas chose facile. Malheureusement, c’est surtout difficile pour les services de police qui n’arrivent pas à reconnaître ce schéma de violence, tant et si bien qu’un grand nombre de survivantes et de survivants finissent par eux-mêmes faire l’objet d’accusations.

La solution réside dans une formation adéquate et dans une infrastructure sociale efficace, plutôt que nécessairement dans cette inversion du fardeau de la preuve qui, nous le craignons, créera une situation qui verra les immigrantes marginalisées et racisées être elles-mêmes inculpées avant de bénéficier d’une absolution. À notre clinique, nous intervenons régulièrement auprès de ces femmes pour les aider à faire supprimer leur casier judiciaire de sorte qu’elles puissent reprendre une vie normale. Le changement proposé créera une situation dans laquelle elles n’auront plus aucune chance de s’en tirer après avoir été inculpées puis absoutes.

C’est une situation beaucoup plus complexe. Comme le disait Arundhati Roy, nous ne devrions pas simplifier ce qui est compliqué ni compliquer ce qui est simple, et je pense que c’est cette dernière erreur que l’on commettrait avec le changement proposé.

Le président : Merci beaucoup.

C’est tout le temps que nous avions avec ce premier groupe de témoins. Je tiens à les remercier encore une fois pour les exposés qu’ils nous ont présentés et leurs réponses réfléchies aux questions des sénateurs.

Nous nous tournons maintenant vers notre second groupe de témoins, lesquels sont tous présents avec nous. J’ai donc le plaisir de vous présenter trois nouveaux témoins qui vont discuter avec nous et répondre aux questions des membres du comité.

Souhaitons la bienvenue à M. Danardo S. Jones, professeur adjoint à la faculté de droit de l’Université de Windsor; Mme Nicole Myers, professeure agrégée au département de sociologie de l’Université Queen’s; et M. Michael Spratt, associé au cabinet AGP LLP. Bienvenue encore une fois, M. Spratt.

Chacun d’entre vous dispose maintenant de cinq minutes pour nous présenter ses observations préliminaires.

Me Danardo S. Jones, professeur adjoint, Faculté de droit, Université de Windsor, à titre personnel : Merci de me donner l’occasion de participer à vos audiences.

Je veux souligner d’entrée de jeu que les incidents tragiques survenus récemment au Canada ne sont pas attribuables à une loi en particulier. Je sais qu’il a été question du projet de loi C-75 et de certaines des mesures qui en ont découlé. Nous sommes ici confrontés à une problématique beaucoup plus complexe qui ne permet pas de cibler une loi, plutôt qu’une autre. Il serait beaucoup trop simpliste de vouloir prétendre le contraire.

Votre comité devrait en fait chercher à déterminer si le projet de loi C-48 est constitutionnel et s’il résisterait à une contestation de sa constitutionnalité.

Le respect du droit constitutionnel à un cautionnement en vertu du paragraphe 11(e) de la Charte ne doit par ailleurs pas être assimilé à une atteinte à la sécurité publique. Les tribunaux s’emploient à trouver le juste équilibre en la matière depuis les arrêts Morales et Pearson. Il est important d’y parvenir, mais cela demeure un équilibre fragile. La sécurité publique passe avant tout, mais il est également primordial d’assurer le respect des droits des Canadiens.

Je veux insister sur l’impact, aussi bien direct que collatéral, que ce projet de loi, s’il est adopté, aura sur les personnes inculpées d’ici à ce qu’un tribunal se prononce sur son caractère constitutionnel, ce qui pourrait prendre un certain temps. Nous savons avec quels genres de problèmes les gens doivent composer actuellement dans le contexte du régime de libération sous caution. Ces problèmes ne feront que s’exacerber tant et aussi longtemps qu’un tribunal ne se sera pas penché sur la constitutionnalité de ce projet de loi, si tant est qu’il soit adopté.

Procurer un sentiment de sécurité à la population ne peut toutefois pas se faire au détriment de nos valeurs constitutionnelles fondamentales. Ce sont justement ces valeurs qui font en sorte qu’il fait bon vivre au Canada.

Bon nombre des témoins qui ont comparu avant moi, aussi bien aujourd’hui qu’auparavant, ont fait valoir que le cautionnement est un droit conféré par la Constitution. Je pense qu’il est important de le répéter encore une fois. Nous avons inscrit ce droit dans notre Constitution en 1982, mais il existe au sein du régime de la common law depuis des siècles. Ce n’est rien de nouveau.

Le juge en chef Wagner de la Cour suprême a écrit que le droit à un cautionnement est un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé. On reconnaît ainsi que l’État a le fardeau de prouver que le prévenu est coupable avant de supprimer ou de limiter son droit à vivre en liberté.

Le droit à un cautionnement englobe d’autres impératifs constitutionnels comme la présomption d’innocence; le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; et le droit à un procès équitable. La combinaison de ces droits offre aux personnes accusées d’une infraction criminelle les meilleures garanties procédurales qui soient. Il faut éviter de porter atteinte à ces droits, celui de la libération sous caution étant le plus important, en réaction à des protestations publiques ponctuelles.

La libération sous caution est un impératif constitutionnel, et j’irais même jusqu’à dire que c’est la pierre angulaire de notre système de justice pénale.

Avec le projet de loi C-48, on veut dissimuler les sanctions sous le couvert du régime de libération sous caution. On travestit ainsi notre système constitutionnel et les valeurs qui le caractérisent.

Par ailleurs, en rendant notre régime de libération sous caution plus punitif, on donne à penser qu’il s’agit d’un mécanisme judiciaire trop laxiste ou bienveillant, plutôt qu’un droit constitutionnel. J’y vois un problème.

Je veux souligner en terminant que la loi à elle seule ne va pas permettre de s’attaquer aux causes profondes des défaillances de notre régime de libération sous caution. Il y a des problèmes liés à l’infrastructure sociale qu’il convient de régler pour que chacun puisse bénéficier concrètement de son droit à une telle libération. Certains témoins vous ont parlé des correctifs nécessaires à apporter afin de pouvoir compter sur une infrastructure sociale suffisamment solide pour que les individus qui se présentent devant le tribunal bénéficient d’un droit véritable à une libération suivant des conditions raisonnables, et non simplement d’un droit théorique. Je vais en rester là pour l’instant. Merci.

Le président : Merci.

Nicole Myers, professeure agrégée, département de sociologie, Université Queen’s, à titre personnel : Merci de m’avoir invitée à prendre la parole devant vous aujourd’hui. Je suis criminologue et professeure agrégée à l’Université Queen’s. Voilà près de deux décennies que je m’intéresse aux enjeux touchant la libération sous caution et la détention avant le jugement.

Malgré ce qu’on a pu vous dire, le régime canadien de mise en liberté sous caution n’est pas laxiste. La condamnation publique de notre loi sur la libération sous caution est truffée d’hypothèses et d’affirmations qui témoignent d’une mauvaise compréhension du régime tout en le présentant sous un faux jour. Les allégations suivant lesquelles notre régime est devenu beaucoup plus laxiste et peut être assimilé à un système de portes tournantes, ou la diffusion de slogans prônant une détention, plutôt qu’une caution, sont malavisées et insensées du point de vue constitutionnel.

Aucune des affirmations semblables n’est étayée par des éléments probants ou une analyse des tendances à long terme quant au recours à la détention avant le jugement ou à la libération sous caution. Des changements législatifs s’appuyant sur une telle affirmation erronée risquent de causer des préjudices, aussi bien aux inculpés qu’à la population en général.

Nous ne devons jamais oublier que la présomption d’innocence n’est pas un droit constitutionnel s’appliquant uniquement dans le cas des procès. La libération sous caution n’est pas un acte de bienveillance. Ce n’est pas le fait d’incarcérer des gens qui pose problème. La loi prévoit déjà des mécanismes permettant de placer des inculpés en détention avant leur jugement lorsque cela est nécessaire pour protéger la population et assurer la sécurité publique.

Le projet de loi C-48 est en grande partie une réponse aux fortes pressions exercées par les instances policières et politiques pour que l’on fasse quelque chose. Le « quelque chose » proposé ne permettra toutefois pas d’atteindre l’objectif de protection de la sécurité publique.

Permettez-moi maintenant de situer les choses dans leur contexte en citant quelques statistiques. Le taux global de criminalité, en incluant les crimes avec violence, est généralement à la baisse depuis des décennies, malgré certaines indications de légères hausses récentes. Chaque année depuis 2005-2006, il y a plus de personnes en détention en attente de leur jugement au Canada que de détenus purgeant leur sentence dans un établissement provincial ou territorial après avoir été reconnus coupables.

En 2021-2022, 71 % des personnes détenues dans des prisons provinciales au Canada n’avaient pas encore subi leur procès. En Ontario, ce taux atteignait 79 %. La proportion dans laquelle nous avons recours à la détention avant jugement a plus que doublé au cours des 40 dernières années, et le nombre de personnes ainsi détenues a quadruplé pendant la même période.

Nous avons recours à la détention préventive dans une mesure 2,5 fois plus élevée que le Royaume-Uni. Au Canada, seulement 47 % des causes aboutissent à une déclaration de culpabilité. Nous punissons donc non seulement des individus qui n’ont pas encore été condamnés pour leurs actes répréhensibles, mais aussi des gens qui ne seront jamais trouvés coupables.

Nous devons nous assurer que nos hypothèses sont conformes à la réalité. Les jugements rendus quant à la libération sous caution sont devenus plus restrictifs et davantage réfractaires aux risques au fil des ans. Il n’existe pas de moyen véritablement fiable de prédire qui va commettre des crimes en général et des actes violents en particulier, et nos tentatives en ce sens sont à la fois déficientes et discriminatoires.

La détention est criminogène. Même une courte période d’incarcération, ne serait-ce que pendant quelques jours, fait en sorte qu’une personne devient plus — et non moins — susceptible de commettre éventuellement des infractions. Les Autochtones, les personnes de race noire et les autres individus racisés font l’objet d’une surveillance policière excessive, sont incarcérés dans une mesure disproportionnée et risquent davantage d’être détenus pendant de longues périodes avant leur jugement. Les personnes pauvres, itinérantes, souffrant de problèmes de santé mentale ou inculpées pour consommation de drogues sont celles qui sont surveillées le plus étroitement par la police, ce qui augmente les risques qu’elles soient arrêtées et gardées en détention en vue d’une audience pour libération sous caution.

Le durcissement du régime de libération sous caution risque d’augmenter notre recours à la détention avant jugement et va affecter de façon disproportionnée toute une gamme de communautés marginalisées. Cela va contribuer à l’incarcération massive des Autochtones et à la surreprésentation des gens de race noire au sein du système de justice pénale au Canada.

Les dispositions prévoyant l’inversion du fardeau de la preuve sont toujours problématiques du fait qu’elles ne tiennent pas compte de l’inégalité des pouvoirs et des ressources entre la personne inculpée et l’État. Lorsque la liberté d’une personne est en jeu, c’est l’État qui devrait avoir à prouver que sa détention est justifiée. Il ne faut pas que ce soit l’inculpé qui soit tenu de faire valoir les raisons pour lesquelles on devrait le libérer.

En fait, les personnes inculpées d’infractions graves se retrouvent d’ores et déjà dans une situation où le fardeau de la preuve est inversé, car elles doivent exposer les raisons pour lesquelles on devrait les libérer, sans compter que la loi en vigueur permet aussi la détention pour des motifs de sécurité publique. La Couronne peut s’opposer à la libération en présentant ses observations. L’officier de justice analyse alors le plan de libération présenté par l’inculpé en considérant les préoccupations soulevées par la Couronne, et peut décider qu’il y aura détention. Si l’inculpé est libéré, il fera sans doute l’objet d’une surveillance et devra respecter des conditions restrictives.

Notre régime de mise en liberté sous caution ne fonctionne pas bien. Une réforme est nécessaire. Cependant, les changements proposés dans le projet de loi C-48 ne résolvent en rien les problèmes complexes et bien ancrés qui affectent le système en place.

Les incidents de violence avec récidive sont à la fois tragiques et alarmants. Ces cas ne sont toutefois pas le résultat de failles dans la loi. L’adoption de nouvelles dispositions prévoyant l’inversion du fardeau de la preuve ne permettra pas d’améliorer la sécurité publique. En fait, cela risque plutôt d’affecter de façon disproportionnée les personnes les plus marginalisées et surreprésentées au sein de notre système de justice pénale.

Les possibilités de réfléchir à la situation et d’apporter des changements ne manquent pas. À titre d’exemple, il serait peut-être bon d’examiner de plus près l’amendement proposé par l’Association canadienne des libertés civiles concernant l’article 493.2.

Je vous encouragerais donc à veiller au maintien des principes qui sous-tendent les objectifs et les limites de notre droit pénal tout en travaillant à une réforme juridique s’appuyant sur des bases empiriques et évitant de rendre encore plus sévère un système de mise en liberté sous caution déjà restrictif. Je vous remercie.

Le président : Merci, madame Myers.

Me Michael Spratt, associé, AGP LLP, à titre personnel : Merci. C’est un honneur pour moi d’être invité à prendre la parole devant vous pour contribuer à votre étude du projet de loi C-48.

Il est absolument essentiel de bien étudier toutes les facettes de nos lois régissant la justice pénale, et ce, à toutes les étapes du processus législatif. Lorsqu’il est question de justice, les enjeux sont trop importants pour que l’on adopte des lois sans avoir analysé à fond toutes les informations disponibles.

Je suis un spécialiste accrédité du droit pénal, une discipline que je pratique depuis près de 20 ans maintenant. Je ne compte plus les fois où je me suis présenté devant un tribunal pour une mise en liberté sous caution.

Toute discussion au sujet de notre régime de libération sous caution doit s’articuler au départ autour des principes constitutionnels fondamentaux enchâssés dans la Charte des droits et libertés, à savoir la présomption d’innocence et le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable.

Nous ne devons pas oublier que les personnes auxquelles on refuse une libération sous caution sont présumées innocentes, et nous ne devrions pas chercher à punir ces personnes avant qu’elles aient été trouvées coupables de quoi que ce soit. La détention avant jugement est une sanction d’une extrême gravité, et nous devrions éviter dans toute la mesure du possible de mettre derrière les barreaux des gens qui n’ont pas été reconnus coupables de quoi que ce soit. C’est pourtant ce que nous n’hésitons pas à faire.

Plus de 70 % des personnes détenues dans les établissements provinciaux et territoriaux sont présumées innocentes, et toute détention de personnes présumées innocentes les prive de leur liberté. Cela les empêche aussi d’avoir accès aux programmes et aux traitements de réadaptation. Même quelques jours de plus en détention préventive avant le procès peuvent priver ces personnes du soutien de leur famille et de la communauté, et leur faire perdre leur logement et leur emploi. Bref, les personnes qui souffrent — et elles souffrent — dans les prisons provinciales du Canada en sortent — et presque toutes finissent par en sortir — dans un état pire que lorsqu’elles y sont entrées.

Les établissements de détention provisoire du Canada sont surpeuplés de personnes qui n’ont pas été reconnues coupables de quoi que ce soit, et elles se languissent dans des conditions oppressantes et inhumaines, dans l’attente de procès qui sont souvent retardés, sans qu’elles aient leur mot à dire. Dans ces conditions dignes d’un roman de Charles Dickens, de nombreux accusés sont prêts à tout pour mettre fin à leurs souffrances, y compris à plaider coupable de crimes qu’ils n’ont pas commis. Ce sont les cas les plus difficiles que j’ai eu à traiter.

En plus du risque de garder des personnes innocentes en détention provisoire, nous affectons de manière disproportionnée les groupes marginalisés. Cela se traduit par une surincarcération des Noirs et des Autochtones, des personnes démunies et des personnes marginalisées.

La vérité sur notre système de libération sous caution, c’est qu’il ne s’applique pas de la même manière pour tout le monde. Selon mon expérience, les personnes riches et privilégiées ont nettement plus de chances d’être libérées, et nettement plus de chances d’être libérées rapidement, que les personnes démunies, racisées et aux prises avec d’autres difficultés dans leur vie. C’est l’iniquité inhérente à notre système, et ce projet de loi ne fait absolument rien pour y remédier.

Plus important encore, les mesures contenues dans ce projet de loi sont superficielles. Le gouvernement lui-même a admis qu’il ne disposait pas de données suffisantes pour déterminer quel impact, le cas échéant, ce projet de loi pourrait avoir ou aura sur le système de justice pénale. Le débat actuel sur la mise en liberté sous caution dans le cas d’infractions liées à des armes à feu a été alimenté par des affaires tragiques et très médiatisées, mais il n’y a pas la moindre preuve que ce projet de loi aurait permis de sauver une seule vie.

L’inversion du fardeau de la preuve pour les infractions liées aux armes à feu et à la violence entre partenaires intimes — et nous pouvons avoir une discussion sur ce sujet — ne changera pas grand-chose, selon moi. Le système est déjà défaillant et dysfonctionnel. Cette mesure aggravera les choses, de la même manière que lorsqu’on tombe d’un avion à une altitude de 999 pieds sans parachute en sachant qu’on va s’écraser au sol, la personne qui a un parachute juste à côté affirme que cela pourrait être encore pire, car on pourrait tomber d’une hauteur de 1 000 pieds.

Le résultat inévitable est toujours le même. L’un est pire que l’autre, mais je ne me souviens pas d’une seule occasion où une personne accusée d’une infraction grave relative à l’utilisation d’une arme à feu ou qu’un récidiviste en matière de crimes familiaux ait réussi à obtenir une mise en liberté sous caution généreuse et indulgente. Je n’ai jamais vu un tribunal ne pas accorder une importance primordiale aux antécédents de violence d’un individu.

Je me fais l’écho des préoccupations dont vous avez entendu parler plus tôt aujourd’hui et qui vous ont été communiquées par — et je vous remercie de m’avoir invité à comparaître au sein d’un groupe de professeurs — les professeurs qui se trouvent à mes côtés.

Je suis également préoccupé par le fait que je n’ai pas entendu parler du paragraphe 1(4), qui inverse le fardeau de la preuve pour l’usage ou la menace prétendus de violence à l’aide d’une arme. Cette disposition a une portée excessive et aura un impact disproportionné sur les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale.

Dans le cadre de l’exercice de mes fonctions, j’ai vu de nombreuses choses être définies comme étant une arme, notamment une pointe de pizza, un verre d’eau tiède, un oreiller, la main d’une personne et un journal. Voilà les types d’infractions pour lesquels une personne qui souffre de problèmes de santé mentale, et qui est déjà passée entre les mailles du filet, peut faire l’objet d’une déclaration de culpabilité.

Je suis d’accord pour dire que le système est dysfonctionnel, mais pas comme le pensent les partisans de l’adoption de lois sévères contre la criminalité, et ce n’est pas ce projet de loi qui va améliorer les choses. Je pense que les témoignages que vous avez entendus démontrent qu’il va plutôt aggraver la situation. Je serai heureux de répondre à vos questions à ce sujet.

Le président : Je vous remercie, maître Spratt.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Jones, la Cour suprême s’est prononcée à plusieurs reprises sur la constitutionnalité du renversement de la preuve. En 1992, la Cour suprême a jugé que le renversement de la preuve était constitutionnel, notamment dans le cas de trafic de drogues.

À l’époque, la Cour suprême avait affirmé que le renversement du fardeau de la preuve était utile lorsqu’il est prouvé que le système de mise en liberté sous caution ne fonctionne pas ou lorsque les personnes inculpées pourraient s’esquiver et qu’elles constitueraient un danger pour la sécurité publique ou qu’elles porteraient atteinte à la confiance de l’administration de la justice. La Cour suprême s’est déjà prononcée pour affirmer que c’était constitutionnel.

On est devant une montée en puissance des agressions contre les femmes et les policiers. Le premier groupe de témoins le disait tantôt : les hommes — parce qu’en majorité ce sont des hommes — ont besoin de soutien et de services qui n’existent pas actuellement dans la société, ou du moins très peu.

Qu’est-ce qu’on a comme système pour bien protéger la population contre un récidiviste dangereux? Le principe de remise en liberté prime dans notre système de justice, mais on sait que l’individu en question va récidiver et faire d’autres victimes. Qu’avons-nous comme option entre le garder incarcéré en attente de son procès et le remettre en liberté pour qu’il fasse d’autres victimes? Qu’avons-nous comme solution de rechange?

[Traduction]

Me Jones : Je vous remercie de votre question, sénateur. Ce que la Cour suprême du Canada a dit au début des années 1990 dans les affaires Pearson et Morales, c’est que lorsque cet équilibre constitutionnel est atteint, il arrive que l’inversion du fardeau soit constitutionnelle, mais cette mesure ne peut être utilisée que dans certains cas bien précis et elle ne peut pas être utilisée à des fins extrinsèques. Étant donné toute la politisation dont a récemment fait l’objet le projet de loi C-48, on pourrait faire valoir que nous sommes en présence de circonstances extrinsèques qui ne sont pas fondées sur des éléments empiriques.

De nombreuses recherches approfondies en sciences sociales qui ont été fournies à votre comité laissent croire qu’on n’a peut-être pas présenté la situation aux Canadiens de manière tout à fait exacte.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Comment peut-on créer un équilibre entre le droit constitutionnel, le droit à la protection et à la sécurité, comme le prévoit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et le droit d’un criminel récidiviste d’être remis en liberté? Comment peut-on jouer avec cet équilibre qui, souvent, va s’établir au détriment des victimes?

[Traduction]

Me Jones : C’est une très bonne question et je ne suis heureusement pas juge à la Cour suprême, car cet équilibre est difficile à trouver, mais il reconnaît que dans toute démocratie libérale, le risque — c’est-à-dire un risque raisonnable — est une chose que nous avons tous acceptée. Il faut donc s’y attendre.

Le système de mise en liberté sous caution est fondé sur la gestion du risque. Il ne s’agit pas d’éliminer complètement le risque, car nous n’y parviendrons jamais. Nous ne devrions donc pas concentrer notre énergie à essayer d’éliminer complètement le risque. C’est impossible.

Dans le système de mise en liberté sous caution, on tente de cerner, à l’aide de certains indicateurs, les individus qui présentent un risque de fuite, c’est-à-dire qu’ils ne se présenteront pas devant le tribunal, ou ceux qui présentent une forte probabilité de récidive. Il faut donc utiliser le seuil établi — une forte probabilité — et les indicateurs qui mènent à ce seuil ou qui le dépassent.

Pour ce faire, il faut examiner les antécédents. Le casier judiciaire de cet individu laisse-t-il croire qu’il récidivera s’il est libéré sous caution? Y aura-il un tollé général ou la population perdra-t-elle toute confiance dans l’administration de la justice si cet individu est libéré sous caution?

Nous disposons de mécanismes permettant de déterminer si cet individu présente ou non un risque. Toutefois, il existe également des facteurs de risque pernicieux qui s’infiltrent dans notre système — des facteurs de risque tels que la race, la pauvreté et d’autres privations socioéconomiques — qui n’ont absolument pas leur place dans un système de mise en liberté sous caution établi sur des fondements éclairés.

Lorsque nous interprétons certains facteurs corporels comme traduisant un risque particulier — par exemple, les Noirs ou les Autochtones ont un penchant pour la criminalité —, il s’agit là encore de présuppositions qui ont trouvé leur place dans notre système, mais qui n’ont absolument aucune place dans un système de mise en liberté sous caution établi sur des fondements éclairés. Un grand nombre des témoignages que vous avez entendus aujourd’hui laissent croire que c’est ce que nous observons actuellement dans notre système de mise en liberté sous caution, et toute mesure visant à rendre notre système de mise en liberté sous caution plus punitif sans reconnaître l’impact disproportionné du système actuel sur les personnes marginalisées et racisées est problématique. Cela ne permet pas d’atteindre un équilibre.

Le président : Je dois vous interrompre, maître Jones. Je vous remercie.

Le sénateur Dalphond : Je remercie les témoins. Une fois de plus, vous nous apportez une grande expertise et des sujets de réflexion. Ma première question entraînera peut-être une réponse courte. Je poserai ensuite d’autres questions aux autres témoins.

Maître Spratt, vous avez dit que dans le système actuel, il est plus facile d’obtenir une mise en liberté sous caution et tout le reste pour les riches, et que cela représente déjà une sorte de déséquilibre. Toutefois, d’autres témoins nous ont dit que de 90 à 95 % des audiences sur le cautionnement sont menées par des avocats de service.

On peut donc se demander si le fait d’être riche représente le vrai problème dans ce cas-ci.

Me Spratt : D’une part, les avocats de service mènent des audiences sur le cautionnement pour les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer les services d’un avocat, mais d’autre part, il faut aussi que ces décisions en matière de mise en liberté sous caution soient prises rapidement parce qu’elles peuvent ruiner des vies. Parfois, les avocats de service sont les intervenants qui sont en mesure de faire avancer les choses rapidement dans les tribunaux.

En ce qui concerne la situation financière, les choses sont différentes pour la mère célibataire qui ne peut pas prendre congé de son travail pour venir libérer un membre de sa famille ou une personne qui vit dans un logement subventionné et qui n’a donc pas beaucoup d’espace pour héberger un membre de sa famille ou une personne qui n’a pas les ressources nécessaires pour payer des traitements et des services de consultation privés.

Les avocats de service traitent avec de nombreuses personnes démunies, mais aussi avec de nombreuses personnes de la classe moyenne et des personnes qui travaillent dur pour se hisser dans cette classe.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie.

Ma prochaine question s’adresse à Me Jones et à vous, madame Myers. J’ai lu les documents que vous avez présentés au sous-comité des droits internationaux de la personne dans l’autre endroit, et je vous en remercie. Si nous avons suffisamment de temps pour une deuxième série de questions, j’aurai quelques questions à ce sujet.

Maître Jones, vous affirmez que, dans l’ensemble, ce projet de loi n’atteint pas le bon équilibre, si j’ai bien compris votre point de vue. Y a-t-il un moyen de l’améliorer pour qu’il atteigne un juste équilibre ou sommes-nous voués à l’échec dès que nous avons une inversion du fardeau de la preuve? Nous avons déjà une inversion du fardeau de la preuve, dans certains cas, pour les récidivistes, et nous étendons maintenant l’inversion du fardeau de la preuve à d’autres cas.

Me Jones : Lorsque nous utilisons le système de mise en liberté sous caution d’une manière qui pervertit la raison pour laquelle ce système est conçu, nous n’atteignons pas un équilibre. Nous connaissons les motivations qui sous-tendent ce projet de loi. Les législateurs les ont déjà énoncées. S’il s’agit d’accroître le nombre de personnes en détention provisoire, cela ne permet pas d’atteindre un équilibre. S’il s’agit de punir les gens, cela ne permet pas non plus d’atteindre un équilibre. S’il s’agit de cibler des communautés précises — même si, à première vue, le projet de loi ne mentionne rien à cet égard, mais que son impact crée une telle distinction —, on n’atteint pas un équilibre.

Ce que nous faisons ici, soit la collecte de toutes les données empiriques nécessaires, nous aidera à atteindre cet équilibre. Je pense réellement que les motivations qui sous-tendent ce projet de loi, telles qu’énoncées par les législateurs, ne nous permettent pas du tout d’atteindre cet équilibre. Par contre, ce que nous faisons ici nous aidera à trouver l’équilibre approprié.

Le sénateur Dalphond : Est-ce que vous craignez — et peut-être à juste titre — que le fait que... Je sais que l’audience sur le cautionnement est un processus d’évaluation du risque et on nous dit que ce processus va très vite. Il y a de nombreux cas à traiter, et le juge de paix ou le juge provincial n’a que très peu de renseignements à sa disposition, ce qui fait que tout va très vite.

L’une de vos préoccupations, c’est que l’inversion du fardeau de la preuve fera prévaloir les préjugés systémiques présents dans les systèmes parce que l’accusé devra réfuter ces éléments à la place de la Couronne. Est-ce que je résume correctement vos propos?

Me Jones : Votre résumé est correct. Les personnes qui font l’objet d’une accusation sont déjà chargées d’un énorme fardeau, que ce fardeau incombe déjà à la Couronne ou qu’il soit inversé. Dans ce cas-ci, on inverse le fardeau juridique, et non le fardeau social. Nous savons que les personnes qui font l’objet d’une accusation sont déjà soumises à un fardeau social considérable.

Mon collègue ici présent a dit que dans certaines situations, les gens ne peuvent pas obtenir la mise en liberté sous caution pour une raison ou une autre, par exemple la mère célibataire qui ne peut pas s’absenter de son travail pour venir signer la caution de son enfant ou d’un proche qui fait l’objet d’une audience sur le cautionnement. Nous savons qu’il existe des fardeaux cachés dont nous ne parlons pas.

Nous parlons ici d’une inversion du fardeau de la preuve, c’est-à-dire d’une inversion du fardeau juridique, mais je soutiens que cela ne fait qu’exacerber un système qui est déjà déséquilibré en défaveur des personnes accusées.

La sénatrice Jaffer : Je remercie nos trois témoins. Ce serait un bon moment pour avoir une longue discussion avec eux. J’aimerais d’abord m’adresser à Me Jones.

Si j’ai bien compris vos interventions, les tribunaux ont jugé constitutionnelle l’inversion du fardeau de la preuve — et je ne le dirai pas avec la même éloquence que vous —, mais dans ce cas-ci, où on entend toutes sortes de choses, pensez-vous que, si quelqu’un conteste cela — et je ne vous demande pas un avis juridique —, ce ne sera pas aussi simple que l’autre fois, lorsque les tribunaux ont jugé que l’inversion du fardeau de la preuve était constitutionnelle? Je veux dire en ce qui concerne ce projet de loi.

Me Jones : Si j’aimais les paris, je dirais que ce projet de loi ne résistera pas à un examen constitutionnel. Ce projet de loi n’atteint pas l’équilibre constitutionnel mentionné par le tribunal dans les affaires Pearson, Morales et Hall. Il va beaucoup trop loin. Je m’en tiendrai là. Je ne pense donc pas que ce projet de loi résisterait à un examen constitutionnel.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie, maître Jones.

Tout d’abord, j’aimerais souhaiter la bienvenue à nos trois témoins. Vous comparaissez toujours devant notre comité et vous nous donnez de votre temps, et je vous remercie donc beaucoup d’être ici encore une fois aujourd’hui.

J’aimerais poser une question à Me Spratt. À l’alinéa 515(10)b) du Code criminel du Canada, on indique que le refus de la mise en liberté sous caution d’un accusé détenu est justifié lorsque sa détention est nécessaire « pour la protection ou la sécurité du public ». Par conséquent, le paragraphe 1(4) du projet de loi C-48, qui prévoit l’inversion du fardeau de la preuve pour les défendeurs, devient-il redondant avec les pouvoirs dont disposent déjà les juges?

Me Spratt : Je ne pense pas que ce soit nécessairement redondant, mais je pense qu’en ce qui concerne le fond de votre question, la réponse est que la mise en liberté sous caution peut toujours être refusée, même lorsqu’il ne s’agit pas d’une situation d’inversion du fardeau de la preuve. Lorsque nous parlons du fardeau de la preuve — et cela entre dans le cadre de l’analyse constitutionnelle dont Me Jones a parlé —, il faut examiner ce que l’on cherche à accomplir par l’entremise de la loi.

Pour parler franchement, c’est à vous, c’est-à-dire nos législateurs et nos parlementaires, qu’il incombe de démontrer que la disposition permettra d’atteindre l’objectif énoncé. Je n’ai vu aucune preuve — et le gouvernement n’en a présenté aucune —, selon laquelle l’inversion du fardeau de la preuve, qui est exceptionnelle, permettra d’atteindre l’objectif qui, je présume, est d’accroître la sécurité publique. Nous n’avons rien vu à cet égard, et nous n’avons pas nécessairement besoin d’inverser le fardeau de la preuve pour garantir la sécurité du public, car il existe déjà des mécanismes à cet égard.

La sénatrice Jaffer : Le problème, c’est qu’il y a tout ce tapage — et vous êtes dans les tranchées — selon lequel le public n’est pas en sécurité, n’est-ce pas? C’est la raison pour laquelle nous faisons tout ceci. La question que personne n’ose soulever, c’est que le public n’est pas en sécurité. Que répondriez-vous à cela? Ce projet de loi n’assurera pas la sécurité du public, n’est-ce pas?

Me Spratt : Non, et nous ne trouvons aucune preuve de cela lorsque nous examinons certaines de ces affaires très médiatisées, comme la mort tragique de l’agent Pierzchala, car il y avait une situation d’inversion du fardeau de la preuve dans ce cas-là, étant donné qu’il s’agissait d’une audience sur le cautionnement. C’est à l’accusé qu’incombait le fardeau de la preuve.

La dure réalité, c’est qu’on ne peut jamais atteindre la perfection. On ne peut jamais garantir complètement la sécurité à moins d’envisager quelque chose de vraiment inconstitutionnel comme affirmer que personne ne peut être libéré sous caution. C’est la conversation difficile qu’il faut avoir avec le public.

Toutefois, il s’agit d’un faux sentiment de sécurité, et il est en réalité contre-productif d’affirmer que cela permettra de renforcer la sécurité, parce que nous savons que lorsque les gens sont incarcérés, qu’ils perdent leur emploi et qu’ils se retrouvent dans une situation encore pire — comme vous le diront les criminologues —, cela augmente en fait le risque de récidive et met en péril la sécurité du public.

La sénatrice Batters : Maître Spratt, à propos de l’affaire Pierzchala, dites-vous que le fardeau de la preuve était déjà inversé, de sorte que le projet de loi C-48 n’aurait rien changé à la situation actuelle?

Me Spratt : C’est exact. De nombreuses personnes ont commenté cette affaire, bien entendu. Je n’en connais pas tous les détails puisqu’elle est à l’étape de la mise en liberté sous caution. Si j’ai bien compris, l’accusé a fait appel à la Cour supérieure en raison d’un examen du cautionnement, après avoir été détenu à la Cour de justice de l’Ontario. Dans un cas semblable, il incombe à l’accusé de démontrer que les circonstances ont changé et que sa libération ne violerait pas les principes de la mise en liberté sous caution, à savoir les motifs primaires, secondaires ou tertiaires.

La sénatrice Batters : Comme vous le savez, maître Spratt, j’ai eu l’occasion de demander au sénateur Gold, après son discours de deuxième lecture, de même qu’au ministre le nombre de délinquants éventuels qui seraient restés en prison au cours des cinq dernières années au lieu d’être libérés sous caution. Je comprends qu’il s’agit simplement d’une inversion du fardeau de la preuve et que nous ne pourrons jamais vraiment le savoir, mais voici la réponse que j’attendais d’eux. Compte tenu des conditions très restrictives qui s’appliquent au projet de loi C-48, il semble que le champ d’application de cette initiative du gouvernement Trudeau soit très limité. Je suppose donc que le nombre réel de délinquants touchés serait minime.

Pouvez-vous nous donner des éclaircissements sur ce point, étant donné que vous assistez tous les jours ou très souvent à des séances de libération sous caution, et que vous voyez le nombre d’affaires auxquelles l’inversion du fardeau de la preuve s’appliquerait, malgré les conditions restrictives?

Me Spratt : Abstraction faite de la vaste portée du projet de loi, qui pourrait s’appliquer à de nombreuses infractions mineures sans gravité — une agression avec l’usage d’une arme; j’ai carrément eu une personne accusée d’agression armée pour une pizza et pour avoir frappé une personne avec un oreiller. Dans les affaires graves, les dispositions n’auraient probablement pas une grande incidence sur la libération, en fin de compte, parce que nos tribunaux et nous prenons très au sérieux les infractions par armes à feu et la violence entre partenaires intimes.

Je m’attends toutefois à ce que les dispositions changent la donne pour les personnes pénalisées par cette mesure législative, car les audiences sur le cautionnement seront retardées, les personnes resteront plus longtemps en détention, puis elles perdront leur emploi et leur soutien, de sorte qu’il y aura des conséquences.

Je ne veux pas que mes propos soient interprétés comme si le projet de loi n’avait aucune incidence. Je pense qu’il aggraverait les choses. Mais pour répondre à votre question sur le nombre de personnes qui pourraient être détenues à cause du projet de loi, je pense qu’il serait infiniment faible.

La sénatrice Batters : Madame Myers, dans vos recherches, avez-vous étudié le point de vue des victimes à l’égard du système de mise en liberté sous caution? Dans l’affirmative, que pensent-elles du régime canadien? Les victimes ont-elles l’impression que le système protège adéquatement leurs intérêts et leur sécurité?

Mme Myers : Je vous remercie infiniment de cette question. J’admets que les victimes n’ont pas été au cœur de mes recherches. J’ai passé plusieurs centaines de jours à assister à des séances de libération sous caution et à en observer le fonctionnement. J’ai vu et entendu la frustration des victimes présentes au tribunal lorsqu’une affaire est ajournée à plusieurs reprises sans qu’aucune décision ne soit rendue, ou lorsqu’elles ont le sentiment que les renseignements ne leur ont pas été communiqués correctement.

Or, j’ai surtout vu l’incroyable frustration des accusés qui sont détenus, qui n’ont pas d’audience de mise en liberté sous caution en temps voulu et qui sont pris dans les incroyables retards judiciaires que nous connaissons. Ils déploient des efforts herculéens pour élaborer un plan de mise en liberté sous caution qui obtiendra l’accord de la Couronne afin d’être libérés.

Si je peux ajouter une chose aux propos de Me Spratt entourant l’inversion du fardeau de la preuve, le seul fait d’assister à la séance ne permet pas de savoir à qui incombe ce fardeau. La seule raison pour laquelle nous le savons est que le fardeau établit l’intervenant qui parle en premier. Ce n’est pas le facteur le plus important ayant une incidence sur la décision définitive. Je dirais même que c’est incroyablement insignifiant parmi toutes les circonstances prises en compte lors de la libération.

L’une des grandes difficultés ici est l’absence de données. Nous n’avons pas de données nationales systématiques. Vous avez posé des questions incroyablement importantes et assez simples, mais nous n’avons tout simplement pas la capacité d’y répondre. Nous ne pouvons donc pas affirmer que le projet de loi est étayé par des preuves. Nous ignorons quel en aurait été l’effet; nous ne savons pas ce qu’il aurait pu faire puisque nous n’en avons tout simplement aucune idée.

J’ignore comment ces choses fonctionnent, mais le préambule du projet de loi parle d’un examen quinquennal. Je demanderais d’en élargir la portée et de réaliser un examen non seulement du projet de loi, mais aussi du système de mise en liberté sous caution en général. Nous connaîtrons mieux ainsi le fonctionnement du système et pourrons proposer une réforme législative qui est réellement étayée par des preuves.

La sénatrice Batters : Il y a également une chose à ce sujet, à savoir que l’examen quinquennal...

Le président : Je dois vous interrompre, sénatrice. Nous sommes tous à court de temps.

Mme Myers : Je m’excuse.

La sénatrice Batters : Il ne s’agit pas du Sénat, mais seulement de la Chambre des communes.

La sénatrice Clement : Je vous remercie d’être ici. Vous parlez tous avec tant d’empressement d’un système qui est déjà en crise. Je vais simplement poser mes questions.

Maître Jones, je reprendrai là où la sénatrice Jaffer s’est arrêtée. Vous avez parlé des revendications de la population à court terme. C’est pourtant une réalité. En tant que législateurs, comment sommes-nous censés y répondre? Je n’en sais rien. Certaines personnes ne s’y intéressent pas ou ne s’en soucient pas, mais la question m’intéresse. Je m’en préoccupe en tant que personne devant communiquer avec la population.

Madame Myers, nous avons entendu la semaine dernière des témoins dire que c’est la bonne chose à faire, mais qui n’ont pas de preuves pour l’étayer. Dans votre présentation, vous avez toutefois cité quelques chiffres. Il y a eu des événements tragiques. Les gens sont indignés, mais les dispositions doivent être fondées sur des preuves. Quelles sont donc les données dont vous disposez pour déterminer si les changements proposés dans le projet de loi peuvent ou non assurer la sécurité publique?

Maître Spratt, vous êtes sur place au quotidien. Pouvez-vous nous dire quels investissements seraient nécessaires? Un témoin précédent a parlé des programmes de vérification et de supervision des mises en liberté sous caution. Devrions-nous y investir? Dans quel autre mécanisme devrions-nous verser des fonds?

Voilà les questions que je voulais vous poser à tous les trois.

Me Jones : Je vais commencer. En ce qui concerne les revendications de la population à court terme, la Cour suprême du Canada a parlé de voir l’administration de la justice à long terme et de s’attarder à la confiance durable du public envers celle-ci. Si nous insistons sur un élément qui — comme vous l’avez dit à juste titre — est essentiel et important, mais qui pourrait changer d’ici un an, et que nous prenons des mesures drastiques pour y remédier sans vérifier l’incidence que la décision aura sur le système d’ici 5 à 10 ans, voilà qui pourrait avoir un effet réel sur la façon dont les gens perçoivent le système dans 5, 10 ou 15 ans. C’est plus important et pressant que de s’attaquer à une chose qui, comme nous l’avons tous dit, ne pose peut-être pas un problème nécessitant ce type d’intervention draconienne, à la lumière des données empiriques.

Le président : Je vous remercie.

Pouvez-vous répondre, madame Myers?

Mme Myers : Il est extrêmement important de reconnaître la posture incroyablement difficile des victimes et des gens, au sein de la population, qui revendiquent et expriment leurs préoccupations à l’égard du système. Le problème, c’est que la solution proposée ici ne sera tout simplement pas efficace. Voilà ce qui est épineux. Tout le monde est favorable au renforcement de la sécurité publique et admet que le système est défaillant. Le problème, c’est que cette solution pourrait être inefficace, voire causer du tort.

Il faut prendre en compte les preuves que j’ai apportées : les observations au tribunal des procédures en cours, les tendances à long terme de notre recours à la détention avant le procès, la reconnaissance que ceux qui sont finalement libérés se voient imposer une supervision et de nombreuses conditions de libération et sont surveillés dans la communauté, et la création d’un risque accru si l’individu s’enfonce dans le système. Tous ces éléments nous permettent de comprendre que notre système comporte de nombreuses failles qui ne seront tout simplement pas résolues par ce type d’amendement, et qui nécessitent une approche beaucoup plus créative et agressive.

Me Spratt : Lorsqu’il s’agit de questions relatives à la Charte, il est très dangereux d’adopter des mesures législatives en fonction de l’opinion publique, car la Charte est conçue pour protéger les minorités contre la majorité écrasante. Si vous voulez rassurer la population, le meilleur moyen est de s’assurer que les personnes qui passent par les tribunaux de libération sous caution bénéficient d’un soutien.

Vous avez mentionné les programmes de vérification des mises en liberté sous caution de la Société John Howard; nous avons entendu parler de l’hébergement pour les mises en liberté sous caution. Il s’agit de systèmes incroyablement progressifs qui peuvent accroître la sécurité publique.

L’autre chose que je dirais, c’est que nous devons faire preuve de prudence, car il y a déjà un problème d’interventions policières excessives. Or, les ressources policières peuvent être utilisées pour des vérifications de conformité au lieu de l’arrestation de personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Les ressources peuvent donc être redistribuées. Nous pouvons dire à la population que ce qui assurera sa sécurité, ce n’est pas de jeter une personne en prison, ou de la garder quelques jours de plus derrière les barreaux. Il faut plutôt que l’individu ait le soutien d’organisations communautaires et qu’il ait tout pour réussir. C’est ce que tout le monde souhaite au sein du système de libération sous caution.

Le président : Je vous remercie, maître Spratt.

La sénatrice Pate : Sénatrice Clement, je suis ravie que vous ayez eu la parole avant moi, parce que je vais dire une chose, puis j’invite chacun d’entre vous à la commenter.

Hier, nous avons célébré le premier Noir à devenir Président au Canada. Aujourd’hui, nous célébrons le premier Autochtone à devenir premier ministre au Canada. Nous portons également des épinglettes pour commémorer les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. À mes yeux, le travail de votre vie à tous a consisté à chercher des moyens de polariser un système qui a une incidence négative disproportionnée sur les personnes mêmes qui ont le moins confiance dans le système de justice pénale, et à juste titre. Nous sommes en train de discuter d’un projet de loi qui, selon moi, sera très cher à appliquer. Il n’augmentera pas la sécurité publique. Où ferions-nous mieux de verser ces ressources?

Je voudrais prendre appui sur ce que vous avez déjà dit. Nul besoin de parler encore de la surveillance des personnes en liberté sous caution. Or, il y a aussi des infrastructures qui ne sont pas mises en place du côté des systèmes de santé, des soutiens du revenu, des soutiens sociaux et des soutiens en santé dont vous avez parlé.

Il serait utile que vous preniez votre temps de parole pour en dire plus là-dessus. Je pense que vous avez déjà abordé certaines des questions que j’allais poser.

Le président : Puis-je inviter chaque témoin à prendre environ une minute pour répondre, en commençant par Me Jones?

Me Jones : Devant les tribunaux de libération sous caution, nous voyons de plus en plus souvent des personnes accusées, même à outrance, de ne pas respecter les conditions, en raison essentiellement de leur situation sociale. Elles n’ont pas de logement, d’emploi, de centre de traitement, et ainsi de suite. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que criminaliser une personne qui a tiré la courte paille de la vie ne fait pas du tout avancer la cause de la justice.

C’est ce que nous constatons dans les tribunaux de libération sous caution : nos concitoyens sont punis pour avoir essentiellement...

La sénatrice Pate : ... en raison des défaillances du système.

Me Jones : C’est exact. Voilà ce que nous constatons.

La sénatrice Pate : Je suis désolée, je ne voulais pas...

Le président : Il arrive que la sénatrice Pate témoigne en réponse à ses questions.

Voulez-vous répondre, madame Myers?

Mme Myers : Nous devons tenir compte de l’arriéré énorme qui, nous le savons, afflige notre système judiciaire, et dont la Cour suprême du Canada a admis l’existence. Un des grands obstacles a trait au volume de dossiers, puis à leur traitement. Un élément de solution consiste à réduire le nombre d’infractions mineures qui aboutissent dans le système. Il faut trouver des moyens de les tenir à l’écart pour que nous puissions concentrer nos ressources limitées aux affaires les plus graves et risquées.

Nous devons être en mesure de traiter sans tarder tous les dossiers qui entrent dans le système. Ainsi, les accusations suspendues ou retirées sortiront du système le plus vite possible, et les individus qui seront finalement déclarés coupables des faits présumés seront tenus responsables sans délai.

La meilleure façon de prévenir la criminalité est d’investir dans nos collectivités, qu’il s’agisse de soins de santé, d’éducation ou d’aide sociale. Il faut aussi maintenir les gens dans leur milieu. Le fait de retirer une personne de sa collectivité, même pour de courtes périodes, est extrêmement déstabilisant, et peut entraîner la perte d’un emploi, de la capacité à s’occuper de ses enfants ou une distanciation des divers services sociaux qui l’empêchent de commettre d’autres délits.

Le président : Je vous remercie.

Me Spratt : Un vieil adage dit que les gens blessés blessent les autres, mais la prison fait du tort aux gens. C’est donc un cercle vicieux. Or, certains ont intérêt à ce que celui-ci se perpétue. Nous pouvons toutefois réaffecter les ressources. J’ai assisté hier au lancement du livre de Benjamin Perrin, l’ancien conseiller de Stephen Harper en matière de justice. Il a présenté un grand nombre de programmes, comme le programme de justice collaborative offert ici, au palais de justice d’Ottawa, et les programmes de déjudiciarisation de la Société Elizabeth Fry. Tous ces programmes permettent de sortir les gens de la détention, de briser le cycle, et de travailler en amont, en conjonction avec certains services sociaux dont vous avez parlé.

Il y a aussi des organisations qui doivent implorer les autorités pour obtenir le moindre sou. Aucune somme ne leur est jamais remise, contrairement à d’autres organisations. Toutes ces choses sont importantes. En ce qui a trait aux délais de traitement, les juges y contribuent. Nous devons donc nous assurer d’avoir un effectif complet de juges, tant au provincial qu’au fédéral.

Le président : Je vous remercie, maître Spratt.

Le sénateur D. Patterson : J’ai été étonné par la ferme dénonciation du projet de loi, et je ne vais pas m’étendre sur les raisons, motivées par la politique, les mesures déjà punitives, et ainsi de suite. Or, tous les partis de la Chambre des communes ont adopté à l’unanimité ce projet de loi sans étude et, comme certains d’entre vous l’ont souligné, sans données.

Je vois ici quelques suggestions de rafistolage du projet de loi, si je puis me permettre. Me Spratt dit que le paragraphe 1(4) est trop large. Mme Myers affirme que la recommandation de l’Association canadienne des libertés civiles à propos de l’article 493.2 a une certaine valeur. Elle a même suggéré que l’examen quinquennal prévu au projet de loi soit étendu à l’ensemble du système de mise en liberté sous caution. Je trouve que nous disposons d’un grand nombre d’éléments pour formuler des observations sur l’ensemble du système, ce qui ne manque pas de culot, à mes yeux.

Nous sommes des parlementaires non élus. Vous avez dénoncé le projet de loi en disant qu’il ne fonctionnerait pas, qu’il ne changerait pas grand-chose, et qu’il pourrait même empirer la situation. Que nous recommandez-vous de faire du projet de loi, à part, si j’ose dire, les changements mineurs que vous recommandez? Votre dénonciation était très ferme. Pensez-vous qu’il ne vaut pas la peine d’aller de l’avant avec ce projet de loi?

Me Jones : En fait, c’est la raison pour laquelle nous avons un système parlementaire bicaméral. C’est pourquoi la Chambre haute est censée être l’endroit pour réaliser un second examen objectif, qu’elle soit élue ou non. C’est la raison pour laquelle je suis fier d’être ici. Votre organisation prend le travail législatif au sérieux — un travail fondé sur des données empiriques et non sur la popularité politique.

Je suis d’avis que le travail effectué ici consiste à élaborer de bonnes politiques publiques. C’est ce que les politiques publiques sont censées être. C’est ce que j’enseigne à mes étudiants en droit. Je leur dis que la loi est censée être ancrée dans la réalité et non dans ce qui est populaire ou à la mode. C’est dangereux.

Mme Myers : À votre commentaire selon lequel la Chambre des communes a adopté ce projet de loi si rapidement, en une seule journée, sans le renvoyer en comité, je répondrai qu’il n’est pas très populaire de ne pas vouloir se montrer sévère à l’égard de la criminalité. Mais il n’y a pas de lien entre cette solution et le problème. Cela contribue à la difficulté. J’aimerais vraiment vous demander de ne pas adopter ce projet de loi, mais je comprends et reconnais que cela est peu probable. Cela étant, je donne mon appui aux amendements très soigneusement réfléchis de mes collègues qui ont une formation juridique.

Au bout du compte, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un problème que des dispositions législatives peuvent résoudre et j’estime donc que la solution ne convient pas.

Me Spratt : La moitié de la Chambre des communes affirme que ce projet de loi ne changera rien et qu’il n’est pas assez sévère. Pourtant, la moitié de la Chambre des communes, sans données à l’appui, semble dire que ce petit rafistolage est une panacée pour les problèmes perçus. C’est la raison pour laquelle je suis heureux que ce soit à l’étude aujourd’hui. J’examine le registre parlementaire, et les tribunaux le font aussi, et il y a une raison pour laquelle les comités sénatoriaux sont cités plus souvent. C’est parce qu’une partie de la partisanerie est laissée de côté.

J’insiste pour que cette réalité soit clairement exposée à la Chambre des communes. Les tribunaux vont examiner un projet de loi qui n’est pas étayé par des données et se demander si l’objectif du projet de loi est confirmé par les données. Est-ce qu’il existe un lien rationnel? S’il n’y en a pas, ou si le parti qui propose le projet de loi ne peut pas démontrer qu’il y a un lien rationnel, pourquoi l’adopter?

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à vous trois. J’aimerais revenir à ce que vous avez dit, monsieur Jones, sur le rôle du Sénat comme un lieu de réflexion qui est en principe dégagé de la clameur publique pour une chose ou son contraire.

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles ne devrait-il pas se lancer, en 2023, dans une étude approfondie du système de justice pénale?

Depuis des années, le comité fait des observations et introduit des amendements. Nous en sommes venus à parler du système de justice pénale comme du projet de loi C-75, du projet de loi S-248 ou du projet de loi C-48; cela devient complètement abstrait. On pense répondre à la clameur publique, alors qu’on manque de données.

Notre responsabilité première devrait-elle être d’examiner très sérieusement l’ensemble du système et de le décortiquer en chapitres en tenant compte de l’enjeu de la liberté sous caution comme de l’un des éléments?

Nous avons une contribution à faire pour éclairer notre propre réflexion, mais aussi pour éclairer celle du public et peut-être influencer la clameur publique.

[Traduction]

Me Jones : Je suis favorable à une étude globale de notre système de justice pénale pour cette raison : ce qui se passe à l’étape de la mise en liberté sous caution suit l’accusé. Ma collègue de l’Université de Windsor, Mme Jillian Rogin et bien d’autres ont déclaré que ce qui se passe à l’étape de la mise en liberté sous caution influe sur ce qui se passe au moment de la condamnation, sur ce qui se passe au cours du procès, et ainsi de suite. Je reconnais qu’une étude globale serait préférable à une approche fragmentaire, mais cela dépasse nettement mes compétences. Je ne sais pas comment cela pourrait s’amorcer, mais une telle initiative est plus que nécessaire.

Mme Myers : C’est particulièrement vrai dans le contexte de notre système de mise en liberté sous caution, un système qui n’a pas fait l’objet d’une étude intensive depuis la Loi sur la réforme du cautionnement, au début des années 1970. Nous devrions réfléchir à l’importance de prendre du recul et de procéder à un examen approfondi et fondé sur des principes de la loi qui réunit des intervenants du système de justice, des universitaires et des parties prenantes des collectivités. Nous devrions réfléchir aux objectifs de la mise en liberté sous caution, à ce que nous essayons de réaliser. Nous devrions ensuite définir très clairement et spécifiquement la manière dont nous voulons que les intervenants du système de justice évaluent les différents facteurs.

Nous pourrions nous inspirer de l’incroyable succès de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la LSJPA, à plusieurs égards. Il y a certainement des défis à relever, mais l’une des raisons pour lesquelles la LSJPA a si bien réussi à réduire le recours à la détention des jeunes est qu’il s’agissait d’une toute nouvelle loi qui a misé sur des ressources considérables et sur l’éducation des décideurs. On leur a dit qu’il fallait faire les choses différemment et proposé les façons de les envisager. Les données confirment aujourd’hui que cette démarche a été remarquablement efficace. Je pense qu’il est possible de faire la même chose avec la mise en liberté sous caution.

Me Spratt : Je suis tout à fait d’accord. Le Code criminel est un Frankenstein monstrueux et lourd, composé de dispositions disparates qui ont été ajoutées au fil des ans. Le problème tient notamment au fait qu’une grande partie des dispositions législatives adoptées — celles que vous étudiez — découlent de scénarios factuels très particuliers et uniques. C’est ce qui nous donne cette loi fragmentaire. Regardez la numérotation du Code criminel. Je ne sais pas jusqu’où on peut aller à coups de « point un » et de « point deux » sans qu’il devienne trop lourd.

C’est important, car nous sommes tous censés connaître la loi, n’est-ce pas? L’ignorance n’est pas une excuse, et le Code criminel est un ouvrage volumineux. Nos lois devraient être simples et faciles à suivre. Je pense qu’il y a du travail à faire dans ce domaine.

Le sénateur Gold : Je ne vais pas poser de question, alors ce sera encore plus rapide. Je sais cependant que certains de mes collègues trouvent inquiétant d’entendre cela.

Je suis le parrain du projet de loi, et je vous remercie d’être venus. Je pense que vous avez vraiment ajouté de la valeur à notre étude. En ma qualité de sénateur, je vous suis aussi très reconnaissant de ce que vous avez apporté, car vous avez un travail à accomplir. Dans ce cas particulier, nous sommes les seuls, à ce comité, à avoir étudié le projet de loi pour les raisons dont nous avons parlé.

En tant qu’ancien professeur de droit constitutionnel, cela me fait chaud au cœur de vous voir, tous deux de la jeune génération, si compétents. Maître Spratt, c’est toujours un plaisir de vous voir ici.

En tant que représentant du gouvernement au Sénat, je peux également vous assurer que dans le cadre de notre étude, nous allons examiner attentivement ces témoignages et les prendre sérieusement en considération. Encore une fois, je n’ai pas la prétention de parler au nom de qui que ce soit d’autre, mais personnellement, je tiens à vous remercier de votre présence.

Le président : Cela m’amène à la conclusion de cette réunion. Je tiens auparavant à remercier tous nos témoins de leur participation, de leur présence et de leurs réponses aux questions. Je pense que cela a été très utile au comité. J’ajouterai, en passant, que vous pouvez avoir la certitude d’être réinvités régulièrement, compte tenu des compliments que vous avez adressés au Sénat et au comité sénatorial.

J’aimerais rappeler aux sénateurs que nous poursuivrons avec une réunion un peu plus longue demain, à compter de 11 h 15, dans la même salle. Il s’agira de la dernière comparution de témoins au sujet du projet de loi C-48. Je ne serai pas présent demain, mais vous serez habilement présidés par le sénateur Boisvenu. Nous commencerons l’étude article par article du projet de loi le mercredi 18 octobre. Si vous envisagez des amendements, il serait utile que vous commenciez à les préparer de sorte que vous puissiez les soumettre aux autres membres du comité en temps utile. Comme cela a été le cas lors de notre étude du projet de loi jusqu’à présent, nous nous attendons à une étude article par article solide, fondée sur des principes et réfléchie.

Demain, la réunion va se terminer à 13 h 45. Elle va en fait commencer une demi-heure plus tôt et durer deux heures et demie. C’est entre autres parce que la procureure générale de la Colombie-Britannique a manifesté le désir de témoigner par téléconférence et qu’elle se joindra à nous pour la première partie de la réunion de demain. Je m’excuse de ne pas pouvoir être présent.

Sur ce, la séance est levée. Je vous remercie encore une fois de votre présence.

(La séance est levée.)

Haut de page