LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 29 février 2024
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 11 h 45 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-250, Loi modifiant le Code criminel (actes de stérilisation).
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La présidente : Bonjour. Je suis la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique.
[Traduction]
J’invite maintenant mes collègues à se présenter à tour de rôle.
La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, de la Saskatchewan. Je suis également vice-présidente du comité.
[Français]
Le sénateur Carignan : Bonjour. Claude Carignan, du Québec, division des Mille Isles.
[Traduction]
Le sénateur Wells : David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Klyne : Marty Klyne, sénateur de la Saskatchewan, du territoire visé par le Traité no 4. Bienvenue à nos invités.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, de l’Alberta. Je viens du territoire visé par le Traité no 6.
La sénatrice Boyer : Yvonne Boyer, de l’Ontario.
La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Pate : Kim Pate. Bienvenue à tous. Je suis impatiente d’entreprendre cette étude. Je vis ici, sur le territoire non cédé et non abandonné de la nation algonquine anishinabe.
[Français]
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
[Traduction]
La présidente : Merci, sénateurs.
Honorables sénateurs, le comité entreprend son étude du projet de loi S-250, Loi modifiant le Code criminel (actes de stérilisation). Avant de commencer, je tiens à souligner le travail exceptionnel qu’accomplit la sénatrice Boyer depuis des années. Sénatrice Boyer, vous vous dévouez corps et âme chaque fois que vous travaillez sur des questions délicates. Tous les sénateurs tiennent à saluer vos efforts. Je vous remercie infiniment.
Avant que nous entamions cette étude, je tiens à dire que certains témoignages pourraient être difficiles à entendre ou déclencher des réactions chez certains téléspectateurs. Si vous avez besoin de soutien, sachez que vous pouvez communiquer avec la ligne d’écoute téléphonique nationale sur les pensionnats indiens au numéro sans frais 1-866-925-4419. Cette ligne est accessible 24 heures sur 24, sept jours sur sept, à tous les survivants et à toutes les personnes affectées par les pensionnats. Il y a aussi la Ligne d’écoute d’espoir pour le mieux-être qui est à la disposition des Premières Nations, des Inuits et des Métis partout au Canada. Vous pouvez appeler au 1-855-242-3310 ou clavardez en ligne au www.espoirpourlemieuxetre.ca.
Avant de présenter notre premier groupe de témoins, je vais laisser le sénateur Cotter se présenter lui aussi.
Le sénateur Cotter : Bonjour. Je suis Brent Cotter, de la Saskatchewan.
La présidente : J’aimerais vous présenter la marraine du projet de loi, l’honorable sénatrice Yvonne Boyer. Sénatrice, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie pour tout le travail que vous faites. Nous allons tout d’abord entendre votre déclaration liminaire, après quoi nous enchaînerons avec les questions des sénateurs.
L’honorable Yvonne Boyer, marraine du projet de loi : Je vous remercie d’être ici aujourd’hui et de prendre le temps de vous pencher sur ces enjeux, malgré le programme très chargé du comité. Je vais expliquer l’objet du projet de loi et en quoi il est particulièrement important.
Le projet de loi S-250 érige en infraction criminelle le fait de stériliser quelqu’un sans son consentement ou de forcer quelqu’un à subir une stérilisation contre sa volonté. Il modifie le Code criminel du Canada en y ajoutant l’article 268.1, définit ce qu’on entend par acte de stérilisation et prévoit des mesures de sauvegarde relatives au consentement.
Tout au long de mon parcours professionnel, je me suis penchée sur des questions qui touchent à la fois la santé et le droit et qui ont une incidence sur les Métis, les Premières Nations et les Inuits. Bien que j’aie commencé à m’intéresser à la stérilisation très tôt dans ma carrière, je m’occupe activement du dossier de la stérilisation forcée et contrainte depuis 2017, lorsque j’ai été chargée de mener un examen externe de la pratique de la ligature des trompes dans la région sanitaire de Saskatoon. À cette époque, de nombreuses femmes autochtones ont été stérilisées contre leur gré dans le même hôpital de Saskatoon à la suite d’une césarienne. Aucune d’entre elles n’avait consenti à une telle intervention.
Tracy Bannab et Brenda Pelletier ont été les deux premières femmes à dénoncer ce qu’elles ont vécu. Ces deux femmes ont pris la parole, puis deux autres se sont exprimées, puis deux autres encore, tant et si bien qu’elles ont fini par être 16; cependant, certaines ont choisi de ne pas être interrogées en raison de la peur ou d’un traumatisme. Le rapport a été publié le 11 juillet 2017.
Cet examen externe a servi de fondement au premier recours collectif intenté par l’avocate Alisa Lombard, que vous entendrez un peu plus tard. Je crois savoir qu’il y a au moins cinq recours collectifs en instance au pays sur ce sujet.
En 2017, après que l’examen eut été rendu public, la ministre fédérale a déclaré dans une entrevue :
[...] cet enjeu requiert notre attention immédiate, car il peut être très difficile pour les patientes de consulter des professionnels de la santé qui font de la discrimination.
Malheureusement, la question n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait, et par conséquent, de nombreuses femmes autochtones, entre autres, ont été stérilisées après la publication du rapport en 2017.
À l’issue de cet examen, je suis devenue l’une des porte-parole de ces femmes au pays. Bien que le discours public actuel sur cette question ait commencé avec l’examen externe, il existe des documents attestant que la stérilisation forcée et contrainte remonte à de nombreuses années et même à de nombreuses générations, qu’elle fait partie des politiques gouvernementales officielles et des lois eugéniques en Alberta et en Colombie-Britannique et qu’elle a fait l’objet de discussions dans d’autres provinces à divers moments de l’histoire.
Très rapidement, les survivantes de cette pratique horrible m’ont demandé de créer une loi qui criminaliserait le fait de stériliser une personne sans son consentement. Au départ, j’étais réticente en raison des préjudices que subissent depuis toujours les populations autochtones dans le système de justice pénale. Or, j’ai présenté ce projet de loi après que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne eut mené deux études en 2021 et en 2022. Dans le cadre de la première étude, nous avons recueilli les témoignages de personnes handicapées, de personnes intersexuées, de femmes noires de la Nouvelle-Écosse, d’avocats et de représentants du gouvernement. Cette étude nous a permis de comprendre l’ampleur des problèmes. La deuxième étude, au cours de laquelle nous avons entendu des survivantes de la stérilisation forcée, a été l’une des expériences les plus percutantes, émouvantes et déchirantes de mon mandat au Sénat.
Dans le cadre de cette étude, les survivantes ont été claires et ont parlé d’une même voix, réclamant que cette pratique horrible soit criminalisée. Ce projet de loi se veut une réponse directe à leurs appels à l’action. Il donne également suite à la recommandation no 1 du rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne intitulé Les cicatrices que nous portons : La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada — Partie II. La recommandation dit ceci : « Qu’un projet de loi soit déposé afin d’ajouter une infraction relative à la stérilisation forcée et contrainte dans le Code criminel. »
De nombreux cas de cette pratique choquante demeurent confidentiels parce que les survivantes ne souhaitent pas raconter leur histoire publiquement, mais n’empêche que d’autres cas montrent l’importance de ce projet de loi et de son adoption rapide.
Comme vous l’avez sans doute vu dans les médias, en 2019, le Dr Andrew Kotaska a stérilisé une femme inuk de 37 ans sans son consentement, à l’hôpital territorial Stanton, à Yellowknife. Pour vous donner un peu de contexte, le Dr Kotaska a été président de l’Association médicale des Territoires du Nord‑Ouest. Il a pratiqué la médecine pendant des années et a été professeur au département d’obstétrique et de gynécologie de l’Université de Toronto et de l’Université du Manitoba et à l’École de santé publique et de santé des populations de l’Université de la Colombie-Britannique. Il a rédigé des articles sur les soins prodigués aux patients autochtones et, étonnamment, sur le consentement éclairé et l’éthique. Le Dr Kotaska est l’ancien chef de clinique du département d’obstétrique de l’hôpital territorial Stanton de Yellowknife.
La patiente du Dr Kotaska souffrait de douleurs pelviennes et a consenti à l’ablation de l’ovaire droit et de la trompe de Fallope du même côté, si c’était nécessaire. Au cours de l’intervention chirurgicale, le Dr Kotaska a déclaré : « Voyons voir si je peux trouver une raison d’enlever la trompe gauche. » Et c’est ce qu’il a fait. Il l’a stérilisée complètement. Une plainte a été déposée auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux des Territoires du Nord-Ouest et on a tenu une audience par vidéoconférence. La commission d’enquête a conclu que le médecin avait enfreint le code d’éthique et de professionnalisme de l’Association médicale canadienne. Il a été suspendu pendant cinq mois — son contrat arrivait à échéance de toute façon — et il a dû payer 20 000 $ pour les frais de justice liés à l’audience et suivre un cours d’éthique. L’Administration des services de santé et des services sociaux des Territoires du Nord-Ouest et lui-même font face à une poursuite de 6,5 millions de dollars. Le Dr Kotaska est inscrit auprès du Collège des médecins et chirurgiens de la Colombie-Britannique, et j’ai entendu dire qu’il travaillait maintenant en Colombie-Britannique.
Nous avons tous entendu parler du cas de Joyce Echaquan, qui, alors qu’elle était mourante, a filmé la brutalité révoltante dont elle a été victime de la part des infirmières racistes qui la narguaient. L’enquête qui a suivi son décès a révélé qu’elle avait été stérilisée sans son consentement en 2019. De plus, la témoin A, l’une des survivantes qui ont témoigné lors de la deuxième étude du comité, a également été stérilisée en 2018, à l’âge de 24 ans.
Depuis ma nomination au Sénat, mon bureau est considéré comme étant un lieu sûr pour les personnes qui ont été stérilisées sans leur consentement. Au cours des six dernières années, j’ai parlé directement avec des centaines de personnes — des femmes et quelques hommes — qui ont été forcées ou qui ont été ou sont actuellement contraintes de se faire stériliser. Certaines de ces survivantes ont été stérilisées il y a plusieurs dizaines d’années et découvrent seulement aujourd’hui ce qui leur est arrivé; d’autres m’appellent quelques jours ou quelques semaines après avoir été stérilisées. Parfois, elles m’appellent plusieurs fois, sans jamais prendre la parole, jusqu’à ce qu’elles se sentent enfin à l’aise de raconter leur histoire. Pendant les vacances de Noël 2023, j’ai reçu l’un des appels les plus dévastateurs. Il s’agissait d’une autre mère autochtone qui a été stérilisée sans son consentement.
Il y a toujours des personnes qui me contactent pour me demander de l’aide. Certains cas ont fait les manchettes après 2017, mais beaucoup d’autres n’ont pas été signalés. Il s’agit d’un enjeu véritable, qui est d’actualité. Ce n’est pas un problème qui appartient au passé.
C’est terrible pour cette mère inuk, pour Joyce Echaquan, pour les témoins qui ont raconté leur histoire au Sénat et pour toutes les autres personnes qui souffrent aujourd’hui. Je me demande si le projet de loi S-250, s’il avait été adopté à l’époque, aurait empêché tous ces actes de se produire après 2017. Avec ce projet de loi, le Dr Kotaska y aurait-il réfléchi à deux fois avant d’enlever la seule trompe de Fallope qui restait à cette femme inuk qui le poursuit aujourd’hui en justice?
Je pense que ce projet de loi changera les choses pour les femmes et les médecins. Tout au long de cette étude, vous entendrez des experts juridiques, des professionnels de la santé et des personnes directement touchées par la stérilisation forcée. Je vous prie d’écouter ce qu’ils ont à dire et ce qu’ils pensent de ces modifications. En examinant et en adoptant ce projet de loi, le Sénat peut montrer qu’il prend au sérieux les préoccupations de toutes les personnes qui sont vulnérables dans le système de santé.
Je vous remercie du soutien que vous m’apportez depuis des années, du temps que vous consacrez à l’étude de ces enjeux et de votre précieuse collaboration. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
La présidente : Merci, sénatrice Boyer. Je cède maintenant la parole au porte-parole pour ce projet de loi, le sénateur Wells.
Le sénateur Wells : Je vous remercie, sénatrice Boyer, non seulement d’être ici, mais aussi de défendre cette cause avec autant d’ardeur. Beaucoup d’entre nous ne savaient même pas que cette situation se produisait encore au Canada jusqu’à ce que le Comité des droits de la personne, dont je faisais partie, mène ces deux études. J’ai également pris la parole à ce sujet au Sénat il y a près d’un an, à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi.
Sénatrice Boyer, vous proposez des ajouts au Code criminel, qui selon certains — certains détracteurs de votre projet de loi — relèvent des articles 265, 267 et 268, qui portent sur les voies de fait, les voies de fait causant des lésions corporelles et les voies de fait graves.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’accusations portées en vertu de ces trois articles du Code criminel? Pourquoi devrait-on créer une infraction précise relative à la stérilisation forcée?
La sénatrice Boyer : Je vous remercie, sénateur Wells. Ce sont de très bonnes questions. Si ces dispositions avaient été utilisées à bon escient, je ne serais pas ici aujourd’hui. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Selon mes recherches, il n’y a eu aucune condamnation criminelle à la suite d’interventions médicales sur des organes reproducteurs — aucune.
J’estime qu’il est important d’avoir ce projet de loi comme moyen de dissuasion. Le médecin y aurait peut-être pensé à deux fois avant de stériliser sa patiente. J’espère que ce sera le cas à l’avenir.
Je pense que ce projet de loi aidera les survivantes. Elles l’ont demandé à maintes reprises. Il n’y a pas que les survivantes; d’autres l’ont réclamé également. En 2019, si je ne me trompe pas, l’Assemblée des Premières Nations m’avait demandé de présenter une mesure législative dans ce sens et j’avais refusé. Je n’étais pas prête. Ce n’est que lorsque les survivantes ont pris la parole dans le cadre de la deuxième étude du Comité des droits de la personne que j’ai dit : « Je dois le faire. Je n’ai pas le choix. » Les femmes en ont besoin. Les femmes le réclament. Nous devons écouter les survivantes. Après tout, elles sont les mieux placées pour le savoir, car ce sont elles qui l’ont vécu. Voilà pourquoi ce projet de loi est important.
Le sénateur Wells : Merci, sénatrice.
La sénatrice Batters : Je vous remercie, sénatrice Boyer, d’être ici aujourd’hui.
Je voudrais revenir sur la question de mon collègue, le sénateur Wells, afin que les gens qui nous regardent comprennent bien les articles du Code criminel dont il est question. L’article 265 concerne les voies de fait, l’article 267, les voies de fait causant des lésions corporelles, et l’article 268, les voies de fait graves. Ces trois articles figurent actuellement dans le Code criminel et pourraient être invoqués pour intenter des poursuites dans les cas de stérilisation forcée.
Si je regarde votre projet de loi, une chose est très claire : si l’on devait porter des accusations en vertu de votre projet de loi plutôt qu’en vertu des dispositions existantes qui ont des décennies de jurisprudence, il y aurait davantage de choses qu’un procureur devrait prouver au-delà de tout doute raisonnable relativement à cette nouvelle infraction criminelle. Il faudrait prouver qu’il s’agit bien d’un acte de stérilisation selon la définition donnée dans votre projet de loi. Il faudrait également prouver que l’acte a été effectué sans le consentement de la personne. Ce sont des éléments supplémentaires qui pourraient rendre plus difficile l’obtention d’une condamnation en vertu de votre projet de loi plutôt qu’en vertu des articles que j’ai mentionnés précédemment.
Cela dit, n’est-ce pas un peu problématique d’avoir encore plus de choses à prouver? La police va devoir enquêter sur ces éléments, les procureurs vont devoir les prouver et un juge ou un jury va devoir déterminer que c’est effectivement ce qui s’est passé.
La sénatrice Boyer : Je vous remercie, sénatrice Batters, de me permettre d’éclaircir cette question.
Les dispositions relatives aux voies de fait, soit les articles 265, 267 et 268, ainsi que tous les mécanismes provinciaux et territoriaux, exigent également le consentement dans le cas d’interventions médicales. Toutefois, nous n’avons rien trouvé. Nous n’avons pas trouvé de jurisprudence au sujet des cas de stérilisation.
Je pense que l’ajout du nouvel article 268.1 serait suffisant pour dissuader les gens. Cela suffirait pour que les médecins y pensent lors des chirurgies. Ils se diraient : « Me faut-il le consentement pour enlever l’autre trompe de Fallope? Devrais-je m’arrêter, y réfléchir et obtenir le consentement adéquat et éclairé de la personne? »
Il est important que cet article sur la stérilisation figure dans le Code criminel, car c’est un véritable problème. Je tiens à dire que ce n’est pas seulement un problème qui touche les femmes autochtones. Nous avons constaté que c’est également un problème pour les personnes handicapées et pour les personnes intersexuées. Les femmes noires de la Nouvelle-Écosse qui ont témoigné devant le comité ont indiqué que plus de 200 femmes avaient subi une hystérectomie. Était-ce nécessaire? N’est-il pas important d’avoir une mesure comme celle-ci qui amène vraiment les gens à réfléchir avant de stériliser une femme?
Je pense que ce projet de loi est important. Il doit être adopté. Si les autres dispositions du Code criminel avaient été bien utilisées, je n’aurais pas besoin d’être ici aujourd’hui. Merci.
La sénatrice Batters : Sénatrice Boyer, je constate qu’aux termes de votre projet de loi, au paragraphe (2)...
La présidente : Pouvez-vous continuer au deuxième tour?
La sénatrice Batters : Bien sûr.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Sénatrice Boyer, merci beaucoup d’être avec nous ce matin et surtout d’avoir pris en main cette cause importante.
[Traduction]
Grâce à vous, les choses ont évolué et des recours collectifs ont été déposés. Les collèges de médecins réagissent et acceptent même d’offrir davantage de formation. Ce que vous avez fait a ouvert les yeux à beaucoup de gens, ici et ailleurs. Merci beaucoup.
J’ai une question plus technique. Elle concerne le contenu du projet de loi. En ce qui concerne l’incidence juridique, j’imagine que vous n’avez pas consulté de représentants du ministère de la Justice, de conseillers juridiques ou de procureurs de la Couronne à ce sujet.
La sénatrice Boyer : J’ai bien sûr consulté le Bureau du légiste. J’ai communiqué avec eux à plusieurs reprises, car la première question qui se posait était la suivante : cette pratique doit-elle être incluse dans le même article que la mutilation des organes génitaux féminins? Cette question a été sérieusement examinée et, non, elle ne devrait pas l’être. La stérilisation est une question d’une telle importance et d’une telle portée qu’elle doit faire l’objet d’un article distinct. C’est l’une des choses auxquelles j’ai beaucoup réfléchi, y compris l’endroit où il fallait l’insérer. Cela devrait-il figurer dans les dispositions relatives aux voies de fait? C’est une autre question que le légiste et moi-même avons examinée à plusieurs reprises.
Voilà donc ce que nous avons décidé. Si quelqu’un pense qu’il faudrait apporter d’autres amendements afin de renforcer ce projet de loi, je serai heureuse de les examiner.
Le sénateur Dalphond : J’ai une question un peu plus directe : avez-vous consulté des avocats spécialisés en droit criminel, que ce soit des avocats de la Couronne ou de la défense? Les aspects techniques sont parfois embêtants.
La sénatrice Boyer : Oui. J’ai consulté des avocats spécialisés en recours collectifs. Plusieurs avocats se sont penchés là-dessus. Merci.
Le sénateur Dalphond : L’un des crimes se trouve au dernier paragraphe du projet de loi, soit le paragraphe (7) intitulé « Stérilisation forcée ». Cette disposition ne vise pas le médecin ni la personne qui procède à la stérilisation, mais plutôt la personne qui a enclenché la demande de stérilisation et qui a forcé la femme à consentir à ce processus. C’est ce que je comprends. C’est donc un crime distinct du crime principal, qui est de procéder à la stérilisation sans le consentement de la personne.
La sénatrice Boyer : Oui, c’est exact. Je peux vous donner un exemple.
Ce que je vais dire est public et non confidentiel. L’une des femmes que nous avons interrogées dans le cadre de l’examen externe s’est fait dire par le personnel infirmier et d’autres professionnels de la santé que, parce que son premier enfant souffrait de paralysie cérébrale, elle devait être stérilisée après avoir eu son deuxième enfant. Elle était sur le point d’accoucher. Elle ne voulait pas signer le formulaire de consentement. Elle hésitait à le signer parce qu’elle voulait avoir d’autres enfants, mais les professionnels de la santé lui ont dit que si elle ne signait pas le formulaire de consentement, son deuxième enfant pourrait souffrir lui aussi de paralysie cérébrale. C’est quelque chose qui pourrait être visé par cette disposition. La femme a signé le formulaire parce qu’elle ne voulait pas que son deuxième enfant soit atteint de paralysie cérébrale.
Le sénateur Dalphond : Merci.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question porte sur la stérilisation en tant que telle. Dans la version française, par opposition à la version anglaise, on parle surtout de la stérilisation effectuée de manière chirurgicale, mais je crois comprendre qu’il y a aussi des façons de faire de la stérilisation féminine ou masculine avec des produits chimiques, notamment. Si c’est interdit de façon chirurgicale, cela ouvrira peut-être la porte à l’utilisation de méthodes chimiques. En anglais, il y a A et B, ce qui n’est pas le cas en français.
[Traduction]
Le projet de loi précise : « any other act performed on the person for the primary purpose [...] ».
[Français]
Peut-être que ça entre là-dedans, mais en français, ce n’est vraiment pas évident que cette notion est incluse. Avez-vous pensé à cela?
[Traduction]
La sénatrice Boyer : Non, je n’ai pas pensé à cela, mais vous avez raison, il faut que ce soit précisé. La castration chimique existe et c’est un point que nous pourrions examiner dans le cadre d’un éventuel amendement afin de nous assurer que les deux versions correspondent en français et en anglais. Je veillerai à ce que cette question soit examinée.
[Français]
Le sénateur Carignan : Très bien. Normalement, dans les situations ou dans les cas où l’on a des victimes et où la victime s’est principalement basée sur les agressions sexuelles ou des éléments relatifs à la vie privée, il y a un article dans le code qui autorise des ordonnances de non-publication. Je n’ai pas constaté que vous aviez modifié cet article-là, qui permet de garder le nom de la victime confidentiel lorsqu’il y a une accusation. Est‑ce une adaptation à faire dans ce cas également? J’imagine que c’est quelque chose que vous voulez aussi protéger, la confidentialité de la victime, lorsque cela produit? C’est peut‑être un oubli; je ne sais pas.
[Traduction]
La sénatrice Boyer : Nous ne manquerons pas de nous pencher sur cette question. C’est un bon point et je vous remercie de l’avoir soulevé. Je vous reviendrai là-dessus. Merci.
Le sénateur Cotter : La sénatrice Boyer et moi nous sommes connus lorsque nous étions jeunes à Moose Jaw. Nous nous connaissions sous les noms d’Yvonne et de Brent. Sénatrice, votre leadership dans ce dossier est remarquable, et vous êtes une héroïne à mes yeux et aux yeux de bien des gens.
J’ai deux types de questions. Ma première fait suite aux questions du sénateur Dalphond. Dans sa réponse au rapport du comité sénatorial intitulé Les cicatrices que nous portons : La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada — Partie II, le gouvernement fédéral a indiqué qu’il suivait de près la progression de cette mesure législative et que le ministre de la Justice avait rencontré la marraine du projet de loi — je suppose que c’était vous — et qu’il s’était engagé à travailler avec elle dans ce dossier. Y a-t-il eu des progrès en ce sens? Je pense que le sénateur Dalphond sous-entend que votre leadership dans ce domaine serait considérablement enrichi si le gouvernement s’engageait et présentait peut-être même un projet de loi gouvernemental. Les choses avanceraient plus rapidement. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez?
La sénatrice Boyer : Oui, le ministre Lametti et moi avons discuté de ce projet de loi en long et en large. J’ai également parlé avec le ministre Miller. Ils y étaient tous deux très favorables. Leur soutien est important, mais les survivantes se sont adressées à moi. Elles sont la priorité. Elles m’ont demandé de présenter ce projet de loi. Je ne veux pas que le gouvernement le fasse. Je veux le faire pour les survivantes. C’est essentiel.
Le gouvernement n’a jamais dit non plus qu’il voulait s’en charger. Il a dit qu’il m’appuyait, qu’il m’aiderait et qu’il ferait tout ce qui est nécessaire. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Nous avons le soutien du gouvernement et je m’en réjouis.
Le sénateur Cotter : J’ai une question un peu plus technique. Les questions relatives au consentement à ce qui serait normalement considéré comme des voies de fait se trouvent déjà dans le Code criminel, et certaines ont déjà été mentionnées. On aurait en quelque sorte une façon un peu plus élaborée d’évaluer le consentement. On pourrait toutefois se retrouver avec le problème dont a parlé la sénatrice Batters; cela pourrait créer des protections qui n’y figurent pas autrement. Premièrement, cette approche relative au consentement est-elle conforme aux autres formes de consentement, notamment dans les cas d’agression sexuelle? Deuxièmement, comment la sanction proposée ici se compare-t-elle à d’autres types de sanctions associées à des voies de fait graves?
La sénatrice Boyer : Je vous remercie de votre question. C’était d’ailleurs l’une de mes questions : pourquoi 14 ans? Cela concorde avec de nombreuses sanctions énoncées dans le Code criminel. C’est en fait mentionné 83 fois dans le Code criminel, et cela concorde également avec la mutilation d’organes génitaux féminins. Je pense que c’est probablement la raison pour laquelle on a opté pour une peine de 14 ans. Je suis désolée — quelle était la première question?
Le sénateur Cotter : On trouve une disposition détaillée sur le consentement. Dans quelle mesure cette disposition correspond-elle aux autres dispositions relatives au consentement figurant dans le Code criminel pour des voies de fait graves?
La sénatrice Boyer : Le concept de consentement a été élaboré à partir de ce que nous avons vu et entendu. Lorsqu’une famille autochtone est touchée par un acte de stérilisation, il ne s’agit pas d’une seule personne. Ce sont plusieurs générations qui sont touchées. Le consentement que l’on trouve ici se rapporte à une vie complexe touchée par la colonisation et le racisme systémique au sein du système de santé.
En ce qui concerne le consentement, nous avons quatre piliers très importants pour évaluer la capacité de la personne qui donne son consentement et pour examiner tous les risques et toutes les conséquences associés à ce consentement en particulier.
Si une patiente consulte son médecin parce qu’elle souhaite se faire ligaturer les trompes et que le médecin lui répond : « D’accord, mais je vais d’abord vous expliquer toutes les méthodes de contraception, par exemple, que vous pourriez envisager à la place », il faut que la patiente ait le temps d’évaluer ce que dit le médecin. La patiente doit pouvoir prendre cette décision à un bon moment, et non pas entre deux contractions, comme cela s’est déjà vu. Le médecin ne peut pas lui demander son consentement entre deux contractions, car elle n’est pas dans son état normal. De même, il ne peut y avoir de coercition. Par exemple, lorsqu’une patiente entre dans le bureau de son médecin pour un examen de santé annuel, le médecin ne peut pas lui dire : « Aimeriez-vous avoir une ligature des trompes? »
Ce qui est un peu différent avec ce projet de loi, c’est que le médecin n’a pas le droit de le mentionner. La patiente doit le demander de son plein gré : « J’aimerais me faire ligaturer les trompes. » Ce n’est pas au médecin de lui offrir. Je pense que c’est un peu différent. La notion de consentement dans ce projet de loi est très différente des exigences de consentement qu’on retrouve dans le Code criminel.
Le sénateur Cotter : Merci. C’est très intéressant.
La sénatrice Pate : Je vous remercie, sénatrice Boyer. J’aimerais que vous reveniez sur certains points qui ont été soulevés. C’est une conversation que vous et moi avons déjà eue en dehors de cette enceinte.
Nous savons tous qu’il est difficile d’invoquer la loi, en particulier lorsqu’il s’agit de violence à l’égard des femmes et, plus particulièrement, à l’égard des femmes autochtones, notamment parce qu’elle établit une norme de comportement auquel on s’attend de la part de certaines personnes, en l’occurrence des professionnels de la santé, et qu’il y a aussi l’aspect des sanctions. Pour les victimes de violence, très souvent, la seule chose qu’elles ont en tête ou qui leur est proposée est une réforme du droit pénal. En tant que sénateurs, c’est l’un des rares domaines où nous pouvons avoir un impact.
J’aimerais vous donner la possibilité de parler des autres options que vous avez examinées. Vous avez mentionné Joyce Echaquan. Que fait-on du racisme et de la misogynie qui pourraient faire en sorte que des personnes ne soient pas accusées d’une infraction criminelle dans ce contexte? Les médecins auront les moyens de se défendre; les organismes de normes professionnelles feront aussi appel à des avocats. À mon humble avis, je crains vraiment que ce soit une autre gifle pour les femmes parce que des personnes pourraient ne pas être accusées et cela pourrait finir par causer des préjudices supplémentaires.
Si vous êtes à l’aise de nous en parler, que pensez-vous de la proposition de l’Association des femmes autochtones du Canada d’utiliser le modèle de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, en ce qui concerne le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause?
Alors que Joyce était traitée de manière brutale et inhumaine, d’autres personnes dans le même hôpital étaient bien traitées. Comment pouvons-nous nous attaquer à ce genre de questions? Vous avez parlé de l’effet dissuasif. Cela fait partie du rôle du droit pénal, mais quels sont les autres mécanismes qui doivent être mis en place à cet égard?
La sénatrice Boyer : Pour ce qui est de la question du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, c’est la première chose que j’ai soulevée auprès du légiste. J’ai dit : « Je veux un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause à tous les égards ». C’est différent de ce que l’on voit dans le Code criminel. On m’a dit que la question du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause y était déjà sous-entendue. Si je pouvais l’ajouter, je le ferais. Le sénateur Carignan et moi pourrions peut-être en discuter.
J’ai travaillé sur d’autres dossiers avant de m’attaquer à ce projet de loi. Lorsque je suis devenue sénatrice, mon premier discours portait sur la stérilisation forcée. Cette question fait partie de ma vie depuis que je suis toute petite, mais elle n’était pas au cœur de mes préoccupations comme elle l’est aujourd’hui. Je devrais vous raconter comment cela a commencé.
J’étais titulaire d’une chaire de recherche du Canada en santé et bien-être des Autochtones à l’Université de Brandon. Je m’exprimais souvent ouvertement sur les enjeux touchant les Autochtones, notamment en matière de santé, car mon travail consistait à étudier les questions se rapportant à la fois à la santé et au droit. J’ai reçu un appel de Betty Ann Adam, du Saskatoon StarPhoenix, qui m’a dit : « Il y a deux femmes dans mon bureau qui disent avoir été stérilisées contre leur gré. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. » J’ai répondu : « C’est contre la loi. Le Code criminel contient des dispositions relatives aux voies de fait. Il y a le droit autochtone et le droit international. C’est contraire au droit inhérent. » J’avais beaucoup de choses à dire. Après m’avoir écouté, elle a publié un premier article à ce sujet. Ces deux femmes étaient Tracy Bannab et Brenda Pelletier. Elles ont dénoncé ce qu’elles ont vécu et, comme je l’ai déjà dit, beaucoup d’autres femmes se sont manifestées par la suite.
Je me suis alors dit : « Comment allons-nous mettre un terme à cette pratique? C’est complètement fou. » J’étais comme bon nombre d’entre vous, qui pensez probablement : « N’est-ce pas une chose du passé? Pourquoi cela se produit-il encore aujourd’hui? »
J’ai commencé à réfléchir à quand tout ceci allait s’arrêter. C’est alors que j’ai reçu un appel de la direction de la santé publique de la Saskatchewan, dans la région sanitaire de Saskatoon. Ils souhaitaient que je procède à un examen externe de leurs politiques en matière de ligature des trompes. J’ai répondu : « J’ai parlé en mal de vous partout au pays. Voici quatre ou cinq entrevues dans lesquelles je vous ai critiqué en long et en large. » Ils m’ont répondu : « Non, les aînés veulent que ce soit vous. » J’ai répondu : « D’accord, dans ce cas, si les aînés veulent que je le fasse, je vais y réfléchir. » J’ai accepté de le faire car je voulais que le rapport soit rendu public. Je savais que j’aurais les ressources nécessaires pour faire un bon travail et que je serais épaulée par une personne qui connaissait l’hôpital. J’étais une ancienne infirmière de bloc opératoire, alors je connaissais la culture de l’hôpital. La Dr Judy Bartlett, une médecin métisse, était à mes côtés. Nous connaissions toutes les deux la culture de l’hôpital et nous avons mené ensemble cet examen externe. Nous avions quelqu’un avec nous qui parlait le cri, car la première langue était le cri. Nous nous sommes rendus dans les zones desservies par la direction de la santé publique de Saskatoon, où l’on trouve une importante population de 300 000 habitants. Nous avons affiché des demandes dans les salles de bingo, les centres de santé, les cliniques et les magasins. Des gens nous appelaient avec un interlocuteur cri au bout du fil. C’est ainsi que nous avons pu parler à ces femmes et recueillir leurs témoignages sur ce qu’elles avaient vécu.
C’était le tout début. Nous avions avec nous une aînée crie bien connue à Saskatoon, Mary Lee. Elle nous a aidés à faire les entrevues. C’était tellement difficile d’écouter ces femmes traumatisées que chaque matin, nous nous tenions toutes les trois par la main et nous priions pour avoir la force de passer à travers la journée afin de pouvoir aider ces femmes. Lorsque les femmes interrogées s’écroulaient, Mary les prenait dans ses bras jusqu’à ce qu’elles cessent de pleurer et nous pouvions alors poursuivre l’entrevue. C’est ainsi que tout a commencé. C’est ce qui a mené à la rédaction du projet de loi.
Lorsque je suis arrivée au Sénat, mon premier discours portait sur la stérilisation. Je me suis dit : « Eh bien, voilà. Je suis sénatrice. Je vais pouvoir m’adresser au gouvernement pour découvrir pourquoi cette pratique perdure encore aujourd’hui. » C’est ce que j’ai fait. J’ai eu de nombreuses réunions avec des représentants du gouvernement. Ils ont essayé. Ils ont mis sur pied un groupe consultatif autochtone et m’ont dit qu’ils allaient veiller à ce que les gens aient accès à une éducation qui soit adaptée à leur culture. Je me suis dit : « Mais qui va arrêter ce massacre? » Je recevais ces réponses, mais je ne les comprenais pas tout à fait parce que je n’avais jamais travaillé pour le gouvernement auparavant. Je ne savais pas dans quelle mesure ils avaient les mains liées. Ils travaillaient avec des organisations autochtones nationales qui représentaient les survivantes, mais ils ne représentaient pas les survivantes. Ils représentaient leurs concitoyens.
Les stérilisations ont continué et j’avais l’impression de n’aboutir à rien. J’ai alors rencontré Alisa Lombard, que vous entendrez incessamment. Nous nous sommes toutes les deux dit : « Nous devons trouver un moyen de donner une voix à toutes ces survivantes. » Nous avons créé une société à but non lucratif. Nos objectifs ont été définis par ces femmes. Nous les avons rencontrées sur Zoom — à cette époque, elles étaient plus de 200 femmes de partout au pays. La société à but non lucratif est devenue le Cercle des survivantes pour la justice reproductive. D’ailleurs, une des membres du conseil d’administration vous en parlera aujourd’hui. Enfin, les femmes peuvent désormais s’exprimer d’une même voix et ont accès à du financement du gouvernement, alors j’espère que les choses vont changer un peu.
Ce projet de loi n’est qu’un aspect d’une vaste stratégie nationale qui doit être mise en œuvre. Elle peut peut-être être mise en œuvre par l’intermédiaire de la société à but non lucratif, mais nous devons procéder à une collecte de données rigoureuse. Mon bureau a fait de son mieux. J’ai rencontré personnellement au moins 200 personnes qui ont été stérilisées, hommes et femmes, et le bureau a également recueilli de l’information sur 12 000 personnes qui ont été stérilisées. Il s’agit en grande partie de données anecdotiques. Nous avons besoin d’un centre national de collecte de données. Nous devons nous pencher sur de nombreux aspects de cette injustice liée à la reproduction, et ce n’est qu’un aspect de la question.
Donc, oui, je travaille fort dans d’autres dossiers également. Le projet de loi en est un que je considère très important. Les survivantes le réclament. Il s’agit de la recommandation no 1 du deuxième rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Je vous remercie d’avoir posé cette question.
La sénatrice Clement : Sénatrice Boyer, je vous remercie de votre réponse. C’est un témoignage percutant, mais difficile à entendre.
Le Code criminel est un outil complexe. Il comprend de nombreux articles qui devraient déjà être utilisés pour lutter contre des problèmes, mais nous savons bien que ces articles ne sont pas toujours utilisés, surtout lorsqu’il s’agit de racisme systémique. Nous avons modifié le projet de loi sur la réforme de la mise en liberté sous caution que nous venons d’adopter, en ajoutant un article qui oblige le juge à verser au dossier de l’instance une déclaration indiquant comment il a tenu compte de la situation particulière du prévenu issu d’une population vulnérable. Cela existait déjà, mais on ne le faisait pas.
Par conséquent, je comprends lorsque vous dites que cette façon de fonctionner n’est pas efficace; je comprends qu’il faille faire une mention précise en ce qui a trait à la discrimination systémique.
Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez hésité? Vous avez hésité parce que le système de justice pénale n’est pas un espace sûr pour les femmes, les femmes autochtones et les femmes noires. Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez hésité?
La deuxième partie de ma question est la suivante : comment d’autres communautés, comme les personnes handicapées et les femmes noires dont vous avez parlé, ont-elles contribué à ce processus en particulier?
La sénatrice Boyer : Merci pour votre question.
Plusieurs femmes noires sont venues témoigner dans le cadre de la deuxième étude. Elles nous ont raconté à quel point cela avait été difficile. L’une d’entre elles n’avait que 15 ans. Elle n’avait pas donné son consentement, mais on lui a tout de même fait une hystérectomie. C’était épouvantable. Comme je l’ai dit, ce témoignage est probablement l’un des plus difficiles que j’aie entendus.
La Dr Josephine Etowa, a mené une étude à Halifax, et la sénatrice Bernard a été d’une grande aide. On a étudié le cas de près de 250 femmes ayant subi une hystérectomie.
Il faut travailler davantage là-dessus, notamment avec les personnes handicapées et les personnes intersexuées. Les témoignages que nous avons entendus lors de la première étude du comité des droits de la personne étaient phénoménaux. Ils nous ont ouvert les yeux. Ils nous ont montré que ce n’est que la pointe de l’iceberg et que nous avons besoin d’un organisme national de grande envergure pour les examiner.
Je pense que le Cercle des survivantes pour la justice reproductive est un bon début. Nous devons miser là-dessus et continuer de progresser.
J’ai oublié votre première question.
La sénatrice Clement : Elle portait sur le Code criminel et sur le fait que vous hésitiez à vous tourner vers le système de justice pénale, car nous savons que ce n’est pas toujours un moyen efficace et que ça peut même empirer les choses.
La sénatrice Boyer : C’est vrai. La sénatrice Pate et moi en avons parlé en long et en large au cours des 25 dernières années. J’ai moi-même dit : « Non, je suis une professionnelle de la santé. Je ne veux pas cela. Je ne veux pas d’un tel projet de loi. Il va être utilisé contre les femmes. » Or, ce sont les survivantes qui ont dit : « Nous en avons besoin et nous le voulons ». Il n’y avait aucune hésitation, et ce n’est que lorsque j’ai eu le sentiment que c’était la bonne chose à faire que je me suis décidé à présenter ce projet de loi. C’est tout.
Nous connaissons les statistiques relatives aux femmes autochtones. Nous savons que la situation est difficile. Il y a toujours des risques concernant le Code criminel, mais selon moi, il s’agit d’un très bon projet de loi qui aura un effet dissuasif et qui fera en sorte que les femmes n’auront plus à subir une telle intervention. Nous pourrions éviter à la prochaine génération de femmes d’être stérilisées contre leur gré.
La sénatrice Clement : Merci, madame la sénatrice.
Le sénateur Klyne : Sénatrice Boyer, nous avons toujours discuté de divers sujets. Aujourd’hui, je peux sentir votre engagement et votre conviction à propos du sujet qui nous intéresse et je vous en remercie. Vous vous êtes investie dans ce dossier.
Dans quelles circonstances une patiente demanderait-elle un acte de stérilisation? Je pose cette question au prix de révéler ma naïveté. Je crois vous avoir entendue parler de planification des naissances, mais quel autre but cela pourrait-il avoir?
La sénatrice Boyer : Merci. Je voulais justement en parler.
La région sanitaire de Saskatoon m’a demandé d’examiner ses politiques en matière de ligature des trompes. À la suite de cet examen, je leur ai dit ce que j’en pensais, et ils ont immédiatement adopté une autre politique de stérilisation. Il y avait un genre d’automatisme : les femmes ne pouvaient pas avoir accès à la ligature des trompes sans avoir consulté leur médecin de famille au préalable. Elles devaient d’abord établir une relation avec un médecin de famille, et c’est ce dernier qui, en fin de compte, décidait si la ligature des trompes constituait une option valable. En théorie, c’est une excellente idée. Par contre, certaines femmes autochtones du Nord n’ont pas de médecin de famille et viennent accoucher dans le Sud.
On avait l’intention d’améliorer la situation, mais cela a eu des conséquences négatives pour les femmes autochtones, qui vivent dans des régions éloignées. Les femmes autochtones ne vont pas toujours chez le médecin. Elles veulent avoir accès à la ligature des trompes et elles doivent pouvoir en bénéficier quand elles le souhaitent. Elles doivent conserver leur autonomie et savoir qu’il s’agit de leur corps et que si elles veulent une ligature des trompes, elles peuvent l’obtenir. Elles ne veulent pas que quelqu’un leur dise de se faire ligaturer. Elles veulent pouvoir le décider elles-mêmes.
C’est certainement...
Le sénateur Klyne : J’ai une autre question qui se situe à l’opposé du spectre.
Qu’est-ce qui peut pousser un médecin à recourir à la tromperie ou à l’intimidation, aux menaces, à la force ou à toute autre forme de coercition pour amener ou tenter d’amener une personne à subir un acte de stérilisation? Qu’est-ce qui pousse à cela, et quel en est l’objectif?
Pourquoi les autres personnes présentes resteraient-elles les bras croisés sans agir ni se montrer préoccupées?
La sénatrice Boyer : Merci d’avoir posé cette question. C’est une autre bonne question; je suis restée éveillée la nuit en me posant la même question pendant de nombreuses années. Ce à quoi j’ai abouti, c’est à l’idée que les Autochtones ne sont pas vraiment dignes qu’on s’y attarde. Ils étaient des pupilles et devaient avoir des tuteurs et ils ne savaient pas vraiment comment gérer les choses eux-mêmes. C’est ce genre de raisonnement. C’est du racisme au sein du système de santé. Il s’agit parfois de l’attitude supérieure des médecins et de l’opposition entre les puissants et les impuissants. Ce genre de jugement sur la question de savoir si une femme a eu...
Je vais vous donner un exemple. J’arrivais à un hôtel tard le soir. J’étais dans l’Ouest et j’étais seule. J’avais ma valise, que je portais moi-même, et il n’y avait personne d’autre que l’employée derrière le comptoir. J’ai dit : « Je viens prendre ma chambre. » Elle m’a dit : « Bonjour, madame la sénatrice. Vous êtes la sénatrice de la stérilisation. » J’ai répondu : « C’est un domaine dans lequel je travaille. ». J’ai été un peu décontenancée. C’était une jeune femme. Elle m’a regardée, ses yeux se sont agrandis et elle s’est mise à pleurer. Elle m’a dit : « Ils m’ont stérilisée. » J’ai été on ne peut plus décontenancée. Elle m’a dit : « Ils m’ont stérilisée quand j’avais 21 ans et que j’avais quatre enfants. J’ai maintenant 35 ans et j’ai un nouveau conjoint. Mes enfants sont grands maintenant. Je ne peux pas tomber enceinte et je n’ai pas l’argent nécessaire pour une fécondation in vitro. » Nous nous sommes étreintes et nous avons pleuré. Je me suis dit : « Oh, mon Dieu. Pourquoi voudrait-on stériliser une femme de 21 ans? »
La deuxième témoin de la deuxième étude que nous avons menée avait 24 ans et deux enfants à la maison, et on l’a stérilisée. Pourquoi? Parce qu’elle est autochtone. Parce qu’on peut le faire. Voilà pourquoi.
La présidente : J’ai une question à vous poser. Je suis heureuse que vous n’ayez pas parlé de la mutilation des organes génitaux féminins, qu’on pratique normalement sur les jeunes filles. On ne le fait pas aux femmes adultes, et il n’y a pas eu une seule poursuite pour mutilation des organes génitaux féminins. Je suis heureuse que vous n’ayez pas suivi cette voie.
J’avais d’autres questions à poser, mais, comme nous avons presque épuisé notre temps de parole, je ne vais pas les poser.
[Français]
La sénatrice Audette : Sénatrice Boyer, pour moi aussi, vous êtes vraiment une super femme et une super leader.
Comme je viens d’une région qu’on appelle le Québec, et sachant que la professeure et docteure Suzy Basile collabore et travaille avec vous, je comprends que la Cour supérieure du Québec a récemment autorisé un recours collectif. Douze femmes atikamekws de l’Hôpital de Joliette, le même hôpital où est décédée Joyce Echaquan, affirment y avoir subi des stérilisations forcées. On parle ici seulement d’un territoire, on ne parle pas... Je ne mentionnerai pas toutes les nations.
Aussi, à force de vous suivre dans d’autres paires de mocassins, on comprend que la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada et le Collège des médecins, que vous avez mentionnés, vont reconnaître qu’il existe du racisme systémique. Certains vont adhérer au Principe de Joyce.
Comment croyez-vous, en raison de cette nécessité — pour moi, ce projet de loi est nécessaire — qu’on peut faire en sorte que le gouvernement fédéral et les provinces, dans ce cas-ci le Québec, fassent front commun pour s’assurer que toutes les personnes comprennent qu’elles ont le droit de dire oui ou non, dans un processus protégé et ainsi de suite?
[Traduction]
La sénatrice Boyer : Merci. Lorsque je m’adresse à des groupes de personnes, c’est comme si je plantais des graines. Je dis quelque chose, vous dites quelque chose et elle dit quelque chose, et c’est ainsi que les graines sont plantées. Ensuite, une autre femme se manifeste, puis une autre, et elles se rendent compte qu’elles n’auraient pas dû être stérilisées. Elles disent : « Vous savez, je n’ai pas vraiment signé de document, mais je sais que je suis stérilisée. » Je pense donc qu’il faut éduquer les gens. C’est une approche à plusieurs volets, comme la sénatrice Pate et moi l’avons dit. Il faut faire de l’éducation. Il faut éduquer les enfants dès la maternelle et tout au long de leur scolarité pour qu’ils sachent qu’ils sont maîtres de leur corps et qu’ils peuvent dire non.
J’ai travaillé avec le Québec depuis le début — depuis que Suzy a commencé — et à chacune des étapes. Je ne sais pas s’il y a autre chose qui pourrait être traité différemment au Québec. Je sais qu’on a même du mal à reconnaître qu’il y a du racisme au Québec. Je pense que plus d’éducation, plus de discussions, plus d’événements et l’adoption de ce projet de loi pourront favoriser tout le monde.
Merci.
La présidente : Honorables sénateurs, je sais que nous avons dépassé le temps de parole, mais je ne voulais pas interrompre la sénatrice Boyer. Je vais demander à la sénatrice Batters de poser sa question. Vous avez deux minutes.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci, sénatrice Boyer. J’irai très rapidement. Nous savons que les traumatismes historiques comprennent la transmission intergénérationnelle du désespoir, de l’impuissance et de l’absence de pouvoir, qui se manifeste souvent chez les Autochtones par une véritable crainte de toute personne en position de pouvoir ou ayant l’autorité de prendre des décisions qui ont une incidence sur leur vie. Comment cela peut-il avoir un effet sur la relation médecin-patient et sur la capacité du médecin à obtenir le consentement éclairé d’une femme ou d’un homme autochtone?
La sénatrice Boyer : Je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire. Vous allez entendre la Dre Unjali Malhotra, qui va aborder ce sujet en profondeur. J’ai travaillé avec la Régie de la santé des Premières Nations en Colombie-Britannique sur le thème du consentement et de la coercition ainsi que sur la modification des politiques.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Je sais qu’il arrive souvent dans nos systèmes, même avec une loi comme celle-ci, que la loi ne soit pas nécessairement utilisée. Cependant, elle pourrait entraîner des changements dans le système de santé. Les hôpitaux ne vont pas nécessairement protéger les femmes autochtones, mais ils protégeront les médecins. En protégeant les médecins pour s’assurer qu’ils obtiennent un consentement éclairé, quels types de structures pourraient être créés dans les hôpitaux pour faire en sorte que les femmes autochtones obtiennent un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause?
La sénatrice Boyer : Il s’agira des politiques. Chaque hôpital aura ses propres politiques. Je pense que la Colombie-Britannique prend les devants à cet égard et qu’elle disposera d’un bon modèle et d’un bon prototype que les autres provinces pourront suivre.
La sénatrice Batters : Étant donné que vous avez parlé des lacunes que vous avez constatées au fil des ans, voire des décennies, dans l’application des lois existantes, comme on l’a dit plus tôt au sujet de la protection des victimes de stérilisation forcée, comment pensez-vous que le projet de loi S-250 fera en sorte concrètement que ses dispositions ne resteront pas inappliquées? Quelles garanties pouvez-vous fournir au juste pour veiller à ce que ces nouvelles mesures seront effectivement mises en œuvre et qu’elles offriront une réelle protection aux victimes, contrairement aux dispositions actuelles qui semblent ne pas être appliquées?
La sénatrice Boyer : Merci. Je ne peux rien garantir, mais je peux vous assurer que ce dossier sera transmis aux associations médicales provinciales. Il s’agira d’un document important que les médecins devront suivre eux aussi. Je pense qu’il les protégera également en leur indiquant ce qu’ils doivent faire. Il leur indiquera qu’ils doivent élaborer des politiques conformes à ce projet de loi, et que c’est très important.
Je ne peux rien garantir, jamais. Je peux garantir que j’y travaillerai. Je pense que d’autres personnes — d’autres juristes ainsi que les associations médicales — travailleront dans cette optique. Je pense que, tant au provincial qu’au fédéral, il sera très important que les gens en soient conscients afin de contribuer à élaborer des politiques autour de ce que nous avons ici.
La présidente : Merci, sénatrice Boyer. Vous nous avez vraiment touchés, et nous pensons tous que nous devons en faire davantage. Je vous remercie de tout cœur.
Pour notre deuxième panel, je souhaite la bienvenue à Alisa Lombard, avocate principale, Lombard Law, et à Nicole Rabbit, de Survivors Circle for Reproductive Justice, qui est accompagnée de sa fille Shelby Kaylee Kateri Pooyak. Bienvenue à toutes. Nous allons commencer par vos déclarations préliminaires.
Me Alisa Lombard, avocate principale, Lombard Law, à titre personnel : Merci beaucoup de nous avoir invitées ici aujourd’hui. Je tiens à souligner que nous nous trouvons sur le territoire non cédé de la nation algonquine en tant que visiteurs importuns. Nous sommes très reconnaissantes au comité de se pencher sur les questions relatives à ce sujet très important.
Pendant que la sénatrice Boyer parlait, il m’est venu à l’esprit que je ne pouvais pas ajouter grand-chose aux nombreux renseignements dont vous disposez déjà. Dans la mesure où je peux être utile et soutenir les survivants, je me contenterai de renvoyer à mon témoignage devant le Sénat dans le cadre de l’étude d’avril 2019. Je pense qu’il contient des renseignements qui pourraient être utiles. Je voudrais également dire quelques mots sur le contexte et la mesure. Je pense qu’il est tout à fait approprié que le reste de mon temps de parole soit consacré aux véritables experts en la matière : les survivants.
En ce qui concerne le contexte — et la sénatrice Boyer l’a exposé très clairement —, nous nous trouvons dans une situation où cette violation odieuse des droits de la personne continue de se produire, et elle se présente sous de nombreuses facettes. Les raisons sont nombreuses, mais, en 2024, les excuses ne tiennent plus.
Dans le contexte de cette réalité indéniable, je pense qu’il est important de comprendre la mesure. Par « mesure », j’entends qu’il est important d’examiner la profondeur, la nature étendue et le niveau du préjudice causé par cette pratique adoptée en toute impunité et d’y répondre en conséquence en tant que législateurs.
Cela dit, je ne peux vraiment rien ajouter à cette discussion, si ce n’est d’essayer d’être utile en répondant aux questions. Je pense qu’il serait tout à fait approprié que vous entendiez les véritables experts en la matière. Merci.
La présidente : Madame Lombard, c’est très généreux de votre part, et je vous en suis reconnaissante.
Honorables sénateurs, je vais demander au greffier de mettre à disposition les transcriptions du Comité des droits de la personne. Si vous n’êtes pas à l’aise de le faire, nous laisserons tomber, mais de nombreux membres de ce comité ne font pas partie du Comité des droits de la personne, et il se peut donc qu’ils n’aient pas entendu ce que vous y avez dit. Je mettrai ces transcriptions à la disposition du comité.
Me Lombard : Pour résumer, nous avons raconté certaines des histoires des survivants pour bien faire ressortir la composante humaine de cette question.
Aujourd’hui, vous avez le grand honneur d’être en présence d’une survivante. Il est donc inutile et très peu convenable que je fournisse cette information, alors que vous êtes en présence de personnes qui peuvent le faire directement.
À l’époque, la discussion, ou la présentation, avait vraiment trait à l’urgence de cette question et au fait qu’elle était extrêmement laborieuse du point de vue de la réparation. Les questions très réfléchies que les sénateurs ont posées ce matin à la sénatrice Boyer concernent toutes les rouages et l’opérationnalisation de la lutte contre ce problème, qui est extrêmement tenace.
Ce que je dirais à propos du contexte — et je l’ai mentionné en avril 2019 —, c’est que les survivants ont été très clairs quant à leurs objectifs, qui sont liés à la prévention. Si l’on peut éviter à quelqu’un d’avoir à vivre toute sa vie avec quelque chose qu’il n’a pas voulu et qui l’affecte si profondément, c’est là qu’il faut mettre de l’énergie et c’est là que nous considérons que le projet de loi S-250 intervient, à bien des égards, parce qu’il a un énorme effet dissuasif.
On ne peut pas oublier — et je pense que les honorables sénateurs l’ont souligné — qu’il y a une vaste composante de genre dans cette question. Imaginons un instant, si vous le voulez bien, une femme en train d’accoucher, son partenaire se tenant à ses côtés. Peut-on imaginer une situation dans laquelle un médecin ou un professionnel de la santé de quelque nature que ce soit au sein d’un établissement de santé s’approcherait de cet homme et lui dirait : « Il est temps de procéder à une vasectomie, immédiatement »? Non, c’est inimaginable, mais on peut demander quelque chose de semblable à la femme qui a les jambes dans les étriers. Je suis désolée d’utiliser cet exemple très imagé pour implorer ce comité de tenir compte de la nature très sérieuse de ces violations, mais tels sont les faits. Voilà ce qui se passe.
L’un des premiers objectifs était axé sur la prévention et la sensibilisation, et beaucoup de travail a été accompli à cet égard, en grande partie grâce à la sénatrice Boyer.
Le deuxième élément qui s’avère important dans le cadre de l’étude de ce comité sur la criminalisation proposée de la stérilisation forcée, c’est l’obligation de rendre des comptes. Comment faire en sorte que les responsables répondent de leurs actes? Certains peuvent considérer qu’une peine de 14 ans est très longue. Or, je pense qu’en théorie — et c’est peut-être un peu plus qu’une théorie —, toute femme qui vit avec une infertilité non désirée pourrait également considérer cela comme une forme de peine de prison. Je nous invite donc à faire preuve de mesure dans l’examen des sanctions proposées pour ces terribles violations.
Le troisième objectif, c’était les réparations, et on continue d’y travailler. Comment réparer la perte de la capacité à donner la vie? Aucune somme ou indemnité pécuniaire ne peut permettre d’en favoriser la compréhension. Je suis convaincue que personne autour de cette table, aucun honorable sénateur ni personne à la tribune ne peut imaginer sa vie sans ses enfants.
La présidente : Merci, madame Lombard. Madame Rabbit, soyez la bienvenue. Nous vous sommes très reconnaissants de votre présence. Nous savons que ce n’est pas une tâche facile, et c’est pourquoi nous remercions votre fille d’être ici avec vous. Prenez tout le temps nécessaire pour raconter votre histoire et sachez que si vous voulez revenir témoigner, vous le pouvez. Nous vous félicitons d’avoir le courage d’être ici. Ce n’est pas facile pour vous. Merci. Madame Rabbit, vous avez la parole.
Mme Nicole Rabbit, Survivors Circle for Reproductive Justice, à titre personnel : Merci. Oki, Nitaniko Piitaki.
Mon nom indien est Eagle Woman. Mon nom anglais est Nicole Rabbit. Ma fille est ici pour me soutenir, ainsi que mon petit-fils. Je suis un peu émotive, mais je vais y arriver.
Ma mère est décédée récemment, le 21 janvier 2024, c’est-à-dire le mois dernier, à l’âge de 78 ans. Je sais qu’elle est ici avec moi en ce moment. Je sens sa présence.
Pour commencer, nous avons toutes deux été contraintes de nous faire stériliser vers l’âge de 28 ans, après avoir eu quatre enfants. Elle a eu quatre enfants, et j’ai eu quatre enfants.
Voici un collage sur ma mère. Il s’agit d’un bref survol de sa vie et de quatre générations. On la voit ici quand elle était petite fille au pensionnat, où elle a été élevée depuis sa naissance parce que sa mère y travaillait en tant que cuisinière, de sorte que les religieuses et les prêtres étaient essentiellement les personnes qui s’occupaient d’elle pendant cette période.
Elle a donc vécu au pensionnat. Voici une photo d’elle à l’adolescence, puis une autre lorsqu’elle a obtenu sa maîtrise. Voici une photo de ses quatre enfants, dont je fais partie. Je suis la plus jeune de la fratrie. Elle a été contrainte de se faire stériliser en 1973.
La photo suivante montre ma mère, moi et ma fille Kateri, soit trois générations. La dernière photo montre ma mère avec son arrière-petit-fils.
Voilà donc ma mère. Ce n’est qu’un petit aperçu. Elle a fait tellement de choses au cours de sa vie. Je ne vais pas parler des choses qu’elle a faites, car nous sommes ici aujourd’hui pour parler de la stérilisation forcée. Je ne savais pas que cela lui était arrivé jusqu’à ce que je discute avec Alisa. C’est après cela que nous avons commencé à avoir des conversations approfondies et à parler des raisons pour lesquelles cela s’est produit, ainsi que de nos sentiments et de nos blessures.
Ma mère était une femme très forte et très douce. Quand elle disait quelque chose, elle le pensait. Elle ne s’étendait pas sur des banalités et ne parlait jamais d’elle-même. Elle défendait toujours les autres.
Il m’est difficile d’être ici parce que je n’ai toujours pas digéré le décès de ma mère. Il s’est passé tellement de choses durant le dernier mois. Elle savait que je faisais ces choses et elle en faisait partie. Je ne vais pas perdre contenance.
Après le décès récent de ma mère Mary Dorine Rabbit, Saipiaakii ou Charging the Enemy Woman — c’est son nom en pied-noir —, j’ai estimé qu’il était très important pour moi d’être ici pour soutenir la sénatrice Yvonne Boyer et Alisa Lombard en ce qui concerne le projet de loi S-250, Loi modifiant le Code criminel (actes de stérilisation).
Avant le décès de ma mère, j’étais son aidante naturelle. C’est moi qui m’occupais d’elle, puis je suis devenue sa mandataire. Elle a tout fait elle-même jusqu’au moment où elle m’a désignée comme sa mandataire.
J’ai pu passer beaucoup de temps avec ma mère, ce que j’ai toujours fait, mais la relation mère-fille s’est transformée en une relation d’aidante naturelle et de patiente, quoique nos liens aient toujours été solides.
Ma mère était ma personne de référence, celle que j’appelais, celle à qui je demandais conseil. Peu importe l’heure, elle répondait toujours à mon appel. Elle avait toujours quelque chose à dire pour me rendre plus forte, pour me faire avancer, et pas seulement pour moi, car elle était le roc de notre famille. Sa disparition est vraiment éprouvante pour nous tous. Je dois maintenant incarner cette personne forte et commencer à prendre soin de mes nièces et neveux, de leurs enfants et petits-enfants, de mes enfants et petits-enfants et des générations à venir.
C’est très difficile d’être assise ici devant vous tous et c’est traumatisant de parler du bouleversement et de la souffrance qui m’ont été infligés. Je suis émotive et je refuse de laisser l’émotion m’emporter, alors j’utilise la force de ma mère pour y arriver. Je vais utiliser la force et le courage inculqués par ma mère pour vous parler aujourd’hui.
Comme je l’ai déjà dit, j’ai eu de longues discussions avec ma mère au sujet de la stérilisation forcée. J’ai parlé à ma sœur hier soir et je lui ai demandé : « Que penses-tu que maman dirait? » Je sais ce que ma mère dirait, et elle a ajouté : « Très bien, faisons comme ça. » J’ai dit : « D’accord. »
Voici donc quelque chose que ma mère aurait dit si elle était assise à ma place aujourd’hui. Comme je l’ai dit, elle allait droit au but.
Elle aurait dit : quelqu’un doit rendre compte de l’acte de génocide auquel nous, les Autochtones, avons été confrontés et continuons d’être confrontés à l’égard de la stérilisation forcée. Nous, les Autochtones, avons toujours été mal traités et nous aimerions que cela cesse et que le racisme systémique prenne fin. C’est pourquoi l’amendement recommandé doit être inscrit dans le Code criminel. Nos droits de la personne continuent d’être violés à ce jour.
Voilà quelque chose qu’elle dirait, gentiment, à cœur ouvert.
Pour conclure, je réclame des excuses pour ce qui m’est arrivé. Les femmes autochtones réclament des excuses. Ma mère n’a pas obtenu d’excuses. Vous nous avez enlevé des générations. J’aurais pu avoir plus d’enfants. Ma fille aurait pu avoir plus de frères et sœurs, tout comme moi. Notre famille aurait été plus grande. C’est comme si vous aviez effacé une génération. C’est tout. Merci.
La présidente : Merci, madame Rabbit, pour votre témoignage très touchant. Il nous a tous touchés, et je sais que je parle au nom de l’ensemble du comité en disant que, quel que soit le rôle que nous ayons pu jouer dans cette affaire, nous en assumons la responsabilité et nous tenons à vous présenter nos excuses. Je sais que ce ne sont pas les excuses que vous attendez, mais, en ma qualité de présidente de ce comité, au nom de ce comité, je vous présente nos excuses à vous et à votre fille, qui a écouté le récit de cette situation très difficile que sa mère est en train de vivre et dont elle fait aussi partie. Nous vous remercions d’être ici et de nous renseigner sur cette question. Merci.
La sénatrice Batters : Je vous remercie toutes de votre présence. Je ne peux qu’imaginer à quel point c’est difficile, et l’une des premières choses que je voulais vous dire, madame Rabbit, c’est que je suis vraiment désolée pour la perte de votre mère.
Je crois que vous avez dit son nom en pied-noir, mais, quel est le nom de votre mère pour que nous puissions l’honorer en toute connaissance de cause?
Mme Rabbit : Son nom en anglais ou son nom en pied-noir?
La sénatrice Batters : Les deux, s’il vous plaît.
Mme Rabbit : [mots prononcés en langue autochtone], et la traduction anglaise de son nom indien, de son nom pied-noir, c’est Charging the Enemy Woman.
La sénatrice Batters : C’est un nom formidable.
Mme Rabbit : Son nom reflétait vraiment sa nature intrinsèque, sauf qu’elle avait un caractère doux. Ce n’est pas comme si elle s’en prenait... Elle était si douce.
La sénatrice Batters : Merci.
Mme Rabbit : Son nom anglais est Mary Doreen Rabbit.
La sénatrice Batters : Merci. Nous lui rendons hommage aujourd’hui, et votre petite-fille et vous lui rendez hommage par votre présence aujourd’hui.
Quand le sénateur David Wells a prononcé son discours sur ce projet de loi au Sénat, il nous a dit que, malgré les lois existantes, plus de 12 000 femmes ont été stérilisées de force sans qu’aucune accusation ne soit portée contre les responsables. C’est le chiffre estimatif qu’il a fourni.
Je me demande si vous pourriez nous éclairer sur les raisons pour lesquelles vous pensez que, malgré le fait que certaines dispositions du Code criminel auraient pu être utilisées pour punir ces types d’infractions, il semble y avoir une absence totale d’accusations ou de condamnations dans ce genre d’affaires.
Mme Rabbit : Nous avons toujours été très mal traités, et il semble que le but était de presque exterminer les Indiens. Nous n’avons qu’à penser aux pensionnats autochtones. On retirait les enfants de leurs parents, et ces derniers ne savaient pas ce qui arrivait à leurs enfants par la suite. Si on enlève un enfant à ses parents, à leur mère et à leur père aimants, que devient le rôle des parents? Que peuvent-ils faire quand ils veulent uniquement leurs enfants? Je ne permettrais jamais qu’une telle chose m’arrive. Je me battrais contre cela. À l’époque, on autorisait ce genre de pratique. Les parents n’avaient pas leur mot à dire. S’ils n’obéissaient pas, ils étaient incarcérés.
Ma mère parlait toujours de ce qui s’était passé et de la façon dont nous avions été traités, mais elle avait toujours une solution. Elle a toujours travaillé dur et mis en place des programmes. J’espérais vraiment qu’elle verrait le jour où la justice serait rendue. Je sais qu’elle est ici en esprit. Je sens sa présence.
La sénatrice Batters : Je voulais poser une question à Me Lombard. L’Association des femmes autochtones du Canada recommande de préciser que le projet de loi S-250 n’empêchera pas les femmes autochtones qui ont déjà été soumises à une stérilisation forcée de porter des accusations criminelles contre les contrevenants aux termes d’autres articles existants du Code criminel, comme des accusations de voies de fait grave en vertu de l’article 268.
Pensez-vous que des précisions sont nécessaires pour protéger les droits des personnes victimes de stérilisations forcées avant l’adoption de ce projet de loi?
Me Lombard : Je vous remercie de votre question, sénatrice Batters. Doit-on amender le projet de loi? Pas nécessairement. Nous devons également tenir compte de la nature sexuelle de l’infraction. Il n’y a pas de prescription pour cette sorte d’infraction, même si elle n’est pas rétroactive. Quel serait donc l’avantage d’amender le projet de loi? Si l’infraction est de nature sexuelle, ce qui est indéniablement le cas d’un point de vue biologique, il n’y a pas de prescription. Par conséquent, même s’il n’y a pas eu de dispositions à cet égard par le passé, on peut quand même se prévaloir de ces dispositions.
Je ne vois pas pourquoi on devrait inclure une disposition visant à donner une plus grande certitude dans le projet de loi, mais je suppose que cela ne ferait pas de mal. Par exemple, si quelqu’un commet ou est accusé d’avoir commis l’infraction visée par le projet de loi S-250 avant son entrée en vigueur — espérons que ce sera le cas —, on pourrait préciser entre autres que cela ne l’empêcherait pas d’être poursuivi.
Je pense que cela va de soi. Je ne crois pas qu’il est nécessaire d’avoir une disposition pour le préciser, mais si une plus grande certitude est requise, il y a des options.
Le sénateur Dalphond : Merci beaucoup, madame Rabbit. Je suis désolé, mais j’ai oublié votre nom pied-noir. Est-ce aigle...
Mme Rabbit : Femme aigle.
Le sénateur Dalphond : Merci beaucoup, Femme aigle, d’être avec nous aujourd’hui avec votre fille et de parler au nom de sa grand-mère. Nous avons ici avec nous une lignée maternelle complète — de mère en mère — qui comprend une femme enceinte qui deviendra elle-même une mère bientôt. C’est quelque chose que je suis heureux de voir. Merci.
Je me réjouis de la présence de Mme Lombard, qui a participé activement à l’un des premiers recours collectifs intentés, je crois, recours dont les répercussions se font encore sentir. Dans de nombreuses provinces, des recours collectifs semblables sont en cours. Les victimes obtiendront donc une certaine compensation financière, mais peut-être pas d’excuses. Espérons qu’il y aura plus qu’une compensation, par exemple des moyens d’éviter qu’une telle situation se reproduise, ce qui est l’objectif que nous tentons tous d’atteindre à l’aide de recours collectifs et du projet de loi à l’étude. C’est parce que ce qui s’est passé n’aurait jamais dû se produire et ne devrait jamais plus se reproduire. C’est là la partie essentielle, et j’en suis certainement conscient.
Femme aigle, je ne sais pas si vous pouvez répondre à cette question : voyez-vous un changement quand vous vous rendez dans un établissement de santé ou que vous communiquez avec des médecins, des membres du personnel infirmier et des personnes qui fournissent des services de santé, ou pensez-vous que la même vieille culture de racisme et de racisme systémique existe?
Mme Rabbit : Chez nous, oui, cette culture existe encore. Beaucoup de membres de notre peuple se font prescrire des médicaments sur ordonnance, qu’ils consomment évidemment de manière abusive. Mais les médecins leur disent-ils qu’ils n’ont pas besoin de ces médicaments ou qu’ils devraient essayer autre chose, par exemple du counseling, car ils souffrent peut-être de traumatisme? Comme je l’ai dit, on dirait presque qu’ils tentent de nous exterminer car, chez nous, nous sommes aux prises avec des surdoses tous les jours. Je ne mens pas. Il y a parfois cinq funérailles par semaine. Même lorsque j’ai organisé les funérailles de ma mère, j’ai dû attendre ou planifier à l’avance parce qu’il y avait tant de funérailles.
Alors, non, les choses n’ont pas changé. La seule différence, c’est le recours à la pilule, aux médicaments sur ordonnance. Il y a donc beaucoup de membres de notre peuple qui meurent d’une surdose et qui développent une dépendance aux médicaments sur ordonnance, ce qui modifie la dynamique familiale, entre autres. À mon avis, les choses n’ont donc pas changé.
Je ne sais pas. Je suis toujours avec ma fille, et elle m’appelle. Si je ne peux pas être avec elle à la clinique ou chez son médecin, elle m’appelle, et je lui dis constamment de s’assurer de poser les questions nécessaires. Elle m’écoute. Je m’assure ainsi qu’on s’occupe bien d’elle et que personne ne l’influence de quelque façon que ce soit.
J’espère que cela répond à votre question.
Le sénateur Klyne : Je souhaite faire écho aux sentiments exprimés et aux propos tenus par mes collègues qui ont pris la parole avant moi. Je suis du même avis qu’eux.
Je veux poser une ou deux questions à Alisa Lombard. Le projet de loi S-450 érige en infraction tout acte de stérilisation et empêche les personnes qui exécutent de tels actes d’invoquer l’article 45 comme moyen de défense. Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette exclusion?
Me Lombard : Pour autant que je me souvienne, et je parle ici de mémoire — si nous étions en cour, je demanderais peut-être qu’on me donne un instant pour réfléchir — mais, pour autant que je me souvienne, et j’espère que quelqu’un me corrigera si je me trompe, l’article 45 du Code criminel porte sur certaines immunités accordées aux gens exerçant des fonctions particulières, comme des chirurgiens, des médecins et des policiers. L’objectif, si j’ai bien compris, est de donner une certaine ampleur à la relation fiduciaire entre le médecin et le patient dans de telles situations précaires. La stérilisation ne peut donc être effectuée que par voie chirurgicale. Il n’y a pas d’autre moyen de procéder à une telle opération, à part l’utilisation de produits chimiques ou de choses semblables. On nous a parlé des circonstances des chirurgies.
Généralement, et cela rejoint ce que la sénatrice Batters et d’autres ont indiqué plus tôt, on n’invoque pas habituellement les dispositions sur les voies de fait en raison de l’existence de l’article 45.
On nous a constamment répété que la stérilisation est une affaire civile. Même si c’est assurément le cas, il s’agit aussi d’une violation odieuse des droits de la personne. Alors, quelle est la solution? Quelle est la réponse mesurée au fait de voler à une femme sa fertilité?
La décision relative à l’article 45 a été prise pour indiquer que nous n’accorderions pas des immunités dans de telles circonstances parce qu’il y a un nombre très disproportionné de femmes, des femmes autochtones et d’autres femmes racisées, qui subissent une stérilisation forcée. Nous ne pouvons donc pas utiliser l’article 45 pour accorder une immunité supplémentaire à des personnes déjà puissantes, qui exercent un pouvoir démesuré sur des personnes dans des situations très vulnérables, par exemple en train d’accoucher. C’était donc là le véritable objet de cette décision.
Le sénateur Klyne : Pouvez-vous expliquer si et comment le projet de loi S-250 comble les lacunes juridiques et éthiques relatives à l’engagement de poursuites pour stérilisation sans consentement?
Me Lombard : J’hésite à utiliser une analogie très courante, à savoir celle du hot-dog. Il y a beaucoup de viande dans ce hot‑dog en ce qui concerne, notamment, les poursuites. Il est donc crucial de comprendre le processus.
Je ne peux pas nommer la personne qui a prononcé la phrase suivante, car je ne m’en souviens pas, mais : « Les lois sans application ne sont que des mots. L’application sans loi n’est que violence. »
Si nous réfléchissons à ce qui se passe lorsque des mots sont inscrits dans un document comme le Code criminel — qui, en 1974, était beaucoup moins épais que maintenant —, nous constatons qu’une foule de choses doivent se produire. Des enquêtes doivent être menées. Des organismes d’application de la loi, comme la police, doivent prendre ces choses au sérieux, voire en prendre connaissance. Ils doivent ensuite mener une enquête consciencieuse et professionnelle, comme ils sont légalement tenus de le faire, puis ils doivent attester l’information, qui sera recueillie par la Couronne. La Couronne doit examiner la probabilité d’une condamnation hors de tout doute raisonnable, puis exercer ce pouvoir de poursuite discrétionnaire plutôt obscur.
L’espace qui existe entre l’inclusion de mots dans un document, comme une loi, et leur application ou efficacité est énorme. Le racisme et le sexisme systémiques existent dans toutes les composantes, des mots à l’exécution.
Est-ce que je crois que le projet de loi sera efficace pour éradiquer toutes les formes de racisme et de sexisme? Non. Contribuera-t-il efficacement à l’éradication de toutes les formes? Absolument.
Le racisme et le sexisme systémiques exigent des réponses systémiques. Si vous tentez d’aborder une question nuancée qui comporte diverses facettes, il faut fournir une réponse à plusieurs facettes. Le projet de loi S-250 est l’une de ces facettes. C’est l’un des ingrédients essentiels à la prévention de cette pratique.
La sénatrice Pate : Je vous remercie tous d’être présents. Je tiens moi aussi à m’excuser au nom de tous les Canadiens, mais ce n’est pas suffisant. Vous méritez d’obtenir les excuses que vous réclamez du gouvernement, des décideurs et des médecins qui ont porté horriblement atteinte à votre intégrité physique et à celle de votre mère.
Condoléances pour la perte de votre mère. C’est une immense perte que de perdre sa mère et ses enfants.
J’aimerais en entendre plus sur ce sujet. Puisque j’ai travaillé pendant des années avec des victimes, vos paroles ont résonné lorsque vous avez dit que vous vouliez éviter que cela n’arrive à quelqu’un d’autre et que vous vouliez obtenir réparation. Vous voulez, dans la mesure du possible, obtenir l’assurance qu’une telle situation ne se reproduira plus.
Quelles sont les autres mesures qui doivent être prises en plus de l’adoption de ce projet de loi pour contribuer à faire avancer les choses, pas seulement pour vous, mais aussi pour d’autres personnes?
Vous et moi avons parlé très brièvement en marchant. En réalité, le racisme et le sexisme au sein du système médical et de la société sont toujours d’actualité. Il s’agit encore d’un problème majeur, particulièrement pour les femmes autochtones. Je ne vous demande pas de résoudre les problèmes, mais y a-t-il d’autres choses que nous pourrions faire dès maintenant et qui seraient utiles?
Mme Rabbit : Il y a beaucoup de choses qui peuvent être faites. Cependant, je crois qu’amender le projet de loi S-250 pour créer une infraction relative aux actes de stérilisation dissuaderait les professionnels de la santé d’exécuter de tels actes. Ce sont là des gens auxquels les Autochtones font confiance. Ils veulent entendre ce que le médecin a à dire. Ils s’inquiètent de leur sort, mais ils sont aussi incertains et effrayés.
J’ai omis de mentionner que ma nièce a été forcée de se faire stériliser parce qu’on lui a enlevé l’un de ses enfants. Le système est intervenu et l’a forcée à se faire stériliser.
Je l’ai seulement appris l’année dernière lorsque ma mère et moi avons parlé de ce qui se passait et échangé les dernières informations. C’est là que ma nièce m’a dit : « Tantine, j’ai été stérilisée. » J’ai dit : « Quoi? Qu’est-ce qui s’est passé? » Elle m’a raconté son histoire pendant une heure ou deux. Elle savait qu’elle pouvait nous en parler sans risque parce que nous étions déjà en train de parler de ce sujet et qu’il était logique qu’elle nous fasse part de son expérience.
C’est ce qui arrive à beaucoup de membres de notre peuple. Ils ne vont rien dire s’ils croient que cela présente des risques. Bon nombre de personnes se taisent, comme ma mère. Elle n’a rien dit jusqu’à ce que je le fasse.
Pour revenir à votre question, c’est la mesure que nous devons prendre pour nous assurer que des accusations criminelles seront portées contre les professionnels de la santé et même contre les services à l’enfance et à la famille qui ont autorité sur les personnes ou les enfants, mais pas sur notre corps.
Le port d’accusations criminelles empêcherait une telle pratique de se reproduire. Cette pratique a probablement encore cours, en ce moment même. Nous ne le savons pas, mais nous savons qu’elle vise essentiellement les Autochtones, plus précisément les femmes autochtones. Cela influera sur l’avenir de notre peuple pendant des générations.
Ma mère m’a appris notre histoire, d’où je viens et qui sont nos ancêtres. Je viens d’une longue lignée de chefs. Makiinima était un chef bien connu qui a dirigé notre peuple. Il est mon arrière-arrière-grand-père. Parfois, vous devenez ce leader d’une manière ou d’une autre. C’est ce que je ressens. Je ressens sa force, ainsi que celle de ma mère et de sa mère à elle.
Ma mère a adopté le nom de sa mère, [mots prononcés dans une langue autochtone]. C’était le nom pied-noir de ma grand‑mère, puis celui de ma mère. Avant son décès, il y a environ quatre mois, elle m’a donné son nom, mais je ne l’ai pas encore utilisé. Je dois m’entretenir avec les aînés pour savoir comment se déroule le transfert afin qu’on sache que je ne me contente pas de prendre son nom. Ma mère m’a donné ce nom sans savoir que, quelques mois plus tard, elle ne serait plus là.
C’est là que je dois commencer à parler franchement. Je parle au nom des femmes autochtones. Je parle au nom de mes enfants, de mes petits-enfants et des générations à venir.
La présidente : Je suis désolée de vous interrompre. Je ne veux pas être impolie, mais nous devons passer à autre chose.
La sénatrice Busson : Je me fais moi aussi l’écho des sentiments de mes collègues. Ce n’est pas souvent lors d’une réunion comme celle-ci, dans une telle situation, que nous pouvons offrir nos condoléances et nos félicitations d’une même voix.
Vous avez réuni quatre générations autour de la table. J’ai été vraiment touchée par le fait que vous avez fait entendre la voix de votre mère, la vôtre, celle de votre fille et celle de son enfant à naître. Je vous remercie de la bravoure et du courage dont vous avez fait preuve en agissant ainsi. Je peux vous assurer que cela résonne dans cette salle.
Ma question s’adresse en fait à Me Lombard, même si elle a été inspirée par certaines des choses qui ont été dites quand vous nous avez fait part de vos sentiments profonds.
J’aurais dû probablement poser la question à mon honorable collègue lorsqu’elle avait la parole.
Maître Lombard, je pense que l’un des principaux avantages de cette mesure législative est qu’elle dissuadera les professionnels de la santé de procéder à certains actes dans de telles situations. Je crois vraiment que c’est important. Cependant, pour avoir un effet dissuasif, des efforts de sensibilisation sont requis.
Si, comme nous l’espérons, ce projet de loi est adopté, a-t-on envisagé de l’amender pour permettre d’intenter des poursuites judiciaires contre des personnes comme le médecin dont la sénatrice Boyer a parlé qui avait décidé d’enlever la seule trompe de Fallope restante de sa patiente sans obtenir son consentement, comme on l’a fait dans le cadre du mouvement #MoiAussi, quand d’anciens crimes odieux ont été signalés parce qu’il n’y a pas de délai de prescription pour les agressions sexuelles graves, les voies de fait causant des lésions corporelles et certains autres crimes. Savez-vous si quelqu’un a déjà proposé de porter ces anciens cas devant les tribunaux?
Me Lombard : Je crois que la sénatrice Boyer a dit qu’elle répondrait à la question.
La sénatrice Busson : Je ne voulais pas vous mettre sur la sellette, mais je souhaitais suggérer une solution qui pourrait avoir un effet dissuasif.
Me Lombard : Absolument. Toutefois, l’article 45 du Code criminel mine ce type d’initiatives, quand il permet d’excuser un médecin de l’opération chirurgicale qu’il pratique sur une femme contre son gré parce qu’il le fait « pour le bien de cette dernière ». Ces mots de l’article 45 ont donné lieu à bon nombre d’interprétations, si nous nous fions aux histoires des survivantes que nous avons entendues. « C’est pour son bien » est une excuse qui est souvent donnée.
Cela contraste fortement avec des décisions telles que Malette c. Shulman, qui porte sur l’autonomie corporelle inaliénable, afin que ce ne soit pas le chirurgien qui détermine ce qui est pour le bien d’une patiente. Cette proposition doit désormais reposer sur l’autonomie corporelle inaliénable protégée par l’article 7. L’article 45 est donc un peu problématique. C’est pourquoi le projet de loi S-250 met de côté cet article et prévoit une réponse immédiate et systémique à ce problème très précis qui persiste depuis longtemps afin d’empêcher que des souffrances et des torts soient causés.
La sénatrice Clement : Je vous remercie toutes les trois de votre présence. Comme notre présidente, la sénatrice Jaffer, je tiens à m’excuser et à vous faire part de ma gratitude pour vos témoignages. Je voudrais faire un commentaire, puis je terminerai en vous posant une question, Nicole.
En tant qu’avocate, vos remarques sur le système de justice, votre description et votre utilisation d’un langage descriptif sont vraiment percutantes. C’est de cette façon que nous devons parler aux Canadiens, alors veuillez continuer de le faire. La manière dont vous décrivez les récits autochtones doit continuer à imprégner l’ensemble de notre système de justice si notre pays veut faire quelque chose de bien. Alors, merci.
Madame Rabbit et Shelby, je suis désolée. Je suis désolée pour votre perte. Nicole, vous parlez de votre mère en nous disant qu’elle nous parlerait d’un ton doux, avec un cœur ouvert, mais on lui pardonnerait d’avoir de la rage dans son cœur, tout comme vous d’ailleurs. Comment gérez-vous cela? On s’attend toujours à ce que les populations vulnérables soient résilientes. Si j’entends le mot « résilience » une fois de plus, je vais hurler. Comment gérez-vous cela? Éprouvez-vous de tels sentiments? Est-ce que votre mère les éprouvait?
Mme Rabbit : Eh bien, je reviendrai sur un incident. Cela s’est passé au travail. On m’a crié dessus. Bien sûr, je n’ai pas précisé qui l’avait fait, mais je suis allée voir ma mère et je lui ai expliqué ce qui s’était passé. Elle savait que ce n’était pas correct. Elle m’a dit: « Tu dois soit confronter cette personne, soit aller voir les ressources humaines, car tu as des droits. » Elle a ajouté: « Si cette personne te crie encore dessus, va la voir et dis-lui de ne plus le faire. Tu es une grand-mère. » Je lui ai dit que c’est ce que je ferais. J’attendais ce moment, mais il ne s’est pas produit. C’est là que j’ai pris mon courage à deux mains et que je me suis dit: « D’accord, je suis capable de faire face à une telle situation » parce que je prends vraiment à cœur ce que ma mère m’a dit et ce qu’elle m’a transmis.
La sénatrice Clement : Nous ferons de même. Merci, nia:wen.
Mme Rabbit : C’est de la gentillesse. Faites votre travail, et faites de votre mieux. Si cela ne plaît pas à quelqu’un, vous savez au fond de vous que ce que vous faites est juste.
La présidente : Soit dit en passant, la sonnerie retentit pour indiquer que nous devons nous rendre au Sénat. C’est pourquoi nous l’entendons. Ce n’est pas urgent. Enfin, c’est urgent, mais pas tant que cela.
Je tiens à vous remercier, madame Lombard, de votre présence parmi nous et de votre leadership. Merci aussi, Shelby Kaylee, d’être ici avec votre mère. Vous avez dû faire preuve de beaucoup de courage. Merci de nous montrer à quel point il est important de soutenir les gens.
Madame femme aigle, ce que vous avez dit restera à jamais gravé dans notre mémoire. Lorsque nous examinerons ce projet de loi, nous penserons toujours à ce que vous avez dit. Nous vous remercions, nous vous respectons et nous vous admirons. Sachez que vos paroles ne resteront pas lettre morte pour notre comité. Encore une fois, je vous remercie à toutes les trois de votre présence parmi nous.
(La séance est levée.)