LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 1er mai 2024
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui avec vidéoconférence, à 16 h 17 (HE), pour étudier le projet de loi S-15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial.
La sénatrice Denise Battersvice-présidente occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente : Bonjour, honorables sénateurs. Je m’appelle Denise Batters et je suis une sénatrice de la Saskatchewan. Je suis la vice-présidente de ce comité et je remplirai aujourd’hui la fonction de présidente. J’invite mes collègues à se présenter.
[Français]
Le sénateur Carignan : Claude Carignan, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Sénateur Don Plett, du Manitoba.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Pierre Dalphond, division de Lorimier, au Québec.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Bonjour et bienvenue. Je m’appelle Marty Klyne et je suis sénateur du territoire visé par le Traité no 4, en Saskatchewan.
Le sénateur Prosper : Sénateur Paul Prosper, de la Nouvelle-Écosse, en territoire micmac.
Le sénateur Cotter : Bonjour. Je suis le sénateur Brent Cotter, de la Saskatchewan.
[Français]
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
[Traduction]
La sénatrice Dasko : Je suis Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.
La vice-présidente : Avant de commencer, je veux rappeler aux sénateurs et aux autres participants de la réunion les importantes mesures préventives suivantes sur les oreillettes.
Pour prévenir les incidents acoustiques dérangeants et potentiellement dangereux susceptibles de causer des blessures, nous vous rappelons que les participants dans la salle doivent toujours garder leurs oreillettes éloignées de tous les microphones.
Comme l’indique le communiqué envoyé le 29 avril 2024 par la Présidente à tous les sénateurs, les mesures suivantes ont été prises pour aider à prévenir les incidents de rétroaction acoustique. Toutes les oreillettes ont été remplacées par un modèle qui réduit considérablement la probabilité de rétroaction acoustique. Les nouvelles oreillettes sont noires, alors que les anciennes étaient grises. Veuillez vous servir uniquement des oreillettes noires et approuvées. Par défaut, toutes les oreillettes inutilisées sont débranchées au début d’une réunion. Lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, veuillez la placer face vers le bas, au milieu de l’autocollant sur la table. Veuillez consulter le carton sur la table pour connaître les lignes directrices sur la prévention des incidents de rétroaction acoustique. Veuillez prendre place à la table de manière à maximiser la distance entre les microphones. Les participants doivent brancher leurs oreillettes seulement à la console munie d’un microphone directement devant eux. Ces mesures sont en place pour que notre réunion se déroule sans interruption et pour protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris des interprètes qui nous offrent d’excellents services. Je vous remercie tous de votre coopération.
Honorables sénateurs, nous nous réunissons pour poursuivre notre étude sur le projet de loi S-15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial.
Dans notre premier groupe de témoins, nous sommes ravis d’accueillir Stéphane Beaulac, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Montréal, qui se joint à nous par vidéoconférence; et Jodi Lazare, professeure agrégée à la Faculté de droit Schulich de l’Université Dalhousie. Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie tous deux d’être parmi nous. Nous allons commencer par vos déclarations liminaires avant de passer aux questions des membres du comité. Vous avez la parole, pendant cinq minutes chacun.
[Français]
Stéphane Beaulac, professeur de droit constitutionnel, Université de Montréal, à titre personnel : Merci, madame la présidente, messieurs les sénateurs et mesdames les sénatrices. Je ne suis pas ici pour exprimer mon opinion pour ou contre le projet de loi S-15. Je suis devant vous strictement pour vous parler de droit constitutionnel. Essentiellement, pendant mon allocution, je vais parler de deux choses : tout d’abord, je ferai quelques remarques d’ordre général, pour entrer ensuite dans le vif du sujet : y a-t-il des problèmes d’ordre constitutionnel avec le projet de loi S-15?
Premièrement, il y a l’importance du droit constitutionnel. On le sait, on vit dans une démocratie dont la gouvernance est fondée sur la primauté du droit et le principe de légalité.
[Traduction]
Conformément au principe selon lequel nous sommes régis par le droit, et non pas seulement par l’autorité arbitraire des humains, comme le célèbre théoricien britannique Albert Venn Dicey nous l’a enseigné.
[Français]
Or, le droit constitutionnel fait partie intégrante du droit interne du Canada. Au pays, essentiellement, il y a deux choses : la Charte canadienne des droits et libertés et le partage des compétences. En fait, diraient plusieurs, le droit constitutionnel, suivant le principe de primauté du droit, est le plus important à faire respecter. Pourquoi? Parce que la Loi constitutionnelle, dans sa plus simple formulation, est la loi des lois.
Pourquoi est-ce que je tiens à faire ce rappel d’entrée de jeu? Parce qu’il y a des acteurs politiques qui semblent suggérer que le droit constitutionnel n’est pas important. Je ne parle pas des provinces, qui font certains abus d’utilisation de la clause « nonobstant ». Je fais plutôt allusion au gouvernement fédéral où, on le sait, dans le contexte prébudgétaire, on a entendu l’affirmation suivante, et je cite : « Les citoyens et les gens s’en foutent du droit constitutionnel — du partage des compétences pour être précis. » Voilà une affirmation très surprenante et problématique, notamment eu égard à l’importance de notre principe fondamental de primauté du droit.
Ma seconde remarque d’ordre général, plus courte, est la suivante : cela vous concerne, sénateurs et sénatrices, car vous connaissez bien cela, les questions d’ordre constitutionnel, surtout en matière de partage des compétences pour protéger les intérêts des provinces. C’est quelque chose qui intéresse particulièrement le Sénat du Canada. On doit rappeler que c’est très clairement inscrit dans votre mandat, comme la Cour suprême du Canada l’a réitéré dans son Renvoi relatif à la réforme du Sénat de 2014, plus précisément au paragraphe 15. Le Sénat est une Chambre de « second regard attentif » — on dit en anglais « sober second thought » —, mais doit aussi représenter et protéger les régions, les provinces, y compris leurs compétences, conformément à l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Bref, en ce qui concerne le projet de loi S-15, l’important est de savoir si, conformément au partage des compétences, le fédéral peut, constitutionnellement parlant, adopter ces nouvelles mesures. Il faut prendre cela au sérieux, il ne faut pas « s’en foutre ». C’est quelque chose de primordial. Deuxièmement, il revient au Sénat d’être le chien de garde du fédéralisme, si je peux dire. Certes, en aval, la Cour suprême pourrait être saisie du dossier d’un contrôle de la constitutionnalité du projet de loi S-15, mais vous, au Sénat, ce contrôle en amont est votre rôle, si l’on peut le résumer ainsi.
Si j’entre dans le vif du sujet pour le peu de temps qu’il me reste, je vais parler du projet de loi S-15 et du partage des compétences en vertu des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Mes propos seront très courts, parce que dans un premier temps je m’en remets essentiellement au mémoire et à la présentation de ma collègue de l’Université de Toronto, la professeure Angela Fernandez, qui a témoigné devant vous le 18 avril dernier et qui a expliqué très adéquatement la grille d’analyse en matière de partage de compétences, les étapes de qualification et de classification pour décider du caractère véritable. Par ailleurs, elle rappelait l’importance des doctrines constitutionnelles, en particulier celle du double aspect. Elle avait même un schéma pour aider à visualiser le processus d’analyse de ces questions de partage des compétences. C’était très pédagogique — peut-être beaucoup plus que je puis l’être.
Pour ma part, je ferai une seule remarque, précisément sur la compétence du gouvernement fédéral en matière de droit criminel. Tout d’abord, un rappel : le projet de loi S-15 interpelle deux chefs de compétence, soit en premier lieu le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 en matière de commerce international et interprovincial. Essentiellement, cela concerne le fédéral et rattache la modification de la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial. En fait, je suis tout à fait d’accord avec ce que ma collègue Fernandez a dit à ce sujet. Là où je suis moins d’accord, c’est par rapport au deuxième chef de compétence.
[Traduction]
La vice-présidente : Monsieur Beaulac, vous avez un peu dépassé votre temps de parole. Pourriez-vous conclure dans 15 secondes? Nous pourrons peut-être vous poser des questions sur vos autres observations.
[Français]
M. Beaulac : En 15 secondes, je dirai simplement que le problème a trait au paragraphe 91(27) en matière de droit criminel. Si cela vous intéresse, j’aurai, lors de la période des questions, des citations de l’arrêt de principe concernant l’aspect constitutionnel du projet de loi S-15.
Merci de votre attention.
La vice-présidente : Merci beaucoup.
[Traduction]
Jodi Lazare, professeure agrégée, Faculté de droit Schulich, Université Dalhousie, à titre personnel : C’est un privilège d’être ici.
À titre de professeure agrégée à la Faculté de droit Schulich de l’Université Dalhousie, je donne le cours obligatoire de droit constitutionnel depuis 2014, et je donne également un séminaire sur le droit animalier. Je vais utiliser le peu de temps dont je dispose pour essayer d’expliquer certaines des questions constitutionnelles que le comité a déjà soulevées — j’ai suivi les réunions — et je le ferai en quatre temps.
Commençons par la question de la moralité et du champ d’application du droit criminel. Le comité s’est demandé si le simple fait de cibler un problème moral suffisait à recourir au droit pénal. Lors d’une réunion précédente, on a cité le renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique de la Cour suprême par rapport au type de menace morale qu’une activité doit représenter pour être soumise au droit pénal. Je voudrais revenir sur l’idée que les comportements valablement interdits par le droit pénal ne doivent pas se contenter de viser un précepte moral. Nous avons entendu cette citation. Il s’agit d’une paraphrase de la juge Karakatsanis, qui citait la juge en chef de l’époque, Beverly McLachlin, dans le précédent renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée. Il était question en particulier de la question du consensus sociétal, ou de l’absence de consensus, concernant les activités visées par le droit criminel. Dans la cause précédente, la juge en chef McLachlin a reconnu que des personnes différentes peuvent avoir et ont des opinions différentes sur des questions morales. Elle a poursuivi en disant :
Cependant, dans une analyse axée sur le fédéralisme, on s’attache à l’importance de la question morale, et non à l’existence ou à l’inexistence d’un consensus social quant à la manière dont il convient de la régler. Le Parlement a seulement besoin de motifs raisonnables de croire que sa loi s’attaquera à une question morale d’une importance fondamentale [...]
Elle a ensuite déclaré que le critère nécessaire pour justifier le recours au droit pénal est « que la société tout entière convien[ne] que l’activité réglementée met en jeu une question morale [...] ». Dans le cas qui nous occupe, il n’est donc pas nécessaire de parvenir à un consensus sur la moralité de la captivité en tant que telle. Ce qui importe ici, c’est simplement qu’il y ait une question morale à aborder.
Deuxièmement, il est incontestable que le droit pénal vise également à protéger la santé et la sécurité publiques. L’ajout au projet de loi de ce que l’on appelle — encore une fois, en référence à une question — des espèces moins charismatiques — des animaux pour lesquels la captivité pourrait soulever moins de problèmes moraux, que ce soit aujourd’hui ou à l’avenir — ne minerait pas ou ne menacerait pas la constitutionnalité du projet de loi en tant que loi criminelle valide. Nous pouvons ne pas nous soucier du bien-être des pythons, par exemple, mais nous convenons tous, je pense, que l’évasion d’un serpent mortel est un enjeu de santé et de sécurité publiques. Par conséquent, l’ajout d’animaux « nous ressemblant peu » serait également conforme à la Constitution du point de vue de la sécurité publique.
Troisièmement, et dans le même ordre d’idées, on s’inquiète de la possibilité d’ajouter d’autres espèces par décret ou par règlement, par le biais d’une clause dite « clause Noah ». À cet égard, la Cour suprême a clairement indiqué que le droit pénal peut être assorti de ce type de dimension réglementaire. Un certain nombre de lois fédérales, autres que le Code criminel, prévoit cette mesure, notamment la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la Loi sur la protection de l’environnement et la Loi sur le tabac et les produits de vapotage, pour n’en citer que quelques-unes. Ces lois autorisent toutes des modifications ministérielles de leurs annexes respectives, à condition, bien sûr, que ces modifications favorisent l’objectif de la loi.
Mon quatrième et dernier point, pour reprendre une idée qui a été abordée dans les discours sur ce projet de loi, est l’absence d’une disposition relative à la relocalisation au moment de la condamnation ou de la sanction. On a fait référence à un amendement permettant à un juge d’ordonner le déplacement d’un animal et le remboursement des frais. À mon avis, une telle décision ne soulèverait pas non plus de problèmes constitutionnels parce qu’elle serait accessoire à la loi. Le critère de validité des dispositions discrétionnaires fédérales qui peuvent, à elles seules, influer sur les questions provinciales consiste à savoir si la disposition en question est rationnellement et fonctionnellement liée à la loi fédérale. Elle doit, pour citer la Cour suprême, « favoriser la réalisation du programme législatif. » Une disposition de relocalisation, qui s’apparente en fait à une disposition relative à la saisie et à l’aliénation, favoriserait l’objectif d’un régime visant à protéger non seulement les animaux en captivité, mais aussi les personnes susceptibles d’interagir avec eux. Il ne s’agirait pas d’une nouvelle mesure. La Loi sur la santé des animaux, par exemple, dont le fondement est la sécurité publique, permet de saisir et de transférer des animaux et d’exiger une indemnisation de la part propriétaire de l’objet ou de l’animal saisi pour les frais liés à la saisie.
Je vois que mon temps de parole est écoulé. Je m’en tiendrai là. Je répondrai volontiers à vos questions. Merci.
La vice-présidente : Je vous remercie tous deux de vos déclarations liminaires.
Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Nous commencerons par le parrain du projet de loi, le sénateur Klyne.
Le sénateur Klyne : Bienvenue à notre groupe de témoins, les experts en la matière. Merci beaucoup de votre présence et de vos déclarations préliminaires.
Ma première question s’adresse à M. Beaulac. On lit dans le mémoire de Mme Lazare et de ses collègues, que nous avons reçu :
La Cour suprême a insisté à maintes reprises sur le fait que la compétence en matière de droit criminel est la plus large et la plus souple de toutes les compétences législatives du Parlement. En l’espèce, aucune définition élargie du droit criminel n’est requise pour appuyer la validité de ce droit. L’objet du projet de loi — interdire et pénaliser les comportements contraires à l’éthique et dangereux — relève carrément du champ d’application traditionnel du pouvoir du gouvernement fédéral de légiférer en matière criminelle.
Pendant notre deuxième lecture du projet de loi S-15, notre collègue, le sénateur Dalphond, a souscrit à cette analyse. Il a dit :
[...] à mon avis, ce projet de loi consiste à appliquer de façon directe les pouvoirs fédéraux en matière pénale qui portent sur la prévention de la cruauté envers les animaux et la protection de la sécurité publique et, dans une moindre mesure, les pouvoirs fédéraux en matière de commerce qui touchent le commerce international.
Qu’en pensez-vous?
M. Beaulac : Merci de la question.
[Français]
Juste une petite note pour tout le monde, la prononciation est « Beaulac ».
Je vais répondre en français. Mes remarques ont été préparées et certains extraits me permettront de compléter les informations sur la décision de principe en la matière; je les ai également en français. Ma collègue de l’Université Dalhousie y faisait également référence. Il s’agit bien entendu du Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique de 2020 par la Cour suprême du Canada. Certes, il y a beaucoup de flexibilité. Pour référence, dans le jugement de principe en question, la Cour suprême, aux paragraphes 77 à 79 en particulier, fait référence à cette attitude de déférence que l’on devrait adopter quand on s’intéresse à déterminer si une mesure législative tombe sous le coup de la compétence fédérale en matière criminelle, soit sous l’article 91(27).
Je vais répondre à votre question de la façon suivante. Il faut toujours faire attention quand on cite — et je vais le faire moi-même — des extraits d’une décision de la Cour suprême qui peuvent tenir sur 70, 80 ou 90 pages. On doit comprendre les motifs du plus haut tribunal du pays dans tout leur contexte. Or, quand on se réfère en particulier aux paragraphes 72 et 73 de la décision de la Cour suprême de 2020, on se rappelle, comme ma collègue de Dalhousie l’a fait, que c’est un texte en deux étapes. On doit se demander, dans un premier temps, si la loi vise à s’adresser à un mal identifiable et à le traiter, et deuxièmement, savoir si la loi sert une fin publique.
Or, dans la façon de comprendre ce qui est une fin publique, la cour précise au paragraphe suivant, le paragraphe 73, que l’intérêt public peut concerner la sécurité, la santé — ma collègue de Dalhousie a donné un excellent exemple de serpents qui peuvent s’échapper — et la moralité publique. Or, la cour explique, à la fin du paragraphe 73 de sa décision de 2020, que seulement invoquer l’existence d’une question de moralité publique n’est pas suffisant. On doit essentiellement déterminer si la conduite visée par la mesure législative menace la règle de moralité.
Essentiellement, sénateur, pour répondre à votre question, on doit se demander si les grandes lignes de la criminalisation, de la captivité, de la reproduction, et le fait de donner en spectacle les grands singes et les éléphants menacent les règles relatives à la cruauté envers les animaux. La simple invocation d’une possible cruauté envers les animaux, selon le test élaboré par la Cour suprême, n’est pas suffisante. On doit faire le lien. À mon humble avis, cela n’a pas été encore clairement fait. Avec tous les égards pour l’opinion de ceux qui croient le contraire, notamment le sénateur et ancien juge Dalphond, je ne crois pas que la démonstration de ce lien entre la moralité publique et les mesures législatives prévues au Code criminel dans le projet de loi S-15 a été faite de façon convaincante.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Merci, monsieur Beaulac.
Madame Lazare, pourriez-vous réagir à la réponse?
Mme Lazare : Je ne suis pas experte en santé animale, en captivité ou en sciences animales. J’ai suivi de près les réunions du comité. Des biologistes, des neurologues, des personnes comme Mme Lori Marino et les employés de Fauna ont témoigné. En fin de compte, c’est une question de jugement. La moralité ne peut être clairement définie. Si suffisamment de personnes dans une salle pensent que la captivité est immorale étant donné les données scientifiques que nous avons très clairement entendues, alors je pense qu’il y a certainement un lien entre la moralité publique et les dispositions de la loi.
Le sénateur Klyne : Merci.
La vice-présidente : Nous allons écouter le sénateur Plett, le porte-parle du projet de loi.
Le sénateur Plett : Monsieur Beaulac, la constitutionnalité de ce projet de loi dépend entièrement de la question de savoir si le maintien en captivité des éléphants et des grands singes atteint ou non le seuil de la cruauté envers les animaux en vertu du Code criminel. Or, le projet de loi S-15 présume que le simple fait de garder un éléphant ou un grand singe en captivité — sans égard aux conditions, à l’habitat ou à la qualité des soins — atteint le seuil de cruauté. Cela semble être un exemple d’excès de pouvoir de la part du gouvernement fédéral — du moins, dans mon esprit.
La Bibliothèque du Parlement nous a envoyé des notes, où on peut lire :
Lorsqu’il y a cruauté envers un animal, c’est la gravité de celle-ci qui détermine lequel des deux régimes s’applique. Si les actes sont considérés comme « cruels » au sens juridique du terme, le Code criminel s’applique. Si, en revanche, les actes ont causé la détresse d’un animal, mais n’atteignent pas le seuil de la cruauté animale, c’est alors la loi provinciale qui s’applique.
Le projet de loi S-15 suggère qu’un acte atteint le seuil de la cruauté du Code criminel alors que ce niveau n’a jamais été atteint dans les seuils provinciaux inférieurs de protection des animaux. Monsieur Beaulac, craignez-vous que le gouvernement fédéral ne se trouve ici en terrain constitutionnel fragile?
M. Beaulac : Merci de votre question, monsieur le sénateur. Elle est directe, alors je répondrai de façon directe. Je pense qu’il s’agit vraiment d’une question marginale en ce sens que la présentation du projet de loi S-15 fait l’objet d’un raisonnement lacunaire. Comme vous l’avez souligné, le nœud du problème est de savoir si le seuil — l’acte réel — visé par la criminalisation dans le projet de loi S-15 est atteint et si le seuil de la cruauté envers les animaux est atteint. Dans ce cas, si l’on examine les détails — je suis d’accord avec ma collègue de l’Université Dalhousie pour dire que tout revient à la cruauté envers les animaux —, il faut faire le lien entre ce que le projet de loi S-15 érige en crime et le seuil réel de la cruauté envers les animaux.
En d’autres termes, s’il ne s’agit pas de cruauté envers les animaux, ce n’est pas du ressort fédéral et ce n’est pas lié à l’exigence de moralité publique. Si le seuil recherché est la cruauté envers les animaux, nous devons à tout prix nous assurer que la captivité, l’empêchement de la reproduction et l’exposition de ces animaux sont, par définition, de la cruauté envers les animaux. Je pense que, jusqu’à présent, cela n’a pas été démontré dans les discussions sur le projet de loi S-15.
Le sénateur Plett : Les partisans du projet de loi soutiennent que le fait d’empêcher la reproduction pourrait être plus cruel que de ne pas l’empêcher, et c’est ce qu’on comprend de ce projet de loi.
Madame Lazare, au cours du débat sur un projet de loi précédent — le projet de loi sur les cétacés —, des témoins ont averti les sénateurs que, d’un point de vue juridique, il s’agissait d’une pente très glissante. M. Noonan a affirmé que si une espèce peut être ajoutée au Code criminel dans ce dossier, alors il n’y a pas de limite aux espèces qui peuvent y être ajoutées. Que vous approuviez ou non le projet de loi — je crois que vous êtes plutôt en faveur du projet de loi —, souscrivez-vous à l’observation selon laquelle il s’agit d’une pente un peu glissante et que si une espèce peut y être ajoutée, il n’y a pas de limite à ce qui pourrait y être ajouté?
Mme Lazare : Non. Je pense que tout ajout au projet de loi devrait être conforme à l’objectif de la loi. J’essaie de penser à un animal qui ne pose pas de risque pour la sécurité publique ou que nous ne jugeons pas immoral de garder en captivité, et je n’en trouve pas. S’il s’agissait d’animaux comme les fauves, qui présenteraient ou pourraient présenter un risque pour la sécurité publique, ou les crocodiliens et les amphibiens, alors cela ne poserait pas de problème. Je pense qu’il y aurait des mesures de protection en ce sens que le ministre serait limité dans ce qu’il pourrait ajouter au projet de loi dans la mesure où l’animal en question doit correspondre aux objectifs du projet de loi et doit constituer une menace pour la santé et la sécurité publiques. Il doit y avoir un certain consensus sur le fait qu’il s’agit d’une question morale, notamment.
Le sénateur Plett : Il s’agit essentiellement des éléphants et des grands singes, et l’on a également beaucoup parlé de l’ajout des fauves. Cependant, la question reste entière. Des ours polaires et des grizzlis sont en captivité. Je pense qu’ils sont plus dangereux qu’un fauve. D’autres animaux pourraient être ajoutés à ce projet de loi. Cela ne s’appliquerait-il pas à tous ces animaux? Je ne suis pas favorable à l’allongement de la liste. Le précédent projet de loi S-241 du sénateur Klyne comprenait 800 espèces. Je ne suis pas favorable à cette idée, mais ce projet de loi ne va-t-il pas dans le même sens?
Mme Lazare : Je sais qu’un article permettrait aux législateurs d’examiner si une espèce particulière ne devrait pas être ajoutée à la liste. Je ne pense pas qu’on ouvre la possibilité d’ajouter absolument n’importe quel animal à la liste. Pour qu’un animal soit ajouté à la liste, il faudrait que sa captivité fasse l’objet d’un débat moral et qu’il représente un danger pour la santé et la sécurité.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Merci à nos participants. C’est toujours intéressant d’avoir des spécialistes qui viennent collaborer à nos travaux.
[Traduction]
Ma question s’adresse à vous, madame Lazare. Dans le texte d’opinion que vous avez cosigné avec cinq autres professeurs de droit, ai-je raison de conclure que vous ne voyez pas de problème constitutionnel quant à l’exercice adéquat de la compétence criminelle du Parlement fédéral?
Mme Lazare : Oui.
Le sénateur Dalphond : Pouvez-vous préciser votre pensée? Dans le texte, vous dites que le fait de montrer des animaux n’est peut-être pas suffisant, mais l’objectif de ce projet de loi n’est pas de montrer des animaux. L’objectif de ce projet de loi est de prévenir la captivité. L’essence du projet de loi est que la captivité est une forme de cruauté envers les animaux. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet, s’il vous plaît?
Mme Lazare : Nous devons d’abord déterminer si la captivité constitue une forme de cruauté, et je pense que les témoignages que nous avons entendus suggèrent que c’est effectivement le cas. J’ajouterai simplement une mise en garde; je sais qu’il existe une distinction entre la captivité à des fins de divertissement et de profit, et la captivité dans un sanctuaire. Nous devons nous rabattre sur l’option la moins mauvaise. Donc, en supposant que la captivité à des fins de profit et de divertissement soit immorale, et je pense respectueusement qu’il a été démontré qu’elle soulève certainement des questions morales, alors oui, je pense que le projet de loi respecte la Constitution.
Le droit pénal a une portée très vaste. Je ne vais pas commenter en détail les décisions de la Cour suprême ni l’histoire de l’interprétation du paragraphe 91(27). Je tiens toutefois à souligner que beaucoup d’activités ont été criminalisées, et que la plupart des gens seraient surpris, car ils ne conçoivent pas que plusieurs activités puissent entrer dans la même catégorie que les agressions, la possession de drogue, et d’autres délits de ce type. Bref, la portée du droit pénal est particulièrement vaste.
En ce qui concerne les enjeux liés à la moralité, à la santé et à la sécurité, je pense que le projet de loi est adéquat. Par conséquent, je suis en effet d’avis que le projet de loi, dans sa version actuelle, respecte la Constitution.
Le sénateur Dalphond : Avez-vous tous les six discuté du mémoire avant de le signer? Avez-vous tous les six travaillé ensemble en partageant ce point de vue?
Mme Lazare : J’ai étudié le mémoire, j’ai fait quelques observations, puis j’ai apposé ma signature.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Monsieur Beaulac, voulez-vous ajouter quelque chose?
M. Beaulac : J’ajouterais à tout le moins que généralement, dans la communauté des universitaires — contrairement peut-être au contexte auquel vous êtes habitué, sénateur Dalphond —, le contexte judiciaire n’est pas une question de numérique, de quantité, de constitutionnalisme d’un côté ou de l’autre. J’ai soulevé de sérieux doutes par rapport à la constitutionnalité du projet de loi S-15 sous le chef de compétence en matière pénale. À mon sens, c’est une chose, et je le répète, à laquelle le Sénat devrait particulièrement s’intéresser, car il y a ici un contrôle de constitutionnalité possible en amont, et il ne faut pas attendre que ce soit cassé devant un tribunal en aval.
Le sénateur Dalphond : Est-ce que le principe veut que la cruauté envers les animaux constitue une forme de base légale pour la criminalisation? Par exemple, on y interdit de garder en captivité les baleines.
M. Beaulac : Oui, depuis 2019 avec le projet de loi S-203, on a inclus une nouvelle disposition qui interdit la captivité de certains cétacés, les baleines et les dauphins. À ma connaissance, toutefois, on ne l’a jamais validé dans le cadre d’une instance judiciaire en contrôle de la constitutionnalité... On n’a jamais confirmé la validité de ces dispositions. À mon humble avis — quoique je les ai moins étudiées que les présentes dispositions du projet de loi S-15 —, on pourrait probablement mettre les deux catégories, les baleines, les cétacés et les grands singes et les éléphants, dans la même disposition du Code criminel canadien à l’égard de laquelle il y a une zone grise ou une zone d’incertitude quant à sa constitutionnalité.
Le sénateur Dalphond : Cela n’a pas été attaqué par les parties qui ont été poursuivies en vertu de ces dispositions?
M. Beaulac : Pas encore, à ma connaissance.
Le sénateur Dalphond : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Prosper : Je remercie les témoins d’être des nôtres aujourd’hui. Il s’agit d’une discussion fascinante. Je n’ai pas souvent l’occasion de me plonger dans les principes et l’interprétation du droit constitutionnel.
Je comprends que, constitutionnellement, comme vous l’avez mentionné, madame Lazare, le pouvoir fédéral en matière de droit pénal est assez large, mais je comprends également que, en ce qui concerne la juridiction constitutionnelle, les provinces ont elles aussi droit au chapitre. En vertu des droits de propriété et des droits civils, les provinces possèdent en effet certaines prérogatives concernant les enjeux liés aux animaux. Dans ce contexte, il me paraît inévitable que nous assistions à un conflit entre le droit fédéral et le droit provincial sur une base constitutionnelle. J’aimerais connaître l’opinion des professeurs Beaulac et Lazare à ce sujet. Selon vous, est-ce que le projet de loi actuel contient des mesures appropriées pour empêcher le déclenchement d’un conflit sur le plan constitutionnel?
Mme Lazare : Plusieurs domaines de compétence fédérale empiètent sur des domaines de compétence provinciale. Mme Fernandez a évoqué la « doctrine du double aspect », et l’idée que de nombreux champs de compétence relèvent des deux ordres de gouvernement. Je prendrai un exemple simple, celui de la conduite automobile. La conduite en état d’ébriété est un crime en vertu du Code criminel, mais aussi en vertu de l’ensemble des lois provinciales en matière de sécurité routière.
Le droit constitutionnel en la matière prévoit qu’en cas de conflit, la loi fédérale prévaut en vertu de la doctrine de la prépondérance fédérale. En effet, s’il est interdit à l’échelle fédérale de garder des animaux en captivité, les provinces doivent respecter cette interdiction de la même manière que le Parlement fédéral doit respecter les lois provinciales dans leurs domaines de compétence. Même si je pense que le déclenchement de ce genre de conflits est hautement improbable, nous disposons des outils constitutionnels nécessaires pour les résoudre.
[Français]
M. Beaulac : J’ajouterai avec égard, quand on invoque la doctrine du double aspect... On n’a encore rien dit, parce que ce que vous avez évoqué, monsieur le sénateur, c’est la possibilité de conflit entre la législation fédérale et la législation provinciale. Oui, on a les outils en droit constitutionnel, mais je crois que ce n’est pas si clair que cela. N’importe quelle analyse qui pourrait invoquer les doctrines constitutionnelles de la compétence interterritoriale et de la prédominance fédérale conclurait que ces deux doctrines arrivent après une première analyse en vue de déterminer quel est le caractère véritable et si on peut le rattacher au paragraphe 91(27) en matière de droit criminel.
Il y a une forte probabilité que, à la suite de l’adoption du projet de loi S-15, il y ait un double régime, provincial et fédéral, et cela pourrait mener à des contentieux. Je souhaite, pour les fins du droit constitutionnel canadien, qu’il y ait un contrôle de la constitutionnalité des projets de loi S-15 et S-203, qui a été adopté en 2019.
[Traduction]
La première étape de ce processus est de savoir si, en substance, nous pouvons nous référer au paragraphe 91(27). Ce n’est que si la réponse est positive qu’il sera possible de discuter de la doctrine constitutionnelle.
[Français]
Veuillez garder à l’esprit que la tendance de la Cour suprême actuellement est de favoriser le fédéralisme de coopération. Autrement dit, de trouver une façon de concilier une participation législative à la fois du fédéral et du provincial.
[Traduction]
La vice-présidente : Monsieur Beaulac, dans votre allocution d’ouverture, vous avez dit que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles joue le rôle de chien de garde du fédéralisme. Certains représentants du gouvernement et certains témoins, comme la professeure Angela Fernandez et la Mme Lori Marino, n’ont pas fourni de définition claire et précise de ce que constitue la « captivité » aux fins du projet de loi dont nous sommes saisis. Cette absence de définition claire soulève des inquiétudes, notamment en ce qui concerne les conséquences juridiques de l’application du projet de loi S-15. En partant du principe que toute forme de captivité équivaut à de la cruauté, mais sans définir clairement ce qu’implique la captivité, ne craignez-vous pas que cette association directe entre captivité et cruauté rende cette disposition particulièrement vulnérable lors d’une contestation constitutionnelle, étant donné qu’elle pourrait être perçue comme trop vague, voire arbitraire?
M. Beaulac : La réponse courte, madame la présidente, est que oui, absolument. Il incombe logiquement au parrain du projet de loi de fournir suffisamment de détails pour démontrer qu’il s’agit d’un projet de loi qui peut être lié à la compétence fédérale en matière de droit pénal, en vertu de l’article 91(27). Le moment venu, et j’espère vraiment qu’il viendra, les tribunaux devront se prononcer sur la constitutionnalité de ce projet de loi.
Vous avez également soulevé l’idée qu’une définition aussi vague ne permettrait pas d’établir clairement l’adéquation entre captivité et cruauté envers les animaux. Une définition aussi floue ouvre également la porte à des dérapages. Par exemple, en 2019, il a été question des dauphins et des baleines, et maintenant, des grands singes et des éléphants. Quelle sera la prochaine étape?
[Français]
En français, on parle de la stratégie des petits pas.
[Traduction]
Dans cinq ou dix ans, nous aurons peut-être une liste de 25 espèces et nous dirons qu’elles n’ont jamais posé de problème, alors que le gouvernement fédéral aura graduellement empiété sur les compétences provinciales en la matière.
Maintenant que nous avons une deuxième occasion de régler ces enjeux, y compris la constitutionnalité des projets de loi de ce type, il est peut-être temps pour le Sénat de jouer son rôle de chien de garde en ce qui concerne la constitutionnalité du projet de loi.
La vice-présidente : Je vous remercie de cette réponse.
[Français]
Le sénateur Carignan : Vous avez touché à la question que je voulais aborder, madame la vice-présidente, mais je vais quand même approfondir le sujet. Le fait qu’il n’y ait pas de définition de captivité, pour l’éléphant qui est à l’African Lion Safari, par exemple, et qui dispose de 200 acres comparativement à un autre qui serait dans un enclos ou dans un box de 15 pieds sur 15 pieds, comment peut-on appliquer cette notion de captivité sans définition et dire que même avec 200 acres, ces animaux sont en captivité? C’est donc inconstitutionnel?
Monsieur Beaulac, n’y a-t-il pas un danger sérieux que le projet de loi soit attaqué en raison de son imprécision par rapport à la notion de captivité? Pourrait-on faire en sorte que cet article ne puisse pas s’appliquer dans les faits?
M. Beaulac : Merci de la question. Cela va dans le même sens que ce que je disais en réponse à la question précédente. Bien sûr, plus le langage législatif... En théorie constitutionnelle, on parlerait de langage à texture ouverte — peut-être que cela vous rappelle des souvenirs de droit constitutionnel? Plus on emploie ce type de langage dans un projet de loi dont la constitutionnalité est incertaine, plus on augmente les risques et on prête le flanc à une contestation, car on n’a pas de définition pour circonscrire ce qu’on entend dans le projet de loi S-15 par le terme « captivité ». J’ajouterai davantage. Qu’est-ce qu’on entend par «mesures raisonnables pour empêcher la reproduction naturelle »? Est-ce qu’on tient les mâles et les femelles séparés? Est-ce qu’on les laisse ensemble, mais juste quand ils ne sont pas en rut? Ce sont des incertitudes qui existent par rapport aux éléments essentiels de la nouvelle normativité.
C’est la même chose pour le troisième élément : ne pas donner en spectacle. Qu’est-ce que cela veut dire, « ne pas donner en spectacle »? Est-ce qu’un zoo donne les animaux en spectacle? Est-ce que les inclure dans un spectacle de cirque est quelque chose qui serait visé? Ce sont des zones d’ombre qui, dans la forme actuelle, permettent de douter du fait que, ultimement, lorsqu’il y aura un contrôle judiciaire de la constitutionnalité de cette nouvelle loi, on pourra avec confiance la rattacher à la compétence fédérale en la matière. Il est fort douteux que l’on puisse faire le rattachement avec le droit criminel.
Le sénateur Carignan : Je vais ajouter quelque chose. Vous savez, on aime cela — je ne vais pas utiliser le mot « wacko » —, les arguments absurdes. Si on reprend l’argument absurde, on dira que la compétence fédérale vient de quelque chose qui est immoral, qui menace. Le comportement doit menacer les préceptes de moralité. Si je pousse l’argument plus loin, ne serait-ce pas plutôt laisser l’animal libre et non en captivité au Canada qui serait immoral?
M. Beaulac : Peut-être. L’immoralité est un concept non seulement à texture ouverte, mais à haut niveau d’incertitude. C’est vague. La non-captivité, évidemment, pour certaines espèces animales, interpelle d’autres notions au cœur de l’analyse en droit criminel, soit celle de la sécurité et de la santé. Il faut y aller espèce par espèce, mais il faut quand même être sérieux dans la façon d’évaluer le test. Le test c’est non seulement de parler de cruauté envers les animaux, mais de faire le lien, car si on ne le fait pas, on ne se décharge pas du fardeau de prouver la constitutionnalité du projet de loi. Or, le lien entre la captivité, empêcher la reproduction et interdire de donner en spectacle ces animaux, d’une part, avec la cruauté envers ces animaux, d’autre part, c’est ce qui, à mon humble avis, n’a pas été fait.
Le sénateur Carignan : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Cotter : Je vous remercie tous les deux. Il s’agit d’une question très importante, voire fondamentale en ce qui concerne le rôle du Sénat et des sénateurs.
Ma question s’adresse à vous, monsieur Beaulac, et se rapporte tant à vos remarques préliminaires qu’à la question du sénateur Plett. Vous avez cerné des domaines importants d’empiétement du gouvernement fédéral sur les champs de compétence provinciale. À mon avis, la controverse provient avant tout de l’exercice du pouvoir de dépenser. Je pense qu’il s’agit là d’une question pertinente. Cette utilisation du pouvoir de dépenser a-t-elle une utilité légitime sur le plan de la justice pénale?
D’une certaine manière, la question qui se pose à nous est la suivante : quelle norme devrions-nous appliquer avant que le Sénat ne bloque l’adoption d’un projet de loi qu’il juge inconstitutionnel? Cette question est distincte des enjeux politiques et du manque potentiel de sagesse de ce projet de loi, ou de son illégitimité d’une manière plus générale.
Comme vous dites que l’enjeu de constitutionnalité concernant l’article 92(27) est une traduction, je souhaite être respectueux au cas où le langage que vous avez utilisé était légèrement différent. Vous avez utilisé des expressions telles que « changements marginaux », « possible enjeu constitutionnel », et « doutes par rapport à sa constitutionnalité ». Vous avez également soulevé le fait que le projet de loi précédent n’a jamais été validé par les tribunaux, ce qui signifie concrètement qu’il n’a jamais été contesté et que, par conséquent, il est valide. Il s’agit d’une remarque annexe, d’une observation.
Pour moi, ce genre de questions remettent en doute la légitimité du Sénat. En effet, plusieurs sénateurs ont déclaré que ce projet de loi est périphérique, et que par conséquent, ils comptent bloquer son adoption pour des motifs constitutionnels. Cela me semble être une sorte d’exagération de notre part. Je vous invite donc à exprimer vos préoccupations. Dans quelle mesure pourrions-nous assister à une intervention légitime de la part des sénateurs?
M. Beaulac : Merci pour votre question.
Vous venez d’évoquer une règle fondamentale d’interprétation, à savoir la présomption de constitutionnalité. Si le projet de loi S-203 a été adopté, il a force de loi jusqu’à ce qu’il soit contesté avec succès. Il en sera de même pour le projet de loi S-15. En attendant, plus la zone de validité est floue, moins le processus respecte la primauté du droit. Je le répète, il ne s’agit pas d’une violation flagrante de l’État de droit. Le système fonctionne de telle sorte qu’une loi demeure valide jusqu’à ce qu’elle soit contestée avec succès.
En ce qui concerne le rôle du Sénat, je pense que c’est là qu’il entre en action. Plus la situation est floue, plus il y a de chances qu’elle soit déclarée contraire à la séparation des pouvoirs, et plus le Sénat a des motifs légitimes d’agir en tant que gardien de l’État de droit, notamment en ce qui concerne la séparation des pouvoirs.
J’essaie d’être prudent dans mes remarques en affirmant qu’il y a de forts doutes, que c’est à la marge et que cela doit être testé. J’ai évoqué la jurisprudence qui traite de ces enjeux. Je le répète : Je crois qu’il y a un déficit de raisonnement. C’est une chose d’invoquer que la compétence fédérale s’étend à la cruauté envers les animaux, mais c’en est une autre d’établir un lien avec ce qui est visé en matière de captivité, de reproduction et d’utilisation d’animaux à des fins de spectacle. Je pense que ce lien entre l’activité interdite et la cruauté envers les animaux n’a pas été établi. Cela rend donc le projet de loi vulnérable à des tentatives de contestation en matière de droit constitutionnel.
Le sénateur Cotter : Je vous remercie. Je n’ai pas d’autres questions.
La vice-présidente : Je trouve ce débat particulièrement intéressant. En général, pour les projets de loi d’initiative ministérielle, le gouvernement présente une déclaration concernant la Charte. Pour ce qui est du projet de loi dont nous sommes saisis, nous pourrions nous contenter d’une déclaration constitutionnelle générale du ministère de la Justice.
La sénatrice Clement : Il est difficile de prendre le sénateur Cotter en défaut sur les questions constitutionnelles. Mes cours de droit constitutionnel remontent à longtemps, et je tiens à saluer le personnel de la Bibliothèque du Parlement, qui nous a fourni, à mon bureau et moi, des mises à jour fort utile.
Je souhaite à présent interroger la professeure Lazare sur ce que vous venez d’entendre de la part du professeur Beaulac. Pourriez-vous faire des commentaires à ce sujet? J’aimerais également revenir sur la question posée par la présidente et par le sénateur Carignan au sujet des définitions. Je me souviens que la professeure Fernandez nous a expliqué que l’absence de définitions n’est pas un problème. En effet, il n’est pas nécessaire, d’un point de vue constitutionnel, d’avoir les définitions mentionnées par les deux sénateurs. Je me demande si vous pourriez commenter ce dossier, ainsi que ce que le professeur Beaulac a dit en réponse au sénateur Cotter au sujet de certaines lacunes.
Mme Lazare : Je suis d’accord avec l’idée voulant que tout ce qui émane du Parlement bénéficie d’une présomption de constitutionnalité. Bien entendu, il revient à chaque individu de contester une loi, puis aux tribunaux de trancher.
Je tiens à souligner que des accusations ont été portées en vertu du projet de loi S-203 et de la disposition relative à la captivité de cétacés. Par contre, le projet de loi n’a pas fait l’objet d’une contestation constitutionnelle. Si une loi est trop floue, et que je devais conseiller un client inculpé en vertu de ces dispositions, je lui suggérerais de contester la constitutionnalité de la loi, ce qui n’a pas été fait. Je pense que ce cas témoigne donc d’une certaine validité constitutionnelle.
J’hésite à le dire, mais je pense que cela rejoint les commentaires du sénateur Cotter sur le rôle du Sénat. Je n’ai jamais entendu parler du Sénat comme d’un « gardien » ou d’un « chien de garde » du droit constitutionnel. J’enseigne le droit constitutionnel depuis près de 10 ans et je n’ai jamais entendu une telle expression qu’à propos des tribunaux. Les tribunaux sont en effet les gardiens de la Constitution. Il ne m’appartient pas de dicter aux sénateurs comment faire leur travail, mais je suis d’accord qu’il faut éviter d’adopter une loi parce qu’elle est aux limites de la conformité du droit — et je ne pense pas que ce soit le cas —, car cela pourrait constituer un excès. Pour ma part, je conçois le Sénat comme une chambre de second examen objectif. Je comprends que l’ordre des choses soit un peu différent dans ce cas, mais c’est ainsi que je conçois le rôle du Sénat par rapport à celui des tribunaux.
En ce qui concerne l’absence de définition, on pourrait faire valoir qu’il est difficile de définir ce qu’est la souffrance inutile en vertu du Code criminel, qui est la formulation de l’article 445.1, la disposition relative à la cruauté envers les animaux. Dans ce cas, s’il y avait un désaccord sur la question de savoir si un animal a souffert dans le cadre d’une poursuite, le tribunal entendrait un témoin, comme un expert, un vétérinaire, ou un comportementaliste animalier, qui aurait pour mandat de clarifier la situation. Il appartiendrait ensuite au juge d’évaluer la preuve et de décider qui croire, ce qui est après tout le rôle d’un juge. Je ne suis pas une encyclopédie vivante, et je n’ai pas consulté tous les cas d’interprétation se rapportant à l’article 445.1. Toutefois, je crois comprendre — et je l’ai d’ailleurs enseigné dans mon cours de droit animalier —, que les débats sur l’interprétation ou l’application de l’article 445.1 portent généralement sur la question de la volonté, sur l’exigence de la mens rea, ainsi que sur les aspects plus techniques de la loi, et non sur la question de savoir si nous sommes réellement en présence d’un acte de cruauté.
La sénatrice Clement : Je vous remercie.
La sénatrice Dasko : Madame Lazare, je suis d’accord avec vos observations. Je ne pense pas que les sénateurs doivent jouer le rôle de gardiens du droit constitutionnel, mais je pense que nous y réfléchissons. C’est quelque chose que nous prenons en compte et que nous essayons de comprendre chaque fois qu’un projet de loi nous est présenté.
Pour en revenir à vos premiers principes sur ce qui est pris en compte en matière de droit pénal, vous avez dit que votre premier principe est qu’il doit y avoir une menace de nature morale pour qu’elle soit prise en compte par le droit pénal. Vous avez ensuite ajouté que ce sont en réalité les enjeux moraux qui comptent, et non le fait qu’il y ait un consensus sociétal sur ces mêmes enjeux. Comment détermine-t-on ce qui constitue un enjeu moral en l’absence de tout consensus sociétal? Je n’aime pas le terme « consensus », car on parle en réalité d’une forte majorité. Comment les questions morales sont-elles alors déterminées si ce n’est pas au moyen d’un consensus sociétal, ou d’une majorité? Un tel test n’est-il jamais appliqué? Le droit pénal est-il simplement créé et, au fur et à mesure, on assiste à une évolution naturelle, organique, sans que le test ne soit jamais réellement appliqué? Si c’est le cas, j’aimerais savoir de quelle manière ce test peut être appliqué?
Mme Lazare : Je vous remercie.
En écoutant la discussion jusqu’à présent, je me dis qu’un philosophe moraliste ferait sans doute un excellent témoin, ce que je ne suis pas. À ma connaissance, la Cour suprême n’a pas donné de définition claire de ce qu’est la moralité. Je ne sais même pas s’il existe une telle définition.
La sénatrice Dasko : La Cour suprême utilise-t-elle ce terme ?
Mme Lazare : Le terme « moralité »? Oui, c’est bien le cas.
La sénatrice Dasko : D’accord, je vous remercie.
Mme Lazare : Encore une fois, pour revenir à la notion de consensus, de majorité, et cetera, je pense que tant qu’il y a une sorte de mouvement social... le droit criminel, en plus de protéger la moralité, la santé publique et la sécurité publique, en général, a une fonction d’expression. Dans un cas comme celui-ci, il s’agit d’exprimer comment les Canadiens — peut-être pas tous, mais bon nombre d’eux — et d’autres personnes se sentent par rapport au fait de garder certains types d’animaux en captivité. Je pense que le droit évolue dans le même sens que l’opinion publique à l’égard des questions éthiques et morales, peu importe ce que cela signifie. Je ne sais pas si ma réponse vous est utile, mais oui, la cour parle de moralité. Je ne pense pas qu’elle ait défini ce concept. Elle parle de notre tissu social et de ce genre de choses en ce qui a trait à la moralité.
La sénatrice Dasko : Il n’y a pas de critère proprement dit?
Mme Lazare : Je ne pense pas qu’il y ait un critère pour déterminer ce qui constitue une question morale, non.
La sénatrice Dasko : Ce n’est pas comme si l’on connaissait la réponse, non plus?
Mme Lazare : Non, je ne le crois pas.
La sénatrice Dasko : Ce n’est pas une notion évidente ou manifeste, contrairement à certaines choses qui pourraient l’être. Très bien, je pense que vous avez répondu à ma question. Je vous remercie.
Mme Lazare : D’accord.
La vice-présidente : Il ne nous reste que quelques minutes pour un deuxième tour. Je vais donc limiter chaque question et réponse à deux minutes.
Le sénateur Klyne : Monsieur Beaulac, j’ai une question pour vous. Elle sera brève. Comme le temps presse, je vous saurais gré de répondre brièvement. Ai-je raison de supposer que, d’après vous, la captivité des baleines à Marineland est une zone grise?
M. Beaulac : Eh bien, l’activité ne constitue pas une zone grise. Ce qui est incertain, c’est la question de savoir si c’est constitutionnel ou non en vertu du paragraphe 91(27). Tant qu’un tribunal n’aura pas rendu une décision sur la contestation de cette validité, nous serons dans une zone grise, en effet. Ce n’est pas l’activité, mais bien la validité constitutionnelle qui m’intéresse.
Le sénateur Klyne : La sécurité publique est une deuxième justification complète du recours aux pouvoirs en matière pénale. Êtes-vous d’accord pour dire que les éléphants, les grands singes et les grands félins peuvent être dangereux, comme en témoigne le nombre record d’attaques en Amérique du Nord?
M. Beaulac : Je n’en sais rien. Est-ce le libellé utilisé dans le projet de loi S-15? Je pensais que c’était l’interdiction de la captivité qui était en cause.
Le sénateur Klyne : La sécurité publique est aussi un enjeu.
M. Beaulac : Très bien. Mon analyse était plutôt axée sur la moralité publique et la question de savoir si le fait de garder ces animaux en captivité et de les empêcher de se reproduire ou le fait de les donner en spectacle tombe bel et bien sous le coup du paragraphe 91(27). Tout le reste dépasse la portée de ce que j’ai analysé.
Le sénateur Klyne : La sécurité publique est un élément qui entre en ligne de compte. Je vous remercie quand même de votre réponse.
Le sénateur Plett : Merci, monsieur Beaulac, d’être des nôtres. De toute évidence, vous n’êtes pas ici pour déterminer ce qui est sécuritaire et ce qui ne l’est pas; vous êtes ici pour parler de la constitutionnalité et de la légalité d’un projet de loi.
J’ai une question à vous poser au sujet de la constitutionnalité, car c’est vraiment ce sur quoi nous nous sommes concentrés, et je remercie le sénateur Cotter de l’avoir soulevée. À votre avis, monsieur Beaulac, sachant que le projet de loi suscite manifestement des inquiétudes sur le plan constitutionnel, le comité devrait-il envisager de l’amender pour ordonner ou demander au gouverneur en conseil de présenter une demande de renvoi à la Cour suprême sur la question de la constitutionnalité?
M. Beaulac : Je vous remercie de votre question. Cela me permettra de clarifier un point qui s’est peut-être perdu dans la traduction.
Je n’ai jamais laissé entendre que le Sénat était le chien de garde du droit constitutionnel. Il est plutôt le chien de garde des intérêts. La Cour suprême du Canada a clairement déclaré — et, si vous voulez la référence, c’est au paragraphe 15 du renvoi de 2014 relatif au Sénat — que ce n’est pas seulement une chambre de second regard attentif, mais aussi une chambre soucieuse de protéger les intérêts des régions et des provinces, qui ont cédé un pouvoir législatif important au gouvernement fédéral à l’époque de la Confédération. Voilà ce qui intéresse le Sénat.
Ce projet de loi, qui soulève des zones grises en matière de constitutionnalité, relève donc directement, à mon avis, de votre mandat et de votre rôle. Quant à savoir si ce rôle peut être joué en amont ou si vous devriez saisir l’occasion de renvoyer une question à la Cour suprême du Canada pour obtenir un éclairage supplémentaire, c’est à vous d’en décider. J’invite humblement le Sénat à ne pas se dérober à son rôle, qui consiste à vérifier la validité constitutionnelle du projet de loi en amont, et à ne pas mettre les choses à plus tard. Il pourrait s’écouler de 5 à 10 ans avant qu’un tribunal rende une décision finale. Je vous remercie encore une fois de votre question.
Le sénateur Plett : Cela relèverait donc peut-être davantage de notre compétence. Même si je m’oppose au projet de loi, j’ai tendance à être d’accord avec le sénateur Cotter pour dire que le Sénat ne devrait vraiment pas torpiller les projets de loi du gouvernement. Il devrait les amender, s’il le juge nécessaire. C’est peut-être l’occasion de le faire. Je vous remercie de vos réponses, monsieur Beaulac. Vous avez clairement expliqué qu’il existe, à tout le moins, une zone grise quant à la validité de la constitutionnalité du projet de loi, alors merci beaucoup.
M. Beaulac : Je vous remercie.
La vice-présidente : Merci beaucoup aux témoins.
Je n’ai peut-être pas fait une très bonne lecture en diagonale, mais j’ai simplement tenté de parcourir rapidement le projet de loi S-15. Sénateur Klyne, je n’ai vu nulle part les mots « sécurité publique » dans le projet de loi. Vous pourrez peut-être m’indiquer le passage plus tard.
Je tiens à remercier infiniment nos témoins d’avoir été des nôtres, de nous avoir fait part de leurs observations et d’avoir répondu à nos questions.
Souhaitons maintenant la bienvenue à notre deuxième groupe de témoins : du Zoo de Granby, Paul Gosselin, président-directeur général, et Patrick Paré, directeur, Conservation et recherche, par vidéoconférence; de l’Institut Wilder/Calgary Zoo, Clément Lanthier, président et chef de la direction; Jamie Dorgan, président-directeur général, par vidéoconférence; le Dr Doug Whiteside, vétérinaire en chef et gestionnaire principal des soins, de la santé et du bien-être des animaux, par vidéoconférence; enfin, du Zoo de Toronto, Dolf DeJong, président-directeur général; Gabriela Mastromonaco, directrice principale des sciences de la faune; Nic Masters, directeur de la santé faunique, par vidéoconférence; Maria Franke, directrice des sciences, de la conservation et du bien-être de la faune, par vidéoconférence; et Jennifer Guest, directrice principale des communications stratégiques et de l’expérience client. Bienvenue et merci de vous joindre à nous. Vous disposez chacun de cinq minutes pour faire une déclaration dès que vous êtes prêts. Nous allons commencer par le Zoo de Granby. Vous avez cinq minutes.
[Français]
Paul Gosselin, président-directeur général, Zoo de Granby : Merci, madame la présidente.
Honorables sénateurs, merci de nous donner l’occasion de partager notre opinion et nos commentaires constructifs à l’égard du projet de loi S-15. Je m’appelle Paul Gosselin et je suis président et chef de la direction de la Société zoologique de Granby. Je dirige cette équipe de personnes passionnées et engagées dans notre mission, qui est d’agir en vue de préserver le monde animal depuis maintenant 11 ans. J’ai déjà occupé le poste de président de l’Association des zoos et aquariums du Canada (AZAC). Je siège actuellement au comité d’éthique et d’adhésion de l’Association mondiale des zoos et aquariums (WAZA).
Je suis accompagné aujourd’hui de M. Patrick Paré, directeur de la conservation et de la recherche. Il est chercheur affilié à l’Université Concordia. Il a été président de l’Association des biologistes du Québec et siège à des comités mixtes qui regroupent des organismes de conservation du Québec.
Le Zoo de Granby est un organisme à but non lucratif qui a déjà 70 années d’existence. Nous nous appuyons sur des normes de classe mondiale de garde d’animaux en étant accrédités par l’Association des zoos et aquariums du Canada (AZAC) et en étant membres de l’Association mondiale des zoos et aquariums. L’adhésion à ces associations nous permet non seulement de nous conformer à des normes de garde en captivité de haut niveau, mais aussi d’échanger avec des experts de partout dans le monde sur les meilleures pratiques qui nous permettent d’apporter les soins requis pour assurer le bien-être des animaux qui sont sous nos soins.
Chapeauté par l’AZA, le Zoo de Granby participe à 32 plans de survie des espèces et nous comptons tout près de 1 500 individus sous nos soins, dont le quart des quelque 150 espèces — 25 % — ont un statut précaire ou menacé, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et les listes des gouvernements fédéral et provinciaux.
Le Zoo de Granby se définit maintenant comme un organisme de conservation de la faune à part entière. En 2023, nous avons investi plus de 625 000 $ en conservation in situ pour la préservation d’espèces animales en milieux naturels. Nous participons activement à plus d’une dizaine de programmes de conservation pour des espèces menacées au Québec, dont plus particulièrement deux espèces de tortues — la tortue-molle à épines et la tortue des bois — et le groupe des chauves-souris, pour lequel nous faisons de la relâche en milieux naturels.
Tout ce travail s’accomplit en collaboration avec une multitude d’organisations comme le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Environnement et Changement climatique Canada et des organismes de conservation reconnus comme Conservation de la nature Canada ou encore la Fondation de la faune du Québec. De plus, nous sommes présents à l’échelle internationale en contribuant à plus de sept programmes de conservation des espèces menacées dans leurs milieux naturels.
En partenariat avec l’Université Concordia, nous dirigeons directement sur le terrain des projets de recherche scientifique en doctorats et maîtrises et des projets de conservation visant la protection des éléphants et des gorilles au Parc national de Campo Ma’an au Cameroun et leur cohabitation harmonieuse avec les communautés autochtones et les visiteurs du parc. Nous travaillons aussi avec l’Université de Sherbrooke à des projets d’études graduées en Amérique latine et dans les Caraïbes sur les jaguars et les tortues marines.
De plus, nous avons collaboré à deux grandes études menées par l’AZA sur les éléphants et les rhinocéros dans le but de maximiser leur bien-être physique et comportemental et les soins qui leur sont réservés. Nous avons aussi mené une étude dans le but de démontrer l’impact de notre mission d’éducation sur la sensibilisation de nos visiteurs avant et après leur visite au Zoo de Granby. Bien que les visiteurs viennent en premier lieu pour vivre une expérience de proximité unique avec des animaux exotiques, l’étude a montré que bon nombre d’entre eux repartaient avec une meilleure connaissance et une sensibilité accrue face à la précarité de la faune menacée et avec l’intention d’agir concrètement pour préserver la biodiversité.
Je vous énumère tout cela, car nous sommes convaincus plus que jamais que les organisations zoologiques accréditées au Canada comme la nôtre jouent un rôle important d’éducation et de sensibilisation auprès de la population, mais aussi que nous avons un impact direct en matière de préservation de la biodiversité. Nous nous appuyons sur la grande expertise de vétérinaires, de techniciens en soins animaliers et de biologistes pour jouer un rôle critique sur le plan du maintien de la génétique, des comportements, de la science médicale, de la réintroduction en nature, de la recherche et de l’éducation.
La perte des habitats et donc des espèces animales s’accélère à un rythme vertigineux. Tous les organismes de conservation, y compris les zoos accrédités ainsi que les autorités gouvernementales, peuvent collaborer main dans la main afin de répondre aux objectifs adoptés lors de l’accord historique de la COP 15 à Montréal, afin de stopper et d’inverser la perte de biodiversité le plus rapidement possible. Nous croyons fermement qu’il est nécessaire d’intervenir pour arrêter non seulement le commerce illégal d’animaux, mais aussi la garde dans des conditions inappropriées pour assurer le bien-être des animaux.
Honorables sénateurs, il est de notre responsabilité de fournir à toutes les espèces qui sont sous les soins des humains un environnement dans lequel elles peuvent prospérer. Il est scientifiquement incorrect d’affirmer que les animaux des zoos accrédités à l’échelle internationale sont victimes de cruauté simplement parce qu’ils sont sous la garde d’humains ou à cause de la perception selon laquelle ces espèces ont besoin de plus d’espace. Comme le mentionnait Jane Goodall, certaines espèces de grands primates sont plus en sécurité et mieux traitées dans nos institutions zoologiques qu’en milieu naturel, où elles sont entourées de braconniers et font face à la perte accélérée de leur habitat naturel à cause des coupes forestières.
Le projet de loi S-15 propose des exceptions dans le meilleur intérêt du bien-être des animaux, de la recherche scientifique ou encore pour reconnaître les efforts de conservation. Les zoos accrédités du Canada s’impliquent activement dans de nombreux programmes de conservation et de recherche scientifique qui permettent d’atteindre les objectifs de ce projet de loi. J’ai confiance que vous saurez reconnaître l’impact et la contribution importante que nos organisations ont sur la conservation de la faune et le bien-être des animaux.
En terminant, je me joins à la voix de mes collègues du Zoo de Calgary et du Zoo de Toronto pour vous remercier de votre engagement à faire du projet de loi S-15 une loi qui aura l’impact souhaité en matière de protection des animaux et de biodiversité.
[Traduction]
La vice-présidente : Excusez-moi. Vous avez déjà dépassé votre temps de parole de 1 minute, 15 secondes. Vous devrez donc y revenir durant la période des questions tout à l’heure. Je vous remercie.
M. Gosselin : D’accord. Je vous remercie.
Clément Lanthier, président et chef de la direction, Institut Wilder/Calgary Zoo : Je vous remercie de nous avoir invités
En tant que vétérinaire, j’ai des décennies d’expérience directe avec diverses espèces, y compris les grands singes, les éléphants et les grands carnivores. Au cours des 17 dernières années, j’ai été président et chef de la direction de l’Institut Wilder/Calgary Zoo, un organisme de conservation extraordinaire et efficace. Je suis le président sortant de l’Association mondiale des zoos et aquariums et j’ai également siégé au comité directeur de la Commission pour la sauvegarde des espèces de l’Union internationale pour la conservation de la nature, ou l’UICN.
Je suis accompagné de Jamie Dorgan, président-directeur général de l’Institut Wilder, ancien directeur des soins, de la santé et du bien-être des animaux, et du Dr Doug Whiteside, spécialiste agréé en médecine zoologique, vétérinaire en chef et gestionnaire principal de l’Institut Wilder/Calgary Zoo. Le Dr Whiteside est également professeur agrégé à la faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Calgary.
L’Institut Wilder/Calgary Zoo dirige des programmes de conservation pour 27 espèces en voie de disparition, comme la chevêche des terriers, la marmotte de l’île de Vancouver et la grue blanche. Nous appuyons également des programmes de conservation communautaire au Ghana, au Kenya et au Nigeria, y compris une initiative pour le gorille de la rivière Cross, qui est très menacé.
Je vous dis tout cela parce que j’ai écouté les audiences, et j’ai l’impression que l’accent a été mis davantage sur la pertinence des zoos que sur le bien-être des animaux. Je trouve que c’est dommage parce qu’en réalité, les bons zoos sont plus pertinents que jamais.
La Convention sur la diversité biologique et le cadre adopté à la COP 15, à Montréal, mettent clairement en évidence l’importance de la conservation et des bons zoos.
De plus, l’UICN, un observateur des Nations unies, a publié l’an dernier un énoncé de position définissant le rôle essentiel joué par les bons zoos. Mentionnons entre autres la génétique appliquée, les sciences comportementales et vétérinaires, la réintroduction et le transfert d’espèces sauvages, la recherche, l’éducation, l’engagement communautaire, l’élaboration de politiques, l’accès à des expériences basées sur la nature et le financement de la conservation.
Dans ce contexte, il est de notre responsabilité de fournir à toutes les espèces sous la garde d’humains un environnement où elles peuvent s’épanouir. Aucun animal ne devrait être victime de cruauté. Cependant, il est scientifiquement faux de prétendre que les animaux sont victimes de cruauté simplement parce qu’ils sont gardés en captivité. Je suis donc perplexe quant à la portée du projet de loi. Pourquoi défendre seulement les éléphants et les grands singes? Si je me fie à l’argument de l’« intelligence », alors pourquoi ne pas inclure la pieuvre et le corbeau? Qu’en est-il des chiens, des autres primates et des cochons? Il faut donc faire attention de ne pas mettre l’accent sur les éléphants et les grands singes simplement parce qu’ils sont charismatiques.
Au Canada, les attractions privées gardent des milliers d’animaux dans des conditions misérables et dangereuses. Pour avoir une incidence positive sur le bien-être des animaux, nous devons vraiment ajouter des groupes taxonomiques au projet de loi S-15. Les exceptions proposées dans le projet de loi S-15 pour le bien-être de l’animal, la recherche scientifique ou la conservation sont raisonnables. Les zoos accrédités par l’Association des zoos et aquariums soutiennent déjà un large éventail de programmes efficaces en matière de conservation et de recherche.
En terminant, je vous encourage respectueusement à modifier le préambule du projet de loi S-15 afin de supprimer la mention de cruauté, car c’est inapproprié et fondé sur l’opinion; à modifier le projet de loi S-15 pour inclure au moins les grands félins; et, enfin, à inclure une disposition qui permettra l’ajout d’autres espèces au terme de consultations menées en bonne et due forme.
Je vous remercie.
La vice-présidente : Merci beaucoup.
Dolf DeJong, président-directeur général, Zoo de Toronto : Je vous remercie de nous recevoir. Nous sommes heureux d’être ici en compagnie de l’équipe exceptionnelle du zoo de Toronto. Nous sommes un organisme de bienfaisance sans but lucratif appuyé par notre collectivité et notre organisme de conservation de la faune.
Je dispose de cinq minutes aujourd’hui, alors je vais procéder rapidement. Même si ma vie n’en dépend pas, le sort de quelques espèces pourrait en dépendre. Notre planète perd entre 2 000 et 100 000 espèces chaque année, et les humains en sont la cause.
Depuis l’ouverture du zoo de Toronto en 1974, 60 % des populations d’animaux sauvages ont diminué. Depuis que le projet de loi S-241 a été présenté pour la première fois par le sénateur Murray Sinclair à la fin de 2020, nous avons assisté à l’extinction d’au moins 8 000 espèces. Pensez-y : 8 000 espèces ont disparu. Les choses ne s’améliorent pas pour la faune, et c’est pourquoi cette conversation comporte beaucoup d’éléments qui provoquent le malaise, à commencer par le fait que la faune a perdu son côté sauvage et que les humains ont des répercussions profondes sur pratiquement tous les animaux de la planète.
En ce qui concerne plus précisément les grands singes, les défis auxquels ils font face sont bien réels, et les populations sauvages diminuent à un rythme alarmant. Nous avons une responsabilité partagée d’assurer l’épanouissement des grands singes sous la garde d’humains, tout en soutenant leurs congénères qui vivent à l’état sauvage. L’année dernière, 1,3 million d’invités au zoo de Toronto se sont joints à nous pour avoir cette discussion. Nous devons faire en sorte que ces espèces ne finissent pas par être effacées de notre champ de vision, de notre conscience et de notre planète.
Un élément essentiel de ce cheminement est notre soutien aux partenariats de recherche universitaire et zoologique. Notre travail récent avec Species360 sur le bien-être des grands singes dans des milieux de gestion des soins est en train de changer la donne. Ce que les données révèlent est sans équivoque : les animaux qui se trouvent dans de bons sites accrédités ont une espérance de vie nettement plus longue. C’est une preuve de notre engagement à offrir des soins de calibre mondial dans les zoos modernes.
Depuis 2011, le zoo de Toronto a participé à 60 études sur les gorilles et les orangs-outans, en collaboration avec les Universités York, de Toronto et Laurentienne. Pour protéger les populations de grands singes in situ et ex situ, il est essentiel de renforcer nos connaissances et de comprendre leur régime alimentaire, leurs moyens de communication, leurs maladies et leur vieillissement.
Des zoos accrédités et compétents, qui respectent les normes de l’Association des zoos et aquariums, veillent à ce que les animaux sous notre garde mènent une vie longue et saine. Dans le cas des gorilles et des orangs-outans, on sait maintenant qu’ils vivent plus longtemps que leurs congénères sauvages.
Ces efforts ont également des répercussions positives sur les élèves et les invités, comme en témoignent notamment les changements de comportement qui aident les espèces sauvages. Nous savons qu’une visite au zoo de Toronto augmente la probabilité qu’une personne choisisse des produits à base d’huile de palme durable et recycle des produits électroniques, compte tenu des pressions critiques auxquelles font face les espèces sauvages. Le lien est clair : l’épanouissement des animaux sous notre garde aide ceux qui vivent à l’état sauvage.
Pour soutenir davantage les populations sauvages, nos partenaires de la Toronto Zoo Wildlife Conservancy ont consacré plus de 500 000 $ à la conservation des gorilles et des orangs-outans dans leur habitat. Nous ne nous contentons pas de parler d’assurer un meilleur avenir pour ces espèces. Nous prenons des mesures concrètes pour améliorer leur sort ici et là-bas.
Que ce soit au zoo ou dans la nature, nos professionnels des soins de la faune veillent non seulement à ce que nous respections les normes en matière de bien-être, mais aussi à ce que nous les dépassions. Vous n’avez pas à me croire sur parole. À l’heure actuelle, le zoo de Toronto doit rendre des comptes au Conseil canadien de protection des animaux, à l’Agence canadienne d’inspection des aliments, à Environnement Canada, à trois ministères du gouvernement de l’Ontario, à notre comité communautaire de recherche et de soins aux animaux, tout en étant accrédité par l’Association des zoos et aquariums. Je vous mets au défi de trouver un autre organisme animalier au Canada qui respecte toutes ces normes et tous ces règlements.
Nous reconnaissons l’importance et la responsabilité que nous assumons en prenant soin de ces animaux. C’est pourquoi nous nous sommes joints à un groupe de défenseurs des animaux pour vous demander d’en faire plus dans le cadre de ce projet de loi. Nous croyons fermement en la valeur de la surveillance, de la reddition de comptes, des progrès et de l’évolution de la science concernant le bien-être des animaux.
Nous sommes d’avis que le gouvernement devrait profiter de cette occasion pour établir une mesure législative de calibre mondial qui change les paradigmes, mais à cette fin, nous demandons deux changements.
Premièrement, nous nous opposons à l’emploi du mot « cruauté » dans le préambule. Nous sommes déterminés à travailler avec le comité et le gouvernement pour modifier ce libellé afin que le projet de loi reflète vraiment le mandat du ministre, qui est de « [p]résenter un projet de loi pour protéger les animaux en captivité ».
Le deuxième changement consiste à ajouter les grands félins exotiques à la loi. Agir autrement ne réglerait tout simplement pas les vrais problèmes à l’échelle du pays. Dans moins de 17 jours, des dizaines de zoos privés seront ouverts. L’urgence est bien réelle.
J’ai commencé mon exposé en disant que les humains sont le problème, et je terminerai en soulignant que les humains sont aussi la solution. En tant que membres de cette profession, nous nous engageons à évoluer continuellement, et c’est simple. Plus nous en savons, plus nous pouvons faire mieux. Nous avons les mêmes attentes ici. Vous avez une occasion incroyable de créer une mesure législative révolutionnaire pour protéger les éléphants, les grands singes et les grands félins exotiques au Canada. Je vous en prie, ne laissez pas passer cette chance.
La vice-présidente : Merci beaucoup à vous tous de votre déclaration préliminaire. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs, en commençant par le parrain du projet de loi S-15, le sénateur Klyne.
Le sénateur Klyne : Bienvenue à nos témoins et à vos collègues. Je vous remercie de votre présence et de vos déclarations d’ouverture.
Je veux poser la question suivante à tous les représentants des organisations ici présents.
En collaboration avec l’Institut Jane Goodall du Canada et cinq ONG canadiennes de protection des animaux, vos organisations ont adopté une position de chef de file mondial concernant le bien-être des espèces sauvages en captivité en appuyant le projet de loi S-15. En outre, vous avez ensemble demandé que le projet de loi soit renforcé par l’ajout des grands félins non indigènes et de la « clause de Noé » afin que le Cabinet fédéral puisse protéger d’autres espèces comme les ours, les singes et les reptiles dangereux. Nous vous remercions de votre leadership. Pouvez-vous, individuellement, dans une brève déclaration, expliquer au comité votre vision de l’avenir en ce qui concerne le projet de loi S-15 et les amendements que vous proposez?
Dr Lanthier : Si nous limitons la portée du projet de loi S-15 aux éléphants et aux grands singes, je ne pense pas qu’il aura beaucoup d’impact au Canada. La majorité des animaux sont déjà gardés dans des conditions qui répondent à des normes élevées. Nous devons profiter de cette occasion pour avoir une incidence réelle sur le bien-être des animaux, notamment pour les grands félins. C’est pourquoi nous avons continué à parler d’ajouter au moins ces grands félins.
Je veux à répéter quelque chose que j’ai dit. Les exemptions prévues dans le projet de loi S-15 sont adéquates. Elles sont appropriées. Si l’établissement détenteur investit dans la conservation en plus de fournir les meilleurs soins possible aux espèces qu’il garde, je pense que cela aura un impact positif sur ces derniers.
[Français]
M. Gosselin : En fait, actuellement, pour le Zoo de Granby, c’est un virage stratégique qu’on prend pour ce qui est de la conservation. On met de plus en plus l’accent sur la conservation.
Nous sommes un organisme sans but lucratif. L’argent est investi dans la conservation des animaux dans la nature. Il est important de venir encadrer cet aspect quand on parle de la grande famille des zoos, de s’assurer que nous jouons pleinement notre rôle et que nous pouvons faire la différence. Il est nécessaire de venir encadrer cet aspect dès maintenant pour ce qui touche la garde en captivité dans la loi. Il y a beaucoup de cas aujourd’hui où l’on voit des conditions inappropriées de garde en captivité. C’est là que la loi doit venir faire un encadrement, pas seulement pour les gorilles, les grands primates et les éléphants, mais dans une optique beaucoup plus large.
[Traduction]
M. DeJong : Nous avons suivi le dossier, et il est difficile de penser à tous les animaux du pays, en particulier les animaux exotiques, car ils passent selon moi entre les mailles du filet législatif, alors que personne ne les défend. Leurs conditions en cours d’année sont loin de satisfaire la norme reconnue. Il est donc essentiel d’avoir l’occasion d’élargir de débat et de commencer à examiner à quoi ressemble le leadership au pays en matière de bien-être et de bien-être des animaux.
Nous sommes fiers de notre travail sur place. Nous avons ajouté le directeur des soins de la faune et le directeur du bien-être et intégré la santé et la santé mentale des animaux dans leur vie quotidienne. Nous faisons également un pas de plus avec un plan intitulé « Animal Lives with Purpose Plan », qui décrit le rôle de chaque personne et la façon dont elle appuie la conservation, la recherche et l’éducation, conformément à ce qu’indique le projet de loi. Nous devons commencer à nous poser des questions au sujet des animaux sous la garde d’humains. Mènent-ils une vie intéressante? Acquièrent-ils les connaissances nécessaires pour aider leurs homologues sauvages et leurs communautés sauvages, ou sommes-nous toujours dans la même vieille mentalité dépassée? Il est temps de changer. Nous avons l’occasion de le faire. Nous avons commencé à le faire. Une visite au zoo de Toronto pour voir notre nouvel habitat d’orangs-outans de 11 millions de dollars le démontrera, car il s’appuie sur les meilleures normes de bien-être et comprend également des installations de recherche intégrées pour accroître notre compréhension. Nous concrétisons notre engagement à apprendre, à mieux connaître et à mieux faire.
La vice-présidente : Nous accordons maintenant la parole au sénateur Plett, porte-parole du projet de loi.
Le sénateur Plett : Merci à tous de témoigner. Quand j’étais jeune, j’ai visité des zoos avec grand intérêt et j’ai observé les animaux dans leurs enclos dans de grandes installations, principalement au zoo d’Assiniboine. Qui aurait pensé qu’à plus de 70 ans, je visiterais plus de zoos que la plupart des gens dans leur vie? J’ai visité toutes vos installations, qui sont de calibre mondial. J’ai visité quelques autres installations tout aussi impressionnantes. Je vous appuie sans réserve et je vous félicite pour vos installations.
Je suis légèrement mêlé. Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que j’appuie les amendements proposés pour supprimer le mot « cruauté » du préambule. Cependant, d’une part, vous vous opposez à ce que le projet de loi criminalise le fait que les deux espèces visées soient sous la garde de l’humain en invoquant le terme de « cruauté », mais d’autre part, vous voulez ajouter des espèces. C’est là que je m’y perds. Le projet de loi n’a rien à voir avec les normes de bien-être animal et porte seulement sur la question de la cruauté. C’est vraiment la prémisse du projet de loi. Si nous en retirons le mot « cruauté », sur quel fondement pourrions-nous ajouter d’autres espèces? Êtes-vous en train de proposer de revenir au projet de loi S-241, qui contenait une liste de 800 espèces? Le gouvernement l’a déjà rejeté. Expliquez-moi où vous voulez en venir. Permettez-moi de vous dire que j’appuie entièrement l’amendement, mais je ne comprends pas pourquoi nous ajouterions des espèces si nous sommes en train de presque tuer le projet de loi dans l’œuf.
J’ai une autre question, mais je suis limité dans le temps. Chacun d’entre vous peut me répondre. Je pense que vous proposez tous la même chose.
M. DeJong : En ce qui concerne les grands singes dont nous nous occupons — les orangs-outans et les gorilles de plaine —, nous considérons que le projet de loi, dans sa forme actuelle, ne leur procurera aucune protection supplémentaire. Ces primates continueront de recevoir d’excellents soins. Nous continuerons de leur en offrir.
En ajoutant les grands félins exotiques, nous nous attaquons à un problème que nous observons et auquel nous avons dû nous attaquer directement. Nous avons dû dépêcher notre équipe chez des propriétaires et des zoos privés qui ne possédaient aucune expertise en ce qui concerne les lions et les tigres, qui vivaient dans des conditions déplorables. Nous avons dû intervenir et résoudre les problèmes. Le gouvernement n’a pas la capacité de le faire. Nous sommes reconnaissants de pouvoir servir ainsi notre communauté, mais voulons en arriver à un monde où nous n’aurions pas à intervenir en de telles situations.
Le sénateur Plett : Permettez-moi de poser la question suivante. Si nous présentions simplement un projet de loi disant que chaque établissement qui veut avoir des animaux sous sa garde doit être accrédité par l’Association des zoos et aquariums, ou AZA, ou Aquariums et zoos accrédités du Canada, ou AZAC, cela réglerait-il votre problème? Je pense que tout le monde dans cette salle serait d’accord pour le faire. Je le serais. Je ne veux pas de zoos privés. J’ai été très clair à ce sujet avec ceux d’entre vous que j’ai déjà rencontrés. Si c’est là le problème, réglons-le.
Permettez-moi de poser une question à M. DeJong et M. Lanthier. Vous avez tous les deux des ours polaires. Le zoo d’Assiniboine possède un grand enclos pour les accueillir. Eh bien, je ferais remarquer qu’un ours polaire constituerait certainement un danger pour l’humain s’il gambadait en liberté, comme ce serait le cas pour un grand félin. Toutefois, je ne vous entends pas proposer d’ajouter les ours polaires à la liste. Voulons-nous ajouter des espèces à une liste ou régler le problème et dire qu’on ne peut pas garder un animal et le traiter avec cruauté? C’est cette dernière intention que nous appuyons tous.
Dr Lanthier : Le groupe d’animaux qui bénéficiera le plus du projet loi actuellement est celui des grands félins. Il y en a beaucoup, et ils sont gardés dans bien des endroits inadéquats et dangereux. Cependant, si vous me demandez si les grands carnivores que sont les ours devraient être inclus, la réponse est oui, car il est également inapproprié de garder un ours polaire dans une cour arrière ou un zoo privé.
Le sénateur Plett : Alors, réglons cette question. Je ne veux pas ergoter, mais je pense que nous sommes d’accord, docteur Lanthier. Créons un projet de loi qui stipule que les gens doivent respecter la norme que nous établissons. Je crois que l’AZA et l’AZAC sont toutes deux d’excellentes organisations. Je sais que, pour des raisons qui vous sont propres, vous êtes membre de l’AZA et pas de l’AZAC, et c’est correct, mais je crois que ces deux organisations sont formidables. Si le projet de loi indiquait que les gens doivent être accrédités par l’AZAC et/ou l’AZA pour garder un grand félin, l’appuieriez-vous?
Dr Lanthier : Pour moi, c’est un oui facile, car cela réglerait la question pour plus de 100 attractions privées qui gardent des milliers d’animaux, dans des conditions douteuses la plupart du temps. C’est ainsi que le projet de loi S-241 a été élaboré. S’il comprenait une longue liste, c’est parce qu’un groupe d’experts estimait que les animaux énumérés ne devaient pas être gardés dans des attractions privées. Il s’agissait d’animaux venimeux ou de gros crocodiliens gardés dans des attractions privées et des appartements d’une ou de deux pièces et demie. Que fait-on du crocodilien quand il est trop gros? Voilà pourquoi il y avait tant d’espèces dans le projet de loi S-241. Si la condition pour garder des animaux exotiques ou non domestiques au pays était d’être accrédité par telle ou telle organisation, ce serait formidable. Ce n’est toutefois pas ainsi que les législateurs ont décidé de s’attaquer au problème.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Merci à tous ceux qui sont présents aujourd’hui. J’avais rencontré le Dr Lanthier à l’Institut Wilder quand vous étiez ici il y a deux ou trois ans. Vous faites un travail remarquable. Le Zoo de Granby est un endroit que j’ai beaucoup connu dans ma jeunesse en tant que Québécois de la région de Montréal. Quant au Zoo de Toronto, j’y suis allé plus d’une fois avec mes jeunes enfants il y a très longtemps.
Monsieur Gosselin, je comprends que vous n’avez pas eu le temps de finir la présentation de vos remarques préliminaires qui contenaient vos trois demandes, mais ce sont les mêmes demandes que les autres témoins, donc il n’est pas nécessaire de les répéter — je voulais simplement vérifier.
Vous avez suggéré trois amendements. Vous voulez qu’on ajoute les grands félins et la disposition de Noé. Cependant, vous voudriez qu’on enlève le terme « cruauté » dans le préambule. À quel endroit dans le préambule? Est-ce aux deux endroits ou à un seul des deux endroits?
[Traduction]
Quelle est l’intention exactement? Quelle partie du préambule vous préoccupe?
[Français]
Dr Lanthier : Je crois qu’il est injuste de faire référence à la cruauté simplement parce que l’animal est en captivité. Certains animaux préféreraient être en captivité. Vous savez, la courbe optimale du bien-être animal n’existe pas dans la nature. Il existe un peu avant. Dans la nature, il y a des sécheresses, des inondations, de la prédation, etc. Ce n’est pas là où est le bien-être optimal. À l’opposé, j’ai vu des endroits où c’était crève-cœur. Je voyage à travers le monde et j’ai déjà vu de grands singes gardés seuls dans des conditions indescriptibles. Par contre, au Canada, les grands singes sont tous gardés dans de très bonnes conditions dans les institutions accréditées. La nécessité de cette loi réside donc peut-être plus dans un esprit d’influence pour d’autres législations.
Si on s’aventure dans cette avenue, il faut y ajouter plus d’éléments. Si on n’y met que les grands singes et les quelques éléphants qui sont en captivité au Canada, ce n’est pas suffisant.
Le sénateur Dalphond : Ce que vous voulez supprimer, ce sont les références à la captivité comme étant une forme de cruauté. Êtes-vous d’accord avec le contenu du projet de loi, qui interdit la captivité des éléphants et des grands singes?
Dr Lanthier : Les exceptions sont adéquates parce que c’est assez clair, selon mon interprétation, que si on a des projets de conservation ou de recherche, il peut y avoir une exception pour garder ces animaux.
Le sénateur Dalphond : Donc, êtes-vous d’accord avec le principe selon lequel la captivité n’est peut-être pas de la cruauté, mais que la loi devrait l’interdire, sauf dans les exceptions prévues?
Dr Lanthier : Oui, avec les exceptions prévues. Cependant, il faut comprendre que la conservation ne se limite pas à la reproduction pour la réintroduction dans la nature. La nature est endommagée et n’est plus ce qu’elle était. Les populations en nature diminuent de façon incroyable, et on l’a vu notamment à la COP. Il faut agir autrement.
La conservation ne se limite pas à la reproduction pour la réintroduction. Il n’y a pas de définition de conservation, mais on va y venir en comité quand le projet de loi sera adopté, j’imagine. Je ne sais pas comment cela fonctionne. Ce sera quelque chose qui devra être discuté et on aura à ce moment-là d’autres commentaires à formuler.
Le sénateur Dalphond : Pour faire un suivi concernant la question du sénateur Plett, sa position, c’est que si vous êtes autorisé par l’AZA ou l’AZAC, une loi n’est pas nécessaire. Êtes-vous d’accord pour interdire la possession de grands singes, d’éléphants, de grands félins, et peut-être même d’avoir d’autres types de réglementation, sauf dans les cas où il y a des exceptions prévues pour la conservation?
Dr Lanthier : Oui. Je vais ajouter que plusieurs membres de l’AZAC et de l’AZA sont déjà actifs en conservation; ils en font déjà. Il y a une porte dans les exceptions qui existent pour les institutions responsables.
[Traduction]
Le sénateur Prosper : Merci aux témoins. Je vous remercie de votre travail et du service que vous offrez.
Nous avons entendu aujourd’hui des experts en droit constitutionnel lors de la comparution d’un groupe de témoins précédent, et nous avons abordé la question de la constitutionnalité à l’échelle fédérale et provinciale. Un certain nombre d’entre vous ont parlé des animaux qui prospèrent dans vos installations, et ce, pour toutes sortes de raisons. Quelqu’un a indiqué que ces animaux jouissent d’une durée de vie plus longue que leurs homologues sauvages. Selon moi, les fondements de ce projet de loi — pour que la captivité relève du droit pénal au titre du paragraphe 91(27) de la Constitution —, c’est la cruauté. Je pense que c’est une question qui relève de ce pouvoir-là, qui est très vaste, d’après ce que nous avons entendu. Des éléments de sécurité publique entrent en jeu. Si nous éliminons la cruauté du projet de loi et si, comme vous l’avez affirmé, la captivité n’est pas synonyme de cruauté et qu’en fait, les animaux prospèrent en captivité, alors ne sommes-nous pas essentiellement en train d’éliminer l’élément de droit pénal de ce projet de loi? Je me demande si vous pouvez m’aider à cet égard.
M. DeJong : J’ai l’impression que nous sommes peut-être un groupe de témoins trop tard pour vraiment approfondir la question. Nous avons ces concepts de réussite, de prospérité et de durée de vie, et lorsque nous parlons de ces êtres dont nous nous occupons, j’ai chaque jour le privilège d’aller voir notre équipe travailler dans le pavillon indo-malaisien et de voir le plus vieil orang-outan de Sumatra en Amérique du Nord, qui est âgé de 56 ans, et de demander aux scientifiques : « Qu’avons-nous fait pour mesurer les niveaux de stress et les niveaux de référence en matière de bien-être? Comment ces niveaux ont-ils changé pendant la pandémie alors qu’il n’y avait pas de visiteurs ici comparativement à maintenant, alors qu’ils reviennent? » Nous avons un ensemble de données et nous ne faisons pas l’erreur fatale de jauger la vie d’un animal vieux d’un demi-siècle en fonction des 15 pires secondes que quelqu’un a vues un mauvais jour quand il affichait un comportement anticipatoire. Ce sont les défis que nous rencontrons quotidiennement alors que nous répondons aux besoins incroyablement complexes des animaux tout en cherchant coûte que coûte à protéger les populations pour les générations actuelles et futures. C’est un travail difficile. Pour ce qui est de la constitutionnalité, je suis désolé, je ne peux pas vous aider, mais je peux vous dire que je travaille avec d’excellents défenseurs des animaux qui ne ménagent aucun effort pour en améliorer le sort. Les preuves sont dans les données. Regardez l’ampleur de l’ensemble de données. Nous avons des milliers de points, des progrès incroyables, surtout au cours des 25 dernières années. Assurons-nous seulement de juger les zoos accrédités modernes d’aujourd’hui en fonction de ce qui s’y passe et non de souvenirs datant d’un demi-siècle.
[Français]
M. Gosselin : Je vais ajouter la même chose. Je suis d’accord.
J’aimerais revenir aux propos du sénateur Plett concernant l’importance d’encadrer une exception dans la loi, par exemple avec l’accréditation des zoos. Cela vient définir le champ d’expertise nécessaire pour s’entendre sur le fait qu’il n’y a pas de cruauté et que l’expertise des soigneurs d’animaux et les conditions dans lesquelles les animaux sont gardés sont importantes. Il y a vraiment une exigence dans ce cas-là sur le plan de l’accréditation pour reconnaître tout le travail et l’expertise qui sont mis au profit des animaux.
Dans bien des cas, malheureusement, dans la nature, les animaux sont dans des conditions plus déplorables que dans les zoos. C’est notamment à cause du braconnage.
[Traduction]
C’est l’une des raisons pour lesquelles nous devrions féliciter les établissements qui travaillent en application de normes très élevées, comme les zoos accrédités.
Dr Lanthier : Le défi pour vous consiste à élaborer une loi qui couvrira un large éventail de formes de captivité, parce que les normes en matière de captivité sont très vastes au Canada et dans le monde. Nous devons viser la meilleure norme possible pour fournir chaque jour les meilleurs soins à chaque animal, et pas seulement aux spécimens charismatiques que nous jugeons intelligents parce qu’ils agissent comme nous. Les pieuvres, les corbeaux et de nombreuses autres espèces vous étonneraient. L’éventail de formes de captivité est si vaste que je ne suis pas certain qu’il vous sera facile d’avoir une incidence réelle sur le bien-être des animaux en ciblant seulement une petite part du gâteau.
La vice-présidente : Merci beaucoup.
Je voulais revenir brièvement à la question soulevée par le sénateur Prosper. Vous semblez dire que la captivité n’est pas nécessairement synonyme de cruauté. Êtes-vous alors essentiellement en train de dire que vous ne pensez pas qu’il faudrait intégrer la captivité au Code criminel du Canada, comme le projet de loi vise le faire?
Dr Lanthier : Je ne suis pas avocat.
La vice-présidente : C’est nécessairement, potentiellement la cruauté qui fait de la captivité un acte criminel. Êtes-vous en train de dire que vous pensez que l’objet du projet de loi, si nous éliminons la cruauté du préambule... Considérez-vous ou non que la captivité devrait relever du Code criminel du Canada?
Dr Lanthier : Je ne pense pas qu’il soit criminel de garder des animaux en captivité; je pense qu’il est criminel d’en garder dans de mauvaises conditions, s’il n’y a pas de raison de les garder, si ce n’est pas pour de l’éducation enrichissante ou pour soutenir des projets de conservation qui ont un impact sur le terrain. Cela peut permettre d’obtenir du financement pour les aires naturelles. On peut renforcer la capacité et offrir des bourses dans une aire naturelle. Nous avons la responsabilité d’agir de bien des manières au titre du cadre de la COP15. Si nous n’agissons pas, je pense que la crise de la biodiversité s’en trouvera exacerbée.
La vice-présidente : Je vous remercie.
Gabriela Mastromonaco, directrice principale des sciences de la faune, Zoo de Toronto : Pour expliquer les choses de façon simpliste, nous espérons dissocier la cruauté de la captivité. Le problème, c’est la cruauté au chapitre des soins — une composante très précise — et non la captivité — un terme très vaste.
La vice-présidente : Le projet de loi n’assimile-t-il pas les deux?
Mme Mastromonaco : Essentiellement, dans certains détails, mais le fait de commencer le préambule en indiquant que la captivité est cruelle donne le ton à l’ensemble du projet de loi. Je pense que le fait de dissocier ces deux éléments pourrait aider à clarifier les choses.
La vice-présidente : D’accord. Je vous remercie.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse dans un premier temps au Dr Lanthier. Je ne sais pas si vous avez lu mon discours — peut-être pas —, mais on disait pas mal la même chose, c’est-à-dire qu’en faisant mes recherches, j’ai réalisé qu’il y avait des animaux qui avaient une intelligence cognitive et une approche beaucoup plus évoluée qu’un éléphant ou un singe, par exemple. Vous avez parlé de la pieuvre et on peut parler du rat et du cochon. Comment peut-on voir l’intelligence d’un animal, et lesquels classeriez-vous dans une catégorie plus élevée qu’un éléphant?
Dr Lanthier : Je me demande parfois si l’humain a suffisamment d’intelligence pour légiférer ou définir l’intelligence des animaux.
Le sénateur Carignan : La loi naturelle est probablement la meilleure.
Dr Lanthier : On parle d’animaux, mais il faudrait parler de groupes d’animaux, car des fourmis ensemble ont des comportements qui montrent de l’intelligence, de l’entraide et de la compassion. Une fourmi toute seule, peut-être que c’est amusant, mais un groupe, c’est différent. Il y a cette notion. Même si je donnais une liste de degrés d’intelligence, combien d’intelligence faut-il pour être assez intelligent pour être respecté? C’est pour cela que j’indiquais dans mes notes qu’on a la responsabilité de fournir les meilleurs soins possibles à tous les animaux. Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas. Du côté moral, on ne devrait pas faire de distinction entre une espèce ou une autre, parce qu’elles nous ressemblent ou pour d’autres raisons.
Le sénateur Carignan : Je comprends. Monsieur Gosselin, je regarde votre communiqué de presse du 7 février 2024. Vous avez fait une annonce sur des travaux de construction au Zoo de Granby pour un habitat extérieur — des travaux qui coûteront 1,3 million de dollars.
Pouvez-vous nous parler de la nature des travaux ou des habitats que vous êtes en train de créer pour des mandrills, notamment, et voir en quoi cela aidera les animaux?
M. Gosselin : Les colobes guéréza et les mandrills sont deux espèces de l’Afrique. Il s’agit, sénateur Carignan, d’un bel exemple d’investissements que l’on doit faire et qui sont exigés par notre accréditation, qui fait des inspections régulièrement. Donc, les conditions et les normes de garde augmentent toujours de plus en plus. À ce moment-là, on doit investir, année après année.
Au Zoo de Granby, mes collègues pourront dire la même chose, on parle de plusieurs millions de dollars chaque année. C’est un habitat extérieur pour permettre à ces deux types de primates de jouir de la lumière du jour, tout simplement. Cela fait partie des règles nécessaires pour ces animaux. Lorsque je parle de la lumière du jour, on construit en même temps des équipements pour leur donner de l’enrichissement. On veut tendre à reproduire le plus possible les comportements naturels de ces animaux. On les fait vivre en groupe aussi. Ce sont souvent des habitats d’une certaine dimension dans lesquels il y a de la mixité, pas seulement ce type d’animaux, mais d’autres animaux qui vont bien ensemble et vont créer un aspect social important. C’est différent pour chaque animal. On a des normes et des groupes d’expertises qui sont développés pour chaque type d’animaux dans nos accréditations.
Le sénateur Carignan : On s’entend pour dire que tous ces singes et ces équipements, c’est de la captivité. Le singe ne peut pas sortir et aller se promener dans le centre-ville de Granby.
M. Gosselin : C’est exact. Plus tôt, vous avez parlé de sécurité publique. Lorsqu’on construit de tels habitats, c’est très important pour ne pas qu’on retrouve un singe en plein centre-ville de Granby, mais qu’il ait l’espace requis et tout ce qui est nécessaire pour reproduire le milieu naturel. Le sénateur Plett l’a mentionné un peu plus tôt, et je l’ai accompagné lors de sa visite. Tout cela fait partie des circonstances dans lesquelles nous évoluons : tous les zoos reproduisent de plus en plus le milieu naturel de ces animaux.
Le sénateur Carignan : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Tannas : Merci. Nous avons une excellente discussion.
Je voudrais parler brièvement des grands félins. Vous l’avez dit vous-mêmes : ce projet de loi vise à réglementer, d’une certaine façon, moins de 60 animaux, mais on sait qu’il y a des centaines, voire des milliers de grands félins au Canada. Le problème qu’un certain nombre d’entre nous ont eu avec le projet de loi S-241, c’est qu’il ne disait pas quoi faire des grands félins aujourd’hui. Qu’on y pense de manière pratique ou politique, si on fait en sorte que les propriétaires de grands félins ne peuvent pas les vendre, les exporter ou en faire quoi que ce soit à part continuer de les nourrir, on provoquera probablement un abattage de masse qui horrifiera le segment même de la population qui exerce des pressions pour qu’on agisse. Je pense que c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement est intervenu et a dit qu’il faut commencer quelque part.
Dans le cadre de mes recherches sur le projet de loi S-241, je me suis rendu à l’Institut Wilder et j’ai parlé aux gens là-bas. Je vais vous poser une question. Si vous préconisez l’ajout de félins, admettez-vous qu’en les ajoutant à la liste, l’interruption du modèle d’affaires et l’effet négatif sur la propriété des grands félins risquent d’entraîner pour ces animaux une terrible rupture qui en entraînera l’abattage? Ce n’est pas acceptable sur le plan politique ou pour la société. Il faut assurer une transition. À titre de chefs de file, avez-vous réfléchi à la façon dont vous pourriez, collectivement, faciliter une transition qui serait plus largement acceptée par le public? Pourrions-nous vous mettre au défi de résoudre cette question alors que vous continuez de préconiser l’ajout de félins, que ce soit maintenant dans ce projet de loi ou lorsqu’un ou une ministre cherchera à voir comment on peut les inscrire sur la liste?
M. DeJong : Je vous remercie de la question, sénateur.
C’est justement là que le bât blesse : pendant cette période de transition. Nous avons parlé de notre volonté de ne pas abandonner les animaux. Nous ne voulons pas que ces animaux soient mis en danger. La réalité, c’est qu’ils sont menacés en ce moment même. Nous avons déjà vécu cette situation au zoo de Toronto. Nous avons pris en charge deux tigres parce que les lois sur la cruauté avaient été violées. Les tigres avaient besoin d’un foyer de transition et sont donc venus dans notre refuge avant d’être transférés dans un autre refuge aux États-Unis.
Le projet de loi a du mordant, ainsi que des dispositions visant à reconnaître les lieux d’accueil existants et prévoyant un engagement pour des normes à plus long terme. L’un des éléments clés de l’accréditation est la prise en compte de la durée de vie totale de l’animal. L’organisation, l’individu, sera-t-il en mesure de s’en occuper, quoi qu’il arrive? Admettons que Mme Mastromonaco garde trois tigres dans sa cour et n’a aucun plan d’urgence, que se passera-t-il si elle se fait faucher par une voiture? C’est un problème. Elle est charmante, mais elle n’aurait pas dû se retrouver dans cette position. Nous devons commencer la transition. Nous devons reconnaître et répertorier les installations existantes, car nous ignorons tout d’elles. Nous devons ensuite frayer une nouvelle voie pour les animaux qui y vivent. Notre plan directeur prévoit un centre d’hébergement et de transition pour aider les animaux.
Le sénateur Tannas : Pourriez-vous brosser les grandes lignes d’un plan dans lequel vous prendriez les choses en main? Comme vous l’avez dit, le gouvernement ne peut pas le faire. Il n’en est pas capable. Vous êtes les seuls à pouvoir élaborer le plan avec un budget pour que la décision soit assortie d’un financement, etc. Pourriez-vous partir d’ici avec ce défi à relever et travailler ensemble pour résoudre le problème? Se contenter de dire que le problème existe et demander au gouvernement de faire quelque chose, c’est courir au désastre.
Dr Lanthier : Oui, mais je suggérerais deux premières mesures : interdire à la fois l’élevage et l’importation. Il faudra patienter pendant quelques années, car l’effet sera graduel, mais cela aidera à mettre un terme au problème, ou plutôt à la tragédie.
Comme je l’ai dit à mon équipe, nous ne compromettrons pas le bien-être de nos résidents en surpeuplant leurs espaces, car nous avons la responsabilité de leur fournir les meilleurs soins possible. Nous avons également une responsabilité morale à l’égard des autres animaux qui se trouvent un peu partout. Interdisez l’élevage et l’importation et mettez en place un système de traçage. Ce serait formidable.
Le sénateur Cotter : Merci beaucoup. Quelle discussion fructueuse. Je dois vous quitter, car j’ai une autre réunion, mais je tiens à vous dire que vous m’avez converti. Ce fut mon chemin de Damas, pour ainsi dire. Je vous en remercie.
Le débat sur la cruauté est important. Je pense saisir les points que vous avez soulevés. Le risque pour nous est que la suppression du facteur de la cruauté soulève le spectre, au regard du droit pénal, que cela ne soit pas tout à fait justifiable. Je sais que vous n’êtes pas juristes, mais le gouvernement fédéral n’a qu’une marge de manœuvre ou une autorité limitée pour agir. Je crois avoir raison en affirmant que vous souhaitez voir une réponse nationale. Toutefois, les bonnes idées ne relèvent pas uniquement du ressort fédéral. Si nous voulons que cette initiative soit entreprise par le Parlement du Canada, nous devons l’ancrer ici. L’une des questions qui se posent alors est la suivante : y a-t-il des circonstances dans lesquelles la captivité peut constituer un acte de cruauté? Si le parrain du projet de loi est à l’écoute, il doit réfléchir à la manière de formuler et de comprendre cette question afin de la considérer comme une initiative fédérale légitime. Justement, pensez-vous avoir les moyens de décrire les circonstances qui constitueraient de la cruauté de façon à ce que le gouvernement du Canada puisse légiférer? Ce n’est pas tout à fait la même question que celle posée par le sénateur Tannas. Vous avez peut-être un avocat qui pourrait rédiger un préambule légèrement différent. À défaut, nous devons envisager une voie un peu plus proche de celle proposée par sénateur Plett, et cette voie devient très difficile à suivre pour le gouvernement du Canada. Nous aimons tous les bonnes idées, mais elles doivent s’inscrire dans le cadre de ce qu’Ottawa peut faire. C’est ma première question.
Ma deuxième question vient rejoindre un peu la question posée par le sénateur Tannas. En qui concerne les autres créatures, devrions-nous les exclure du projet de loi, tout en prévoyant des pouvoirs afin qu’Ottawa puisse suivre une feuille de route lorsqu’il deviendra possible d’élargir le champ d’application en bonne et due forme? Je pense aux grands félins en particulier. Il serait préférable de ne pas encore les inclure dans le projet de loi, mais on pourrait prévoir une autorité permettant de le faire au moment opportun, c’est-à-dire lorsque vous serez sur le point d’informer le gouvernement que le système est prêt. Puis-je avoir votre avis sur la deuxième question en particulier? Vous ne voudrez peut-être pas vous engager à réécrire cette partie du projet de loi pour nous, mais ce serait une réflexion utile, car je pense que vous nous avez transmis énormément d’information. Devrions-nous prendre notre mal en patience sur la question plus élargie et peut-être plus importante que vous avez soulevée?
M. DeJong : Notre équipe peut certainement vous aider à cerner et à définir la cruauté, car il faudra travailler ensemble pour décrire les normes relatives à la cruauté, à l’état de l’animal et aux indicateurs qui suggèrent qu’il a été soumis à des conditions inacceptables. En ce sens, je ne pense pas qu’il existe un groupe d’organisations plus qualifiées que celles représentées par Mme Franke, Dr Masters, Mme Mastromonaco et mes homologues ici présents pour aider à définir ce seuil de manière défendable, justifiable et claire, un seuil qui pourrait être interprété avec moins de doutes et moins d’incertitudes, et ce, justement à cause de notre travail.
Nous nous sommes engagés à collaborer avec nos partenaires pour combler les lacunes de la législation nationale. Je le répète : trop d’animaux exotiques passent à travers les mailles du filet. Nous nous soucions de leur bien-être. Nous pouvons et devrions faire mieux, alors engageons-nous dans cette voie. Nous avons devant nous un outil imparfait, mais c’est celui dont nous disposons.
Le sénateur Cotter : C’est vrai.
Le sénateur Plett : Madame la vice-présidente, lorsque M. Gosselin a fait sa déclaration, il a évoqué certains amendements possibles. S’ils sont identiques à ceux de M. DeJong et du Dr Lanthier, tant mieux. S’ils sont différents, j’aimerais qu’il les dépose afin que nous puissions les examiner également.
La vice-présidente : Bien sûr, mais je l’ai entendu dire à un autre sénateur que ses amendements étaient les mêmes.
Le sénateur Plett : Ah bon? Cela m’a échappé. D’accord. Merci beaucoup.
La vice-présidente : Merci à vous tous, autant ceux qui étaient en ligne pour soutenir leurs collègues dans la salle que ceux qui ont participé en présentiel pour répondre à nos questions aujourd’hui.
Merci beaucoup, chers collègues. Vous m’avez beaucoup aidée aujourd’hui.
(La séance est levée.)