LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES LANGUES OFFICIELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 13 juin 2022
Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 17 heures (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.
Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, avant de commencer, j’aimerais rappeler aux sénateurs et aux témoins de garder leurs microphones en sourdine en tout temps, à moins que le président ne vous ait nommés. En cas de difficultés techniques, notamment en ce qui concerne l’interprétation, veuillez le signaler au président ou à la greffière, et nous nous efforcerons de résoudre le problème. Les participants doivent participer à la séance dans un lieu privé et être attentifs à leur environnement.
[Français]
Nous allons maintenant commencer officiellement notre réunion.
Je m’appelle René Cormier. Je suis un sénateur du Nouveau-Brunswick et je suis président du Comité sénatorial permanent des langues officielles.
J’aimerais vous présenter les membres du comité qui participent à cette réunion : la sénatrice Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick, vice-présidente du comité; la sénatrice Raymonde Gagné, du Manitoba, membre du comité directeur; le sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec, membre du comité directeur; la sénatrice Bernadette Clement, de l’Ontario; la sénatrice Lucie Moncion, de l’Ontario; la sénatrice Marie-Françoise Mégie, du Québec; le sénateur Clément Gignac, du Québec; le sénateur Percy Mockler, du Nouveau-Brunswick; la sénatrice Judith Seidman, du Québec, que nous sommes heureux d’accueillir puisqu’elle a longtemps siégé à ce comité. Bienvenue parmi nous.
[Traduction]
Je vous souhaite la bienvenue à tous, ainsi qu’aux téléspectateurs de tout le pays qui nous regardent peut-être. Je tiens à souligner que je participe à cette réunion à partir du territoire non cédé de la nation algonquine anishinabe.
Aujourd’hui, nous amorçons notre étude de la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois. Précisons que nous procédons à une étude préalable du projet de loi avant que la Chambre des communes en saisisse le Sénat.
[Français]
Au cours de notre première heure de réunion, nous recevrons le directeur parlementaire du budget, M. Yves Giroux. Il est accompagné d’une analyste de son bureau, Mme Katarina Michalyshyn.
Je rappellerai aux membres du comité qu’au début du mois de mars, notre comité a mandaté le directeur parlementaire du budget pour faire une analyse indépendante du coût financier du projet de loi C-13. Son rapport a été rendu public il y a deux semaines. Il nous a été distribué et il est maintenant accessible sur les sites Web du comité et du Bureau du directeur parlementaire du budget.
Monsieur Giroux, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation et d’avoir mené cette analyse, qui est fort importante pour nous. Bienvenue parmi nous.
Nous sommes prêts à entendre vos remarques préliminaires, qui seront suivies d’une période de questions de la part des sénateurs et sénatrices.
Monsieur Giroux, la parole est à vous.
Yves Giroux, directeur parlementaire du budget, Bureau du directeur parlementaire du budget : Merci beaucoup. Honorables sénatrices et sénateurs, je vous remercie de nous avoir invités aujourd’hui. Il s’agit de notre première comparution officielle à votre comité.
Nous avons le plaisir de vous présenter les conclusions du rapport intitulé Estimation des coûts du projet de loi C-13, Loi visant l’égalité réelle entre les langues officielles du Canada, que nous avons eu l’honneur de publier à la demande du comité.
Je suis accompagné aujourd’hui de l’une des deux analystes qui ont travaillé à ce rapport, Katarina Michalyshyn.
Parmi les nombreuses dispositions énoncées dans le projet de loi C-13, seul l’élargissement proposé des droits linguistiques des francophones aux entreprises privées assujetties à la réglementation fédérale a des incidences financières. Nous prévoyons des coûts de conformité ponctuels de 240 millions de dollars pour le secteur privé, en plus des coûts récurrents de 20 millions de dollars par année. Ces coûts seront principalement destinés à la formation linguistique et au versement de primes salariales au bilinguisme aux gestionnaires dans les régions désignées bilingues à l’extérieur du Québec.
[Traduction]
Dans l’Énoncé économique de l’automne 2021-2022, 16 millions de dollars sont prévus pour les coûts de mise en œuvre initiaux du projet de loi par les ministères et organismes fédéraux en 2022-2023. Ces 16 millions de dollars ne couvrent pas les coûts administratifs récurrents et ils n’étaient d’ailleurs pas destinés à cela. Ils permettront toutefois d’entreprendre des activités supplémentaires dans le cadre de la mise en œuvre initiale. Nous avons demandé des précisions quant à la façon dont les fonds sont actuellement dépensés.
Malgré un manque de collaboration de la part des ministères responsables, nous estimons que le coût administratif de la mise en œuvre de ces droits s’élèvera à 2,9 millions de dollars par an pour le secteur public. Toutefois, le montant du financement accordé est fondamentalement discrétionnaire, puisque les activités menées pour appuyer la mise en œuvre du projet de loi C-13 dépendront des fonds disponibles.
Mme Michalyshyn et moi nous ferons un plaisir de répondre à toute question que vous pourriez avoir sur ce rapport ou les autres travaux du directeur parlementaire du budget. Je vous remercie.
[Français]
Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux.
Nous allons poursuivre avec la période des questions. Je rappelle aux sénateurs et sénatrices qu’ils disposent d’une période de cinq minutes par intervention pour les questions et les réponses. Je donne maintenant la parole à la vice-présidente du comité, la sénatrice Poirier.
La sénatrice Poirier : Merci aux témoins d’être parmi nous aujourd’hui.
Ma première question concerne le refus des trois ministères de communiquer des renseignements essentiels liés au projet de loi C-13. Leur refus rend notre travail moins efficace pour ce qui est d’examiner le projet de loi C-13, d’autant plus qu’un supplément de 16 millions de dollars a été alloué dans le budget de 2021, l’an dernier.
Selon votre expérience comme directeur parlementaire du budget, est-ce la première fois que les ministères refusent de donner de l’information?
M. Giroux : Merci de cette question, madame la sénatrice. Depuis que je suis entré en fonction, j’ai eu peu de cas où les ministères ont refusé de fournir de l’information et pas du tout de cas, jusqu’à cet incident malheureux, où les ministères ont refusé de fournir de l’information sous prétexte qu’elle n’était pas encore publique. On a demandé les renseignements et les trois ministères concernés ont refusé de nous les fournir sous prétexte que ceux-ci n’étaient pas encore rendus publics, alors que ce n’est pas une exception valide prévue à la loi. Cependant, je dois féliciter et remercier chaudement le commissaire aux langues officielles de son étroite collaboration, qui nous a permis d’en arriver à une estimation plausible et raisonnable des coûts.
Pour répondre rapidement à votre question, madame la sénatrice, depuis que je suis en poste, c’est la première fois que je fais face à un refus de trois institutions en même temps.
La sénatrice Poirier : Quelles raisons les ministères ont-ils invoquées pour refuser de fournir l’information?
M. Giroux : Les raisons données étaient que les renseignements n’étaient pas disponibles pour le public. Donc, plutôt que de donner les renseignements disponibles de façon confidentielle, comme la plupart des ministères et agences le font, les trois ministères concernés ont expliqué que les renseignements n’étaient pas du domaine public et que, pour cette raison, ils ne pouvaient pas nous les transmettre.
La sénatrice Poirier : À quel moment pourront-ils les transmettre?
M. Giroux : Le lendemain de la publication du rapport, on a reçu des détails de Patrimoine canadien, qui nous a fourni des renseignements en expliquant que c’était une erreur de pièce jointe dans un courriel qui aurait dû nous être transmis, mais qui ne nous avait pas été transmis. Il était malheureusement trop tard, puisque le rapport avait déjà été rédigé, préparé, traduit et publié, et qu’il avait été transmis au comité. Donc, c’est une fois que les ministères ont été exposés publiquement qu’ils ont transmis les renseignements.
La sénatrice Poirier : Dans votre rapport, vous expliquez que le gouvernement n’a pas prévu les dépenses que le projet de loi C-13 imposerait aux différents ministères. Selon vous, quel genre de problème cela occasionnera-t-il dans la mise en œuvre des changements prévus au projet de loi C-13? Y a-t-il un risque que les changements prennent plus de temps à être mis en œuvre?
M. Giroux : Il y a deux scénarios possibles. Il y a le scénario où le gouvernement ne fournirait pas des fonds permanents pour la mise en œuvre de la loi. Les ministères et agences concernés pourraient réduire les activités dans d’autres secteurs afin de financer les activités nécessaires en vertu du projet de loi C-13. Les ministères et agences pourraient aussi faire la mise en œuvre du projet de loi de façon très minimale, afin de ne pas réduire les autres activités qu’ils doivent entreprendre. Par exemple, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada est en train de faire plusieurs activités. La mise en œuvre du projet de loi C-13 pourrait être faite de façon très minimale ou encore, les ministères et agences pourraient allouer de nouveau des ressources d’une autre provenance ou prévues pour d’autres activités pour financer les activités au titre du projet de loi C-13.
La sénatrice Poirier : Merci.
La sénatrice Gagné : Merci, monsieur Giroux, d’être parmi nous cet après-midi.
Publiquement, je crois que le gouvernement a quand même mentionné que ce serait plus facile de faire une estimation des coûts lorsqu’on aura une meilleure idée du contenu du projet de loi. Présentement, le projet de loi n’a pas encore été adopté et n’a pas encore reçu la sanction royale.
Justement, la partie 2, soit la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, est toute nouvelle et va certainement engendrer des coûts à condition que le projet de loi ne soit pas amendé, évidemment.
Je me demandais si vous seriez en mesure de nous faire part des impacts financiers qui sont à prévoir si la nouvelle Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale s’appliquait partout au Canada, et pas seulement au Québec, dans les régions à forte présence francophone. Présentement, j’imagine qu’avec les régions à forte présence francophone, vous avez aussi essayé de déterminer le nombre de régions qui pourraient être affectées par le projet de loi. Les données ne sont pas disponibles, parce que cela se décidera au cours des deux prochaines années après la sanction royale. Seriez-vous en mesure de faire un commentaire là-dessus?
M. Giroux : Les coûts liés à la mise en œuvre au Québec sont probablement assez faibles, parce que la présence et la capacité de fournir des services en français au Québec et la capacité de superviser des employés francophones ou dans les deux langues officielles y sont assez élevées. On a fait l’hypothèse que les régions qui seraient subséquemment incluses et couvertes par le projet de loi seraient les régions de l’Est de l’Ontario, qui inclut évidemment la capitale nationale, ainsi que certaines régions du Nord de l’Ontario. Ces suppositions sont basées sur les discussions que nous avons eues avec le commissaire aux langues officielles.
Bien sûr, si l’ensemble du pays était couvert, les coûts seraient beaucoup plus importants parce que, évidemment, la capacité à fournir des services et à superviser des employés en français est beaucoup plus faible dans les régions où la présence francophone est plus faible. Pour cette raison, on s’est limité aux régions qui nous avaient été suggérées, en plus des discussions que nous avons eues avec le commissaire aux langues officielles. Si ces obligations linguistiques étaient étendues à l’ensemble du pays, il serait difficile pour l’instant d’estimer les coûts, mais ils seraient beaucoup plus importants que ceux qui sont évoqués dans le rapport, soit bien supérieurs à 240 millions de dollars pour la mise en œuvre du projet de loi et à 20 millions de dollars par année par la suite.
La sénatrice Gagné : Seriez-vous en mesure de partager les informations qui vous ont été transmises par Patrimoine canadien après le dépôt de votre rapport?
M. Giroux : Bien sûr, c’est quelque chose que je peux partager avec plaisir avec les membres du comité.
La sénatrice Gagné : Merci.
La sénatrice Mégie : Merci d’être avec nous, monsieur Giroux et madame Michalyshyn.
Votre rapport évoque les répercussions financières à cause des coûts de la formation linguistique et des primes salariales aux entreprises, alors que l’apprentissage d’une langue est considéré comme un investissement pour le personnel et pour l’entreprise. Premièrement, la compétitivité sur le marché, cela ratisse un peu plus large, et il y a aussi la question de la rétention du personnel. Pourtant, ce bénéfice n’est pas calculé en termes de dollars. Y a‑t-il une raison à cela?
M. Giroux : Il y a deux principales raisons.
D’abord, la requête du comité, selon ce que j’en ai compris, était d’estimer les impacts financiers, donc les coûts du projet de loi C-13 tel qu’il est dans sa forme actuelle. Je n’avais pas compris qu’on avait aussi l’intention d’en estimer les bénéfices. C’est la première partie de ma réponse.
La deuxième partie, c’est que les bénéfices sont souvent très difficiles à quantifier quand on parle de l’acquisition d’une langue officielle. C’est quelque chose qui est quantifiable dans certains secteurs. Cependant, dans un secteur ou dans un contexte aussi vaste que celui de toutes les entreprises de compétence fédérale, au-delà d’un certain seuil d’employés, c’est beaucoup plus difficile de quantifier les avantages. En effet, ces avantages peuvent être salariaux et financiers, mais aussi cognitifs ou encore sociétaux, du point de vue d’une plus grande cohésion sociale.
La sénatrice Mégie : Merci.
Le sénateur Dagenais : Merci d’être avec nous, monsieur Giroux.
Quand un gouvernement ou un ministre propose une nouvelle législation, je m’attends à ce qu’il soit conscient des coûts que cette législation va engendrer pour les Canadiens. Je crois comprendre que même le commissaire aux langues officielles ne sait pas encore quels seront les coûts liés à la mise en œuvre du projet de loi C-13 et encore moins si le gouvernement lui accordera les budgets nécessaires, ce que je trouve un peu anormal.
Si on adopte les règles contenues dans la loi, estimez-vous que nous devrions nous attendre, avant la fin de l’exercice financier actuel, à une demande de budget supplémentaire pour que la ministre puisse remplir ses promesses?
M. Giroux : C’est une question hypothétique; cela dépendra évidemment de ce que la ministre et le gouvernement vont faire.
Ce qu’on a aussi mentionné dans le rapport, et à quelques reprises dans d’autres contextes, c’est que la mise en œuvre compte beaucoup d’éléments discrétionnaires. Le gouvernement peut décider d’allouer beaucoup de ressources ou peu de ressources à la mise en œuvre en tant que telle du projet de loi. Les fonds qui seront alloués à cette initiative ou à ce projet de loi vont éminemment déterminer la vigueur avec laquelle ses dispositions seront mises en œuvre et la rigueur avec laquelle il y aura des vérifications sur les plans de l’éducation et de l’information.
Pour revenir à la prémisse de votre question, on s’attend évidemment à ce qu’un projet de loi dispose de ressources financières pour la mise en œuvre et à ce que les estimations des coûts soient faites au moins de façon préalable. C’est ce que j’ai vu dans ma pratique au cours de mes années dans la fonction publique.
Le sénateur Dagenais : En tenant compte des nouvelles obligations des entreprises, que vous estimez à 240 millions de dollars, est-ce que je me trompe si je dis que, en plus des coûts encourus par le gouvernement, les entreprises touchées vont refiler la facture aux consommateurs canadiens?
M. Giroux : Il est difficile de prédire dans quelle mesure les coûts que les compagnies ou les entreprises du secteur privé vont subir seront refilés à leurs clients, y compris aux consommateurs canadiens. Il pourrait y avoir un impact minime ou moyen là‑dessus. Cela dépendra vraiment de l’environnement concurrentiel et de la pression du marché dans lequel évolue chacune des entreprises. Il faut se rappeler que nos estimations sont des estimations; les entreprises pourraient trouver des façons de réduire ces coûts ou elles pourraient aussi faire face à des coûts plus élevés. Votre préoccupation est légitime; il est possible que, dans certains cas ou même dans bien des cas, l’augmentation des coûts soit refilée aux consommateurs. Il est aussi possible que cela soit reflété par des profits un peu plus faibles.
Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Giroux.
La sénatrice Moncion : Bonjour, monsieur Giroux, et bienvenue à notre réunion de comité. D’habitude, je vous vois au Comité sénatorial permanent des finances nationales, mais nous voici maintenant au Comité sénatorial permanent des langues officielles.
Vous dites dans votre rapport qu’il y a actuellement des secteurs d’activité assujettis à la réglementation fédérale et qu’environ 3 413 gestionnaires ne parlent pas français. Vous parlez de l’exclusion du Québec. Cela représente la majorité des cas des secteurs d’activité qui sont assujettis à la réglementation fédérale dans ces régions. Vous estimez aussi les coûts associés à la formation de ces personnes.
Je voudrais vous entendre sur les coûts associés au maintien de la langue dans ces différents secteurs, de même que sur la réalité et le réalisme qui pourraient être liés au bilinguisme de ces personnes et aux coûts qui y sont associés. Vous avez estimé des coûts assez importants lorsque vous avez parlé de 70 000 $ par employé. Ensuite, vous parlez de coûts récurrents. Je voudrais vous entendre sur cette partie de votre analyse.
M. Giroux : Je vous remercie de votre question, madame la sénatrice. Pour lui rendre justice, je vais laisser Katarina y répondre, puisqu’elle a elle-même estimé ces montants.
Katarina Michalyshyn, analyste, Bureau du directeur parlementaire du budget : Merci pour la question.
Comme vous l’avez dit, on a estimé les coûts de formation et de maintien du français dans notre rapport. On a estimé qu’il faudrait un montant de 70 000 $ par employé pour les gestionnaires.
[Traduction]
C’est pour les coûts ponctuels. Ensuite, chaque année, pour le maintien des acquis en français, il y aurait un coût de 2 400 $ par employé. Ce montant s’appliquerait à tous les gestionnaires du secteur privé dans les régions désignées bilingues. Comme le montre un des tableaux de notre rapport, le nombre de gestionnaires varierait considérablement. Par exemple, au Québec, seulement 3 % environ des gestionnaires ne parlent pas déjà les deux langues, alors que dans le Nord et l’Est de l’Ontario, le pourcentage est d’environ 57 %, ce qui fait que le nombre de personnes qui doivent recevoir de la formation pour maintenir leurs acquis en français varierait selon les régions.
La sénatrice Moncion : Je vous remercie de cette réponse. Ma prochaine question porte sur la prime salariale pour les employés bilingues.
Une fois qu’ils ont achevé leur formation, les employés sont-ils considérés comme bilingues? Est-ce qu’ils peuvent toucher la prime? Dans l’affirmative, est-ce que cela est pris en compte dans les montants que vous donnez?
Mme Michalyshyn : Je crois que oui. L’analyse détaillée a été réalisée par mon collègue, qui est en congé de paternité. Je pourrai vous confirmer cela ultérieurement par écrit.
[Français]
M. Giroux : Madame la sénatrice, si vous me le permettez.
On parle de primes salariales; toutefois, ce ne sont pas nécessairement des primes que le projet de loi imposerait, mais plutôt l’écart que l’on remarque actuellement sur le marché du travail. Quand on compare des employés unilingues et des employés bilingues qui font des tâches identiques, on remarque un écart salarial pour ce qui est du montant qui est mentionné dans le rapport. C’est la même chose pour les gestionnaires.
Pour les coûts de formation linguistique, on s’est basé sur l’expérience d’autres employeurs qui font déjà face à ce genre d’exigence, notamment la fonction publique.
J’espère que cela répond bien à vos questions.
La sénatrice Moncion : Oui, cela répond à mes questions.
Ce qui arrive, c’est qu’il y a aussi tous les coûts qui sont associés au maintien de la langue et au perfectionnement qui doivent être inclus dans les calculs. Je pense que les calculs que vous présentez sont quand même très réalistes, mais il y a des limites dans ce que vous pouvez calculer. Je demeure persuadée qu’une fois leur formation terminée, les gens doivent continuer à se former. La formation en salle de classe est très différente si on la compare à l’usage courant d’une langue.
Donc, à la limite, ce que vous présentez, ce sont des coûts additionnels qui ne sont pas nécessairement inclus dans les montants que le gouvernement fédéral présente comme étant des coûts, c’est-à-dire des sommes qui seront disponibles pour mettre en œuvre le projet de loi C-13. Ce que vous présentez va au-delà de ce qui est inclus dans les calculs du gouvernement à l’heure actuelle.
M. Giroux : En effet, on a inclus les coûts qui, selon nos prévisions, seront absorbés par le secteur privé. Cela va au-delà de ce que le gouvernement va absorber.
Les coûts de maintien sont inclus; c’est la raison pour laquelle on parle de 20 millions de dollars par année pour maintenir les capacités linguistiques et pour former le personnel qui sera embauché, parce qu’il y aura évidemment un roulement de personnel. Ces coûts sont aussi reflétés en partie, mais, comme vous l’avez mentionné, ce n’est pas quelque chose qui est facile à estimer, étant donné la fluidité du marché du travail.
La sénatrice Moncion : Merci beaucoup.
La sénatrice Clement : Bienvenue au comité. Nous vous remercions pour le rapport et pour votre témoignage aujourd’hui. J’ai deux questions.
Vous avez noté qu’il y a un défi entourant la définition de ce qu’est une région à forte présence francophone. J’aimerais que vous nous donniez plus de détails. J’imagine que c’est en collaboration avec le Commissariat aux langues officielles que vous avez organisé la façon de répondre à ce défi?
Ma deuxième question porte sur une politique d’immigration francophone. Vous êtes sûrement au courant que le comité étudie la question actuellement et qu’on en parle beaucoup dans toutes nos communautés. Est-ce qu’une telle politique ou un amendement au projet de loi C-13 aurait réellement des conséquences financières importantes? Est-ce que cela exigerait beaucoup de votre part de traiter de cette question dans un autre rapport, par exemple?
J’aimerais entendre votre commentaire à ce sujet.
M. Giroux : Merci, madame la sénatrice.
Évidemment, on a utilisé les définitions qui nous ont été suggérées, mais pas uniquement. Je dirais que c’est une discussion qu’on a eue avec le commissaire aux langues officielles et le Bureau du commissaire aux langues officielles pour déterminer quelles régions pourraient être raisonnablement définies comme étant bilingues. Évidemment, le gouvernement pourrait décider d’une définition différente, pour couvrir plus ou moins de régions et, ainsi, affecter les coûts. Donc, c’est la base sur laquelle on s’est fondé pour déterminer les régions bilingues. Il n’y a pas de science exacte là-dedans, et le gouvernement pourrait choisir d’autres régions par voie réglementaire.
En ce qui concerne une politique d’immigration, si vous parlez des coûts exigés pour élaborer ladite politique, je ne crois pas qu’il y aurait des coûts importants. Il y a des dizaines sinon des centaines d’employés dans la fonction publique fédérale dont le travail est d’élaborer et de proposer des politiques, y compris des politiques d’immigration. Élaborer une politique d’immigration francophone avec des corridors francophones, je ne pense pas que cela occasionnerait des coûts importants à la fonction publique fédérale. Par contre, la mise en œuvre de cette politique pourrait occasionner des coûts selon ce qui est inclus dans la politique. Si, par exemple, il y a des incitatifs financiers pour recruter des immigrants qui parlent français ou des incitatifs financiers pour qu’ils s’établissent dans des régions minoritaires, il pourrait y avoir des coûts. Ceux-ci pourront être déterminés uniquement lorsqu’on aura les paramètres d’une politique d’immigration francophone, ambitieuse ou non. Si on nous fournit des paramètres, on pourrait essayer d’estimer les coûts.
La sénatrice Clement : Merci.
Le président : À mon tour de vous poser quelques questions, monsieur Giroux.
Ma première question porte sur la méthodologie et sert à mieux cerner votre processus de consultation. À la page 6 de votre analyse indépendante sur les coûts du projet de loi C-13, vous précisez que votre estimation se fonde sur des hypothèses définies à la suite de consultations auprès de certains intervenants, dont le Commissariat aux langues officielles. Parmi ces hypothèses, il y a celle qui précise que les entreprises privées de compétence fédérale de moins de 50 employés seront exemptées des obligations linguistiques prévues par la nouvelle loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale.
Or, la partie 2 du projet de loi C-13 prévoit que cette loi s’appliquera aux entreprises ayant un nombre d’employés supérieur au seuil précisé par règlement. En d’autres mots, nous ne connaissons pas, à l’heure actuelle, le nombre d’employés qui seront assujettis aux nouvelles obligations.
Dans le cadre de vos consultations pour définir vos hypothèses, pourriez-vous nous donner des précisions sur les intervenants que vous avez rencontrés, outre le Commissariat aux langues officielles? En plus de ces consultations, quelle autre source d’information quantitative et qualitative avez-vous utilisée pour formuler vos hypothèses?
Mme Michalyshyn : On a également essayé de parler à de nombreuses parties prenantes dans le secteur privé. La majorité d’entre elles n’avaient pas vraiment idée de la manière dont cela allait les affecter à cause de l’absence de réglementation.
Je pense que oui, on a beaucoup parlé au Commissariat aux langues officielles. Si je me souviens bien, le seuil de 50 employés, c’était aussi utilisé, quand on rédigeait notre rapport, par l’Office québécois de la langue française pour certaines de leurs activités.
On a demandé leur avis à beaucoup de parties prenantes. Pour ce qui est des 50 employés, notamment le Commissariat des langues officielles et l’Office québécois de la langue française. On a estimé que le nombre 50 était un bon nombre à utiliser pour ce rapport.
Le président : Merci, madame Michalyshyn.
En plus des autres parties prenantes dont vous avez parlé, avez-vous consulté des entreprises de différents secteurs, comme ceux des transports ou des banques, et pouvez-vous nous préciser comment s’est passée cette consultation?
Mme Michalyshyn : Nous avons surtout consulté des groupes qui représentaient des industries. Par exemple, pour le secteur aérien, nous avons consulté un groupe dont le nom m’échappe. Nous avons consulté la Fédération des chambres de commerce du Québec et divers groupes de ce genre. La plupart n’avaient pas suffisamment d’information à ce moment-là pour nous fournir des données fiables que nous aurions pu inclure dans notre rapport. Cela explique pourquoi ces données provenant du secteur privé ne figurent pas dans notre rapport.
Le président : Monsieur Giroux, dans le cadre de votre analyse, avez-vous pris en compte les répercussions possibles de l’adoption, par l’Assemblée nationale du Québec, du projet de loi no 96, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, qui élargit les obligations aux entreprises du Québec? Voyez-vous des contradictions possibles dans l’application d’un régime provincial fondé sur la Charte de la langue française pour certaines entreprises et pour d’autres, un régime fédéral fondé sur la future Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale? Il y a une question de choix. Est-ce que les répercussions financières sont plus importantes pour l’un ou l’autre? Avez-vous fait cette analyse?
M. Giroux : C’est une bonne question qui nous a fait nous gratter la tête quand on l’a examinée. Au moment où vous nous avez demandé de produire ce rapport, il va sans dire que le projet de loi no 96 était encore à l’étape de projet de loi chaudement débattu au Québec. Il n’y avait pas de certitude quant au fait qu’il serait adopté. Pour cette raison, on n’en a pas tenu compte. Par contre, depuis que le projet de loi a franchi les dernières étapes et que la session à l’Assemblée nationale a pris fin, on voit que les implications financières liées au projet de loi C-96 ne seraient probablement pas les plus importantes dans le contexte du projet de loi C-13.
Les implications au Québec ne sont pas considérables; ce n’est pas là qu’il y aurait les coûts les plus importants pour le secteur privé, du moins. Les coûts pour le secteur privé seront probablement plus importants à l’extérieur du Québec, étant donné la forte présence francophone qui existe déjà au Québec parmi les employés et les gestionnaires. Il n’y aurait probablement pas tant de coûts que cela, à part les coûts administratifs, pour répondre aux plaintes et pour éduquer les employeurs. Il s’agit donc de coûts qui seront assumés par le gouvernement fédéral, des coûts administratifs qui ne sont, somme toute, pas très importants, considérant l’ensemble des coûts potentiels liés au projet de loi C-13.
Le président : Merci, monsieur Giroux. Nous allons faire un deuxième tour de table.
Le sénateur Dagenais : J’aimerais revenir sur une de vos observations qui m’a beaucoup surpris. Dois-je comprendre que le projet de loi C-13 pourrait être adopté, mais que le gouvernement pourrait se retenir dans sa mise en œuvre pour éviter les coûts que cela pourrait impliquer?
M. Giroux : Vous m’avez bien compris. La mise en œuvre d’un projet de loi de cette nature comporte toujours un élément de discrétion. C’est un peu comme pour les services policiers. On peut édicter des lois qui rendent certains comportements interdits ou même criminels. Le niveau de services policiers que l’on met en place pour faire appliquer les lois est à la discrétion des autorités. Il en est de même pour le projet de loi C-13. Le gouvernement pourrait décider du niveau d’éducation ou de mise en œuvre de la loi en finançant ou non les services des organismes de surveillance et des organismes d’éducation et d’information.
Le sénateur Dagenais : Comme vous venez de parler à un ancien policier, je comprends très bien votre explication. Merci.
La sénatrice Poirier : Ma question fait suite à celle que le président a posée un peu plus tôt. Je veux m’assurer de bien comprendre. Le président vous a demandé si des consultations avaient été faites avec les différents groupes que vous avez mentionnés et quels étaient les résultats. Si j’ai bien compris, vous avez dit que, lors de certaines consultations avec quelques groupes, vous n’avez pas obtenu les renseignements, car ils n’avaient pas suffisamment d’information. Qui aurait cette information? Pourquoi rencontrer des groupes s’ils ne sont pas en mesure de nous donner les réponses? Comment feront-ils pour évaluer leur situation? Comment pourront-ils obtenir l’information nécessaire pour participer à une consultation afin que nous puissions avoir un portrait juste de leur situation?
M. Giroux : C’est un bon point, madame la sénatrice. Les deux analystes ont discuté avec des groupes de chambres de commerce, des associations de chambres de commerce et des représentants du secteur aérien. Cependant, le projet de loi tel qu’il est rédigé laisse beaucoup de latitude au gouvernement pour déterminer son champ d’application par voie réglementaire. Plusieurs régions où s’appliquera le projet de loi seront déterminées par voie réglementaire. Lorsqu’on a rencontré les groupes du secteur privé et qu’on leur a demandé une évaluation des coûts que cela allait engendrer pour eux, ils nous ont dit ne pas être en mesure de répondre, car ils ne savaient pas dans quelles zones ou dans quelles régions du pays s’appliquera le projet de loi, car cela sera déterminé à une étape ultérieure.
Qui peut nous renseigner? Ce sont les gens qui travaillent dans les ministères, notamment les ministres, s’ils connaissent l’intention qui se trouve derrière le projet de loi ayant trait aux régions qui seront couvertes. On n’en a pas une bonne idée actuellement. C’est la raison pour laquelle on a dû faire des hypothèses pour évaluer les coûts liés à la mise en œuvre du projet de loi C-13, parce qu’on n’a pas l’ensemble des paramètres.
La sénatrice Poirier : Aurait-il été préférable qu’on réponde à ces questions avant de déposer un projet de loi? Je ne veux pas dire qu’il faudrait attendre deux ans avant de présenter un projet de loi, mais cet exercice n’aurait-il pas dû être fait avant, pour savoir où l’on s’en va?
M. Giroux : Je ne suis pas un spécialiste des langues officielles. Pour vous, législateurs, c’est quelque chose que vous auriez avantage à préciser avant que vous vous prononciez sur l’application du projet de loi. Ce n’est malheureusement pas à moi à répondre à ces questions. Je n’ai aucune de ces réponses, mais vous soulevez un excellent point. Le gouvernement demande d’approuver ou non un projet de loi alors que vous ne connaissez pas certains détails importants sur le plan de sa mise en œuvre.
Le président : Est-il juste de dire qu’il y a une partie des réponses aux questions qui se trouvera dans la réglementation?
M. Giroux : C’est exact. C’est ce que je crois comprendre.
Le président : Cela fait souvent partie des enjeux que nous avons entre l’examen d’un projet de loi et la réglementation qui suit. Merci pour cette question, sénatrice Poirier.
La sénatrice Gagné : Justement, les informations demandées quant à l’estimation des coûts dépendent beaucoup de la réglementation. L’enveloppe de 16 millions de dollars prévue dans la mise à jour économique était basée sur le projet de loi C-32. Des changements ont eu lieu depuis, et le projet de loi C-13 a été déposé. Il y a eu un changement dans le contenu. Le projet de loi C-13 est beaucoup plus exhaustif, donc j’imagine que les coûts seront assurément plus élevés. Voilà ce qui explique la différence entre la somme de 16 millions de dollars et l’analyse que vous avez faite du projet de loi de C-13.
M. Giroux : C’est fort possible, madame la sénatrice, mais si l’on se base sur les renseignements obtenus de la part des ministères, il est difficile de déterminer exactement la raison de l’existence d’une enveloppe de 16 millions de dollars pour trois ministères et une agence plutôt que de 1 million, 2 millions, 3 millions ou 4 millions de dollars. Même la réponse subséquente nous donne une idée de la répartition entre les quatre organismes, mais nous n’avons aucun détail raffiné pour justifier ce montant.
Le niveau d’activité que les ministères et organismes devront entreprendre pour mettre en œuvre le projet de loi C-13 est éminemment discrétionnaire.
La sénatrice Moncion : Ma question est dans la même veine que celles de mes collègues. Le projet de loi C-13 fait état d’un passage de votre rapport où il est mentionné que « certaines dispositions exigent des changements aux pratiques sans coûts financiers estimables ».
Vous parlez des juges bilingues et des ordonnances qui devront être traduites et mises à la disposition du public dans les deux langues officielles simultanément.
On parle notamment de tout ce qui touche les droits prévus à l’article 23, les accords de conformité pour le commissaire et les sanctions pécuniaires.
Il serait juste de conclure que le projet de loi C-13 va engendrer beaucoup plus de coûts que ce que vous êtes en mesure d’estimer actuellement, et que pour nous, ce sont des choses dont on devrait tenir compte dans l’analyse du projet de loi de C-13 dans son ensemble.
Il semble y avoir une portée financière plus large que celle des sommes allouées par le gouvernement.
M. Giroux : C’est un bon point que vous soulevez. Il y a des choses pour lesquelles les incidences financières seront minimes, par exemple la nomination de juges bilingues à la Cour suprême. Cependant, il y a d’autres éléments pour lesquels il est très difficile d’avoir une estimation solide des coûts, parce que le gouvernement pourrait y aller avec vigueur pour mettre en œuvre ces changements ou pourrait les faire à partir de ressources existantes.
Donc, en fonction de la vigueur et de la vitesse avec lesquelles le gouvernement veut mettre en place les autres changements pour lesquels on n’a pas d’estimation de coûts, ces coûts pourraient être minimes ou négligeables, mais ils pourraient aussi être un peu plus importants. Il est cependant très difficile pour nous de les estimer avec justesse ou avec un degré raisonnable de certitude, étant donné que la plupart de ces activités pourraient être entreprises avec des ressources existantes ou à faible coût.
La sénatrice Moncion : On sait que, par exemple, les ordonnances ou les jugements du tribunal fédéral dans les deux langues officielles ne sont pas accessibles présentement. On nous donne accès à certaines ordonnances seulement.
Si toutes ces ordonnances étaient, du jour au lendemain, accessibles sur une base bilingue, les coûts seraient énormes.
M. Giroux : Potentiellement, d’après notre lecture du projet de loi, on parle des ordonnances ou des décisions qui ont valeur de précédent. Lesquelles, parmi toutes les décisions rendues par un tribunal ou par ordonnance, ont valeur de précédent et lesquelles n’en ont pas? Cela dépend éminemment de la direction du droit canadien, et cela peut changer d’une époque à l’autre.
Donc oui, il est possible que cette partie ait une incidence financière plus importante.
La sénatrice Moncion : Cela nous amène justement à réfléchir sur la portée financière du projet de loi, qui pourrait potentiellement être beaucoup plus grande ce qu’on nous laisse entrevoir présentement. Merci.
Le sénateur Gignac : À mon tour de souhaiter la bienvenue à M. Giroux. Comme l’a dit la sénatrice Moncion, on se voit habituellement au Comité sénatorial permanent des finances nationales, où votre collaboration est toujours fort appréciée.
Est-il juste de dire que le secteur financier représente une portion très importante, quand on parle des entreprises privées de compétence fédérale? On fait allusion à 3 400 gestionnaires qui ne parlent pas français. Est-ce une proportion importante que l’on retrouve dans le secteur financier, dans le secteur bancaire et dans celui des assurances?
Mme Michalyshyn : Merci. Non, parce que les banques sont déjà sous une réglementation qui les oblige à offrir des services dans les deux langues. Elles ne seraient pas beaucoup affectées par ce projet de loi, d’après nos analyses.
Le sénateur Gignac : À ce moment-là, permettez-moi de vous poser une question sur les conséquences possiblement inattendues de ce projet de loi, même si on en appuie le principe et qu’on est en faveur de son adoption. Je pourrais juste vous poser une question sur les conséquences inattendues. Je fais allusion au point 3.2 de votre rapport, intitulé « Superviser en français ». Je cite :
En vertu de la proposition de Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, les employés des milieux de travail assujettis à la réglementation fédérale dans les régions désignées auront le droit de travailler et d’être supervisés en français, de recevoir toutes les communications et tous les documents en français, et d’utiliser les systèmes informatiques en français.
Lors de vos rencontres avec les entreprises, est-ce que ce sujet a été discuté? Je serais rassuré de savoir qu’il ne pourrait pas se produire de situations où l’on déplacerait des emplois, par exemple en dehors du Québec, dans les secteurs de l’informatique ou dans des postes administratifs où l’on n’a pas de relations directes avec les clients, alors que le superviseur ou le gestionnaire ne parle pas français.
A-t-on fait allusion au fait que ce projet de loi pourrait potentiellement occasionner des déplacements d’emplois vers d’autres régions qui ne seraient pas affectées par la loi?
M. Giroux : Ce n’est pas un point qui a été abordé lors de nos consultations avec les représentants du secteur privé. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas une réalité ou une possibilité, mais cela ne faisait pas partie de nos questions et cela n’a pas été soulevé de façon proactive de la part des personnes et des groupes du secteur privé qu’on a consultés. C’est peut-être quelque chose que le comité voudrait poursuivre avec certains des représentants du secteur privé, parce que cela n’a pas été mentionné lors de nos discussions.
Le sénateur Gignac : Je soulève ce point, parce que si jamais c’est un facteur de risque, il serait rassurant que cela ne se matérialise pas. Souvent, dans les entreprises, il suffit que le gestionnaire ne parle pas français pour que tout le monde parle anglais. Cependant, quand on parle de la documentation qui devrait être fournie en français, lorsqu’on dit que les systèmes informatiques devraient être en français, cela pourrait inciter certaines entreprises à réfléchir sur la localisation. Étant donné la rareté de la main-d’œuvre, c’est un enjeu qui touche les gestionnaires.
Je trouvais important de soulever ce point. Si vous obtenez des informations à ce sujet ultérieurement, surtout que plusieurs choses vont se décider par règlement, veuillez nous les faire parvenir. On parle de régions où se trouve la masse critique, et on ne le sait pas. Est-ce que Windsor, en Ontario, ferait partie de cette masse? Et qu’en est-il du Manitoba, de Winnipeg? Il y a beaucoup d’inconnues.
Je vous félicite de votre humilité, puisque l’estimation des coûts pourrait varier fortement si c’était inclus dans la loi, et non dans un règlement.
Je voulais soulever ce point. Merci.
Le sénateur Mockler : Merci d’avoir demandé à M. Giroux de faire un constat sur le rapport qui a été déposé et qui fait certainement réfléchir beaucoup de gens, surtout lorsqu’on parle d’une somme de 240 millions de dollars pour la formation des gestionnaires. Le Canada possède deux langues officielles, il faut avoir les mécanismes en place pour assurer une bonne reddition de comptes.
J’aimerais moi aussi remercier M. Giroux de son professionnalisme, que ce soit dans le domaine des finances ou dans les rapports qu’il a produits, car ils font réfléchir les parlementaires sur tous les plans.
Le ministre du Patrimoine canadien a été désigné responsable de l’application et de la gouvernance des droits pour la nouvelle Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale. J’ai deux petites questions et je sais que certains ont déjà évoqué ce sujet. Faudrait-il donner cette responsabilité à un autre ministre? Devrait-on prévoir des mécanismes de gouvernance et de reddition de comptes pour surveiller la mise en œuvre de la nouvelle loi pour les entreprises privées de compétence fédérale dans toutes les provinces canadiennes?
M. Giroux : D’abord, merci de vos bons mots, sénateur. C’est très apprécié. Vous avez demandé si Patrimoine canadien était la bonne entité pour mettre œuvre cette loi ou si la responsabilité devrait être confiée à une autre. Personnellement, je n’ai pas d’opinion à ce sujet. C’est essentiellement une question d’appareil gouvernemental. Elle devrait probablement être posée au commissaire aux langues officielles, étant donné son expérience à traiter avec les organismes fédéraux et avec ceux du secteur privé. Il pourrait vous répondre de façon mieux éclairée que moi.
En ce qui concerne le point sur les mécanismes de gouvernance et de reddition de comptes, étant donné mon mandat de transparence et de reddition de comptes d’un point de vue financier, je ne peux qu’appuyer une telle perspective afin que les parlementaires et les Canadiens aient une bonne compréhension de la mise en œuvre et des mécanismes d’application des dispositions du projet de loi C-13, y compris les règlements une fois qu’ils seront connus. Cela devrait faire partie de la stratégie gouvernementale pour que vous, en tant que législateurs, sachiez quels sont les progrès réalisés sur le plan de la mise en œuvre de la loi.
Le sénateur Mockler : Monsieur Giroux, vous avez sans doute eu l’occasion de discuter avec la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada. Sur quels aspects du projet de loi C-13 vos propositions se rejoignent-elles ou, à l’inverse, s’éloignent-elles?
M. Giroux : Merci, monsieur le sénateur. Je ne voudrais pas prêter des intentions à la FCFA. Je ne suis pas convaincu qu’on les a consultés de façon exhaustive. Étant donné que la portée de notre rapport se limitait aux incidences financières, je ne suis pas certain qu’il y ait un recoupement important avec ce que pense ou propose la FCFA au sujet du projet de loi C-13. Je ne voudrais pas m’aventurer, ni leur prêter des intentions, ni mettre des mots dans leur bouche. Je vais donc m’arrêter là, malheureusement.
Le président : Il nous reste quelques minutes. Je vais vous poser quelques questions en rafale, monsieur Giroux. Pourquoi votre analyse tient-elle compte des coûts applicables à Patrimoine canadien et au Commissariat aux langues officielles, mais pas au Conseil du Trésor ni à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada?
Mme Michalyshyn : Merci pour la question. Dans notre analyse, nous avons estimé que certaines sections du projet de loi C-13 étaient étroitement liées à une partie du mandat du commissaire aux langues officielles. Il était donc plus facile de prévoir les coûts. Les coûts liés à certaines parties étaient plus faciles à estimer que d’autres. Les parties pour lesquelles nous avons pu faire des estimations concernaient le Commissariat aux langues officielles et Patrimoine canadien, et non le Conseil du Trésor.
Le président : Est-ce à dire que, dans le projet de loi, le Conseil du Trésor a des responsabilités accrues? On voit que l’on demande au ministre de l’Immigration de développer une politique en matière d’immigration francophone. Vous n’aviez pas suffisamment d’information à ce sujet pour évaluer les nouvelles responsabilités, par exemple, du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada sur le plan des coûts?
M. Giroux : Je vais tenter de répondre à cette question. En général, le Secrétariat du Conseil du Trésor dispose de ressources en matière de langues officielles. Il en va de même pour Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Ces ministères ont des capacités de développement et d’analyse des politiques qui devraient leur permettre de remplir leurs obligations en vertu du projet de loi C-13.
Le président : Nous tenons d’abord à vous remercier de cette analyse très importante pour nous. Avez-vous fait ce genre d’analyse pour d’autres projets de loi? Est-ce un exercice que l’on vous demande fréquemment? Dans l’affirmative, avez-vous rencontré plus d’embûches, moins d’embûches ou les mêmes embûches dans l’examen du projet de loi C-13?
M. Giroux : On nous pose ce genre de question assez fréquemment pour des projets de loi d’initiative privée présentés par des députés ou des sénateurs. Par contre, c’est la première fois que l’on fait face à un refus de collaborer de cette nature de la part des ministères. Habituellement, les ministères et les organismes collaborent; ils sont ouverts et assez transparents. Dans le cas de renseignements confidentiels, ils acceptent de les partager à condition qu’on ne les diffuse pas ou qu’on s’en serve pour notre travail sans les divulguer de façon indirecte. C’était la première fois que l’on faisait face à ce genre d’obstruction ou de refus, sous prétexte que les renseignements n’étaient pas disponibles publiquement.
Le président : Merci beaucoup pour votre comparution et pour votre analyse. Elle apporte un éclairage important pour le projet de loi. Certains pourraient dire que la modernisation de la Loi sur les langues officielles, une loi quasi constitutionnelle, n’a pas de prix. Je crois que votre analyse vient nous éclairer énormément. Elle sera précieuse quand il sera temps d’étudier le projet de loi. Nous vous remercions de votre présence, monsieur Giroux et madame Michalyshyn. Encore une fois, merci beaucoup de votre participation et bonne fin de journée.
M. Giroux : Merci beaucoup.
Le président : Nous invitons la sénatrice Deacon à se joindre à nous autour de la table.
[Traduction]
Chers collègues, pour la deuxième heure, nous accueillons des représentants du Quebec Community Groups Network, ou QCGN. Il s’agit d’un groupe qui représente la communauté anglophone du Québec. Cependant, avant d’accueillir nos invités, je tiens à souhaiter la bienvenue à notre collègue, la sénatrice Marty Deacon, qui sera avec nous pour la deuxième heure.
Nous avons le plaisir d’accueillir, du QCGN, Mme Eva Ludvig, présidente; l’honorable Joan Fraser, membre du conseil d’administration et ancienne sénatrice, que nous sommes ravis de retrouver; et Marion Sandilands, conseillère juridique. Bienvenue à toutes, et merci d’être parmi nous.
Madame Ludvig, permettez-moi de vous féliciter pour votre récente nomination à la présidence du QCGN. La parole est à vous.
Eva Ludvig, présidente, Quebec Community Groups Network : Merci. Bonjour, sénateur Cormier, sénatrice Poirier et honorables membres du comité. Je suis Eva Ludvig, présidente du Quebec Community Groups Network, ou QCGN. Je suis accompagnée ce soir, comme on l’a mentionné, de ma collègue du conseil d’administration, l’honorable Joan Fraser, et de notre conseillère juridique, Marion Sandilands.
Le QCGN est heureux de comparaître devant vous aujourd’hui pour apporter son témoignage sur le projet de loi C-13 dans le cadre de votre étude préalable. Nous avons soumis au comité un mémoire qui couvre le projet de loi C-13 dans son intégralité, mais nous comprenons que la réunion d’aujourd’hui vise la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale. Nous limiterons donc nos commentaires à cette partie du projet de loi C-13 et nous avons hâte de revenir pour discuter des modifications proposées à la Loi sur les langues officielles.
Soulignons pour commencer que l’importante étude de ce comité sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, menée entre 2017 et 2019, a permis de réunir les deux communautés de langue officielle du Canada et d’en arriver à un consensus sur la façon d’aller de l’avant avec ce projet législatif d’envergure après une décennie de travail.
Le projet de loi C-13 n’est pas la loi que nous avons demandée ou sur laquelle nous nous sommes entendus. En effet, nous voyons le projet de loi C-13 comme un changement fondamental dans l’approche du gouvernement du Canada à l’égard des langues officielles du pays et comme l’abandon d’un demi-siècle de politique en matière de langues officielles. Nous demandons instamment à ce comité et à cette Chambre d’accorder au projet de loi C-13 l’examen minutieux qu’exige un changement aussi important.
Le gouvernement propose de rompre avec la dualité linguistique d’un océan à l’autre et fait d’importantes concessions au Québec, ce qui, selon nous, perturbe l’équilibre constitutionnel prudent et l’égalité en droit entre l’anglais et le français, et peut avoir des effets interprétatifs insoupçonnés.
La Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale est un exemple de ce changement de politique : elle crée un régime de droits linguistiques dans le cadre de communications privées pour une langue officielle seulement, en fonction du territoire, pour les entreprises sous réglementation fédérale.
Soyons clairs : aucune raison fondée sur des preuves ne justifie cette loi. Une étude d’Industrie Canada de 2013 intitulée La langue de travail dans les entreprises privées de compétence fédérale au Québec non assujetties à la Loi sur les langues officielles a conclu que :
[...] les employés d’entreprises privées de compétence fédérale (non assujetties à la LLO) semblent généralement disposer de milieux de travail dans lesquels ils peuvent travailler en français.
Christian Paradis, ministre de l’Industrie et ministre responsable du Québec, a déclaré à l’époque : « À la lecture de l’étude, rien n’indique qu’une loi soit nécessaire afin de réglementer la langue de travail au Québec. »
Le gouvernement dira que la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale renferme des dispositions qui protègent les travailleurs anglophones, et qu’elle n’interdit pas aux entreprises de communiquer avec leurs clients dans une autre langue que le français. C’est de la poudre aux yeux; la majorité des travailleurs anglophones ne sont pas protégés, en fait, et les permissions ne sont pas des droits. Cette loi abandonne 1,1 million de Québécois d’expression anglaise.
Nous nous demandons comment le gouvernement du Canada peut créer de nouveaux droits linguistiques pour les francophones seulement, en faisant comme si les membres de notre communauté minoritaire ne travaillaient pas pour des entreprises sous réglementation fédérale et ne communiquaient pas avec elles. Comment va-t-il expliquer aux Québécois anglophones que la loi fédérale leur confère moins de droits linguistiques qu’aux citoyens francophones?
De plus, avec la nouvelle loi, les entreprises sous réglementation fédérale choisiraient de se soumettre à la Charte de la langue française du Québec — la loi 101, et maintenant la loi 96 — ou à la loi fédérale. C’est pourtant une compétence fédérale.
Rappelons qu’avec l’adoption du projet de loi 96, la Charte de la langue française est entièrement sujette à la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu’à la clause dérogatoire encore plus vaste de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Ce choix extraordinaire — entre se conformer à la loi fédérale et se soumettre à la loi provinciale et ainsi entrer dans une zone franche de la Charte — n’est offert qu’aux entreprises qui exercent leurs activités au Québec. Nous pensons que cela comporte des incidences constitutionnelles majeures. Nous espérons que le Sénat étudiera le projet de loi non seulement sous l’angle de la politique linguistique, mais aussi en fonction de ses incidences juridiques et constitutionnelles.
Je cède maintenant la parole à la sénatrice Fraser.
[Français]
L’honorable Joan Fraser, membre du conseil d’administration, Quebec Community Groups Network, et ancienne sénatrice : Bonsoir tout le monde, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs.
À mon tour, je voudrais vous remercier de nous accueillir. Je note aussi que, depuis quelques semaines, j’ai eu l’occasion de parler avec plusieurs d’entre vous, ainsi qu’avec certains de vos collègues, au sujet de ce projet de loi. J’ai vraiment aimé que vous me consacriez un peu de temps pour en discuter. J’ai aussi profité de vos observations à ce sujet.
[Traduction]
Nous traversons une période extraordinaire pour les langues officielles du Canada. Nous voyons resurgir des conflits inutiles que nous avions longuement et péniblement réussi à résoudre. Je me demande à quel point la rancœur linguistique des dernières années semble étrange pour nos jeunes, qui sont si à l’aise avec la diversité et l’accueillent si bien. Ce sont des jeunes pour qui parler plus d’une langue est une vertu. C’est une génération qui voit les autres langues non pas comme une menace, mais comme une richesse.
La Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale vient mettre un terme à une longue série de projets de loi d’initiative parlementaire visant à appliquer la Charte de la langue française à ces entreprises au Québec. Ces projets de loi reposaient sur l’argument voulant que la loi comportait une anomalie parce que ces entreprises n’étaient assujetties ni à la Loi sur les langues officielles ni à la Charte de la langue française; elles se trouvaient dans un no man’s land linguistique. Nous avons convenu qu’il fallait les intégrer et les assujettir aux lois linguistiques.
Au cours de l’étude sur la modernisation menée par ce comité, le QCGN et la FCFA — la Fédération des communautés francophones et acadienne — ont tous deux recommandé que les entreprises sous réglementation fédérale soient assujetties à la Loi sur les langues officielles.
Nous avions constaté avec plaisir que le comité avait partiellement repris notre recommandation. En 2019, vous avez recommandé que les obligations de communication et de services de la LLO soient étendues aux transporteurs privés sous réglementation fédérale. À l’époque, le gouvernement avait indiqué que l’idée était intéressante, mais irréalisable, compte tenu des coûts impliqués. Les temps changent.
Ce comité s’est également montré très prévoyant en demandant une analyse indépendante du coût financier du projet de loi C-13 au directeur parlementaire du budget, que vous venez d’entendre. Son récent rapport et son témoignage de ce soir ont été des plus édifiants.
[Français]
Je vais m’arrêter là. Nous sommes prêtes — c’est une délégation toute féminine — à répondre à vos questions.
[Traduction]
Le président : Je vous remercie beaucoup de votre exposé et de votre présence.
Chacun aura cinq minutes pour poser des questions et obtenir des réponses. Nous allons commencer par la vice-présidente du comité, la sénatrice Poirier.
La sénatrice Poirier : Merci à vous deux d’être avec nous aujourd’hui.
J’ai quelques questions à poser. Ma première question porte sur la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale. Elle donnera aux entreprises privées de compétence fédérale le choix de la compétence linguistique à laquelle elles sont soumises, c’est-à-dire provinciale ou fédérale. Dans votre mémoire, vous dites que cela crée un dangereux précédent.
Pourriez-vous nous en dire plus sur le dangereux précédent que la loi créerait? Est-ce que ce dangereux précédent serait limité aux communautés linguistiques minoritaires, ou est-ce qu’il serait plus étendu?
Mme Ludvig : Je peux répondre à cette question. Jusqu’à présent, la Charte de la langue française ne s’appliquait à aucune entreprise sous réglementation fédérale. C’était vraiment du domaine provincial. Maintenant, nous prenons des activités fédérales et nous permettons qu’elles soient soumises à une loi provinciale, et c’est sans précédent dans le domaine linguistique.
Mme Fraser : Puis-je ajouter quelque chose?
Mme Ludvig : Bien sûr.
La sénatrice Poirier : Je vous en prie.
Mme Fraser : La sénatrice Poirier a demandé si ce précédent ne touchait que des questions d’ordre linguistique.
La sénatrice Poirier : Ou des enjeux plus étendus.
Mme Fraser : Je ne suis pas avocate, mais je suis à peu près sûre que cela pourrait avoir des incidences plus vastes et que les conséquences pourraient dépasser les frontières du Québec, si un autre gouvernement provincial souhaitait mettre en place un régime où ses lois et règlements s’appliqueraient aux entreprises sous réglementation fédérale. Je pense qu’un gouvernement fédéral pourrait avoir de la difficulté à refuser une telle initiative provinciale, étant donné le précédent créé par ce projet de loi. La Charte de la langue française étant maintenant couverte par la « clause dérogatoire », vous pouvez voir se multiplier les incidences qui en découlent, je pense.
La sénatrice Poirier : La Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale prévoit également que, deux ans après son entrée en vigueur, les régions à forte présence francophone seront également soumises à cette loi. À votre avis, le gouvernement ne limite-t-il pas les droits linguistiques au contraire des francophones du Québec et de certaines régions à forte présence francophone? Et ces régions à forte présence francophone vont-elles correspondre à celles où la demande est importante conformément à la partie 4 de la loi?
Mme Ludvig : Ce sont de très bonnes questions auxquelles nous n’avons pas la réponse, mais cela ouvre la porte à toutes sortes de nouvelles limitations pour les communautés francophones ou évidemment, comme nous le disons, pour la communauté anglophone.
C’est là que vous commencez à avoir des difficultés, lorsque vous vous mettez à prendre de nouveaux règlements. Je pense que cela pourrait causer des difficultés. Il faudra voir comment cela se passe.
La sénatrice Poirier : Sénatrice Fraser, aviez-vous quelque chose à ajouter?
Mme Fraser : Je ne crois pas.
La sénatrice Seidman : Je suis ravie de vous voir, madame Ludvig, et il est particulièrement agréable de vous voir, madame Fraser — mon ancienne collègue sénatrice.
J’aimerais poser deux questions, et je compte sur vous pour déterminer laquelle de vous deux y répondra. La première concerne le passage de la symétrie à l’asymétrie, et les raisons pour lesquelles cela constitue un problème. La seconde est que vous soulignez que le gouvernement fédéral semble renoncer à protéger ses pouvoirs constitutionnels en ce qui concerne les entreprises sous réglementation fédérale, et j’aimerais que vous expliquiez mieux cet enjeu. Merci.
Mme Ludvig : À ce jour, la Loi sur les langues officielles était égale pour les deux communautés de langue officielle. Le but de cette loi était de créer l’égalité. Elle a en fait été conçue il y a plus de 50 ans pour rendre le français égal à l’anglais et pour protéger les deux communautés linguistiques minoritaires. Je dois vous dire que cela ne signifie pas que le traitement était le même. Les besoins étaient différents. Il ne fait aucun doute que le traitement des communautés francophones hors Québec était fonction de leurs propres besoins, et il en allait de même pour les communautés anglophones. Leurs environnements et leurs propres besoins sociaux, politiques et économiques étaient pris en considération.
La Loi sur les langues officielles rendait cela tout à fait possible, avec la notion d’égalité. Maintenant, nous introduisons une notion dans le titre de la Loi sur les langues officielles, celle de « l’égalité réelle ». Ce que nous faisons, c’est coder « l’égalité réelle ». Comment les tribunaux vont-ils interpréter cela? C’est certainement très différent de l’égalité. Il y a de l’inégalité dans cette loi, et c’est la communauté anglophone qui en est victime.
La sénatrice Seidman : Merci.
Sénatrice Fraser, afin que nous puissions mieux comprendre, peut-être pourriez-vous nous expliquer en quoi le gouvernement fédéral recule devant la protection de ses pouvoirs constitutionnels en ce qui concerne les restrictions imposées aux entreprises sous réglementation fédérale.
Mme Fraser : Elle est trop modeste pour le dire, mais Eva Ludvig connaît ce sujet sous toutes ses coutures. Elle a travaillé pendant 20 ans au Commissariat aux langues officielles au Québec.
À mon avis, vous créez toutes sortes de zones grises en matière de compétence lorsque, dans un domaine de compétence fédérale, le gouvernement fédéral déclare que vous n’êtes pas obligé d’obéir à ses lois si vous ne le voulez pas et que vous pouvez plutôt obéir aux lois provinciales. Je peux imaginer, par exemple, une confusion comparable qui pourrait survenir un jour à propos des lois sur l’environnement ou sur d’autres choses, sans parler des régimes linguistiques dans les provinces autres que le Québec, où un gouvernement provincial pourrait un jour ne pas être favorable au concept de langues officielles d’un océan à l’autre au Canada.
Le gouvernement fédéral a des compétences et, à mon avis, il doit exercer la responsabilité qui lui incombe dans le cadre de ces compétences. C’est pourquoi nous trouvons cela si inquiétant. Il ne s’agit pas seulement des entreprises privées de compétence fédérale, mais plus généralement de la façon dont le gouvernement s’éloigne de la symétrie qui fait partie intégrante de la structure de ce pays. Elle fait partie de la Constitution du Canada. Elle fait partie de la Loi sur les langues officielles depuis 50 ans, et c’est sur elle que nous avons bâti le Canada moderne. Dire soudainement que cela n’a pas d’importance ne présage rien de bon pour l’avenir.
La sénatrice Seidman : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gagné : Bienvenue, madame Ludvig et madame la sénatrice Fraser. Je suis heureuse de vous revoir.
[Traduction]
J’ai lu votre mémoire et entendu vos réponses. Dites-vous que la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale qui est proposée accorde aux francophones des droits qu’elle n’accorde pas aux anglophones, et qu’elle constitue un risque pour les droits des communautés anglophones du Québec reconnus par la Loi sur les langues officielles et la Charte canadienne des droits et libertés?
Mme Ludvig : Oui, c’est exactement ce que nous disons.
La sénatrice Gagné : Cela pourrait-il faire l’objet de contestations judiciaires?
Mme Ludvig : Je ne suis pas avocate, mais j’imagine que oui. Je vais laisser la parole à notre conseillère.
Marion Sandilands, conseillère, Quebec Community Groups Network : Je suis avocate, mais je ne peux spéculer sur d’éventuelles contestations judiciaires de cette loi pour le moment.
Mme Fraser : Je ne suis pas avocate, mais les éléments qui font référence à la Charte de la langue française sont couverts — pas entièrement, mais en grande partie — par la disposition de dérogation de la Constitution du Canada. Le tout est soustrait à l’application de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Des contestations judiciaires sont déjà prévues pour certaines parties du projet de loi no 96, mais leur conception nécessitera une grande créativité, disons. Qui sait ce que cela donnera.
La sénatrice Gagné : Merci. La semaine dernière, la province de Québec a correspondu avec les parlementaires de l’autre Chambre au sujet du projet de loi C-13. Avez-vous un commentaire sur leur proposition, sur l’importance et la valeur du maintien de la référence à la minorité anglophone dans la Loi sur les langues officielles?
Mme Ludvig : Eh bien, le QCGN n’a pas reçu ces recommandations. Nous ne pouvons donc pas faire de commentaires précis à ce sujet. Cependant, nous avons étudié l’exposé de principes du Québec de février 2021. Dans ce document, il était évident que le Québec réclamait un cadre d’application très asymétrique pour la LLO afin qu’elle soit axée sur la protection et la promotion du français seulement, et pour que la minorité anglophone du Québec cesse d’être reconnue comme une minorité. Ensuite, le projet de loi C-13 a instauré cette asymétrie, même si on y reconnaît toujours la communauté anglophone comme une minorité. On peut se demander ce que cela donnera.
Le Québec voulait aussi que la Loi sur les langues officielles traite le Québec différemment, ce que fait le projet de loi C-13, et préconisait également d’assujettir les entreprises privées de compétence fédérale à la Charte de la langue française — une possibilité créée dans le projet de loi C-13 —, ce qui, comme la sénatrice Fraser vient de l’expliquer, est préoccupant, non couvert. Maintenant, quelle sera l’incidence du recours à la disposition de dérogation sur les activités fédérales dans la province?
Le président : Je vous remercie de vos réponses.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Je veux saluer mon ancienne collègue. Madame Fraser, je suis content de vous revoir. J’ai une petite question pour vous. La ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Mme Sonia LeBel, a fait part la semaine dernière de certaines attentes face au projet de loi C-13. Je résume rapidement quelques points. Elle estime que le projet de loi C-13 n’a pas à faire la promotion de l’anglais seulement au Québec, et que cela doit donc se faire tout autant dans les autres provinces. Elle dit aussi que la loi devrait obliger le gouvernement fédéral à donner plus d’importance au français qu’à l’anglais dans ses communications bilingues au Québec. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.
Mme Fraser : Je pense que vous pouvez deviner.
Le sénateur Dagenais : Un peu.
Mme Fraser : Comme nous venons de le dire, nous trouvons qu’il est vraiment primordial de garder la symétrie dans le texte de la loi pour ce qui est du statut légal des deux langues. C’est tout le contraire de ce que le Québec fait avec sa propre législation et tout le contraire de ce que le Québec demande au gouvernement fédéral en ce moment.
Nous trouvons — je me répète — que la symétrie dans la politique linguistique nationale est d’une importance primordiale. On peut — et au Québec, on veut — dire que dans une province il y aura un régime pour tout ce qui touche la compétence provinciale. Au Québec, le choix a été très clair, surtout avec le projet de loi no 96, qui montre que ce qui compte, c’est uniquement le français. La place de l’anglais n’est presque pas reconnue. Parfois, on parle de la possibilité d’utiliser une autre langue que le français, mais il n’y a aucune reconnaissance de l’existence même d’une minorité anglophone au Québec.
Il me semble donc que c’est une philosophie qui est totalement à l’opposé de ce qui a toujours existé, soit la philosophie qui sous-tend la loi fédérale et qui, selon nous, devrait continuer d’être le principe de base pour la loi fédérale.
Mme Ludvig : Puis-je ajouter un point?
Le sénateur Dagenais : Oui.
Mme Ludvig : L’autre chose, c’est que le Québec a décidé de définir la communauté anglophone comme une communauté, comme des anglophones historiques. Cela coupe la communauté pratiquement de moitié et cela retire des droits à bon nombre d’anglophones qui sont ici depuis très longtemps et qui ont besoin de se procurer des services, comme tous les Québécois.
Le sénateur Dagenais : Croyez-vous alors que le projet de loi irritera suffisamment certains groupes, au point où, dès qu’il sera adopté, il fera l’objet d’une contestation judiciaire basée sur la Constitution de 1867?
Mme Ludvig : Tout est possible. Je peux vous dire une chose, c’est que ce qui m’inquiète aussi, la dualité linguistique, les langues officielles, c’est une valeur canadienne dont tous les Canadiens sont très fiers. Si l’on adopte le projet de loi C-13 tel quel, cela mènera à un appauvrissement de la fierté des Canadiens envers la Loi sur les langues officielles et envers toutes les valeurs canadiennes sur le plan de la dualité linguistique. J’aimerais juste demander à notre conseillère juridique, Marion, de nous en parler.
Mme Sandilands : Je voulais ajouter un point au sujet de la position du Québec. Dans notre mémoire, on raconte l’histoire du consensus entre les communautés de langue officielle en situation minoritaire qui a été formé en 2018-2019. Le rapport de ce comité même a reflété ce consensus. Cependant, on voit que, après qu’on en est arrivé à un consensus, l’entrée du Québec dans la conversation a tout changé, à notre avis. Aux paragraphes 36 à 48 de notre mémoire, on raconte comment, à notre avis, l’arrivée du Québec a complètement changé la conversation pour ce qui est des projets de loi C-13 et C-32.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, mesdames.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Je suis heureuse d’être ici aujourd’hui. Merci à nos invitées. Ce n’est pas mon domaine d’expertise, mais j’essaie de comprendre cela sous tous les angles. Je tenais à le préciser d’entrée de jeu, en particulier en ce qui concerne le projet de loi C-13.
La séance de ce soir a été divisée en deux parties. Le DPB, qui est maintenant parti, a présenté un rapport, puis il y a eu une série de questions. J’aimerais savoir ce que nos invitées de ce soir ont pensé de ce qu’elles ont entendu — je pense que vous étiez là — ou si elles peuvent donner leur avis en fonction du rapport présenté plus tôt ce soir.
Mme Fraser : Notre attention a souvent été détournée du témoignage du directeur parlementaire du budget, puisque nous nous préparions pour cette partie de la séance. Je crois comprendre, d’après ses commentaires et ses conclusions dont j’ai déjà pris connaissance, il estime qu’une bonne partie des coûts supplémentaires seront surtout dans les entreprises des régions de l’extérieur du Québec qui ont une forte présence francophone. Cela pourrait susciter des remous sur la scène politique lorsque la loi entrera en vigueur.
Je tiens à souligner que le QCGN a officiellement recommandé que ces entreprises soient assujetties à la Loi sur les langues officielles. Nous considérons qu’il est important que dans toute région où l’on trouve un nombre raisonnable de membres d’un groupe linguistique minoritaire, ces gens puissent recevoir des services dans leur langue et, dans la mesure du possible, travailler dans leur langue.
Nous ne défendons pas seulement la cause des Québécois anglophones. Nous appuyons les communautés francophones à l’extérieur du Québec depuis longtemps, sur les plans politique et juridique. Lorsque je dis qu’il semble que c’est là que les coûts seront plus élevés, à mon avis, ce n’est pas une raison pour dire que ces entreprises ne devraient pas être assujetties à la Loi sur les langues officielles. Quant à l’avenir, comme vous l’avez constaté dans les questions ce soir, on se demande s’il y aura des contestations judiciaires, par exemple. Je pense que certaines de ces régions auraient à tout le moins des arguments d’ordre politique. J’espère que le travail de ce comité contribuera à désamorcer ces arguments à l’avance.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Est-ce que quelqu’un aimerait ajouter quelque chose?
Mme Ludvig : Pas pour le moment.
La sénatrice Clement : Bonsoir aux témoins, et merci. Je tiens à vous remercier en particulier, madame la sénatrice. Je suis nouvelle au sein de cette institution, et je me rends compte de la quantité de travail qu’accomplissent les sénateurs. Madame la sénatrice, je vous suis reconnaissante de votre travail.
Je suis une ancienne Montréalaise, une ancienne Québécoise. Maintenant, je suis une Franco-Ontarienne. J’ai grandi à l’époque de la loi 101 au sein d’une famille anglophone et francophone. Vous imaginez sans doute les discussions que j’ai eues à l’heure du souper dans ces années-là. Je dois vous dire que maintenant, avec la loi 96, ces discussions sont tout aussi animées des deux côtés de la famille, anglophone et francophone, dans la plus pure tradition québécoise. J’essaie donc de comprendre le projet de loi C-13 dans le contexte de la loi 96 au Québec.
Madame la sénatrice, vous avez indiqué avoir eu de bonnes discussions avec la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, ou FCFA, et que vous étiez d’accord avec la version précédente ainsi que maintenant. Avez-vous communiqué avec la FCFA récemment au sujet de la version actuelle du projet de loi C-13? Dans quelle mesure vos opinions respectives convergent-elles ou divergent-elles, maintenant?
Mme Fraser : Je n’ai pas communiqué avec eux personnellement, mais je sais que le personnel du QCGN l’a fait. Je crois que notre ancienne présidente, qui a quitté ses fonctions il y a une semaine à peine, était en contact avec les gens de la FCFA, mais je n’en suis pas certaine. Je ne peux pas me prononcer sur leur position. Il va sans dire que les communautés francophones hors Québec sont leur principale préoccupation, dans la mesure où ce projet de loi fait avancer les intérêts de ces communautés. Cela dit, je n’ai pas communiqué avec eux personnellement.
Je vous remercie de votre si chaleureux accueil.
Mme Ludvig : Comme nous l’avons mentionné dans notre mémoire, nous avions des liens étroits jusqu’à la présentation du projet de loi, et nous étions sur la même longueur d’onde concernant la modernisation, et cetera. Des divergences se sont malheureusement manifestées lorsque la situation a changé au Québec.
La sénatrice Clement : Concernant les Québécois anglophones, pourriez-vous nous dire si l’utilisation du français dans les entreprises privées sous réglementation fédérale nuit à leur employabilité? Cela pourrait-il nuire à leur cheminement de carrière? En fait, sont-ils bien représentés dans ces entreprises actuellement?
Mme Ludvig : Je peux en parler, puisque j’ai travaillé dans le domaine pendant longtemps.
Ce qui a été très évident au Québec, c’est que dans l’ensemble, les entreprises sous réglementation fédérale offrent de très bons services dans les deux langues. Il y a eu très peu de situations comme celle d’Air Canada et d’autres que nous avons vues dans le passé. Ce n’est pas arrivé dans le secteur des services au Québec. Ce qui est très préoccupant, actuellement, c’est l’avenir de nos jeunes qui souhaiteraient travailler dans des entreprises sous réglementation fédérale, qui sont de bons employeurs. Le bilinguisme étant requis, ce sont de bons postes pour lesquels nos jeunes, qui sont bilingues, sont qualifiés.
Tout cela change la donne. Contrairement à tous les mythes qui sont véhiculés, la communauté anglophone affiche des taux de chômage et de pauvreté plus élevés. Ce n’est qu’un autre problème qui aura une incidence sur l’emploi, et possiblement les services, pour les anglophones du Québec.
La sénatrice Clement : Merci.
La sénatrice Moncion : Bienvenue au comité. C’est un plaisir de vous voir, sénatrice Fraser, ainsi que vos collègues.
Je veux revenir à la question de la sénatrice Clement sur l’emploi et les risques. En quoi cela touche-t-il les personnes qui présentent leur candidature au sein d’entreprises privées de compétence fédérale?
Mme Ludvig : Actuellement, les personnes — francophones et anglophones — qui travaillent dans ces entreprises ont accès à des services de RH, de paiement et de formation au même niveau. Maintenant, toutes les questions liées aux communications avec les employés sont en suspens. À cela s’ajoutent évidemment les communications avec les clients, les consommateurs, et l’incidence que cela aura sur eux, en particulier parce que les entreprises qui seront assujetties à la Charte de la langue française auront fort à faire pour démontrer qu’un employé doit connaître l’anglais pour être employé.
La sénatrice Moncion : Je veux revenir sur un de vos commentaires à la sénatrice Clement concernant le taux de chômage plus élevé des Québécois anglophones du Québec.
Mme Ludvig : Oui. Le taux de chômage des Québécois anglophones est plus élevé que celui de la majorité francophone du Québec. Je n’ai pas les chiffres exacts sous la main, mais nous pourrions vous les transmettre.
La sénatrice Moncion : J’aimerais simplement comprendre ce qui explique cette situation au Québec. Pourquoi est-ce ainsi dans les entreprises privées de compétence fédérale?
Mme Ludvig : Je parle de perspectives d’emploi. Étant donné le taux de chômage déjà plus élevé chez les anglophones, il est important de ne pas fermer un autre secteur d’emploi. Jusqu’à maintenant, les entreprises sous réglementation fédérale, notamment la fonction publique du Canada, représentaient des occasions d’emploi pour les jeunes anglophones bilingues. Ils ont de bonnes chances d’être embauchés, parce qu’ils sont bilingues et qu’ils doivent assurer la prestation des services en français et en anglais.
Mme Fraser : Concernant ce point, sénatrice Moncion, le projet de loi proposé, pas seulement pour les entreprises qui choisiraient d’être assujetties à la loi 96... La mesure législative fédérale proposée précise que les entreprises doivent fournir des services en français et peuvent fournir des services en anglais. Donc, elles peuvent exiger que certains employés soient bilingues, français-anglais, mais elles devront démontrer que le bilinguisme anglais-français est absolument requis. C’est fastidieux.
Pour les entreprises, non seulement il sera beaucoup plus facile de dire que le bilinguisme n’est pas un atout, mais elles pourront éviter tout ce mal pour démontrer qu’elles ont besoin de personnel bilingue afin d’offrir des services en anglais, de sorte qu’elles n’auront pas besoin d’embaucher ces anglophones bilingues, si vous voyez la suite logique.
La sénatrice Moncion : Merci; il y a une nuance.
Mon autre question porte sur le document que vous nous avez fourni. Vous demandez que la référence à la Charte de la langue française soit retirée du projet de loi C-13. Quel est le fondement de cette demande? Je sais que cela figure dans votre document, mais je veux l’entendre de votre bouche.
Mme Ludvig : Nous expliquons que la Charte de la langue française a recours à la disposition de dérogation. Cela signifie que le projet de loi C-13... ou que les entreprises sous réglementation fédérale seraient tenues d’appliquer aussi la charte de la même façon, en fait, et qu’aucun recours devant les tribunaux ne serait possible.
Je vais céder la parole à notre conseillère, qui pourra mieux nous éclairer à ce sujet.
Mme Sandilands : Merci. Dans notre mémoire, nous présentons quelques raisons pour lesquelles les références à la Charte de la langue française dans le projet de loi C-13 — tant l’article relatif à la Loi sur les langues officielles que l’article sur les entreprises privées sous réglementation fédérale — posent problème. Comme Mme Ludvig l’a souligné, une des principales raisons est l’application, après l’adoption de la loi 96, de la disposition de dérogation à l’ensemble de la Charte de la langue française. Ce serait la toute première fois qu’une loi fédérale reconnaîtrait explicitement une loi provinciale qui recourt à la disposition de dérogation de cette manière.
D’autres facteurs expliquent pourquoi cela semble être une anomalie dans la Loi sur les langues officielles. À titre d’exemple, il s’agit de la seule loi provinciale qui est mentionnée. Dans l’article portant sur les différents régimes linguistiques provinciaux qui font la promotion du français et de l’anglais, la Charte de la langue française est la seule loi provinciale mentionnée. Pourquoi la Loi sur les langues officielles ne mentionnerait-elle qu’une seule loi provinciale alors qu’il existe en réalité de nombreuses autres lois provinciales qui font la promotion de la langue française et du bilinguisme dans d’autres provinces? Cela semble être une anomalie.
En outre, la loi 96 transforme la Charte de la langue française. Ce n’est pas la Charte de la langue française que nous avions l’an dernier, mais une nouvelle Charte de la langue française, transformée par le projet de loi no 96. Il n’est pas clair que la référence à la Charte de la langue française dans le projet de loi C-13 tienne véritablement compte de tous les changements découlant de l’adoption du projet de loi no 96. Ce sont là quelques-unes des principales raisons pour lesquelles le QCGN a recommandé la suppression de ces références.
Enfin, la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale comprend, à l’article 6 — et nous en avons déjà parlé —, une référence à la possibilité d’être assujetti volontairement à la Charte de la langue française en remplacement de la loi fédérale. Nous avons donné diverses raisons expliquant pourquoi cela pose problème sur le plan constitutionnel.
La sénatrice Moncion : Sénatrice Fraser, je ne sais pas si vous vouliez ajouter quelque chose à ce sujet.
Mme Fraser : J’hésite toujours à ajouter aux commentaires de Mme Sandilands, car elle maîtrise très bien son sujet. Je pense qu’elle a bien fait valoir notre point de vue.
La sénatrice Moncion : C’est ce que je voulais entendre. Merci beaucoup.
Le président : Je vais poser une question avant que nous passions au deuxième tour pour qu’elle figure au compte rendu. C’est une question très directe. Nous avons reçu votre mémoire, bien entendu. Il est très important et il renferme beaucoup de contenu.
À votre avis, la partie 2 du projet de loi C-13 devrait-elle simplement être supprimée, par exemple? Quelles modifications précises pouvez-vous nous présenter aujourd’hui, aux fins du compte rendu, pour nous aider à avoir une idée précise des amendements que vous préconisez?
Mme Ludvig : Eh bien, bien entendu, la mention de la Charte de la langue française serait notre première proposition.
Deuxièmement, nous croyons que les groupes linguistiques devraient jouir d’une protection égale plutôt qu’un seul groupe linguistique, les francophones, voit ses droits protégés. Les employés, tant anglophones que francophones, devraient bénéficier des mêmes droits.
Je crois que notre conseillère voudra probablement renchérir sur la question.
Mme Sandilands : Mme Ludvig a abordé l’essentiel de nos recommandations : nos recommandations 8 et 8A, qui se trouvent à l’annexe B du mémoire. La recommandation 8 stipule que tout droit linguistique devrait s’appliquer tant aux locuteurs anglophones qu’aux locuteurs francophones. Il va sans dire que cet amendement est complexe étant donné le libellé de ce projet de loi. La recommandation 8A vise précisément à supprimer la référence à la Charte de la langue française et la possibilité d’y être assujetti, qui se trouvent à l’article 6 du projet de loi.
Le président : Sénatrice Fraser, voulez-vous faire un commentaire à ce sujet?
Mme Fraser : J’ai simplement une réflexion. Comme le titre du projet de loi proposé renvoie précisément au français, certains se demanderont peut-être si les changements que nous recommandons iraient à l’encontre du principe même du texte de loi.
Je répondrais par la négative. Je crois que le fait d’inclure les entreprises visées dans le régime linguistique fédéral se traduit par une protection et une promotion inhérentes de la langue française. Comme Mme Ludvig l’a dit, c’est en principe bénéfique pour le Québec. Je crois que c’est essentiel pour les régions à l’extérieur du Québec. La protection et la promotion du français constituent une cause on ne peut plus noble; elle est cruciale pour le pays, mais elle ne doit pas être menée aux dépens des autres minorités, à mon avis.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Seidman : Merci, madame Ludvig et sénatrice Fraser, de nous aider à réellement comprendre les conséquences négatives pour la communauté de langue anglaise en situation minoritaire du Québec.
Je crois que la référence à la Charte de la langue française du Québec est un enjeu critique; la sénatrice Moncion s’est informée à ce sujet, et je sais que vous avez dans une certaine mesure donné plus de détails. J’aimerais revenir sur le sujet parce que je crois qu’il faut le souligner à grands traits.
Je me demande si vous avez d’autres commentaires sur cet enjeu : la mention de la Charte de la langue française du Québec, une loi provinciale mentionnée nommément dans le projet de loi C-13, aura-t-elle des conséquences négatives sur l’interprétation des droits reconnus à la communauté anglophone? Cette mention contreviendrait-elle à la Charte canadienne des droits et des libertés, qui stipule que l’anglais et le français ont un statut et des droits et privilèges égaux? Je veux vous donner l’occasion de vous exprimer sur la question parce que vous affirmez que la mention devrait être supprimée, ce qui n’est pas peu demander. J’aimerais vous donner l’occasion de nous expliquer plus en détail en quoi cette mention pourrait influer sur les droits reconnus et pourrait même contrevenir à la Charte canadienne des droits et libertés.
Je vais me permettre une autre observation. Je mets l’accent sur cet enjeu parce que, il y a quelques jours, le ministre de la Justice du Québec, M. Simon Jolin-Barrette, a été cité dans la presse écrite francophone : il aurait déclaré qu’il aimerait que la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique plus au Québec.
Je vais vous donner la parole pour voir si vous voulez réagir à mes propos.
Mme Ludvig : Je répéterai que la Charte de la langue française a invoqué... sera visée, ou est maintenant visée par la disposition de dérogation. Les locuteurs anglophones n’ont donc aucun recours devant les tribunaux pour protéger leurs droits et pour les faire valoir afin d’obtenir des services.
Il est primordial que tous comprennent les changements qu’a apportés le projet de loi 96 à la charte. La communauté anglophone vivait avec la loi 101 et l’avait acceptée, tout comme il avait accepté la Charte de la langue française telle qu’elle était rédigée. Les changements sont considérables, et c’est sans compter la disposition de dérogation. Le projet de loi 96 entraîne des changements d’envergure, y compris pour l’accès à la justice. Il a une incidence sur les établissements d’enseignement et sur les communautés autochtones. Les répercussions sont donc gigantesques. Je le répète, le projet de loi 96 limite la définition déterminant quels locuteurs d’anglais ont des droits. La communauté historique d’expression anglaise forme un groupe beaucoup plus restreint que les locuteurs d’expression anglaise.
L’effet est gargantuesque, et la mouture actuelle du projet de loi entraînerait une incidence incroyablement négative sur la communauté anglophone.
Mme Fraser : Puis-je intervenir rapidement?
Le président : Je vous en prie.
Mme Fraser : Je crois qu’il est fort possible que, si on retient la proposition de donner aux compagnies le choix du régime, il y ait — en tout cas dans les milieux militants de la majorité du territoire québécois — des pressions politiques pour pousser ces compagnies à respecter et choisir le régime québécois. Le régime, comme nous le disons et comme Mme Ludvig vient de le mentionner, empêche une bonne partie des recours potentiels devant les tribunaux.
Permettez-moi de vous donner un exemple qui a fait couler beaucoup d’encre au Québec. L’Office québécois de la langue française a le pouvoir de se rendre dans les entreprises sans mandats et d’y consulter tout document ou équipement électronique — votre téléphone, votre ordinateur portatif, tout ce que vous pouvez imaginer — pour déterminer si, à son avis, les règles en vertu de la loi 101, la Charte de la langue française, sont respectées. L’Office, je le répète, peut faire ces vérifications sans mandats, à la suite d’une plainte anonyme.
Si un propriétaire d’entreprise ressent de la pression, peut-être de la part de ses consommateurs, pour respecter cette loi, il faut savoir que non seulement le principe de la Charte de la langue française est aux antipodes de la philosophie inhérente à la Loi sur les langues officielles, mais aussi que ce propriétaire pourrait faire face à des problèmes concrets puisque ses recours devant les tribunaux seront gravement minés.
La sénatrice Seidman : Merci.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à Mme Fraser. Nous avons été témoins de plusieurs débats sur les droits des francophones au pays, et plus particulièrement au Québec. Quelle évaluation faites-vous aujourd’hui, en 2022, de la diminution graduelle du français et du fait que l’on voit dans l’immigration la solution en vue de mettre un terme à cette érosion des groupes francophones?
Mme Fraser : Personnellement, je n’ai pas constaté une érosion du français au Québec. Il est vrai qu’il y a eu une augmentation des immigrants dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais. Cependant, leurs enfants seront tous francophones parce qu’ils sont dirigés vers les écoles francophones.
Donc, s’il y a un problème, c’est un problème temporaire. Nous connaissons tous des gens dont les parents ne parlent ni français ni anglais, mais leurs enfants sont francophones. J’en connais beaucoup. C’est donc plutôt un problème de transition.
Le sénateur Dagenais : Ne croyez-vous pas que le but politique du projet de loi C-13 est de répondre à la diminution du poids des francophones au pays?
Mme Fraser : Le poids des francophones ne diminue pas au Québec.
Le sénateur Dagenais : Qu’en est-il au pays?
Mme Fraser : Le poids des francophones au pays, oui, cela inquiète tout le monde. Il faut tout faire pour aider ces communautés. Je ne suis pas certaine que la Loi sur les compagnies au Québec aidera les communautés qui en ont désespérément besoin. Elles ont besoin que nous fassions de notre mieux pour les aider, bien sûr.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.
Le président : Merci pour vos réponses, Mme Fraser.
La sénatrice Gagné : J’ai posé une question tout à l’heure relativement à une contestation juridique potentielle — et je respecte le fait que vous ne vouliez pas spéculer à ce sujet. Cependant, j’aimerais que vous commentiez le fait que le projet de loi assure quand même la viabilité institutionnelle du programme de contestation judiciaire qui avait été aboli autour des années 2005 ou 2006, malgré le fait que les communautés de langue officielle en situation minoritaire le jugeaient essentiel. Je suis également consciente que l’on fait référence à la Charte de la langue française dans le cadre du projet de loi et qu’il y a également une clause dérogatoire à la loi 96. Seriez-vous tout de même en mesure de commenter l’importance du programme de contestation judiciaire pour vos membres?
Mme Ludvig : Le Programme de contestation judiciaire est très important pour toutes les communautés francophones et anglophones; il est important de le maintenir.
Je vais demander à Mme Sandilands si elle a quelque chose à ajouter.
Mme Sandilands : Nous avons fait des commentaires à ce sujet dans notre mémoire, ainsi que deux recommandations.
On observe que le Programme de contestation judiciaire est maintenant mentionné dans le projet de loi C-13 — c’est très important pour notre communauté et pour les communautés francophones en situation minoritaire. Le programme est mentionné, mais n’est pas obligatoire. Donc, nous recommandons de rendre le financement de ce programme obligatoire dans la loi. Deuxièmement, nous recommandons d’élargir la portée du financement potentiel dans le cadre de ce programme au-delà des causes types; il faut donc quelque chose qui serait plus large que ce qui se trouve dans le libellé présentement.
La sénatrice Gagné : Merci.
Le président : Merci beaucoup.
[Traduction]
Nous arrivons à la fin de cette heure très instructive. Nous tenons à vous remercier de vos commentaires, de vos réponses et du travail capital que vous effectuez au Québec. Nous vous remercions aussi de reconnaître l’importance ultime de bien protéger les minorités dans le reste du Canada. Nous vous remercions sincèrement.
Nous avons vos mémoires et nous nous ferons un devoir d’en tenir compte pendant notre étude. Comme vous le savez, nous en sommes à l’étape de l’étude préalable, et nous nous attendons à être saisis sous peu du projet de loi C-13.
[Français]
Merci beaucoup de votre participation.
(La séance est levée.)