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OLLO - Comité permanent

Langues officielles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES LANGUES OFFICIELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 26 septembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Je m’appelle René Cormier, sénateur du Nouveau-Brunswick, et je suis président du Comité sénatorial permanent des langues officielles.

J’invite maintenant mes collègues à se présenter.

La sénatrice Moncion : Lucie Moncion, sénatrice de l’Ontario.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, sénatrice du Québec.

La sénatrice Clement : Bernadette Clement, sénatrice de l’Ontario.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, sénatrice du Manitoba.

Le président : Je vous remercie, chers collègues.

Je vous souhaite à tous la bienvenue, ainsi qu’aux téléspectateurs et téléspectatrices de tout le pays qui nous regardent. Je tiens à souligner que les terres à partir desquelles je vous parle font partie du territoire traditionnel non cédé du peuple anishinabe algonquin.

[Traduction]

Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois. Il s’agit d’une étude préliminaire du projet de loi avant qu’il ne soit transmis au Sénat par la Chambre des communes. Nous avons tenu trois réunions sur le sujet en juin.

[Français]

Aujourd’hui, au cours de la première partie de notre réunion, pour discuter plus particulièrement de la partie 2 du projet de loi C-13, laquelle édicte la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, nous avons avec nous, comparaissant par vidéoconférence, M. David Robitaille, professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, ainsi que M. Eric Prud’homme, directeur général, Direction du Québec, et M. Charles Docherty, conseiller général adjoint, de l’Association des banquiers canadiens

Bienvenue au comité, et merci d’avoir accepté notre invitation.

Nous allons donc poursuivre avec les témoignages. Monsieur Robitaille, vous avez la parole.

David Robitaille, professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Bonjour à tous.

J’aimerais saluer l’initiative du gouvernement fédéral de reconnaître les droits linguistiques au sein des entreprises privées qui relèvent de ses compétences au Québec et ailleurs au Canada. Quand on parle d’entreprises privées de compétence fédérale, on parle des entreprises dont les activités principales font l’objet de compétences que la Loi constitutionnelle de 1867 attribue au Parlement.

Plus particulièrement, le projet de loi C-13 vient combler un vide juridique au Québec et dans les régions à forte présence francophone. Au Québec, c’est environ 180 000 travailleurs francophones des entreprises fédérales à qui l’on reconnaît le droit de travailler et d’être supervisés en français.

Le projet de loi vient aussi combler un vide juridique dans les relations commerciales entre les entreprises privées de compétence fédérale au Québec et leurs consommateurs. Ce qu’il faut entendre par vide juridique, c’est que, selon la jurisprudence actuelle et la position majoritaire, selon les auteurs ou les constitutionnalistes, les travailleurs des entreprises privées de compétence fédérale au Québec n’ont pas de droit reconnu comme tel de travailler en français et les clients n’ont pas de droits linguistiques à faire valoir en français à l’égard de ces entreprises.

Des constitutionnalistes ou des juristes ont proposé certaines analyses et ont émis l’hypothèse selon laquelle la Charte de la langue française pourrait s’appliquer potentiellement aux entreprises privées de compétence fédérale à certaines conditions; cependant, cela nécessite l’interprétation et l’application de différents principes ou mécanismes constitutionnels dont l’application et le raisonnement sont assez pointus et complexes.

Les tribunaux ont déterminé que les entreprises fédérales, tout comme les entreprises provinciales, ne sont pas des enclaves, c’est-à-dire qu’elles doivent respecter, à certaines conditions, les lois établies ou adoptées par l’autre ordre de gouvernement. Par contre, les lois d’un ordre de gouvernement ne peuvent pas avoir d’effet excessif, trop contraignant ou trop lourd; c’est le critère de l’entrave constitutionnelle sur les entreprises qui relèvent de l’autre ordre de gouvernement.

Le défaut de cette approche et de l’hypothèse de l’application de la Charte de la langue française aux entreprises fédérales au Québec, c’est que cela ne peut pas se faire en un seul bloc ni de manière systématique. Dans chaque cas, il faudrait se demander si chaque disposition qui reconnaît un droit ou impose une obligation a des conséquences excessives ou trop lourdes qui viendraient créer une entrave constitutionnelle. Une telle approche n’est pas nécessairement efficace. Cela peut être coûteux pour les travailleurs et leur syndicat qui veulent défendre le droit de travailler en français, et cela ne donne pas non plus une grande prévisibilité juridique. C’est en ce sens-là que le projet de loi C-13 vient combler un vide juridique et possiblement assurer une meilleure prévisibilité du droit.

Le président : Merci, monsieur Robitaille.

Monsieur Prud’homme, la parole est à vous.

Eric Prud’homme, directeur général, Direction du Québec, Association des banquiers canadiens : Bonjour. Je m’appelle Eric Prud’homme. Je suis directeur général de la Direction du Québec de l’Association des banquiers canadiens, aussi connue sous l’acronyme ABC.

Je suis accompagné aujourd’hui de mon collègue Charles Docherty, conseiller général adjoint de l’ABC. Nous sommes reconnaissants de l’occasion qui nous est donnée de comparaître devant votre comité aujourd’hui afin de discuter du projet de loi C-13.

L’Association des banquiers canadiens est la voix de plus de 60 banques canadiennes et étrangères exerçant des activités au Canada et de leurs 280 000 employés. Point de contact central en matière d’enjeux bancaires nationaux pour les gouvernements et autres intervenants, l’ABC préconise l’adoption de politiques publiques favorisant le maintien d’un système bancaire solide et dynamique, capable de stimuler la croissance économique du pays et d’aider les citoyens à atteindre leurs objectifs financiers. De plus, l’ABC encourage la littératie financière pour permettre aux individus de prendre des décisions éclairées en matière d’argent et d’améliorer ainsi leur résilience financière.

Les banques sont bien conscientes de la place fondamentale qu’occupent les deux langues officielles du Canada et s’efforcent d’offrir à leurs clients des services dans leur langue de choix. Elles reconnaissent également l’importance de pouvoir utiliser le français comme langue de travail au Canada dans les milieux de travail à prédominance francophone.

Au printemps de 2021, nous avons rencontré le groupe d’experts chargé par l’honorable Mélanie Joly, ministre du Développement économique et des Langues officielles à l’époque, de modifier la Loi sur les langues officielles. Le groupe d’experts devait soumettre à la ministre des recommandations au sujet de modifications à la Loi sur les langues officielles, et notamment de nouvelles obligations pour les organisations sous réglementation fédérale, dont les banques, qui protégeraient davantage l’usage de la langue française dans les collectivités francophones partout au pays.

Le groupe d’experts a émis des commentaires positifs et a félicité les efforts menés par les banques en vue de fournir des services en français au Québec et dans les autres provinces où il y a une forte présence francophone. Nous avons répondu aux interrogations du groupe d’experts à l’époque. Nous espérons que notre comparution aujourd’hui sera aussi informative pour les membres du comité.

Depuis longtemps, les banques se sont engagées à honorer les préférences linguistiques de leurs clients. Les plus grandes banques du Canada offrent déjà, selon les demandes du marché, des services à la clientèle personnalisés en français, au Québec et dans les autres provinces où il y a une forte présence francophone, y compris dans des régions du Nouveau-Brunswick et du Manitoba et dans l’Est de l’Ontario. Les clients de banques de partout au Canada ont accès aux services à la clientèle en français grâce aux centres d’appel, aux services bancaires en ligne et aux applications bancaires mobiles. Ces banques produisent leur documentation en français ou en anglais, selon le profil du client. Il est également possible d’imprimer les documents à partir du site Web de la banque dans la langue désirée.

[Traduction]

Les employés des plus grandes banques du Canada peuvent travailler en français au Québec et dans les autres provinces où il y a une forte présence francophone. Ces employés peuvent souvent choisir leur langue de communication — le français ou l’anglais — avec les ressources humaines, notamment pour les communications de base sur les avantages sociaux, les politiques des RH, les évaluations du rendement, les régimes de retraite et autres échanges d’affaires. Le personnel peut également communiquer avec le service des ressources humaines et poser des questions dans les deux langues officielles, tout comme les affaires relatives au milieu du travail peuvent être traitées dans l’une ou l’autre langue, selon la préférence de l’employé. Également, certaines banques ont prévu des politiques linguistiques qui confirment leur engagement à l’égard de la diversité et de l’inclusion, alors que d’autres ont consigné les procédures relatives à l’usage des langues, comme dans les communications de leur service des ressources humaines avec les employés.

De plus, de nombreuses banques offrent une formation linguistique professionnelle à leurs employés qui désirent communiquer dans les deux langues officielles, et elles soutiennent l’apprentissage autonome du français, de l’anglais et d’autres langues. Voilà un exemple de la culture d’apprentissage continu adoptée par les banques au Canada.

Avant de conclure, j’aimerais noter que, depuis des années, plusieurs banques se conforment à la Charte québécoise de la langue française sur une base volontaire.

Nous sommes prêts à participer aux futures consultations sur ce projet de loi, lorsque la question de l’application de la loi à l’extérieur du Québec et ses modalités de mise en œuvre seront examinées davantage. Nous serons heureux de répondre à vos questions. Merci.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Prud’homme. Nous allons donc commencer notre période de questions. J’invite les sénatrices présentes à poser leurs questions.

La sénatrice Moncion : Ma première question s’adresse à M. Robitaille. Je voudrais parler du rôle du commissaire aux langues officielles auprès des entreprises privées de compétence fédérale. Que pensez-vous des mesures qui sont en place pour la défense de la diligence raisonnable? Pourriez-vous nous parler de la nécessité de mettre en place des règles qui seraient encore plus explicites en cette matière pour soutenir les employés qui travaillent dans la province de Québec, dans des entreprises de compétence fédérale?

M. Robitaille : Vous me direz, madame la sénatrice, si je réponds bien à votre question, car je ne suis pas certain d’en saisir toutes les subtilités. À mon avis, il est important de donner des pouvoirs au commissaire aux langues officielles pour assurer le respect de la loi. Cela permettrait d’assurer une certaine accessibilité à la justice en matière de droits linguistiques plutôt que de s’adresser aux tribunaux, ce qu’il faut faire actuellement si l’on veut que la Charte québécoise de la langue française s’applique aux entreprises fédérales.

Dans le contexte de la nouvelle loi fédérale qui est envisagée, le fait de donner des pouvoirs au commissaire me semble favoriser l’accès à la justice pour les travailleurs. De plus, le commissaire pourra confier au Conseil canadien des relations industrielles les dossiers les plus complexes à la lumière de la loi. Donc, je pense que les pouvoirs qui sont attribués présentement au commissaire sont très bien et me semblent complets, mais je ne suis pas certain de comprendre toute l’étendue de votre question.

La sénatrice Moncion : Je vais aller un peu plus loin en parlant du projet de loi C-13, où l’on parle de définir des mécanismes de collaboration entre le commissaire aux langues officielles et l’Office québécois de la langue française, ou entre le Conseil canadien des relations industrielles et l’Office québécois de la langue française. Pourriez-vous me parler de la nécessité de mettre en place ces fameux mécanismes de collaboration?

M. Robitaille : Je comprends bien votre question, madame la sénatrice. Je pense que c’est essentiel dans une optique de fédéralisme coopératif. Bien sûr, lorsque le Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales — ou les gouvernements fédéraux et les gouvernements provinciaux — ont des compétences qui se chevauchent — c’est le cas, par exemple, en matière d’environnement et en matière de langues et de protection des droits linguistiques... Il me semble important que les autorités gouvernementales collaborent et mettent en place des processus conjoints, si l’on veut être plus efficace.

Oui, c’est très important, à mon avis, que le commissaire aux langues officielles ait ce pouvoir. Il me semble aussi que le ministre chargé de l’application de la loi a ce pouvoir qui est prévu dans la loi. Donc, la nouvelle loi proposée continuera d’engendrer des questions constitutionnelles et juridiques. D’une part — ce n’est pas une critique, les gouvernements font souvent cela —, on ne connaît pas encore très bien le détail des droits linguistiques qui sont reconnus. Il y a de grands principes qui sont fixés dans la loi, mais des règlements vont les encadrer et les baliser de façon plus détaillée. Cela reste à voir. Est-ce que la loi fédérale accordera aux travailleurs des entreprises fédérales au Québec des droits qui sont de portée similaire ou équivalente à ce qui est prévu dans la Charte de la langue française? Nous ne le savons pas encore. Il me semble que la clé, comme vous le mentionnez, se trouve dans la collaboration et la coopération des instances gouvernementales pour essayer d’avoir un régime qui est équivalent, et non à géométrie variable selon l’endroit où l’on travaille.

La sénatrice Moncion : Merci beaucoup. Ai-je encore du temps?

Le président : Cela ira au deuxième tour.

La sénatrice Mégie : Ma question s’adresse à M. Prud’homme. Combien de banques se sont volontairement prévalues de l’obligation de s’assujettir à la Charte de la langue française au Québec? Avez-vous une idée du nombre de banques qui pensent le faire si le projet de loi C-13 est adopté?

M. Prud’homme : La première partie de votre question concerne-t-elle la Charte de la langue française?

La sénatrice Mégie : Oui.

M. Prud’homme : La majorité des grandes banques ont appliqué les grands principes de la Charte de la langue française volontairement depuis maintenant plusieurs années. Tout cela s’est fait de façon volontaire.

La sénatrice Mégie : Je vous ai entendu parler aussi de la forte présence francophone, du fait que vous donnez des services dans des régions. La « forte présence francophone » correspond à quoi? Y a-t-il un pourcentage?

M. Prud’homme : C’est intéressant parce que votre autre témoin, M. Robitaille, a soulevé la question lorsqu’il a parlé des grands principes. L’un des grands principes auxquels renvoie le projet de loi C-13, c’est justement la notion de forte présence francophone. Donc, nous serons intéressés à lire les règlements pour comprendre comment ce principe se traduira dans le cadre de la réglementation à venir. Pour l’instant, je peux vous mentionner que, dans les régions où le marché le justifie, où il y a des données démographiques qui donnent une bonne idée de l’existence d’une forte présence francophone, les banques offrent des services en français à l’extérieur du Québec. Pour vous donner quelques exemples, on parle de certaines régions du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de l’Est de l’Ontario.

La sénatrice Mégie : Merci. J’aurais une autre question. Dès que l’on va assujettir les gens à la Charte de la langue française, alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant, pensez-vous que cela pourrait donner l’idée à certaines entreprises du secteur bancaire de quitter le Québec, ou est-ce là seulement des rumeurs?

M. Prud’homme : Je ne peux pas parler pour les autres entreprises, mais dans l’industrie bancaire, il y a depuis longtemps une très grande sensibilité à l’égard des deux langues officielles du Canada. Nos membres sont dans une relation à long terme avec leur clientèle, et cette relation est basée sur la confiance. Depuis toujours, on offre des services en français et en anglais; on favorise la langue de choix du consommateur, des clients de la banque. Pour l’industrie bancaire, les services ont toujours été offerts en français et en anglais et nous continuerons de le faire, bien sûr.

La sénatrice Mégie : Merci.

La sénatrice Gagné : Bienvenue aux témoins. Je vais commencer par poser ma question à M. Prud’homme pour faire suite à la question de la sénatrice Mégie. Par vos réponses, je constate que le système bancaire a finalement réussi à offrir la grande majorité de ses services dans les deux langues officielles. Quand la loi sera adoptée, si elle est adoptée — et je crois bien qu’elle le sera —, il y aura aussi l’obligation de desservir les régions à forte présence francophone. Je me suis posé la question : y a-t-il des régions que vous ne desservez pas encore et qui seraient identifiées comme des régions à forte présence francophone? Si oui, cela pourrait peut-être occasionner des défis en matière de recrutement des ressources humaines.

M. Prud’homme : Dans un premier temps, l’ABC n’œuvre pas sur le plan des opérations. Cependant, je peux dire que nos membres se livrent une concurrence féroce. Le fait de pouvoir offrir des services en français dans certaines régions peut être un avantage compétitif, bien sûr. C’est une première chose.

Il faut aussi comprendre comment cela fonctionne. Lorsqu’un client fait affaire avec sa banque, lorsqu’il ouvre son compte de banque, il va d’abord indiquer dans son profil sa langue de préférence pour faire affaire avec son institution financière. En faisant cela, le client peut automatiquement, sept jours sur sept, 24 heures par jour, utiliser la plateforme de services bancaires en ligne de son institution financière. Il peut aussi utiliser son téléphone intelligent ou sa tablette.

Il y a aussi les services bancaires par téléphone; il ne faut pas oublier qu’ils sont disponibles. Bien sûr, il y a les services en succursale. Certaines grandes décisions sont prises par les consommateurs, et ils veulent le faire en personne. Il peut également arriver que des équipes d’employés de banque mobiles se déplacent si un rendez-vous est pris à l’avance dans certaines circonstances. Cela fait en sorte qu’on offre des services en français partout au Canada.

La sénatrice Gagné : Savez-vous si vos membres reçoivent beaucoup de plaintes pour ce qui est des services en anglais ou en français, que ce soit en anglais au Québec ou en français à l’extérieur du Québec? Est-ce un problème?

M. Prud’homme : Je ne suis pas au courant de cette situation. La question de la langue de service n’a jamais été un enjeu, parce que les banques sont de bons citoyens corporatifs. Comme je vous l’expliquais également, elles sont en concurrence. Elles veulent donc s’assurer d’offrir les meilleurs services dans les deux langues officielles, et c’est ce qu’elles font. Selon mon expérience, ce n’est pas un enjeu pour l’industrie bancaire.

La sénatrice Gagné : Merci.

Monsieur Robitaille, j’aimerais vous entendre en dire plus sur la situation qui prévaudra après l’adoption de la loi sur le plan de la prise de règlements. Comment cela pourrait-il, selon vous, combler un certain vide juridique?

M. Robitaille : Évidemment, je ne peux pas spéculer sur l’intention du gouvernement. Par contre, si l’on compare la Charte de la langue française et la partie 2 du projet de loi, on voit que ce qui est prévu en matière de langue de commerce et de travail est défini de façon beaucoup plus détaillée dans la Charte de la langue française. Il est certain que les règlements vont permettre de connaître plus en détail les protections que la loi et le régime fédéral accorderont aux travailleurs pour ce qui est de travailler en français et aux consommateurs d’être servis en français. Il y a notamment des pouvoirs dans la loi qui permettent au gouvernement de créer des exemptions pour certaines entreprises. Pour déterminer la portée des droits qui sont reconnus, on devra attendre les règlements. Ils compléteront effectivement la loi. C’est souvent comme cela; de plus en plus, les législateurs énoncent les grands objectifs et les détails sont prévus par règlement, même dans les provinces.

Il y a un point que j’ai remarqué. Je ne sais pas s’il est prévu que les règlements le prévoient ou non. Les articles 9 et 11 de la loi ne semblent pas viser l’embauche. On parle des employés : on ne peut pas traiter défavorablement un employé, dans toutes les dimensions de son travail, parce qu’il ne connaît pas suffisamment une langue autre que le français, sauf si c’est objectivement nécessaire. La Charte de la langue française le prévoit déjà, mais elle l’impose aussi à l’embauche. Il me semble, en lisant le projet de loi, que je n’ai pas vu cette obligation à l’embauche. Peut-être que c’est un oubli, ou peut-être que cela sera couvert par règlement. C’est un point où il semble persister un certain vide pour l’instant.

La sénatrice Clement : Merci aux témoins. J’aimerais poursuivre dans la même veine pour ce qui est de la définition de « région à forte présence francophone ». Je suis de Cornwall, dans l’Est de l’Ontario, et les gens me posent cette question : qu’est-ce que cela veut dire? Sommes-nous dans une telle région? Il y a des définitions provinciales et fédérales, et il peut y avoir de la confusion dans les différentes communautés.

Monsieur Robitaille, pourriez-vous aller plus loin sur le plan de la réglementation? Quelles sortes de critères devrait-on utiliser pour définir la forte présence francophone, et qui devrait être consulté dans l’établissement des règlements?

Monsieur Prud’homme, vous avez parlé des demandes du marché. J’aimerais savoir comment les banques, justement, déterminent les demandes du marché. Sur quoi est-ce basé exactement?

M. Robitaille : Vous posez une très bonne question et je vais répondre au meilleur de mes connaissances. Mes collègues M. Labelle Eastaugh, M. Larocque et Mme Cardinal sont des experts en matière de droits linguistiques et sauront mieux que moi répondre à la deuxième partie de cette question.

Pour ce qui est des critères, on pourrait faire une analogie avec l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui reconnaît le droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Bien sûr, c’est différent. Parmi les critères, ce sera au gouvernement de déterminer la meilleure formule, mais on peut penser au nombre et au type d’entreprises qui existent dans une province, ainsi qu’au nombre de travailleurs francophones à l’extérieur du Québec.

Par exemple, dans une région donnée, combien y a-t-il de travailleurs francophones? Pour les consommateurs, il s’agit de tout le monde, donc j’imagine qu’on va tenir compte des statistiques relatives à la population et au nombre de personnes dont la langue maternelle est le français ou qui utilisent le français de façon courante dans la vie de tous les jours.

Il y a donc différentes variables qui peuvent entrer en ligne de compte, mais j’imagine que les experts et les expertes du gouvernement seront en mesure de déterminer la meilleure formule.

La sénatrice Clement : Merci.

M. Prud’homme : J’ai expliqué les différents canaux pour effectuer des opérations bancaires, que ce soit sur la plateforme bancaire en ligne avec un ordinateur, un téléphone intelligent, une tablette, au téléphone ou même avec des équipes mobiles. Près de 80 % des Canadiens font leurs opérations bancaires à l’aide d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone intelligent. Maintenant, qu’est-ce qu’il reste en succursale? Selon nos dernières statistiques, on parle de 10 % des gens qui effectuent des opérations dans une succursale bancaire.

Pour revenir à votre question, comme je le mentionnais, on va lire « industrie bancaire » et on va évidemment prêter une attention particulière aux critères qui seront utilisés pour déterminer ce qu’est une forte présence francophone. D’ailleurs, en 2021, quand on avait parlé aux experts, c’était une des questions que nous avions posées pour essayer de mieux comprendre ce que le concept de « forte présence francophone » signifie. C’est une première chose.

De plus, dans l’industrie bancaire, chaque banque est en concurrence. Les banques prennent donc des décisions d’affaires où chacune va s’établir sur des territoires géographiques. Ensuite, des données démographiques seront utilisées. On examine la demande du marché, donc les gens qui entrent et demandent des services en français dans une succursale. Cela peut être un outil, mais il n’y a pas une seule formule ou une formule magique. Ce sont des décisions. Vous avez aussi souligné qu’il faut aussi trouver du personnel bilingue qualifié.

La sénatrice Clement : Quel serait l’impact des coûts sur les banques? Faites-vous déjà ce que vous avez à faire?

M. Prud’homme : D’abord, lorsqu’il y a une nouvelle réglementation, cela implique que même si les services sont déjà offerts en français, il y a une nouvelle loi et de nouveaux règlements dictent certains critères précis. Il faut en faire l’analyse pour faire une étude d’impact. Il faut former le personnel, changer les systèmes informatiques et faire des ajustements. Tout cela reste un défi.

Il faut une période de transition pour bien comprendre la loi et bien l’appliquer. C’est très important pour l’industrie bancaire, qui est formée de très grandes entreprises. Il doit y avoir un délai de transition prévu et ce délai est important. On ne peut pas faire tout cela du jour au lendemain, car on veut bien faire les choses afin de bien servir l’intérêt des consommateurs.

La sénatrice Clement : Merci beaucoup.

Le sénateur Mockler : Merci aux témoins. J’aimerais vous remercier de votre leadership en ce qui a trait au projet de loi sur les langues officielles. C’est important que vous participiez au débat pour que les Canadiens d’un bout à l’autre de notre grand pays soient protégés, tant les francophones que les anglophones, en plus des autres Canadiens et Canadiennes. J’ai deux questions. J’aimerais avoir vos commentaires et j’aimerais que vous définissiez ce que vous aimeriez voir.

Selon votre expérience, les conclusions du comité d’experts sur la langue de travail et la langue de service des entreprises privées de compétence fédérale devraient-elles être rendues publiques, afin de leur donner plus de crédibilité?

M. Robitaille : Posez-vous la question à tous les témoins ou à quelqu’un en particulier?

Le président : À tout le monde.

M. Robitaille : Pouvez-vous rappeler quelles étaient les conclusions? Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question.

Le sénateur Mockler : Est-ce que les conclusions ont été partagées avec le comité?

Le président : Vous voulez savoir si les conclusions du rapport d’expert devraient être rendues publiques? C’est cela la question, monsieur Robitaille.

M. Robitaille : Je suis désolé, mais je ne suis pas la personne la mieux qualifiée pour répondre à cette question. Je ne peux pas vous répondre. Peut-être que M. Prud’homme pourrait répondre; je l’ignore.

M. Prud’homme : À vrai dire, je suis heureux de partager avec vous notre expérience de ce que nous avons fait, du côté des banques, en matière de service à la clientèle pour les consommateurs, et je peux vous dire aussi que les employés des banques ont la chance de travailler dans la langue de leur choix, mais je ne suis pas le bon interlocuteur pour faire des commentaires sur la façon dont le gouvernement devrait faire les choses à ce niveau.

Le sénateur Mockler : C’est sûr qu’on entend la position des autorités, tant au fédéral, au provincial et au municipal quand on voit le débat qui se fait au sein des institutions fédérales. Voyez-vous des contradictions possibles entre le régime linguistique applicable aux institutions fédérales et celui qui est applicable aux entreprises privées de compétence fédérale? Les deux semblent-ils être deux compétences différentes?

M. Robitaille : Encore une fois, monsieur le sénateur, je pense que les professeurs Labelle Eastaugh, Cardinal et Larocque sont sans doute mieux qualifiés que moi pour répondre à votre question. Mon expertise porte davantage sur les différentes compétences en matière d’interactions et de fédéralisme coopératif, pourrais-je dire, que sur les conflits de compétences et les droits linguistiques de façon plus pointue. Peut-être que mes collègues pourraient mieux répondre que moi à la question plus tard pendant la séance; je m’en excuse.

Le président : Monsieur Prud’homme, aimeriez-vous commenter?

M. Prud’homme : Non, je n’ai pas de commentaire à faire par rapport à cette question.

Le président : D’accord, merci. Avant de passer au deuxième tour, je vais poser quelques questions. D’abord, monsieur Robitaille, j’ai lu avec intérêt l’article que vous avez publié en 2013 et celui de 2014, avant que le projet de loi no 96 et le projet de loi C-13 existent. J’aimerais savoir si vous voulez nous donner votre point de vue et approfondir vos pensées sur l’évolution de la situation actuelle, surtout si l’on tient compte de ce que l’on entend : on parle évidemment du fameux choix entre les deux champs de compétences, de la manière dont ces choix se font et de la cohabitation entre deux régimes linguistiques.

M. Robitaille : Merci pour votre question, monsieur le président. D’abord, notre étude datait de 2012-2013, comme vous l’avez mentionné. Maintenant que le Parlement entend légiférer dans l’exercice de ses compétences en reconnaissant des droits linguistiques aux travailleurs des entreprises fédérales, la question va inévitablement se poser devant les tribunaux et ils devront trancher. La question va se poser dans l’hypothèse où les règlements fédéraux et la loi n’offraient pas une protection aussi étendue que la Charte de la langue française. C’est une des hypothèses, mais on n’est pas sûr que ce sera exactement comme ça.

Admettons que cela se passe comme cela, il y a peut-être des gens qui vont émettre l’hypothèse que la Charte de la langue française pourrait s’appliquer à des entreprises fédérales pour venir compléter la protection qu’offrent la loi et le règlement fédéral.

Par contre, comme je le disais tantôt, la question qui se posera chaque fois, c’est : est-ce que l’article ou la disposition de la Charte de la langue française qu’on veut appliquer à une entreprise fédérale aura pour effet d’entraver ces relations de travail? Cela suscitera des débats juridiques durant un certain temps.

D’un autre côté — parce qu’on a déjà vu ça avec d’autres lois et cela pourrait probablement être plaidé —, les tribunaux pourraient dire que la nouvelle loi fédérale est un code complet qui a pour objectif d’établir des droits et des obligations complets et exhaustifs qui sont reconnus aux travailleurs au sein des entreprises fédérales et aux consommateurs en ce qui a trait à leur relation avec ces entreprises.

S’il s’agit d’un code complet, c’est le seul régime qui pourrait s’appliquer dans les entreprises fédérales en matière linguistique. Voilà une interprétation que pourraient faire les tribunaux. Je ne veux pas me prononcer là-dessus, mais on a déjà vu cette interprétation dans d’autres domaines. On l’a déjà vu par le passé, par exemple, quand on a envisagé, dans la Loi sur les banques, d’adopter un code complet en matière de protection du consommateur qui allait remplacer celui des provinces.

On sait que la Cour suprême a déjà jugé que ces lois sur la protection des consommateurs des provinces peuvent s’appliquer aux banques. Lorsque le Parlement fédéral adopte un code complet, parfois, les tribunaux vont l’interpréter comme étant le seul régime qui s’applique. C’est une possibilité. Par contre, comme je l’ai dit à madame la sénatrice, c’est sûr que s’il y a des ententes gouvernementales qui sont conclues pour assurer une meilleure prévisibilité, ce serait l’idéal. D’ailleurs, les tribunaux insistent sur le fait que les gouvernements doivent coopérer dans la mesure du possible.

Le président : J’ai une question de précision : vous avez parlé d’entrave constitutionnelle, mais pouvez-vous nous donner des exemples, pour que l’on comprenne bien ce que cela veut dire?

M. Robitaille : De façon succincte — et vous me direz si c’est trop technique sur le plan juridique —, en général, en matière environnementale, par exemple, on a jugé que des lois provinciales qui ont pour effet de réglementer l’exploitation même des infrastructures fédérales, comme l’emplacement d’un pipeline, l’emplacement d’un aérodrome, son fonctionnement, sa sécurité, son exploitation, sont jugées en général comme étant une entrave constitutionnelle.

Cela été jugé comme étant applicable par des tribunaux de manière générale. Il s’agit de normes provinciales ou municipales qui visent à mitiger les risques d’activités fédérales, par exemple, un règlement qui exige qu’une entreprise fédérale ait un permis municipal pour mener ses activités ou se conforme à certaines exigences, comme la transmission d’informations et des choses de ce genre.

Cependant, la marge de manœuvre n’est pas si grande. Je dirais que, depuis que notre étude a été faite quelques années après l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta — on ne connaissait pas encore tous les contours de cet arrêt et surtout sa portée dans le temps... Je pense qu’on peut dire que, depuis l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, cela s’est un peu rééquilibré.

Les tribunaux ont précisé ce qu’ils entendaient par « entrave constitutionnelle ». Je dirais aujourd’hui que, pour l’étude publiée en 2012, il y a des chances que ce soit considéré comme une entrave constitutionnelle si l’on tente de faire appliquer la Charte de la langue française à une entreprise fédérale, surtout lorsqu’on impose des obligations importantes en matière de relations de travail et aussi lorsqu’on s’ingère dans la gestion de l’entreprise.

Toute la question des programmes de francisation, par exemple, en vertu de la Charte de la langue française, est tout de même assez détaillée, il s’agit d’obligations assez importantes. C’est un long processus. Je ne peux pas me prononcer sur le fond, mais il est possible que ce soit considéré comme une entrave, parce que c’est relativement détaillé et qu’on va quand même assez loin sur le plan de la gestion de l’entreprise.

On a fait cette étude parce qu’on voyait à l’époque un certain vide juridique en ce qui concerne la protection des travailleurs au Québec pour ce qui est du droit de travailler dans leur langue. C’est pour cette raison que je disais d’entrée de jeu que le projet de loi du fédéral vient combler ce vide et qu’il a le potentiel d’assurer une meilleure prévisibilité à long terme des droits des travailleurs.

Le président : Merci beaucoup.

Monsieur Prud’homme, j’ai aussi une question à vous poser. Votre présentation était assez éloquente quant à la capacité des banques d’offrir des services dans les deux langues officielles.

Vous avez dit aussi que la plupart des banques acceptaient d’être assujetties à la Charte de la langue française, mais, en fait, quel est le climat à l’intérieur des banques actuellement, sachant qu’il y a deux régimes linguistiques? Certains choix sont possibles pour les banques, mais j’aimerais vous entendre sur cette cohabitation du régime linguistique, qui pourrait possiblement poser des défis chez vous ou non.

Qu’en pensez-vous?

M. Prud’homme : J’apporterais peut-être une précision. Les banques respectent sur une base volontaire — ou appliquent sur une base volontaire — la Charte de la langue française. C’est le cas pour la majorité des banques depuis quelques années; voilà une première chose.

Il y a deux grands principes dans les banques, et je les ai déjà mentionnés.

Tout d’abord, celui de s’assurer que les consommateurs puissent être servis dans la langue de leur choix, que ce soit au Québec ou à l’extérieur du Québec, avec les nuances que j’ai apportées concernant l’extérieur du Québec. Le deuxième grand principe, c’est la possibilité, pour les employés des banques, de travailler dans la langue de leur choix au Québec et à l’extérieur du Québec, selon certains ajustements.

Ce sont deux grands principes que l’on retrouve dans le projet de loi C-13.

Ce qui est intéressant, et M. Robitaille l’a mentionné, c’est que le projet de loi C-13 parle d’une entente entre le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec. Bien sûr, on sera curieux de connaître le contenu de cette entente, car cela nous permettra d’avoir une meilleure compréhension.

Il reste que sur les plans législatif et réglementaire, ce qui est toujours important, c’est la flexibilité. Dans le projet de loi C-13, je remarque un exemple qui semble intéressant. Si jamais il y avait une confusion ou une mauvaise interprétation de certains articles du projet de loi C-13, il y a une possibilité de conclure une entente de conformité, de façon à potentiellement corriger cette mauvaise interprétation ou application, qui est du droit nouveau.

Je vous dirais que la flexibilité, c’est ce qui est important.

Le président : Vous avez mentionné le mot « confusion », et je me posais la question suivante : n’y aurait-il pas un risque de confusion chez les consommateurs, par exemple, qui souhaiteraient déposer une plainte et qui ne sauraient pas forcément sous quel régime linguistique telle ou telle banque serait placée?

Selon vous, y a-t-il là un enjeu possible ou non, pour les consommateurs, pour les citoyens qui veulent déposer une plainte, mais qui ne savent pas à quel régime linguistique ils doivent faire référence?

M. Prud’homme : Je vais vous parler de ce que je connais, soit la situation actuelle dans l’industrie bancaire.

Toute forme de plainte par rapport aux services offerts par les banques va passer par le processus normalisé de traitement des plaintes de chacune des banques. Ultimement, on se retrouvera devant l’ombudsman de la banque ou un ombudsman externe.

S’il y en avait, les plaintes concernant la langue passeraient par un processus normalisé. L’Association des banquiers canadiens se fait un devoir de diffuser de l’information afin que le consommateur puisse bien s’y retrouver. Sur notre site Web, il y a justement une page qui explique quoi faire lorsqu’on a un différend avec une banque. J’ajouterais à cela qu’on répond même au téléphone à des questions du grand public pour faire en sorte que les gens puissent s’y retrouver lorsqu’ils font affaire avec une banque et ainsi mieux comprendre l’industrie bancaire.

Nous sommes donc là pour accompagner les consommateurs, parce que nous sommes dans une relation à long terme avec eux.

Le président : Je vous remercie de votre réponse. Nous allons passer au deuxième tour de questions.

La sénatrice Moncion : J’aimerais revenir aux commentaires que vous avez faits sur le processus des plaintes en place dans les banques.

Est-ce qu’on s’entend pour dire que ces plaintes ne sont pas dirigées vers le commissaire aux langues officielles, mais plutôt dirigées vers un autre processus qui existe de façon interne au sein des banques et qui est réglementé ailleurs?

M. Prud’homme : Oui, c’est-à-dire que c’est ce qui est en fonction actuellement. Le processus de traitement des plaintes fait partie du processus qui existe au sein de l’industrie bancaire.

La sénatrice Moncion : Étant donné que vous nous avez indiqué qu’il n’y a pas de plaintes déposées en vertu de la Loi sur les langues officielles, si nous voulions avoir accès à cette information, il nous faudrait passer par les processus déjà en place avec les groupes qui sont désignés pour recevoir ces plaintes?

M. Prud’homme : Je veux être sûr de bien comprendre. Pour l’instant, je comprends que la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas au secteur privé; c’est bien cela? C’est donc seulement une fois que le projet de loi C-13 serait adopté qu’un nouveau système serait mis en place en ce qui concerne les langues officielles et alors, le commissaire aux langues officielles entrerait en fonction en ce qui concerne le secteur privé.

Je vous parle de la situation actuelle. Lorsqu’un individu veut déposer une plainte, par exemple sur le plan de la langue ou du niveau du service, il doit le faire dans le cadre du processus actuellement en place dans les banques.

Donc, on avertit d’abord la succursale, la personne avec qui on fait affaire sur une base régulière; ensuite, on fait monter dans la hiérarchie la plainte ou l’insatisfaction.

La sénatrice Moncion : C’est bien, mais on s’entend pour dire que c’est un processus qui est parallèle à celui qui existe dans le cadre de la Loi sur les langues officielles?

M. Prud’homme : Oui, mais c’est un nouveau processus qu’introduirait le projet de loi C-13.

La sénatrice Moncion : J’en viens à ma deuxième question. Vous avez mentionné à plusieurs reprises, lorsque vous parliez des francophones à l’extérieur du Québec, le concept de forte demande en disant quelque chose comme « où la demande » ou « à forte demande ».

Comment conjuguez-vous cette définition par rapport aux anglophones au Québec? Vous parliez des fortes proportions; comment définissez-vous les fortes proportions au Québec? En dehors de Montréal, comment faites-vous pour desservir votre clientèle francophone si la forte demande n’est pas là?

M. Prud’homme : D’abord, les services sont offerts en français et en anglais, à la demande des consommateurs. Ce n’est pas un enjeu. Les banques sont en concurrence, donc elles vont s’assurer d’offrir les meilleurs services dans la langue de choix du consommateur, justement pour rester compétitives et attrayantes pour la clientèle.

Par contre, je dois préciser que nous, en tant qu’association, ne travaillons pas sur le plan des opérations et nous ne nous immisçons pas dans les choix d’affaires que nos membres décideront de faire. Je peux cependant vous mentionner que les services sont effectivement offerts en français et en anglais, ou en anglais et en français; là, vous parliez du Québec.

La sénatrice Moncion : Merci.

La sénatrice Mégie : Ma question s’adresse aux deux témoins. Elle peut vous concerner tous les deux. C’est une brève question.

Pour les entreprises privées de compétence fédérale qui seront assujetties aux nouvelles obligations prévues au projet de loi C-13, est-ce qu’on va tenir compte de la taille de l’entreprise? Je comprends que, quand on parle de l’industrie bancaire, on parle de grandes entreprises. Est-ce qu’il y aura des considérations liées à la taille des entreprises? Par exemple, des entreprises de moins de 100 employés ne sont pas assujetties à la loi, ou quelque chose comme ça. Avez-vous cette information?

M. Robitaille : Je vous remercie de votre question, madame la sénatrice.

Je crois que la réponse est oui, puisque le Parlement a inclus dans la loi — et j’essayais de trouver l’article pendant que vous posiez la question — un article qui prévoit que le gouvernement peut fixer les modalités précises d’application de la loi en fonction d’un seuil en ce qui a trait au nombre d’employés. Le gouvernement sera en mesure de répondre à la question, mais on voit déjà dans la loi que certaines modalités seront peut-être différentes en fonction de la taille de l’entreprise. La Charte de la langue française le fait, donc on peut penser que ce sera également le cas, puisque le Parlement a un peu exprimé cette idée dans la loi.

La sénatrice Mégie : Merci.

Le président : Ma question fait suite à celle de la sénatrice Moncion et concerne les anglophones du Québec. Croyez-vous que le projet de loi C-13 viendra restreindre les banques au Québec en ce qui a trait à l’offre de services en anglais aux citoyens anglophones de la province? À votre avis, cette question pose-t-elle un défi?

M. Prud’homme : Encore une fois, je reviens à la base. Nos membres sont en concurrence les uns par rapport aux autres. Il est primordial pour les banques, et cela a toujours été le cas, de s’assurer que les services sont offerts dans les deux langues officielles. Au Québec, je vous assure que c’est le cas.

Le président : D’accord. Donc, vous ne voyez pas de problèmes de ce côté. Monsieur Robitaille, voulez-vous intervenir à ce sujet?

M. Robitaille : Je ne vois pas non plus de difficultés à cet égard. Le Parlement a déjà prévu cette situation en indiquant dans la loi qu’elle n’empêche pas les entreprises fédérales de servir leurs clients dans d’autres langues que le français. Le projet de loi ne vient donc pas diminuer la portée des droits linguistiques dont bénéficient les anglophones au Québec.

Le président : Chers collègues, avez-vous d’autres questions? Nous avions prévu davantage de temps pour ce groupe de témoins.

La sénatrice Gagné : J’aimerais faire suite à la question du sénateur Cormier. À toutes fins utiles, dans le cadre de ce projet de loi, c’est plutôt la langue de travail des employés au Québec qui serait en jeu. Je ne parle pas nécessairement du service à la clientèle, mais plutôt de la langue de travail. Si je comprends bien, la grande majorité des banques se sont volontairement assujetties à la Charte de la langue française.

Monsieur Robitaille, dans d’autres secteurs d’activité, est-ce qu’il y aurait un risque? Je sais qu’il y a des exceptions et on ne pourrait pas mettre quelqu’un à la porte. Toutefois, est-ce que cela pourrait créer un certain inconfort ou une certaine confusion? J’aimerais vous entendre à ce sujet.

M. Robitaille : C’est aussi une question de communication, et celle-ci dépasse l’aspect juridique. Le sénateur Cormier en a parlé plus tôt. Il s’agit de la communication avec les consommateurs ou avec les gens à qui la loi reconnaît des droits.

Par exemple, en ce qui touche les consommateurs, savoir à quel organisme porter plainte implique de faire de la sensibilisation auprès du public et de communiquer de l’information. Il est possible que, pour les citoyens et les citoyennes, il y ait une certaine confusion. Le système juridique n’est pas toujours facilement accessible.

Le premier réflexe des citoyens et des citoyennes, bien souvent, est de se tourner vers les élus municipaux. On peut penser que les citoyens qui désirent porter plainte auront le réflexe d’aller voir les élus municipaux, d’où l’importance d’assurer une bonne communication et une bonne pédagogie de la loi auprès des citoyens. La confusion est un peu inhérente aux droits, et c’est le travail des avocats, des avocates et du système judiciaire d’élucider ces questions.

Si la communication est bonne, les citoyens comprendront l’étendue de leurs droits linguistiques. Pour connaître en détail la portée du projet de loi, et en particulier de la partie 2, il faudra attendre que les règlements soient adoptés pour que les gens puissent se prononcer sur l’étendue de la protection qui est accordée.

La sénatrice Gagné : Merci.

Le sénateur Mockler : Ma question s’adresse aux deux témoins. On entend souvent parler de la gestion de la Loi sur les langues officielles et du rôle du ministre du Patrimoine canadien, désigné ministre responsable de l’application et de la promotion des droits de la nouvelle loi sur l’usage du français au sein des entreprises.

Selon votre expérience, faudrait-il donner cette responsabilité à un autre ministre? Quelles seraient vos recommandations si vous aviez le pouvoir d’agir en ce qui concerne la gestion de la Loi sur les langues officielles?

M. Robitaille : Il est difficile de répondre à cette question, sénateur. La personne identifiée dans la loi, et que vous avez mentionnée, semble la meilleure pour assumer la responsabilité de l’application de la loi. Comme pour n’importe quelle loi, le — ou la — ministre désigné est responsable du sujet ou de l’objet de la loi. À cet égard, je ne vois pas de difficultés particulières.

Le président : Monsieur Prud’homme, voulez-vous répondre à cette question?

M. Prud’homme : Non, je n’ai pas de commentaire à faire. C’est tout nouveau que d’appliquer cela au secteur privé. Je n’ai pas de commentaire.

Le sénateur Mockler : En ce qui concerne la gestion, je pense à mon expérience lorsque j’étais responsable des langues officielles au Nouveau-Brunswick. Ma question s’adresse encore une fois aux deux témoins.

Dans le cadre de tables rondes, certaines personnes nous ont dit que le Conseil privé devrait peut-être avoir cette possibilité, ou encore le Conseil du Trésor. Avez-vous une opinion à ce sujet? À votre avis, la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées devrait-elle être la responsabilité exclusive de Patrimoine canadien?

M. Robitaille : Je n’ai pas de recommandation particulière à cet effet. Cette question dépasse mes compétences. En général, les ministres responsables de l’application des lois sont celles et ceux dont le mandat couvre la question. Comme cette loi donne des droits linguistiques et que son objet principal est de reconnaître ces droits, je crois que les choses ont été prévues de la bonne façon.

Le sénateur Mockler : Merci.

La sénatrice Clement : Ma question s’adresse à M. Robitaille. Vous avez répondu en partie à la dernière question de la sénatrice Gagné en faisant référence aux élus municipaux. J’aimerais changer un peu de direction. En examinant le projet de loi, je vois beaucoup de références aux gouvernements provinciaux et territoriaux, mais moins de références aux gouvernements municipaux.

Avez-vous des commentaires à ce sujet en ce qui a trait à l’importance d’un gouvernement municipal dans tous les secteurs de cette loi?

M. Robitaille : J’enseigne également le droit municipal.

La sénatrice Clement : Oui, je suis au courant.

M. Robitaille : De manière générale, les municipalités sont de plus en plus importantes dans la vie des citoyens sur une panoplie de sujets. Cependant, on peut comprendre l’absence des municipalités dans le projet de loi, en ce sens que la partie 2 du projet de loi vise essentiellement, voire exclusivement, à reconnaître des droits et imposer des obligations dans le contexte des entreprises privées de compétence fédérale. L’absence des municipalités n’est pas quelque chose de frappant par rapport à cela.

Au Québec, il y a des droits linguistiques qui sont reconnus; il y a des municipalités qui ont le statut de ville bilingue, mais cela relève de la logique d’un autre type de régime linguistique dont les compétences sont généralement reconnues comme étant celles des provinces.

En ce qui concerne le projet de loi C-13, ce n’est pas surprenant que les municipalités ne soient pas présentes, puisque le projet de loi ne semble pas les toucher directement.

La sénatrice Clement : Sauf peut-être en matière de politique d’immigration francophone?

M. Robitaille : Oui, c’est le cas dans les régions comme l’Outaouais et Montréal, qui sont deux pôles d’immigration très importants au Québec. Encore là, les entreprises privées fédérales, dans ces deux régions, seront responsables de l’application du projet de loi C-13 dans leurs propres entreprises. S’il y a des recours, des litiges, le commissaire aux langues officielles ou le Conseil canadien des relations industrielles pourront trancher l’affaire.

Je ne vois pas de rôle particulier pour les municipalités par rapport à ce projet de loi.

La sénatrice Clement : En ce qui concerne cette partie-ci.

M. Robitaille : Oui, la partie 2.

La sénatrice Clement : Merci.

Le président : Merci beaucoup. Comme il n’y a pas d’autres questions, j’aimerais remercier nos témoins d’aujourd’hui, M. Robitaille, M. Prud’homme, et votre collègue que nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre, mais que je veux également remercier, M. Charles Docherty.

Merci d’avoir été là. Vos commentaires et vos réflexions seront utiles à notre étude préalable et vont certainement alimenter l’étude du projet de loi lorsqu’il arrivera de la Chambre des communes.

Nous allons donc suspendre la séance, le temps d’accueillir les prochains témoins.

Chers collègues, pour la deuxième partie de notre réunion, nous recevons des universitaires qui connaissent bien le projet de loi C-13 et qui peuvent en commenter certains aspects.

Pour notre plus grand bénéfice, nous accueillons Mme Linda Cardinal, vice-rectrice adjointe à la recherche de l’Université de l’Ontario français; M. François Larocque, professeur et titulaire de la Chaire de recherche, Droits et enjeux linguistiques, Faculté de droit, Section de common law de l’Université d’Ottawa; M. Érik Labelle Eastaugh, professeur agrégé et directeur de l’Observatoire international des droits linguistiques de l’Université de Moncton.

Une fois de plus, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Je donnerai d’abord la parole à Mme Cardinal.

Linda Cardinal, vice-rectrice adjointe à la recherche, Université de l’Ontario français, à titre personnel : Monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du Comité sénatorial permanent des langues officielles, c’est un véritable honneur pour moi de comparaître devant vous ce soir. Je vous remercie de l’invitation à présenter mes analyses du projet de loi C-13.

En quelques minutes, je voudrais seulement rappeler quelques éléments, dont le fait qu’il n’y a pas de loi parfaite et qu’il ne faut pas s’attendre à une loi parfaite. Pour reprendre les mots de Machiavel, une loi ne réussit jamais à nous extraire complètement des divergences d’opinions. J’ai écrit cela cet été dans un article du quotidien l’Acadie Nouvelle avec mes collègues Michel Doucet et Rémi Léger, en affirmant qu’il faudrait peut-être cesser de traiter le projet de loi C-13 comme un magasin général. Je dis cela pour qu’on ne perde pas de vue l’objectif de la loi, qui est d’en assurer la modernisation, la pérennité des langues officielles, l’égalité réelle et la promotion du français.

Je voudrais également rappeler que ce sont les fonctionnaires qui mettront en œuvre la loi. Il faut leur donner des objectifs réalistes à partir desquels ils et elles pourront faire leur travail. Ils auront toute la responsabilité du développement des règlements, des outils et des programmes afin de mettre en pratique les différentes dispositions de la loi.

Cela m’amène à vous soumettre trois recommandations pour fins de discussion. Vous comprendrez que ces recommandations ne visent pas à modifier le projet de loi. En fait, je souhaite que l’on adopte le projet de loi dans les meilleurs délais. Ce qui m’intéresse, ce sont les prochaines étapes. C’est avec vous que j’aimerais discuter de ces prochaines étapes et, bien évidemment, je vous invite à appuyer chaleureusement l’adoption de ce projet de loi.

Premièrement, je recommande que le Cabinet du premier ministre se dote d’un comité pour les langues officielles et la francophonie, qui serait responsable de mettre en place un mécanisme de consultation des ministres qui ont des responsabilités en matière de langues officielles et de francophonie, de transmettre des directives claires à ces personnes dans le cadre d’ententes fédérales-provinciales et de revoir le processus de nomination de personnes bilingues dans des postes de haute direction.

Comme vous pouvez le constater, mes recommandations font écho à des débats qui ont fait dévier quelque peu la discussion sur les langues officielles de ses objectifs premiers.

Deuxièmement, je recommande que le gouvernement fédéral mette en place un programme d’immigration francophone distinct des autres programmes. Les places accordées à ce programme seraient incluses à même le Plan des niveaux d’immigration, et le programme serait prévu dans la politique à venir, parce qu’il existe une disposition particulière dans le projet de loi C-13 en ce qui a trait à l’immigration, et je crois qu’il est très important de proposer tout de suite des mesures pour en assurer la mise en œuvre.

Ma troisième recommandation, c’est que le premier ministre confie à la ministre des Langues officielles, Mme Ginette Petitpas Taylor, le mandat de préparer un plan d’action spécifique pour l’avancement du français au sein de la fonction publique.

Comme vous pouvez le constater, mes recommandations sont d’ordre administratif et elles ne modifient pas le projet de loi C-13. On se souviendra que la partie VII de la Loi sur les langues officielles, qui a été adoptée en 1988, n’a été véritablement mise en œuvre qu’en 2003, dans le cadre du premier Plan d’action pour les langues officielles. Nous avons attendu 15 ans avant de voir le premier plan d’action.

Actuellement, nous avons la possibilité de faire un pas de géant en matière de langues officielles et de francophonie grâce au projet de loi C-13. Les équipes sont prêtes à travailler, vous avez une occasion à saisir et je pense qu’il est temps de faire preuve de magnanimité. Merci beaucoup.

Le président : Merci beaucoup, madame Cardinal.

Je cède maintenant la parole à M. Larocque.

François Larocque, professeur et titulaire de la Chaire de recherche, Droits et enjeux linguistiques, Faculté de droit, Section de common law, Université d’Ottawa, à titre personnel : Monsieur le président, madame la vice-présidente, honorables sénatrices et sénateurs, merci beaucoup de cette invitation. C’est un privilège pour moi de partager la tribune avec mes collègues et amis la professeure Linda Cardinal et Érik Labelle Eastaugh.

Nous sommes ici pour discuter de la teneur du projet de loi C-13. Comme l’a mentionné Mme Cardinal, je m’empresse de souligner qu’il s’agit, selon moi, d’un très bon projet de loi qui propose des réformes importantes, voire nécessaires, afin de moderniser la Loi sur les langues officielles.

Je salue le leadership des deux ministres des Langues officielles qui ont été saisies du dossier, qui ont su le piloter avec aplomb et qui ont proposé un projet de loi sérieux et ambitieux, fondé sur une prémisse que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer et qui nous oblige à bien faire les choses.

Le français est en déclin partout, même au Québec. C’est pourquoi je pense, contrairement à ma collègue, qu’il faut prendre encore un peu de temps pour voir si on peut améliorer, parfaire, resserrer les boulons.

Je fais miennes les représentations de la FCFA, qui a présenté en détail six propositions de modifications que je ne vais pas répéter, sauf une seule qui touche la mise en œuvre du projet de loi. Tout comme la FCFA, je pense que Patrimoine canadien peut continuer de jouer un rôle dans le développement de la stratégie pangouvernementale, mais je crois que la mise en œuvre et la coordination de la mise en œuvre devraient être confiées au Conseil du Trésor uniquement, et ce, pour l’ensemble de la loi, et non seulement pour les parties IV, V et VI, comme le prévoit actuellement le projet de loi C-13.

Je pense aussi qu’il faudrait limiter, voire interdire son pouvoir de sous-déléguer les obligations, et que le Conseil du Trésor doit les prendre en charge. Il a les leviers à sa disposition pour faire respecter la Loi sur les langues officielles.

La mise en œuvre a été le talon d’Achille de la Loi sur les langues officielles depuis 50 ans, et c’est maintenant le temps de boulonner les choses.

Je vais présenter trois argumentations rapides, et celles-ci vont plaire à ma collègue Mme Cardinal. Ce sont celles qui portent sur l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982. J’aimerais souligner ici mon admiration pour les sénateurs Dalphond et Carignan, qui ont abordé cette question au Sénat, soit le non-respect chronique, depuis 1990, de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982, c’est-à-dire l’adoption d’une Constitution réellement bilingue pour le Canada.

J’adore la proposition qu’a faite le sénateur Dalphond d’ajouter dans le projet de loi C-13 une disposition qui obligerait le ministre de la Justice — ou peut-être le ministre des Affaires intergouvernementales — à déployer les meilleurs efforts pour entamer les pourparlers que commande l’article 55, et pour que l’on fasse rapport périodiquement au Parlement sur les progrès accomplis en vue de mettre en œuvre et d’adopter la version française des textes de la Constitution.

Troisièmement — et c’est encore une perche que je tends à ma collègue la professeure Linda Cardinal —, elle et moi travaillons depuis un certain temps sur l’application de la Loi sur les langues officielles en temps de crise ou en temps d’urgence nationale, comme la pandémie. Je me réjouis beaucoup du fait que, dans le projet de loi C-13, par comparaison au projet de loi C-32, par exemple, on a ajouté dans le préambule une phrase qui rappelle effectivement que la Loi sur les langues officielles s’applique en cas de crise.

Cependant, je crois qu’il faudrait aller plus loin et ajouter dans le corps du texte deux conditions, dont une qui préciserait que cette obligation devrait être mise en œuvre dans les plans d’urgence du Canada. En ce moment, il y a un silence total, on ne parle pas du tout des langues officielles dans les plans d’urgence du Canada. C’est une obligation qui incomberait au ministre de la Sécurité publique de s’assurer que les plans d’urgence du Canada tiennent compte de la Loi sur les langues officielles. Deuxièmement, il faudrait qu’on puisse — comme le ministre de la Santé l’a fait au début de la pandémie — interdire la suspension des obligations de communication et d’affichage bilingue. La loi permet de faire certaines choses, donc il ne faut pas, durant une crise nationale, abroger ou suspendre l’application de ces dispositions.

Enfin, ma toute dernière recommandation qui s’appuie sur ce que la Fédération des juristes d’expression française a déjà présenté avec sagesse, concerne l’article 16 de la Loi sur les langues officielles, c’est-à-dire l’accès à la justice en français et l’obligation de la magistrature fédérale en matière de bilinguisme. Bravo pour avoir enfin retiré l’exemption de la Cour suprême du Canada. Cependant, il faut aller un peu plus loin, comme le suggère la sagesse, pour s’assurer que les nominations de juges fédéraux, un peu partout au pays, sont plus uniformes et que ces nominations ne sont pas concentrées dans les zones urbaines, par exemple, pour qu’on puisse s’assurer d’une bonne application de la Loi sur les langues officielles, mais aussi de l’article 530 du Code criminel et des nouvelles dispositions de la Loi sur le divorce. En effet, cette loi confère maintenant le droit à un divorce dans la langue officielle de notre choix, partout au Canada. Il nous faut donc des juges bilingues.

Il faudrait encore une petite sensibilité de la part du ministre de la Justice, de même qu’une analyse à l’égard de l’endroit où sont nommés les juges bilingues au pays, pour s’assurer que les droits linguistiques de tous les Canadiennes et Canadiens devant le système judiciaire sont bien respectés.

Le président : Monsieur Labelle, je vais avoir besoin de votre aide, car je ne sais jamais réellement comment prononcer votre nom et je ne veux pas créer d’impair. Merci de m’indiquer comment prononcer votre nom.

Monsieur Labelle Eastaugh, merci d’être présent parmi nous; la parole est à vous.

Érik Labelle Eastaugh, professeur agrégé et directeur, Observatoire international des droits linguistiques, Université de Moncton, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Il n’y a pas de soucis; c’est un nom anglais, mais même lorsque je vivais en Angleterre — et j’y ai vécu pendant quatre ans —, personne ne savait comment prononcer mon nom comme il faut.

Je remercie les membres du comité de l’invitation à comparaître devant eux aujourd’hui. Je partage l’avis de mes collègues selon lesquels le projet de loi C-13 représente, de façon générale, un progrès majeur vers la réalisation de l’égalité réelle entre l’anglais et le français, car il corrige plusieurs défauts et lacunes dans la loi actuelle.

Comme mon temps de parole est restreint, vous me pardonnerez si je m’attarde sur les points qu’il remplit un peu moins bien.

J’aimerais tout simplement mentionner deux points en particulier, et j’espère que nous aurons une discussion très intéressante. Premièrement, je veux mentionner la question de l’immigration, qui a déjà été soulevée, et deuxièmement, la question de la mécanique de la mise en œuvre de la partie VII, qui est un de mes chevaux de bataille et sur laquelle j’ai publié plusieurs articles.

En ce qui concerne l’immigration, premièrement, je suis tout à fait ravi de constater que le projet de loi C-13 aborde la question de l’immigration. Selon moi, c’est l’un des enjeux les plus importants, sinon le plus important, pour l’avenir de la francophonie canadienne en 2022. C’est un sujet qui a été injustement négligé par l’État et par le législateur fédéral dans les versions précédentes de la Loi sur les langues officielles.

Pour comprendre l’importance de cette question, il est important de prendre un pas de recul et de replacer la question de l’immigration dans un contexte historique plus large. Depuis 1867 et même avant, la politique canadienne en matière d’immigration a eu pour effet et souvent pour intention expresse de marginaliser progressivement les francophones et de réduire leur poids politique au sein du pays.

Pour vous donner un exemple que vous connaissez sûrement déjà, au Manitoba, en 1870, lorsque la province a été créée, 50 % de la population de la province était francophone. C’est une des raisons pour lesquelles le Manitoba a été créé en tant que province officiellement bilingue. Cependant, 20 ans plus tard, les francophones ne formaient que 10 % de la population en raison d’une immigration massive provenant de régions anglophones; aujourd’hui, ils comptent pour moins de 4 % de la population de la province.

L’immigration est donc un enjeu majeur qui remonte très loin. C’est une tendance lourde dans l’histoire du pays que l’immigration creuse progressivement les inégalités entre les francophones et les anglophones. L’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969 et de la Charte en 1982 n’a strictement rien changé à la tendance lourde à cet égard.

Malgré la Charte, le gouvernement fédéral s’est senti libre d’adopter des politiques en matière d’immigration en ce qui concerne le nombre d’immigrants et le profil des immigrants, qui ont eu directement pour effet de creuser les inégalités entre les anglophones et les francophones partout au pays. Il y a une petite exemption sur ce plan pour le Québec, parce que le gouvernement fédéral a conclu une entente administrative avec le Québec qui lui permet d’exercer plus de contrôle sur ses flux migratoires. Cette province a donc été plus à même de préserver le poids démographique des francophones, mais cela n’a pas été le cas dans le reste du pays.

Selon moi, il est à peu près temps que la Loi sur les langues officielles intervienne pour corriger le tir, et je suis content que la question soit abordée, mais je dois me rallier aux modifications proposées par la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) — qui ont été évoquées par M. Larocque tout à l’heure —, parce que la mesure qui figure actuellement dans le projet de loi C-13 n’est pas suffisante. Elle est trop floue, elle n’impose pas une cible contraignante, bref, elle ne va pas assez loin. Le gouvernement fédéral devrait être astreint à prendre les mesures nécessaires pour augmenter le poids démographique des francophones partout au pays.

Depuis de 150 ans, on a une politique d’immigration et une politique démographique qui favorisent les anglophones; il est à peu près temps d’avoir une politique qui favorise les francophones, du moins pour un certain temps.

Mon deuxième point concerne la mécanique de la mise en œuvre de la partie VII. Votre comité s’est beaucoup intéressé à la partie VII au fil des ans, donc je n’ai pas à vous expliquer l’importance de cette partie de la loi. Comme vous le savez, évidemment, le talon d’Achille de la partie VII a toujours été son caractère général. Le manque de précision dans la rédaction de la loi a, par le passé, donné une trop grande marge de manœuvre aux institutions fédérales et n’a pas, dans certains cas, donné suffisamment de précisions pour qu’elles sachent ce qu’elles devaient faire.

La décision récente de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire FFCB, à laquelle j’ai eu le privilège de participer en tant qu’avocat qui représentait l’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick, a, selon moi, sensiblement amélioré les choses à cet égard.

La cour a énoncé un cadre clair et contraignant que doivent suivre impérativement toutes les institutions fédérales. De façon générale, les modifications que le projet de loi C-13 apporte à la partie VII cherchent à poursuivre dans cette voie. Elles cherchent à rendre la partie VII plus précise et plus contraignante, mais j’ai une inquiétude. Il y a un aspect des modifications qui ont été faites qui, selon moi, représente un recul, et non une avancée.

Dans l’affaire opposant la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique (FFCB) à Emploi et Développement social Canada (EDSC), la Cour d’appel fédérale a dit que la partie VII impose une obligation de ne pas nuire aux institutions fédérales, une obligation qu’elles doivent respecter en tout temps, et que les institutions fédérales doivent agir pour pallier ou atténuer tout effet négatif qui pourrait se révéler par l’entremise de leurs études et de leurs consultations avec les communautés. Toutefois, le projet de loi C-13, à l’alinéa 41(7)b), impose uniquement l’obligation de « considérer » — et je cite — la possibilité « d’atténuer » — je cite encore —, et non d’éliminer les effets négatifs d’une décision potentielle par une institution fédérale.

À mon sens, c’est une obligation qui est plus faible que celle qui est énoncée dans le jugement de la Cour d’appel fédérale et qui finit par élargir la portée de la discrétion des institutions fédérales par rapport à l’état du droit actuel. Selon moi, il serait très important de modifier cette disposition, pour la rendre à tout le moins conforme à l’obligation, telle qu’elle est énoncée par la Cour d’appel fédérale.

Sur ce, je vous remercie.

Le président : Je vous remercie tous les trois pour vos témoignages, qui illustrent bien la richesse de la pensée universitaire et de la recherche. Nous sommes très heureux de discuter avec vous du projet de loi C-13 ce soir.

La sénatrice Gagné : Bienvenue aux témoins.

Je suis très heureuse de vous recevoir. C’est toujours un plaisir d’entendre vos témoignages.

Je vais commencer avec Mme Cardinal.

Votre mémoire ne contient pas de propositions d'amendements au projet de loi C-13, mais plutôt des recommandations en ce qui a trait aux mesures administratives à appliquer à la suite de l’adoption de la loi.

J’aimerais traiter de deux questions. La première concerne le Conseil du Trésor et l’autre concerne les dispositions linguistiques. Ensuite, je vais demander à vos collègues de faire des commentaires.

Dans vos recommandations, vous parlez de la création d’un comité du Cabinet pour les langues officielles et la francophonie, qui aurait notamment la responsabilité, et je cite :

[...] de mettre en place un mécanisme de consultation des ministres ayant des responsabilités en matière de langues officielles et de francophonie, de transmettre des directives claires à ces personnes dans le cas d’ententes fédérales-provinciales [...]

Vous ne recommandez pas d’amender le projet de loi C-13 pour préciser l’obligation d’adopter des dispositions linguistiques. Pourquoi?

Mme Cardinal : Merci beaucoup, madame la sénatrice, de me poser ces questions. Cela me donne aussi la possibilité de répondre à mon collègue.

J’aborde le projet de loi du point de vue des politiques publiques, et non pas d’un angle uniquement juridique. Comme je vous l’ai dit, on ne peut pas tout mettre dans une loi.

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il y a eu beaucoup d’enjeux au sujet des langues officielles dans les médias ces derniers mois. Chaque fois, on vous demande presque de refaire le projet de loi et d’y ajouter d’autres éléments, alors que beaucoup de ces questions peuvent être réglées sur le plan administratif. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas proposé d’amendements au projet de loi, même si toutes sortes de choses peuvent être proposées pour l’améliorer. Il y a déjà des choses qui ont été proposées et qui ont été améliorées.

D’un point de vue administratif, il faut faire des recommandations aux fonctionnaires avec lesquelles ils pourront travailler. Si on continue toujours d’élargir et de tout réformer, c’est un projet de loi qui ne sera pas réaliste et qui ne sera plus raisonnable. Plus on élargit, plus on attend... Je pense que c’est l’adoption même du projet de loi qui est remise en question.

C’est terrible de voir qu’on a martelé la recommandation de tout transférer au Conseil du Trésor, mais vous vous imaginez à quel point ça n’est pas réaliste comme recommandation. Pouvez-vous vous imaginer comment cela retardera la mise en œuvre du projet de loi? Vous vous imaginez que le Conseil du Trésor ne fait pas de prestation de programmes, c’est-à-dire notre collègue... Je suis de l’école de notre collègue Donald Savoie. Il l’a très bien dit lors du sommet qui a eu lieu en août dernier.

L’opinion de Donald Savoie vaut énormément à mes yeux. Il a une très longue expérience et il connaît très bien le fonctionnement du Conseil du Trésor. De toute façon, on enseigne à nos étudiants que le Conseil du Trésor ne fait pas de prestation de programmes. Le Conseil du Trésor ne peut pas avoir d’autorité sur les programmes et les politiques des autres ministères. Le Conseil du Trésor vérifie et surveille les exigences administratives des autres ministères. Provoquer un transfert de ce genre vers le Conseil du Trésor viendra clairement retarder la mise en œuvre du projet de loi C-13. Vous connaissez la fonction publique. Vous savez que les institutions ont des forces d’inertie incroyables. Cela va simplement activer davantage la résistance naturelle dans une organisation qui a toujours eu de la difficulté à embrasser le changement.

C’est pourquoi mes recommandations sont de type administratif. D’ailleurs, ce qui est proposé dans le projet de loi, c’est-à-dire une sorte de mécanisme de coordination, est ce qu’il y a de plus intéressant, ce qu’il y a de plus pertinent comme façon de coordonner et comme mécanisme de gouvernance. J’ajouterais à tout cela le ministère de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, parce qu’il y a une disposition dans le projet de loi selon laquelle le français est une langue scientifique... Par contre, ce ministère n’est pas inclus dans le mécanisme de coordination. C’est ce que je ferais, mais il faudrait inclure tous les ministères qui ont des responsabilités en matière de langues officielles et qui sont interpellés par le projet de loi. C’est comme cela qu’on ira chercher de la collaboration pour mettre en œuvre le projet de loi. Avec le plan d’action, on va se donner des échéanciers, un calendrier, des objectifs et des cibles mesurables. Ce qui manque le plus aux langues officielles, ce sont une bonne mise en œuvre, des cibles et des indicateurs.

Ce n’est pas que le Conseil du Trésor qui peut faire cela, c’est un ensemble de ministères.

Encore une fois, je ne recommande pas d’inclure des dispositions précises en matière de langues officielles dans les ententes fédérales-provinciales, parce que l'on vient toucher aux mécanismes mêmes du fédéralisme. Je considère que c’est une question administrative. Il faut que le premier ministre exerce un leadership en matière de langues officielles et qu’il donne des responsabilités très claires aux ministres pour assurer le respect des langues officielles dans les ententes fédérales-provinciales.

On sait que c’est difficile. On le voit avec la conférence des ministres responsables de la Francophonie. On fonctionne beaucoup à petits pas. Dans le meilleur des mondes, j’aimerais instaurer des obligations très claires. Cependant, elles ne seront pas respectées. Alors, qu’est-ce qu’on va faire? Envoyer les premiers ministres en prison? Bien sûr que non, on ne peut pas faire ça.

J’espère avoir répondu à vos questions.

La sénatrice Gagné : J’aimerais entendre les commentaires de M. Larocque à propos des recommandations de Mme Cardinal sur le Conseil du Trésor et sur la question des dispositions linguistiques.

M. Larocque : Mme Cardinal et moi avons eu des conversations à cet égard. On sait déjà qu’on n’est pas d’accord à ce sujet.

Permettez-moi de faire valoir le point contraire. Je pense qu’il faut absolument tirer des leçons de la jurisprudence et des décisions des tribunaux. Les communautés dépensent des milliers de dollars pour aller devant les tribunaux. Cela prend du temps, de l’argent et des ressources qui seraient mieux dépensés ailleurs, dans les communautés elles-mêmes. Toutefois, elles sont nécessaires, ces disputes judiciaires, parce que la loi n’a jamais eu de clarté sur cette question et qu’il n’y avait pas assez de balises pour encadrer les fonctionnaires qui tentaient d’appliquer la loi.

Je ne peux faire mieux que recommander, comme le fait la FCFA, des modifications qui portent sur la coordination assurée par le Conseil du Trésor et préciser l’importance des dispositions linguistiques. La FCFA est allée jusqu’à préciser le libellé qui pourrait mieux encadrer les discrétions des fonctionnaires. Ce sont des balises qui tirent directement des leçons de la jurisprudence et qui écoutent ce que les tribunaux nous ont dit. Il faut absolument écouter les tribunaux parce que, sinon, la prochaine fois qu’on sera devant les tribunaux, ils nous diront encore une fois qu’ils ont déjà répondu à ces questions-là.

Dans le dialogue qui se joue entre les tribunaux et le Parlement, c’est maintenant au tour du Parlement d’écouter. Il doit mettre en œuvre les recommandations des tribunaux judiciaires.

Il faut absolument baliser les discrétions. Quant aux dispositions linguistiques, il faut savoir qui doit faire quoi. Quand on délègue des pouvoirs à une tierce partie pour le compte d’une institution fédérale, par exemple, il faut pouvoir reconnaître qui est une tierce partie et sa marge d’action. La jurisprudence nous donne des éléments de réponse et il faut les inclure dans la loi. C’est ce que recommande la FCFA.

Quant à la possibilité que le Conseil du Trésor coordonne la mise en œuvre de la loi, je ne partage pas du tout le cynisme de ma collègue par rapport à sa capacité de le faire. Déjà, dans le projet de loi, le Conseil du Trésor a des mandats visant à assurer la mise en œuvre et la coordination de certaines parties de la loi. Ce que je recommande, c’est qu’on le fasse pour l’intégralité de la loi, pour assurer une certaine uniformité et mettre à profit les leviers de pouvoir dont dispose le Conseil du Trésor. Quant à l’application horizontale par un ministère qui est hiérarchiquement au même niveau qu’un autre ministère, 50 ans d’expérience nous ont montré que cela ne fonctionne tout simplement pas.

Le président : Merci pour vos réponses.

La sénatrice Moncion : J’ai beaucoup aimé les commentaires de Mme Cardinal au sujet d’un magasin général. Le sénateur Cormier et moi avons eu une conversation rapide cet après-midi sur le fait que beaucoup de demandes ont été présentées par tous les groupes. Il y a des choses qui se ressemblent, d’autres qui s’entrecroisent et d’autres qui sont complètement différentes. Je suis perdue dans tout cela et j’essaie de trouver un lien conducteur commun qui va nous permettre de faire avancer ce projet de loi.

Votre commentaire était que ce qui est présenté est simple et qu’on peut travailler avec cela, et c’est dans cette optique que je veux examiner la question davantage. Vous recommandez uniquement des mesures administratives qui dépendront de la volonté des gouvernements. Pourquoi le projet de loi sans amendement suffit-il pour briser la tendance au laxisme de nos gouvernements en matière de langues officielles depuis les 50 dernières années?

Mme Cardinal : Merci de me donner encore une fois la parole, madame la sénatrice. Cela me permet de continuer à dialoguer avec mon collègue François Larocque. Il regarde le projet de loi d’un point de vue juridique; moi, je le regarde du point de vue de l’administration des politiques publiques. Les points de vue ne sont pas incompatibles, mais je crois que mon point de vue, dans ce cas-ci, est plus raisonnable que le point de vue juridique.

Ce n’est pas cynique de dire ce que j’ai dit. Ce n’est pas du cynisme, et je ne suis pas du tout une personne qui est portée vers le cynisme. Ce que je ne veux surtout pas en matière de langues officielles, c’est un fonctionnement en silo. Ce que proposent la FCFA et d’autres, c’est justement un fonctionnement en silo. C’est la pire des choses au gouvernement, parce qu’il fonctionne déjà beaucoup trop en silo sur des enjeux transversaux.

On parle d’intersectionnalité, mais on a maintenant la possibilité d’avoir une gouvernance collaborative plus horizontale entre les différents ministères qui ont des responsabilités en matière de langues officielles : Patrimoine canadien, Conseil du Trésor, Justice, Travail et Santé. Nous devons nous donner les outils nécessaires pour poursuivre cette collaboration entre les ministères.

Le fonctionnement de notre régime linguistique repose sur l’idée du compromis, auquel on a ajouté des droits linguistiques. Aujourd’hui, on y ajoute le concept d’égalité réelle pour bonifier cette représentation qu’on a de la langue au Canada, non seulement comme un compromis, mais aussi comme une caractéristique fondamentale de la société canadienne. Nous devons viser la progression de l’égalité du français et de l’anglais au Canada. Grâce au concept d’égalité réelle, nous avons un outil pour réussir cette progression dans les faits de façon très concrète. Voilà notre fil conducteur, madame la sénatrice. C’est ce qui doit nous guider dans notre compréhension du projet de loi.

Comme je l’ai dit plus tôt, il n’y a pas de loi parfaite. La dernière ne l’était pas, mais elle avait de très bons objectifs. Son problème a été sa mise en œuvre. En transférant tout au Conseil du Trésor, on s’organise encore une fois pour qu’elle ne puisse pas être mise en œuvre. Voilà l’enjeu. Nous voulons travailler de façon pragmatique et pratique. Ce ne sont pas les députés ni les juristes qui vont mettre en œuvre cette loi, mais les fonctionnaires. Ils doivent pouvoir travailler en équipe.

Nous savons qu’il y a des endroits où cela coince dans certains ministères. Nous devons justement pouvoir décoincer les choses avec des financements, des programmes et des outils. C’est pourquoi j’aime bien l’idée de développer un programme uniquement francophone en matière d’immigration pour faire décoincer les choses avec des mesures administratives. Cela risque de faire avancer davantage les langues officielles dans la fonction publique.

L’ingrédient principal est toujours la volonté politique. Il est vrai que la jurisprudence nous enseigne beaucoup de choses, mais il y a une chose qui ressort, et c’est que sans volonté politique, on se retrouvera toujours devant les tribunaux. Je veux qu’on aille chercher les ingrédients du succès, soit la volonté politique. C’est pourquoi je recommande de créer un comité du Cabinet, par exemple, pour que la question des langues officielles fasse partie des préoccupations du Cabinet, et pas seulement d’une ministre.

L’idée est qu’il faut constamment s’assurer que tous les acteurs en matière de langues officielles sont autour de la table pour faire avancer le dossier. On ne le fera pas avancer seulement en passant le chapeau à l’autre et en pensant qu’il aura plus de pouvoir. Nous savons que ce n’est pas le rôle du Conseil du Trésor de faire de la prestation de programmes. Nous ne savons pas trop quelle autorité il pourrait avoir. Cependant, en travaillant avec d’autres entités, chacun fait son bout de chemin. Pour les langues officielles, ce sera beaucoup plus simple.

C’est la raison pour laquelle je fais des recommandations de type administratif, parce que je veux préparer l’avenir. Vous avez parlé du magasin général; je veux justement m’assurer que l’on ne traite pas la loi comme un magasin général. Nous faisons perdre à cette loi sa force normative, parce que l’on veut tout mettre dedans. Dans le contexte politique actuel, on est en train de mettre en péril l’adoption de ce projet de loi.

La sénatrice Moncion : Est-ce que je peux entendre M. Larocque, ou est-ce que M. Labelle Eastaugh aurait aussi des commentaires?

M. Larocque : Érik, je te laisse répondre d’abord et j’ajouterai des commentaires ensuite.

M. Labelle Eastaugh : Je veux simplement dire que je suis agnostique par rapport à la question du rôle du Conseil du Trésor. Je comprends le réflexe qui se trouve derrière la proposition de la FCFA. L’idée est d’avoir un ministre qui a un pouvoir de contrainte sur les autres ministères ultimement responsables de la mise en œuvre ou de la non-mise en œuvre, le cas échéant. Cela simplifierait les choses pour ceux et celles qui cherchent à faire ressortir les problèmes liés à la mise en œuvre. Il y aurait des mécanismes en place qui permettaient, du moins en théorie, de corriger les problèmes plus rapidement.

En même temps, je suis sensible aux considérations évoquées par Mme Cardinal selon lesquelles cela pourrait chambarder le fonctionnement de la fonction publique à l’heure actuelle. Est-ce qu’il aurait le buy-in nécessaire sur le plan de la culture interne de la part des fonctionnaires pour faire fonctionner un nouveau système comme celui-là? Je ne suis pas spécialiste de l’administration publique, alors je ne peux pas vous le dire, mais ce sont des considérations qui me semblent tout à fait plausibles.

M. Larocque : J’aimerais renchérir là-dessus. Depuis 50 ans, on fait une chose. C’est à Patrimoine canadien que revient le leadership dans cette voie. Je ne veux en aucun cas lui enlever de son expertise sur les dossiers de langues officielles, et je ne veux pas lui enlever le rôle qu’il pourrait et devrait continuer de jouer dans l’élaboration de la stratégie pangouvernementale. Cela dit, quand vient le temps d’aller sur le terrain, dans les chantiers, je pense qu’il faut essayer autre chose.

Le talon d’Achille, depuis 50 ans, c’est la mise en œuvre. Le Conseil du Trésor a des mécanismes et des leviers à sa disposition qu’un autre ministère n’a tout simplement pas. L’expérience nous a montré que cela ne fonctionne pas. Pourquoi ne pas essayer autre chose? Je pense que la proposition de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) est sensée.

Je rappelle que le projet de loi C-13 confie déjà la mise en œuvre d’une partie de la Loi sur les langues officielles au Conseil du Trésor. Cette idée a du bon sens, si déjà on estime important, nécessaire ou souhaitable de confier au Conseil du Trésor la mise en œuvre de certaines parties de la loi. Nous proposons d’aller un peu plus loin et, en fait, d’élargir l’intendance du Conseil du Trésor sur l’ensemble de la loi, et pas seulement sur quelques parties, dans l’espoir qu’on pourra tirer des leçons de l’expérience du passé. Sénatrice Moncion, je suis très sensible à ce que vous dites par rapport au magasin général; je trouve l’image très belle et puissante.

Cela reflète l’appétit national qui existe pour cette réforme. Nous n’avons pas fait de réforme depuis 1988, donc l’occasion ne vient pas toutes les semaines de refaire la Loi sur les langues officielles et de répondre aux enjeux. Je pense donc que c’est important d’avoir un regard large, voire transversal, sur cette loi qui met en œuvre une caractéristique essentielle de notre pays, soit le bilinguisme officiel, qui est dans la Constitution du pays. La loi qui est appelée à mettre en œuvre cette caractéristique nationale sera détaillée et doit l’être pour s’assurer de bien faire les choses et de ne pas laisser la francophonie à la dérive, comme les statistiques ne cessent de le démontrer.

Il faut renverser la vapeur. Pour ce faire, il faudra un certain détail en ce qui a trait à la codification. Je ne peux pas faire autrement que de penser, comme juriste — et je n’ai pas la formation en politique et certainement pas l’expérience de M. Savoie —, que, sur le plan de la loi, pour ce que les fonctionnaires doivent appliquer et ce que les tribunaux interprètent, il faut une direction claire. Profitons de l’occasion qui passe, même si cela peut sembler laborieux.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Moncion : J’aurai d’autres questions au deuxième tour ou au troisième tour.

La sénatrice Mégie : Ma question s’adresse à Mme Cardinal. Vous parliez de nombreux ratés sur le plan de l’immigration francophone. Vous avez fait la recommandation suivante, et je vous cite : « que le gouvernement canadien mette en place un programme d’immigration francophone distinct des autres programmes d’immigration ». D’après vous, en quoi la mise en place d’un programme distinct serait-elle supérieure au programme actuel, auquel on aurait ajouté, par exemple, des quotas par région selon les besoins de ces régions? Croyez-vous qu’il y aurait une valeur ajoutée par rapport à cela?

Mme Cardinal : Merci, madame la sénatrice, de me poser une autre question et de ne pas toujours revenir sur la même. On aura l’occasion de reparler du Conseil du Trésor. J’ai proposé un programme distinct en immigration; nous avons des programmes en immigration où l’on saupoudre les francophones. Seulement en matière d’enseignement supérieur, on a vu des ratés pour ce qui est des étudiants étrangers, et on a de la difficulté à atteindre les cibles.

Un plan vient de sortir où l’on donne la priorité aux francophones dans le système Entrée express. Par contre, l’idée n’est pas seulement de mettre les francophones en priorité dans le programme, mais d’avoir d’une certaine cohérence en matière de programmes. Sur le plan administratif, cette cohérence serait pertinente par rapport à ce que propose le projet de loi; il faut que le gouvernement se donne une politique avec des objectifs clairs. Il y a des cibles qui circulent; il y a la cible de 4 % du gouvernement, il y a eu la cible de 20 % de la FCFA. Je pense que l’on aurait pu trancher à 11 % ou 12 %, et cela aurait été très bien. On pourrait avoir des projets pilotes dans des villes.

L’une des choses qui manquent, ce sont des indicateurs, mais en matière d’immigration, on ne sait pas quels sont les indicateurs ni les facteurs de réussite. Il serait important d’avoir des projets pilotes dans certaines villes comme Ottawa, Moncton, Saint-Boniface et Sudbury. Dans ces villes, malgré une cible nationale, on se donne des cibles ambitieuses dans certaines régions pour voir l’évolution.

J’ai un projet d’observatoire en immigration francophone en ce moment que j’aimerais bien faire financer par le gouvernement canadien, avec toute une équipe pancanadienne justement, pour qu’on puisse faire le suivi de l’intégration ou de l’inclusion en matière d’immigration et s’assurer qu’on appuie sur les bons boutons pour être en mesure d’accroître les cibles et de les atteindre. Dans une communauté, on a les services de santé, la reconnaissance des acquis, la reconnaissance des diplômes, etc. Comment cela se passe-t-il dans un milieu et qu’est-ce qui fait qu’il y a des facteurs de succès? Donc, les cibles peuvent être pancanadiennes, avec des cibles très ambitieuses pour certaines régions, en faisant un suivi très proche des différents indicateurs pour s’assurer qu’on est en mesure de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Pour faire écho aux propos d’Érik au sujet du programme francophone, on a une histoire de discrimination en matière d’immigration francophone au Canada, notamment à l’extérieur du Québec. On a pensé l’immigration en se disant que les francophones iront au Québec et qu’à l’extérieur du Québec, cela se fera en anglais. Du coup, en 2001, la commissaire aux langues officielles de l’époque, Dyane Adam, a vu qu’il y avait dans tout cela une dimension discriminatoire. Elle a demandé qu’on fasse reconnaître les langues officielles dans l’immigration et qu’on pousse davantage l’immigration pour les francophones. Cela a engendré des retombées, et il y a toute une infrastructure administrative en matière d’immigration, mais cette infrastructure a besoin de données et d’appuis et elle a besoin de savoir ce qui fonctionne ou non.

C’est pour cela qu’un programme doit avoir une cohérence, qui permettrait de bien faire les suivis en matière d’immigration et de développer des programmes dans une optique de « gestion par et pour ». Dans l’ancien plan d’action, on dit bien que l’immigration doit être gérée par et pour les francophones, mais en fait, ce n’est pas vraiment ce qu’on fait. Maintenant, on aurait la possibilité de le faire avec un programme distinct pour la francophonie. Enfin, je ne sais pas si cela répond à vos questions, mais je pense que c’est l’orientation que devrait prendre cette politique.

Le président : Monsieur Labelle Eastaugh, aimeriez-vous faire un commentaire sur cette question?

M. Labelle Eastaugh : Je trouve tout à fait censés les commentaires de Linda. Le nerf de la guerre d’une politique réussie en matière d’immigration francophone se jouera sur le plan administratif, et je pense qu’il y a encore énormément de travail à faire à cet effet. La question est de savoir si on l’appelle un « programme d’immigration francophone distinct » ou non. Le problème tient en partie à la question des proportions. Chaque année, le Canada admet un certain nombre d’immigrants, et la proportion selon laquelle ces immigrants seront qualifiés comme étant des francophones est déterminée à des fins administratives.

Cela ne peut pas être un programme distinct en ce sens; c’est une question qui doit être pensée dans le cadre de la politique générale en matière d’immigration. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut mettre en place des structures et des systèmes qui visent justement à mieux étudier et à mieux réaliser les objectifs en matière d’immigration francophone, vu les défis particuliers qui se présentent dans ce contexte.

La sénatrice Mégie : J’ai une autre question pour Mme Cardinal. C’est toujours le même débat, mais je vous pose la question d’une autre façon. Vous avez parlé du fait qu’il ne faut pas travailler en silo ou donner la responsabilité de la mise en œuvre à un seul ministère. Dans vos différents arguments... Je crois que les arguments des deux côtés, tant ceux de M. Larocque que les vôtres, sont solides. Comment se débrouiller dans tout cela?

Quand on donne à beaucoup de ministères... Dans le langage courant, si on demande à tout le monde de faire quelque chose, il n’y a personne qui le fait. Est-ce que, finalement, on risque de ne pas avoir une bonne reddition de comptes de la part de tous ces différents ministères qui devront mettre en œuvre la Loi sur les langues officielles?

Mme Cardinal : Oui. En ce qui a trait à la reddition de comptes, il y a un enjeu important, mais je pense que la différence par rapport à ce que j’ai entendu tout à l’heure, c’est que je ne suis pas prête à blâmer Patrimoine canadien pour tous les problèmes de non-mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles. Encore une fois, notre collègue Donald Savoie l’a bien dit : on fait une erreur lorsqu’on dit que tous les problèmes liés à la loi reviennent à certains manques de Patrimoine canadien.

Quand on dit qu’il faut aller sur le terrain, Patrimoine canadien y est justement. Ce sont eux qui sont sur le terrain, pas le Conseil du Trésor. Ce sont les fonctionnaires de Patrimoine canadien qui travaillent avec les groupes communautaires et l’ensemble des acteurs et des partenaires et qui créent les comités. Je ne vois pas comment on peut dire sérieusement que Patrimoine canadien n’est pas sur le terrain. Je ne vois pas d’étude récente qui affirme que Patrimoine canadien ne fait pas le travail de mise en œuvre.

J’entends des anecdotes ici et là, mais je ne vois pas de travail de recherche sérieux qui a été fait et qui me permettrait de dire : « Voilà, il est démontré par a + b que Patrimoine canadien ne peut pas faire ce travail. » Patrimoine canadien a une tâche de coordination. C’est à lui que doit revenir la reddition de comptes et c’est à lui que doit revenir — avec le Conseil du Trésor, entre autres... Le ministère de la Justice a également des responsabilités en matière de langues officielles. Chacun doit faire sa propre reddition de comptes et Patrimoine canadien doit coordonner le travail. On peut l’améliorer, mais de là à faire le transfert majeur qu’on demande...

À l’époque de 2001, quand on a fait, pendant un certain temps, le transfert de toutes les mesures au Conseil privé, cela a bousculé les choses assez fort dans l’appareil public. Il s’est passé des choses et on a pu aboutir à un plan d’action. Ce genre de moment, ce sont justement des moments. Après, la fonction publique reprend son travail et il faut qu’elle puisse continuer de faire son travail. Depuis les années 2000, il y a quelque chose qu’on essaie de faire dans la fonction publique pour les langues officielles, et c’est justement de favoriser le travail en collaboration, le travail interministériel et la coordination. Je suis prête à donner une chance, encore une fois, à ce type de travail, parce que c’est absolument essentiel à la réalisation des objectifs de la Loi sur les langues officielles, surtout parce que les gens ont tendance à travailler en silo et qu’ils ne vont pas nécessairement accepter l’autorité du Conseil du Trésor non plus.

Le président : Merci.

La sénatrice Bellemare : J’ai une question pour M. François Larocque. J’aimerais vous questionner sur un sujet que vous connaissez beaucoup. On sort un peu des sujets dont on vient de discuter. Ma question porte sur l’absence d’une Constitution entièrement bilingue au pays. Vous avez aussi présenté un recours devant la Cour supérieure du Québec avec l’ancien sénateur Joyal en vue de forcer le ministère fédéral de la Justice à agir dans ce dossier.

Comme vous le savez déjà, le 29 mars dernier, le Sénat a adopté une motion demandant au gouvernement de considérer, dans le contexte de la révision de la Loi sur les langues officielles, d’ajouter une exigence voulant qu’un rapport soit soumis aux 12 mois, détaillant les efforts déployés pour assurer le respect de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982. Que pensez-vous de cette motion? On connaît votre opinion sur la question, mais comment pourrait-on se servir du projet de loi pour donner un petit peu de volonté pour que soit faite la traduction de la Constitution de 1982?

M. Larocque : Je vous remercie tellement de votre question. Évidemment, elle nous touche tous. La professeure Cardinal et moi travaillons ensemble sur cette question depuis des années. Nous avons publié un livre, nous avons organisé des colloques et nous avons fait des présentations à des conférences ensemble cet été et ce printemps encore. C’est un enjeu important.

N’est-ce pas incroyable qu’il y ait une disposition impérative de la Constitution du Canada qui oblige, dans un langage on ne peut plus clair, à avoir une version française des textes constitutionnels qui soit adoptée dans les meilleurs délais et que, depuis 1990, ces documents existent et n’ont pas encore été adoptés? Pour ce faire, il faut évidemment que les parties prenantes fédérales, provinciales et territoriales se rencontrent pour valider le travail qui a été fait par les jurilinguistes dans les années 1990 pour produire la version française. Il s’agit du fameux comité de rédaction constitutionnelle.

Soit dit en passant, j’aimerais saluer mon collègue le professeur Alain-François Bisson, qui faisait partie de ce comité de rédaction dans les années 1980 et 1990. Il est décédé cette semaine. Il était une des dernières personnes vivantes qui faisait partie de ce comité de rédaction. J’aimerais souligner sa contribution énorme à cette question et à cet enjeu important de l’article 55.

La proposition que le sénateur Dalphond a présentée au Sénat est lumineuse. Ce serait une occasion en or à saisir pour ajouter dans la loi le libellé proposé par le sénateur, sous l’égide de la partie VII par exemple, c’est-à-dire une obligation pour le ministre de la Justice, le ministre des Affaires intergouvernementales ou une autre personne indiquée d’entreprendre des pourparlers avec des homologues provinciaux et territoriaux afin d’achever enfin le travail du rapatriement de la Constitution.

La Constitution n’est toujours pas rapatriée tant qu’elle n’est pas adoptée dans les deux langues officielles de la Constitution. Elle nous dit, aux articles 55 et 56, que la Loi constitutionnelle de 1982 et les textes auront également force de loi dans les deux langues une fois qu’ils seront adoptés. Au moment où l’on se parle, le document fondateur de 1867 a force de loi en anglais uniquement.

De nombreux autres textes constitutionnels énumérés à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 ont force de loi en anglais uniquement. C’est inadmissible et c’est ce que les auteurs du rapatriement ont compris. C’est ce qu’on a voulu rectifier avec l’article 55. Après tant d’années d’immobilisme, le projet de loi C-13 représente une occasion en or de provoquer enfin un mouvement dans la bonne direction vers le règlement de cet enjeu une fois pour toutes.

La sénatrice Bellemare : Pensez-vous qu’on peut le faire raisonnablement dans un délai... Ici, on dit que l’on soumet aux 12 mois les efforts déployés. Pensez-vous que ce travail peut être accompli dans un délai raisonnable et sans nécessairement rouvrir le débat constitutionnel?

M. Larocque : Par rapport à ce dont il est question ici, il n’est pas question de rouvrir la Constitution. On ne renégocie absolument pas le pacte constitutionnel conclu en 1981 et 1982. Ce n’est pas l’enjeu. C’est un exercice de révision textuelle et de correction d’épreuves. Est-ce que la version française qui a été produite par le comité de rédaction rend fidèlement les versions anglaises existantes qui ont force de loi? C’est ça l’exercice et il faut absolument le préciser.

Dans cette optique, si tout le monde peut se mettre d’accord sur l’objectif de l’exercice, je pense qu’on peut le faire assez rapidement. Il suffit que toutes les parties prenantes soient à la table et qu’elles fassent ensemble ce travail ligne par ligne, mot par mot, s’il le faut, pour valider et trouver les meilleurs mots pour rendre fidèlement en français le texte anglais qui existe déjà. C’est cela qu’il faut faire. Cela peut se faire rapidement. Un compte rendu annuel n’est pas déraisonnable. Au contraire, je pense que c’est une bonne formule.

La sénatrice Bellemare : En insistant sur le fait que cela ne rouvrira pas la Constitution, cela peut encourager ce processus.

M. Larocque : Cela pourrait peut-être apaiser les angoisses.

La sénatrice Clement : Bonjour et merci aux témoins. J’aimerais poser une question à M. Labelle Eastaugh et à M. Larocque sur les politiques d’immigration francophone. C’est bien beau de parler de ces politiques, qui permettront de combler le déclin de la francophonie, mais il faut qu’elles soient bien faites. Il faut que l’intégration se fasse de façon à accueillir ces francophones pour qu’ils puissent devenir des Canadiens francophones. Ce n’est pas garanti si l’intégration et l’accueil ne sont pas bien faits. On sait que l’accueil se fait dans les communautés et les municipalités.

Selon vous, est-ce que la loi devrait être plus précise sur le plan des consultations avec les municipalités, et plus précise sur le plan des quotas à viser? Cette question s’adresse à vous deux.

Madame Cardinal, je ne vais pas parler du Conseil du Trésor, car il y en a d’autres qui l’ont déjà fait. Je suis curieuse d’avoir vos commentaires sur les universités francophones, sur le rôle qu’elles peuvent jouer en matière d’immigration francophone et sur le rôle du gouvernement fédéral.

M. Labelle Eastaugh : Merci beaucoup pour votre question, madame la sénatrice. Donc, pour ce qui est de la question de la consultation des communautés locales, je suis tout à fait d’accord pour dire que cette consultation sera importante pour la réussite d’une éventuelle politique. Par contre, ce ne sont pas juste les municipalités qui sont des joueurs importants; il y a également différentes associations communautaires qui font un travail très important pour aller chercher et accueillir les immigrants, les intégrer, les appuyer et ainsi de suite.

La question est de savoir ceci : est-ce qu’il faudrait imposer des obligations de cette nature au gouvernement fédéral dans la loi? J’aurais tendance à dire non, parce que je crois que ce sont des mesures que prendrait n’importe quel gouvernement qui voudrait réussir sa politique. En fait, dans la mesure où il y a des cibles et des objectifs clairs qui sont fixés — et je reviendrai sur la question des cibles dans un instant —, je pense qu’on peut se fier au gouvernement pour mettre en place des mesures ou des systèmes administratifs qui lui permettront d’aller chercher l’information et de mettre en place les structures nécessaires.

Tenter de mettre trop de détails dans la loi n’est pas forcément une bonne chose, parce qu’une loi, ce n’est pas très flexible et c’est difficile à modifier. Il y a déjà une obligation de consultation qui est prévue ailleurs dans la partie VII et des mesures qui seraient prises en matière d’immigration seraient assujetties aux obligations générales qui découlent de la partie VII.

Je crois que la loi répondrait déjà à ces besoins. Comme je l’ai dit au départ, je crois que la loi devrait être plus précise sur le plan des cibles et des objectifs. À l’heure actuelle, si je ne me trompe pas, la loi dit tout simplement que le gouvernement doit se doter d’une politique qui contribue à l’épanouissement des communautés. C’est beaucoup trop vague, l’« épanouissement ». Je ne sais pas ce que ça mange en hiver, et personne ne le saura d’ailleurs. Si l’objectif est d’augmenter le poids démographique d’un groupe ou d’augmenter chaque année la proportion d’immigrants francophones à des fins administratives, il faudrait le dire clairement.

Les cibles générales comme celles-là, on peut les fixer dans une loi, parce qu’on n’a pas forcément besoin de la même flexibilité sur le plan des cibles. Si c’est sur le plan des moyens que la flexibilité est importante, on ne devrait pas hésiter à fixer des objectifs généraux dans la loi elle-même, surtout lorsqu’on fait face — comme l’a indiqué Mme Cardinal — à une histoire de discrimination dans cette sphère de politique. On sait que le gouvernement fédéral, de façon générale, va résister dans une certaine mesure à fixer des objectifs que les communautés vont considérer comme étant suffisamment agressifs. Si on veut inciter le gouvernement à agir dans ce sens-là, il faudrait que le Parlement envoie un message très clair.

M. Larocque : Je n’ai pas grand-chose à ajouter à la réponse de M. Labelle Eastaugh là-dessus, sauf pour dire que je pense que oui, on peut être précis dans une loi; on peut se permettre de le dire et, surtout, être clair quant à l’intention d’une telle politique.

L’intention, comme l’a dit M. Labelle Eastaugh, n’est pas seulement de favoriser l’épanouissement de la communauté, mais il faut que la cible ait l’intention claire de rectifier le glissement qu’on a vu ces dernières années et d’accroître le poids démographique des francophones. On peut se permettre d’être précis et certainement de commander au ministre d’être précis dans sa politique. Je fais référence à la recommandation de la FCFA sur ce point dans son dernier document sur la question, et je l’adopte également.

Vous avez dit — et vous avez absolument raison — que c’est une chose d’avoir une politique d’immigration francophone agressive et ambitieuse, mais toujours est-il qu’il faut que cela se fasse. Dans les communautés, il faut qu’on soit prêt à accueillir ces gens. Il faut des ententes intergouvernementales étoffées au fédéral, dans les provinces, dans les territoires et à l’échelon municipal pour s’assurer que les nouveaux arrivants francophones sont bien accueillis et reçus et qu’ils ont accès aux services adéquats pour répondre à cette croissance.

Il faut donc une réponse intergouvernementale à ce phénomène. L’immigration est une compétence partagée entre les ordres de gouvernement. Donc, je pense que c’est comme cela qu’il faudrait le faire, mais avec précision et ambition.

La sénatrice Clement : Merci.

Le président : Merci.

Mme Cardinal : Madame la sénatrice, vous m’avez demandé de parler des universités en ce qui concerne la question de l’immigration, n’est-ce pas?

La sénatrice Clement : Oui.

Mme Cardinal : Je pense que vous avez entendu parler du problème des visas des étudiants francophones internationaux. Il y a une discrimination qui ne se fait pas seulement au Québec, mais partout au pays, notamment à l’Université de l’Ontario français. En effet, partout au pays, les étudiants francophones africains qui déposent des dossiers pour demander un visa pour venir étudier dans nos universités sont systématiquement rejetés, ou presque, dans une proportion de 90 %.

On nous a dit qu’il y avait des algorithmes dans le système qui rejetaient les étudiants africains. Si tel est le cas, ce sont des algorithmes qui viennent des humains qui ont mal programmé le système pour qu’on rejette automatiquement les étudiants africains francophones.

Cette incohérence entre la politique d’immigration et nos préoccupations en matière de francophonie vient du fait qu’on rejette notamment les étudiants africains, parce qu’on pense qu’ils vont souhaiter s’établir au Canada. Ils doivent démontrer qu’ils ont l’argent nécessaire pour venir au Canada, mais ils ne doivent pas donner l’impression qu’ils pourraient souhaiter devenir des citoyens canadiens.

Or, en milieu minoritaire francophone — on sait aussi que, dans le plan d’action, cela risque d’être comme ça —, notre priorité, c’est l’immigration, y compris des étudiants étrangers. On veut que ces gens viennent s’installer dans nos communautés, parce qu’on a compris que l’immigration est fondamentale pour l’avenir des communautés francophones. L’immigration francophone en milieu minoritaire, même si ce sont de petits nombres, fait toujours une grande différence dans notre milieu. Cela maintient les enfants dans les écoles, cela permet de créer des emplois et cela génère des services.

Donc, l’apport de l’immigration à la vitalité de la communauté francophone est absolument essentiel, mais on ne peut pas non plus adopter uniquement une approche utilitaire à l’endroit des immigrants. Il faut être humaniste dans notre approche. Les incohérences entre les politiques d’immigration et les politiques en vue d’assurer la pérennité de la communauté francophone sont immenses, et elles sont injustes.

On peut être indigné devant une telle situation, parce que c’est comme si on disait une chose d’un côté et qu’on disait l’inverse de l’autre. On veut des immigrants, mais on ne veut pas de vous, surtout si vous êtes des étudiants; on ne veut pas de vous parce que vous voulez venir vous installer au Canada. On ne veut pas que vous veniez étudier dans nos établissements, mais on veut des immigrants. Trouvez l’erreur. Essayez de comprendre. Il y a une sorte de contradiction performative qui ne tient plus la route et qui a été dénoncée l’année dernière. Pourtant, cet été, ça a recommencé.

À l’Université de l’Ontario français, on a dû déplacer nos cohortes au prochain semestre parce que les étudiants attendent l’autorisation des visas. Ils doivent montrer patte blanche, ils doivent montrer qu’ils ne veulent pas s’installer au Canada. Nous voulons des immigrants. Nos universités sont des leviers extraordinaires pour faire du recrutement en matière d’immigration francophone, et on ne nous permet pas d’utiliser ce levier et d’être des carrefours pour l’immigration francophone.

L’Université de Moncton dépend beaucoup, entre autres, de l’immigration étudiante francophone. Pour l’Université de Hearst, cela a été la catastrophe pendant la pandémie, parce qu’ils ont perdu leurs étudiants internationaux. L’Université d’Ottawa a vu son pourcentage d’étudiants francophone augmenter, et elle peut en remercier les étudiants internationaux. Les étudiants internationaux francophones jouent un rôle important dans ce qu’on appelle l’immigration francophone, et on ne leur donne pas la possibilité de jouer ce rôle.

J’espère avoir répondu à votre question.

La sénatrice Clement : Oui, merci.

Le sénateur Mockler : Je suis heureux d’entendre vos propos, qui montrent bien l’importance du projet de loi C-13. La ministre Petitpas Taylor a déclaré ce qui suit dans l’Acadie nouvelle du 22 juillet 2022, et je cite :

On veut s’assurer que le Conseil du Trésor, qui sera un peu l’agence centrale de notre projet de Loi C-13, ait la responsabilité d’analyser les décisions du gouvernement, pour voir leurs conséquences sur les minorités linguistiques, dans les ententes fédérales-provinciales par exemple.

Selon mon expérience, et je suis d’accord avec vous, il est certain qu’il faut avoir une volonté politique, sinon on travaille en silo. Pour avoir une volonté politique, on a parfois besoin d’avoir un magasin général. C’est simple. C’est la manière de gérer et de faire connaître les besoins de nos communautés. Il est important d’avoir une gestion du projet de loi C-13 en coordination avec le Cabinet du premier ministre, le Conseil privé, Patrimoine canadien et le Conseil du Trésor.

J’aimerais que les témoins nous donnent leurs commentaires à ce sujet.

Mme Cardinal : Je crois qu’on s’entend tous quelque part pour dire que c’est juste qu’on y arrive par différents chemins. La ministre Petitpas Taylor présente un argument de vente pour essayer d’amadouer différents acteurs qui résistent au projet de loi, comme la FCFA, mais ce n’est pas ce que dit le projet de loi.

Le projet de loi dit bien que le Conseil du Trésor sera tenu d’établir des principes d’application de certaines parties de la loi, de surveiller, de vérifier l’observation par les institutions fédérales, etc. On donne au Conseil du Trésor les responsabilités qui lui reviennent en vertu de ses pouvoirs et de ses attributions. Le ministère de la Justice a ses pouvoirs et attributions en matière de langues officielles, tout comme Patrimoine canadien. Ces ministères ont toujours eu des responsabilités en matière de langues officielles. Pourquoi est-ce que, tout à coup, on va tout prendre pour le donner à une agence centrale? Ce n’est pas réaliste, cela ne tient pas la route.

Par contre, je considère que ce qui manque — et on revient à la volonté politique —, c’est ma recommandation. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de comité sur les langues officielles au Cabinet du premier ministre, de même que sur la francophonie? C’est l’agence centrale la plus importante au sein du gouvernement, c’est ce qui se passe au Cabinet du premier ministre.

Allez lire l’excellent livre de Donald Savoie sur la démocratie au Canada. C’est extraordinaire comme ouvrage. Il est peut-être long, mais il se lit comme un roman. M. Savoie est une autorité en la matière et il a bien décortiqué l’appareil gouvernemental.

Je me demande pourquoi il n’y a pas de comité des langues officielles au Cabinet du premier ministre, où le Conseil privé, le Conseil du Trésor, tout le monde se retrouve autour de la table à réfléchir de façon stratégique à la mise en œuvre de la loi. Pourquoi n’y a-t-il pas de mécanisme de consultation des ministres qui ont des responsabilités en matière de langues officielles? C’est au Cabinet du premier ministre qu’il faut que cela se joue. Le reste, c’est de la mise en œuvre.

Mettre tous les œufs dans le même panier pour la mise en œuvre — je cherche mes mots pour le dire autrement... Je pense que sur le plan de l’administration publique, de la compréhension de l’appareil gouvernemental, il faut donner la possibilité aux fonctionnaires de travailler ensemble dans ce dossier et dire au premier ministre qu’il doit faire preuve de volonté politique.

C’est le meilleur message que vous pouvez envoyer au premier ministre par rapport à ce projet de loi : « Monsieur le premier ministre, donnez-vous les moyens d’exercer votre volonté politique. Donnez-vous un comité sur les langues officielles et la francophonie avec un véritable esprit d’égalité réelle. Mettez en place votre mécanisme de consultation des ministres. Donnez des directives claires à vos ministères responsables d’ententes fédérales. Revoyez votre processus de nomination des personnes bilingues. » Ce sont toutes des questions qui ont été discutées pendant l’été, et pendant qu’on discute de tout cela, on fait dévier le projet de loi de sa possibilité d’être adopté.

Adoptons-le et donnons-nous les moyens pour bien le mettre en œuvre.

Le président : Je ne veux pas vous couper la parole, mais je vois que le temps file. On a encore du temps, mais je vais vous demander d’être plus succincts dans vos réponses, si vous le voulez bien.

M. Larocque : Au risque de me répéter, je vais prendre la position contraire. Pour faire suite à l’idée du sénateur Mockler sur le rôle éventuel du Cabinet du premier ministre ou du Conseil privé, pourquoi pas? Évidemment, cela devrait se faire à l’étape de l’élaboration d’une stratégie pangouvernementale, lorsque vient le temps d’élaborer une vision.

Cependant, je fais une distinction, comme la FCFA l’a fait dans sa proposition, avec le développement pangouvernemental de la stratégie de la mise en œuvre. La mise en œuvre — et c’est ce que je suggère, comme la FCFA — serait confiée uniquement au Conseil du Trésor. Cependant, dans le développement des grandes orientations, le premier ministre doit absolument jouer un rôle de chef de file. C’est moins le cas pour la mise en œuvre, parce que, comme on le sait, les gouvernements changent et les priorités changent parfois. La mise en œuvre devrait être prévisible et encadrée par une loi claire.

Ce que demande la FCFA, ce n’est pas un magasin général d’options et de permutations, mais bien des choses qui découlent du livre blanc du gouvernement. Ce qui a fait l’unanimité parmi tous les partis ou qui jouissait d’un appui très large, ce sont des propositions claires et réalistes, sur le plan juridique du moins, pour faire contrepoids au politique. Il faut que ce soit juridiquement clair.

Le sénateur Mockler : J’ai un commentaire à faire. En 2002, au Nouveau-Brunswick, quand on a fait la modernisation de la Loi sur les langues officielles, on a vu tout un changement dans le mécanisme lorsqu’on a impliqué directement le bureau du premier ministre.

Le président : Merci de ce commentaire, qui va certainement résonner ailleurs qu’à Ottawa.

J’aimerais, à mon tour, vous poser deux questions. Je suis épaté par l’optimisme de Mme Cardinal, qui va dans le sens d’adopter le projet de loi le plus rapidement possible. Nous avons entendu ces commentaires de différents témoins qui ont dit qu’il est temps que ce projet de loi soit adopté.

En même temps, un projet de loi, c’est aussi des mots et du vocabulaire qui doivent être justes pour donner des indications suffisamment claires à l’appareil fédéral pour sa mise en œuvre. J’aimerais vous entendre sur certains termes qui sont utilisés. Par exemple, concernant les mesures positives, aux nouveaux paragraphes 41(5) et 41(7), on dit qu’il faudrait mettre en place les mesures que les institutions fédérales estiment indiquées. Autre exemple, dans le rôle de coordination pangouvernementale qui serait attribué au ministre du Patrimoine canadien, on emploie, au nouveau paragraphe 2.1(2), l’expression « suscite et encourage ».

Ma question s’adresse notamment à Mme Cardinal. Évidemment, il faut adopter le projet de loi. Justement, la question de préciser et de renforcer le vocabulaire sur certains aspects — et je songe notamment à la partie VII concernant les mesures positives — n’est-elle pas essentielle pour que la mise en œuvre ait toute la force possible? J’aurai une deuxième question au sujet des consultations avec les communautés. J’aimerais d’abord vous entendre sur cette question de renforcer le vocabulaire utilisé à différents endroits dans la loi, vocabulaire qui, selon certaines personnes, devrait être renforcé.

Mme Cardinal : Je pourrais aussi formuler toutes sortes de recommandations. Toutefois, j’ai choisi de ne pas recommander de modifier le projet de loi. On a commencé avec le projet de loi C-32, on l’a modifié, puis il est devenu le projet de loi C-13 après les élections. Or, nous sommes maintenant dans une situation politique qui, à mon avis, fragilise le projet de loi, parce qu’on ne sait toujours pas s’il sera adopté. Madame la ministre dit qu’il sera adopté au mois de décembre, mais on ne sait pas ce qui va se passer. Je n’ai pas entendu les conservateurs ni le NPD dire qu’on l’adoptera sans problème. J’ai vu beaucoup de petite politique qui se joue autour du projet de loi.

Je vous dis donc ceci : faites toutes les recommandations que vous voulez, mais soyons prudents et pensons de façon tactique. Plus on tarde à faire adopter ce projet de loi, plus les francophones en paieront le prix. Quand on ne peut pas aller de l’avant, on ne fait pas de surplace, parce que même en faisant du surplace, on recule. Il y a donc un impératif.

En même temps, sénateur Cormier, vous travaillez avec les mots et je suis contente de voir que le sujet vous intéresse.

Les termes « mesures positives » sont peut-être un peu alambiqués. La définition de « mesures positives » est déjà mieux qu’avant. Auparavant, il n’y avait pas grand-chose. N’oublions pas qu’une fois le projet de loi adopté, il ne sera pas mis en œuvre du jour au lendemain. Il faudra ensuite préparer les outils. Le plan d’action arrivera au mois de mars, mais la loi ne sera pas encore mise en œuvre en mars. Les fonctionnaires seront encore en train de travailler. Il faudra que tout le monde révise ses programmes pour voir comment mettre cette loi en œuvre. Il faudra donc encore un an ou deux de travail avant la réelle mise en œuvre.

Vous pouvez dire que, étant donné que l’on doit faire face à cette situation, on s’assurera que tout est verrouillé et précisé. Il vous revient de le faire si vous jugez que c’est essentiel. Pour ma part, je suis capable de vivre avec ce qui se trouve dans le projet de loi présentement, car il faut l’adopter. Je considère toutefois qu’il est fragilisé.

Pour en revenir au Conseil du Trésor, je n’ai pas vu d’étude qui montre qu’il a été si exemplaire en matière de langues officielles au cours des 50 dernières années. Au contraire, le Conseil du Trésor a souvent été le parent pauvre en matière de langues officielles.

M. Larocque : Je vais répondre à votre question, sénateur Cormier, sur le langage proposé. Bien humblement, l’expression « les mesures positives qu’elles estiment indiquées », à mon avis, est insuffisante. Il faut traduire plus clairement l’intention du Parlement, telle qu’elle est exprimée aux paragraphes 41(1), 41(2) et 41(3) qui précèdent. Je crois qu’ils reconnaissent la situation périlleuse du français. Les mesures positives ne doivent donc pas être celles que l’on estime indiquées, mais celles qui sont nécessaires pour mettre en œuvre l’intention du Parlement par rapport aux langues officielles et à la francophonie minoritaire.

Je remplacerais donc le mot « indiquées » par « nécessaires », ce qui signifie celles qui sont aptes à réaliser l’objectif. C’est ce qui donnera, à mon avis, une meilleure orientation.

M. Labelle Eastaugh : Sur le même point, je suis un peu méfiant par rapport à cette modification. L’ancienne mesure était vague. Toutefois, nous avons une décision de la Cour d’appel fédérale qui l’interprète de façon convenable et qui lui donne un effet concret et contraignant. C’est une obligation continue, qui s’applique dans tous les contextes, de prendre des mesures positives.

Avec le nouveau libellé, on revient vers une plus grande discrétion pour les institutions fédérales. En jargon juridique, le mot « estiment » signifie un pouvoir discrétionnaire qui peut être exercé. On donne le pouvoir aux institutions fédérales de déterminer elles-mêmes ce qui est indiqué, et non pas simplement de mettre en œuvre une obligation fixée par le législateur. Cette expression me préoccupe donc un peu.

Le président : Mon autre question concerne la consultation auprès des communautés. La fameuse liste et le magasin général viennent aussi du fait qu’il y a une réelle préoccupation dans les communautés, d’après ce que l’on entend, en ce qui a trait à ce projet de loi. Le gouvernement doit s’assurer, à toutes les étapes de la mise en œuvre, de consulter les communautés.

Je vais faire une digression sur le projet de loi C-11 sur la radiodiffusion. Je ne sais pas si vous êtes au courant de l’importance des consultations auprès des communautés dans ce projet de loi, mais cet aspect y est abordé de façon très détaillée. Je fais le parallèle entre les deux projets de loi. Comment, dans le projet de loi C-13, trouvez-vous que ce qui est indiqué sur la question des consultations auprès des communautés est suffisamment détaillé et précis pour que celles-ci soient rassurées sur la manière dont elles seront consultées non seulement après les décisions, mais pendant le processus d’élaboration? Que pouvez-vous nous dire sur cette question? On entend que la question des consultations préoccupe les communautés. Monsieur Larocque?

M. Larocque : Sénateur Cormier, votre exemple de la Loi sur la radiodiffusion est excellent. Je crois que c’est le modèle à suivre. Il faut une liste beaucoup plus détaillée pour savoir ce que veut dire « consulter les communautés ». Je me rallie encore une fois à la proposition de la FCFA sur ce point. Je pense qu’il faut être aussi détaillé que possible pour dire à quoi ressemble une consultation effective. Cela veut dire rencontrer les gens, écouter leur opinion, la considérer et en prendre acte. Donc, une consultation importante des communautés s’impose et il y a une façon de l’encadrer dans la loi.

La sénatrice Moncion : Ma question s’adresse à M. Larocque et à M. Labelle Eastaugh.

Le projet de loi ne comprend pas d’obligation d’intégrer des dispositions linguistiques dans les ententes fédérales et provinciales. Le gouvernement soutient que c’est un enjeu constitutionnel. Pourriez-vous faire des commentaires sur la constitutionnalité de cette obligation de dispositions linguistiques dans la Loi sur les langues officielles, et pourriez-vous proposer d’autres choix à un amendement législatif, étant donné la position actuelle du gouvernement?

M. Labelle Eastaugh : La question est assez compliquée et a été soulevée notamment dans l’affaire Fédération des francophones de la Colombie-Britannique; la Cour suprême va peut-être entendre l’affaire, donc le droit peut changer.

D’abord, je ne suis pas persuadé que c’est une question constitutionnelle dans le sens que vous venez de l’indiquer. Le gouvernement fédéral est libre de décider de conclure une entente avec une province ou non et libre de décider de contribuer ou non à des fonds, à des programmes conjoints ou à des programmes financés conjointement avec les provinces. Il est libre d’imposer des conditions à ce financement, comme il le fait depuis plusieurs décennies.

Le gouvernement fédéral est donc libre de dire : « Écoutez, vous n’êtes pas obligés de prendre notre argent, mais, si vous voulez notre argent, vous devez respecter les principes directeurs suivants. » Je parle de principes directeurs comme ceux que l’on retrouve dans la Loi canadienne sur la santé, par exemple.

Il est vrai qu’il y a des limites constitutionnelles à ce que peut faire le gouvernement fédéral avec son pouvoir de dépenser; il ne peut pas réglementer des questions qui relèvent d’une compétence provinciale.

Cependant, de façon générale, du moins jusqu’à présent, les tribunaux n’ont pas interprété des conditions qui sont ajoutées à une entente de financement comme étant une forme de réglementation. Je ne suis donc pas persuadé qu’il y aurait une entrave constitutionnelle qui empêcherait le gouvernement fédéral d’exiger ce genre de dispositions linguistiques dans ses ententes avec les provinces.

La sénatrice Moncion : Excellent; merci beaucoup.

M. Larocque : Je suis tout à fait d’accord avec M. Labelle; comme il est impliqué dans le dossier en question, il est vraiment la personne tout indiquée pour répondre.

Je ne vois pas nécessairement non plus d’entrave constitutionnelle. C’est à la limite du droit des contrats. Ce sont des ententes que le gouvernement fédéral peut conclure avec ses interlocuteurs.

Dans cette mesure, la loi peut donc encadrer l’action contractuelle du gouvernement. De plus, les recommandations de la FCFA sur l’obligation d’inclure des dispositions linguistiques et d’en définir le contenu et les paramètres minimaux, cela se fait dans une loi; c’est tout à fait acceptable dans une loi, surtout à l’égard d’une compétence aussi importante que l’argent qui va aux communautés.

La sénatrice Gagné : Nous avons entendu l’organisation Quebec Community Groups Network (QCGN) en juin dernier. Dans leur mémoire, ils constataient que l’asymétrie de la partie VII risquait d’étouffer le soutien fédéral accordé aux Québécois d’expression anglaise.

Pouvez-vous nous dire si vous croyez que le projet de loi permet de réconcilier des principes d’égalité de statut et d’usage des deux langues officielles et d’égalité réelle? Selon vous, donne-t-il préséance à l’un ou à l’autre de ces deux principes?

Mme Cardinal : D’un point de vue politique, je crois que le QCGN a eu une réaction exagérée au projet de loi. On sait très bien que, pour les anglophones du Québec, toute idée d’asymétrie qui serait confirmée dans une loi pose problème. Le QCGN a reconnu que la loi peut être appliquée de façon asymétrique, sauf que, chaque fois qu’il y a eu un financement pour les minorités francophones, il a fallu qu’il y en ait un pour les anglophones.

Cela va très loin, même dans la volonté de toujours adopter une approche très symétrique. Personnellement, j’ai toujours été d’avis qu’on ne devait pas mettre sur un pied d’égalité les anglophones du Québec et les francophones hors Québec, sur le plan administratif, bien sûr, mais aussi sur le plan juridique. Le projet de loi le dit bien : c’est le français qui est la langue vulnérable. Évidemment, il y a les langues autochtones, mais l’anglais n’est pas une langue menacée, alors que le français est une langue vulnérable dans le contexte anglophone.

Par contre, si on regarde le projet de loi, il demeure quand même subordonné au principe d’égalité formelle. Le principe d’égalité réelle s’applique dans certains cas, et c’est l’un des principes d’interprétation des droits linguistiques qui est inscrit dans le projet de loi. Bien sûr, c’est d’abord et avant tout le principe d’égalité formelle qui guide l’application de la loi, c’est-à-dire que la majeure partie de la loi met les francophones et les anglophones sur un pied d'égalité. On protège les institutions des minorités de langue officielle, et pas seulement les institutions de la francophonie canadienne, sauf qu’il y a un certain nombre d’éléments qui visent la francophonie canadienne, notamment l’immigration.

Ensuite, on dit bien que le français est une langue de diplomatie; on veut renforcer le français comme langue scientifique. Cela ne devrait pas du tout indisposer le QCGN, parce qu’on parle du français dans des secteurs où l’on traîne de la patte, là où le français est carrément une langue menacée. Je trouve donc que c’est une réaction disproportionnée par rapport à l’objectif de la loi.

M. Labelle Eastaugh : Je vais me permettre d’intervenir, parce que je suis en train de terminer une étude qui sera bientôt publiée dans la Revue de droit de McGill sur le rapport entre la Charte canadienne et la loi 101, qui porte justement en partie sur cette question de l’asymétrie.

La réponse courte, c’est que je partage l’avis de Mme Cardinal. Je crois que le principe d’égalité réelle signifie qu’on adopte des mesures en fonction des besoins de chaque communauté. Le français a beau être une langue majoritaire au Québec — et, en ce sens, il se compare à l’anglais en Ontario —, il demeure quand même vulnérable. Il demeure plus vulnérable que l’anglais même au sein du Québec. Il est donc tout à fait sensé d’adopter une approche asymétrique même vis-à-vis du Québec à certains égards, pour tenir compte de la vulnérabilité du français.

Cela ne veut pas dire que la valeur directrice ne demeure pas l’égalité, mais c’est tout simplement une reconnaissance du fait que l’égalité, concrètement parlant, de façon pratique sur le terrain, exige une asymétrie dans les mesures que prend l’État, et cela, c’est reconnu dans tous les domaines.

M. Larocque : Je suis d’accord avec mes deux collègues.

Le président : Très bien. Merci beaucoup.

Je vous remercie, madame Cardinal, monsieur Larocque et monsieur Labelle. Merci beaucoup de vos témoignages. Je remercie également mes collègues pour ces questions fort pertinentes. Cela nous donne sans doute matière à réflexion pour poursuivre notre étude préalable, et surtout pour recevoir le plus tôt possible le projet de loi C-13 afin de l’étudier à fond. Merci beaucoup.

Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de journée à tous et à toutes, et à bientôt.

(La séance est levée.)

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