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OLLO - Comité permanent

Langues officielles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES LANGUES OFFICIELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 3 octobre 2022

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 16 h 32 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bonjour. Je m’appelle René Cormier, sénateur du Nouveau-Brunswick, et je suis l’actuel président du Comité sénatorial permanent des langues officielles.

J’invite maintenant les membres du comité à se présenter.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

La sénatrice Bellemare : Diane Bellemare, du Québec.

La sénatrice Moncion : Lucie Moncion, de l’Ontario.

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, du Québec.

Le sénateur Loffreda : Tony Loffreda, du Québec.

Le président : Bienvenue et merci, chers collègues. Je veux également souhaiter la bienvenue aux téléspectateurs de tout le pays qui nous regardent.

[Traduction]

Je tiens à souligner que je participe à la séance depuis le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin anishinabe.

Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude de la teneur du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois. Le titre abrégé proposé pour cette loi est : Loi visant l’égalité réelle entre les langues officielles du Canada.

[Français]

Le premier témoin que nous recevons aujourd’hui, par vidéoconférence, est président de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law. Il s’agit de Me Daniel Boivin.

Bienvenue au comité. Nous allons d’abord entendre votre témoignage et nous procéderons ensuite à une période de questions et de réponses avec les sénateurs et les sénatrices.

La parole est à vous, maître Boivin.

Me Daniel Boivin, président, Fédération des associations de juristes d’expression française de common law : Merci beaucoup, mesdames et messieurs les membres du comité. Merci de me recevoir pour me permettre d’exprimer les préoccupations de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEF) sur la question des nominations de juges bilingues au sein des cours supérieures et de cours d’appel provinciales, et de l’occasion que la mise à jour de la Loi sur les langues officielles présente pour enchâsser certains principes dans cette nouvelle loi.

La FAJEF n’est pas étrangère aux travaux de votre comité; j’ai eu l’honneur de témoigner devant vous à quelques reprises. La FAJEF est l’organisme fédératif de toutes les associations de juristes partout au pays qui, elles, œuvrent directement auprès de la population canadienne. Je parle donc au nom de plusieurs juristes d’expression française, mais surtout au nom des citoyens et citoyennes francophones qui bénéficient des services des juristes et de l’accès à la justice.

Nous avons comparu plusieurs fois devant des comités parlementaires, souvent relativement à la nomination de juges bilingues, et c’est encore de ce sujet que je viens vous parler.

La dernière fois que la FAJEF s’est prononcée devant un comité parlementaire, c’était au sujet de la nomination de juges bilingues à la Cour suprême du Canada, puis au sujet des modifications à l’article 16 relativement au droit d’être entendu à la Cour suprême par un panel qui comprend le français.

C’est toujours une priorité du réseau des juristes que les justiciables puissent être entendus à la Cour suprême devant un panel qui les comprend dans la langue de leur choix, mais mes représentations aujourd’hui porteront plutôt sur les tribunaux d’instance inférieure. Cependant, je ne voudrais pas que ce soit interprété comme diminuant l’importance de la modification à l’article 16, au sujet de laquelle nous avons déjà fait des représentations.

Depuis la dernière comparution où la FAJEF a parlé de la Cour suprême du Canada, le réseau des juristes a rappelé à la FAJEF qu’il est essentiel de signaler aussi la problématique à l’égard des tribunaux d’instance inférieure. Il y a toujours des difficultés. Bien que ce ne soit pas la première fois que la FAJEF vient parler de la question de la nomination de juges bilingues aux tribunaux de nomination fédérale, c’est encore une fois le sujet que je dois soulever.

Quant aux modifications proposées par la FAJEF, bien entendu, il y a les changements que je mentionnais tout à l’heure à l’article relatif à la Cour suprême du Canada. Il y a aussi l’inclusion d’une obligation pour le gouvernement fédéral, toujours à l’article 16, de veiller à ce que les tribunaux fédéraux puissent s’acquitter de leur obligation relativement au droit des justiciables d’être entendus dans la langue officielle de leur choix.

Ce que la FAJEF soumet respectueusement, c’est que la loi devrait aussi présenter une obligation que le gouvernement tienne compte de l’importance de l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles dans le cadre des nominations aux cours supérieures.

De plus, il devrait y avoir une obligation prévoyant que les candidats aux postes de la magistrature à ces tribunaux indiquent leur capacité linguistique et qu’il y ait une obligation inscrite dans la loi pour que le bureau du commissaire à la magistrature vérifie la capacité linguistique des candidats qui se disent bilingues.

Enfin, il devrait y avoir une obligation pour le gouvernement, par le biais du commissaire à la magistrature, d’offrir une formation linguistique aux juges nommés par le gouvernement fédéral pour s’assurer que ceux-ci maintiennent leurs capacités linguistiques.

Malgré les progrès et l’acceptation générale dans la communauté du besoin de nominations bilingues au sein des tribunaux des cours supérieures et des cours d’appel, il y a encore une fois une pénurie. Je prends pour exemple la situation au Manitoba. À la cour d’appel, les trois juges qui peuvent entendre des causes en français pourraient cesser d’entendre les causes à tout moment, car un de ces trois juges vient d’annoncer sa retraite et les deux autres juges siègent de façon surnuméraire. Ils pourraient donc, à très courte échéance, décider de ne plus entendre de causes.

À la Cour supérieure du Manitoba, là où l’on va fort probablement puiser les prochains juges de la cour d’appel, la majorité des instances en français sont présidées par deux juges seulement; les autres juges bilingues sont moins en mesure d’entendre des causes en français, soit parce qu’ils sont surnuméraires, soit parce qu’ils ont des tâches administratives.

Dans le domaine très important du droit familial, aucun juge n’est bilingue à la division de la famille. Cela fait en sorte que même dans un tribunal qui fonctionne très bien et qui présente un besoin d’avoir des juges qui sont en mesure d’entendre des causes en français comme dans les tribunaux du Manitoba, on fait face à une pénurie et à des problèmes très importants.

Partout au pays, il y a un autre problème : certains juges qui ont été nommés comme étant bilingues lorsqu’ils ont commencé à siéger n’avaient pas ou ont perdu, au fil du temps, un degré de confort suffisant pour entendre des causes en français. La population francophone veut avoir des services en français. L’époque où les gens ne voulaient pas déranger les tribunaux en parlant français est de plus en plus révolue. La nouvelle génération veut des services en français. Dans les facultés canadiennes, il y a des juristes d’expression française diplômés qui sont tout à fait capables d’offrir des services de haute qualité aux francophones. Malheureusement, il y a toujours des embûches dans l’accès à la justice à cause d’un manque de juges.

L’époque où nous pouvions penser à un quota spécifique de juges francophones à chaque cour supérieure est révolue. La pratique de nommer un juge bilingue pour remplacer un autre juge bilingue ne réglera jamais le problème, parce qu’on est déjà en pénurie. Si on ne fait que remplacer les juges qui siègent déjà, on n’arrivera jamais à avoir un meilleur accès.

La détermination du nombre approprié de nominations bilingues doit faire l’objet d’une analyse particulière de chaque région selon leurs besoins, et non pas à partir d’un quota prédéterminé. Si, dans une province, les juges bilingues comblent des fonctions administratives ou sont moins disponibles pour entendre des causes, il devrait y avoir un ajustement dans le nombre de juges bilingues assignés à cette région. Par exemple, il pourrait y avoir un besoin particulier dans un domaine particulier, comme le droit familial.

La réforme de la Loi sur les langues officielles est une occasion extraordinaire de prévoir une obligation, pour le gouvernement fédéral, d’analyser spécifiquement les besoins et de remplir le nombre de nominations selon un besoin spécifique. C’est un devoir qui devrait être inscrit dans la loi elle-même.

Je voudrais vous parler quelques minutes de la capacité bilingue véritable de certains juges. La réalité malheureuse des plaideurs francophones et bilingues partout au pays, c’est qu’on doit toujours considérer la véritable capacité linguistique des juges bilingues avant de présenter la preuve. Dans plusieurs procès, la preuve est complexe et technique. Le rôle essentiel d’un juge de première instance est de juger de la crédibilité de la preuve. Les juges ont besoin d’un niveau de compréhension très élevé.

Il y a eu une époque où des juges qui n’avaient qu’une capacité bilingue de base, de niveau conversationnel, par exemple, étaient nommés et occupaient des postes bilingues. Ces juges atteignaient très rapidement la limite de leur capacité, quitte à refuser d’entendre des causes après certains procès complexes. Le renouveau de la Loi sur les langues officielles donne une occasion en or d’ajouter deux obligations pour s’assurer que cette situation ne se présente pas à nouveau : obliger les candidats à indiquer leur niveau de capacité linguistique et enchâsser dans la loi l’obligation pour le gouvernement de vérifier la véritable capacité linguistique des juges. C’est quelque chose qui pourrait être très important.

Enfin, les juges francophones devraient avoir l’occasion de maintenir leur capacité linguistique, quitte à recevoir plus de formation permanente que leurs collègues unilingues. Les cours de français offerts par le bureau du commissaire à la magistrature sont extraordinaires, mais il devrait y avoir une obligation enchâssée dans la loi pour que le gouvernement continue à donner ces formations, afin que les juges puissent continuer d’offrir des services à la population dans un français de niveau acceptable.

Le président : Merci beaucoup pour cette présentation, monsieur Boivin. Nous allons passer à la période des questions et réponses.

La sénatrice Gagné : Merci, monsieur Boivin, de votre présentation cet après-midi. Je me suis posé les questions suivantes : quel est le rôle du Commissariat à la magistrature fédérale dans le cadre de l’amélioration de la capacité bilingue de la magistrature, et comment cette institution peut-elle techniquement appuyer les objectifs que vous tentez d’atteindre au moyen des modifications proposées au projet de loi C-13?

Me Boivin : Le commissariat a une volonté extraordinaire d’aider la communauté francophone, mais il faut s’assurer que l’on enchâsse certaines obligations dans la loi pour que, gouvernement après gouvernement, on donne au commissariat les moyens suffisants de vérifier que les comités à travers le pays sont suffisamment au courant des obligations linguistiques pour éduquer les juges lorsqu’ils sont nommés. C’est l’obligation la plus importante pour tester réellement la capacité linguistique.

Les juges peuvent être d’extraordinaires juristes, mais si un juge se dit bilingue alors qu’il ne l’est pas suffisamment pour entendre des causes complexes, c’est très compliqué pour les parties qui se présentent devant les tribunaux. Le commissariat est dans une position idéale pour tester cette capacité.

La sénatrice Gagné : Est-ce qu’il existe un défi de recrutement de candidats pour des postes de juge dans la magistrature?

Me Boivin : Il y a assurément un défi. La FAJEF a offert de travailler avec le commissariat pour identifier la raison de ces défis. La communauté juridique bilingue est très petite. Les juristes sont très capables, mais très occupés. Est-ce en raison de leur charge de travail ou de leur pratique qu’ils souhaitent moins se porter candidats à la magistrature?

S’il y a de tels obstacles, il faut les identifier et modifier le processus pour tenir compte de ces obstacles, quitte à ce que le processus ne soit pas exactement pareil pour les candidats et candidates francophones des majorités linguistiques. Quand il est question d’équité, c’est monnaie courante d’avoir des processus qui sont un peu différents pour respecter la réalité particulière de certains groupes.

La sénatrice Gagné : Pour revenir au rôle du Commissariat à la magistrature fédérale, avec les changements proposés, à toutes fins utiles, il est clair qu’un justiciable a le droit de se faire entendre dans sa langue. Est-ce que le commissariat a besoin que ces obligations soient enchâssées dans la loi pour pouvoir se conformer aux obligations de la Loi sur les langues officielles et du projet de loi s’il est adopté?

Me Boivin : Une fois que les juges sont nommés à l’administration de la cour, ce n’est plus du ressort du commissariat. Le commissariat peut donner des moyens et s’assurer que ceux qui accèdent à la magistrature ont un niveau de français adéquat, mais l’administration faisant suite à la nomination se fait plutôt sur le plan des juges en chef. Il faut prendre cela en considération. Pour ce qui est des nominations, il faut qu’il y en ait suffisamment pour que les juges en chef de chaque cour puissent ensuite avoir ce qui est nécessaire.

La sénatrice Gagné : D’accord. Je note que le dernier plan d’action prévoyait un investissement assez important dans le Fonds d’appui à l’accès à la justice dans les deux langues officielles. Êtes-vous en mesure de nous en dire plus sur la part du Fonds d’appui à l’accès à la justice, et avez-vous des commentaires ou des suggestions à faire à ce sujet pour le prochain plan d’action?

Me Boivin : Merci pour cette excellente question.

Le plan d’action a redonné vie au réseau des juristes. Après le financement de base qui a été accordé au moyen du dernier plan d’action, plusieurs FAJEF ont pu renaître de leurs cendres après des années où elles ont, essentiellement, existé sans pouvoir donner de services à la population.

Toutes les FAJEF qui vivent grâce à ce fond sont capables de mesurer, de façon très précise, les besoins de chaque communauté. Donc, le fonds ne va pas aider à financer l’éducation des juges ou la nomination des juges — ou en tout cas, le fonds ne devrait pas être utilisé à cette fin —, mais il donne à la communauté la capacité d’évaluer ses besoins et de collaborer avec le ministère de la Justice, avec le Commissariat à la magistrature fédérale par exemple, pour ajuster les services aux besoins réels de la population.

La sénatrice Gagné : Merci.

Le sénateur Loffreda : Merci d’être avec nous ce soir, monsieur Boivin.

Dans le mémoire qu’elle a déposé auprès de notre comité en novembre 2018 dans le cadre de ses travaux sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law a énuméré une longue liste de recommandations liées au secteur de la justice.

À première vue, j’ai l’impression que vos suggestions ont été bien accueillies par le gouvernement, mais à votre avis, quelle a été la plus grande omission? Y a-t-il quelque chose de pressant que vous aimeriez que l’on intègre dans le projet de loi au moyen d’un amendement, par exemple?

Me Boivin : L’omission principale est justement le sujet que j’amène devant vous, le fait qu’on est passé par-dessus. La FAJEF — et j’en assume la responsabilité dans les représentations qui ont été faites en 2018 — et le gouvernement n’en ont généralement pas tenu compte dans la considération des questions qui touchent les tribunaux de première instance et les tribunaux d’appel. Il est important de s’assurer qu’on porte toujours une attention très particulière au fait d’avoir assez de juges bilingues.

Je crois qu’on a cru que ce problème était réglé, mais dans les années de pandémie, et même depuis 2018, les besoins se sont fait sentir encore plus. Les difficultés d’audience ont été criantes, donc l’évolution de la situation depuis nos dernières représentations nous a portés à faire des représentations additionnelles. Ce que je vous présente aujourd’hui n’était pas dans nos plans à l’origine.

Le sénateur Loffreda : Merci.

La sénatrice Mégie : Merci, monsieur Boivin, d’être avec nous aujourd’hui pour nous parler justement des problèmes liés à la nomination de juges bilingues.

Dans toutes les démarches que vous avez déjà entreprises avec votre groupe, avez-vous une idée de la raison pour laquelle le gouvernement n’a pas voulu inclure l’obligation d’avoir des juges bilingues dans le projet de loi?

Me Boivin : Je crains qu’il y ait probablement eu un degré de confort injustifié sur l’idée que la nomination des juges bilingues était suffisante, que la question était réglée et que tout le monde acceptait. Ces dernières années, le problème que je vous ai illustré, par exemple, pour le Manitoba, qui tout d’un coup pourrait se retrouver avec bien peu de capacité linguistique, et aussi la facilité avec laquelle une capacité linguistique peut s’écrouler, ce sont des choses auxquelles on n’a pas accordé suffisamment d’attention.

Donc, il faut enchâsser certains principes. Il faut donner à la question de la nomination des juges bilingues un peu de ce que l’on donne à d’autres secteurs avec la Loi sur les langues officielles, notamment avec la partie VI, et il faut faire des efforts pour s’assurer de prendre des mesures originales pour que la capacité linguistique survive.

Je le mentionnais plus tôt : il y a une possibilité d’avoir un processus d’évaluation différent pour la francophonie, un processus qui encouragerait les gens à porter leur candidature qui serait différent pour la francophonie par opposition à la majorité linguistique.

La sénatrice Mégie : Justement à cause du manque de ressources dont vous parlez, est-ce qu’il n’y aurait pas une crainte qu’on ramène la question du poids démographique des communautés et qu’on dise : « Cette communauté a besoin d’un juge bilingue à sa Cour supérieure », par opposition à une autre région où le poids démographique serait inférieur? Est-ce qu’on pourrait craindre ce phénomène à cause du manque de ressources? Qu’en pensez-vous?

Me Boivin : Vous avez tout à fait raison, et c’est exactement la situation problématique que l’on vise à régler en obligeant à tenir compte des besoins des communautés plutôt que du poids démographique ou du nombre de dossiers par année.

Au fil des années, bien des juges en chef disent : « Il n’y a pas assez de causes en français, on n’a pas besoin de juges bilingues. » Peut-être qu’il n’y en a pas assez parce que les justiciables n’ont pas confiance dans le fait que l’appareil judiciaire pourra les entendre adéquatement en français.

Donc, c’est au moyen de ce mécanisme qu’on peut s’assurer que la communauté a les ressources suffisantes... La Loi sur les langues officielles est une mécanique absolument extraordinaire qui peut servir à faire quelque chose comme cela.

La sénatrice Moncion : Merci, monsieur Boivin, pour votre témoignage.

J’ai une question au sujet de ce que vous demandez d’enchâsser dans la loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une autre façon d’obtenir gain de cause, si vous voulez, sans nécessairement demander à ce qu’il y ait des changements au projet de loi C-13? En d’autres mots, est-ce que, au lieu d’enchâsser vos demandes dans la loi, on pourrait passer par des règlements, avec une panoplie de règlements qui viendraient encadrer la position qui figure déjà dans la loi en ce qui a trait aux juges bilingues?

Me Boivin : Toutes les mécaniques sont bonnes. La beauté de la Loi sur les langues officielles, c’est qu’elle contient des principes généraux, c’est une loi à statut quasi constitutionnel, à laquelle il faut donner une interprétation qui donne la vie et des protections aux minorités linguistiques.

Avec un règlement, on a tendance à être plus précis. J’aurais peur qu’avec un règlement on se retrouve avec des quotas par région, qu’on se retrouve avec un nombre maximal de juges, d’argent assigné à l’éducation, de jours de formation que les juges pourraient avoir. On a tendance à être beaucoup plus mathématique et précis dans la réglementation, alors que, dans une loi qui est quasi constitutionnelle, on enchâsse un principe important qui va prendre une dimension différente selon les circonstances et l’époque.

C’est pour cela que je disais tout à l’heure que la Loi sur les langues officielles est un outil extraordinaire pour protéger le principe que l’on veut mettre de l’avant.

La sénatrice Moncion : Vous demandez d’enchâsser dans la loi des capacités linguistiques; c’est là que cela pose problème pour l’évaluation de la capacité, et ensuite vous parlez du maintien linguistique. C’est pour cela que je trouve que c’est un drôle d’endroit dans la loi. Je comprends votre point de vue, mais je trouve que ce n’est peut-être pas le meilleur endroit, et puis ce n’est peut-être pas quelque chose que le gouvernement va même vouloir examiner.

C’est pour cela que j’essaie de voir s’il y a des alternatives qui pourraient venir répondre aux besoins, surtout en consultation avec les groupes francophones. Je ne veux pas non plus me retrouver à demander des amendements qui seront refusés parce que ce sont des modifications qui pourraient être faites ailleurs.

Je voudrais vous entendre à ce sujet. Je comprends votre point de vue, mais c’est complexe d’imbriquer cela dans la Loi sur les langues officielles.

Me Boivin : Ce que l’on réclame, c’est l’obligation pour le gouvernement d’assurer la protection de cette capacité linguistique et de la façon dont cela se fait. C’est tout à fait approprié d’inclure cette obligation dans des règlements et de l’ajuster aux conséquences et aux circonstances.

Le principe plus général, qui suppose que l’on devrait toujours porter une attention particulière à la capacité linguistique générale, est conforme à ce qu’on retrouve dans les autres parties de la Loi sur les langues officielles où on demande, par exemple, de s’assurer de respecter la capacité de donner des services en français à une communauté. C’est donc dans cette optique qu’on voit très bien ce principe s’imbriquer et s’incorporer dans la logique de la Loi sur les langues officielles.

Une fois ce principe de très haut niveau enchâssé dans une loi qui a un statut quasi constitutionnel, la façon dont cette obligation linguistique est testée et mesurée peut faire l’objet d’ententes et de règlements, de la même façon que les règlements associés à la Loi sur les langues officielles donnent tous les aspects un peu plus mécaniques de la mise en application des grands principes contenus dans la loi.

La sénatrice Moncion : Merci.

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Boivin. À titre d’information, avant mon entrée au Sénat, j’ai siégé au comité de la nomination des juges à la Cour supérieure pendant trois ans. J’ai été affecté au comité qui recommandait les juges pour le district de l’Est-du-Québec. Lorsqu’on analysait une candidature au comité, entre autres dans le district judiciaire de l’Abitibi-Témiscamingue, qui a une frontière limitrophe avec l’Ontario, on prenait évidemment en compte si le juge avait des capacités de bilinguisme. Cela dit, on faisait des recommandations. Juste à titre d’information, peut-être que les comités de nomination devraient prendre cela en considération aussi.

Maintenant, si on fait une évaluation de la situation, combien cela prendrait-il de juges bilingues par rapport au nombre actuel pour que les francophones de l’extérieur du Québec aient un accès à la justice garanti? Croyez-vous que ce sont des questions budgétaires qui sont en cause pour que le gouvernement refuse systématiquement de s’engager à corriger la situation? Cela cause un préjudice aux francophones du pays. Je me souviens que des témoins que nous avons entendus au printemps dernier ont dit justement que l’argent pourrait être un facteur qui retarde la mise en application de certaines dispositions du projet de loi C-13. J’aimerais vous entendre à ce sujet.

Me Boivin : On a toujours entendu parler de délais dans la nomination des juges à travers les années, parce que l’enveloppe budgétaire affectée à la nomination de juges en général n’était pas illimitée. On entend souvent parler d’objections plus pratiques à la nomination de plus de juges dans certaines régions. On dit qu’on n’a pas de place, qu’on n’a pas d’argent, qu’on a atteint notre quota.

On veut échapper à cette mécanique de quota, d’argent et de limite grâce aux nouvelles obligations que l’on souhaiterait voir figurer dans la Loi sur les langues officielles. Il faut qu’il y ait une mesure plus précise des besoins d’une certaine communauté, pour qu’on arrête de penser qu’il y a toujours eu un certain nombre de juges dans cette communauté ou ce district judiciaire et pour combler les besoins de la communauté francophone grâce à ce nombre de juges. Cela ne fonctionne pas. Parfois, il faut avoir des juges en plus de ceux qui sont normalement affectés pour combler les besoins particuliers d’une communauté.

La FAJEF n’a pas de données ou d’informations précises sur cette mécanique financière. Cependant, il faut échapper à cette mécanique qui tient compte seulement du nombre de dollars.

Le sénateur Dagenais : Dans les représentations que vous avez déjà faites auprès du gouvernement en place, vous avez parlé de la nécessité de nommer suffisamment de juges bilingues. Croyez-vous que le gouvernement ou la communauté juridique, y compris les avocats, sont réfractaires à ce que les candidats à la magistrature soient évalués sur leurs capacités linguistiques?

Me Boivin : Il y a une multitude de facteurs à différents niveaux. Il y a des difficultés dans le recrutement des candidats et des candidates. Il y a le nombre de places qui sont limitées. Il y a également l’attitude de certains tribunaux et de la gestion, qui ne voient pas le besoin précis d’avoir plus de juges bilingues à cause du nombre de causes. Il existe donc une multitude de raisons causent la situation problématique dans laquelle on se retrouve présentement. Il faut trouver de nouvelles façons de régler le problème.

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Boivin.

La sénatrice Bellemare : Merci beaucoup, monsieur Boivin, d’être parmi nous. Je vais vous poser ma question de la perspective du Québec. Je ne connais pas la réponse à ma question et c’est pour cela que je vous la pose.

Les juges sont-ils tous bilingues au Québec? Ils parlent français, mais sont-ils tous bilingues en anglais?

Me Boivin : Ma compréhension est que les juges au Québec ne sont pas tous bilingues.

La sénatrice Bellemare : Est-ce qu’ils parlent tous français, selon vous? Peuvent-ils être unilingues anglophones?

Me Boivin : Votre question relève d’un organisme qui n’est pas la FAJEF. Nous regardons plutôt la francophonie hors Québec. Je dois donc me fier à ma compréhension en tant que juriste. Ma compréhension est que les juges de la Cour supérieure du Québec parlent tous et toutes en français, mais pas nécessairement aussi en anglais.

La sénatrice Bellemare : Vous proposez d’ajouter des compétences linguistiques dans le projet de loi et vous parlez de degrés de compétence dans les deux langues officielles. Je présume que les degrés de compétence font référence à des cadres particuliers de référence. Avez-vous en tête un cadre de référence particulier, comme ceux qui existent à l’international?

Me Boivin : La fonction publique a des cadres d’évaluation de la capacité linguistique très précis. Le gouvernement fédéral est en mesure d’établir un degré de capacité linguistique dans des domaines très techniques et assez sophistiqués. Si on appliquait cette matrice d’évaluation à la nomination des juges plutôt que de se fier seulement à la bonne volonté des juges qui se prétendent bilingues et qui mentionneraient dans leur document de candidature qu’ils sont capables d’entendre une cause dans la langue qui n’est pas celle de la majorité, ce serait déjà un bon départ.

Le bureau du commissaire fait cette analyse depuis qu’on a abordé le problème de la capacité linguistique des juges. Actuellement, ça relève d’un exercice qui n’est pas protégé par la loi. On voudrait s’assurer que cette attention particulière à une capacité linguistique très précise ne disparaît pas pour des raisons d’argent ou pour des raisons philosophiques.

La sénatrice Bellemare : Si je comprends bien votre demande, les juges seraient évalués un peu comme de hauts fonctionnaires de la fonction publique et le bureau du commissaire à la magistrature offrirait la formation nécessaire pour atteindre ce degré de compétence.

Me Boivin : Pour qu’il y ait une nomination, il faudrait un seuil minimal assez élevé, parce que dès qu’un candidat ou une candidate occupe un de ces postes bilingues, cette personne va commencer à entendre des causes en français dès le début de sa nomination. Il faut donc que le niveau soit suffisant. Une des situations problématiques dont on entend parler, c’est que, dans certaines régions, quand les juges n’ont pas la capacité d’utiliser le français juridique, qui est très technique, ils perdent ce niveau de confort. Donc, la formation que l’on demande, c’est une formation permanente, pour que les juges maintiennent leur capacité et continuent d’augmenter cette capacité, mais sur une base qui devrait être suffisante ab initio, afin de s’assurer que, en attendant que les juges obtiennent la formation, on n’ait pas de problèmes avec la communauté.

La sénatrice Bellemare : Parle-t-on autant de la capacité à l’écrit qu’à l’oral?

Me Boivin : Tout à fait. Les juges doivent évaluer la crédibilité des éléments de preuve. Il faut une oreille très fine et un degré de compréhension rapide d’une preuve qui se déroule souvent très rapidement, afin d’en saisir les nuances. Donc, c’est une chose de pouvoir lire un livre à une vitesse confortable ou d’écrire un texte à une vitesse convenable, mais c’est une tout autre chose de pouvoir comprendre de façon instantanée les nuances du langage d’un témoin ou d’une preuve documentaire.

La sénatrice Bellemare : Merci beaucoup, maître Boivin.

Le président : Avant de passer à d’autres questions, je vais vous poser aussi des questions.

À ce stade-ci de notre étude préliminaire, certains d’entre nous essaient de distinguer ce qui doit être contenu dans le projet de loi et ce qui appartient à la réglementation ou aux mesures administratives. Évidemment, la loi traite de la question de la justice à la partie III, mais on en traite également à la partie VII; comme vous l’avez mentionné, c’est un secteur stratégique de développement qui est identifié.

Croyez-vous que la partie VII, dans son libellé actuel, est suffisamment précise pour tenir compte des enjeux dont vous nous avez parlé depuis le début? Y a-t-il des éléments de la partie VII qui doivent être précisés ou jugez-vous que la partie VII est adéquate comme elle est rédigée?

Me Boivin : De la même façon que, dans certains domaines, comme l’utilisation du français dans la fonction publique ou les services qui sont offerts à la population, en plus de la partie VII, il faut avoir de grands principes enchâssés dans la loi, dont celui de s’assurer que la justice peut être véritablement rendue dans la langue de la minorité. C’est un grand principe qui devrait être écrit noir sur blanc dans la loi. On ne devrait pas se fier seulement à la partie VII. L’obligation en ce moment relève des tribunaux fédéraux, mais l’obligation très importante du gouvernement fédéral à l’égard de l’appareil de justice du pays se trouve dans la nomination des juges. Cependant, on n’en parle pas dans la matrice actuelle, et c’est pour cela que ce grand principe devrait être reconnu.

Comme je le disais plus tôt, le grand principe selon lequel on devrait porter une attention particulière aux besoins linguistiques dans les tribunaux de nomination fédérale, comme la Cour supérieure et les cours d’appel des provinces, devrait être reconnu de façon particulière — évidemment, cela pourrait être fait dans la réglementation.

Le président : Dans le mémoire que vous avez déposé au Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes en juin 2022, vous avez affirmé que le projet de loi C-13 ne mènerait pas à l’égalité réelle devant les tribunaux pour les justiciables d’expression française en situation minoritaire, car il n’oblige pas le gouvernement fédéral à prendre les mesures concrètes nécessaires qui auront l’effet de corriger la très faible présence de juges bilingues au sein des tribunaux de première instance et des cours d’appel, et je vous cite, « [...] dont les juges sont nommés par le gouvernement fédéral ».

J’aimerais vous entendre sur le grand principe de l’égalité réelle. Ce principe est contenu dans l’article 3 du projet de loi C-13. Comment cet article vient-il assurer les objectifs que vous visez?

Me Boivin : Encore une fois, on pourrait se fier à des principes très larges, mais la Loi sur les langues officielles aurait un pouvoir additionnel en reconnaissant le besoin d’avoir des nominations suffisantes. C’est quelque chose qui pourrait passer inaperçu. On ne voudrait pas être obligé de passer par un recours, soit au moyen de la partie VII ou de l’article 3, pour contester l’appareil de nomination. Il faudrait que ce soit enchâssé de manière à ce que cela devienne une partie automatique du travail du ministre de la Justice dans la nomination des juges, avec toutes les ressources dont il dispose pour l’aider dans ce processus.

Le président : Merci beaucoup. Je vais vous revenir à la fin avec d’autres questions, mais pour l’instant, je redonne la parole à la sénatrice Moncion.

La sénatrice Moncion : Ma question est en lien avec un des commentaires que vous avez faits au sujet des juges des cours supérieures en les comparant aux juges des cours provinciales. J’ai parfois l’impression en entendant certains de vos propos — et je comprends que vous ne les mélangez pas — qu’il y a un mélange entre les besoins des cours provinciales et ceux des cours supérieures. Je pense que le gouvernement, dans la façon dont il a écrit la loi, essaie de respecter son devoir de bilinguisme pour les juges des cours supérieures. C’est ce que j’ai un peu de difficulté à comprendre dans certains des commentaires que vous faites, quand vous parlez du besoin du justiciable qui doit être entendu dans sa langue, donc en français.

Ce ne sont pas toutes les causes qui sont entendues par les cours supérieures. Donc, je voudrais vous entendre davantage à ce sujet, car je suis un peu confuse.

Me Boivin : Il y a plusieurs niveaux dans les tribunaux et chaque tribunal a sa juridiction. Les provinces nomment des juges aux tribunaux provinciaux, mais la juridiction des tribunaux provinciaux est limitée. Par exemple, au civil, il y a la Cour des petites créances qui est de compétence provinciale; les cours provinciales font un peu de droit criminel et un peu de droit de la famille; les cours supérieures de chaque province traitent de problèmes qui sont plus sérieux, soit dans la sphère monétaire pour laquelle il n’y a pas de limite pour les divisions générales. Il y a un partage des responsabilités en droit de la famille entre la cour supérieure et la cour provinciale. La cour supérieure a, bien entendu, la possibilité de se prononcer en matière de divorce.

Le gouvernement fédéral nomme les juges aux cours supérieures dans chaque province, donc il doit porter une attention particulière aux besoins de ces tribunaux. C’est donc le fédéral qui va nommer des juges pour les tribunaux des provinces. Il faut que le fédéral se penche sur les besoins dans chacune de ces provinces. Toutes les AJEF parlent un langage très semblable devant les comités parlementaires provinciaux en ce qui a trait aux nominations des juges aux cours provinciales. Cependant, cela ne représente qu’une infime partie de tout l’appareil de justice dans chaque province.

Le président : Ça va, sénatrice Moncion?

La sénatrice Moncion : Oui, merci.

Le sénateur Dagenais : J’aurais une dernière question, monsieur Boivin. Pouvez-vous nous dire dans quelle mesure les francophones vont abdiquer et accepter de subir un procès en anglais dans certaines communautés ailleurs qu’au Québec? Pouvez-vous aussi nous donner un aperçu des délais que cela peut impliquer lorsqu’un francophone réclame que sa cause soit entendue en français? On sait déjà qu’il y a des délais dans les tribunaux. Si un francophone dit qu’il ne veut pas plaider sa cause en anglais, mais en français, y a-t-il des délais?

Me Boivin : Tout à fait, monsieur le sénateur. Prenez une juridiction où il y a un seul juge ou une seule juge qui peut entendre des causes en français. Si ce juge entend un long procès pour meurtre, par exemple, c’est souvent quelque chose de très pratique.

Il y a de longs procès en droit pénal qui occupent beaucoup de temps de magistrature. Pendant ce temps, le juge ne peut rien faire d’autre que ce procès, donc tous les procès civils et de droit de la famille attendent. Si le procès prend six mois, il s’agit de six mois qui s’ajoutent à la liste d’attente pour tous les procès en français qui doivent éventuellement être entendus par le même officier de justice.

S’il y a beaucoup d’activité dans un certain domaine et s’il y a plusieurs procès criminels dans un territoire donné qui occupent beaucoup la cour, cela signifie que beaucoup de gens doivent attendre, en français et en anglais, mais ils attendent encore plus parce qu’ils sont tous dans la même ligne pour voir le même juge — ou la même juge — qui parle français.

Dans ces circonstances, les gens veulent que leurs problèmes soient réglés. Si on leur dit qu’ils devront attendre avant d’être entendus en français, mais que cela prendra un an et demi de plus que du côté anglais, il y a bien des gens qui vont dire qu’ils aiment mieux aller du côté de la majorité linguistique pour régler leur problème plus rapidement. Par contre, ils n’ont pas nécessairement une conception exacte des conséquences que pose le fait d’être entendu par un officier de justice qui ne comprend pas bien leur langue.

Le fait de devoir s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur, dans l’environnement extrêmement intimidant qui est celui des tribunaux ou de devoir passer par des interprètes pose des difficultés pour les gens. Les juristes ont un respect énorme pour les interprètes, mais c’est impossible pour eux de livrer une interprétation spontanée de la preuve et des représentations avec la même précision linguistique que si le juriste pouvait s’adresser au juge directement.

Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.

La sénatrice Bellemare : J’ai une question pour vous, maître Boivin. On parle d’une loi qui va modifier la Loi sur les langues officielles. Je touche à un autre sujet, mais je voulais avoir votre opinion : pensez-vous qu’on devrait ajouter à cette loi une obligation de traduire la Constitution de 1982, comme c’était censé être fait? Une obligation de le faire baliser cela dans ce projet de loi?

Me Boivin : C’est un peu une anomalie, madame la sénatrice, que notre Loi constitutionnelle ne soit pas encore en français, donc oui, tout à fait.

La sénatrice Bellemare : Merci de votre réponse.

Le président : Je conclus avec une question sur le Programme de contestation judiciaire, monsieur Boivin. Est-ce que le projet de loi C-13 devrait faire en sorte que le financement du Programme de contestation judiciaire devienne obligatoire? De plus, j’ai une sous-question : devrait-il viser les causes d’importance nationale qui visent à clarifier ou à faire valoir des droits constitutionnels ou quasi constitutionnels? Y aurait-il lieu de clarifier les obligations associées à la mise en œuvre de ce programme par voie réglementaire? J’aimerais vous entendre là-dessus.

Me Boivin : Le Programme de contestation judiciaire est un outil indispensable pour l’évolution de la matrice juridique qui va dicter nos agissements, que ce soit en droit linguistique ou pour les autres obligations prévues par la Constitution.

Le financement devrait donc assurément être garanti pour les causes linguistiques dans la Loi sur les langues officielles. Sans ce financement, on n’aurait pas pu faire avancer les droits linguistiques. Les communautés minoritaires n’ont pas les moyens de porter des causes d’importance nationale devant les tribunaux. Il faut faire attention à la façon dont on définit les paramètres du Programme de contestation judiciaire. Il faut s’assurer de ne pas définir les paramètres de manière que, seulement si c’est une cause qui va définir le droit canadien pour toujours, qui a des proportions de valeur juridique énormes... Il ne faut pas que ce soit seulement pour ces grandes causes qu’on puisse obtenir du financement, parce qu’il y a plusieurs aspects plus mineurs qui peuvent faire avancer la justice. Prenez par exemple les litiges qu’on voit devant les tribunaux : la Cour suprême va justement bientôt entendre une cause sur la capacité des tribunaux d’une certaine province de nommer ou d’assigner des juges bilingues à certaines causes.

Si les paramètres sont définis, il faut s’assurer de ne pas les définir de façon à ce que cela restreigne la portée du programme. Est-ce que ces paramètres devraient être décrits d’une façon réglementaire? Le programme se gère bien. Dans la communauté, je n’ai pas eu vent d’objections à la façon dont le programme est géré pour le moment. Je ne vois donc pas de besoin pressant, mais s’il faut des définitions, s’il y a une volonté de mieux encadrer les utilisateurs, que ce soit clair pour tout le monde, que ça ne se fasse pas par le biais d’une politique qui pourrait ne pas être connue, mais plutôt au moyen d’un règlement transparent. Ce serait souhaitable.

Le président : Merci, monsieur Boivin. Je vais maintenant laisser la parole à mon collègue du Nouveau-Brunswick, le sénateur Mockler, qui veut aussi poser des questions. La parole est à vous, sénateur Mockler.

Le sénateur Mockler : Merci beaucoup, monsieur Boivin, pour vos commentaires. Il y a quelques questions que je voudrais poser pour avoir davantage de précisions et de clarté. Lorsqu’on parle de l’article 16 de la Loi sur les langues officielles, garantit-il, selon vous, que tous les futurs juges nommés à la Cour suprême du Canada devront obligatoirement être bilingues, selon votre expérience?

Me Boivin : Non, ce que cela garantit, c’est que les justiciables francophones pourront être entendus par un groupe de juges qui parlent français, mais cela pourrait éventuellement être un groupe réduit, c’est-à-dire qu’on n’aurait pas complètement le banc de la cour. De façon pratique, ce serait beaucoup mieux pour le gouvernement de toujours nommer des juges bilingues, pour que les causes en français et en anglais puissent être entendues par les neuf juges de la cour. Ce serait préférable si la FAJEF pouvait avoir son souhait ultime, qui est que la loi prévoie une obligation de nommer des juges bilingues, plutôt qu’une obligation que le groupe qui entend la cause soit composé de juges qui comprennent la langue du justiciable.

Le sénateur Mockler : Vous en avez parlé plus tôt en répondant à un sénateur ou à une sénatrice : en raison du manque d’argent pour compléter le dossier, c’est-à-dire nommer des juges, y aurait-il lieu selon vous d’encadrer la nomination des juges, étant donné que cela dure depuis 50 ans? On l’a vécu et on va le vivre à l’avenir aussi, donc faudrait-il encadrer la nomination des juges des cours supérieures à des cours d’appel des provinces et des territoires par la voie législative?

Me Boivin : Il faudrait s’assurer de ne pas paralyser les nominations avec un processus législatif trop lourd. Cela dit, les réalités administratives, par exemple les questions de budget, ne devraient pas non plus être des obstacles à la nomination d’un nombre suffisant de juges pour assurer la capacité. C’est pour cela que le fait d’avoir un principe directeur plus large, comme celui qui a trait à l’obligation de s’assurer que la justice puisse être rendue dans les deux langues dans chacune des compétences provinciales... Cette obligation donnerait de la flexibilité pour ajuster le système et la matrice administrative, y compris les questions de budget, à la réalité propre à chaque territoire ou à chaque région juridique.

Le sénateur Mockler : Donc, du côté législatif, vous dites que vous avez des réserves?

Me Boivin : N’importe quel avocat vous dira : « Montrez-moi la loi et je vous dirai si je suis d’accord avec elle. » Je ne voudrais pas qu’une obligation législative pose des obstacles supplémentaires à la nomination de juges bilingues.

Cependant, un encadrement législatif favorisant un plus grand bilinguisme serait évidemment favorable.

Le président : Merci, monsieur Boivin, pour le temps passé avec nous et pour vos réponses éclairantes, qui nous aideront à terminer notre étude préalable et nous aideront également au moment d’étudier le projet de loi C-13.

Chers collègues, nous allons suspendre la séance pendant quelques instants, le temps de recevoir nos prochains témoins. Merci encore, monsieur Boivin, et bonne fin de journée.

Honorables sénateurs, pour ce deuxième groupe de témoins, nous recevons d’éminents juristes. D’abord, par vidéoconférence, nous accueillons un ancien juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Michel Bastarache. Bienvenue parmi nous, maître Bastarache. Nous recevons également M. Benoît Pelletier, professeur éminent de la Section de droit civil de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, que nous avons le plaisir d’avoir avec nous ici, au Sénat.

Bienvenue à vous deux, et merci beaucoup d’avoir accepté cette invitation de venir partager avec nous vos réflexions sur le projet de loi C-13.

Nous sommes prêts à entendre vos remarques préliminaires, qui seront suivies d’une période de questions et de réponses. Nous allons commencer avec Me Bastarache. La parole est à vous.

L’honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada, à titre personnel : Bonsoir et merci de l’invitation. Vous savez, il y a eu de très nombreuses consultations avant la rédaction du projet de loi, et je pense que le gouvernement a tenu compte des préoccupations de ceux qui se sont exprimés sur la question.

Nous avons eu l’occasion de réagir à un livre blanc, puis au projet de loi lui-même, et le comité de la Chambre des communes tout comme celui du Sénat ont entendu un grand nombre de représentations. Je crois que vous avez bien pris note des amendements qui ont été suggérés.

La raison pour laquelle je dis cela, c’est que je pense que le gouvernement connaît déjà très bien la position des Canadiens sur le projet de loi. Même si on dit que tous les projets de loi sont perfectibles, il n’est quand même pas possible de satisfaire tout le monde.

Nous avons un projet de loi qui, à mon avis, va améliorer de façon remarquable la situation des langues officielles au Canada, et nous devrions, à ce stade-ci, nous pencher seulement sur les questions vraiment déterminantes.

Il y a déjà très longtemps que ça dure, cette attente pour une nouvelle loi. On peut discuter à l’infini si on cherche la perfection dans chaque domaine. La question fondamentale, dans le fond, celle qui revient le plus souvent, c’est la question de la gestion du système. Il y a plusieurs personnes qui ont prétendu que le ministère du Patrimoine canadien n’a pas su exercer de façon efficace la supervision requise.

Toutefois, je ne suis pas convaincu que le problème soit structurel. Par exemple, le ministère de la Justice n’a certainement pas fait des représentations adéquates sur l’objet et la portée de la partie VII de la loi, mais il est clair que la responsabilité qui était la sienne ne peut pas être dévolue à une autre entité. Ce qu’il faut, c’est une politique claire, des mandats clairs, une supervision stricte et une intervention rapide du gouvernement quand il y a des dérapages.

À mon avis, toutes les agences et tous les ministères ont un devoir de compétence et d’efficacité. On ne peut pas non plus tout prévoir dans une loi. Aussi, on ne doit pas — vous l’avez mentionné tantôt — confondre la loi avec sa réglementation. Il y a, de fait, bien des choses à préciser, mais il faut laisser au gouvernement le soin de développer sa réglementation plutôt que d’élargir le cadre de la loi inopinément. Il ne faut pas penser non plus que l’on ne doit pas avoir plus de place pour les pouvoirs discrétionnaires; la loi, les règlements, les directives, la discrétion, tout cela forme un tout, un ensemble qui doit être cohérent et dont le fondement doit être bien formulé.

Je crois que le commissaire aux langues officielles a fait une excellente analyse du dossier et qu’il a raison de souligner qu’il est essentiel que le gouvernement assure une très bonne coordination des services gouvernementaux et qu’il désigne, comme maître d’œuvre de la réforme, une institution centrale qui a l’autorité et la reconnaissance qui lui permettraient de superviser de façon efficace le travail de l’ensemble de la fonction publique et de ses agences.

La question de la gouvernance est certainement au cœur du régime mis en place. La deuxième question qui me préoccupe, c’est celle de l’attention particulière qu’on doit porter à la langue de travail et à la capacité du gouvernement d’atteindre l’objectif d’égalité réelle des deux langues officielles dans les services.

La dernière chose sur laquelle je voudrais dire quelques mots, ce sont les obligations qui découlent de la partie VII de la loi. En ce qui concerne la gouvernance, le commissaire aux langues officielles et certains autres intervenants ont proposé d’éliminer le dédoublement de responsabilités entre le Conseil du Trésor et Patrimoine canadien, en confiant au Conseil du Trésor l’élaboration et la coordination générales des principes des programmes d’application de toute la loi, et pas seulement son paragraphe 41(5).

Le Conseil du Trésor est déjà responsable de la question de la langue de travail et de la formation linguistique. Je crois personnellement qu’il y a de nombreux problèmes qui ont trait justement à cette responsabilité. Il me semble personnellement inacceptable que l’on continue d’accorder une multitude de postes bilingues à des personnes qui n’ont pas la formation requise, mais qui s’engagent à suivre des cours en vue de l’obtenir. Ce que cela signifie, c’est que, dans les faits, la population francophone aura accès à des services de moindre qualité et que bon nombre de personnes vont choisir de demander des services en anglais, soit à cause des délais, ou justement à cause de la piètre qualité du service.

La plupart des francophones ont déjà réalisé que les services en français prennent plus de temps à être obtenus et qu’ils résultent très souvent en de simples accommodements.

Je pourrais vous donner plusieurs exemples que j’ai vécus moi-même. Bien sûr, cela entre clairement en conflit avec la politique d’égalité réelle des langues officielles. Cet exemple illustre bien que le fait de confier la gouvernance du système au Conseil du Trésor ne garantit rien en soi. Ce qui est requis, quels que soient les choix qui sont faits sur le plan de la gouvernance, c’est un engagement clair du gouvernement et une supervision efficace.

À ce chapitre, il faut mentionner la nécessité qu’il y ait des consultations des communautés de langue officielle avant d’évaluer les services et qu’il y ait aussi des dispositions relatives à la reddition de comptes.

En ce qui a trait à la désignation des postes bilingues, il faut mentionner, en plus de la nécessité de nommer des personnes qui sont déjà capables de servir le public, qu’il faut donner la priorité au service public, c’est-à-dire la clientèle.

Le commissaire aux langues officielles a traité du droit des voyageurs et du respect du principe de l’offre active. Ici encore, il ne suffit pas d’affirmer qu’il existe une obligation d’offre active, mais il faut qu’elle soit bien comprise à l’intérieur du système et bien exécutée par les institutions fédérales.

Le commissaire a aussi soulevé la question des régions désignées bilingues en faisant valoir qu’il n’y a pas de coordination entre la désignation des fonctionnaires dans des postes bilingues et le fait qu’ils sont souvent appelés à travailler dans des régions unilingues. Tous les témoignages sur la question linguistique ou la question de langue de travail font état de nombreux problèmes dans cette mise en œuvre.

Maintenant, pour ce qui est de la partie VII, on sait tous qu’elle a eu bien du mal à trouver sa place sous le régime de la loi actuelle. Il a fallu un amendement constitutionnel. Il est essentiel que la nouvelle loi permette à cette partie de jouer pleinement son rôle. Le ministre du Patrimoine canadien doit se servir des ententes fédérales-provinciales, en particulier, pour favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle en milieu minoritaire. Il doit notamment vérifier comment les sommes versées aux provinces sont effectivement utilisées.

L’adoption de politiques ne suffit jamais. Il faut préciser la manière d’atteindre les objectifs. Il est aussi important de spécifier que le gouvernement ne doit jamais effectuer de recul. Toute mesure qui aurait un effet négatif devrait être étudiée et révisée si elle ne trouve pas une justification réelle.

Je mentionnerai en terminant que la question de la mise en œuvre est intimement liée à la question de l’élargissement des pouvoirs du commissaire aux langues officielles. Celui-ci a suggéré quelques modifications concernant les obligations de conformité et le champ d’application des sanctions pécuniaires. Je crois que le gouvernement devrait étudier attentivement ces questions. Si le commissaire n’est pas en mesure d’assurer l’application correcte de la loi en première ligne, il sera extrêmement difficile de le faire après avoir reçu des rapports au Parlement et à ce Comité des langues officielles.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Bastarache.

Benoît Pelletier, professeur éminent, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Honorables sénateurs, merci de me recevoir. Permettez-moi de faire mes salutations à distance à Me Bastarache, pour qui j’ai le plus grand respect.

On m’a demandé de me concentrer sur la proposition visant l’adoption de la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale. Je serai heureux d’étendre ma réflexion et notre conversation à d’autres sujets prévus dans le projet de loi, si vous le souhaitez, mais je dois mentionner que ma préparation vise essentiellement la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale.

D’entrée de jeu, j’aime plutôt parler des entreprises privées de nature fédérale. L’expression « entreprises privées de compétence fédérale » laisse entendre qu’il s’agit d’une compétence fédérale exclusive et ce n’est pas le cas. Il faut accepter le principe voulant que les lois fédérales puissent s’appliquer aux entreprises privées de nature fédérale. Je sais que les expressions « entreprises privées de compétence fédérale » ou « de juridiction fédérale » se retrouvent dans la jurisprudence et elles sont bien établies. Personnellement, j’hésite à utiliser cette expression, lui préférant « entreprises privées de nature fédérale ».

Le projet de loi s’inscrit dans l’esprit du paragraphe 3 de l’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce paragraphe prévoit qu’il est possible de favoriser la progression vers l’égalité des langues française et anglaise au Canada par des lois pour le Parlement canadien et les législateurs provinciaux. Cela s’inscrit dans un esprit très généreux par rapport à l’égalité des deux langues officielles. Par ailleurs, non seulement est-ce un esprit très généreux, mais c’est aussi un esprit qui est consacré par la Constitution.

Je dois mentionner que la compétence du Parlement du Canada par rapport à un certain nombre d’entreprises privées de nature fédérale, comme les banques, les aéroports, les compagnies aériennes, les compagnies ferroviaires, les entreprises de télécommunications, et cetera, est bien établie en droit. Cela veut dire qu’il y a une compétence de principe du Parlement du Canada sur les entreprises privées de nature fédérale.

La proposition que nous avons devant nous m’amène à m’interroger quant à deux aspects de la compétence fédérale, à savoir la compétence fédérale en matière de langue d’abord, et ensuite, la compétence fédérale en matière de relations de travail. Pour bien comprendre de quoi il en retourne, il faut justement distinguer ces deux aspects.

La compétence fédérale en matière de langue est une compétence accessoire, comme l’est la compétence provinciale en matière de langue. Me Bastarache me corrigera si j’ai tort, mais on peut même dire que la langue est un sujet à double aspect, c’est-à-dire qu’il y a un aspect fédéral et provincial. La compétence fédérale en matière de langue me semble donc indiscutable.

La compétence fédérale par rapport aux relations de travail dans les entreprises privées de nature fédérale est aussi indiscutable. Cette compétence est bien établie par la jurisprudence.

Y a-t-il une possibilité qu’il y ait application de lois provinciales à des entreprises privées de nature fédérale? La réponse est oui. Tout à l’heure, lors de la période de questions, j’aurai l’occasion d’apporter des détails par rapport à cette possibilité que des lois provinciales s’appliquent également à l’égard de certaines activités des entreprises privées de nature fédérale. Je pense notamment à la loi 101 et à tout le débat qui concerne le Québec et Ottawa sur le dossier.

Bien entendu, s’il devait y avoir un conflit, c’est la règle de la prépondérance fédérale qui s’appliquerait, c’est-à-dire que nous donnerions la priorité à la loi fédérale.

Le président : Merci beaucoup, cela va nous donner un peu plus de temps pour nos échanges.

On va tout de suite amorcer la période des questions, d’abord avec le sénateur Loffreda, suivi par la sénatrice Moncion. Vous pouvez indiquer à qui s’adresse votre question.

Le sénateur Loffreda : Merci aux témoins d’être parmi nous. Ma question s’adresse aux deux témoins.

Devant le comité de la Chambre des communes, Me Janice Naymark a soulevé un point très intéressant au sujet à la référence à la Charte de la langue française du Québec dans le projet de loi C-13. Elle suggère que cette référence brouille la limite entre les sphères de compétences fédérales et provinciales. Elle avance qu’en intégrant des références à la Charte de la langue française du Québec dans la Loi sur les langues officielles, le gouvernement fédéral appuie indirectement le projet de loi no 96 du Québec et le rend légitime de manière implicite. Êtes-vous d’accord avec Me Naymark? On présume que le gouvernement fédéral est préoccupé par le projet de loi no 96 et par sa conformité à notre Constitution. Sommes-nous sur un terrain glissant?

M. Bastarache : Je suis personnellement opposé à la référence à une loi provinciale dans la loi fédérale. Je crois que le régime linguistique fédéral est très différent de celui du provincial. Le rôle du commissaire aux langues officielles ne ressemble en rien au rôle de l’Office de la langue française. Je ne voudrais pas voir les institutions fédérales faire l’objet d’enquêtes de l’Office de la langue française sur leur conformité à des obligations qui découlent de lois québécoises qui n’ont pas été adoptées par le Parlement fédéral. Selon moi, les entreprises de compétence fédérale devraient être régies par un régime fédéral.

Comme mon collègue le disait, certaines lois provinciales peuvent s’appliquer, mais ce n’est pas le cas dans un domaine comme celui-là. Il s’agit de choses beaucoup plus matérielles, comme des lois sur l’environnement et des choses comme cela. Il ne faut pas confondre les gens. La Loi sur la langue officielle du Québec, pour ce qui est des langues autres que le français, est plutôt une loi sur la non-discrimination. Ce n’est pas une loi sur la promotion de l’anglais, alors que la loi fédérale est une loi sur la promotion des langues minoritaires.

Quand l’objet même des lois n’est pas le même ou n’est pas vraiment conciliable, je ne vois pas l’utilité de faire cela. Si le gouvernement est d’accord avec certaines dispositions de la loi québécoise, il n’a qu’à les adopter lui-même.

M. Pelletier : Je dois dire que je ne suis pas d’accord du tout avec les propos que vous avez évoqués. En fait, je ne suis pas d’accord en partie avec ces propos dans le sens où je suis favorable à ce qu’il y ait une ouverture par rapport à l’application de la Charte de la langue française, y compris dans une loi fédérale.

Cependant, est-ce que la mention de la Charte de la langue française rend cette loi légitime? La réponse est oui. Il y a effectivement un changement de philosophie dans l’ordre fédéral de gouvernement, quoi qu’il en soit, qui appuie ce projet de loi, et un changement de philosophie. D’une part, on cherche à tenir davantage compte de la précarité du français au Canada, qui est de plus en plus accentuée; d’autre part, on cherche aussi à tenir compte de la spécificité québécoise.

En même temps, il y a un intérêt qui est porté à la francophonie des autres provinces et territoires canadiens, la francophonie étant en milieu minoritaire. Je vous dirais que je suis favorable à ce changement de philosophie. On ne dit pas dans le projet de loi que la Charte de la langue française va s’appliquer aux entreprises privées de nature fédérale. On dit qu’elles peuvent décider que la Charte de la langue française s’applique à elles.

Il y a une ouverture, par ailleurs, à la collaboration Québec-Ottawa sur laquelle je pourrais revenir plus tard, si vous voulez, mais à mon avis, le Québec a commis — je le dis comme je pense — une erreur stratégique dans le dossier. Il aurait dû prendre la balle au bond et tendre la main au gouvernement du Canada, plutôt que de s’y opposer publiquement, et tenter de négocier une entente de collaboration Ottawa-Québec qui assure une application plus harmonieuse de la loi fédérale et, hypothétiquement, de la Charte de la langue française.

Le sénateur Loffreda : Je voulais revenir là-dessus. En passant, ce sont les propos que Me Janice Naymark a transmis à la Chambre des communes. Ce ne sont pas les miens. C’est dans cette précision...

M. Pelletier : Non, j’ai dit les propos que vous avez évoqués; j’ai compris...

Le sénateur Loffreda : Exactement. J’aimerais que vous poursuiviez là-dessus. Je suis très intéressé à entendre ce que vous avez à dire. On en parle beaucoup au Québec, comme vous pouvez l’imaginer. De la même façon que les minorités francophones à l’extérieur du Québec en parlent, les minorités anglophones au Québec sont inquiètes à ce sujet.

Le président : Nous allons nous assurer que cette question lui sera posée.

La sénatrice Moncion : Ma première question s’adresse à Me Bastarache. Si M. Pelletier veut ajouter quelque chose, je serais extrêmement intéressée à l’entendre aussi. Maître Bastarache, vous avez mentionné plus tôt que le projet de loi C-13 est adéquat tel qu’il est proposé présentement. Vous avez quand même mentionné certaines choses, comme les pouvoirs du commissaire aux langues officielles. Vous avez mentionné d’autres petites choses, comme le partage du travail entre Patrimoine canadien et le Conseil du Trésor. Je voudrais vous entendre sur les choses qui manquent dans la mouture actuelle du projet de loi C-13.

M. Bastarache : Personnellement, je crois qu’il n’y a rien de vraiment important qui manque. C’est pour cela que je pense qu’on devrait passer à l’adoption du projet de loi pour ensuite le parfaire avec les projets de réglementation pour régler les questions de détail. La loi elle-même établit des principes, des objectifs et finalement un cadre juridique, mais on ne doit pas essayer de régler tous les problèmes qui peuvent se poser en modifiant la loi. Je crois que c’est ce qui arrive quand on demande à tout le monde : « Qu’est-ce que tu voudrais ajouter? Qu’est-ce que tu voudrais changer? » Là, on se retrouve avec une liste de 50 éléments et on est en train de tout retarder, comme s’il n’y avait pas de progrès notables dans ce qui est déjà là.

Il ne faut pas oublier que les gens qui ont préparé le projet de loi y ont travaillé longtemps. Ils ont consulté pendant un long moment et ils étaient au courant de tout ce que les gens voulaient. Il y a une espèce de consensus interne sur ce qui peut être fait. Il y a aussi cela, vous savez. Personnellement, il y a des choses que j’aimerais voir, mais que je sais qu’elles ne seront pas acceptées, alors je ne les propose pas.

Je peux vous donner un exemple : je crois qu’il est illogique que tout le monde ait droit à un procès criminel dans sa langue, mais pas de porter en appel la décision pour qu’elle soit entendue en français. Le gouvernement fédéral s’est opposé à cela depuis des années. Je ne sais pas si le gouvernement actuel a changé d’idée. Je suppose que non, puisqu’il n’en a jamais parlé dans son livre blanc ni dans le projet de loi lui-même.

La sénatrice Moncion : Merci beaucoup. J’ai la même question pour vous, monsieur Pelletier.

M. Pelletier : D’abord, je dois dire que le changement de philosophie dont j’ai parlé un peu plus tôt ne doit pas passer inaperçu. C’est quand même majeur qu’il y ait cette prise en compte du fait que le français « [...] est en situation minoritaire au Canada et en Amérique du Nord en raison de l’usage prédominant de l’anglais [...] ». Je cite ici un extrait du projet de loi.

Ce que je souhaiterais, cependant, c’est que ce même principe, qui vise finalement à ce qu’il y ait une meilleure prise en compte de la fragilité ou de la vulnérabilité du français, figure parmi les principes d’interprétation de la loi.

Lorsqu’on regarde les principes d’interprétation, et je fais référence ici à la section intitulée « Définitions et interprétation », on dit ceci :

3.‍1 Pour l’application de la présente loi :

a) les droits linguistiques doivent être interprétés d’une façon large et libérale en fonction de leur objet;

b) ils doivent être interprétés en fonction de leur caractère réparateur;

c) l’égalité réelle est la norme applicable à ces droits.

Je verrais très bien un principe d’interprétation qui reprend ce qu’on retrouve ailleurs dans le projet de loi visant à tenir compte du caractère particulier et particulièrement fragile de la langue française au Canada. Je trouve que cela manque. Le leadership politique qui anime la présentation du projet de loi — que j’ai salué publiquement — devrait aussi se manifester sur le plan du principe d’interprétation de la loi.

La sénatrice Moncion : Vous parlez de la Charte de la langue française. Est-ce que je comprends que vous voudriez qu’elle soit mise en référence dans la nouvelle mouture du projet de loi C-13, ou devient-elle simplement une référence?

M. Pelletier : D’abord, je trouve tout à fait correcte la façon dont le projet de loi parle de la Charte de la langue française. Je n’aurais pas tendance à proposer des changements en tant que tels. J’ai trouvé que la dénonciation du projet de loi au Québec dans certains milieux était injustifiée et injuste.

La sénatrice Moncion : Vous parlez des anglophones?

M. Pelletier : Non, je parle du gouvernement du Québec. Je trouvais cela injustifié et injuste, parce qu’il y a quand même de très, très belles avancées dans ce projet de loi. Il y a une main tendue au Québec. Il y a une préoccupation à l’égard de la spécificité québécoise et de la francophonie de tout le Canada. À mon avis, ce fait aurait dû être salué au Québec plutôt que dénoncé comme il l’a été. C’est mon opinion.

Vous savez, je me permets de tenir à l’occasion des commentaires politiques, car j’ai fait de la politique par le passé. J’ai été ministre de la Francophonie canadienne et ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes. Ne soyez donc pas surpris si je mets parfois de côté mon habit de juriste pour emprunter celui de l’ex-politicien que je suis.

La sénatrice Moncion : Merci.

Le président : Je vais vous inviter tous, chers collègues et témoins, à essayer d’être succincts. Je vois qu’il y a beaucoup d’appétit pour vous poser des questions, mais le temps risque de nous manquer.

La sénatrice Bellemare : Ma première question s’adresse au professeur Pelletier. Ma seconde question s’adresse à nos deux remarquables témoins.

J’aimerais que vous nous expliquiez le fait que, dans le projet de loi, on prévoit que les entreprises de nature fédérale qui choisissent la Charte de la langue française seront exemptées des dispositions du projet de loi C-13. On donne donc le choix. Si les entreprises de nature fédérale choisissent le projet de loi C-13, est-ce que des sous-ensembles ne sont pas couverts? J’ai de la difficulté à comprendre la façon dont s’articule cet article. Comment les entreprises vont-elles choisir entre la Charte de la langue française et les dispositions de ce projet de loi?

M. Pelletier : Très candidement, sénatrice, je ne comprends pas le conflit entre Ottawa et Québec par rapport à l’application de la loi 101. Je comprends que la loi 101 a été modifiée par le projet de loi no 96. Cette loi 101 est donc revampée et renforcée à certains égards. Certains diront que c’est un renforcement malheureux, mais je ne veux pas me prononcer sur cette question ici.

Je ne comprends pas le débat, parce que le projet de loi C-13 permet aux entreprises privées de choisir l’application de la loi 101. En même temps, le projet de loi C-13 prévoit le droit de travailler en français, le droit d’obtenir des services en français et le droit de communiquer avec les entreprises privées en français, au Québec particulièrement et là où les francophones sont bien représentés. L’expression utilisée est « là où il y a une forte présence francophone ». Je ne vois rien qui enlève quoi que ce soit à la langue française dans le projet de loi C-13. Disons que l’on impose aux entreprises fédérales le français comme langue inclusive. Je ne vois pas comment cela pourrait se faire en pratique. Je n’ai toujours pas compris ce conflit entre Ottawa et Québec dans ce dossier et j’espère qu’on me l’expliquera un jour.

La sénatrice Bellemare : Je croyais que vous alliez m’éclairer.

M. Pelletier : Je fais état de mes réflexions, qui sont encore bien incomplètes sur le sujet. On n’a pas fini de réfléchir à toute cette question. On permet aux entreprises privées fédérales de se soumettre à la loi 101 si elles le souhaitent. A priori, je trouve cette démarche suffisante. Je n’aurais pas tendance à imposer la loi 101 à toutes les entreprises privées de nature fédérale.

La sénatrice Gagné : Bienvenue aux deux témoins. Maître Bastarache, professeur Pelletier, c’est toujours un plaisir de vous entendre.

Ma première question s’adresse à Me Bastarache, étant donné que vous avez abordé toute cette question des dispositions linguistiques. Comment envisagez-vous les règlements de la partie VII, compte tenu des commentaires que vous avez faits au sujet des dispositions linguistiques? Vous avez mentionné qu’il est important de bien superviser la façon dont l’argent est dépensé et de demander que l’on rende compte de la façon dont l’argent est dépensé. Comment voyez-vous l’encadrement de toute cette question des dispositions linguistiques dans les règlements de la partie VII?

M. Bastarache : J’ai mentionné surtout les ententes fédérales-provinciales. Au moment de conclure ces ententes — et c’est bien documenté —, une bonne partie des fonds versés pour l’enseignement en français a servi à l’enseignement du français langue seconde. Il y a aussi de l’argent qui n’a tout simplement pas servi au régime d’enseignement. Il a servi à construire des écoles, à acheter des autobus scolaires et d’autres choses du genre.

Si le gouvernement fédéral est sérieux, s’il veut promouvoir le français dans le milieu scolaire et s’il signe une entente comme celle-là, il doit tout simplement s’assurer qu’elle soit respectée.

J’ai posé la question au ministre, par le passé, et la réponse que j’ai eue, c’est : « On ne veut pas de chicane avec les provinces. » Si on ne veut pas de chicane, il faudrait savoir si on veut un contrat. C’est un peu ce qui m’a énervé dans toute cette histoire.

En ce qui concerne plus généralement la partie VII, le problème ne se situe pas tellement sur le plan financier, mais plutôt sur celui de la planification. Quand on prépare, par exemple, un programme d’aide à l’industrie ou à la petite entreprise, comme ce fut le cas par le passé, on a un comité ou un groupe de personnes qui prépare un projet en fonction d’une réalité qui est connue, et cette réalité est anglophone. Une fois le plan terminé, il ne reste qu’à le traduire. Cependant, la traduction ne va pas nécessairement donner un projet adapté à la situation du groupe minoritaire.

À mon avis, c’est au premier stade, soit celui du développement des programmes, qu’on doit tenir compte du fait qu’il y a deux communautés à desservir, qui ne sont pas semblables et qui n’ont pas les mêmes besoins, à moins qu’il s’agisse de choses vraiment communes pour tous, comme le Code de la sécurité routière. Ici, il faut que les choses s’arrêtent.

À mon avis, le problème fondamental avec la partie VII, c’est que les choses ont été interprétées de façon tout à fait irréaliste par le ministère fédéral de la Justice. Ils ont plaidé devant les tribunaux à deux reprises qu’on pouvait abolir les programmes en français et que cela ne comptait pas, pourvu que d’autres programmes existants favorisent les francophones. Par conséquent, la partie VII n’était pas mise de côté. Je crois, au contraire, que la partie VII ne sert à rien si on ne peut pas s’en servir pour demander de tenir compte de la réalité du groupe minoritaire et si on ne tient pas compte de l’abolition d’un programme favorable.

La sénatrice Gagné : Je vais poser ma question, et si le professeur Pelletier a le temps d’y répondre, je l’apprécierais beaucoup.

Une des choses que je voulais mentionner, c’est qu’il faudrait peut-être faire un suivi par rapport à la question que le sénateur Loffreda a posée. Les anglophones du Québec ont quand même exprimé leurs inquiétudes sur le fait que l’asymétrie de la partie VII risque d’étouffer le soutien que leur accorde le gouvernement fédéral.

À votre avis, le projet de loi permet-il de réconcilier les principes d’égalité de statut et d’usage des deux langues officielles et d’égalité réelle?

M. Pelletier : Pour être franc, je dois mentionner qu’en matière de langue, ce qui règne au Canada en matière constitutionnelle et même au-delà, c’est l’asymétrie. En effet, tout le monde connaît l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui octroie aux anglophones des protections constitutionnelles en ce qui concerne la langue des tribunaux, des affaires judiciaires, des débats à l’Assemblée nationale. Cela touche également la langue des lois, le bilinguisme législatif.

Il y a déjà, par rapport aux pouvoirs judiciaires, une asymétrie qui fait que, si je reviens un peu aux échanges qu’il y a eu avant que j’intervienne ici... Il y a énormément de juges bilingues au Québec — ils ne le sont pas tous, évidemment, mais il y en a plusieurs — et il y a de plus en plus de demande, par ailleurs, pour des juges bilingues au Québec. En effet, les anglophones revendiquent davantage leurs droits ou, enfin, ont recours à la langue anglaise devant les tribunaux, et ce recours n’est pas en diminution en ce moment.

Il faut tenir compte de cette asymétrie constitutionnelle; la loi n’affecte pas cette asymétrie constitutionnelle, elle ne peut pas toucher ou affecter la Constitution.

La sénatrice Gagné : Merci.

Le sénateur Dagenais : Je vais adresser ma question au juge Bastarache.

Monsieur Bastarache, je suis d’accord avec vos remarques voulant que toutes les lois adoptées peuvent être améliorées, mais qu’on ne peut pas satisfaire tout le monde. Cependant, il y a un élément qui m’apparaît fondamental, et c’est celui de pouvoir être jugé dans sa langue lorsqu’on est francophone. Les francophones sont, entre autres, un des deux peuples fondateurs de la Confédération.

Comment expliquez-vous que le gouvernement n’établisse pas clairement dans cette loi les règles qui feraient qu’un nombre suffisant de juges bilingues accède à la magistrature, pas seulement à la Cour suprême, mais à tous les tribunaux où les nominations relèvent d’Ottawa, entre autres?

M. Bastarache : Je suis absolument favorable à ce qu’on fasse une étude dans chaque province pour déterminer quels sont les besoins réels. Évidemment, les besoins réels sont en fonction du nombre de personnes qui veulent se prévaloir de leur langue officielle devant les tribunaux.

À l’heure actuelle, il n’y a aucune planification à long terme. J’ai mené une étude pour le commissaire aux langues officielles, il y a plusieurs années, sur la disponibilité de juges bilingues dans les différentes provinces. Ce que j’ai trouvé, c’est qu’on avait présumé à Ottawa qu’il y avait suffisamment de juges bilingues, parce qu’un grand nombre de juges anglophones avaient suivi les cours qui se donnent au Québec, chaque année justement, pour développer leur capacité linguistique. Cependant, ce que j’ai découvert dans mon étude, c’est que les trois quarts des juges qui ont complété le programme refusent d’entendre un procès en français. Ils considèrent que leur capacité n’est pas suffisante, mais ils sont prêts à entendre une requête et à faire des choses de moindre importance.

Donc, la prémisse du gouvernement fédéral n’était pas acceptable, parce que dans les faits, on n’avait pas produit au final un nombre suffisant de juges bilingues, dans le sens où l’on aurait des juges capables de fonctionner dans la langue française sans l’aide d’interprètes ou de traducteurs. Pour moi, c’est cela, un juge bilingue.

Maintenant, ce que je voudrais, c’est que le gouvernement lui-même, puisque c’est lui qui nomme les juges, fasse une étude sérieuse des besoins, qu’il détermine le nombre de juges fonctionnellement bilingues qui sont nécessaires et qu’il nomme ces juges. Le problème qui s’est justement posé — c’est ce dont on a discuté un peu plus tôt —, c’est que, comme le service n’est pas disponible, il n’y a pas de demande, et parce qu’il n’y a pas de demande, on ne nomme pas de juges. On est donc dans un cercle vicieux.

Je suis à Dieppe, la ville compagne de Moncton; il y a 40 % de francophones dans la région et à peu près 15 % des procès se tiennent en français. Pourquoi? Parce que, justement, on a eu, pendant tout ce temps, très peu d’accessibilité à des juges francophones. Un ou deux juges anglophones ont entendu des causes, mais cela a donné lieu à des appels devant la Cour d’appel pour dire : « Le juge n’a rien compris, on veut annuler la décision et recommencer. »

Tout cela, c’est aussi parce qu’un juge bilingue, c’est quelqu’un qui se dit bilingue. Je crois qu’il faut faire comme dans les autres pays du monde et avoir des tests linguistiques vraiment déterminants, car c’est la seule façon d’identifier les juges bilingues.

Tandis qu’on parle des juges, je veux dire que je suis totalement contre l’idée voulant qu’une Cour suprême bilingue, c’est une cour qui peut entendre les demandes des francophones avec un quorum réduit. Je suis allé dans beaucoup de pays bilingues. Dans les pays qui nous ressemblent, comme la Suisse, la Belgique, le Nord de l’Italie, tous les juges parlent toutes les langues officielles, mais nous, après 150 ans, on n’est pas capable de trouver neuf personnes qui parlent les deux langues officielles? Franchement, ce n’est pas sérieux.

Le sénateur Dagenais : Je continue dans le même sens, monsieur le juge.

Le bilinguisme des juges doit-il relever de la loi ou est-ce une simple question de réglementation, en souhaitant que le gouvernement procède dans un délai raisonnable après l’adoption du projet de loi C-13, afin que ce vide dans les services soit rapidement comblé?

M. Bastarache : La raison pour laquelle il faut que cela relève de la loi, c’est justement parce qu’on a vu, pendant toutes ces années, des promesses non tenues, c’est-à-dire qu’on a refusé de nommer des juges bilingues quand ils étaient nécessaires, ou alors on a nommé des gens dont on a fait semblant de croire qu’ils étaient bilingues.

Je dis que si c’est ce qui va se produire sur le plan politique, il faudrait peut-être attacher les mains du gouvernement avec des lois.

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur le juge.

La sénatrice Mégie : Ma question s’adresse à M. Pelletier.

Vous avez parlé, dans votre réponse à la question de l’un d’entre nous, de forte présence francophone; on en a beaucoup entendu parler ces derniers temps.

Selon moi, le Québec est déjà une province francophone. Je croyais que cela collait à la réalité des minorités francophones hors Québec. Est-ce que je me trompe? Ai-je mal compris ce que vous avez dit?

M. Pelletier : Madame la sénatrice, vous avez raison; il s’agit d’appliquer la loi au Québec et là où il y a une forte présence francophone au Canada.

Cependant, on sait très bien à quel point ces critères sont délicats et à quel point ils sont, en quelque sorte, menaçants. Le critère de « là où le nombre justifie » nous oblige à faire une révision au fur et à mesure que le Canada évolue et change. J’espère que le gouvernement du Canada et le Parlement du Canada vont renforcer l’application de la loi aux entreprises privées fédérales, parce que le critère de « forte présence francophone » est relatif.

Permettez-moi simplement de dire que j’ai toujours cru que la francophonie canadienne s’exprime dans toutes les provinces et tous les territoires. Pour moi, les francophones et les francophiles ne seront forts que dans la mesure où ils seront unis, et ils ne seront unis que dans la mesure où le Québec aussi montera dans le bateau pour ramer dans la même direction. Pour ramer dans la même direction, il faut un dialogue plus soutenu.

Dans le projet de loi C-13 — évidemment, on pourrait améliorer certaines choses —, je vois un équilibre d’ensemble par rapport à la prise en compte de la spécificité québécoise et de la prise en compte de la fragilité de la langue française partout au Canada. La présence des anglophones au Québec, qui ont des droits historiques et même des droits constitutionnels, fait partie de cette dualité canadienne dont je suis si fier. J’espère que le leadership politique sera au rendez-vous et que le gouvernement du Canada et le Parlement iront au-delà de la loi. Mon but n’est pas de dire que la loi doit aller au-delà de ce que prévoit le projet de loi. On doit plutôt aller au-delà de la loi, c’est-à-dire qu’on ne doit pas que faire ce que prévoira la loi; on doit aller au-delà et faire preuve d’un leadership politique plein et entier.

Le président : Je vais prendre la balle au bond sur la question de la dualité. Je sais que vous avez comparu devant le Comité permanent des langues officielles et que vous avez parlé de l’importance d’inclure dans la loi la notion de dualité linguistique. J’aimerais vous entendre à ce sujet. De plus, j’aimerais entendre Me Bastarache sur cette notion dont on parle en langage courant, mais qui n’apparaît pas dans le projet de loi C-13. Quel serait l’impact de l’inclusion de cette notion de dualité linguistique sur le développement de toute communauté francophone et anglophone?

M. Pelletier : Je vais vous dire pourquoi j’accorde de l’importance à cela et quels pourraient être les effets négatifs.

D’abord, la dualité linguistique est définie comme étant la présence au Canada d’une grande communauté francophone concentrée au Québec, mais également vivante et vibrante dans les autres provinces et les territoires, et d’une grande communauté anglophone concentrée dans les provinces autres que le Québec, mais tout aussi vivante et vibrante sur le territoire québécois. C’est comme cela que se définit la dualité linguistique.

À mon avis, cette dualité linguistique traduit bien deux grandes dimensions du fédéralisme canadien, c’est-à-dire qu’il y a au Canada deux grandes sociétés d’accueil. Je fais allusion également à l’immigration anglophone, à l’égard de laquelle on doit être réceptif, généreux et accueillant. La francophonie se définissait par le passé comme étant une société d’accueil; on l’entend de moins en moins dire du côté de la francophonie canadienne.

L’existence de deux grandes communautés d’accueil est au cœur du concept de la dualité linguistique. Le hic, cependant, c’est l’émergence de la réalité autochtone. Au Canada, en tant que francophone et francophile, il y a deux grands défis qui nous attendent et dont on ne parle pas suffisamment. Le premier sera d’intégrer la composante autochtone et l’émergence autochtone dans la définition du Canada et dans cette vision très binaire que postule le concept de la dualité canadienne.

Le deuxième défi sera l’internationalisation. Je suis heureux de voir que le projet de loi s’en préoccupe. L’image du Canada sur la scène internationale doit être une image bilingue, et le Canada doit faire de la dualité linguistique et du bilinguisme une source de fierté non seulement au pays, mais aussi à l’échelle internationale.

Le président : Maître Bastarache, aimeriez-vous ajouter quelque chose sur la dualité linguistique et sur l’inclusion possible de cette notion à l’intérieur même du projet de loi C-13?

M. Bastarache : Je crois qu’on a un problème à définir la dualité, parce qu’on n’a jamais été capable de définir la politique de multiculturalisme. Je ne comprends pas le multiculturalisme tel qu’il est présenté par le gouvernement du Canada. Je ne sais pas ce qu’il est censé réaliser. On veut intégrer les immigrants, mais en même temps, on ne veut pas vraiment les intégrer, parce qu’on voudrait qu’ils aient toutes les chances de préserver leurs caractéristiques culturelles. Que cela soit vrai ou non, les choses semblent incompatibles les unes avec les autres.

En ce qui concerne la réalité autochtone, je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire quand on parle de réconciliation et toutes ces choses-là. On en parle et on fait toutes sortes de gestes de reconnaissance. Cependant, dans les faits, rien ne change. J’ai un chalet à côté de la plus grande réserve dans les Maritimes, la réserve mi’kmaq. On ne les voit jamais, ils ne sont pas dans nos écoles, ils ne sont pas à l’université et ils sont à peine dans les centres commerciaux. Ils vivent vraiment dans un monde clos. Le problème, c’est quand on les entend dire, mis à part quelques chefs, qu’ils veulent vivre dans un monde clos. Ils veulent vivre dans leur monde à eux, parce qu’ils nous disent qu’ils ne veulent pas être assimilés à la philosophie qui guide la communauté blanche, comme ils nous le décrivent au Nouveau-Brunswick.

J’ai de la difficulté à me positionner, parce que je ne crois pas que le gouvernement lui-même sache où il s’en va avec cela. Je crois qu’il y a beaucoup d’imagerie dans tout cela.

Le président : Merci de vos réponses.

Le sénateur Mockler : Premièrement, je voudrais dire aux deux témoins que les Canadiens et les Canadiennes sont — peu importe où ils vivent — chanceux d’avoir deux spécialistes comme vous qui participent à un débat comme celui d’aujourd’hui.

Je pourrais m’arrêter de temps en temps pour dire qu’il y a la réglementation, ou bien pour dire qu’il faut tenir ce débat dans les assemblées législatives et le gouvernement fédéral.

J’aimerais vous poser à tous les deux une question. Je cite :

Le discours du Trône de septembre 2020 reconnaît le statut de langue minoritaire du français au Canada et en Amérique du Nord. Le gouvernement s’y engage à protéger le français à l’extérieur du Québec, mais aussi au Québec, dans le plein respect des droits de sa minorité d’expression anglaise.

On comprend bien que les langues ne sont pas égales et que c’est le français qui est menacé au Québec et au Canada. Comme vous le savez sûrement, la Cour suprême a reconnu ce fait à plusieurs reprises au cours des dernières années.

Êtes-vous d’accord pour dire que c’est le statut de la langue française qui est précaire au Canada et au Québec? Ne croyez-vous pas que la loi devrait refléter une approche différenciée entre les deux langues officielles du Canada?

M. Pelletier : Tout d’abord, concernant l’approche différenciée, je suis d’accord avec vous pour dire qu’on doit privilégier cette approche autant que faire se peut.

Je crois au concept de l’égalité réelle qui a été posé par la Cour suprême du Canada. Cette égalité réelle exige que l’on tienne compte du contexte sociopolitique dans lequel les langues évoluent en réalité. Cela dit, je trouve que là où il y a une belle ouverture de la part du gouvernement du Canada — j’y ai fait allusion et permettez-moi d’y revenir —, c’est sur le plan de la coopération intergouvernementale.

À mon avis, le moment est venu pour Ottawa de se concentrer davantage sur la coopération avec les provinces, notamment avec le Québec.

Quand j’étais en politique, nous avions conclu des ententes de coopération avec toutes les provinces et avec les territoires. Quand j’ai quitté la politique, nous avions entamé des discussions — c’était encore très sommaire — afin de conclure une entente de collaboration en matière de langue française entre Québec et Ottawa.

On parle des ententes avec les autres provinces et les territoires, mais là où il devrait y avoir une belle entente de collaboration sur le plan de la promotion du français au Canada, c’est entre le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. C’est là où je trouve que le gouvernement du Québec manque une occasion de collaborer avec Ottawa et qu’il a commis, je l’ai dit et je le répète, une erreur stratégique à mes yeux.

Le président : Monsieur Bastarache, voulez-vous commenter?

M. Bastarache : Tout comme M. Pelletier, je suis absolument d’avis qu’il devrait y avoir cette collaboration. Cependant, la collaboration peut seulement exister si le Québec veut participer au développement de la francophonie canadienne, mais aussi au développement du Canada. Il n’y a pas que ceux qu’on appelle les « séparatistes » qui ne veulent pas vraiment participer dans ce sens.

J’ai souvent écouté des représentants de partis politiques québécois qui se disaient fédéralistes et qui disaient qu’il fallait élire des gens pour nous défendre à Ottawa, et pas des gens qui voulaient participer et travailler avec les gens des autres provinces.

Je ne sais pas s’ils le faisaient par exprès, mais cela donne une idée de la façon dont ils voient le Canada. Depuis le tout début, les francophones hors Québec cherchent à établir une meilleure collaboration avec le Québec, et l’un des obstacles était justement que nous étions vus comme étant trop proches du gouvernement fédéral. Mais ça, c’est refuser de voir la réalité.

Si on est en conflit avec le gouvernement fédéral, où est-ce qu’on est? Qui va soutenir la francophonie? Il n’y a pas beaucoup de gouvernements provinciaux qui vont le faire. Les francophones hors Québec sont mal pris, ils sont des otages, parce que le vrai conflit a toujours été entre Québec et Ottawa. Nous avons finalement bénéficié de beaucoup de programmes et de beaucoup d’aide en raison de ce conflit entre Québec et Ottawa.

Cependant, je ne suis pas certain que c’était vraiment pour nous-mêmes, dans l’ordre des choses.

Le président : Ce regard politique que vous portez tous les deux sur les enjeux qui touchent les langues officielles est assez passionnant. Je ne sais pas de quelle manière tout cela va se traduire dans une Loi sur les langues officielles renouvelée, mais votre éclairage est assurément très bénéfique pour notre réflexion.

Nous avons jusqu’à 19 heures. Le sénateur Mockler voulait poser une question, et il y aura ensuite un deuxième tour.

Le sénateur Mockler : J’aimerais tout d’abord remercier un collègue que j’ai connu lorsqu’il était en politique active, M. Pelletier. Monsieur Pelletier, vous avez toujours montré une grande ouverture d’esprit au sujet de la modernisation des langues officielles. On peut constater, avec ce que vous et M. Bastarache avez présenté, qu’il faut prendre le temps de tenir les bons débats et de reconnaître qu’il y a des minorités anglophones et francophones dans nos provinces. Il y a également l’émergence des langues autochtones.

Cela dit, plusieurs organismes communautaires réclament des amendements aux dispositions linguistiques dans la partie VII de la loi, ainsi que la mise sur pied d’une agence centrale, comme le Conseil du Trésor, qui veillerait à la mise en œuvre de la loi.

En tant que constitutionnaliste et grand juriste, que pensez-vous de ces propositions?

M. Bastarache : Je n’ai pas saisi exactement sur quoi vous vouliez avoir un commentaire...

Le président : C’était sur la question de l’inclusion de dispositions linguistiques dans les ententes fédérales-provinciales. Le deuxième élément, comme le revendiquent certains organismes, concerne la question de rapatrier l’application de la loi dans une agence centrale. Ce sont les deux points que le sénateur Mockler a soulevés.

M. Bastarache : Je pense déjà avoir répondu à ces questions. Je pense qu’il est essentiel d’avoir des dispositions linguistiques, tout simplement parce qu’on s’éloigne ensuite des termes des contrats pour des raisons politiques; en faisant cela, on relègue au second rang les gens qui ont besoin de ces programmes et de cette aide.

Pour ce qui est de l’agence centrale, je dis simplement à tous ceux qui blâment Patrimoine canadien que le Conseil du Trésor n’a pas fait un meilleur travail dans ce domaine. Ni l’un ni l’autre n’a vraiment manifesté un désir profond de contrôler, de superviser et d’assurer une application de la loi dans toutes les agences et tous les ministères.

L’important, pour moi, c’est que l’on choisisse l’un ou l’autre ou que l’on partage les responsabilités entre les deux. Il faut que les gens soient responsables et s’engagent vraiment à livrer la marchandise.

Je ne suis pas impressionné par ceux qui disent que parce que le Conseil du Trésor est beaucoup plus puissant et très influent, tout va fonctionner comme sur des roulettes. Je ne crois pas. Cela dépend de l’engagement politique des personnes qui sont en place, et à ce jour, on n’a pas vraiment eu un exemple que l’on voudrait suivre.

Le président : Merci. Pour la deuxième ronde, nous devrons être très brefs pour les questions et les réponses. J’apprécie votre collaboration.

Le sénateur Loffreda : Monsieur Pelletier, j’ai bien aimé votre commentaire sur le fait que le gouvernement du Québec aurait pu être plus ouvert au projet de loi C-13. Comme vous l’avez si bien dit à plusieurs reprises, il faut promouvoir et protéger la langue française partout au Canada.

Je suis tout à fait d’accord avec M. Bastarache pour dire que le gouvernement du Québec ne souhaite peut-être pas promouvoir la langue française partout au pays. Comme on le voit souvent en politique — et vous avez fait de la politique vous aussi —, la volonté de plaire aux électeurs est parfois plus grande que le bien commun. Ne pas collaborer avec Ottawa nous donne souvent des votes de plus. C’est dommage, mais c’est le cas. On le verra peut-être encore une fois ce soir au Québec. Il faut en arriver à la réalité : il faut promouvoir certains niveaux de langue française partout au Canada et favoriser la capacité d’y arriver.

Hier matin, je me suis entretenu avec de jeunes leaders francophones de la Colombie-Britannique qui réclament de meilleurs services dans leur province et surtout, un accès à une éducation en français de qualité équivalente à celle qui est offerte à la majorité anglophone. Ces jeunes étaient très heureux de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue en 2020. L’article 21 du projet de loi C-13 engage le gouvernement fédéral à renforcer les possibilités d’apprentissage de qualité équivalente dans la langue de la minorité tout au long du continuum en éducation, de la petite enfance jusqu’au postsecondaire.

Comment cette disposition pourrait-elle être mise en œuvre? Le gouvernement fédéral dispose-t-il réellement des pouvoirs et des compétences nécessaires pour s’assurer que les jeunes francophones en situation minoritaire peuvent avoir accès à une éducation dans leur langue? Lorsque l’on parle des universités partout au pays, on a de la difficulté à maintenir ouvertes des universités francophones en Ontario. Peut-on éventuellement ouvrir des universités francophones en Colombie-Britannique? Comment voyez-vous la situation? J’aimerais avoir vos commentaires.

M. Pelletier : On aura l’occasion de poursuivre cette conversation un jour. En ce qui a trait à la question de la reddition de comptes, je suis d’avis qu’il doit y avoir un meilleur contrôle de la part des autorités fédérales par rapport à l’utilisation des sommes d’argent qui sont mises à la disposition des groupes minoritaires. Je ne vous cacherai pas cependant que ce concept de reddition de comptes et de contrôle fédéral sur l’utilisation des sommes d’argent est extrêmement délicat au Québec, particulièrement parce que le Québec tient pour acquis qu’il n’a pas, politiquement parlant, de comptes à rendre à Ottawa — et je ne parle pas de moi ici. C’est le principe dominant en politique québécoise.

Je n’ai pas de réponse catégorique à votre question, mais je suis favorable à ce qu’il y ait un meilleur contrôle pour assurer que l’éducation soit effectivement fournie aux jeunes dans la langue officielle de leur choix, en premier lieu. Deuxièmement, et très brièvement, sur la question de la coopération intergouvernementale, je vous dirais que le Québec a refusé de belles offres, et ce, à plusieurs reprises dans l’histoire du Canada. Il y a des gens au Québec qui ont une vision absolutiste des choses et ce n’est pas suffisant. Il ne faut pas oublier que parfois, les choses évoluent de façon empirique. J’y crois beaucoup, et c’est la même chose avec le projet de loi C-13.

M. Bastarache : Je parlais des dispositions linguistiques dans des domaines où l’on a spécifié des objectifs et des programmes. Je ne suis pas en faveur de la façon dont le gouvernement du Canada mène ses relations fédérales-provinciales. Si vous regardez le dernier discours du Trône, je crois que 50 % de tous les projets avaient trait à des domaines de compétence provinciale. Ça, c’est à Ottawa. On vous dit qu’on va donner de l’argent pour la santé et pour l’éducation, pour toutes sortes de secteurs qui sont de compétence provinciale, à condition que... C’est là que les conditions arrivent, puis on est forcé de redessiner le programme et les priorités provinciales.

Pour moi, ce n’est pas vraiment compatible avec un véritable fédéralisme. Notre fédéralisme est complètement biaisé, tout simplement à cause du partage des sommes d’argent disponibles au sein du gouvernement fédéral par rapport aux provinces. Nous sommes en faveur des ententes, mais si ce sont des ententes comme celles-là, je crois qu’on va finir par se heurter à un mur. À un moment donné, les provinces vont réagir d’une façon quelconque. Je comprends que le Québec ait réagi en disant qu’il veut bien prendre l’argent, mais qu’il ne veut pas rendre des comptes sur sa façon de le dépenser.

Il faut se rappeler que lors des négociations constitutionnelles, c’était une des premières demandes du Québec de participer à un programme à frais partagés, mais sans les mêmes liens sur les conditions d’exploitation.

Le président : Merci beaucoup. Il ne nous reste que trois minutes. Sénatrice Moncion et sénatrice Bellemare, si vos questions sont essentielles, je vous invite à les poser et je terminerai avec une question qui, je crois, est importante.

La sénatrice Bellemare : J’ai une question qui demande une réponse par oui ou non. Si on veut une égalité réelle des langues officielles et une promotion à l’international, devrions-nous avoir des dispositions sur la traduction de la Constitution de 1982 en français dans le projet de loi C-13?

M. Pelletier : C’est toute une question. La réponse est oui, sous réserve du fait qu’évidemment, la traduction des lois constitutionnelles demande une modification constitutionnelle en bonne et due forme. Cependant, je suis tout à fait d’accord pour que nous en profitions pour renouveler l’engagement du gouvernement fédéral ayant trait à cette traduction des lois constitutionnelles.

M. Bastarache : Je suis du même avis.

Le président : Merci beaucoup. Si vous aviez à rassurer la communauté anglophone du Québec en ce qui a trait au projet de loi C-13 — parce qu’il y a manifestement des inquiétudes... Quels seraient vos arguments ou vos réflexions pour rassurer la communauté anglophone du Québec, qui croit que ce projet de loi qui veut régler la question du déclin du français pourrait les pénaliser? Monsieur Bastarache, que pouvez-vous nous dire à ce sujet?

M. Bastarache : Je ne sais pas vraiment ce qui les préoccupe dans le projet de loi. Pour moi, la promotion du français ne va rien enlever aux anglophones. C’est comme quelqu’un qui apprend une deuxième langue : est-ce que cela veut dire qu’il perd sa première langue? Je ne crois pas. Je crois que c’est cumulatif. On peut aider une communauté qui est en difficulté sans nuire à une autre qui ne l’est pas.

Pour moi, l’enjeu des anglophones au Québec n’a rien à voir avec le gouvernement fédéral, mais bien avec le gouvernement du Québec. Il faut qu’il y ait une espèce de modus vivendi.

M. Pelletier : Je ne crois pas, lorsque la loi sera adoptée et sanctionnée, qu’elle soit inéquitable dans sa mise en œuvre à l’égard des anglophones du Québec. Je ne le crois pas, étant donné leur poids politique, leur influence linguistique, leur poids démographique et l’histoire du Canada.

Cela dit, le grand défi auquel nous sommes confrontés, c’est de redéfinir le Canada en 2022. Lorsqu’on procède à cette redéfinition du Canada, il est important de se rappeler que la cohabitation des deux langues officielles est une grande richesse pour le pays et que cela figure non seulement dans nos discussions, mais également dans les discours officiels du gouvernement. Malheureusement, on n’en entend pas suffisamment parler.

Le président : Sur ces paroles éclairantes, merci beaucoup de vos témoignages et des réponses à nos questions. Merci beaucoup, professeur Pelletier et maître Bastarache. Merci énormément pour ce que vous nous apportez ce soir, et merci infiniment pour ce que vous apportez aussi à notre pays, depuis tant d’années, par votre engagement, vos réflexions et votre leadership.

Nous allons conclure notre séance. Bonne soirée et à bientôt.

(La séance est levée.)

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