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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 28 février 2022

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 17 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes; et à huis clos, pour examiner un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénatrices, je suis la sénatrice Salma Ataullahjan, de Toronto, et la présidente de ce comité. Nous tenons aujourd’hui notre deuxième réunion sur le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes.

J’aimerais vous présenter notre premier groupe de témoins. Nous accueillons Chris Crewther, chef des partenariats stratégiques du Global Fund to End Modern Slavery, qui comparaît depuis l’Australie, et le Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises sera représenté par Emily Dwyer, coordonnatrice nationale et directrice des politiques.

J’invite M. Crewther à faire sa déclaration préliminaire, après quoi ce sera au tour de Mme Dwyer. Par la suite, les sénatrices vous poseront des questions.

Chris Crewther, chef des partenariats stratégiques, Global Fund to End Modern Slavery : Tout d’abord, je vous remercie de me donner l’occasion de participer à cette audience publique sur le projet de loi S-211 devant le Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Je salue la présidente, la sénatrice Salma Ataullahjan, la vice-présidente, la sénatrice Wanda Thomas Bernard, les membres du comité et ma collègue Emily Dwyer.

À titre d’information, je suis chef des partenariats stratégiques au sein du Global Fund to End Modern Slavery. Je travaille ici, en Australie, et je fais également partie du Modern Slavery Expert Advisory Group du gouvernement australien. Auparavant, j’ai été député, président du Sous-comité des affaires étrangères et de l’aide du Parlement australien et président du Home Affairs and Legal Affairs Policy Committee du gouvernement australien. Dans le cadre de ces rôles, j’ai lancé et dirigé l’enquête sur l’esclavage moderne en Australie, qui a abouti au rapport et aux recommandations Hidden in Plain Sight et à la Modern Slavery Act 2018, de l’Australie.

J’ai également été en contact avec la sénatrice Julie Miville‑Dechêne, le député John McKay, le député Marcus Powlowski et d’autres depuis juillet dernier, et plus récemment, en décembre, j’ai pris la parole devant le Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes, du Canada.

Je vous félicite tous des efforts que vous déployez pour instaurer la transparence canadienne dans les lois sur la chaîne d’approvisionnement, notamment en obtenant l’appui du gouvernement et de l’opposition récemment, ainsi que dans les récentes lettres de mandat des ministres.

Tout d’abord, en ce qui concerne le Global Fund, il a été lancé en tant qu’initiative multidonateurs en 2017, avec un financement initial des États-Unis et du Royaume-Uni, puis de la Norvège, du Liechtenstein, de philanthropes et du secteur privé. Grâce à ce soutien, le Global Fund mobilise des ressources, conçoit des partenariats publics et privés novateurs, finance de nouveaux outils et de nouvelles méthodes, et donne aux partenaires les moyens d’adapter et de reproduire des solutions qui ont eu des effets démontrés pour mettre fin à l’esclavage moderne.

Le Global Fund a accordé 45 millions de dollars américains à plus de 40 partenaires dans neuf pays, dont le Bangladesh, les Philippines, le Brésil et le Kenya.

Nous encourageons également les pays à consacrer plus de ressources à l’application des lois existantes et à mettre en œuvre d’autres lois contre l’esclavage moderne. Nous appuyons fermement les efforts déployés par le Canada pour faire adopter ce projet de loi. C’est important, car plus de 40 millions de personnes dans le monde subissent l’esclavage moderne, privées de leurs droits et libertés fondamentaux. Plus de 70 % d’entre elles sont des femmes et des filles. Une sur quatre est un enfant.

Malgré cela, le nombre de personnes vivant dans l’esclavage moderne augmente, au lieu de diminuer. La COVID-19, la corruption, l’autoritarisme et les crises comme celle qui sévit en Ukraine ne feront qu’exacerber ces problèmes.

Bien qu’il soit essentiellement illégal, l’esclavage moderne persiste presque partout. Il persiste parce que les auteurs de ces crimes en tirent environ 150 milliards de dollars par année.

Malgré ces terribles tendances, il y a de l’espoir. Premièrement, grâce à des leaders comme vous, nous pouvons renverser la vapeur. Deuxièmement, les pays doivent respecter leur engagement à éliminer le travail forcé des chaînes d’approvisionnement mondiales et nationales et à tenir les gouvernements et les sociétés responsables de leurs actes. Troisièmement, l’esclavage moderne est profondément associé à bon nombre des problèmes les plus profonds auxquels la planète est confrontée, étant fortement lié à la dégradation de l’environnement, aux chaînes d’approvisionnement en énergie propre, à l’inégalité, en particulier pour les femmes et les filles et les minorités exclues, à l’instabilité, à la migration non sécuritaire, ainsi qu’à la corruption et aux réseaux criminels. Il n’y a pas de concurrence économique équitable lorsque certains utilisent le travail forcé.

En Australie, j’ai eu l’occasion de lancer une enquête pour faire quelque chose au sujet de ces crimes. À la fin de 2016, j’ai demandé la tenue d’une enquête parlementaire sur l’établissement d’une loi contre l’esclavage moderne en Australie. L’exemple que je cite souvent est que l’on ne passe pas de 0 à 100 mètres en un seul pas; en Australie, nous avons eu un processus étape par étape, et c’est pourquoi je vous encourage tous à agir. Au départ, je n’étais pas certain que l’enquête serait approuvée, mais elle a commencé. Ensuite, je n’étais pas certain qu’elle mènerait à un projet de loi, puis j’ai craint que le projet de loi serait peut-être faible, mais finalement la loi a été beaucoup plus rigoureuse que prévu.

C’est la même chose au Canada. Même au cours des six derniers mois, vous avez obtenu l’appui et l’élan du gouvernement et de l’opposition, ainsi que des petits partis, des indépendants, des médias et du public.

Un autre dicton dit que le mieux est l’ennemi du bien. Si nous avions insisté sur la perfection, nous n’aurions probablement pas eu de loi contre l’esclavage moderne en Australie. Même si nous n’avons pas obtenu tout ce que nous voulions, à bien des égards, la loi australienne était beaucoup plus rigoureuse que la loi britannique originale de 2015. Pour ce qui est de ses faiblesses, notre loi exige que les entités qui dépassent le seuil de 100 millions de dollars australiens, soit environ 91 millions de dollars canadiens, fassent rapport chaque année sur l’esclavage moderne. À titre de comparaison, le seuil est de 67 millions de dollars australiens au Royaume-Uni et le chiffre recommandé dans notre rapport était de 50 millions de dollars australiens.

L’Australie n’a pas non plus de commissaire indépendant contre l’esclavage, de ligne d’urgence sur l’esclavage moderne ou de système national de permis de travail, comme c’est le cas au Royaume-Uni et comme nous l’avons recommandé.

Cependant, la loi australienne était plus rigoureuse que celle du Royaume-Uni à bien des égards, notamment en ce qui concerne la déclaration volontaire en dessous du seuil, le rapport gouvernemental en première mondiale, le registre public des déclarations d’esclavage moderne, les critères de déclaration prescrits, les dispositions de conformité de l’article 16A permettant de désigner les entités qui ne font pas rapport ou qui ne le font pas correctement, ainsi que l’examen de la loi au bout de trois ans. Il convient de noter que la loi requiert la signature du corps dirigeant, ce qui porte l’esclavage moderne à l’attention du conseil d’administration à l’échelle nationale. C’est formidable que ce soit maintenant intégré dans le projet de loi S-211 du Canada, mis à jour.

Bien que la force de la loi australienne ait fait récemment l’objet de critiques et que de nombreuses déclarations laissent encore à désirer, grâce à cette loi, des milliers d’entités et de personnes sont maintenant plus conscientes du problème, y prêtent attention chaque année, examinent activement leurs opérations et leurs chaînes d’approvisionnement, prennent des mesures pour éliminer l’esclavage moderne et y remédier, ainsi que pour repérer et signaler les crimes. Je sais aussi que de nombreuses entités déclarantes prennent beaucoup de mesures, même en coulisses, au-delà de ce qu’elles déclarent publiquement.

La loi australienne a également une incidence à l’échelle mondiale, y compris au Canada, étant donné que de nombreuses sociétés multinationales ayant des activités en Australie et au Canada doivent faire rapport en Australie de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales.

Une loi canadienne bien faite rehausserait la barre à l’échelle internationale.

Pour ce qui est de la loi canadienne, j’ai communiqué avec la sénatrice Julie Miville‑Dechêne — bonjour, Julie; c’est un plaisir de vous revoir ici — en juillet dernier, et nous avons alors parlé d’un certain nombre de points qui pouvaient être améliorés dans le projet de loi. C’est formidable de voir un certain nombre des changements recommandés intégrés dans les plus récentes mises à jour du projet de loi S-211 et repris efficacement dans le projet de loi C-243, présenté à la Chambre par le député ministériel Marcus Powlowski, en étroite collaboration avec le député McKay.

J’ai proposé un certain nombre de changements relativement au projet de loi S-211, mais aussi au projet de loi C-243 dans le document écrit que vous avez reçu, je l’espère. Je me ferai un plaisir de vous en parler davantage pendant la période des questions, compte tenu du temps dont nous disposons.

Enfin, je dirais que le Canada a la possibilité d’égaler ses efforts législatifs en contribuant davantage aux efforts mondiaux, notamment en se joignant au Royaume-Uni, aux États-Unis, à la Norvège et à d’autres pays au sein du Global Fund. Cela compléterait les efforts législatifs du Canada et les lettres de mandat qui demandent, par exemple, à la ministre du Travail de présenter un projet de loi visant à éradiquer le travail forcé des chaînes d’approvisionnement canadiennes et à faire en sorte que les entreprises canadiennes actives à l’étranger ne contribuent pas aux violations des droits de la personne.

Merci pour cette entrée en matière. J’attends avec impatience la période de questions.

La présidente : Merci, monsieur Crewther.

Emily Dwyer, coordonnatrice nationale et directrice des politiques, Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises : Bonsoir, honorables sénatrices. Merci beaucoup de m’avoir invitée à comparaître ce soir.

Je suis la directrice des politiques du Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises, le RCRCE. Nous sommes un réseau de près de 40 organisations membres de partout au pays, notamment des ONG de développement, des groupes environnementaux communautaires, des groupes confessionnels et des syndicats qui représentent collectivement des millions de Canadiens.

Nos membres entretiennent des relations de longue date avec les femmes, les peuples autochtones et les travailleurs partout dans le monde. Je travaille dans les territoires traditionnels non cédés du peuple algonquin anishinabeg.

[Français]

Tout d’abord, je tiens à remercier la sénatrice Julie Miville‑Dechêne d’avoir porté à l’attention du Sénat l’importante question des violations des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement.

[Traduction]

Nous sommes d’accord pour dire que le Canada devrait agir rapidement pour remédier aux nombreux cas de violation des droits de la personne signalés dans les chaînes d’approvisionnement mondiales du Canada, et nous sommes reconnaissants au Sénat de prendre la question au sérieux. Néanmoins, dans sa forme actuelle, le projet de loi S-211 n’empêcherait pas l’exploitation et les abus dans les chaînes d’approvisionnement mondiales canadiennes. Des réformes importantes sont nécessaires.

Pour obtenir un appui généralisé de la société civile canadienne, les lois sur la chaîne d’approvisionnement devraient mettre l’accent sur la prévention et la réparation des préjudices plutôt que sur le signalement, s’appliquer à tous les droits de la personne et s’appliquer aux entreprises de toutes tailles.

Je vais aborder brièvement chacune de ces préoccupations.

D’abord et avant tout, le projet de loi S-211 n’oblige pas les entreprises à cesser de recourir au travail des enfants ou au travail forcé et d’en tirer profit. Il n’oblige pas les entreprises à prendre des mesures pour déterminer si de la main-d’œuvre esclave fait partie de leurs chaînes d’approvisionnement. Si des entreprises ont recours au travail des enfants ou au travail forcé, le projet de loi n’offre aucune aide aux victimes.

Le projet de loi, dans sa forme actuelle, signifie qu’une entreprise pourrait se conformer à la loi en ne prenant aucune mesure, en demeurant volontairement aveugle et en poursuivant ses activités comme d’habitude, avec la production d’un rapport annuel. Les données probantes provenant d’autres pays confirment que les lois qui obligent seulement à produire des rapports n’ont pas été efficaces pour lutter contre l’exploitation des entreprises.

Par exemple, un examen quinquennal du registre de l’esclavage moderne du Royaume-Uni « n’a révélé aucune amélioration importante des politiques ou des pratiques des entreprises ».

Il est dit aussi que cela « n’a pas réussi à être un moteur efficace de l’action des entreprises pour mettre fin au travail forcé. » Et une troisième citation conclut que « le Royaume-Uni est maintenant à la traîne de ses voisins internationaux ».

Également, l’étude de 2020 de l’Union européenne sur la diligence raisonnable dans la chaîne d’approvisionnement a conclu que l’obligation de produire des rapports ne produit « qu’un effet social positif mineur ». L’Europe délaisse de plus en plus les approches reposant seulement sur les rapports au profit de lois rendant obligatoire la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, et le Canada devrait faire la même chose.

La législation canadienne sur la chaîne d’approvisionnement devrait au moins obliger les entreprises à prévenir les violations des droits de la personne et à entreprendre des processus de diligence raisonnable en matière de droits de la personne. Elle devrait aussi inclure un droit légal pour les personnes touchées d’avoir accès à un recours devant les tribunaux canadiens dans le cadre de poursuites civiles.

Deuxièmement, le projet de loi S-211 ne devrait pas exclure d’autres violations flagrantes et interreliées des droits de la personne.

Le Canada doit s’attaquer au travail des enfants et au travail forcé, mais les droits de la personne, comme vous le savez tous, sont interreliés, interdépendants et indivisibles. L’esclavage moderne ne se produit pas en vase clos. Pour prévenir efficacement le travail forcé, il faut se protéger contre d’autres violations des droits de la personne, comme le droit à la non-discrimination ou à l’organisation collective.

Les menaces, les meurtres, les lésions corporelles, les viols collectifs, les conditions de travail dangereuses et abusives, le non-respect des droits des peuples autochtones, sont autant de violations graves des droits de la personne qui se produisent dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes et dont les preuves sont nombreuses. Les entreprises canadiennes ne devraient pas tirer profit de ces violations.

Enfin, les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies indiquent clairement que les entreprises de toutes tailles, de tous les secteurs, sont tenues de respecter les droits de la personne et de faire preuve de diligence raisonnable à cet égard. Il est urgent que les collectivités et les travailleurs touchés par les chaînes d’approvisionnement canadiennes soient protégés contre les abus et aient accès à des recours au Canada. Nous espérons que le processus en cours au Sénat aboutira à un tel résultat. Merci beaucoup de votre attention.

La présidente : Merci beaucoup de vos exposés. Nous allons maintenant passer aux questions. Comme d’habitude, j’aimerais rappeler à chaque sénateur qu’il dispose de cinq minutes pour poser sa question, ce qui comprend la réponse.

La sénatrice Bernard : Je vous remercie tous les deux de votre témoignage de ce soir. Je vous remercie d’être là.

J’aimerais que Mme Dwyer nous explique davantage pourquoi elle dit que le projet de loi ne va pas assez loin, et nous parle des limites concernant les rapports annuels et de leur manque d’efficacité en tant qu’instruments de base.

Je me demande si vous pouviez nous en dire un peu plus sur ce que vous en pensez, et si nous devions apporter des modifications pour renforcer cette loi, pour combler les lacunes que vous avez cernées, quelles pourraient-elles être? Merci.

Mme Dwyer : Merci beaucoup de la question. La transparence est un élément clé et un élément essentiel de la diligence raisonnable, et la diligence raisonnable en matière de droits de la personne est la façon dont les entreprises s’acquittent de leurs obligations pour prévenir les violations des droits de la personne, mais elle n’est pas suffisante à elle seule. C’est la première partie de la réponse à votre question.

Il y a aussi ce qu’on demande de déclarer. Si vous consultez un rapport annuel où il faut indiquer si des mesures ont été prises et si des risques ont été cernés, comme le demande le projet de loi S-211, vous remarquerez que les entreprises ne sont pas obligées de prendre des mesures. Cela veut dire qu’une entreprise pourrait se conformer à la loi en déclarant simplement chaque année : je n’ai pris aucune mesure pour prévenir l’esclavage moderne; je ne suis au courant d’aucun risque d’esclavage moderne dans ma chaîne d’approvisionnement, et elle se conformerait à la loi.

À notre avis, il est temps que le Canada oblige les entreprises à prévenir les violations des droits de la personne et à faire preuve de diligence raisonnable. En fait, ce n’est pas une nouvelle exigence, mais son application serait quelque chose de nouveau.

Depuis 2009, le Canada interpelle les entreprises et affirme publiquement que les entreprises doivent respecter les droits de la personne dans leurs activités partout dans le monde. Depuis 2011, l’année où les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies ont été approuvés à l’unanimité par tous les pays du monde — pardon, pas tous les pays, mais par l’ONU, à l’époque, en 2011 —, les principes directeurs des Nations unies ont énoncé des normes qui existaient déjà. En 2011, il existait une norme internationale selon laquelle les entreprises devaient respecter les droits de la personne et faire preuve de diligence raisonnable pour repérer, atténuer et corriger les abus dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement. Tout ce que nous demandons au Canada de faire maintenant, c’est de donner suite à cette attente, qui existe depuis longtemps, l’effet de la loi. Veuillez me faire savoir si je n’ai pas suffisamment répondu à votre question.

La sénatrice Bernard : C’est bien. Merci.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Ma question s’adresse à Mme Dwyer. Vous avez cité le rapport britannique. Vous dites que, cinq ans après la mise en œuvre de la loi, ce rapport a montré que la loi n’avait aucune efficacité. Or, dans ce même rapport, j’ai trouvé une phrase qui dit plutôt que c’est l’absence de pénalités dans la loi sur la transparence de la Grande-Bretagne qui contribue à la rendre peu efficace.

Or, comme vous le savez, dans le projet de loi S-211 que nous présentons, on prévoit des pénalités. Ce n’est pas seulement une loi visant à nommer et à couvrir de honte. C’est une loi comportant des pénalités et, dans les cas où un conseil d’administration transmet des informations fausses ou trompeuses, il y a aussi des sanctions pénales. C’est loin d’être une coquille vide, madame Dwyer, alors j’aimerais comprendre comment vous pouvez comparer la loi britannique et la loi canadienne, puisque la loi canadienne a beaucoup plus de force. Pardon, je veux dire le projet de loi canadien.

Mme Dwyer : Merci beaucoup, sénatrice. Je pense qu’il y a plusieurs réponses à votre question. Tout d’abord, il n’y a aucune preuve que les pénalités changeraient la donne.

Voilà une chose qu’il faut mentionner. La seule évidence qu’on a, c’est que ce type de loi qui est basée sur les rapports n’a pas eu d’efficacité et n’a pas vraiment eu d’effet. La deuxième partie de ma réponse serait de savoir ce que l’on pénalise. Le projet de loi S-211 ne prévoit aucune pénalité pour l’utilisation du travail forcé, sinon l’existence des contrôles d’importation, ce que prévoit une loi qui existe déjà. Si on parle des amendes, c’est selon les cas où les entreprises ont fait rapport ou non. Les pénalités, selon nous, devraient être liées à la question de savoir si les compagnies respectent les droits de la personne ou non et mettent en œuvre des procès de diligence raisonnable.

La sénatrice Miville-Dechêne : Madame Dwyer, il s’agit aussi de pénalités imposées si l’information transmise par les compagnies est fausse et trompeuse. Je m’excuse de le répéter. C’est dans la loi. Comme question complémentaire, j’aimerais poser une question à M. Crewther. Puis-je?

[Traduction]

Monsieur Crewther, diriez-vous que le projet de loi canadien est semblable aux lois australiennes et britanniques ou qu’il n’a pas le même mordant? Que pensez-vous de ce projet de loi? En admettant que, de toute évidence, il ne couvre pas tous les droits de la personne et qu’il ne comporte pas de clause de diligence raisonnable comme celle que Mme Dwyer souhaiterait.

M. Crewther : Merci, sénatrice Miville‑Dechêne.

Premièrement, les lois sur l’esclavage moderne et la transparence et les lois sur la chaîne d’approvisionnement en général complètent d’autres mesures qui doivent également être prises contre l’esclavage moderne, qu’il s’agisse de l’interdiction des importations de produits du travail forcé, du financement de programmes, que ce soit dans votre pays ou à l’étranger, pour lutter contre l’esclavage moderne.

Mais la transparence d’une déclaration publique, comme c’est le cas en Australie, provoque des changements au sein des entreprises. Les investisseurs, les actionnaires, les employés, les clients et d’autres peuvent voir ces déclarations et faire un suivi auprès de ces entreprises. Je sais que cela a lieu, même en coulisse. Mon épouse Grace participe également à la lutte contre l’esclavage moderne, et elle travaille avec une quarantaine de grandes entreprises qui produisent des rapports en vertu de la loi australienne. Elle voit beaucoup de travail juridique qui se fait en coulisse pour remédier à l’esclavage moderne et l’éliminer des opérations et des chaînes d’approvisionnement avec ces entités. Cela va souvent au-delà de ce qu’on voit dans les déclarations.

Je sais que la loi australienne était plus rigoureuse que la loi britannique. À l’origine, la loi du Royaume-Uni ne comportait aucun critère de déclaration. Elle a été améliorée, mais la loi australienne comportait ces critères. Nous n’avons pas de sanctions dans la loi australienne, mais nous avons l’article 16A, qui prévoit des mesures de conformité. L’article 16A, je crois, permet au ministre de nommer et dénoncer les entités qui ne font pas rapport ou qui ne le font pas correctement. Le gouvernement de l’Australie a pris la décision délibérée de ne pas recourir aux dispositions de conformité de l’article 16A au cours de la première année de rapport. Cependant, maintenant que la deuxième année de rapport vient de se terminer en décembre, je crois comprendre que le gouvernement a l’intention d’utiliser ces dispositions de conformité. Je pense qu’il est crucial de le faire cette année. Si ces dispositions ne sont pas appliquées cette année, le nombre de rapports va certainement chuter au cours de la troisième année. C’est donc un sujet de préoccupation.

Je pense que la loi du Canada est plus rigoureuse à plusieurs égards que celle de l’Australie. Je pense que les sanctions sont extrêmement sévères. J’aimerais faire un certain nombre de commentaires à ce sujet si vous voulez que je passe en revue plus tard les changements que je recommanderais d’apporter au projet de loi. Je renforcerais peut-être davantage votre projet de loi pour qu’il porte davantage sur la dénonciation. En effet, vous pouvez avoir une amende de 200 000 $ ou de 10 000 $, mais s’il s’agit d’une très grande entreprise qui gagne plus de 1 milliard de dollars par année, peu importe le montant de l’amende. L’important est de savoir si le public en a connaissance ou non. C’est la dénonciation qui est l’élément le plus important pour ces entreprises.

Le projet de loi est plus rigoureux, mais je crois qu’il y a certaines choses à améliorer. Je me ferai un plaisir de les passer en revue si vous le souhaitez.

La sénatrice Omidvar : Merci, madame Dwyer et monsieur Crewther, d’être avec nous aujourd’hui. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Monsieur Crewther, je vous remercie également du mémoire que vous avez présenté au comité ainsi que des observations et des recommandations exhaustives que vous nous avez présentées au sujet de ce projet de loi.

Nous avons entendu des témoins la semaine dernière ou la semaine précédente. Ce qui me frappe, c’est l’absence de toute discussion sur l’utilisation des leviers des organisations multilatérales auxquelles nous appartenons tous. Je ne parle pas seulement de l’ONU ou du HCR.

Monsieur Crewther, dans votre travail sur le Global Fund to End Modern Slavery, avez-vous eu des interactions avec, disons, l’Organisation mondiale du commerce ou l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le GATT, ou même la Banque mondiale, pour examiner les leviers qu’ils pourraient libérer en raison de l’étendue et de l’ampleur de leur portée? Cela va, bien sûr, au-delà de l’objet du projet de loi, mais j’aimerais savoir quelles seraient les prochaines étapes et si vous avez des idées à ce sujet.

M. Crewther : Tout d’abord, je vous remercie de votre question, sénatrice Omidvar. Il est très important que les organisations internationales, comme vous l’avez mentionné, mais aussi les nations dans le monde, prennent des mesures beaucoup plus importantes que celles qu’elles prennent actuellement contre l’esclavage moderne. Je n’ai pas parlé directement aux organisations que vous avez mentionnées, mais je ne travaille au Global Fund que depuis la mi-décembre. Je sais que le PDG et d’autres membres du Global Fund travaillent avec de telles organisations et en ont parlé avec elles par le passé.

Comme je l’ai mentionné, le Global Fund a été créé en 2017 dans le but de réunir les gouvernements du monde entier, en particulier, pour fournir les ressources nécessaires à la mise en œuvre, sur le terrain, de programmes fondés sur des données probantes afin de mettre fin à l’esclavage moderne. Nous nous retrouvons dans une situation où les auteurs de l’esclavage moderne en tirent plus de 150 milliards de dollars américains par année, mais moins d’un tiers de 1 % des investissements gouvernementaux à l’échelle internationale est consacré à la lutte contre l’esclavage moderne. Il faut donc investir beaucoup plus.

Je sais qu’il y a déjà un certain nombre de programmes sur le terrain au Bangladesh, en Inde, aux Philippines, en Ouganda, au Kenya ou ailleurs qui font une énorme différence, que ce soit par l’entremise du Global Fund ou d’autres organisations qui luttent contre l’esclavage moderne, mais il faut certainement plus de ressources.

Dans la situation actuelle, les États-Unis et le Royaume-Uni, la Norvège et le Liechtenstein contribuent au Global Fund, mais ce ne sera pas un véritable fonds mondial à moins qu’un plus grand nombre de pays y contribuent. À mon avis, le Canada est un pays clé qui pourrait se joindre au Global Fund et y contribuer à l’avenir.

C’est une chose d’avoir du financement, mais ce financement permet à ces programmes sur le terrain de mettre fin à l’esclavage moderne. Si nous ne prenons pas la question au sérieux, comme c’est le cas pour les questions environnementales et autres, nous n’obtiendrons pas de résultats. Les auteurs de ces crimes gagneront et continueront d’opérer en toute impunité.

La sénatrice Omidvar : Merci beaucoup, monsieur Crewther.

M. Crewther : Merci.

La sénatrice Boyer : Je tiens à vous remercier tous les deux de vos exposés. Ils étaient très intéressants.

Monsieur Crewther, j’aimerais parler des femmes et des filles autochtones. La sénatrice Bernard a mentionné des rapports annuels qui décrivent en détail les efforts déployés par le gouvernement et des entités privées pour prévenir le travail forcé et le travail des enfants.

Je sais que votre site Web fait mention de beaucoup de femmes et de filles, en particulier des femmes et des filles autochtones, qui se retrouvent dans des situations d’exploitation sexuelle et de traite de personnes à des fins sexuelles. En raison de la nature illicite de ces situations, pouvez-vous nous dire dans quelle mesure le système de production de rapports pourrait aider ces femmes et ces filles autochtones en particulier? Comment la dénonciation serait-elle efficace dans ce cas, surtout à la lumière de la question historiquement négligée des femmes autochtones assassinées et disparues? Merci.

M. Crewther : Merci, sénatrice Boyer. C’est une excellente question, et je sais que c’est un problème qui touche les nations à l’échelle mondiale en ce qui concerne les populations autochtones. Je sais qu’il y a des problèmes au Canada, en Australie et ailleurs dans le monde.

Souvent, les entreprises ou les entités ne regardent que le premier maillon et la personne avec qui elles traitent directement, mais si vous cherchez plus loin dans la chaîne d’approvisionnement, vous avez des sous-traitants qui font travailler des enfants. Il y a des choses comme la traite des orphelinats. La traite des orphelinats est un problème auquel j’ai eu à faire face dans le passé. On estime que plus de 80 % des orphelins dans le monde ne sont pas vraiment des orphelins. Ils ont un parent ou les deux, ou une famille, et les trafiquants de personnes profitent du modèle d’affaires de la traite des orphelinats, si je peux m’exprimer ainsi, pour attirer des dons, souvent de personnes bien intentionnées ou qui sont prêtes à faire du bénévolat, et ces enfants peuvent être emmenés ou forcés à quitter leurs parents. Ils peuvent se retrouver dans une situation de travail des enfants ou de violence sexuelle. Ils peuvent être transportés à différents endroits. C’est certainement un problème auquel j’aimerais que l’on s’attaque davantage, et je suis certain que le Global Fund, le Canada et de nombreux autres organismes et pays internationaux aimeraient que l’on s’y attaque davantage.

Nous devons toutefois mettre en œuvre des programmes sur le terrain pour aider les femmes et les filles et pour aider les populations autochtones.

J’espère que vous avez tous reçu le texte de ma déclaration, parce que j’ai donné l’exemple d’une jeune femme des Philippines avec cinq enfants qui a bénéficié de l’aide du Global Fund, et souvent ces choses sont intergénérationnelles. Si vous avez un parent qui vit une situation d’esclavage ou d’exploitation moderne, ses enfants se retrouvent souvent dans la même situation. Il faut donc briser ce désavantage intergénérationnel et intervenir activement de façon holistique.

Je sais que la loi australienne a récemment fait l’objet de critiques et c’est, je pense, parce que les mécanismes de dénonciation n’ont pas été utilisés. Je crois qu’à partir de cette année, leur utilisation aidera les entreprises et les entités à produire des rapports adéquats, à mieux faire rapport et à prendre la question au sérieux.

Mais en ce qui concerne les chaînes d’approvisionnement, disons que si vous importez des produits forestiers en Australie, au Canada ou ailleurs, 40 % de la déforestation à l’échelle internationale est liée au travail forcé, qui comprend souvent le travail des enfants.

Si vous examinez les enjeux liés aux énergies renouvelables ou aux chaînes d’approvisionnement en énergie propre, vous avez des situations comme en République démocratique du Congo où plus de 35 000 enfants travaillent dans l’exploitation minière du cobalt, qui sert à fabriquer les batteries au lithium-ion, qui est utilisé dans le secteur de l’énergie renouvelable, dans les voitures électriques, dans les téléphones, dans les ordinateurs, et cetera.

Nous devons examiner les questions comme l’esclavage moderne et l’environnement non seulement du point de vue national, mais aussi du point de vue international.

Je ne sais pas si cela répond bien à votre question, mais en nous attaquant à ce problème à l’échelle mondiale, nous pouvons aider les populations autochtones et nous pouvons aider les femmes et les filles.

Un autre exemple lié à l’environnement est le bois de balsa en Équateur, qui est coupé illégalement, ce qui a des répercussions sur les populations autochtones. Ce bois de balsa est utilisé pour les éoliennes, alors vous aidez un pays à produire de l’énergie renouvelable tout en déboisant un autre pays et en touchant les populations autochtones liées au travail forcé.

Nous devons examiner ces questions de façon globale.

La sénatrice Boyer : Merci. Je tiens aussi à mentionner les corridors de trafic et de l’importance d’intervenir à cet endroit-là. C’est là où vont les chaînes d’approvisionnement, et c’est là que les femmes et les filles y entrent et en sortent.

M. Crewther : Oui.

La sénatrice Boyer : Et c’est un point essentiel également, alors merci beaucoup. Je comprends vos arguments.

M. Crewther : Oui, certainement.

La sénatrice Hartling : Votre exposé était très intéressant. Tout d’abord, monsieur Crewther, bonjour en Australie, je crois. Êtes-vous à Sydney?

M. Crewther : Non, je suis à Melbourne.

La sénatrice Hartling : D’accord, c’est donc encore le matin.

M. Crewther : Ici, nous sommes le 1er mars. Nous sommes maintenant en automne.

La sénatrice Hartling : Comme nous avons un fils qui vit en Australie, je suis toujours consciente de l’heure. Au moins, nous ne vous tenons pas levé au milieu de la nuit. Je vous remercie de votre exposé.

Madame Dwyer, j’ai été frappée par ce que vous avez dit au sujet de la nécessité de faire quelque chose de plus au sujet des droits de la personne. Je sais que le projet de loi prévoit des amendes et une dénonciation, mais je vois que votre organisation existe depuis assez longtemps. Voyez-vous des progrès à cet égard? Parlez-moi un peu plus du travail à faire et de ce que vous espérez.

Si cela ne figure pas dans le projet de loi, que pourrions-nous faire d’autre? Pouvez-vous nous en parler davantage? Je sais, pour avoir travaillé avec des femmes et des filles pendant de nombreuses années, à quel point ces abus posent un grave problème, et nous devons trouver des façons de le régler. Je vous cède la parole. Merci.

Mme Dwyer : Merci beaucoup de votre question, sénatrice. Si je parle de cette question avec autant de passion, c’est en partie parce que, tout d’abord, notre réseau travaille sur cette question au Canada depuis 2005. En 2005, un sous-comité parlementaire international sur les droits de la personne a formulé des recommandations générales se rapportant au Canada. Il a conclu que des gens subissaient des préjudices de la part d’entreprises canadiennes et qu’il était urgent que le Canada agisse.

Nous sommes maintenant en 2021, et nous n’avons toujours pas vu de réponse appropriée.

Il est temps que le Canada agisse, et qu’il le fasse de la façon la plus efficace possible, parce que, comme nous le savons dans ce mouvement, lorsqu’on travaille à promouvoir des mesures législatives sur la responsabilité des entreprises au Canada, il faut beaucoup de temps pour adopter une loi. Et si une loi qui n’est pas efficace est adoptée maintenant, cela ne changera rien, cela retardera nos efforts pendant des années.

L’autre raison pour laquelle nous en parlons si passionnément, c’est que nous travaillons avec des gens qui risquent leur vie tous les jours. J’ai des collègues qui ont rencontré leurs partenaires syndicaux en Colombie, qui font face à des menaces de mort, d’autres qui travaillent au Bangladesh et dans d’autres régions productrices de vêtements et qui ont parlé directement à des gens qui subissent des préjudices tous les jours.

Nous avons préparé un projet de loi modèle que nous avons publié en mai, qui serait beaucoup plus ambitieux et qui suivrait les pratiques exemplaires de l’Europe. Ce projet de loi a été appuyé par 150 organisations et syndicats de 32 pays qui sont directement touchés par les entreprises canadiennes. Ce qu’ils nous ont dit, par l’entremise de nos membres et de ces relations, c’est qu’ils veulent une loi qui obligera les entreprises canadiennes à prévenir les préjudices, qui leur donnera droit à des recours et leur permettra d’avoir accès à des recours devant les tribunaux canadiens.

Une partie de nos préoccupations tient au fait qu’une loi qui demande seulement de produire un rapport, sans demander un changement de comportement, détournera l’attention du Canada, du gouvernement canadien, du Sénat canadien, de la Chambre des communes du Canada, en permettant de dire « nous avons fait quelque chose, nous pouvons attendre un certain temps », alors qu’il est prouvé que cela n’a pas été efficace jusqu’à présent et ne répond pas aux demandes des personnes touchées.

Nous encourageons vraiment le Sénat à examiner les modèles en Europe qui vont au-delà des rapports. La France, l’Union européenne qui vient de publier une directive, les Pays-Bas, la Norvège et l’Allemagne ont tous adopté des lois qui obligent les entreprises à faire preuve de diligence raisonnable dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement. Nous pouvons tous convenir, je pense, qu’il est raisonnable de demander aux entreprises d’examiner leurs chaînes d’approvisionnement et d’essayer de s’assurer qu’elles ne profitent pas des abus dont sont victimes les gens et la planète. Je pense que nous pouvons aller plus loin qu’un rapport annuel qui, nous l’espérons, fonctionnera.

Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais je voudrais seulement faire une brève remarque au sujet de la dénonciation. Par le passé, nous nous sommes concentrés sur le secteur de l’extraction parce que le Canada est une puissance minière, et dénoncer les gens ne fonctionne pas vraiment avec ce secteur. Cela pourrait fonctionner dans le cas de campagnes concertées pour certaines marques, mais en ce qui concerne les industries extractives, la dénonciation n’est pas vraiment un modèle solide et efficace. Ce n’est pas une question de transparence. Le problème n’est pas que nous ignorons quels sont les préjudices liés aux entreprises canadiennes, ou que nous ne savons pas où se trouvent les exploitations minières ou leurs filiales. C’est qu’il n’y a pas de règles en place qui sont appliquées.

Merci beaucoup de la question et merci de m’avoir donné le temps d’y répondre en détail.

La sénatrice Boyer : Merci beaucoup, madame Dwyer.

[Français]

La sénatrice Gerba : Le projet de loi S-211 concerne surtout les entreprises canadiennes. Étant donné que la majorité des entreprises qui peuvent être impliquées dans l’esclavage moderne travaillent à l’international et parfois dans un contexte informel.

Madame Dwyer, comment pouvons-nous nous assurer la transparence dans un contexte informel? Comment pouvons-nous assurer une reddition de comptes et l’emploi légal des travailleurs tout en respectant la dignité humaine?

Mme Dwyer : Merci beaucoup pour votre question, sénatrice. À notre avis, il y a plusieurs éléments clés.

Il y a des procédures reconnues concernant la diligence raisonnable qui sont établies dans les lignes directrices des Nations unies et de l’OCDE. Une partie de la diligence raisonnable est d’identifier les risques pour les atténuer et en rendre compte.

À notre avis, il y a quelques aspects qui sont vraiment importants, comme d’inclure l’obligation de consulter auprès des détenteurs de droits et d’avoir des mécanismes d’alerte internes pour que l’on puisse aviser les compagnies lorsqu’il y a des risques.

Dans notre projet de loi modèle, on dit que les organisations de la société civile devraient pouvoir publier des commentaires en ce qui a trait aux rapports des compagnies pour assurer qu’ils sont véridiques. De plus, on devrait avoir accès aux tribunaux canadiens non seulement pour présenter des recours, mais aussi pour s’assurer que les compagnies respectent la diligence raisonnable.

Il faut donc donner un droit d’accès aux tribunaux canadiens, car cela fait partie de cette reddition de comptes.

La sénatrice Gerba : Donc, en fait, la garantie de la fiabilité de ces rapports réside en partie dans les entreprises elles-mêmes et dans les informations qu’elles nous donnent; on se dit que c’est raisonnable.

Par exemple, dans les pays africains, les jeunes travaillent parce qu’ils n’ont pas d’autre choix; ils doivent aller travailler pour aider et nourrir leur famille. Ces jeunes travaillent dans des mines et des manufactures. Comment pouvons-nous nous assurer que ces enfants sont ou ne sont pas d’âge mineur? La majorité des enfants concernés sont souvent sans papiers ou, dans certains cas, il y a des enfants pour qui l’on fabrique de faux actes de naissance. Donc, il est difficile de garantir la fiabilité des rapports. Je me demande s’il y a un mécanisme que l’on pourrait mettre en place pour nous assurer que ce que les entreprises déclarent est fiable.

Mme Dwyer : Je suis tout à fait d’accord, sénatrice, pour dire qu’il est vraiment important de nous assurer que ce qui figure dans ces rapports est vrai.

À notre avis, il est important d’avoir un commissaire canadien qui peut examiner les rapports. C’est vraiment important d’avoir un responsable au sein de la société civile, non seulement au Canada, mais également dans les autres pays. Il est aussi nécessaire d’avoir accès aux tribunaux canadiens à des fins de consultation.

Le commissaire pourrait avoir un pouvoir coercitif d’investigation pour demander aux compagnies de publier des rapports et de lui donner des informations pour étudier une situation en particulier.

La sénatrice Gerba : Merci.

La sénatrice Miville-Dechêne : Madame Dwyer, je partage vos idéaux; l’abolition du travail forcé et du travail des enfants est un but très louable. Toutefois, je suis pragmatique, et le but de ce projet de loi est d’avoir un consensus.

J’aimerais vous poser une question, car il y a une contradiction dans ce que vous dites. Vous dites que le modèle français est un très bon modèle de diligence raisonnable. Or, vous savez comme moi qu’en France, seulement 800 entreprises qui comptent plus de 5 000 employés sont touchées par le projet de loi. Le projet de loi que je défends est moins sévère, soit, mais il touche beaucoup plus d’entreprises. En fait, il touche toutes les entreprises qui ont plus de 250 employés, mais surtout celles qui ont un chiffre d’affaires de plus de 40 millions de dollars. J’aimerais vous entendre sur ces seuils.

De plus, vous avez mentionné que vous vouliez que le projet de loi canadien oblige toutes les compagnies, quels que soient leurs revenus, à faire rapport. Or, on sait très bien qu’il est assez complexe d’enquêter pour obtenir ces rapports dans la chaîne d’approvisionnement. De plus, obliger une entreprise de cinq employés à le faire est assez difficile. D’un autre côté, vous dites que vous aimez la loi française qui, au contraire, ne vise que les très grandes entreprises. Il faut choisir.

Mme Dwyer : Merci beaucoup pour votre question, sénatrice.

Nous cherchons à créer un cadre législatif qui répondrait aux violations des droits de la personne. Il ne s’agit pas de choisir une loi qui vient d’une autre partie du monde et de la reproduire au Canada. Je pense qu’il faut bien examiner l’économie canadienne. Au Canada, il y a un grand nombre de petites et moyennes entreprises qui travaillent dans des situations de risque élevé.

Il est nécessaire que la loi ne s’applique pas uniquement aux grandes entreprises. Nous sommes d’accord sur ce point. Je crois aussi, madame la sénatrice, que nous partageons les mêmes idéaux. Pour notre réseau, il est vraiment important que l’objectif de la loi canadienne soit d’assurer la prévention des violations des droits de la personne. Cependant, on a vu que les lois basées seulement sur les rapports ne sont pas efficaces.

Par exemple, dans notre projet de loi modèle, un modèle que nous recommandons au gouvernement du Canada, il est indiqué que les petites entreprises pourraient être exemptées de l’obligation de faire rapport, parce qu’il est plus difficile pour une petite entreprise de produire un rapport chaque année. Cependant, parce que la loi prévoit une obligation de prévenir les violations des droits de la personne et de faire preuve de diligence raisonnable, elle s’appliquerait aux compagnies de toutes les tailles. Cela signifie que même une petite entreprise directement liée aux violations des droits de la personne pourrait devoir rendre des comptes, même si elle n’est pas tenue de faire rapport. On devrait mettre l’accent sur les mécanismes qu’il faut mettre en place pour assurer la prévention et l’élimination des torts dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes, et pas seulement sur le rapport.

La sénatrice Miville-Dechêne : Permettez-moi de vous interrompre un instant. Vous dites, encore une fois, que les lois sur la transparence sont inefficaces. Or, mon projet de loi, contrairement à ce qui existe, prévoit des pénalités très sévères quand une compagnie donne de l’information trompeuse.

Je veux revenir sur les renseignements que l’on demande pour ce rapport. Vous dites, encore une fois, qu’il n’y a pas d’obligation pour les renseignements. Certes, on juge sur le rapport, mais on demande à chaque compagnie...

[Traduction]

La présidente : Sénatrice, je suis désolée de vous interrompre. La sénatrice Omidvar a une question.

La sénatrice Miville-Dechêne : Je suis désolée. Je vais m’arrêter. J’ai tellement de questions. Je suis désolée.

La sénatrice Omidvar : Ma question sera brève. Il n’est que juste que vous ayez votre tour pour poser vos questions, madame la présidente. Ma question s’adresse à M. Crewther.

Monsieur Crewther, dans le mémoire que vous nous avez présenté, vous dites que le projet de loi limite les entités qui seront visées, et vous dites que les grandes églises, les organismes de bienfaisance et les fonds sont exclus.

Je ne suis pas naïve. Nous ne sommes pas naïfs. On sait que même dans un panier de roses, il y a des pommes pourries, mais ne pourriez-vous pas donner un peu de couleur à cette observation? Pourriez-vous nous expliquer brièvement d’où vient ce raisonnement?

M. Crewther : Oui. Dans mon mémoire, que vous avez tous reçu, j’espère, j’ai noté que la définition actuelle limite dans une certaine mesure les entités qui, à mon avis, devraient être visées.

Je remarque que l’article 23 vous donne la capacité de prendre des mesures réglementaires pour élargir cette gamme d’entités, ce qui est une bonne chose. À mon avis, si vous êtes une entité qui a, disons, des revenus de plus de 40 millions de dollars — comme le mentionne l’un des points de votre projet de loi S-211 — et que vous soyez une grande église, comme l’Église catholique, ou un grand organisme de bienfaisance international, comme Oxfam et d’autres, vous devriez être inclus dans les exigences en matière de déclaration, car vous pourriez être confronté directement à des problèmes liés à l’esclavage moderne au sein de vos propres chaînes d’approvisionnement et de vos propres activités.

Prenons l’exemple du mariage forcé dans le contexte, disons, de l’Église catholique, qui est une vaste entité. Si une personne paie des frais pour se marier, cela relève directement des activités et de la chaîne d’approvisionnement de cette église, et s’il s’agit d’une situation de mariage forcé, alors cette église devrait faire rapport de cette situation.

À mon avis, la définition des entités, qui est actuellement un peu limitée, devrait être élargie. Je mentionne également que le projet de loi devrait être élargi au-delà du travail forcé et du travail des enfants pour inclure, par exemple, la traite des personnes, le travail forcé et d’autres formes d’esclavage moderne, ce qui correspond mieux à la loi australienne et à la loi britannique.

En même temps, comme je l’ai mentionné dans ma déclaration préliminaire, le mieux est l’ennemi du bien. Oui, il faut viser la perfection, mais la politique, c’est souvent l’art du compromis. Ayant moi-même été politicien dans le passé, je sais que nous n’aurions pas eu de loi sur l’esclavage moderne si nous avions continué d’insister pour que tout soit absolument parfait.

Je sais que la loi australienne change les comportements. Elle attire l’attention sur l’esclavage moderne, chaque année, au sommet de chaque organisation. Dans les critères prescrits en Australie, et dans les vôtres également, il est question d’une diligence raisonnable, mais pas pleine et entière, comme l’a dit Mme Dwyer. Cependant, vous avez la possibilité de procéder à un examen législatif, et j’espère que cela pourra se faire au bout de trois ans au lieu de cinq.

La sénatrice Omidvar : Merci beaucoup.

M. Crewther : Merci.

La présidente : J’ai une question, monsieur Crewther. Dans le rapport sur les mérites de l’adoption de la Modern Slavery Act 2018 en Australie, le Comité des affaires étrangères de l’Australie, que vous avez présidé, a recommandé la création d’un poste de commissaire indépendant contre l’esclavage, notamment pour surveiller et enquêter sur la conformité des organismes gouvernementaux aux lois sur l’esclavage moderne et entreprendre des examens législatifs de la loi proposée sur l’esclavage moderne tous les trois ans.

Le commissaire indépendant contre l’esclavage n’a finalement pas été inclus dans la loi. Pourquoi n’a-t-il pas été inclus? Pourriez-vous nous parler brièvement des avantages d’avoir un commissaire indépendant?

M. Crewther : Oui, j’ai dirigé la délégation australienne sur l’esclavage moderne au Royaume-Uni. Lorsque nous avons rencontré là-bas nos homologues, il y avait effectivement des parlementaires de partout dans le monde qui étaient alors réunis au sujet de l’esclavage moderne au Royaume-Uni. Le commissaire indépendant contre l’esclavage du Royaume-Uni — c’était Kevin Hyland à l’époque — faisait un travail formidable. C’est une des choses que nous avons recommandé fortement de mettre en œuvre en Australie. Malheureusement, et cela nous ramène à l’idée que le mieux est l’ennemi du bien, c’était un point de friction dans la salle, et c’était un point de friction pour ce qui est de faire adopter ou non le projet de loi à ce moment-là.

Un certain nombre de parlementaires australiens ont comparé cela à certains des pouvoirs conférés à un commissaire aux droits de la personne ou à d’autres commissaires semblables en Australie. Il y a eu des conflits à ce sujet par le passé. Je croyais que le rôle de ce commissaire serait différent de celui des autres, mais nous avons effectivement, et malheureusement, dû l’exclure du projet de loi.

J’espère qu’avec l’examen législatif qui aura lieu cette année et qui devra être terminé d’ici le début de l’année prochaine, on recommandera qu’un commissaire soit mis en place et qu’il puisse améliorer le projet de loi de l’Australie, parce que je pense qu’un commissaire indépendant contre l’esclavage est là pour continuellement attirer l’attention sur l’esclavage moderne, pour surveiller la situation, pour tenir les entreprises et les gouvernements responsables.

Il faut que ce soit un poste créé par voie législative et vraiment indépendant, que le gouvernement ne puisse pas abolir. Parce que si le commissaire est nommé et qu’il critique le gouvernement, il pourrait se voir retirer ses ressources, ou son poste pourrait être carrément aboli. S’il s’agit d’un poste vraiment indépendant, il doit avoir des ressources et un rôle prescrits par une loi qui lui donne le pouvoir et l’autorité de dire ce qu’il pense, même si c’est contre le gouvernement en place. Je pense que c’est très important. En Australie, on craignait que le commissaire soit une personne qui critiquerait sévèrement le gouvernement. C’est en partie pour cette raison, je crois, que ce poste n’a pas été créé, mais je vous recommande fortement de le faire.

La présidente : Merci.

Madame Dwyer, vous avez dit très clairement que, dans sa forme actuelle, le projet de loi n’empêchera pas les abus. Que pourrions-nous ajouter pour l’améliorer? Je sais qu’il y a beaucoup de choses que vous aimeriez y voir, mais quelle est la principale chose que nous pourrions ajouter?

Mme Dwyer : Merci beaucoup de poser cette question, madame la présidente. C’est très difficile à expliquer en une seule partie. Je dirais qu’au lieu de mettre l’accent sur les rapports, il faudrait le mettre sur la prévention et la lutte contre les abus. La loi devrait donner un recours aux victimes d’abus pour qu’elles puissent tenir les entreprises responsables si elles leur font du tort. Ce n’est pas ce que fait ce projet de loi.

Si vous me permettez de faire une très brève remarque, c’est seulement parce que je ne veux pas partir sans mentionner une critique de l’Australian Modern Slavery Act qui, je crois, n’a pas été mentionnée.

Ce mois-ci, la société civile et des facultés de droit de l’Australie ont publié un rapport. Je peux vous envoyer un lien et certaines des conclusions qui en découlent, mais très rapidement, selon ce rapport, seulement 27 % des entreprises semblent prendre des mesures efficaces pour contrer les risques liés à l’esclavage moderne. Je voulais simplement m’assurer que cela figure également dans votre compte rendu.

Merci beaucoup du temps que vous m’avez accordé. Si je peux vous aider ou répondre à d’autres questions, je me ferai un plaisir de le faire par la suite.

La présidente : Merci d’avoir porté cela à notre attention. S’il y a d’autres questions que vous aimeriez que le comité examine, vous pouvez toujours les soumettre par écrit. Vous avez cette possibilité.

L’heure est passée. En fait, nous avons dépassé notre temps de quelques minutes. Je remercie nos deux témoins. Monsieur Crewther, c’était un plaisir de vous voir.

Madame Dwyer, merci beaucoup d’avoir pris le temps de témoigner.

Honorables sénatrices, nous poursuivons notre examen du projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes.

J’aimerais présenter nos prochains témoins. Nous accueillons, de la Shareholder Association for Research & Education, M. Kevin Thomas, chef de la direction, et de Vision mondiale Canada, Michael Messenger, président et chef de la direction, ainsi que Matthew Musgrave, conseiller en politiques.

J’invite M. Thomas à présenter son exposé. Ensuite, ce sera au tour de M. Messenger.

Kevin Thomas, chef de la direction, Shareholder Association for Research & Education : Merci beaucoup, madame la présidente, de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui. J’ai écouté les derniers témoins, et il y a eu d’excellentes questions.

Comme vous l’avez dit, je suis le chef de la direction de la Shareholder Association for Research & Education, ou SHARE. SHARE représente le réseau canadien de clients investisseurs institutionnels, avec plus de 90 milliards de dollars d’actifs et de gestion. Nous coordonnons la défense des intérêts des investisseurs en matière d’environnement, de société et de gouvernance avec la plupart des grandes institutions financières et de pension de notre pays.

Cela signifie que chaque année, au nom de nos clients, nous dialoguons avec les conseils d’administration et la direction de plus de 120 sociétés canadiennes et internationales au nom de leurs actionnaires. Nous demandons aux conseils d’administration ou à la direction de prendre des mesures à l’égard d’un éventail de questions importantes pour nous, notamment au sujet des répercussions sur les droits de la personne, des stratégies de transition climatique ou des questions de bonne gouvernance.

Au cours des deux dernières années, SHARE a également accueilli un groupe de travail composé d’entreprises canadiennes de premier plan qui ont pris des mesures pour développer la diligence raisonnable en matière de droits de la personne dans leurs chaînes d’approvisionnement. Ce groupe a essayé de promouvoir des pratiques exemplaires au sein des industries et d’éclairer le dialogue qui se déroule ici sur les mesures législatives dans ce domaine.

Je le mentionne simplement pour dire que nos recommandations d’aujourd’hui sont fondées sur cette expérience directe en tant qu’investisseurs institutionnels et en tant qu’actionnaires qui travaillent directement avec les entreprises qui seraient touchées par cette loi.

En tant qu’investisseurs institutionnels, nous avons l’obligation fiduciaire de gérer les risques. Il s’agit en partie de s’assurer que les entités dans lesquelles nous investissons ont des politiques solides, une surveillance uniforme, une gestion efficace pour gérer leurs propres répercussions sur les droits de la personne, mais nous sommes ici en réalité parce que nous ne pouvons pas tout faire seuls. J’ai aimé les commentaires qui ont été faits plus tôt, à savoir qu’il y a, en quelque sorte, un écosystème et d’autres acteurs qui jouent un rôle. Pour les investisseurs, c’est l’absence de normes coordonnées dans l’ensemble du marché et, en particulier, le décalage entre les lois du Canada et celles d’autres pays qui ont déjà pris des mesures à cet égard, qui ajoute à la confusion.

Il y a les autres pays. Nous avons examiné ce qui se fait au Royaume-Uni et en Australie, mais aussi dans les pays comme la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et bientôt ceux de toute l’Union européenne, qui adoptent ce genre de loi. Il sera important pour nous d’obtenir des normes aussi uniformes et comparables que possible pour les investisseurs canadiens et mondiaux.

Un groupe d’investisseurs institutionnels mondiaux, représentant plus de 2,3 billions de dollars d’actifs, se joint à nous pour exhorter le gouvernement du Canada à adopter une loi qui obligerait les entreprises à cerner, à gérer, à prévenir et à atténuer les répercussions négatives sur les droits de la personne dans leurs activités mondiales.

Nous avons besoin de règles communes. Elles nous aident à gérer nos propres risques en tant qu’investisseurs. Cela dit, je ne pense pas que nous devrions nous contenter de n’importe quelle loi, et je crois que vos témoins précédents en ont parlé. Je suis d’accord pour dire que le mieux est l’ennemi du bien, mais nous devrions essayer de nous rapprocher le plus possible de la perfection pour nous assurer que cela sera utile aux institutions canadiennes et internationales qui investissent dans nos entreprises canadiennes. Je ne pense pas que le projet de loi S-211, dans sa forme actuelle, fera l’affaire.

Il y a trois raisons principales à cela. Premièrement, la portée des droits. On en a déjà discuté ici. Il est trop restrictif de se concentrer uniquement sur le travail forcé et le travail des enfants. Cela découle en partie de l’expérience des entreprises qui ne se concentrent pas uniquement sur le travail forcé et le travail des enfants lorsqu’elles mettent en place des systèmes de diligence raisonnable. Bien qu’il s’agisse de violations flagrantes des droits de la personne, pour les entreprises et les investisseurs, ce ne sont pas les seules questions importantes touchant les droits de la personne.

Avant de me joindre à SHARE, j’ai participé à l’élaboration de l’Accord du Bangladesh, qui a été promulgué après l’horrible effondrement de l’usine de Rana Plaza, en 2013, qui a tué plus de 1 200 travailleurs et en a blessé des milliers d’autres. Les risques étaient réels pour les travailleurs, mais ce n’est pas le genre de choses qui seraient couvertes par une mesure comme le projet de loi S-211, alors qu’elles pourraient l’être.

Deuxièmement, le projet de loi S-211 ne crée pas réellement une obligation de diligence raisonnable en matière de droits de la personne pour les entreprises. En tant qu’investisseur, je suis un grand partisan de la transparence et de la reddition de comptes. Nous comptons sur de bons rapports. Mais même si une entreprise serait tenue de faire rapport de ses politiques, comme Mme Dwyer l’a mentionné, je crois, il y a toujours la possibilité qu’une entreprise puisse s’acquitter de son obligation de faire rapport en disant simplement : « Nous n’avons pas ces processus », ce qui est plus inquiétant, en fournissant des informations extrêmement vagues et non substantielles.

C’est l’une des choses les plus importantes pour nous, car d’après notre expérience, il y a des entreprises qui répondent aux questions sur les droits de la personne en citant de vagues déclarations publiques ou des messages passe-partout qui ne fournissent pas vraiment suffisamment d’information aux investisseurs pour évaluer la qualité de l’approche de l’entreprise en matière de gestion des risques liés aux droits de la personne. Nous n’acceptons pas cela en tant qu’investisseurs, et vous ne devriez pas non plus.

Je dirais également que les lois sur la diligence raisonnable devraient exiger, premièrement, que les entreprises identifient les risques humains dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales, puis qu’elles rendent compte publiquement de ces risques et des mesures prises pour les éliminer ou les atténuer. Nous commençons par la diligence raisonnable, et nous passons ensuite à la question des rapports.

Enfin, je veux parler de la reddition de comptes et des amendes qui y sont associées. Je pense que la question de la reddition de comptes est complexe. Les entreprises ont beaucoup de relations différentes avec les opérations et les chaînes d’approvisionnement mondiales. C’est différent, disons, dans le secteur minier par rapport aux secteurs du détail ou des banques. Certaines de ces relations sont indirectes, surtout aux maillons inférieurs de la chaîne d’approvisionnement ou dans le cas de petites entreprises qui s’approvisionnent par l’intermédiaire d’une série de courtiers. Cependant, je crois que le régime de reddition de comptes prévu dans le projet de loi S-211, qui prévoit des amendes pour les entreprises qui déclarent des manquements, devrait être restructuré afin de mieux inciter les gens à agir.

Mme Dwyer a, selon moi, tout à fait raison de dire que les entreprises doivent être tenues légalement responsables des répercussions négatives sur les droits de la personne dans leur chaîne d’approvisionnement. Je pense que c’est essentiel, mais en même temps, la loi doit permettre à une entreprise, qui a établi un solide système de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, de s’en servir comme moyen de défense, comme le prévoit la législation d’autres pays. C’est parce que l’objectif de la loi doit être d’aider les entreprises à repérer et à corriger les abus, et non de les inciter à se retirer au moindre problème par peur des répercussions juridiques. Nous voulons qu’elles restent et qu’elles règlent les problèmes de droits de la personne que pose leur chaîne d’approvisionnement.

Ce que je veux dire, en fin de compte, c’est qu’à mon avis, une mesure législative parrainée par le gouvernement et accompagnée d’un processus qui fera participer les investisseurs, les entreprises et la société civile à la conception d’un régime efficace et applicable est en fait préférable à ce stade-ci. Il ne s’agit pas de minimiser le travail fantastique qu’a accompli la sénatrice Miville‑Dechêne en soulevant ces préoccupations. En fait, nous avons également collaboré avec le Global Fund to End Modern Slavery à l’échelle internationale pour défendre ces principes. Je ne saurais trop la remercier des efforts inlassables que la sénatrice déploie pour défendre les droits de la personne. C’est fantastique que nous soyons même ici aujourd’hui pour en discuter grâce à ses efforts.

Dans la récente lettre de mandat adressée au ministre du Travail, Seamus O’Regan, le premier ministre lui a aussi demandé d’élaborer un projet de loi sur cette question. Je verrais les sénateurs travailler avec le ministre O’Regan et les ministères concernés afin de régler les problèmes critiques que vous avez déjà énoncés dans le projet de loi S-211 et peut-être d’en combler les lacunes au moyen de mesures législatives parrainées par le gouvernement. Cela pourrait également nous amener à faire une évaluation différente de ce qui est politiquement possible et à nous rapprocher de la perfection, à défaut de l’atteindre.

Merci. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

La présidente : Merci, monsieur Thomas.

Monsieur Messenger, vous avez la parole et vous disposez de cinq minutes pour faire votre exposé, après quoi nous passerons aux questions.

Michael Messenger, président et chef de la direction, Vision mondiale Canada : Bonjour, honorables sénatrices. Je suis accompagné aujourd’hui de mon collègue, Matthew Musgrave, notre conseiller en politiques, qui peut fournir des conseils techniques sur ce sujet. Avant de commencer, comme le témoin précédent, je tiens à souligner l’excellent travail de la sénatrice Miville‑Dechêne dans ce dossier important.

Vision mondiale s’engage à promouvoir les droits et le bien-être des enfants. Nous travaillons en partenariat avec les collectivités pour assurer le développement à long terme et fournir des secours d’urgence, mais notre témoignage sera axé sur l’enfant. Nous nous sommes engagés dans la lutte contre le travail des enfants parce que nous avions une expérience directe de cette question dans 25 des 100 pays où nous sommes présents. Nous avons vu, encore et encore, que les effets des pires formes de travail des enfants, que nous appelons parfois les emplois 3D, c’est-à-dire les emplois dégoûtants, dangereux ou dégradants, empêchaient les filles et les garçons avec lesquels nous travaillions de réaliser leur plein potentiel. Les enfants ne pouvaient pas aller à l’école; leur santé et leur bien-être étaient compromis ou mis en danger; ils étaient exploités. Lorsque les enfants ne peuvent pas apprendre et grandir, l’avenir de leur famille, de leurs communautés et de pays entiers est beaucoup plus incertain. Essentiellement, le travail des enfants prive les enfants de leurs droits.

Lorsque nous avons commencé à sensibiliser la population à ce problème, nous savions que nous devions nous attaquer à ses causes et à ses répercussions sur le terrain. Pour éliminer le problème, il faudra adopter une approche holistique pour offrir des possibilités économiques et lutter contre la pauvreté sous toutes ses formes. Mais nous avons également cherché à adopter une approche canadienne qui aurait un effet positif sur la question, et nous avons vu ailleurs des mesures législatives qui visaient à contrer les risques de l’esclavage moderne, des atteintes aux droits de la personne ou du travail des enfants et du travail forcé. Nous savions que les consommateurs canadiens ne pouvaient pas avoir l’assurance que les enfants n’étaient pas exploités dans la production de biens ordinaires. C’est pourquoi nous avons fait de la législation sur la chaîne d’approvisionnement une de nos causes prioritaires à défendre.

La situation est encore plus critique aujourd’hui. En 2020, l’Organisation internationale du Travail a signalé que le nombre de filles et de garçons qui travaillaient avait augmenté pour la première fois en 20 ans, surtout dans les pires formes de travail des enfants. L’OIT a averti que 8,9 millions d’enfants supplémentaires seraient à risque d’ici la fin de 2022.

À Vision mondiale, nous avons examiné les données sur les importations canadiennes. Nous avons constaté que plus de 43 milliards de dollars en biens à risque d’être produits au moyen du travail des enfants ou du travail forcé ont été importés au Canada en 2020, ce qui représente près de 8 % des importations totales, et ce chiffre est en augmentation.

Le travail des enfants et le travail forcé sont des problèmes canadiens. Maintenant plus que jamais, alors que les pressions sur les chaînes d’approvisionnement augmentent, les entreprises doivent être proactives et vigilantes. Elles ont besoin de politiques, de pratiques et de diligence raisonnable solides, et elles doivent communiquer avec le gouvernement et le public pour maintenir la confiance. De nombreuses entreprises, comme nous l’avons déjà entendu, ont pris l’initiative de faire ce qui s’impose, mais la plupart divulguent peu ou pas d’information utile.

À Vision mondiale, au-delà des risques évidents pour les filles et les garçons, nous croyons que les risques liés au travail des enfants et au travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement mondiales sont si urgents qu’il faut relever la barre en matière de responsabilité sociale des entreprises tout comme l’ont fait un bon nombre de nos principaux partenaires commerciaux internationaux. Nous savons, et c’est dans la lettre de mandat du ministre, que cette question est sur le radar politique, mais nous devons passer de la sensibilisation à l’action.

Alors, que faisons-nous? Nous avons déjà entendu dire que si nous réfléchissons à ce qui a été fait à l’échelle internationale, il y a en fait deux approches, soit les lois portant précisément sur la transparence de la chaîne d’approvisionnement, semblables au projet de loi S-211, et les lois plus vastes sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne.

Notre position à Vision mondiale est que nous avons approuvé, avec d’autres organisations de la société civile, un cadre consensuel selon lequel une loi plus vaste sur la diligence raisonnable serait une pratique exemplaire mondiale. Il sera essentiel de respecter ces normes internationales. Mais ce que nous voulons dire, c’est que nous avons besoin de toute urgence d’un point de départ. Nous ne pensons pas qu’il faille choisir entre l’un ou l’autre. La législation sur la chaîne d’approvisionnement peut commencer à paver une voie constructive vers la résolution de ce problème. Par conséquent, nous appuyons l’approche proposée dans le projet de loi S-211.

Il y a des domaines où le projet de loi pourrait être renforcé. Premièrement, certaines parties de l’article 11, par exemple, pourraient être élargies afin que les entreprises soient tenues de divulguer non seulement les mesures qu’elles prennent pour gérer les risques et remédier au problème du travail des enfants, mais aussi pour préciser les soupçons raisonnables ou les rapports crédibles de travail forcé ou d’enfants ou d’autres abus. Deuxièmement, nous aimerions que les entreprises fassent rapport non seulement sur leurs propres activités à l’étranger, mais aussi sur les codes de conduite qu’elles demandent à leurs fournisseurs et à leurs entrepreneurs de respecter. Troisièmement, les sanctions proposées pourraient ne pas être suffisantes pour dissuader les entreprises de ne pas se conformer, surtout celles de grande taille.

Honorables sénatrices, aucun projet de loi ne peut à lui seul éliminer les violations des droits de la personne dans nos chaînes d’approvisionnement. Mais ce projet de loi offre une occasion cruciale d’explorer ces questions complexes touchant les droits de la personne, et vos délibérations éclaireront le gouvernement fédéral alors qu’il continue d’explorer ses options stratégiques et de respecter ses engagements.

J’ajouterai un dernier mot. C’est à partir de mon siège au sein de cette organisation. Je vous encourage à vous rappeler que derrière ces discussions politiques et ces statistiques se cachent de vrais enfants, de vraies communautés qui font face à des contextes incroyablement difficiles, des enfants comme Sami, 12 ans, que j’ai rencontré en 2017 lors d’un voyage au Bangladesh, qui travaillait pendant des heures, chaque jour, dans un atelier, avec un outil plus gros que lui et coupant comme une lame de rasoir. Ou Koli, une jeune fille de 13 ans, à Dhaka, qui passe la plupart de ses journées par terre, dans une petite pièce, à coudre de minuscules paillettes sur les poches de jeans et qui m’a dit, cependant, qu’elle voulait être enseignante. Sami et Koli ont reçu du soutien de nos programmes, mais ce que nous pouvons faire est peut-être maintenant limité. Cependant, nous pouvons agir pour empêcher que d’autres enfants ne soient victimes des mauvais traitements, des dangers et des limitations causés par les pires formes de travail des enfants. Nous devrions utiliser tous les outils à notre disposition pour promouvoir les droits de la personne, et une loi sur la chaîne d’approvisionnement comme ce projet de loi est essentielle.

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous faire part de nos suggestions. Nous serons heureux de répondre à vos questions.

La présidente : Je remercie les deux témoins de leurs témoignages. Je vais passer aux questions par l’entremise de la vice-présidente. Sénatrice Bernard, vous avez la parole.

La sénatrice Bernard : Je remercie les témoins de leur témoignage de ce soir. C’était très instructif.

J’aimerais commencer par vous poser une question pour connaître votre point de vue sur la pauvreté, qui est souvent la cause profonde du travail des enfants. Ce projet de loi est-il un outil pour nous aider à nous attaquer aux causes profondes, comme la pauvreté et d’autres facteurs qui peuvent mener au travail des enfants? Sinon, y a-t-il des choses qui pourraient être ajoutées pour renforcer le projet de loi?

La présidente : Sénatrice Bernard, cette question s’adresse‑t‑elle aux deux témoins ou à un seul?

La sénatrice Bernard : À l’un ou l’autre.

La présidente : Nous allons entendre les deux témoins. Je vous accorde deux minutes pour répondre à cette question.

M. Thomas : Si nous avons un projet de loi dont la portée s’étend à d’autres droits en jeu — par exemple, les conventions fondamentales de l’OIT —, cela contribue à régler le problème de la pauvreté. J’ai souvent dit, en visitant certaines de ces usines, et j’en ai visité un grand nombre moi-même, que nous avons vu les parents de ces enfants travailler dans de mauvaises conditions ou à bas salaire, ce qui a une incidence sur leurs enfants. Il n’est pas surprenant que certains de ces problèmes liés au travail des enfants surviennent dans les mêmes chaînes d’approvisionnement que celles où les parents sont également exploités.

Je pense que si nous harmonisons la définition des droits incluse dans le projet de loi avec la Convention des Nations unies sur les droits de l’homme et les conventions fondamentales de l’OIT, cela pourrait avoir un effet plus large sur le travail des enfants, pas seulement pour le limiter lorsqu’on le trouve dans une usine, par exemple, mais aussi pour essayer de s’attaquer à certaines de ses causes profondes.

M. Messenger : Je vous remercie, sénatrice, de votre question. Nous partons du principe qu’effectivement, la pauvreté est une des principales causes et aussi une des conséquences du travail des enfants. C’est pourquoi nous avons besoin d’une réponse globale, et ce projet de loi n’est qu’un outil parmi d’autres. Nous devons nous demander pourquoi, dans une situation donnée, les enfants vont travailler. Est-ce pour subvenir aux besoins de leur famille ou pour gagner leur vie? Quelles sont les injustices, les causes ou les défis auxquels font face les familles ou les communautés qui sont à l’origine du travail des enfants?

Ensuite, nous considérons les répercussions sur le terrain, puis nous pensons à ce genre de loi. Nous pouvons alors réfléchir aux incitatifs à placer tout au long de la chaîne d’approvisionnement, pour viser des situations comme celle que j’ai décrite à Dhaka, dans une arrière-salle, chez un sous-traitant d’une grande usine de fabrication. Si les Canadiens posent des questions, que les entreprises prennent des mesures de diligence raisonnable, et qu’il y a une transparence et une compréhension des répercussions, nous sommes alors conscients du problème et nous pouvons nous y attaquer. Il ne s’agit pas d’une réponse globale. Nous avons besoin d’une réponse holistique. Nous avons besoin d’organisations comme la nôtre, du gouvernement canadien ou d’autres organisations multilatérales pour établir des normes et offrir du soutien. Toutefois, il s’agit d’un outil essentiel pour intervenir.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais remercier les deux témoins qui sont venus aujourd’hui nous présenter des visions très contrastées. Ma question s’adresse à M. Michael Messenger.

Vous dites pour l’instant que le fait d’aller de l’avant avec le projet de loi S-211 est une bonne idée et qu’un projet de loi sur la transparence est une bonne idée. Que trouvez-vous de positif dans un tel projet de loi? Est-ce la question de la visibilité? Si les entreprises ne font rien et produisent des rapports absolument ridicules, ce sera dénoncé. Est-ce important à vos yeux? Est-ce que cela permettra aux entreprises d’amorcer cette conversation? Est-ce aussi une question de concurrence entre les entreprises, qui voudront peut-être produire de bons rapports pour que des articles qui leur sont favorables soient publiés dans les journaux? Comment voyez-vous cette loi sur la transparence au Canada pour améliorer le sort des enfants à plus long terme?

[Traduction]

M. Messenger : Merci, sénatrice. Lorsque nous examinons les différences entre la loi sur la transparence de la chaîne d’approvisionnement et certaines lois obligatoires sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, je dirais qu’elles ont trois dimensions.

La première est la portée — ce qui est inclus. Comme l’autre témoin l’a dit clairement, cela vise-t-il seulement le travail des enfants et le travail forcé ou les droits de la personne en général? La loi idéale aurait certainement un champ d’application plus large qui comprendrait toute la gamme des répercussions négatives possibles sur les droits de la personne. Comme cela a été souligné, le travail des enfants ou le travail forcé n’est pas toujours le problème le plus important ou le plus saillant en matière de droits de la personne dans toutes les chaînes d’approvisionnement. Mais c’est un début. Le champ d’application est donc le premier élément que nous pourrions examiner.

La deuxième est l’obligation. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’obtenir un rapport, mais aussi de voir s’il existe une obligation positive de diligence raisonnable qui pourrait être renforcée. Nous ne voulons pas qu’une entreprise puisse se conformer à la loi en se contentant de fournir un rapport insipide qui n’apporte aucune information. Cela ne nous aidera en rien. Les rapports doivent avoir suffisamment de mordant pour nous permettre de croire que les entreprises prennent la question au sérieux, qu’elles agissent et qu’elles prennent des mesures pour régler les problèmes comme on s’attend qu’elles le fassent.

La troisième dimension est celle de la responsabilité. Qu’arrive-t-il si les entreprises ne se conforment pas à la loi? Le projet de loi prévoit des peines modestes en cas de non‑conformité. Nous savons qu’il existe des dispositions relatives à la responsabilité civile qui seraient un moyen plus efficace de s’assurer que les entreprises prennent au sérieux leur responsabilité en matière de droits de la personne. Cependant, c’est une conversation plus vaste. La question est de savoir dans quelle mesure nous élargissons cela.

À notre avis, il s’agit d’un bon point de départ pour discuter de la portée, de l’obligation et de la responsabilité dans le cadre du projet de loi actuel et des modèles qui pourraient le renforcer. Je ne sais pas si mon collègue M. Musgrave aurait un point de vue différent.

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais poursuivre avec M. Thomas. J’aimerais savoir pourquoi vous ne considérez pas ce projet de loi comme une première étape. En quoi cela empêche-t-il le gouvernement d’aller plus loin s’il le veut? Il s’agit d’une mesure législative progressive. Je l’ai toujours dit. Il n’y a rien au Canada à l’heure actuelle — rien qui dicte quoi que ce soit aux entreprises à ce sujet. L’idée est donc de faire quelque chose de progressif — une première étape — après la pandémie qui a ébranlé les entreprises. En quoi cela serait-il nuisible?

M. Thomas : Sans parler de la façon dont le projet de loi du Sénat pourrait interagir avec le projet de loi ministériel, je vois une ouverture dans la lettre de mandat qui dit que nous, en tant que gouvernement, voulons que des mesures soient prises à cet égard, et peut-être qu’il y a une façon de concilier les deux. Vous pouvez parler du processus politique beaucoup mieux que moi. J’ai fait part de mes préoccupations au sujet du projet de loi. Un projet de loi du Sénat pourrait y répondre, mais je ne sais pas si, en calculant les chances que ce soit adopté, vous pourriez envisager de travailler avec le gouvernement et la Chambre à ce sujet. Je vais donc vous laisser le soin de répondre à cette question.

Je pense que vous avez raison de souligner que ce sera un processus itératif. Même si vous adoptez les meilleures mesures gouvernementales, nous en tirerons des leçons au fur et à mesure. L’une des choses que je retiens de la loi australienne, qui s’est inspirée de la loi du Royaume-Uni, c’est qu’elle a été conçue à partir de ce modèle et qu’elle a ensuite été améliorée. Nous avons l’occasion — et je pense que vous l’avez fait dans votre projet de loi — d’en tirer des leçons.

La sénatrice Miville-Dechêne : Exactement.

La présidente : Merci, monsieur Thomas.

J’aimerais aussi donner à M. Musgrave l’occasion de répondre.

Matthew Musgrave, conseiller en politiques, Vision mondiale Canada : Merci, sénatrice et membres du comité. C’est merveilleux d’être ici.

Pour répondre à la question, nous parlons beaucoup de la notion de progrès graduel et de ce qu’est un point de départ. Je pense que c’est ainsi que nous pouvons structurer cette conversation. Ce n’est pas nécessairement ce vers quoi nous devons nous diriger. Nous avons vu le précédent en France et maintenant les développements dans l’Union européenne la semaine dernière, et nous nous dirigeons vers une loi obligatoire sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne.

La question est donc la suivante : par où commencer? Nous ne pouvons commencer que lorsque nous comprenons vraiment nos chaînes d’approvisionnement, et beaucoup d’entreprises, malheureusement, ne les comprennent pas immédiatement. Il nous faut un moyen pour que toutes les entreprises puissent commencer à comprendre vraiment à quoi ressemblent leurs chaînes d’approvisionnement mondiales. Beaucoup d’entreprises ne le savent pas et ignorent quels sont les risques.

Une fois que nous aurons cette compréhension, nous pourrons continuer de relever graduellement le plancher de la responsabilité sociale des entreprises au pays afin d’accroître nos attentes au fil du temps.

Mais nous devons être prudents. Si nous agissons trop rapidement, nous risquons de laisser certaines entreprises à la traîne et, en fait, à long terme, de rater l’occasion d’amener tout le monde à participer à cet effort vraiment important que nous devons faire dans notre pays.

J’espère que mes propos ont du sens et qu’ils vous seront de quelque utilité.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup.

La sénatrice Omidvar : Avant de poser ma question, je tiens à dire à quel point il est agréable de voir Matthew Musgrave témoigner, car il a travaillé pour mon bureau, il y a quelques années. Il était assis à mes côtés, comme il est assis à côté de M. Messenger. Il est vraiment agréable de voir que le Sénat offre des possibilités d’avancement professionnel. Félicitations, monsieur Musgrave.

Ma question s’adresse à M. Musgrave ou à M. Messenger. C’est une question difficile, mais je vais essayer.

J’imagine que lorsque cette loi sera adoptée, certaines possibilités ou certains contextes de travail pour les enfants seront évidemment restreints. Je pense ensuite aux conséquences imprévues. Je pense à ce qui arrivera à ces enfants. Vous représentez Vision mondiale, alors vous pouvez nous renseigner à ce sujet. Je crains que s’ils n’ont pas d’autres recours, ils seront forcés de se livrer au proxénétisme, à la prostitution, peut-être au trafic de drogue, à des activités criminelles et même à la vente d’organes.

Donc, oui, ce projet de loi n’est pas la fin — c’est un début —, mais pouvez-vous nous dire si vous avez vu ce qui se passe dans les pays où vous travaillez?

M. Messenger : Merci, sénatrice. Je vais commencer, puis M. Musgrave pourra peut-être intervenir. Nous sommes également ravis que Matthew fasse partie de notre équipe, alors merci de l’avoir partagé avec nous.

C’est une question difficile. Mais il est bon de la comprendre. Il est important de commencer par ce que nous entendons dans ce cas particulier par « travail des enfants ». La définition du projet de loi est fondée sur notre définition nationale du « travail des enfants » et, parfois, on pourrait voir que la phrase « mentalement, physiquement, socialement ou moralement dangereuses » est ambiguë, mais elle reflète vraiment le libellé de l’Organisation internationale du travail, ce qui est nécessaire compte tenu du lien du Canada avec les conventions.

La raison pour laquelle je dis cela, c’est que nous essayons de définir le genre de travail des enfants dont nous parlons. Il ne s’agit pas de quelqu’un qui aide dans une ferme familiale. Ce n’est pas quelqu’un qui aide dans une petite entreprise. Cela relie vraiment le travail des enfants à ce qu’on appelle les pires formes de travail des enfants. Je l’ai mentionné plus tôt. À Vision mondiale, aux fins de notre engagement public, nous parlons des trois D, soit un travail dégoûtant, dangereux ou dégradant. Cela pourrait comprendre l’exploitation sexuelle. Il pourrait s’agir d’enfants qui courent de graves risques sur le plan de leur bien-être et de leur éducation.

Il ne s’agit donc pas d’enfants qui effectuent un travail léger. Je pense qu’il est important de faire la part des choses.

Cela dit, il y a, bien sûr, le risque que si une possibilité économique était immédiatement éliminée, cela pourrait avoir des répercussions sur la famille. On le voit même en ce moment. Je pense à la situation en Afghanistan, à l’heure actuelle, où le nombre de fillettes vendues en mariage augmente avec la crise humanitaire qui sévit, malgré les lois qui l’interdisent.

Mais cela nous oblige à adopter une approche holistique, comme je l’ai déjà dit, pour examiner ce que nous faisons, non seulement pour mettre l’accent sur les incitatifs prévus dans un projet de loi comme celui-ci, mais aussi sur le terrain pour aider.

Dans le cadre de notre action — et je vais prendre comme exemple le Bangladesh, où je suis allé —, Vision mondiale travaille aux côtés d’enfants qui soutiennent leur famille, même dans certains de ces milieux dangereux, en leur offrant des programmes et des cours supplémentaires. En fait, nous avons été en mesure de négocier avec certains employeurs pour que les enfants y participent, parce que nous reconnaissons que le simple fait de leur enlever leur gagne-pain va nuire aux familles au lieu de les aider.

À long terme, nous espérons que cela deviendra tellement enraciné que, premièrement, le travail des enfants sera inutile d’un point de vue économique et, deuxièmement, il continuera d’être moralement répugnant que des enfants soient exploités de cette façon. Entretemps, cependant, nous devons répondre aux besoins actuels. Nous ne voulons certainement pas faire plus de mal, mais nous sommes d’avis qu’avec une approche holistique et graduelle — ces incitatifs prennent du temps à interagir — et en s’attaquant à des problèmes comme la pauvreté, les droits de la personne et l’injustice au Canada et partout dans le monde, nous serons en mesure d’atténuer les préoccupations que vous avez soulevées.

La sénatrice Omidvar : Merci. C’est une réponse très encourageante.

Madame la présidente, ai-je le temps de poser une brève question à M. Thomas?

La présidente : Pourrions-nous faire un deuxième tour? J’ai une liste.

Je demanderais aux témoins d’être assez brefs dans leurs réponses afin que tout le monde puisse poser ses questions.

La sénatrice Boyer : Je remercie les trois témoins de nous avoir fait part de ces renseignements aujourd’hui.

Je reviens à la question de la sénatrice Omidvar, et à ce qu’a dit M. Messenger au sujet de l’approche holistique. J’aime cette approche, car elle comporte plusieurs volets. Mais je m’interroge sur les changements apportés aux politiques d’autres pays sur le plan des moyens de prévention et de protection, que vous avez remarqués ou que vous avez préconisés, et sur la mesure dans laquelle ces changements ont réduit le recours au travail des enfants dans certaines industries.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les répercussions et nous donner des exemples précis de la façon dont les enfants qui travaillent se libèrent de l’exploitation après la fin du financement? Et comment pouvons-nous nous assurer, par le biais de politiques ou d’autres moyens, que ces enfants vulnérables ne sont pas simplement poussés dans une autre situation de travail forcé ou d’autres mauvaises choses? Merci.

M. Messenger : Je vais céder la parole à M. Musgrave. Nous pouvons certainement parler d’autres domaines d’injustice ou de droits de la personne où les conventions ouvrent la voie, après quoi nous agissons, mais peut-être pourriez-vous répondre, M. Musgrave.

M. Musgrave : Certainement. Je vous remercie, sénatrice, de votre question.

Pour revenir à votre question, le seul concept qui nécessite vraiment une conversation et une réflexion de la part de tous les membres de ce comité, c’est vraiment le concept de la réparation. Lorsque les entreprises déterminent qu’un risque existe au sein de leurs chaînes d’approvisionnement en vertu de cette loi, que font-elles de cette information? Souvent, il ressort de la conversation qu’il ne s’agit pas simplement de fermer le robinet, de retirer de la chaîne le fournisseur ou le sous-traitant en question et de passer à autre chose, et qu’il y a en fait une responsabilité d’agir. À quoi ressemble vraiment cette responsabilité du point de vue d’une entreprise?

Souvent, on voit des entreprises qui découvrent un risque et qui sortent les enfants de ce scénario, investissent dans leur éducation et les rapprochent d’une forme légitime de travail qui n’est pas dégoûtante, dangereuse ou dégradante. Mais cela ne peut se produire que lorsque les entreprises sont les premières à prendre des mesures.

Nous espérons que ce projet de loi amorcera une conversation constructive — pas le genre de conversation qui ne mène nulle part —, mais une vraie conversation avec le gouvernement, les entreprises et les intervenants, comme nous, sur ce à quoi ressemble vraiment cette responsabilité et sur les possibilités d’investir dans des mesures correctives réelles et appropriées qui empêchent les enfants de réintégrer les cycles de la pauvreté extrême et du travail des enfants.

Nous avons en fait une excellente occasion de pouvoir renverser bon nombre de ces cycles de pauvreté grâce à ce projet de loi. Tout dépend de la façon dont nous saisissons les concepts comme la réparation et nous allons de l’avant.

J’espère que cela répond à votre question.

La sénatrice Boyer : Merci. C’est certainement une approche holistique, alors merci beaucoup.

La sénatrice Hartling : Je tiens à remercier nos trois témoins d’être venus. C’est beaucoup d’information. Je tiens à remercier la marraine, parce que ce que nous faisons ici, c’est comme peler un oignon. Chaque fois que nous retirons une couche, nous trouvons de plus en plus d’information, et c’est très intéressant et passionnant.

Ma question s’adresse à M. Thomas. J’ai bien aimé ce que vous avez dit au sujet du Canada et du décalage par rapport à d’autres pays. J’en conclus que nous avons besoin d’une approche globale, mais vous avez également dit que la loi doit ajouter de la valeur. Je vais donc vous demander conseil. Si vous pouviez nous recommander ce qu’il faudrait faire pour améliorer cette loi ou examiner ce qui se fait ailleurs, quelle serait la meilleure solution pour nous permettre de faire de notre mieux? Je sais que c’est un début, mais je pense que l’occasion d’agir nous est donnée, alors comment pouvons-nous faire en sorte que cette loi commence vraiment à toucher les gens de nombreuses façons différentes?

M. Thomas : Merci, sénatrice Hartling. Il s’agit notamment d’essayer de déterminer exactement où ajouter de la valeur à une loi comme celle-ci par rapport à celles des autres pays. Tout d’abord, nous devrions essayer de nous aligner le plus possible avec les autres pays, et cela parce que nous travaillons avec des entreprises qui sont tenues de produire des rapports de différentes façons à différents endroits. Nous ne voulons pas que cela se produise trop souvent, à moins que ce ne soit quelque chose qui soit clairement ajouté pour rendre la loi plus efficace. Vous ne voulez pas ajouter une exigence de déclaration qui ne fait qu’ajouter de la paperasse, mais qui n’ajoute pas d’effets sur le terrain. C’est ma première mise en garde à ce sujet.

La tendance que j’ai observée ailleurs, en particulier chez des partenaires commerciaux importants comme l’Union européenne, est la question de la diligence raisonnable à l’égard des droits de la personne et pas seulement du travail forcé et du travail des enfants, ainsi qu’une exigence positive de diligence raisonnable. Comme M. Musgrave vient de le dire, je pense qu’il faut éduquer les gens sur la façon de bien faire les choses, mais je pense aussi que les chaînes d’approvisionnement mondiales sont déjà très conscientes de ce qui doit être fait. Nous ne partons pas de zéro.

Je peux vous dire, au nom des investisseurs mondiaux et de notre travail dans ce domaine, que nous collaborons avec des entreprises depuis des années sur ces mêmes questions. Tout le monde en parle. Ce qui nous manque, c’est la normalisation qui permettra de dire que c’est ce à quoi on s’attend des entreprises. Ce n’est pas une obligation que nous venons d’imposer de notre propre chef ou sur laquelle le prochain investisseur aura un point de vue différent. C’est ce vers quoi nous nous dirigeons et c’est ce à quoi nous nous attendons, et si nous ne voyons pas des rapports et une diligence raisonnable suffisamment approfondis, nous savons que cela posera un risque important pour vous en tant qu’entreprise et, par conséquent, pour nous en tant qu’investisseurs.

La sénatrice Hartling : Je vous en suis vraiment reconnaissante, et j’apprécie vraiment votre expertise et votre expérience. Merci beaucoup.

M. Thomas : Merci.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je remercie tous les témoins d’être parmi nous aujourd’hui. Ma question sera très courte, parce que la sénatrice Bernard et d’autres sénateurs ont posé la même, qui a trait à la pauvreté.

Je m’adresse à M. Messenger, dont l’organisation travaille beaucoup en Afrique, car il connaît le contexte de la pauvreté, notamment dans les pays africains et dans tous ceux où cette loi va s’appliquer.

Comment s’assurer que les enfants qui sont très pauvres et qui n’ont même pas les moyens d’aller à l’école pourront rester chez eux sans aller à l’école, sans travailler, alors qu’ils le font essentiellement pour aider leur famille? Ils n’ont pas le choix. Comment peut-on aider les familles à sortir de la pauvreté, sans toutefois exposer leurs enfants ou sans qu’elles soient elles‑mêmes exploitées? Quelles sont les solutions qui permettraient d’améliorer la loi S-211 dans ce sens?

[Traduction]

M. Messenger : Merci, sénatrice. Ma réponse brève serait que la pauvreté est souvent une injustice qui mène à un manque de choix pour les familles touchées. Cela comprend les enfants et peut-être la possibilité, ou l’impossibilité pour eux de réaliser leur plein potentiel. Toute réponse générale aux problèmes de pauvreté et d’injustice doit tenir compte de toutes ces possibilités et, comme je l’ai déjà dit, il doit s’agir d’une réponse holistique.

Bien sûr, ce projet de loi ne réglera pas les problèmes que vous avez soulevés et que nous voyons tous les jours, mais c’est un outil dont nous disposons pour répondre à une préoccupation particulière qui consiste à veiller à ce que l’avenir des enfants ne soit pas compromis par les pires formes de travail des enfants. Cela prendra-t-il du temps? Est-ce une solution miracle? Non, ce n’est pas le cas, mais c’est un outil parmi d’autres pour s’attaquer à ce problème odieux des droits de la personne.

La sénatrice Gerba : Mais pouvons-nous ajouter quelque chose à la loi pour qu’elle puisse aider à s’y attaquer?

M. Messenger : La seule chose qui pourrait aider à le faire est que la loi aille au-delà des rapports pour exiger des mesures concrètes. Comme M. Musgrave l’a mentionné, une des solutions est que les entreprises aient à déclarer quelles mesures elles prennent lorsqu’elles divulguent ce qu’elles ont trouvé, lorsqu’elles agissent en fonction de soupçons raisonnables ou de rapports faisant état de travail des enfants ou de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement, qu’elles prennent des mesures et qu’elles aient la responsabilité d’en faire rapport — pas seulement de dire qu’elles envisagent d’agir.

La sénatrice Gerba : D’accord, merci.

La sénatrice Omidvar : Monsieur Thomas, vous avez parlé de la catastrophe du Rana Plaza. J’ai visité le Rana Plaza quelques mois après le désastre. Après mon retour, notre comité a fait une étude sur les droits des travailleurs du vêtement. Nous avons formulé des recommandations. Nous avons fait appel à certaines des entreprises dont j’ai vu les étiquettes flotter dans l’eau à cause des pluies de la mousson. J’ai rencontré certains des parents qui étaient là et dont les enfants n’avaient pas été retrouvés. D’après ce que j’ai compris, on ne retrouvera jamais leur corps parce que les moussons au Bangladesh peuvent être brutales.

Le problème qui s’est posé, c’est que les entreprises canadiennes peuvent passer des contrats avec certains fabricants qui ont tous les règlements en place, mais que ces derniers passent ensuite des contrats avec des sous-traitants. Je ne sais pas ce qui a changé depuis ce rapport. Je sais qu’au début, il y a eu un tollé de protestations pour que nous protégions les droits de ces travailleurs — il s’agissait surtout de jeunes femmes. Elles étaient moins bien payées parce qu’elles étaient jugées moins qualifiées. Avez-vous constaté des changements dans les chaînes d’approvisionnement depuis cette catastrophe?

M. Thomas : Merci, et merci de cette observation directe du Bangladesh. Oui, la seule chose qui a changé, et je pense que cela reflète la valeur de la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, c’est qu’à la suite de cette catastrophe, une entente a été signée entre des centaines de compagnies mondiales de vêtements et les syndicats du Bangladesh et du monde entier pour créer un programme d’inspection des bâtiments, un programme d’inspection de la sécurité incendie et de la sécurité des bâtiments, ce qui comprend les travailleurs, la formation et l’accès à des recours. Et le plus important, c’est que cela inclut un recours juridique dans les pays hôtes par le biais de procédures d’arbitrage exécutoires si les entreprises ne respectent pas leurs obligations au Bangladesh. On est en train d’élargir ce modèle. Pas plus tard que l’été dernier, nous avons négocié avec des entreprises pour qu’il soit étendu à l’échelle internationale. Il va être exporté dans d’autres pays où il pourra être reproduit.

Ce qui est important dans le contexte de ce projet de loi, c’est que lorsque j’ai travaillé avec les travailleurs du Bangladesh pour élaborer les dispositions d’inspection et le mécanisme de reddition de comptes, ces mesures étaient déjà prêtes un an avant l’effondrement du Rana Plaza. Nous avons négocié avec certaines marques mondiales qui n’étaient pas disposées à les adopter parce qu’elles estimaient ne pas en avoir besoin. Donc, la raison pour laquelle je reviens toujours à l’idée de l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable et d’un recours juridique, c’est que cette solution était en place avant que 1200 travailleurs ne meurent. Ces entreprises y avaient accès, mais elles ne l’ont pas signée. Elles l’ont signée par la suite, mais elles auraient pu le faire avant pour éviter cette tragédie. Je pense que ce projet de loi est exactement ce qu’il faut faire pour mettre en place ce genre de mesure parce que l’approche volontaire ne fonctionne plus, et il y a des preuves montrant que cette approche peut fonctionner.

La sénatrice Omidvar : Monsieur Thomas, vous avez parlé des sociétés et des investisseurs, mais vous n’avez pas parlé des actionnaires. Pensez-vous que ce projet de loi, lorsqu’il sera adopté — et je tiens à ce qu’il le soit — donnera aux actionnaires une tribune d’activisme sur la question de l’esclavage moderne dans la chaîne d’approvisionnement? Vous pourriez peut-être nous faire part de votre expérience en matière d’activisme des actionnaires à l’égard des objectifs environnementaux et durables.

M. Thomas : Merci beaucoup, sénatrice, et c’est certainement le domaine dans lequel nous travaillons. En fait, l’une des premières propositions d’actionnaires au Canada a été faite en 2000 par notre organisation à la Compagnie de la Baie d’Hudson, au sujet de la diligence raisonnable au Lesotho, en particulier dans certaines de ses usines là-bas.

Il y a beaucoup d’activisme à ce sujet. C’est entravé par deux choses. Il y a d’abord la question dont traite le projet de loi actuel, soit la divulgation. Pour lutter contre la fraude, nous avons besoin de renseignements comparables et fiables qui peuvent être vérifiés, comme l’a dit la sénatrice Miville‑Dechêne, et qui nous donnent un point de départ.

Je suis inquiet à l’idée de laisser les actionnaires se débrouiller seuls, car c’est à nous de surveiller les entreprises dans lesquelles nous investissons. Je pense que nous pouvons faire plus pour exiger une diligence raisonnable. D’une certaine façon, les consommateurs devraient pouvoir s’attendre à ce que les vêtements qu’ils achètent soient fabriqués dans de bonnes conditions plutôt que d’avoir à chercher une étiquette qui le dit. Je crois raisonnable de s’attendre à ce qu’une entreprise respecte ses obligations en matière de droits de la personne lorsqu’elle s’approvisionne à l’échelle mondiale.

Il devrait en être de même pour les investisseurs. Mais c’est un écosystème, et nous ferons notre part tant que les gouvernements établiront des normes et des règles.

La sénatrice Omidvar : Merci.

La sénatrice Bernard : Monsieur Thomas, ce projet de loi comporte des critères d’inclusion très précis qui visent les grandes et moyennes entreprises. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des avantages ou des inconvénients d’inclure les petites entreprises?

M. Thomas : Merci. Excellente question, parce que j’ai eu des doutes au sujet du seuil. Lors des consultations que nous avons eues avec les entreprises, la plupart du temps, le seuil prévu par le projet de loi leur a semblé assez satisfaisant. Elles soulèvent quelques objections ici et là, mais elles ne pensent pas que cela ira trop loin en s’appliquant aux entreprises qui sont trop petites pour mettre ces mesures en place. Il est important de comprendre comment les entreprises interagissent avec les chaînes d’approvisionnement, car les plus petites ont tendance à recourir à des courtiers. Elles achètent auprès des distributeurs et ont peu d’influence sur ce qui se passe dans la chaîne d’approvisionnement.

Pour ce qui est des entreprises de plus grande taille, le seuil de 40 millions pourrait être faible pour certaines; il pourrait être élevé pour d’autres. Je pense que nous devons prêter attention à cela, peut-être en menant des sondages auprès des entreprises sur le marché canadien, mais je suis à peu près certain que nous nous approchons du bon chiffre. Je m’inquiéterais d’un seuil plus bas que cela.

Une dernière chose : la directive de l’UE parle de fixer le seuil en fonction du nombre d’employés et des revenus, mais aussi de cibler quelques secteurs à risque élevé. Elle a cerné des risques précis dans des secteurs particuliers et le seuil pourrait être un peu plus bas pour les secteurs en questions. C’est également une approche raisonnable. Je n’ai pas de réponse quant aux secteurs avec lesquels vous devriez travailler, si ce n’est qu’il y a différentes approches à adopter.

La sénatrice Bernard : Merci.

La présidente : Monsieur Thomas, monsieur Messenger et monsieur Musgrave, je vous remercie de votre aide ce soir et de votre présence. Nous vous sommes très reconnaissants de l’aide que vous nous avez apportée dans le cadre de cette étude.

Honorables sénatrices, notre prochaine réunion aura lieu le lundi 21 mars 2022.

Avez-vous des objections à ce que nous poursuivions à huis clos pour discuter des travaux futurs? Puisqu’il n’y en a pas, nous allons maintenant nous réunir à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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