LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 28 mars 2022
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui à 17 h 4 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes.
La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Je m’appelle Salma Ataullahjan, de Toronto, et je suis la présidente du comité.
Nous en sommes à notre quatrième et dernière séance avec des témoins pour l’examen du projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes.
J’aimerais vous présenter nos témoins. Nous accueillons Me Peter Talibart, avocat, de Seyfarth Shaw, qui se trouve au Royaume-Uni. Je vous remercie, monsieur, de prendre le temps de témoigner. Nous accueillons aussi Surya Deva, membre du Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme. M. Deva est aussi membre du corps professoral de la Macquarie Law School à Sydney, en Australie. Il se trouve au Bangladesh, où il est, je pense, 3 heures ou 4 heures du matin. Nous vous sommes très reconnaissants d’être debout et disposé à témoigner à cette heure indue.
Je vous remercie tous les deux de vous être rendus disponibles à une heure aussi tardive. J’inviterais Me Talibart à nous présenter sa déclaration liminaire. Nous demanderons ensuite à M. Deva de nous présenter la sienne et nous enchaînerons avec la période de questions.
Me Peter Talibart, avocat, Seyfarth Shaw (UK) s.r.l., à titre personnel : Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous souhaite le bonjour, ou le bonsoir, depuis Londres, où il fait très noir. Je suis honoré de pouvoir discuter avec vous de ce sujet, l’un des plus importants de notre époque.
Je suis co-directeur du service de droit international d’un cabinet d’avocats américain faisant partie des 100 plus importants, Seyfarth Shaw s.r.l. Je suis avocat spécialisé en droit international de l’emploi de profession. Je suis également un administrateur mondial de l’organisation caritative de défense des droits de la personne STOP THE TRAFFIK, et je suis son conseiller juridique bénévole depuis environ 17 ans.
J’ai conseillé cette organisation et les évêques de l’Église d’Angleterre à la Chambre des Lords sur les dispositions relatives aux chaînes d’approvisionnement de la loi britannique sur l’esclavage moderne lorsqu’elle a franchi toutes les étapes au Parlement, si bien que je connais le processus. Je suis également très fier d’être Canadien.
Je m’adresse à vous ce soir — cet après-midi — à titre personnel, et les opinions que j’exprimerai n’engagent que moi.
J’aimerais discuter avec vous de cinq sujets, qui portent principalement sur la structure du projet de loi, mais sans ordre particulier.
À mon avis, il s’agit d’une bonne loi, bien équilibrée. Elle fait progresser le modèle de transparence, en allant un peu plus loin que les lois californienne, britannique et australienne dont elle s’inspire, mais sans pour autant, dans sa forme actuelle, être sévère au point que les entreprises canadiennes trouveraient trop compliqué de s’y conformer, ou être telle qu’elle ne s’appliquerait sans doute qu’aux très grandes entreprises canadiennes. Je pourrai vous expliquer ce commentaire dans quelques minutes.
À mon avis, ce projet de loi intègre assez habilement l’approche adoptée par les systèmes de common law et de droit civil pour traiter du problème de l’esclavage moderne, en intégrant la transparence du processus de diligence raisonnable en matière de droits de la personne dans les exigences de la déclaration sur l’esclavage moderne. Il s’agit, selon moi, d’une manière raisonnable et proportionnée d’aborder le concept de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, qui permet d’éviter bon nombre des pièges de cette approche dans sa forme actuelle.
Les lois modernes sur l’esclavage seront les premières dans l’histoire de l’humanité à être basées sur l’intelligence artificielle, et si vous me le permettez, j’en expliquerai les raisons. Si vous avez la gentillesse de m’accorder encore plus de temps — probablement une heure environ à une date ultérieure —, je pourrai vous montrer ce qu’il en est et vous donner l’occasion d’interroger la machine.
Dans son préambule, ce projet de loi fait référence à des lois internationales publiques datant des années 1930 qui engagent le Canada à se joindre à la lutte contre l’esclavage moderne. En 1999, le gouvernement canadien a créé un organisme chargé d’examiner les questions relatives à la traite des personnes, et pourtant, rien n’a encore été fait concrètement. C’est absolument honteux pour notre pays.
À mon avis, le droit international public, aussi louable et important qu’il soit, ne peut à lui seul ébranler l’industrie mondiale de l’esclavage moderne. Je pense donc que le monde a besoin de davantage de lois nationales qui lient directement les acteurs économiques, comme ce projet de loi.
Ces nouvelles lois basées sur la transparence, qui utilisent les leviers de pression que sont les consommateurs, les investisseurs, les actionnaires, les communications, les médias sociaux et les régulateurs, font en sorte qu’elles peuvent fonctionner en parallèle avec d’autres cadres juridiques pour priver les responsables de ces crimes planétaires de leur capacité de gagner les profits faramineux non imposés qu’ils empochent. En ayant une bonne loi, comme c’est le cas ici — une loi qui est conforme à l’un des deux modèles internationaux dominants adoptés par les États, qui emprunte en fait le meilleur des deux et, surtout, qui peut être modifiée au besoin par des règlements supplémentaires —, dans ces circonstances, tout retard supplémentaire dans l’intégration du concept de transparence dans les chaînes d’approvisionnement concernant le travail des êtres humains est tout à fait inexcusable.
Nous vivons dans un monde aux prises avec une crise humanitaire croissante, un monde où un nombre invisible d’hommes, de femmes et d’enfants travaillent dans des conditions inacceptables, un monde que nous perpétuons chaque jour par notre inaction. Les entreprises sont prêtes à appliquer une bonne loi partout. Le Canada aussi, et nous y sommes.
Il y a assurément des éléments à discuter dans ce projet de loi. J’ai quelques observations à faire, et différents groupes d’intérêt auront des sensibilités particulières, mais aucune loi ne pourra jamais satisfaire tous les intervenants sur tous ses aspects. Tôt ou tard, le Parlement du Canada devra adopter une position raisonnable sur chacune de ces questions, sinon le Canada ne légiférera jamais sur la transparence dans les chaînes d’approvisionnement concernant le travail des êtres humains.
À ma connaissance, toutes les questions à régler semblent être des détails. De même, on peut parler des lois dans d’autres pays ou de l’application d’autres modèles juridiques au Canada, mais nous devons garder à l’esprit que ces lois s’inscrivent dans des systèmes et des traditions juridiques très différents des nôtres.
Je crois que là où une personne comme moi peut être le plus utile aux sénateurs, c’est en discutant de la structure du projet de loi et de l’objectif de ces lois. Il semble y avoir une certaine confusion à ce sujet. Je serais très heureux de vous apporter toute l’aide que je peux. Merci beaucoup.
La présidente : Je vous remercie beaucoup.
Monsieur Deva, vous avez la parole.
Surya Deva, membre, Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, à titre personnel : Madame la présidente, je vous remercie de m’avoir invité à vous faire part des vues du Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme à propos du projet de loi visant à lutter contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement.
Le groupe de travail a reçu du Conseil des droits de l’homme le mandat de promouvoir la diffusion et la mise en œuvre des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Nous travaillons avec les États, les entreprises, les organisations de la société civile et d’autres intervenants pour remplir ce mandat. Sur demande, nous pouvons fournir des conseils et des recommandations concernant l’élaboration des lois et des politiques nationales sur les entreprises et les droits de la personne, et mon intervention aujourd’hui s’inscrit précisément dans le cadre de ce mandat que nous avons.
Le commentaire du principe directeur 3 prévoit que les États « devraient envisager un assortiment judicieux de mesures — nationales et internationales, contraignantes et volontaires — pour favoriser le respect des droits de la personne par les entreprises. »
Les lois sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits de la personne sont largement considérées comme faisant partie intégrante de cet assortiment judicieux.
Au cours des cinq dernières années, cinq États européens — à savoir la France, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne et la Norvège — ont adopté une loi sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits de la personne. La notion de diligence raisonnable obligatoire fait également partie du projet de traité sur les entreprises et les droits de la personne en cours de négociation au Conseil des droits de l’homme.
Dernièrement, la Commission européenne a publié un projet de directive sur la diligence raisonnable des entreprises en matière de développement durable, qui recommande aux États membres de l’Union européenne de veiller à ce que les entreprises dépassant une certaine taille exercent une diligence raisonnable en matière de droits de la personne et de l’environnement.
Il convient également de rappeler que dans son rapport de 2018, pour lequel j’ai eu le plaisir de me rendre au Canada, le groupe de travail avait encouragé le gouvernement fédéral à explorer les façons d’inciter les entreprises à faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, notamment en adoptant des règlements sur la diligence raisonnable et la divulgation obligatoires.
Madame la présidente, nous devons donc considérer le projet de loi canadien dans ce contexte plus large de l’évolution du paysage réglementaire aux niveaux national, régional et international.
J’aimerais souligner quatre points.
Premièrement, à l’instar de ce que le groupe de travail a souligné concernant la directive de la Commission européenne, le projet de loi canadien devrait être conforme aux principes directeurs des Nations unies. De ce point de vue, la portée étroite du projet de loi est problématique, car elle ne couvre pas tous les droits de la personne internationalement reconnus et ne s’applique pas non plus à toutes les entreprises commerciales.
Deuxièmement, il semble que le projet de loi impose simplement une obligation de rapport annuel à certaines entreprises, ce qui est très différent de ce que prévoit le pilier II des principes directeurs des Nations unies, soit d’exercer une diligence raisonnable régulière en matière de droits de la personne.
Troisièmement, il est essentiel que les lois sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits de la personne prévoient des recours efficaces pour les personnes touchées par les violations des droits de la personne commises par les entreprises. Le projet de loi proposé ne répond pas aux attentes sur ce point non plus, puisque la responsabilité pénale se limite à la violation de l’obligation de déclaration ou à une déclaration fausse ou trompeuse.
Quatrièmement, malgré les estimations de l’Organisation internationale du travail selon lesquelles plus de 70 % des victimes de l’esclavage moderne sont des femmes et des filles, le projet de loi n’intègre pas une perspective de genre et ne tient pas compte d’autres considérations de vulnérabilité ayant un rapport avec le travail des enfants ou le travail forcé.
En bref, le gouvernement canadien devrait adopter une loi globale sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, couvrant les droits de la personne, les droits des travailleurs, les droits environnementaux et, j’ajouterai, les changements climatiques. Une telle loi devrait également renforcer l’accès à des recours efficaces.
Je me réjouis de pouvoir avoir cette discussion avec vous aujourd’hui. Je vous remercie de votre attention, et je serais heureux de répondre à vos questions et commentaires.
La présidente : Je remercie beaucoup nos témoins.
J’aimerais rappeler aux sénateurs qu’ils disposent de cinq minutes, conformément à la pratique, pour poser leurs questions, ce qui inclut la réponse. Si vous avez plus d’une question, nous pouvons toujours y revenir au deuxième tour. Cela dépend, bien sûr, de votre première question. Parfois, vous pouvez en poser deux.
La sénatrice Bernard : Je remercie nos deux témoins, surtout en sachant que vous vous joignez à nous très tard dans votre journée ou très tôt.
Je vais commencer par M. Deva. En écoutant votre déclaration préliminaire, je pense que vous avez fait allusion au fait que ce projet de loi ne s’attaque à aucune des causes profondes de l’esclavage moderne. Pourriez-vous commenter ce point en particulier?
Vous avez aussi parlé de diverses lacunes dans le projet de loi. Avez-vous des recommandations précises pour y remédier? Je vous remercie.
M. Deva : Merci beaucoup, madame la sénatrice. Je vous remercie pour votre question. Je pense que le gros défaut de ce projet de loi est qu’il est calqué sur les lois australienne et britannique relatives à l’esclavage moderne, et il a été largement prouvé que ces lois n’ont pas réussi à remédier au problème grave qu’est l’esclavage moderne. C’est ce qu’indiquent de nombreuses preuves et recherches.
Alors pourquoi un pays devrait-il, en 2022, suivre un modèle de réglementation très défectueux alors que des modèles de réglementation bien supérieurs émergent en Europe pour ce qui est de la diligence raisonnable liée aux droits de la personne?
Le fait de demander aux entreprises de faire preuve de diligence raisonnable pour repérer les cas de travail des enfants ou de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement revient à leur dire de se concentrer uniquement sur l’esclavage moderne et d’ignorer les autres éléments. Par exemple, si elles trouvent des cas de harcèlement sexuel dans la chaîne d’approvisionnement, le projet de loi leur dit de ne pas s’en inquiéter. Si vous constatez un problème de pollution environnementale, ne vous y intéressez pas. Je m’exprime à vous depuis Dhaka où, par coïncidence, en 2013, s’est produite la catastrophe du Rana Plaza. De graves violations des règles de santé et de sécurité au travail avaient alors coûté la vie à plus de 1 000 travailleurs. Ce projet de loi ne couvrira pas ce genre de situations. C’est pourquoi il est essentiel d’adopter une approche globale.
Les droits de la personne sont interdépendants. Nous ne pouvons pas vraiment choisir un seul de ces droits du travail ou de ces droits de la personne alors que ces interconnexions sont très claires.
Je crois fermement qu’à ce stade, il ne sera pas très utile pour les entreprises canadiennes de se concentrer uniquement sur ces éléments limités de l’esclavage moderne.
Toutefois, si le Parlement canadien souhaite se concentrer sur un élément précis, il doit au moins appliquer cette loi à toutes les entreprises canadiennes, comme le fait la loi néerlandaise. Même si vous vous concentrez sur les situations précises d’esclavage moderne, vous ne pouvez pas réellement créer une hiérarchie en vertu de laquelle la loi ne s’applique qu’à certaines grandes entreprises employant un certain nombre d’employés ou dont le chiffre d’affaires s’élève à un certain nombre de millions de dollars. Je vous remercie.
La sénatrice Bernard : Merci. Je vais essayer de poser une question à Me Talibart.
Le projet de loi S-211 prévoit des obligations de déclaration applicables aux institutions gouvernementales qui produisent, achètent ou distribuent des biens. Contrairement à ce qui est prévu pour les entités privées, le projet de loi ne comporte pas de pouvoirs d’application ou d’enquête particuliers visant à garantir que ces rapports sont complets et ne sont pas faux ou trompeurs. Pensez-vous que la transparence des rapports des institutions gouvernementales sera un outil suffisant, ou des pouvoirs d’application ou d’enquête plus précis doivent-ils être établis?
Me Talibart : Je pense que le gouvernement pratique habituellement un degré d’autosurveillance très élevé. Étant donné que le ministre et les ministères doivent produire un rapport, je ne pense pas qu’il soit réellement nécessaire d’effectuer une évaluation indépendante de ce que fait le gouvernement comme on le fait pour l’industrie privée, mais c’est un point que l’on peut défendre avec conviction dans un sens ou dans l’autre. Il s’agit d’une question politique, comme tout le reste.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci à vous deux pour votre témoignage. Ma question s’adresse à Me Talibart.
Vous avez entendu M. Deva dire que la loi britannique sur l’esclavage moderne est très défectueuse. J’aimerais que vous en disiez un peu plus à ce sujet. Étant donné que vous avez participé à l’examen de la loi britannique, j’aimerais que vous indiquiez quelles sont les différences avec notre projet de loi pour ce qui est des sanctions, de la couverture des entreprises et de l’interdiction de faire des déclarations mensongères dans les rapports. En gros, pouvez-vous faire cette comparaison?
Me Talibart : Absolument. Merci, et merci à mon ami pour ses commentaires. Aucune loi dans ce domaine ne sera parfaite. Lorsque nous nous sommes battus pour que le gouvernement britannique accepte l’inclusion d’une disposition relative aux chaînes d’approvisionnement dans la Modern Slavery Act, ce qui n’était absolument pas acquis, nous avons estimé que l’objectif était de faire entrer la notion de transparence de la chaîne d’approvisionnement des êtres humains dans le système juridique. Tant qu’elle ne fait pas partie du système juridique, les entreprises et les intervenants qui se trouvent dans le pays n’ont pas à se préoccuper de ce problème, sauf lorsqu’ils interagissent avec les lois étrangères dans ce domaine.
La vraie victoire pour nous était de commencer quelque part. Comme vous le savez tous, la politique est l’art de ce qui est possible, et si une loi devient trop agressive, les entreprises commencent à résister. L’un des avantages du modèle de la transparence est qu’il consiste à travailler avec les entreprises et à faire d’elles des intervenants dans la lutte contre l’esclavage moderne plutôt que de les traiter comme des criminels. Il existe deux modèles principaux dans le monde, que j’appellerais le modèle de la common law et le modèle européen. On peut dire que ces modèles ont tous deux leurs avantages et leurs inconvénients.
J’étudiais cette question un peu plus tôt dans la journée, et j’ai fait un peu de calcul. Je pense qu’il est entendu que la loi de vigilance de la France touchera environ 263 entreprises [Difficultés techniques]... estime que la Modern Slavery Act aura une incidence sur environ 18 000 entreprises.
Maintenant, l’économie canadienne — et il s’agit probablement d’un calcul très approximatif — représente environ 70 % de celle de la France. L’économie française se chiffre donc à 261 000 milliards de dollars; si nous rédigions une loi similaire à la loi de vigilance, en nous fondant sur les mêmes calculs et sur la même proportion de l’économie, nous toucherions 184 entreprises au Canada. Je ne pense donc pas que la loi de vigilance soit un modèle supérieur. Je pense que les législateurs en ont très peur parce qu’elle est si draconienne qu’ils en ont restreint la portée uniquement aux plus grandes entreprises.
Réfléchissons à ce que fait cette loi en termes clairs. Il ne s’agit pas d’une loi sur la diligence raisonnable. Elle rend les dirigeants directement responsables de risques qui sont hors de leur portée et qu’ils ne peuvent pas contrôler de manière adéquate, et leur permet de se défendre en affirmant qu’ils ont posé toutes les questions raisonnables avant que l’entreprise ne soit mêlée à un événement lié aux droits des êtres humains survenu dans sa chaîne d’approvisionnement. Ce risque est très élevé pour les entreprises. Les multinationales canadiennes font beaucoup de bien dans ce domaine. Si vous pensez à la façon dont les droits du travail se sont développés dans une grande partie du monde émergent, les notions telles que les vacances, les congés de maternité et toutes autres sortes d’avantages découlent en fait de l’incidence des multinationales sur la main-d’œuvre, et des pays eux-mêmes. Nous ne voulons donc pas adopter une loi qui soit si agressive qu’elle pousse les entreprises canadiennes à se retirer du domaine.
Ce projet de loi est assez agressif. Il prévoit des sanctions financières qui ne figurent dans aucun autre modèle de common law. Il prévoit une diligence raisonnable obligatoire dans le cadre des exigences liées aux déclarations sur l’esclavage moderne. Il prévoit des sanctions pour la diffusion de fausses informations. Il existe d’ailleurs un projet de loi d’initiative parlementaire au Royaume-Uni qui vise à donner à la Modern Slavery Act du Royaume-Uni un peu du mordant que nous trouvons dans le projet de loi S-211. Cette loi va donc en fait plus loin que la loi britannique, la loi australienne ou la loi californienne, mais elle conserve tout de même un équilibre raisonnable que les entreprises sont, selon moi, capables d’absorber, et elle nous donne également l’occasion de faire entrer dans le système juridique le concept de la transparence de la chaîne d’approvisionnement pour les êtres humains.
Les systèmes juridiques sont de formidables moteurs de changement. Nous devons simplement introduire cette notion dans le système. Les différents systèmes juridiques du Canada pourront ensuite commencer à travailler sur les problèmes et à améliorer la loi.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup, maître Talibart.
La présidente : Merci. J’ai une remarque d’ordre administratif. Au Sénat du Canada, le port du masque est encore obligatoire, alors si vous vous trouvez dans la salle et que vous ne portez pas de masque, veuillez en mettre un. Je vous remercie.
La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse à Me Talibart, et je vais développer un peu ce dont vous a parlé la sénatrice Bernard. Votre profil personnel sur le site Web de Seyfarth Shaw indique l’ampleur du soutien, des ressources et de la sensibilisation nécessaires pour lutter efficacement contre les infractions au droit international de l’emploi. Il met en évidence d’importantes disparités dans la capacité d’accès aux ressources des personnes marginalisées au sein d’une société.
Le projet de loi S-211 propose un système de déclaration fondé sur des rapports détaillés produits par les employeurs, les propriétaires d’entreprises et les institutions gouvernementales, mais il ne mentionne aucune ressource supplémentaire à fournir ou à promouvoir dans les environnements de travail à risque. Je suis très curieuse de savoir ce que vous pensez de l’efficacité du projet de loi S-211 en matière de protection des victimes de la traite de personnes si le système de déclaration exclut les voix et les observations de ces travailleurs.
Me Talibart : Je ne pense pas que le projet de loi S-211 ou les autres lois du Commonwealth soient des lois centrées sur les victimes. Soyons très clairs quant à leur objectif. L’esclavage moderne est un crime de grande ampleur, de taille industrielle, qui profite dans une large mesure de la possibilité de prendre les bénéfices d’activités illicites et de blanchir de l’argent.
Le but de ces lois est d’aligner les entreprises contre le crime, car, dans le cas contraire, elles pourraient le favoriser sans le vouloir. Je ne sais donc pas très bien comment les droits des victimes, qui sont très importants, s’insèrent dans une loi de cette nature, sauf, je suppose, dans la mesure où certains renseignements fournis par les victimes sont communiqués aux entreprises lors de la préparation du rapport. Mais l’idée est bien d’aligner les entreprises contre ce terrible crime.
Si vous voulez parler de l’offre d’une assistance aux victimes ou de leur porter secours, il y a probablement d’autres moyens plus efficaces pour essayer de mettre en place cette protection plutôt que d’essayer d’insérer ces dispositions dans un projet de loi comme celui-ci, si c’est ce que vous suggériez.
La sénatrice Boyer : Ce que vous dites, c’est qu’il s’agit d’un problème systémique ou d’une réponse systémique, exact? C’est ce que je comprends globalement? Et la victime n’est prise en compte que dans la réponse du gouvernement, dans ses rapports, exact?
Me Talibart : Non, pas nécessairement. Le Canada pourrait adopter des lois supplémentaires concernant les victimes. Il pourrait prévoir qu’une partie de l’argent des pénalités soit redirigée vers l’aide aux victimes. Mais je ne pense pas qu’un sujet comme l’aide aux victimes de l’esclavage moderne ait sa place dans une loi qui est orientée vers la prévention et qui vise à s’assurer que les entreprises prennent des mesures prudentes pour éviter d’être impliquées en premier lieu.
La sénatrice Boyer : D’accord. Merci.
La présidente : J’ai plusieurs questions. Monsieur Deva, vous dites que ce projet de loi n’est pas aligné sur la perspective des Nations unies. Selon vous, que nous devrions ajouter pour qu’il soit aligné sur cette perspective?
M. Deva : Merci, madame la sénatrice. Pour répondre à cette question, permettez-moi également de répondre à certaines observations de mon collègue, Me Talibart. Avec tout le respect que je lui dois, je ne suis pas d’accord avec certaines de ses conclusions, recommandations et constatations. Elles ne sont pas conformes au paysage de la réglementation et à la façon dont elle émerge en Europe et dans le monde, ainsi qu’aux normes plus souples qui existent, qu’il s’agisse des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies ou des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Le Canada est un pays de l’OCDE. Nous devons être attentifs à la direction que prend le paysage. Je vais faire trois ou quatre remarques.
Tout d’abord, cette loi n’est pas draconienne; elle n’est pas agressive. J’estime que même la loi française n’est pas draconienne, car certaines sanctions ont été supprimées avant son adoption. Il est peut-être inexact de suggérer que le projet de loi S-211 du Canada est très agressif ou que la loi française est draconienne. À mon sens, ce n’est pas vrai.
Deuxièmement, il n’est peut-être pas exact de suggérer que deux modèles sont en train d’émerger : l’un est le modèle de la common law de l’Australie ou de l’Angleterre et le second est le modèle du droit civil en Europe. Cette description est peut-être inexacte, car il s’agit en fait des premières étapes de la mise en place d’une loi sur la diligence raisonnable relative aux droits de la personne. Les lois sur les déclarations, que ce soit en Californie ou au Royaume-Uni — et elles ont été copiées en Australie et la loi australienne est en cours de révision, car, encore une fois, elle s’avère insatisfaisante en Australie. Cela ne fonctionne donc pas. Les preuves sont nombreuses. C’est pourquoi les principes directeurs des Nations unies, les lignes directrices de l’OCDE et la déclaration de l’OIT, qui concerne directement le travail forcé et le travail des enfants, toutes ces normes internationales plus souples, qui s’appliquent directement au gouvernement canadien ainsi qu’aux entreprises, exigent une diligence raisonnable en matière de droits de la personne, qui est un processus en quatre étapes, madame la sénatrice. Les rapports ne sont que la quatrième étape. On attend des entreprises qu’elles suivent les quatre étapes, et pas seulement la quatrième relative à l’obligation de déclaration dont parle cette loi.
J’aimerais également mentionner ici que les victimes sont au cœur de ce problème. Si vous regardez le deuxième pilier des Principes directeurs des Nations unies, la réparation en est un élément clé, nous ne pouvons donc pas l’ignorer. Si la directive de la Commission européenne entre en vigueur, elle aura également une portée extraterritoriale. Les entreprises canadiennes qui ont une présence importante au sein de l’Union européenne seront toujours tenues d’appliquer la directive de la Commission européenne.
Cette loi ne va, selon moi, pas vraiment aider les entreprises canadiennes. J’encourage vivement les sénateurs à se pencher sur les modèles concurrents et sur l’évolution des normes souples et des normes strictes.
En 2022, vous devriez envisager ce qui sera nécessaire à l’avenir. Il s’agit donc d’un bon point de départ, mais à mon humble avis, cette loi n’est pas vraiment efficace, et elle ne permettra pas de remédier à ces problèmes particuliers ni même d’offrir aux victimes un recours efficace. Je vous remercie.
La présidente : Monsieur Deva, vous avez dit que de meilleures lois émergeaient en Europe. Pourriez-vous nous parler d’une loi particulière que nous devrions examiner? Ensuite, maître Talibart, vous pourrez également répondre. Vous avez levé la main, je vous donnerai donc la parole.
M. Deva : Merci, madame la sénatrice. Oui, il y a cinq textes de loi. La loi française est la plus ancienne. Vous devriez examiner la loi allemande ou celle de la Norvège. La loi allemande, en particulier, couvre tous les droits internationaux de la personne, car l’obligation du gouvernement canadien n’est pas seulement de lutter contre l’esclavage moderne. Le gouvernement canadien a l’obligation, en vertu des traités, de protéger et de promouvoir tous les droits internationaux de la personne, y compris ceux liés à l’environnement et au changement climatique. Nous manquerons donc une occasion si cette loi se concentre de manière très étroite sur le travail des enfants et l’esclavage moderne.
J’encourage vivement les sénateurs à examiner les lois existantes. Leur portée des droits de la personne qu’elles couvrent est plus large. Si l’on veut adopter une portée étroite, en se concentrant uniquement sur l’esclavage moderne, il faut alors au moins examiner la loi néerlandaise, qui couvre toutes les entreprises, et pas seulement certains types d’entreprises.
Je devrais mentionner, en passant, que le gouvernement des Pays-Bas a récemment proposé d’adopter une loi plus complète sur les droits de la personne, plutôt que de se concentrer uniquement sur les éléments relatifs à l’esclavage moderne.
Tout indique que les lois visant uniquement la déclaration des cas d’esclavage moderne sont dépassées et ne fonctionnent pas. Merci.
Me Talibart : Merci. Je ne veux pas être en désaccord avec qui que ce soit. Comme je l’ai dit au début, l’un ou l’autre des modèles peut être critiqué. Je ne suis tout simplement pas du même avis que mon ami.
Ce serait merveilleux si le Canada pouvait adopter une loi couvrant tous les droits de la personne, tous les aspects de la responsabilité environnementale et sociale, étant donné la crise climatique dans laquelle nous nous trouvons, mais cela prendrait des décennies. Chaque jour qui passe sans que les entreprises canadiennes reçoivent un signal très clair indiquant qu’elles doivent se retirer de ce qui constitue la forme de criminalité organisée qui connaît la plus forte croissance au monde, les trafiquants gagnent.
Encore une fois, chacun peut avoir son opinion quant à savoir s’il favorise un modèle ou un autre. Le seul véritable exemple que nous ayons de l’approche de la diligence raisonnable d’entreprise et qui existe depuis un certain temps est celui de la France. En Europe, cela demeure une ébauche de directive qui pourrait être adoptée ou non. Nous n’en savons rien.
Les vents du changement se font sentir. Cela dit, l’adoption d’une première loi à cet égard au Canada lance pour les entreprises canadiennes un processus de sensibilisation à l’esclavage moderne, mais sans lier les mains du Canada à l’avenir si certains des vents de changement évoqués par mon collègue s’avèrent populaires et deviennent bien établis.
Je sais que mon point de vue est quelque peu hérétique. Je ne pense pas que les gens sachent quoi rédiger. J’accorde une grande importance au droit international public, mais nous devons admettre, en tant qu’avocats, que la montée de l’esclavage moderne représente une défaillance catastrophique de l’ordre juridique international. Il y a eu de nombreuses lois internationales publiques depuis 1930. Certaines d’entre elles sont citées dans le préambule du projet de loi.
Ceux d’entre nous qui ont commencé à réfléchir aux façons de s’attaquer à ce problème sous un angle différent ont surtout cherché à éliminer l’aspect financier. L’idée de mettre un obstacle, un élément perturbateur, entre les entreprises légitimes et l’esclavage moderne visait essentiellement à enrayer l’aspect économique du crime.
Mon collègue a tout à fait raison de souligner les lignes directrices de l’OCDE et les principes directeurs des Nations unies. Ces lois ne disparaîtront pas simplement parce que le Canada adopte une loi sur l’esclavage moderne. Elles s’appliqueront toujours aux entités qui souscrivent à des contrôles volontaires ou qui font l’objet de contrôles obligatoires. Je ne vois pas la pertinence de les répéter dans une loi canadienne qui pourrait ne pas être adoptée avant des années.
Vous avez tous fait d’énormes progrès. Vous pouvez débattre de la question de savoir laquelle, de l’approche européenne et de l’approche de la common law, est la meilleure. Le fait est que le Canada s’est inspiré d’un modèle international reconnu — et maintenant copié trois fois — et a rédigé une version plus forte, ce qui n’est pas un mauvais point de départ. Si, avec le temps, le Canada décide de réviser la loi, il en aura la possibilité.
J’estime que nous devrons collecter des renseignements auprès des entreprises durant cinq ans en vue des déclarations sur l’esclavage moderne avant de pouvoir commencer à rédiger des mesures législatives assorties d’obligations. En effet, car si quelqu’un savait ce qui pourrait fonctionner, on ne compterait pas 48 millions de personnes travaillant dans des conditions d’esclavage sur la planète Terre en 2022, malgré toutes les lois louables qui existent un peu partout sur la planète.
Ne vous laissez pas distraire par le fait que le Canada pourrait en faire beaucoup plus. Il y aura toujours des situations où l’on peut faire plus, mais cela ne doit pas entraver le progrès. Ce projet de loi fait avancer les choses.
[Français]
La sénatrice Audette : Mon commentaire et ma question s’adressent à vous, maître Talibart. Merci beaucoup pour votre présentation.
Si je comprends bien, cela prendrait plusieurs années si ce projet de loi avait aussi tout l’aspect des droits de la personne qui ont été présentés par d’autres groupes et notre témoin qui est avec vous sur ce panel. Regardons du point de vue d’une victime, d’une personne vivant dans un pays qui subit de l’esclavagisme moderne. Quels sont ces outils, recours ou systèmes en place pour dire à la multinationale ou à l’entreprise : j’ai été lésé dans mes droits? Si vous avez des exemples, j’aimerais les entendre ou les voir, et que vous nous envoyiez les liens.
Pourquoi ne pas aller vers un projet de loi qui va aussi inclure cela? Quand on parle de décennies, de plusieurs années, rassurez-moi, parce que si ce n’est pas maintenant, ce sera dans 20 ans qu’on va parler des droits de la personne. Alors je me dis qu’il faut penser du point de vue de la victime, mais aussi du point de vue de l’équilibre avec l’économie au Canada. Avez-vous des exemples à me proposer ou à me faire lire?
[Traduction]
Me Talibart : Non, je ne pense pas avoir un bon exemple à vous donner. Encore une fois, les modèles de la common law tendent à être davantage axés sur les activités commerciales. Ce que j’ai remarqué — c’était un aspect très intéressant du projet de loi S-211 —, c’est la discussion sur les contre-mesures ou les méthodes d’atténuation. Je m’attends à ce que les récits des victimes soient mis en évidence, lors de la préparation de ces rapports, et qu’elles soient diffusées auprès des entreprises qui présentent ces rapports au gouvernement.
Je souligne, pour que le modèle soit bien compris, que ces rapports sont censés être itératifs. On veut donc absolument éviter qu’une entreprise publie le même rapport année après année. Le rapport doit être axé sur ce que l’organisation a appris.
Je ne veux aucunement faire abstraction des conditions déchirantes des victimes du crime répandu qu’est l’esclavage moderne. Si vous regardez les militants sur le terrain, vous constaterez que certains se concentrent sur les opérations de sauvetage. Quant à moi, je suis plutôt axé sur la prévention. J’aimerais que l’on consacre plus d’efforts à empêcher que ces situations ne se produisent. C’est une opinion personnelle, et ce n’est pas tout le monde qui sera d’accord, mais je pense qu’il faut des mesures préventives claires, par exemple un projet de loi de cette nature. Nous pourrions peut-être aider les victimes autrement tout en modifiant le comportement des entreprises.
Cela répond-il suffisamment à votre question?
La présidente : Je vous remercie. Monsieur Deva, voulez-vous également répondre à la question?
M. Deva : Oui. Je suis d’accord avec Me Talibart sur la question de la prévention. C’est un aspect essentiel, mais je dirais que ce projet de loi n’empêchera pas l’esclavage moderne. Je peux vous l’assurer, étant donné mon expérience de plus de 20 ans dans le domaine des entreprises et des droits de la personne à différents titres, partout dans le monde. Je peux vous assurer, sénatrices et sénateurs, que ce projet de loi ne parviendra pas à prévenir l’esclavage moderne pour la simple raison qu’il ne prévoit pas les outils requis pour y arriver. À l’échelle internationale, l’outil reconnu pour prévenir les effets néfastes sur les droits de la personne, y compris l’esclavage moderne, dans ce cas, est l’exercice continu et rigoureux de la diligence raisonnable en matière de droits de la personne.
Les entreprises doivent consulter leurs partenaires. Il y a un processus en quatre étapes. La première est l’identification. La deuxième est l’intégration de vos politiques, et cetera. Il faut ensuite faire un suivi des réponses. Je pourrai vous donner plus de renseignements par écrit plus tard. Je n’ai pas assez de temps pour entrer dans les détails.
Ce projet de loi est uniquement axé sur la quatrième et dernière étape de la production de rapports sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne. Il omet les trois premières étapes essentielles de la diligence raisonnable; voilà pourquoi il échouera dans son rôle de prévention.
Sénatrice, supposons qu’il y a des victimes d’esclavage moderne au Bangladesh, d’où je témoigne. Comment ce projet de loi les aidera-t-il? Comment ces victimes sauront-elles qu’elles ont accès à des recours? Elles n’ont aucun accès à des recours en vertu de cette mesure législative, parce qu’il y a des sanctions, et c’est possiblement [Difficultés techniques], mais c’est déclenché par les exigences de déclaration. Cela s’applique en cas de rapport trompeur ou faux.
C’est sans contredit une amélioration par rapport aux modèles britannique et australien, mais aucun recours n’est prévu pour les victimes, d’où l’importance cruciale d’une mesure législative qui prévoit le droit à l’information, comme les lois allemandes, françaises ou même norvégiennes. Je vous suggère fortement d’examiner ces modèles. Je serai heureux de vous transmettre plus de renseignements par écrit, plus tard, pour apporter un éclairage sur cette discussion.
Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci beaucoup à nos témoins qui sont ici parmi nous à des heures assez tardives chez eux. Ma question s’adresse à M. Deva. Vous dites que le projet de loi S-211 ne va pas très loin. Dans certains pays, la loi est considérée comme rigoureuse, et dans d’autres elle semble plutôt assouplie. En tenant compte du fait que certaines entreprises peuvent avoir des succursales dans plusieurs pays à la fois, quelles garanties pouvons-nous avoir que les entreprises ne vont pas déserter un pays où la loi est plus exigeante pour s’installer là où la loi semble beaucoup plus favorable ou moins rigoureuse, si on décide de renforcer la loi?
[Traduction]
M. Deva : Je mentionnerai deux points, brièvement, étant donné le peu de temps qui reste. Premièrement, nous devons uniformiser les règles du jeu à l’échelle mondiale, et c’est là que la négociation d’un traité international relatif aux entreprises et aux droits de la personne comprenant des dispositions sur la diligence raisonnable changera la donne. J’espère vraiment qu’une fois que la directive de la Commission européenne sera adoptée, l’Union européenne participera aussi activement à ce processus précis pour créer des règles du jeu uniformes à l’échelle mondiale. Il est nécessaire de le faire, et les lois nationales ne suffiront pas à y parvenir.
En même temps, il est essentiel d’essayer de cibler l’ensemble des chaînes d’approvisionnement des entreprises canadiennes. Donc, même si ces entreprises exercent leurs activités ailleurs dans le monde, elles doivent être visées par cette mesure législative européenne. Elle doit avoir une portée très élargie et extraterritoriale, à mon avis, et elle doit aussi viser, bien sûr, les sociétés non canadiennes qui ont une empreinte au Canada. Cela fonctionne dans les deux sens. Les entreprises canadiennes et leurs chaînes d’approvisionnement à l’extérieur du Canada, et les entreprises non canadiennes qui fournissent des produits et des services au Canada.
J’espère que cette loi permettra de prendre des mesures concrètes en ce sens précis, ce qui sera possible si elle contient des dispositions sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, selon moi, et non seulement des obligations de déclaration.
Merci.
La sénatrice Bernard : Cette question s’adresse aux deux témoins. Nous n’avons pas beaucoup entendu parler de la question du genre, de son absence et d’analyse comparative entre les sexes dans ce projet de loi. Je me demande si vous pouvez, chacun, parler de cette lacune et nous dire si vous pensez qu’il faudrait aussi intégrer la sensibilisation au genre dans ce projet de loi.
Me Talibart : Écoutez, je suppose que je considère ce projet de loi comme un premier pas, et avec la transparence de la chaîne d’approvisionnement au Canada, ce serait un premier pas important. Il introduit la notion dans le système juridique.
Pour le moment, je traiterais toutes les catégories de personnes qui travaillent dans des conditions inhumaines — hommes, femmes ou enfants — de la même façon. À mon avis, nous n’en savons pas encore assez sur les différences pour commencer à intégrer des distinctions en fonction du genre dans la mesure législative. Il y a beaucoup de renseignements concernant le traitement réservé aux différents groupes, mais je pense qu’avant de rédiger des dispositions, il convient de faire preuve de prudence et de savoir de quoi il en retourne.
Si toutes les mesures législatives à cet égard étaient aussi réussies que nous aimerions le croire, nous pourrions peut-être être plus confiants. S’il existait une loi universelle sur les droits de la personne qui s’appliquait à tous les pays, ce serait formidable, mais je ne sais pas si c’est quelque chose que le Parlement du Canada peut réaliser. Donc, non, je ne pense pas que je ferais de telles distinctions à ce moment-ci.
La présidente : Je vous remercie.
Monsieur Deva, avez-vous un commentaire?
M. Deva : Merci beaucoup, sénatrice, pour cette question très cruciale, à mon avis. Dans ma déclaration, j’ai évoqué l’absence de la question du genre dans le projet de loi S-211, et j’encourage fortement le Parlement du Canada à intégrer une perspective de genre qui serait conforme à la politique très bien établie du gouvernement canadien en matière d’ACS+. Ce projet de loi ne tient pas compte de cette perspective, malgré les preuves importantes fournies par l’OIT et d’autres chercheurs qui démontrent que plus de 70 % des victimes de l’esclavage moderne sont des femmes et des filles.
C’est un fait. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus. C’est une réalité. Comment aborderons-nous cette dimension particulière si nous ignorons ce fait très simple? Beaucoup de ces victimes pourraient même être au Canada. Nous ne devrions pas supposer que l’esclavage moderne auquel nous essayons de nous attaquer a seulement cours dans le Sud du globe ou dans les chaînes d’approvisionnement. L’esclavage moderne est un concept très répandu, et caché. Je pense qu’il serait possible de mieux s’attaquer à ces situations d’exploitation si nous adoptions une approche sexospécifique. Je serai heureux de vous transmettre un rapport de 2019 dans lequel on indiquait déjà comment une perspective de genre pourrait être intégrée dans ces textes législatifs. Je vous transmettrai ce rapport plus tard, car je ne peux en dire davantage, faute de temps. Il contient des exemples concrets et précis sur la façon d’intégrer la question du genre dans le cadre réglementaire relatif aux entreprises et aux droits de la personne.
Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je serai brève. La question s’adresse à M. Deva. J’ai évidemment examiné les mêmes chiffres que vous. Le chiffre de 70 % inclut la traite de personnes à caractère sexuel. Si nous ne parlons que du travail forcé et du travail des enfants, nous n’avons absolument aucune certitude qu’il y a plus de femmes que d’hommes. J’ai examiné toutes les statistiques de l’OIT. Vous incluez la traite de personnes à caractère sexuel, qui ne fait pas partie de mon projet de loi. Je parle du travail forcé et du travail des enfants dans les entreprises. Nous parlons de la chaîne d’approvisionnement.
Je veux juste que ce soit clair, parce que les chiffres sont très forts, et ce chiffre ne s’applique pas à mon projet de loi.
M. Deva : Sénatrice, je vous remercie pour ce commentaire et cette observation. Je ne séparerai pas la traite de personnes du travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement, car lorsqu’on regarde la réalité dans le secteur des entreprises, une bonne partie des victimes de la traite travaille dans ces usines. On ne peut pas vraiment séparer artificiellement la traite de personnes, car la traite de personnes peut avoir lieu à des fins d’exploitation sexuelle. J’ajouterais que les entreprises sont impliquées dans la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle. Il y a du tourisme sexuel. Je peux fournir de nombreuses preuves à cet égard. Donc, à mon avis, il ne serait pas exact de laisser entendre qu’il n’y a pas de dimension de genre. Il y a une dimension intersectionnelle, qui est omniprésente. Le statut de migrant, la pauvreté, la race, l’ethnicité et la langue sont tous des facteurs qui ont une incidence quant à la probabilité qu’une personne soit victime d’esclavage moderne. Il est donc approprié, à mon avis, de tenir compte d’une perspective intersectionnelle et de genre dans la promulgation de toute mesure législative à ce moment précis. Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je suis certainement favorable à l’analyse de genre, mais dans ce cas, je ne suis pas d’accord avec vous par rapport aux personnes visées. Il ne s’agit pas d’exploitation sexuelle. Cela pourrait être à la marge, mais c’est différent, et cette distinction existe dans les données de l’OIT.
La présidente : Merci, sénatrice Miville-Dechêne. Nous sommes arrivés à la fin de l’heure réservée à ce groupe de témoins, mais en tant que présidente, je peux ajouter 10 minutes. Le prochain groupe de témoins est en attente, mais cette discussion a suscité beaucoup d’intérêt. Deux autres sénatrices ont des questions à poser, et j’ai aussi deux questions. Je donne donc la parole à la sénatrice Boyer, qui sera suivie de la sénatrice Gerba. Chères collègues, veuillez poser de brèves questions, et je demanderais aux témoins de donner de brèves réponses. Nous vous en serions très reconnaissants.
La sénatrice Boyer : Ma question a été posée par la sénatrice Bernard, et elle porte sur l’approche sexospécifique.
J’aimerais souligner que le Canada compte une importante population d’Autochtones en situation vulnérable qui serait aussi touchée par cela. Je tiens à mentionner qu’une analyse sexospécifique adaptée à la culture serait importante dans le cadre de l’examen de ce projet de loi. C’était mon commentaire. Merci.
Me Talibart : Je suis d’accord avec tout cela. Ce projet de loi ne réglera pas tout. Je ne sais pas ce qui permettrait de le faire, ou combien de temps serait nécessaire tandis que nous ne faisons rien, soit en attendant que l’Union européenne agisse ou en essayant de régler, dans la mesure du possible, toutes les violations des droits de la personne.
Ce que ce projet de loi nous donne, c’est de l’information. Les entreprises vont commencer à s’attaquer au problème. Elles vont commencer à y réfléchir. Elles vont découvrir comment l’esclavage moderne est lié à leurs activités. Elles le savent mieux que le gouvernement.
Les renseignements obtenus par le Parlement du Canada par l’intermédiaire de ces déclarations sur l’esclavage moderne permettront probablement d’apporter des éclaircissements sur certaines questions, notamment le genre, les incidences culturelles ou les répercussions sur des groupes précis.
Je ne suis pas certain que nous avons déjà les données nécessaires pour légiférer de la bonne manière. Il faut commencer quelque part, et c’est un bon endroit.
La présidente : Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je m’adresse encore une fois à M. Deva. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur les mesures de prévention permettant de renforcer la solidité de ce projet de loi? Vous avez parlé de mesures préventives.
[Traduction]
M. Deva : Merci, madame la sénatrice. Je dirais que l’outil de prévention le plus crucial qui est largement accepté mondialement — tant pour les normes douces que plus rigides — est la pratique d’exercer régulièrement la diligence raisonnable en matière de droits de la personne. C’est ce qui pose problème avec cette obligation de faire rapport, qui survient seulement une fois par année.
La diligence raisonnable est une initiative courante. On s’attend à ce que les entreprises surveillent régulièrement la situation, qui peut changer. La pandémie a créé plus de situations d’exploitation dans les chaînes d’approvisionnement à cause de l’inégalité de pouvoir, et de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi. Les rapports annuels ne vont pas régler le problème. Je le répète : ce qu’il faut, c’est un processus de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, soit un processus en quatre étapes.
La consultation auprès des intervenants est cruciale. Comment une compagnie canadienne peut-elle déceler de potentielles situations d’esclavage moderne dans les chaînes d’approvisionnement qui peuvent parcourir le monde entier? Il faudrait que cette compagnie consulte les organisations syndicales, les organisations de la société civile, les défenseurs des droits de la personne, les organismes onusiens, et cetera. On ne peut faire rapport en préparant une déclaration, assis à son bureau à Toronto. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Il est impératif que de véritables consultations aient lieu auprès des intervenants sur le terrain parce que ce sont eux qui vous diront que le problème se produit autour d’eux. De ce point de vue, il est absolument essentiel que ce projet de loi ne s’attarde pas seulement sur la dernière étape — l’étape du rapport.
La première étape est la détection. Comment cerner les problèmes? De nombreux outils existent pour ce faire, et le guide de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE, sur le devoir de diligence offre une foule de conseils. Il me ferait plaisir d’envoyer ces ressources aux sénateurs pour que vous puissiez prendre une décision éclairée. Merci beaucoup.
La présidente : Merci. Je vais poser les deux dernières questions.
La première s’adresse à vous, monsieur Deva. Un témoin précédent, Kevin Thomas, le PDG de SHARE, a affirmé avoir travaillé à l’Accord sur la sécurité des incendies et des bâtiments au Bangladesh après l’effondrement de l’atelier du Rana Plaza. Je me suis rendue au Bangladesh quelques mois plus tard. L’effondrement a eu lieu en avril, et j’étais sur les lieux en août. À mon retour, j’ai proposé que ce même comité, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, étudie les droits des travailleurs du vêtement, ce que nous avons fait.
M. Thomas a affirmé que la situation s’est améliorée en raison d’un recours judiciaire et de l’arbitrage contraignant qui ont récemment prix de l’expansion dans le monde grâce à des négociations avec des compagnies. Pourtant, vous avez déclaré plus tôt que peu de choses ont changé depuis l’incident du Rana Plaza. Pouvez-vous brièvement me donner plus de détails, je vous prie?
M. Deva : Merci, madame la sénatrice. L’accord a sans l’ombre d’un doute une incidence sur le terrain parce qu’il prévoit des recours par l’entremise de l’arbitrage contraignant, mais son incidence est limitée. L’accord ne régit pas tous les travailleurs dans tous les secteurs.
Il faut bien comprendre qu’il est question d’environ plus de 60 millions de travailleurs au Bangladesh dans divers secteurs. L’accord ne vise pas tous les travailleurs dans toutes les situations. Il faut aussi faire attention à ce que nous appelons de façon générique les travailleurs de l’économie informelle. Bon nombre de ces travailleurs n’évoluent peut-être pas dans le système formel. L’accord a assurément eu une incidence positive, que nous ne devrions pas exagérer, tout comme il ne faut pas exagérer l’incidence positive de quoi que ce soit d’autre.
Dans cette perspective, madame la sénatrice, il est opportun de réfléchir à la façon dont le projet de loi peut fournir des recours aux victimes de l’esclavage moderne. Comment les victimes de traite de la personne peuvent-elles s’adresser au système judiciaire ou non judiciaire au Canada ou ailleurs?
Disons que la Compagnie A au Canada déclare avoir pris les mesures XYZ pour déceler le travail d’enfants et le travail forcé dans sa chaîne d’approvisionnement. Puis, disons que des victimes sont identifiées par une organisation de la société civile. Ne devraient-elles pas être en mesure de demander réparation à la compagnie dont le siège social est au Canada? Selon moi, les sénateurs devraient examiner rigoureusement cet enjeu précis. Merci.
La présidente : Maître Talibart, pouvez-vous s’il vous plaît nous parler du recours aux superordinateurs et à l’intelligence artificielle pour suivre les mouvements des esclaves à la frontière? Vous nous avez fourni une carte, et je vous en remercie.
Dans quelle mesure les compagnies canadiennes pourraient-elles se fier à cette technologie pour éradiquer le travail forcé et le travail des enfants de leurs chaînes d’approvisionnement?
Me Talibart : C’est quelque chose que vous devriez tous voir.
L’organisme STOP THE TRAFFIK, en conjonction avec IBM et Watson, a développé une application d’intelligence artificielle pour examiner les incidents d’esclavage moderne signalés et les transposer en éléments visuels. Je crois que l’outil pourrait aider une compagnie à visualiser où elle participe à l’esclavage moderne dans sa chaîne d’approvisionnement.
La présidente : Maître Talibart, je suis navrée. On dirait que nous n’avons plus de traduction.
Nous pourrions probablement faire un suivi par écrit, si l’idée plaît aux sénateurs. Oui, faisons un suivi par écrit.
Me Talibart : D’accord. Puis-je faire un dernier commentaire?
Veuillez remarquer que l’article 23 du projet de loi vous donne l’occasion de rédiger des règlements supplémentaires. Ainsi, si vous vouliez, par exemple, élargir la définition de « diligence raisonnable », le cadre vous permettant de le faire est déjà prévu dans le projet de loi. Le cadre que vous utilisez vous autorise donc à modifier les règlements au fur et à mesure où le modèle international sur le droit relatif à l’esclavage moderne évolue.
La présidente : Maître Talibart, puisque nous avons perdu l’interprétation et ce que vous venez de dire, nous ne pourrons nous servir de ce dernier commentaire. Je vous demanderais donc de nous remettre ces réflexions par écrit, qui pourront ainsi faire partie des témoignages. Je l’apprécierais énormément.
Me Talibart : Oui, sans problème.
La présidente : Merci beaucoup.
C’est ce qui met fin à notre discussion avec ce groupe de témoins. J’aimerais vous remercier tous deux de votre témoignage. Nous apprécions votre aide dans le cadre de notre étude. Vous aurez constaté que vos propos ont généré beaucoup d’échanges, de réflexions et de questions parce que vous avez mentionné de nombreuses possibilités. Je vous remercie tous les deux. Je sais qu’il se fait très tard en Angleterre et que c’est même le matin au Bangladesh, alors je vous remercie.
Honorables sénateurs, j’aimerais présenter notre dernier groupe composé d’un témoin. Nous accueillons Me Nicole Barrett, directrice de l’International Justice and Human Rights Clinic à la Peter A. Allard School of Law de l’Université de la Colombie-Britannique. Je vais inviter la professeure à faire son exposé, puis nous passerons aux questions des sénateurs.
En fait, comme Me Barrett est accompagnée d’étudiants qui répondront peut-être à certaines des questions, je vais profiter de l’occasion pour les présenter également. Ils sont tous étudiants à la Peter A. Allard School of Law de l’Université de la Colombie-Britannique : Lauryn Boag, Letty Condon et Adam Snyder. Je vous remercie tous d’être parmi nous aujourd’hui.
Maître Barrett, vous avez la parole.
Me Nicole Barrett, directrice, International Justice and Human Rights Clinic, Peter A. Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique, à titre individuel : Je vous remercie sincèrement de l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Honorable présidente, je participe à cette séance depuis le territoire ancestral non cédé du peuple Musqueam.
L’International Justice and Human Rights Clinic est le groupe de recherche externe du Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes du Canada. Il nous fait extrêmement plaisir de nous adresser à vous aujourd’hui au sujet de l’importance d’adopter un texte de loi robuste pour prévenir les atteintes aux droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes.
Nous nous réjouissons du projet de loi S-211 qui, selon nous, est un premier pas pour abolir le travail forcé et le travail des enfants. Nous sommes d’accord avec la sénatrice Miville-Dechêne lorsqu’elle dénonce que le Canada est actuellement un complice dans ces pratiques inacceptables. Nous partageons cependant aussi l’avis d’autres intervenants qui ont comparu devant ce comité pour affirmer que, dans sa mouture actuelle, le projet de loi S-211 ne va pas assez loin pour être efficace.
Le projet de loi S-211 est avant tout une loi misant sur l’obligation de déclaration qui exigera des entités de déposer des rapports annuels énonçant les mesures prises pour prévenir ou réduire le risque que leurs chaînes d’approvisionnement soient entachées de travail forcé ou de travail d’enfants. Or, les entités peuvent satisfaire à leurs obligations prévues dans le projet de loi en déclarant simplement qu’elles n’ont pris absolument aucune mesure pour atténuer ou prévenir les atteintes aux droits de la personne.
Nous croyons que des lois prévoyant une diligence raisonnable obligatoire en matière de droits de la personne et qui ne se limitent pas aux simples obligations de déclaration sont nécessaires pour remédier efficacement aux violations des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes. Bien que nous appuyions également les exigences sur la diligence raisonnable en matière d’environnement, je ne m’y attarderai pas aujourd’hui. J’aimerais cependant souligner que le Comité des droits de l’homme de l’ONU a confirmé que la dégradation environnementale et les changements climatiques figurent parmi les menaces les plus graves au droit à la vie. Ce droit est protégé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Canada est lié.
Les lois sur la diligence exercée dans les chaînes d’approvisionnement deviennent de plus en plus la norme dans les pays appuyant les droits de la personne. La France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et la Suisse ont tous adopté des lois sur la diligence. Le Parlement européen a récemment approuvé une directive exigeant des États membres de l’Union européenne de mettre en œuvre des normes obligatoires sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne et d’environnement. Les lois et règlements qui en découleront s’appliqueront à de nombreuses entreprises canadiennes qui enregistrent des ventes en Europe.
Par conséquent, une réelle occasion s’offre à nous d’harmoniser la loi canadienne avec la norme internationale émergente et d’appuyer les entreprises canadiennes afin qu’elles évitent les écueils et les poursuites judiciaires découlant d’un manque d’actions pour éradiquer les violations des droits de la personne dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Dans ce contexte, nous avons trois recommandations pour renforcer le projet de loi S-211. D’abord et avant tout, nous exhortons le Parlement à promulguer une loi sur la diligence raisonnable obligatoire en matière des droits de la personne pour les compagnies canadiennes. Les quatre étapes principales pour la diligence raisonnable en matière de droits de la personne sont les suivantes : premièrement, l’évaluation des effets potentiels et avérés sur les droits de la personne causés directement ou favorisés indirectement par les activités commerciales d’une entité; deuxièmement, la prise de mesures, à la lumière de ces constats, pour atténuer les conséquences actuelles sur les droits de la personne et prévenir les conséquences futures; troisièmement, l’évaluation de l’efficacité de ces mesures; et quatrièmement, la publication de rapports publics — sur le site Web de l’entité et dans un registre gouvernemental centralisé — sur les politiques, pratiques et résultats de l’entité en matière de droits de la personne.
En second lieu, nous recommandons au Parlement d’élargir la portée du projet de loi S-211 à deux égards. Premièrement, le projet de loi devrait viser la prestation de services au même titre que la production de marchandises. À l’heure actuelle, l’article 9 du projet de loi S-211 vise seulement les entités qui se livrent à des activités commerciales liées aux marchandises.
Nous suggérons aussi que le Parlement abaisse le seuil déterminant quelles entités sont régies par le projet de loi. Présentement, le projet de loi S-211 s’applique seulement aux grandes entités et à certaines entités de taille moyenne. Plusieurs organes de surveillance des traités sur les droits de la personne exhortent le Canada à mettre en œuvre un texte de loi sur les chaînes d’approvisionnement s’appliquant à toutes les sociétés canadiennes.
Troisièment, le Parlement devrait augmenter le nombre de mesures d’application prévues dans le projet de loi S-211. Les amendes à elles seules ne suffisent pas parce qu’elles peuvent simplement être absorbées dans les dépenses d’affaires des sociétés. Le Canada devrait plutôt suivre l’exemple d’autres pays en mettant en œuvre une combinaison de responsabilité civile et criminelle en cas de violation. Notamment, en vertu de l’obligation du Canada prévue dans la Convention sur le travail forcé, la loi devrait créer une cause d’action civile afin que les victimes de violations de droits de la personne à l’étranger puissent demander réparation devant les tribunaux canadiens. Puisque le fardeau de la preuve repose sur les plaignants, les tribunaux ne seraient pas inondés de nouvelles causes, et seuls les plaignants dans les poursuites les plus méritoires seraient susceptibles d’obtenir gain de cause.
Nous avons eu écho de préoccupations quant aux potentiels effets néfastes que des lois sur la diligence raisonnable pourraient avoir sur la compétitivité des compagnies canadiennes. Il faut cependant comprendre que des règles équitables aideront et renforceront les entités au comportement éthique. Si toutes les compagnies ont l’obligation d’exercer la diligence raisonnable dans leurs chaînes d’approvisionnement, les nombreuses sociétés qui mettent déjà en œuvre des processus de diligence raisonnable de façon volontaire ne seront plus injustement désavantagées parce qu’elles consacrent, contrairement aux autres entités, du temps et des ressources à l’exercice.
Les amendements que nous proposons pourraient aussi grandement avantager les compagnies canadiennes. La conduite responsable des entreprises à l’étranger réduit les risques pour les entreprises et augmente leur valeur. Le fait d’éviter de miner les droits de la personne — et d’éviter les boycottages de consommateurs, la mauvaise presse et les poursuites qui s’ensuivent — peut préserver la valeur des actions et la confiance des actionnaires, ce qui importe dans le monde tumultueux où nous vivons.
En conclusion, le Canada a une formidable occasion de démontrer son leadership en matière de droits de la personne et de rédiger un texte de loi efficace pour prévenir les atteintes aux droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes. Le Canada devrait joindre les rangs des pays aux vues similaires appuyant les droits de la personne en adoptant une loi robuste à large portée qui comprend des exigences sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne ainsi que des mesures d’application efficaces.
Merci beaucoup. Je suis impatiente d’entendre vos questions.
La présidente : Merci, maître Barrett.
La sénatrice Bernard : Je vous remercie, vous et vos étudiants, d’être parmi nous ce soir.
Vous avez très clairement énoncé vos trois recommandations qui, selon vous, renforceraient ce projet de loi. Nous avons assurément entendu des témoins se prononcer contre des amendements au projet de loi alors que d’autres ont soutenu des recommandations similaires aux vôtres.
Pouvez-vous nous expliquer quels pourraient être certains des inconvénients et des avantages d’élargir la portée du projet de loi? Merci.
Me Barrett : Je crois que le plus grand avantage d’élargir la portée serait que le projet de loi serait conforme aux obligations en matière de droits de la personne auxquelles le Canada adhère. Comme M. Deva y a fait allusion, le Canada adhère à de nombreuses obligations en matière de droits de la personne. Certains des textes qui sont les plus connus sont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; le Canada a donc l’obligation de respecter un grand nombre de lois sur les droits de la personne.
La diligence raisonnable en matière de droits de la personne ferait partie intégrante du cadre global auquel le Canada a déjà décidé de participer et qu’il a déjà décidé d’appuyer. En fait, le Canada est l’un des pays fondateurs du mouvement prônant les droits de la personne. Le pays appuie donc les textes de loi sur les droits de la personne depuis longtemps. Selon moi, le projet de loi s’ajoute à cet héritage historique.
Parmi les effets négatifs, notons que le processus pourrait nécessiter plus de temps. Il pourrait être moins aisé d’obtenir le consensus des partis politiques sur les mesures plus globales. C’est là un des défis. Nous sommes des chercheurs en droit et des avocats, alors nous n’avons pas la tâche difficile de rallier un consensus politique.
Nous comprenons que c’est un défi, et j’ai vu les projets de loi présentés dans le passé à cet égard au Canada, sans toutefois être adoptés. Trois tentatives antérieures n’ont pas abouti. Je vois donc que c’est un enjeu d’ordre politique.
Cependant, je vois un réel changement depuis deux ans, en particulier grâce à la vague qui vient d’Europe. En effet, nous constatons que les pays d’Europe comprennent maintenant le sérieux du problème et la nécessité d’adopter des lois qui s’attaquent réellement au problème, et non seulement des lois qui visent à recueillir de l’information.
Je ne dis pas que la collecte de renseignements n’est pas une bonne chose. C’est fantastique d’avoir tous ces renseignements. Ils peuvent orienter les politiques. Je crois donc qu’il s’agit d’un pas dans la bonne direction, parce qu’à l’heure actuelle, nous disposons de très peu de renseignements. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons entrepris d’étudier la question de la chaîne d’approvisionnement en 2017, parce que les étudiants s’inquiétaient des rapports qu’ils lisaient au sujet des sociétés canadiennes qui mènent des activités à l’étranger et de la violation des droits de la personne, et aussi des affaires qui étaient portées devant les tribunaux canadiens.
Nous voulions recueillir des renseignements sur les exigences que devaient respecter les sociétés canadiennes afin de déterminer les mesures qui devaient être prises dans la chaîne d’approvisionnement, et nous avons été surpris de constater que très peu de renseignements étaient exigés.
Nous avons d’abord rédigé un rapport en 2017, après environ huit mois de recherche, qui s’intitulait In the Dark, parce que nous étions dans le noir. Nous ne savions pas à quoi nous avions affaire. À ce moment-là, nous voulions un projet de loi semblable à celui-ci, mais surtout axé sur la collecte de renseignements.
Depuis, je pense qu’il y a de grands changements dans la démarche d’autres pays et que les progrès sont assez rapides. Il y a également une mondialisation rapide de tous les problèmes qui découlent de cette situation. Les tribunaux canadiens sont saisis d’un nombre croissant d’affaires, comme l’affaire Nevsun, que nous étudions tous de très près dans les facultés de droit du Canada.
La question de la diligence raisonnable des entreprises a beaucoup progressé, et nous pensons que le Canada devrait suivre cet élan et faire partie de la solution.
La sénatrice Miville-Dechêne : Maître Barrett, je vous remercie de votre témoignage et je vous remercie également de reconnaître que la politique est l’art du possible et que le consensus est difficile à obtenir.
La première chose que vous dites dans votre sommaire, c’est que le projet de loi représente une occasion concrète de prévenir les violations des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes.
Cela semble être une évaluation plutôt positive du projet de loi S-211. Toutefois, vous dites aussi que les dispositions sur la diligence raisonnable pourraient être améliorées.
À cet égard, j’aimerais savoir comment il est possible de fixer un seuil qui oblige les entreprises dont la valeur est de 15 000 $ à fournir des rapports sur l’esclavage moderne. Nous savons à quel point il est difficile de scruter la chaîne d’approvisionnement dans ses moindres détails, surtout au premier niveau, dans les très, très petits ateliers. Comment pensez-vous que les très, très petites entreprises pourraient faire cela au Canada? Vous semblez avoir une vision positive du projet de loi. Dans quelle mesure jugez-vous pragmatique votre recommandation d’abaisser le seuil?
Me Barrett : Merci, sénatrice Miville-Dechêne.
En effet, je vois le projet de loi d’un bon œil. Je crois qu’il s’agit d’un pas dans la bonne direction, et je crois aussi qu’on pourrait l’améliorer. Je tenais à souligner ces deux éléments.
Au départ, nous n’étions pas contre un seuil parce que nous reconnaissions qu’il était difficile pour les petits entrepreneurs de couvrir les frais. À l’origine, le projet de loi sur la chaîne d’approvisionnement prévoyait un seuil de 35 millions de dollars, ce qui permettait aux moyennes entreprises... Le seuil était inférieur à celui des très grandes entreprises, mais il nous permettait de descendre plus bas dans la chaîne. Je ne crois pas qu’il soit impossible de définir un seuil et de concentrer les efforts sur les moyennes et grandes entreprises. Je crois qu’il vaut mieux aller le plus bas possible dans la chaîne.
J’aimerais aussi dire qu’il est peu probable que les petits entrepreneurs disposent de chaînes d’approvisionnement très complexes qui comptent une centaine de liens. Nous savons que certaines sociétés en ont plus de 100, surtout les grandes sociétés du secteur de l’extraction pétrolière et gazière. Nous avons tenté de retracer toutes les filiales de Chevron et il nous a fallu environ un an. On parle ici de centaines de filiales. C’était un processus très complexe. Je ne crois pas qu’une analyse d’une telle complexité aura la même incidence sur les petites entreprises que sur les grandes.
Je dirais aussi que les sociétés doivent déjà recueillir de nombreux renseignements pour leurs rapports financiers. Par conséquent, nous ne croyons pas que la diligence raisonnable en matière de droits de la personne coûte beaucoup plus cher. Il faudra prévoir certains coûts, mais plusieurs facteurs les feront diminuer au fil du temps. Au début, la schématisation des chaînes d’approvisionnement demandera du temps, des efforts et des fonds, mais une fois que les entreprises auront compris leurs chaînes d’approvisionnement, ces coûts vont diminuer. De toute façon, il faut produire des rapports annuels, avec les audits et la comptabilité financière; l’examen des fournisseurs et de la chaîne d’approvisionnement peut constituer une autre étape du processus d’examen annuel. À notre avis, ce n’est pas le lourd fardeau financier comme le prétendent parfois les entreprises.
De plus, lorsque les bases de données seront transparentes — que tous les renseignements s’y trouveront et seront facilement comparables —, les sociétés pourront les utiliser pour trouver les fournisseurs. Elles disposeront de plus de renseignements et les coûts associés à la diligence raisonnable diminueront.
J’aimerais entendre la discussion de Me Talibart au sujet de l’intelligence artificielle et de la façon dont elle nous permettra d’obtenir tous les renseignements dont nous avons besoin. Nous n’aurons peut-être plus à faire quoi que ce soit. Les machines pourront prendre le contrôle. Je crois qu’il serait utile de développer des programmes pour le suivi de la chaîne d’approvisionnement.
Étant donné les circonstances favorables à l’heure actuelle, je crois que les coûts vont diminuer.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.
La sénatrice Boyer : Maître Barrett, je vous remercie de nous avoir fait part des modifications que vous suggérez au projet de loi. J’ai beaucoup aimé lire le mémoire que vous nous avez transmis avant la réunion. Nous avons pu examiner vos recommandations attentivement. Merci.
Selon votre profil, vous êtes membre du Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles à des fins d’exploitation sexuelle au Canada et vous avez dirigé de grands projets sur la prévention de la traite de personnes, pour le gouvernement canadien.
Étant donné votre expérience, pouvez-vous cibler les lacunes dans la capacité du projet de loi S-211 de protéger les femmes et les filles contre la traite de personnes, surtout les femmes et les filles autochtones?
Me Barrett : Je vous remercie de cette question. Je dois préciser que le groupe de travail dont je faisais partie portait exclusivement sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle et ne touchait pas à la traite de travailleurs. Le mandat du groupe de travail était d’une durée de deux ans environ. Nous avons examiné en profondeur la question de la traite des femmes et des filles autochtones au Canada, et nous avons constaté que la traite était plus importante au sein des communautés autochtones et que les répercussions étaient plus graves pour ces dernières.
Il est intéressant de constater la distinction courante entre la traite à des fins d’exploitation sexuelle et la traite de travailleurs. Je considère que c’est un phénomène distinct dans une certaine mesure, car ce projet de loi est principalement axé sur les chaînes d’approvisionnement internationales, alors que la traite des femmes et des filles autochtones canadiennes se produit dans une large mesure à l’intérieur des frontières canadiennes. Il existe bien quelques situations de traite transfrontalière. En même temps, il est également vrai que de nombreux groupes mettent les deux dans le même sac et estiment que la traite à des fins d’exploitation sexuelle et la traite de travailleurs ne font qu’un. Il faut donc examiner de très près les chiffres utilisés pour savoir si on fait cette distinction ou non.
Ce projet de loi étant axé sur les chaînes d’approvisionnement, je pense qu’il n’y a pas de lacunes à combler en ce qui concerne la question de la traite à des fins d’exploitation sexuelle des femmes et des filles autochtones au Canada. Je pense qu’il s’agit d’un sujet distinct.
Je dirais que la traite de personnes a de nombreuses répercussions graves sur les communautés autochtones du monde entier. La traite et les violations des droits de la personne qui se produisent touchent souvent les communautés autochtones dans une plus grande mesure que les autres communautés.
La sénatrice Boyer : Merci, maître Barrett.
La sénatrice Hartling : Merci, maître Barrett. J’aime votre enthousiasme et je suis ravie de votre excellent exposé. Bienvenue aux étudiants. J’ai l’impression que vos cours sont très dynamiques, qu’il y a beaucoup de discussions et que tout le monde n’est pas toujours d’accord sur tout.
J’ai aimé ce que j’ai entendu et le résumé que vous nous avez présenté. Ce que j’aimerais, c’est que vous nous disiez quelles sont les meilleures pratiques que vous avez examinées dans le monde et qui pourraient s’adapter au contexte canadien. Quels pays avez-vous examinés dans le cadre de vos études ainsi qu’avec vos étudiants, et quelles pratiques pourraient, selon vous, être adaptées à notre contexte?
Me Barrett : Je vous remercie de cette question. Nous pensons effectivement que les lois européennes sont les plus intéressantes pour nous maintenant parce que leur objectif est vraiment de prendre en compte les victimes et de les aider. C’est toujours pour cela que nous essayons en fin de compte d’adopter des lois : pour protéger les victimes. Dans un contexte de mondialisation, il est assez difficile de joindre une victime au bas de la chaîne d’approvisionnement, n’est-ce pas? Cette information n’est pas facile à obtenir. L’une des raisons pour lesquelles nous sommes inquiets est qu’il est difficile pour les victimes de porter plainte. Si elles vivent à l’étranger et sont victimes d’abus dans une grande chaîne d’approvisionnement, tout d’abord, il est fort possible qu’elles aient vraiment besoin de leur emploi et qu’elles ne veuillent pas porter plainte, n’est-ce pas? C’est une situation très particulière qui n’est pas rare. Il faut des voies et des canaux accessibles aux victimes sur le terrain.
Jusqu’à présent, les organisations de la société civile et les groupes d’activistes ont trouvé des plaignants dans des pays étrangers, les ont amenés devant les tribunaux canadiens dans le cadre de recours fondés sur la responsabilité civile délictuelle et ont fait valoir le droit international en matière de droits de la personne. Cette démarche a été couronnée de succès. La Cour suprême du Canada a récemment affirmé que cela pouvait se produire dans l’affaire Nevsun. Un règlement important a suivi, et les 90 plaignants érythréens en ont été très satisfaits. Mais il s’agit d’une situation très singulière. Elle est due principalement au travail acharné de plusieurs avocats et d’un petit groupe de la société civile. Ce n’est pas vraiment une solution systémique. Ils ont eu de la chance. Ils ont eu la chance d’avoir de bonnes personnes de leur côté, mais tout le monde n’aura pas cette chance.
Je pourrais demander à Mme Condon si elle souhaite venir parler de la situation européenne, car elle s’est penchée sur la question.
Letty Condon, étudiante clinicienne, International Justice and Human Rights Clinic, Peter A. Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique : Oui, bien sûr. Je vous remercie de me donner l’occasion de parler cet après-midi, ce soir ou au milieu de la nuit, selon l’endroit où chacun se trouve. Je m’appelle Letty Condon.
Nous avons examiné les lois qui ont été adoptées par des pays du monde entier, et plus particulièrement par des pays d’Europe. Je pense que ce qui nous a le plus intéressés, c’est que la Commission européenne a proposé il y a quelque temps un projet de directive instaurant des mesures de gestion de la diligence raisonnable en matière de droits de la personne pour les entreprises. En fait, leur plus récente proposition, formulée le mois dernier, est une version légèrement édulcorée. La proposition a fait l’objet d’un processus de recherche et d’engagement considérable de la part des entreprises et des juristes, et pourtant, elle demeure fondée sur une approche qui inclut des mesures telles qu’un droit d’action privé pour les victimes et l’obligation pour les entreprises de prendre des mesures de diligence raisonnable en matière de droits de la personne. Ils ont fixé un seuil; ils ont accepté que toutes les entreprises ne puissent pas nécessairement mettre en place ces mesures aussi facilement, peut-être, du moins, pour commencer. Au fil du temps, à mesure que davantage d’entreprises s’engagent dans cette voie, les choses deviendront moins chères et plus faciles à faire. Cela semble aller dans le sens de leurs recherches.
Nous pensons vraiment que la proposition la plus récente de la Commission européenne correspond peut-être à la norme internationale minimale attendue pour les entreprises. Merci beaucoup.
La sénatrice Hartling : Merci beaucoup. C’est très intéressant.
La présidente : Merci beaucoup.
La sénatrice Bernard : Maître Barrett, j’aimerais revenir sur la question de l’absence d’une analyse comparative entre les sexes ou entre les sexes plus qui tienne compte de l’intersectionnalité et, notamment, de l’intersectionnalité culturelle. J’aimerais connaître votre point de vue à ce sujet, et si l’un de vos étudiants s’est penché précisément sur cette question, nous aimerions l’entendre.
Me Barrett : Je peux vous conseiller des rapports de recherche publiés par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, qui fournissent de bonnes statistiques sur les victimes, ventilées par sexe. Vous pouvez voir que dans la traite à des fins d’exploitation sexuelle, il y a beaucoup plus de femmes et de filles que d’hommes et de garçons — presque 90 % —, mais quand il s’agit de la traite de travailleurs, la proportion est presque égale pour les deux sexes. La situation a évolué au fil du temps et, de plus en plus, les hommes et les garçons sont également victimes de la traite de personnes. Ils ont toute une série de graphiques, et vous pouvez voir les différences entre les sexes, ventilées par type de traite. Nous serons ravis de vous fournir ces graphiques. Je pense que cela permettra à tout le monde d’avoir facilement un aperçu. Je pense que la sénatrice Miville-Dechêne les a probablement aussi à portée de main, car je sais qu’elle a étudié de près ces aspects également.
La sénatrice Bernard : Ce serait utile. Je vous remercie.
La présidente : Merci. J’ai une question complémentaire à celle de la sénatrice Bernard. Lorsque nous parlons des différences entre les sexes, quels sont les chiffres lorsque nous examinons le travail des enfants? Est-ce qu’il y a toujours une majorité de filles? Est-ce égal pour les deux sexes? Avez-vous une idée? Avez-vous des chiffres?
Me Barrett : Nous avons des chiffres, mais je ne m’en souviens plus. Ils sont ventilés entre les garçons et les filles également. Je sais que, pour les adultes, la proportion est presque égale pour la traite de travailleurs. Je ne sais pas et je vais devoir regarder et vous envoyer l’information si c’est différent pour les garçons et les filles.
Est-ce que quelqu’un s’en souvient? Non. Nous devrons vous envoyer de l’information supplémentaire à ce sujet.
La présidente : Merci. Je vois que ma collègue, la sénatrice Miville-Dechêne souhaite poser une autre question ou demander une précision.
La sénatrice Miville-Dechêne : D’après ce que j’ai lu au sujet du travail des enfants, il y a plus de garçons que de filles, mais beaucoup de gens ne sont pas convaincus par ces statistiques parce qu’il peut y avoir beaucoup de filles qui travaillent à la maison dont on ne tient pas compte et qui pourraient se retrouver dans cette catégorie de travail forcé. Ce n’est pas absolument clair pour les enfants, mais officiellement, il y a plus de garçons que de filles parmi les enfants qui travaillent.
Me Barrett : J’ajouterais également que cela dépend si l’on compte la traite de personnes à des fins sexuelles comme du travail, car c’est le cas de certains groupes. Si l’on tient compte de la traite de personnes à des fins sexuelles dans ces groupes, s’il s’agit de travail du sexe plutôt que d’exploitation sexuelle, ce qui est parfois compté, alors il y aurait beaucoup plus de filles.
La sénatrice Miville-Dechêne : Oui. J’aurais dû le dire.
La présidente : Cela m’amène à ma dernière question. Je la pose parce que nous avons parfois besoin d’obtenir des précisions sur ce que les témoins nous disent dans le cadre de nos études.
Dans le mémoire qu’elle a présenté au comité, l’International Justice and Human Rights Clinic de l’Université de la Colombie-Britannique a recommandé qu’un amendement soit apporté au projet de loi S-211 pour qu’il vise aussi les entreprises qui fournissent ou achètent des services. Cette distinction a-t-elle une incidence sur la mesure dans laquelle la traite des personnes et l’exploitation sexuelle sont couvertes par ce projet de loi?
Me Barrett : Je vais demander à Adam Snyder, qui s’est penché sur cette question, de répondre.
Adam Snyder, étudiant clinicien, International Justice and Human Rights Clinic, Peter A. Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique : Je m’appelle Adam Snyder. Je parlerai de la question de savoir si le projet de loi S-211 devrait s’appliquer aux sociétés ou à toute entité dont les activités ne concernent que la prestation de services, ce qui n’est pas le cas actuellement. Dans sa forme actuelle, les exigences prévues dans le projet de loi S-211 ne s’appliquent pas aux entités dont les activités commerciales ne comprennent que des services. Cette faille permettrait à un nombre important d’entités d’échapper à la réglementation du projet de loi S-211, ce qui compromettrait l’objectif important du projet de loi, à savoir prévenir les atteintes aux droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes. Selon Statistique Canada, le Canada a importé 86,6 milliards de dollars en services commerciaux en 2019 seulement, ce qui comprend les services de gestion, les services financiers et les services d’information.
De plus, le fait de limiter les exigences du projet de loi S-211 aux entités dont les activités concernent la production, l’achat ou la distribution de marchandises irait à l’encontre d’autres mesures législatives connues sur le respect des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement qui ont été adoptées ailleurs dans le monde. Cela comprend les textes de loi moins récents qui ne prévoient que la production de rapports, comme la Transparency In Supply Chains Act de la Californie. C’est également incompatible avec l’obligation du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne. Comme nous l’avons indiqué dans notre mémoire, et comme Me Barrett l’a mentionné au début de son exposé, le Canada est partie à de nombreux traités sur les droits de la personne qui lui ont demandé d’adopter des règlements et des cadres juridiques pour s’assurer que les entreprises canadiennes ne portent pas atteinte aux droits de la personne à l’étranger. Les recommandations ne concernent pas uniquement les petites et moyennes entreprises. En fait, le Comité des droits de l’homme et le Comité des droits de l’enfant ont tous deux demandé que ces lois s’appliquent à toutes les entreprises canadiennes, et pas seulement aux grandes.
Quant à la question sur l’ajout d’une disposition qui inclurait les services dans le projet de loi S-211 qui comprendrait également la traite de personnes à des fins sexuelles et la traite de personnes, je n’en suis pas certain. C’est une excellente question que les sénateurs devraient examiner, mais je ne pense pas que cela devrait les empêcher d’inclure cet amendement très simple visant à inclure les entreprises qui enfreignent peut-être les droits de la personne, mais qui ne produisent pas de marchandises. Je vous remercie.
La présidente : Maître Barrett, je ne veux pas que Lauryn Boag se sente exclue. Si vous pouvez lui donner quelques minutes. Je suis une mère — que voulez-vous que je vous dise?
Me Barrett : Merci. J’essayais de trouver ce que j’allais dire.
La présidente : Si nous pouvons entendre son point de vue, ou s’il y a un aspect du projet de loi dont elle voudrait parler, nous serions très heureux de l’écouter.
Me Barrett : Je vais choisir un sujet. Madame Boag, pourriez-vous venir nous parler de l’importance de la transparence et des registres centraux?
Lauryn Boag, étudiante clinicienne, International Justice and Human Rights Clinic, Peter A. Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique : Merci beaucoup. Comme Me Barrett l’a mentionné, je parlerai brièvement de l’importance de la transparence dans ce projet de loi.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi S-211 comprend une disposition indiquant que le ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile tiendra un registre public en ligne contenant tous les rapports qui seront fournis au ministre. Nous croyons que cette disposition pourrait être renforcée. Nous pensons qu’il serait utile de dresser une liste précise de toutes les entités tenues de faire rapport en vertu du projet de loi. Cela permettrait au gouvernement, aux consommateurs et à la société civile de savoir facilement qui ne respecte pas la loi et qui la respecte.
Comme l’ont mentionné des intervenants précédents, la transparence est un aspect essentiel de la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, mais ce n’est qu’un aspect. Nous pensons que les entreprises ne doivent pas se contenter de faire rapport; elles doivent prendre des mesures pour prévenir et atténuer le risque que des violations des droits de la personne soient commises.
La présidente : Merci beaucoup.
La sénatrice Miville-Dechêne : Pourriez-vous expliquer votre compréhension du mot « remédier »? C’est un mot qui est souvent utilisé. Il est utilisé dans notre projet de loi, et il semble qu’il y ait plusieurs significations. Lorsque nous demandons aux entreprises de nous dire ce qu’elles ont fait pour remédier à tout recours au travail forcé ou au travail des enfants, qu’est-ce que cela signifie de votre point de vue?
Me Barrett : De notre point de vue, cela signifie que les entreprises prennent des mesures pour résoudre le problème, quel qu’il soit. Elles s’attaquent elles-mêmes aux problèmes et les règlent au sein de leurs chaînes d’approvisionnement. Il se peut qu’elles doivent changer leurs fournisseurs. Il existe toute une liste de mesures correctives qui pourraient être prises.
Il existe toute une industrie artisanale qui se penche sur l’évaluation des chaînes d’approvisionnement et qui effectue une analyse des risques. Toute une série de mesures peut être prise. Parfois, il s’agit de travailler avec les fournisseurs pour les amener à modifier leur comportement. S’ils ne veulent pas se conformer aux exigences, il faut alors changer les fournisseurs et en trouver d’autres qui sont prêts à le faire.
C’est à cet égard que ces bases de données, ces grands registres centraux, peuvent s’avérer très efficaces, car on peut alors trouver les bons acteurs. Il existe de très bons acteurs commerciaux. Par exemple, Levi Strauss nous étonne. Quand on regarde ce que cette entreprise a fait dans les chaînes d’approvisionnement et l’information qu’elle a donnée, on peut vraiment voir qu’elle essaie de régler des problèmes. Elle donne des renseignements sur les problèmes qu’elle a observés dans ses propres chaînes d’approvisionnement et sur les mesures qu’elle a prises. Je peux fournir cette information et vous pouvez les comparer à d’autres déclarations qui ne font que deux brefs paragraphes et ne disent presque rien.
Les réponses des entreprises sont très variées. Les mesures prises pour remédier aux problèmes peuvent prendre des formes très diverses. Vous pouvez voir les meilleurs acteurs et voir leurs bonnes pratiques.
Je veux seulement préciser qu’il y a aussi le concept de recours, qui est différent. Lorsqu’on parle de recours en matière de droits de l’homme, il est souvent question de la possibilité pour les victimes de demander des comptes devant la justice ou un organisme de décision. Il y a donc un autre aspect.
Mais en ce qui concerne les recours, une chose dont nous n’avons pas parlé, c’est la façon dont l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises s’intègre dans ce tableau et si cela est suffisant ou non. Nous dirions que ce ne l’est pas, car les victimes doivent avoir la possibilité d’aller de l’avant et il ne faut pas que ce soit quelque chose de facultatif auquel les entreprises peuvent se soustraire.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci. Je vous remercie de vos travaux de recherche.
Me Barrett : De rien. Nous sommes ravis de les faire et très heureux d’avoir l’occasion de vous parler aujourd’hui.
La présidente : Merci beaucoup, sénateurs. C’est ce qui met fin aux témoignages entendus par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne aujourd’hui.
Sur ce, j’aimerais vous remercier énormément pour votre participation. L’aide que vous nous apportez dans le cadre de notre étude est très appréciée. Je vous remercie, sénateurs. Nous procéderons à l’étude article par article la semaine prochaine, le lundi 4 avril. Merci.
(La séance est levée.)