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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 20 juin 2022

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui à 17 h 2 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question qui pourrait survenir occasionnellement concernant les droits de la personne en général.

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je m’appelle Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente de ce comité. Nous tenons aujourd’hui une réunion du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.

J’aimerais prendre le temps de présenter les membres du comité qui participent à cette réunion, soit la sénatrice Boyer, de l’Ontario, la sénatrice Jaffer, de la Colombie-Britannique, le sénateur Dennis Dawson, du Québec, et la sénatrice Amina Gerba, du Québec. Nous avons aussi, en ligne, la sénatrice Omidvar, de l’Ontario, et je pense que la sénatrice Audette, du Québec, se joindra à nous également.

Bienvenue à tous nos collègues et aux gens qui suivent nos délibérations sur SenVu. Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur l’islamophobie au Canada, notamment la violence en ligne et hors ligne dirigée contre les musulmans, les sources de cette violence, son incidence sur les personnes et les solutions qui pourraient l’enrayer. C’est notre deuxième réunion sur le sujet à la suite d’un ordre de renvoi général.

Je vais maintenant vous présenter les témoins de notre premier groupe. Nous avons Mme Jasmin Zine, professeure de sociologie, religion et culture au programme d’études musulmanes à l’Université Wilfrid Laurier; M. Anver Emon, professeur de droit et d’histoire à l’Université de Toronto; M. Mohammed Hashim, directeur général, et Amira Elghawaby, directrice des communications et des campagnes stratégiques à la Fondation canadienne des relations raciales.

J’invite maintenant la professeure Zine à présenter son exposé. Elle sera suivie du professeur Emon, puis de Mohammed Hashim et d’Amira Elghawaby.

Jasmin Zine, professeure de sociologie, religion et culture, Option d’études musulmanes, Université Wilfrid Laurier, à titre personnel : Merci de me donner l’occasion de m’adresser aux sénateurs aujourd’hui pour discuter de l’islamophobie au Canada.

Je suis professeure de sociologie, religion et culture au programme d’études musulmanes à l’Université Wilfrid Laurier, et je suis également cofondatrice de l’Association de recherche en études sur l’islamophobie.

J’ai travaillé à titre d’experte de l’islamophobie au niveau international pour l’UNESCO, le Conseil de l’Europe et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Je mène des recherches sur l’islamophobie au Canada depuis plus de 20 ans. J’ai publié récemment un livre intitulé Under Siege: Islamophobia and the 9/11 Generation. Cet ouvrage est le fruit de six ans d’études menées notamment sous la forme d’entrevues approfondies avec 130 jeunes musulmans un peu partout au Canada pour connaître l’incidence, sur ces jeunes, de la guerre contre le terrorisme et des stratégies et des politiques de sécurité nationale, ainsi que de l’augmentation de l’islamophobie. Les jeunes musulmans appartenant à la génération dite « du 11 septembre », qui sont passés à l’âge adulte pendant la guerre contre le terrorisme, ont vécu des préoccupations telles que la sécurisation raciale et le risque d’être perçus comme de possibles radicaux et djihadistes.

Au lendemain du 20e anniversaire du 11 septembre, qui a eu lieu l’an dernier, il est important d’analyser comment la réaction islamophobe provoquée par ces événements s’est répercutée sur les jeunes musulmans, qui se sont retrouvés bien malgré eux soumis à l’examen public et à une surveillance non justifiée. Par exemple, des membres des associations étudiantes musulmanes dans les universités canadiennes ont reçu des appels de la GRC, du SCRS et des unités de lutte contre le terrorisme seulement parce qu’ils faisaient partie d’un groupe musulman universitaire; ils étaient donc suspects aux yeux de ces organismes. Par exemple, mon fils a été convoqué à une rencontre avec le SCRS après avoir été élu président de l’association musulmane, il y a deux ou trois ans. Les organismes de sécurité canadiens ont créé des conditions qui ont marginalisé et aliéné encore plus les jeunes musulmans et les communautés musulmanes dans leur ensemble. J’exhorte le gouvernement à jeter un regard critique sur ces mesures et à les réévaluer.

Au cours de mes recherches, j’ai examiné la manière dont la surveillance islamophobe a été internalisée par les jeunes et dont ces derniers ont, en réaction, joué le rôle du bon musulman pour éviter qu’on les soupçonne d’être de mauvais musulmans. Ces jeunes ont porté le fardeau de la culpabilité collective pour des actes de violence commis par d’autres qui étaient adeptes de la même religion. Ils ont dû, par conséquent, jouer un rôle sur le plan de la représentation et remplacer l’image du musulman terroriste en puissance par celle du bon citoyen pacifique.

Les jeunes racisés de la génération du 11 septembre ont eu à relever des défis uniques qui ont eu une incidence sur leur sens de l’identité et de la citoyenneté, ainsi que sur leur sentiment d’appartenance au pays, qui a toujours été une relation tendue et changeante. Mentionnons également le traumatisme et les effets délétères du racisme antimusulman sur la santé mentale et le bien-être physique des membres des communautés marginalisées. Il est donc important de reconnaître et de lutter contre cette forme de racisme.

Au cours des quatre dernières années, j’ai travaillé sur une autre étude portant sur ce que j’appelle l’industrie canadienne de l’islamophobie. L’islamophobie se distingue des autres formes d’oppression et de racisme parce qu’elle est nourrie par une industrie productrice de haine antimusulmane. L’industrie de l’islamophobie regroupe les médias d’extrême droite, les influenceurs islamophobes, les groupes nationalistes blancs, les groupes de la droite marginale pro-Israël, les dissidents musulmans, les groupes de réflexion, les spécialistes de la sécurité qui y sont associés et les donateurs qui financent leurs campagnes. Ces personnes, ces groupes et ces organismes forment un réseau qui soutient et conduit des activités visant à marginaliser et diaboliser l’islam et les musulmans au Canada.

Les recherches menées aux États-Unis démontrent que la haine islamophobe se monnaye. Le financement des réseaux islamophobes aux États-Unis se chiffre à 1,5 milliard de dollars versés à 39 organismes qui se donnent pour mission de promouvoir la propagande et les campagnes de désinformation antimusulmanes. Une partie de ce financement soutient des groupes au Canada ayant pour objectif d’orchestrer des controverses et de promouvoir des théories conspirationnistes qui dépeignent les musulmans comme une menace sur les plans de la démographie, de la culture, de la sécurité et de la civilisation. Mon rapport de 300 pages sur l’industrie canadienne de l’islamophobie, qui sera publié dans les prochains mois, décrit l’écosystème interconnecté de l’islamophobie au Canada. Puisque l’islamophobie se monnaye, je demanderais au gouvernement de financer les campagnes de lutte contre l’islamophobie pour contrecarrer les mouvements qui l’alimentent.

Pour mettre au point des moyens efficaces de lutte contre l’islamophobie, nous devons comprendre ce phénomène qui fonctionne en tant que système. Dans mes travaux, je définis l’islamophobie comme la peur ou la haine de l’islam et des musulmans ou des personnes qui sont perçues comme des musulmans — parce que nous savons que l’islamophobie affecte des personnes qui sont identifiées à tort comme musulmans —, mais cette peur et cette haine ne constituent pas vraiment le visage de l’islamophobie. Il faut donc nous pencher sur la manière dont ce type de racisme se transpose en gestes individuels et en diverses formes d’oppression idéologique et systémique. Grosso modo, les gestes individuels comme le vandalisme et les autres crimes haineux sont soutenus par des idées très répandues, tel l’amalgame entre les musulmans et le terrorisme, et ces idéologies se concrétisent dans des pratiques systémiques telles que le profilage racial. Pour faire une image simple, les gestes individuels forment la pointe de l’iceberg, tandis que les idéologies et les pratiques systémiques se trouvent sous la surface de l’eau — elles soutiennent et renforcent la structure. Le racisme antimusulman est une manifestation de l’islamophobie qui repose sur la radicalisation de la religion et la diabolisation de l’islam et des musulmans. La lutte contre l’islamophobie nécessite une approche qui touche à ces trois niveaux. La définition que je vous ai donnée nous aide à comprendre que la sociologie de l’islamophobie est une forme dynamique et omniprésente d’oppression intégrée aux structures du pouvoir.

À la pointe de l’iceberg, lorsque nous regardons les gestes individuels, il y a eu, comme nous le savons tous, des actes de violence islamophobes au Canada, dont deux meurtres de masse au cours des quatre dernières années qui ont visé des musulmans canadiens. Mentionnons également l’attaque au poignard du gardien de sécurité d’une mosquée à Toronto et, plus récemment, l’attaque à la hache d’une mosquée à Mississauga. Parmi les autres gestes individuels et crimes haineux, on compte le vandalisme, par exemple l’affichage d’une croix gammée sur une mosquée d’Edmonton, des mosquées saccagées, la montée de l’islamophobie axée sur le sexe où les musulmanes sont la cible d’une forme particulière de racisme antimusulman qui s’est traduit par des actes violents tels que des agressions physiques, du harcèlement, des agressions à la pointe du couteau, des menaces de mort et du harcèlement dans les transports en commun et dans les stationnements. De plus, les musulmans qui sont visiblement...

La présidente : Professeure Zine, je suis désolée, mais je dois vous interrompre. On nous a alloué cinq minutes par témoin. Toutefois, vous nous avez envoyé vos notes d’allocution. Nous les avons lues. Je suis désolée, mais les séances du Sénat ont la priorité. Nous avons dû écourter la durée de la réunion du comité. Nous vous reviendrons avec des questions. Le témoignage que vous nous avez présenté sera transmis à tous les sénateurs.

Je donne la parole au professeur Anver Emon.

Anver Emon, professeur de droit et d’histoire, Faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité à venir m’entretenir devant ce comité de l’islamophobie systémique au Canada.

À titre d’historien et juriste, je trouve judicieux de concevoir les musulmans et l’islam non pas seulement comme des mots, mais comme des constructions sociales. Mes recherches portent sur la façon dont ces constructions sociales sont interprétées dans les sites de la bureaucratie rationnelle au Canada.

Avant de discuter de domaines de préoccupations en particulier, je tiens d’abord à reconnaître les efforts déployés par le gouvernement du Canada, qui prouvent qu’il prend l’islamophobie au sérieux. Je pense, bien entendu, à la présente réunion de comité sénatorial, mais aussi au sommet de 2021, à l’examen de l’Agence du revenu du Canada visant à détecter les biais systémiques et à la nomination d’un champion de la lutte contre l’islamophobie. J’aimerais aussi remercier le gouvernement du Canada d’avoir inclus dans le budget de 2022 du financement destiné à l’initiative des archives des musulmans au Canada, que je dirige à l’Institut des études islamiques à l’Université de Toronto. Grâce au soutien du gouvernement fédéral, nous pouvons conserver des archives à perpétuité sur les contributions des musulmans au patrimoine canadien et combattre par le fait même l’islamophobie un récit à la fois.

Je vais énumérer trois domaines où il reste encore du travail à faire.

Tout d’abord, le ministère des Finances supervise la stratégie pangouvernementale de lutte contre le financement du terrorisme. Il adhère aux normes établies par le Groupe d’action financière, le GAFI. En prévision de son évaluation mutuelle de 2016 du GAFI, Finances Canada a expliqué son modèle d’évaluation axé sur les risques en conformité avec les normes du GAFI. Le ministère a relevé les 10 groupes qui représentent la plus grande menace liée au financement du terrorisme au Canada. Un de ces groupes est tamoul, un autre est sikh et les huit autres sont tous musulmans. Nous pouvons donc inférer que le gouvernement du Canada évalue que 100 % des risques liés au financement du terrorisme au Canada proviennent de ces groupes appartenant à des minorités religieuses et raciales au Canada. En outre, 80 % des éléments de cette évaluation des risques sont directement liés aux communautés de la minorité musulmane au Canada. Depuis que les gouvernements un partout dans le monde reconnaissent officiellement le suprémacisme blanc et toutes les formes d’extrémisme, et qu’ils se penchent sur ces phénomènes, le modèle d’évaluation axé sur les risques semble dépassé. Il est en fait une déclaration explicite d’islamophobie.

Ensuite, depuis le 11 septembre, le ministère de la Sécurité publique met en œuvre certains outils qui intègrent l’islamophobie systémique et qui ne protègent pas assez les musulmans canadiens. Je vais vous expliquer pourquoi. J’ai mentionné que Finances Canada établissait des liens entre les musulmans et 80 % des risques de financement des activités terroristes. En fait, cette proportion est plus élevée parce que les facteurs de risque incluent la onzième catégorie des combattants étrangers, mais les combattants étrangers, dans le contexte de la sécurité nationale, n’incluent pas les personnes qui s’entraînent avec les forces armées de pays alliés. Par exemple, un Canadien qui fait l’alya en Israël, dans les rangs des Forces de défense israéliennes à Gaza, et qui revient au Canada n’est pas un combattant étranger aux yeux de la sécurité nationale. Par contre, un Canadien qui voyage à Gaza, qui combat pour le Hamas et qui revient au Canada est un combattant étranger au sens des lois sur la sécurité nationale. Dans les deux cas, les individus suivent un entraînement militaire donné par des entités étrangères, et pourraient causer du tort à d’autres personnes au Canada, mais seulement un d’entre eux est considéré comme une menace à la sécurité nationale. Cet exemple d’islamophobie systémique nous amène à nous poser la question suivante : pour qui ces individus seraient-ils une menace liée à la sécurité nationale? En répondant à cette question, cela saute aux yeux que la désignation de combattant étranger hiérarchise les Canadiens et leur droit respectif à une sécurité de base. À moins que le Canada englobe dans la catégorie des combattants étrangers tous les individus qui combattent pour une entité militaire étrangère, étatique ou non, alliée ou ennemie, le statu quo exerce un contrôle excessif sur le terrorisme musulman, mais ne protège pas assez les musulmans canadiens.

Enfin, il y a le ministère de la Justice et le Code criminel. Mon troisième exemple porte sur la partie de la définition de terrorisme énoncée à l’alinéa 83.01(1)b) du Code criminel :

[...] soit un acte — action ou omission, commise — [...] au nom — exclusivement ou non — d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique [...]

Le procès du groupe Toronto 18 était le premier procès pour terrorisme devant jury. Dans ce procès devant jury, M. Asad Ansari a été reconnu coupable et condamné. Dans notre article sur le procès, « Mon coauteur et moi » avons conclu, après avoir lu très attentivement la transcription des procédures, que ce qui était en cause lors de ce procès n’était pas simplement une action ou une omission, mais plutôt une construction orientaliste de l’islam. Ce procès est presque entièrement motivé par cette disposition du Code criminel. En raison de contraintes de temps, je ne peux pas aller dans les détails aujourd’hui, mais j’ai indiqué dans mon témoignage écrit le lien vers l’article en question, entièrement accessible en ligne.

En conclusion, il y a, évidemment, d’autres exemples dont nous pourrions discuter. Mes recherches actuelles portent sur la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, et sur le phénomène global appelé « Banking while Muslim » qui renvoie à la difficulté que doivent surmonter les musulmans pour effectuer des opérations bancaires. De plus, je travaille en ce moment sur un livre qui regroupera plus de 20 essais rédigés par des collègues qui recensent différents sites d’islamophobie systémique dans les secteurs de l’immigration, des services de police, des politiques d’éducation et du financement des activités terroristes. Ce livre sera publié seulement au début de 2023, mais je peux demander à la maison d’édition de transmettre les épreuves de certaines pages au comité si vous le souhaitez.

Merci beaucoup de m’avoir invité. Je répondrai avec plaisir à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup.

Je cède maintenant la parole à Mohammed Hashim et à Amira Elghawaby, qui se partagent leur temps de parole. Leur présentation sera suivie des questions des sénateurs.

Mohammed Hashim, directeur général, Fondation canadienne des relations raciales : Merci, madame la présidente et honorables sénateurs.

Je tiens à souligner que je m’adresse à vous depuis le territoire traditionnel des Mississaugas de Credit, à Mississauga, en Ontario, qui est également visé par le Traité no 13.

La Fondation canadienne des relations raciales a été mise sur pied à la suite des excuses présentées aux Canadiens d’origine japonaise qui ont été emprisonnés injustement dans des camps d’internement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Un des éléments de l’entente de redressement a été la création, en 1996, de la fondation à titre de société d’État fédérale qui rend compte au Parlement et au ministère du Patrimoine canadien. Notre organisme mène des recherches, rassemble des groupes communautaires, organise des discussions sur les politiques, fournit du financement et soutient en ce moment les efforts du gouvernement fédéral en vue de l’établissement d’une stratégie canadienne renouvelée de lutte contre le racisme et d’un plan national de lutte contre la haine.

Lorsque nous pensons à l’islamophobie, il nous vient à l’esprit les douloureuses tragédies survenues au pays. Comme l’a fait remarquer la présidente à la séance d’ouverture, dans les cinq dernières années, le nombre de meurtres commis contre des musulmans a été plus élevé au Canada que dans n’importe quel autre pays du G7. Cette réalité bouleversante et éprouvante pour nous tous est également difficile à expliquer à nos enfants.

À la fondation, nous nous penchons sur une variété de questions rattachées à ce phénomène. Nous étudions, en partenariat avec des organismes tels que le YWCA, l’incidence de la haine et de l’islamophobie sur les femmes radicalisées. De plus, nous nous penchons, en collaboration avec le Forum des politiques publiques, sur des moyens de lutter contre la haine en ligne et nous aidons, de pair avec la Fédération canadienne des municipalités, les administrations municipales à lutter contre toutes les formes de racisme dans leur localité. Nous avons également lancé le Fonds national de lutte contre le racisme, qui verse 3,8 millions de dollars à des projets et des événements communautaires ainsi qu’à des projets destinés aux jeunes, y compris les initiatives de lutte contre l’islamophobie. Toutefois, nous nous concentrerons sur deux domaines de préoccupation, ce qui nous aidera, selon nous, à remédier aux effets les plus néfastes de l’islamophobie et d’autres formes de haine.

Je vais d’abord vous dresser un portrait d’ensemble. Au pays, uniquement en 2019, selon Statistique Canada, plus de 233 000 personnes ont déclaré avoir été victimes d’actes haineux, dont seulement 1 % figure dans les statistiques des crimes haineux déclarés à la police. Des accusations sont portées pour seulement une fraction de ces crimes, et les condamnations sont encore plus rares. Les communautés ne se sentent pas prises en compte ni protégées.

Voilà pourquoi nous avons lancé, lors du sommet de mars dernier sur les crimes haineux que nous avons tenu en collaboration avec le Globe and Mail, un groupe de travail national qui travaillera avec le Groupe de travail sur la lutte contre les crimes haineux de la Table ronde nationale des chefs de police. Ce groupe de travail coprésidé par la fondation et par la GRC a tenu sa première réunion la semaine dernière. Il regroupe des représentants de partout au pays qui se pencheront, premièrement, sur la création de normes qui s’appliqueront aux enquêtes sur les crimes haineux menées par les services de police; deuxièmement, sur l’amélioration des pratiques de production de rapports sur la collecte de renseignements au sein des forces policières; troisièmement, sur la création d’un réseau national d’enquêteurs sur les crimes haineux; quatrièmement, sur la mise au point d’un service central d’échange d’informations pour aider les membres de la communauté à mieux comprendre les crimes et les incidents haineux.

Je cède maintenant la parole à ma collègue Amira, qui passera à l’autre grand volet de notre présentation d’aujourd’hui.

Amira Elghawaby, directrice des communications et des campagnes stratégiques, Fondation canadienne des relations raciales : Honorables sénateurs, je me trouve ici, à Ottawa, dans le territoire non cédé algonquin et anishinabe.

Il y a deux semaines, j’étais à London, en Ontario, pour participer aux activités commémorant la tuerie tragique de la famille Afzaal. Cette période a été, évidemment, extrêmement douloureuse. Des amis de feu Yumna et d’autres jeunes et aînés ont eu l’immense mérite de fonder ensemble le groupe Youth Coalition Confronting Islamophobia, qui a organisé la marche et la vigile en l’honneur de la famille. Toutefois, le lendemain de l’anniversaire de la tragédie, le traumatisme et la douleur intense suscités par les événements ont ressurgi. Comme me l’a confié une mère, sa jeune fille adolescente était si bouleversée qu’elle n’a pas pu aller à l’école. Comme d’autres personnes de son âge, elle souffrait immensément. Ces conversations ont confirmé le caractère insuffisant du soutien offert aux personnes et aux communautés victimes de crimes haineux, ou ciblées par ces crimes. Sans les collectes de fonds organisées par des œuvres de bienfaisance pour qu’un organisme religieux offre des services de counselling, l’accès à ce type de ressources aurait été limité.

La Fondation canadienne des relations raciales se penche actuellement sur le soutien apporté aux victimes de crimes haineux partout au Canada. Nous nous attendons à voir que les victimes directes de crimes haineux et les communautés affectées par ces crimes n’ont droit probablement qu’à des services limités et disparates. Comme vous le savez, les crimes haineux contiennent des messages. Selon diverses études, ils infligent un traumatisme non seulement à la personne qui en est victime, mais aussi à sa communauté. Voilà une raison parmi tant d’autres de croire que les victimes de crimes haineux ou d’islamophobie ont besoin de soutien.

Merci beaucoup.

La présidente : Merci de vos présentations. Nous allons passer aux questions.

Comme la dernière fois, j’aimerais rappeler aux sénateurs qu’ils disposent chacun de trois minutes pour leurs questions et que cela comprend les réponses.

La sénatrice Jaffer : La sénatrice m’a très gracieusement cédé son temps. Je l’en remercie beaucoup.

Je vous remercie tous les quatre de témoigner. C’est un réel honneur que de vous accueillir au Sénat du Canada. Tous vos travaux sont très réputés. Il est très difficile de poser des questions approfondies dans les quelques minutes qui me sont accordées. De toute évidence, nous devrons nous rencontrer individuellement pour mieux comprendre la situation.

Je veux commencer par Mme Zine. Vous travaillez dans le domaine depuis très longtemps, et je vous lève mon chapeau. Le travail auprès des enfants peut être une expérience merveilleuse. C’est un travail que j’ai fait pendant de nombreuses années. Il est toutefois très difficile d’expliquer à un jeune qui est né ici ou qui est arrivé au pays à un très jeune âge pourquoi il ne peut s’identifier comme Canadien. Je voudrais que vous expliquiez des difficultés qu’éprouvent les jeunes qui sont continuellement considérés comme différents, comme étant « l’autre ». Que pouvons-nous faire à cet égard? Quelles recommandations feriez-vous au comité?

Mme Zine : Je vous remercie beaucoup de cette question, sénatrice.

Je conviens avec vous que c’est un problème perpétuel que les jeunes racisés rencontrent, étant toujours considérés comme « l’autre » ou un diable folklorique. C’est ainsi que les musulmans sont représentés et c’est ce que les jeunes musulmans doivent affronter lorsqu’ils socialisent dans un climat d’islamophobie exacerbée où leur identité est constamment remise en question. Leur identité et leur loyauté sont continuellement remises en question, et ils doivent constamment prouver qu’ils sont de bons musulmans. Trop souvent, ils internalisent leurs sentiments négatifs, ce qui a des répercussions sur la manière dont ils évoluent dans le monde et dont ils se perçoivent eux-mêmes.

Pour ce qui est de proposer des solutions, comme j’ai tenté de l’expliquer, il faut avant tout commencer à s’attaquer à l’islamophobie à bien des égards, que ce soit à l’échelle individuelle, idéologique ou systémique. Si on ne règle qu’une facette du problème, les autres gagneront en force et perdureront. Il est crucial de comprendre la dynamique de l’islamophobie et de cerner les divers domaines où nous devons intervenir. Je pense que de nombreux jeunes, notamment, se sentent surveillés et internalisent ces sentiments, en venant à se surveiller eux‑mêmes. Pour un jeune, ce n’est pas un climat propice pour développer son sens d’identité, de citoyenneté ou d’appartenance. Il faut s’attaquer à certaines mesures, comme les formes systémiques d’islamophobie, car elles ont des conséquences sur le terrain.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie. Je voudrais poursuivre la discussion à ce sujet, car j’ai énormément de questions.

Je m’adresserai maintenant à M. Hashim, en lui présentant d’abord une demande. Vous travaillez avec la police. Pour moi, ce n’est pas assez. Si les autorités veulent sérieusement faire enquête sur des crimes haineux et déposer des accusations, elles doivent inclure les procureurs. Puis-je respectueusement vous demander d’envisager de les inclure? J’ai été fort déçue qu’aucune accusation de terrorisme ne soit déposée dans l’affaire Bissonnette , fait que j’attribue au manque de compréhension des procureurs. Puis-je vous demander de travailler également avec les procureurs dans votre organisation?

Je me bats avec les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada, qui affirment — selon ce que je comprends — que les relations raciales et la diversité sont en quelque sorte incluses dans la formation sur la diversité. Pour moi, la formation sur les relations raciales est très différente de la formation sur la diversité. Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il en est? La formation sur la diversité est-elle la même chose que la formation sur les relations raciales?

M. Hashim : Je vous remercie de cette question.

Nous nous intéressons au fil des événements, du moment où la haine se manifeste jusqu’à son signalement, à l’interaction avec les organisations communautaires, à l’intervention de la police, au procès, la détermination de la peine et, par suite du procès, au soutien offert aux victimes de haine. À l’heure actuelle, nous travaillons avec l’entièreté du spectre. Nous travaillons donc effectivement avec la police, mais nous envisageons très sérieusement de collaborer avec les procureurs de la Couronne également. Je conviens parfaitement avec vous qu’il y a là un manque flagrant.

Pour être franc, à bien des endroits où les crimes haineux sont traités adéquatement — et je dis cela avec une certaine réserve — ou mieux qu’ailleurs dans divers services de police, les relations entre les enquêteurs de la police et les bureaux de procureurs sont plus solides; ils se partagent donc une même compréhension et une même formation. Comme les deux partagent les mêmes connaissances, cela aide à ce que les crimes haineux soient désignés comme tels et les motifs haineux figurent parmi les facteurs de motivation. Je constate que cette collaboration fonctionne bien, et je conviens absolument avec vous que la fluidité de la relation est essentielle au succès des procès en matière de crimes haineux au Canada.

Une variété, une myriade de formations sont offertes aux organisations. Certaines d’entre elles concernent la diversité et la lutte contre le racisme. Honnêtement, sans connaître la teneur exacte de ces formations, il m’est difficile de me prononcer sur leur efficacité relative. Elles portent toutes des appellations très différentes.

La sénatrice Jaffer : Non, non, ce n’est pas au sujet de l’efficacité. Je suis désolée de vous interrompre. Je ne voulais pas le faire, mais je le fais. La formation sur la diversité est-elle la même que la formation sur les relations raciales?

M. Hashim : Eh bien, je n’ai jamais entendu parler de formation sur les relations raciales. J’ai déjà entendu parler de formation sur la lutte contre le racisme, mais je pense que ce sont deux choses entièrement différentes. Je ne sais pas exactement ce sur quoi une formation sur les relations raciales pourrait porter.

La sénatrice Jaffer : Je vous enverrai la documentation que les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada m’ont fait parvenir.

Monsieur Emon, je suis toujours intriguée par ce que vous écrivez et dites. Je vous remercie de témoigner et de prendre le temps de nous rencontrer. Je vous connais — pas personnellement, mais en raison de vos écrits; je veux donc remettre en question certaines de vos déclarations. Vous affirmez que le gouvernement accomplit du bon travail. Sérieusement? Si c’était le cas, l’islamophobie ne serait pas en augmentation. C’est bien beau de tenir une panoplie de sommets, mais il faut des résultats sur le terrain. Pourrais-je vous demander respectueusement de nous envoyer une ébauche du livre que vous écrivez? Je veux que vous preniez réellement mes propos au sérieux. Pour ma part, à titre de parlementaire, quand mes frères et mes sœurs pâtissent, je ne considère pas que nous faisons du bon travail, mais peut-être pouvez-vous me corriger. Je vous remercie.

M. Emon : Je vous remercie de cette question.

Je ne suis pas en désaccord avec vous. Je pense cependant que nous sommes plus avancés que nous l’étions il y a 10 ou 15 ans, voire moins longtemps. Je pense que nous devons au moins admettre qu’il a trois, quatre ou cinq ans, il n’y aurait pas eu de sommet sur l’islamophobie. Il y a quatre ou cinq ans, je doute que nous aurions envisagé de tenir des archives sur les musulmans du Canada. Nous commençons maintenant à débattre de ces questions. Ces conservations ont peut-être lieu.

En ce qui concerne le gouvernement, il pourrait effectivement en faire beaucoup. Je vous ai donné trois exemples et j’aurais pu continuer à en énumérer. Des éléments d’islamophobie sont enracinés dans notre système de gouvernance. Nous pouvons montrer où ils se trouvent dans le cadre des opérations. Les exemples ne manquent pas, que ce soit sur le plan des décisions judiciaires ou des décisions relatives aux motions. Je ne suis donc pas en désaccord avec vous.

Je pense toutefois qu’il vaut la peine de souligner que des progrès ont été accomplis. Ces progrès bénéfiques ont au moins une valeur symbolique et transmettre un message fort à ceux qui, autrement, insisteraient à répandre un discours haineux.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à tous les témoins pour toutes les informations qu’ils nous fournissent. Nous vous en sommes reconnaissants.

Une étude publiée en 2022 par l’Institut canado-arabe indique que les femmes arabes et d’Asie occidentale sont les plus touchées par l’islamophobie et qu’elles font face à des taux de chômage plus élevés comparativement à d’autres pays. On parle notamment de 62 % des femmes portant le couvre-chef qui ont des difficultés à trouver un emploi, contre 12,5 % de celles qui n’en portent pas.

Vous l’avez dit, madame Zine : nous avons besoin d’un financement du gouvernement. Vous avez suggéré que le gouvernement finance beaucoup mieux la lutte contre l’islamophobie. C’est impressionnant de vous entendre dire que l’islamophobie est une industrie ici même, dans notre pays. Vous demandez donc que le gouvernement s’attaque à cette industrie.

Avez-vous des exemples de pays qui se sont attaqués à cette industrie, qui ont réussi et dont on peut s’inspirer pour ce qui est des meilleures pratiques dans ce domaine?

[Traduction]

Mme Zine : Je vous remercie de cette question.

J’aimerais pouvoir dire qu’il existe de bons exemples venant d’autre pays. Jusqu’à maintenant, ce n’est qu’aux États-Unis qu’on a examiné en profondeur l’industrie de l’islamophobie. Mon étude est la première au Canada. Elle a duré quatre ans et a débouché sur un rapport de 300 pages. Même si nous avons décrit les manifestations de l’islamophobie au Canada sur les réseaux intégrés qui alimentent le racisme contre les musulmans de manière organisée, on n’a pas encore cherché à déterminer comment on pourrait s’attaquer à ces réseaux à l’échelle nationale. Ces réseaux sont en fait transnationaux et œuvrent dans divers pays. L’examen de l’islamophobie organisée et de ces réseaux est donc un exercice tout nouveau. À ce que je sache, aucun effort n’a été déployé pour lutter contre ce problème à l’échelle nationale. Le Canada fera peut-être figure de pionnier et pourra établir des normes sur la manière de s’attaquer à l’islamophobie. C’est certainement ce que j’espère.

[Français]

La sénatrice Gerba : Nous savons que c’est une industrie très organisée et que c’est un problème sur le plan systémique. Même le gouvernement n’est pas sans reproche, puisqu’il tient lui-même des listes de personnes qui ont participé à des événements considérés comme terroristes. Des gens figurent sur ces listes du gouvernement. Comment le gouvernement peut-il s’attaquer à un système qu’il entretient lui-même?

[Traduction]

Mme Zine : C’est un excellent portrait de la situation. D’une part, il y a ces réseaux, dont un bon nombre sont associés à l’extrême droite. Ils disposent de leurs chambres d’écho et de leurs réseaux. Il existe toutefois aussi un lien avec ce que j’appelle l’« islamophobie libérale », en ceci que notre pays adhère au multiculturalisme et célèbre les différences, mais adopte des politiques et des pratiques antimusulmanes. Nous devons lutter contre le fait que certains politiciens accordent, dans leur discours, leur soutien à ces groupes et en légitiment les croyances, les actions et les campagnes. Il y a là une complicité qu’il faut reconnaître, car on ne peut pas faire la distinction avec la mouvance générale. Nous devons chercher à déterminer comment ces industries sont soutenues par les politiques et les pratiques gouvernementales qui établissent le climat et les conditions qui alimentent la haine contre les musulmans, haine que ces industries sont capables d’exploiter pour en faire la base de leur propagande et de leurs campagnes de désinformation. Je vous remercie de l’avoir souligné. Je me réjouis que le Sénat analyse ainsi la situation.

La sénatrice Gerba : Je vous remercie.

La sénatrice Omidvar : Je remercie tous nos témoins de nous aider dans le cadre de cette importante étude.

Ma question s’adresse à M. Emon, que je remercie d’avoir fourni des exemples d’islamophobie au sein du gouvernement, particulièrement au ministère des Finances, de la Sécurité publique et du ministère de la Justice. À ce propos, je voudrais connaître votre avis sur les propositions que le gouvernement a formulées sur la haine en ligne au cours de la dernière législature. Comme les témoins l’ont fait remarquer, la haine en ligne fait partie de la trame ou de la fondation de l’islamophobie. C’est l’industrie dont Mme Zine a parlé. Je veux savoir si l’ancienne version du projet de loi C-36, qui sera déposée de nouveau à un moment donné, va assez loin dans la lutte contre l’islamophobie et le discours haineux en ligne.

M. Emon : Je vous remercie de cette question, sénatrice Omidvar. J’admire beaucoup votre comité, dont j’ai apprécié le rapport sur le secteur caritatif. C’est donc un immense plaisir de vous rencontrer ici.

La haine en ligne me trouble en raison de son caractère néfaste et évanescent. Je déplore l’incapacité ou le manque de volonté de s’attaquer aux plateformes, alors qu’on est prêt à s’en prendre aux comptes de particuliers. Prenons l’exemple de la disposition sur le canular terroriste. Nous connaissons l’affaire de la baladodiffusion du New York Times appelée Caliphate, où un homme du Canada a menti à propos de son association avec Daech. Il a été poursuivi pour canular terroriste. Pourquoi donc? C’est un homme qui diffuse quelque chose sur Instagram, Facebook ou une autre plateforme. Pourquoi est-ce le particulier qui est poursuivi? Je comprends que ses messages peuvent contribuer aux publications d’un suprémaciste blanc et à une chambre d’écho, mais je ne suis pas convaincu que nous ayons les outils ou la volonté de nous en prendre aux plateformes. Je ne peux donc pas répondre efficacement à votre question.

Ce que je peux vous dire et ce qui me préoccupe encore plus — si je peux me permettre de réorienter la question —, c’est le fait que même dans les pratiques courantes du gouvernement, on parle souvent de libre accès quand on effectue des recherches. Que ce soit à l’Agence du revenu du Canada ou au ministère des Finances, on parle de faire des recherches en libre accès, conformément à nos engagements démocratiques. Or, les renseignements islamophobiques pullulent sur les plateformes de libre accès.

Ce qui m’est difficile à titre d’universitaire quand j’examine les pratiques du gouvernement — qui constituent, je le répète, mon champ d’intérêt —, c’est le fait que je ne suis pas analyste des médias sociaux. Le problème, c’est que du point de vue épistémique, les gens ne sont pas formés pour distinguer le bon grain de l’ivraie et croient que ce qui est écrit dans un blogue est vrai. Je le constate encore et encore. À l’Agence du revenu du Canada, des informations islamophobiques émaillent régulièrement les notes de bas de page des appendices des lettres d’équité administrative. Je traque donc les notes de bas de page. De fait, je suis un traqueur survalorisé de notes de bas de page. Ce faisant, je constate que nos bureaucrates ont internalisé une rationalité qui normalise l’islamophobie dans le cadre de l’élaboration de politiques. D’ici à ce que nous puissions remettre ces politiques en question, même dans le cadre des recherches de libre accès en ligne, je ne suis pas entièrement certain que les plateformes en ligne soient les seules sources auxquelles nous devons nous attaquer. Les utilisateurs finaux et les lecteurs doivent avoir un meilleur discernement. C’est un sujet dont je peux parler, et je suis désolé de ne pouvoir traiter en détail de votre question et du projet de loi.

La sénatrice Omidvar : Ne vous en faites pas. Vous m’avez aidée à saisir certaines nuances. Je vous en remercie, monsieur Emon. Vos propos sont fort troublants. Si, de fait, nos ministères, nos systèmes, nos lois, nos processus et nos protocoles sont profondément enracinés dans une mentalité propre à donner, d’une manière ou d’une autre, des résultats islamophobiques, par où devrait-on commencer à faire le ménage? Pouvez-vous nous fournir des suggestions constructives et raisonnables à ce sujet?

M. Emon : J’entreprends actuellement une étude de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Je trouve la situation fascinante. Comment notre gouvernement a-t-il entraîné le secteur financier dans la guerre contre la terreur? J’ai remarqué qu’il n’existe pas de solides mesures de protection du consommateur dans le secteur bancaire. L’Union européenne, par exemple, garantit l’accès aux services bancaires pour motif que l’accès aux services financiers est important et qu’on ne peut pas faire des affaires sans ces services, alors que certaines personnes perdent leurs possibilités et leurs services bancaires à la RBC, chez HSBC et dans d’autres banques en activité ici. Notre cadre légal les pénalise et impose un problème et un risque moral aux banques pour s’assurer qu’elles déclarent les opérations douteuses. Quand le CANAFE reçoit ces déclarations en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, il n’en fait peut-être rien, mais la banque pourrait en faire quelque chose. Rien ne l’empêche d’utiliser cette information pour peut-être proposer d’éliminer le risque que présente un client donné dans ce contexte. Or, la Loi sur les banques et l’agence de protection financière du consommateur offrent bien peu de recours quant à la manière dont les banques utilisent leur mandat de sécurité nationale dans ce contexte.

Je sais que le budget de 2022 témoigne du désir de repenser les crimes financiers. Nous devons reconnaître que nous avons mobilisé le secteur privé dans la guerre contre le terrorisme. Il n’y a pas de responsabilité publique. Je suis un client de la CIBC. Je ne sais pas quels sont leurs paramètres pour mesurer les transactions suspectes. Cependant, nous savons que les algorithmes utilisés dans le monde de l’informatique sont souvent intégrés à des algorithmes hautement racisés qui signalent certaines transactions plutôt que d’autres. Si vous imaginez le type de repérage algorithmique qui doit être effectué de manière rentable, n’allons-nous jamais vraiment nous attaquer à la suprématie blanche et au financement de la suprématie blanche dans un environnement riche en cibles, si l’on peut dire, dans une société majoritairement blanche? Les algorithmes eux‑mêmes signalent-ils la Somalie et l’Iran de façons particulières qui ciblent exagérément certains clients comme présentant un risque et, par conséquent, exigent que le risque qu’ils représentent soit réduit? Devrions-nous inclure dans le CANAFE un mandat sur l’équité? Lorsqu’il fait aussi ses examens périodiques des banques et de leurs méthodes d’analyse, l’équité est-elle de l’égalitarisme? De la non-discrimination? Le CANAFE n’a pas cela comme mandat à l’heure actuelle. Enfin, à quel type d’accès et de responsabilité démocratique les banques devraient-elles être tenues en ce qui concerne la divulgation de leurs paramètres d’évaluation des transactions suspectes? En tant que consommateur, à quel genre de protection est-ce que je peux m’attendre de la part de mon gouvernement si une banque prend des mesures pour réduire le risque que je représente?

Toutes ces questions sont au cœur de mes préoccupations, et pas seulement parce que ce sont les musulmans qui sont visés. Ce que je pense, c’est que dans ce contexte, il est intéressant de réfléchir avec les musulmans, car réfléchir aux musulmans dans le contexte bancaire nous permet de réfléchir à la solidité de notre démocratie. Où se situent les limites de notre démocratie et où avons-nous sécurisé à l’excès notre environnement? Il n’y a pas que les musulmans auxquels on refuse des services financiers. Il y en aura d’autres, mais les musulmans nous offrent un merveilleux test et un cas de figure. Je dis cela en tant qu’universitaire, sachant qu’il est en fait assez horrible de se faire refuser des services bancaires dans un environnement où nous dépendons constamment des virements électroniques. J’espère que cela vous donne un exemple et un point de départ utile.

La sénatrice Omidvar : Oui. Je vous remercie beaucoup. Je suis sûre que nous reviendrons à vous pour mieux comprendre vos idées.

La présidente : Il nous reste moins de 15 minutes. J’ai quelques questions, puis nous passerons à un deuxième tour.

Madame Zine, en tant que consultante en éducation, vous avez développé des programmes primés qui traitent de l’islamophobie et de la haine envers les musulmans. Comme nous le savons, l’éducation est importante pour combattre la haine envers les musulmans. Avez-vous été invitée à présenter ce programme au gouvernement? Le gouvernement vous a-t-il déjà approchée?

Mme Zine : Je vous remercie de cette question.

Ce programme particulier s’inscrivait dans un contexte marqué par le 11 septembre 2001, alors que je travaillais avec des mentors, le Muslim Educational Network. Nous cherchions des ressources pour les enseignants qui n’avaient pas les mots pour parler du type de discrimination qu’ils voyaient et de ce que les musulmans devaient affronter. Nous avons élaboré des programmes pour les écoles secondaires et primaires. Depuis, j’ai conçu des programmes pour le Conseil canadien des femmes musulmanes et des programmes pour les écoles secondaires, concernant les femmes et les filles musulmanes. Non, je n’ai jamais été approchée par le gouvernement pour présenter ce programme particulier ou toute autre expertise au Canada, bien que j’aie travaillé en Europe à la politique éducative, avec l’UNESCO, le Conseil de l’Europe et l’OSCE — pas avec le gouvernement canadien.

Comme je l’ai mentionné, je travaille à d’autres rapports et à un livre que je peux mettre à la disposition du Sénat, si cela vous intéresse. Il est question des expériences vécues sur le terrain par les jeunes musulmans dans ces industries. Ce n’est pas tant une question de programme d’études. Il s’agit plutôt de fournir de l’information plus générale au gouvernement, ce que j’ai été en mesure d’offrir dans d’autres contextes, mais pas au Canada.

Je suis contente de voir que d’autres organisations ont reçu des fonds. À la suite de l’attentat terroriste de Londres, des fonds ont été débloqués. Je sais que certaines organisations musulmanes font maintenant aussi de l’éducation contre l’islamophobie. Les choses évoluent donc positivement. Mais il ne faut pas que ce soit des solutions de fortune qui n’interviennent qu’en cas de massacres. De telles mesures doivent être mises en place de manière systématique. La lutte contre l’islamophobie doit être intégrée de manière systématique dans nos institutions, nos gouvernements, nos écoles, notre société civile, notre droit, etc. Nous devons intégrer ce genre de pratiques, de politiques, de procédures et de programmes d’études pour être en mesure de relever les défis formidables auxquels nous sommes confrontés.

La présidente : Merci.

Ma prochaine question s’adresse à vous, madame Elghawaby. Nous avons entendu que les femmes musulmanes ont vécu des expériences parmi les plus difficiles. Des femmes musulmanes ont été prises pour cible, leur hidjab a été arraché, et on les a menacées avec des couteaux. Comment faire face à cela? Le simple fait qu’elles se couvrent la tête fait des femmes musulmanes des cibles faciles. Comment combattre ce phénomène? À votre avis, quelqu’un a-t-il vraiment abordé cette question?

Mme Elghawaby : Merci beaucoup de cette question, sénatrice. C’est une question importante.

Je tiens à souligner que nous traitons non seulement de l’aspect sexospécifique de l’islamophobie, mais que nous avons aussi une approche intersectionnelle qui tient compte de la race. Nous savons que dans l’Ouest, à Edmonton et à Calgary, il y a eu une vague d’attaques contre des femmes musulmanes noires. Cela a créé beaucoup d’anxiété et de peur au sein de ces communautés — pour les femmes et dans le contexte de l’intersection avec la race. Les gens en sont conscients. Les statistiques le démontrent. Une sénatrice en a parlé tout à l’heure. Merci infiniment. Je souligne que Statistique Canada a également indiqué qu’entre 2010 et 2019, 47 % des victimes de crimes haineux violents commis contre des musulmans étaient des femmes. Ce sont des femmes qui étaient visées par ces attaques.

Pour ce qui est de la façon dont nous abordons cette question, les femmes elles-mêmes prennent l’initiative de suivre une formation à l’autodéfense. Je viens de voir une autre histoire en provenance d’Edmonton : Sisters’ Dialogue a organisé un programme d’accompagnement à Edmonton, pour aider les femmes musulmanes lorsqu’elles circulent dans les rues. Lors du sommet, par exemple, des recommandations ont été formulées pour que les municipalités adoptent des règlements plus stricts afin que les auteurs de harcèlement de rue, par exemple, soient tenus responsables de leurs actes. Des recommandations visaient à garantir la sécurité de tous, en particulier des femmes.

Avec le projet de loi 21 au Québec, je pense qu’il est vraiment important de souligner que la fixation sur les minorités religieuses dans cette province, et en particulier les répercussions disproportionnées sur les femmes visiblement musulmanes, crée l’idée que quelque chose ne va pas avec les femmes qui, comme moi, portent le foulard, et que nous méritons presque d’être attaquées et de faire l’objet de discrimination, que ce soit par le harcèlement, les attaques et autres.

Bien entendu, la discrimination dans le domaine du travail et de l’emploi se fait également sentir, comme cela a été souligné précédemment. Il faut tenir compte de tous les aspects, notamment du sexe et de la race. Je n’ai pas vu de véritable approche pangouvernementale pour aborder cet aspect particulier, bien que certaines organisations, bien sûr, l’aient demandé, notamment le Conseil canadien des femmes musulmanes, qui fait un travail incroyable à ce sujet.

La présidente : Sénatrice Jaffer et sénatrice Omidvar, veuillez poser vos questions rapidement, afin que nous puissions obtenir des réponses en 30 à 40 secondes, car nous aurons besoin de cinq minutes pour traiter d’autres questions avant de lever la séance.

La sénatrice Jaffer : Madame Elghawaby, est-ce que la Fondation canadienne des relations raciales se penche sur les questions de genre et les problèmes rencontrés par les femmes qui portent des hijabs ou des niqabs? Prévoit-on de faire de la sensibilisation dans les écoles ou auprès des politiciens pour qu’ils respectent le droit d’une femme de choisir? De nombreuses féministes s’empressent de dire qu’une femme a le droit de choisir, mais pas lorsqu’il s’agit de ses vêtements. Cette attitude me dérange vraiment. Faites-vous de la sensibilisation à ce sujet?

La présidente : Avant que vous répondiez, je vais laisser la sénatrice Omidvar poser sa question. De cette façon, nous pourrons obtenir les réponses en même temps.

La sénatrice Omidvar : Ma question est brève et s’adresse probablement à la Fondation canadienne des relations raciales. Je cherche à savoir ce que, selon elle, le gouvernement fédéral peut faire pour améliorer les relations entre les communautés musulmanes et les organismes de sécurité nationale.

Mme Elghawaby : Je vais d’abord répondre à la question de la sénatrice Jaffer. Merci beaucoup, sénatrice, pour cette question.

Au chapitre de la sensibilisation, la Fondation canadienne des relations raciales propose différents types de programmes, par exemple à l’occasion de la Journée nationale de commémoration de l’attentat de la mosquée de Québec et d’action contre l’islamophobie.

Nous avons organisé un programme spécial dans lequel nous avons invité des artistes musulmans à parler de la déshumanisation des musulmans dans nos médias. Il a notamment été question de la déshumanisation sexospécifique des femmes musulmanes qui sont présentées, entre autres, comme des victimes ayant besoin d’être sauvées, et de l’importance de remédier à cette situation. C’était un partenariat avec l’Office national du film et Téléfilm Canada, par exemple.

L’automne dernier, nous avons également organisé un dialogue avec Sisters’ Dialogue, entre autres organisations communautaires de l’Ouest, l’Université MacEwan et Irfan Chaudhry, qui fait un travail phénoménal, au cours duquel nous avons discuté des moyens par lesquels les communautés peuvent s’attaquer à la montée très inquiétante de la haine, non seulement à l’égard des communautés musulmanes, mais aussi d’autres communautés, notamment la montée en flèche de la haine à l’égard des Canadiens d’origine asiatique que nous avons également constatée.

Nous prenons en charge une gamme de programmes pour aborder ces types de questions. Comme vous l’avez souligné, sénatrice Jaffer, il y a encore fort à faire, et nous cherchons assurément des occasions de nous associer à des organismes qui s’engagent dans cette voie et de les soutenir.

M. Hashim : Je peux peut-être répondre à la question concernant les organismes de sécurité nationale.

Nous avons également une campagne que nous menons avec YWCA Canada, intitulée « Bloquons la haine », afin de sensibiliser les gens à l’incidence de la haine sur les femmes, et particulièrement sur les femmes racisées. C’est l’un de nos principaux partenariats au sein de l’organisation.

En ce qui concerne la sécurité nationale, honnêtement, vous avez tout à fait raison. De nombreuses communautés musulmanes ont perdu confiance dans les organismes de sécurité nationale pour les protéger, mais aussi pour les traiter avec équité. Je pense que les deux professeurs ont évoqué une réalité que bien des gens ont vécue. Je pense que la première chose à faire est de mettre fin aux pratiques racistes à l’égard des musulmans canadiens, pratiques que les organismes de sécurité nationale ont perpétuées.

En ce qui concerne l’ASFC, chaque fois que j’allais à l’aéroport, j’étais arrêté et envoyé au contrôle secondaire. Ce n’est que lorsque j’ai obtenu une carte NEXUS que j’ai pu passer outre. Avant cela, chaque fois que j’allais à l’aéroport, j’avais des palpitations dans la salle de contrôle secondaire en me demandant si on allait me laisser monter dans un avion. En toute franchise, nous n’avons plus du tout confiance. Nous devons absolument retrouver cette confiance. J’ai rencontré les représentants d’organisations musulmanes dans l’Ouest. Je leur ai demandé combien d’entre eux signalent les crimes haineux à la police.

La présidente : Je suis désolée. Je dois m’excuser.

M. Hashim : Aucun souci.

La présidente : Nous devons passer au Sénat et nous avons un autre point à discuter.

Je veux rappeler aux témoins que vous pouvez tous présenter un mémoire. Nous venons de commencer cette étude. Nous espérons pouvoir voyager pendant l’été. Rien ne nous empêche de vous rappeler. Je tiens à vous remercier tous pour vos exposés de ce soir. Ce que vous nous avez dit nous aidera grandement au fil de notre étude. Nous sommes maîtres de notre destin. C’est le Sénat qui a décidé de mener cette étude et non le gouvernement. Nous pouvons vous rappeler. Je vous remercie tous.

Ainsi se termine notre réunion d’aujourd’hui consacrée à notre étude sur l’islamophobie au Canada. Notre prochaine réunion sur cette importante question aura lieu à l’automne.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous avons encore un point à discuter : l’examen d’un budget pour notre rapport sur la stérilisation forcée et contrainte. Je laisse le soin à la sénatrice Boyer de vous l’expliquer.

La sénatrice Boyer : Je tiens à souligner que, le 13 juin, ce comité s’est réuni. Nous avons examiné le projet de rapport et le plan de communication pour la publication de celui-ci. Lors de cette réunion, nous avons convenu qu’une survivante se joigne aux sénateurs lors de la conférence de presse qui suivra la publication du rapport. Nous avons également convenu, parce que j’ai travaillé avec les survivantes pendant un certain nombre d’années, que je demanderais à celle qui, selon moi, aurait une véritable influence, d’assister à cette conférence. Cette personne répondrait aux questions des médias en se fondant sur sa propre expérience. J’avais rapidement demandé à une survivante de participer à la conférence. Lorsque cette information a été relayée aux Communications du Sénat, on a découvert qu’il n’y avait en fait aucun budget pour la faire venir. Or, je le lui avais déjà demandé de le faire. Comme les survivantes sont généralement méfiantes en raison du traumatisme qu’elles ont vécu — nous l’avons d’ailleurs tous entendu au cours de ce témoignage —, c’est à titre exceptionnel que nous demandons maintenant une aide financière pour que cette témoin assiste à cette conférence de presse accompagnée d’une spécialiste du soutien post-traumatique. Le coût total serait d’environ 3 700 $ pour couvrir une nuit d’hébergement et deux billets d’avion de Calgary à Ottawa.

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, êtes-vous d’accord pour que le comité soumette un budget pour le déplacement de deux personnes de Calgary à Ottawa?

La sénatrice Omidvar : D’accord.

La présidente : Merci.

La demande de budget suivante est approuvée : que le budget pour le déplacement de deux personnes de Calgary à Ottawa pour participer en personne à une conférence de presse, pour l’exercice se terminant le 31 mars 2023, soit approuvé et présenté au Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration. Les frais de transport, d’hébergement et de subsistance se chiffreraient à 3 700 $.

Merci, mesdames et messieurs les sénateurs. S’il n’y a pas d’autres questions, la séance est maintenant levée.

(La séance est levée.)

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