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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 5 décembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 5 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner les questions qui pourraient survenir concernant les droits de la personne en général; et à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, bienvenue à cette séance du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Je m’appelle Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité.

Je vous présente les sénateurs qui sont membres du comité et qui participent à la séance : la sénatrice Hartling, du Nouveau-Brunswick, le sénateur Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador, la sénatrice Omidvar, de l’Ontario, la sénatrice Pate, de l’Ontario, la sénatrice McPhedran, du Manitoba, et la sénatrice Miville-Dechêne, du Québec.

Compte tenu de l’urgence de la situation humanitaire en Afghanistan, le comité a décidé de réaliser une étude ponctuelle de l’aide humanitaire du Canada dans ce pays en vertu de son ordre de renvoi général. L’étude portera sur les dispositions du Code criminel relatives au financement du terrorisme et leur incidence sur la prestation d’aide humanitaire aux personnes vulnérables en Afghanistan.

Je profite de l’occasion pour souhaiter la bienvenue à la sénatrice Audette, du Québec, qui s’est jointe à nous.

Permettez-moi de vous donner quelques détails sur la séance d’aujourd’hui. Cet après-midi, nous entendrons deux groupes de témoins pendant 45 minutes chacun. Ils seront suivis d’un groupe de fonctionnaires représentant divers ministères. Ce groupe aura une heure. Dans chaque groupe, nous entendrons les témoins, après quoi les sénateurs poseront des questions. À la fin de la partie de la séance ouverte au public, le comité siégera brièvement à huis clos pour discuter des travaux futurs.

Je vais maintenant présenter le premier groupe de témoins. Chacun a été invité à faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Je souhaite la bienvenue aux premiers témoins, qui se joignent à nous par vidéoconférence : Me Sujit Choudhry, chef de Chambres, Haki Chambers Global, et Me Kent Roach, professeur, Faculté de droit, Université de Toronto. J’invite maintenant Me Choudhry à présenter son exposé. Me Roach interviendra ensuite.

Me Sujit Choudhry, chef de Chambres, Haki Chambers Global, à titre personnel : Merci, et bon après-midi. Je pratique le droit constitutionnel et le droit international, tant au Canada que dans le reste du monde. Je tiens à remercier le Comité sénatorial permanent des droits de la personne et sa présidente, la sénatrice Ataullahjan, de me donner l’occasion de parler des obstacles législatifs qui empêchent les organisations canadiennes d’offrir de l’aide humanitaire à l’Afghanistan.

Le 4 mai dernier, avec Kent Roach, Phoebe Okowa et Audrey Macklin, j’ai remis un avis juridique écrit au procureur général, M. Lametti. Il s’agissait de savoir si le paiement d’impôts ou de droits réguliers aux autorités afghanes par des employés d’acteurs humanitaires ou par des organisations financées par le Canada pour exfiltrer des personnes de l’Afghanistan violerait l’alinéa 83.03b) du Code criminel. Cet avis a été présenté au comité.

Nous croyons comprendre que le problème soulevé est que le simple versement d’impôts ou de droits ordinaires aux autorités afghanes, une pratique courante, obligatoire et inévitable pour qui vit dans un territoire soumis à une autorité gouvernementale, constituerait la fourniture de biens ou de services financiers aux talibans en pleine connaissance du fait qu’ils en profiteraient, ce qui va à l’encontre de l’alinéa 83.03b).

À notre avis, cette conduite ne contreviendrait pas à l’alinéa 83.03b) pour les trois raisons suivantes : premièrement, les gouvernements étrangers ne peuvent être un groupe terroriste aux termes du Code criminel, de sorte que les impôts ou les droits qui leur sont versés ne peuvent contrevenir au code; deuxièmement, si des gouvernements étrangers peuvent être un groupe terroriste, le paiement d’impôts ou de droits aux talibans ne contreviendrait pas à l’alinéa 83.03b); troisièmement, si le paiement d’impôts ou de droits aux talibans violait l’alinéa 83.03b), celui-ci aurait pour conséquence absurde de rendre inadmissibles au Canada précisément les Afghans que le gouvernement du Canada s’est engagé à réinstaller en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Aujourd’hui, je parlerai du premier et du troisième points, et Me Roach abordera le deuxième.

L’alinéa 83.03b) interdit la fourniture de biens ou de services financiers à un groupe terroriste. Le Code criminel définit un groupe terroriste comme une entité : personne, groupe, fiducie, société de personnes ou fonds, ou organisation ou association non dotée de la personnalité morale. La notion de groupe ou d’entité n’englobe pas les gouvernements, et encore moins les gouvernements étrangers.

L’exclusion des gouvernements étrangers de la définition de groupe terroriste est appuyée par l’utilisation du terme « gouvernement » dans le Code criminel. Ce terme désigne à la fois le gouvernement du Canada et les gouvernements étrangers de façon interchangeable. Le Code criminel établit clairement une distinction entre le gouvernement et les entités qui peuvent constituer un groupe terroriste. Il s’ensuit que les impôts ou les droits payés à un gouvernement étranger ne contreviennent pas à l’alinéa 83.03b).

Le Code criminel ne définit pas ce qu’est un gouvernement étranger. Ce terme n’est pas interprété conformément aux règles du droit international coutumier.

En vertu du droit international coutumier, le critère de l’existence d’un gouvernement est le contrôle effectif qu’il exerce et non sa légitimité démocratique. La question de savoir si les talibans forment le gouvernement de l’Afghanistan en vertu du droit international coutumier doit être tranchée en fonction de critères objectifs : le contrôle effectif de l’Afghanistan par les talibans, l’obéissance habituelle ou l’acquiescement de la population, l’existence de gouvernements rivaux et les relations qui peuvent exister ou pas entre les talibans et les États étrangers.

À la lumière des éléments de preuve dont nous disposions au moment de l’avis, nous estimions que les talibans formaient le gouvernement de l’Afghanistan, et nous n’avons pas changé d’idée. Ils contrôlent effectivement l’Afghanistan et l’obéissance habituelle ou l’acquiescement d’une proportion importante de la population leur sont acquis. Il n’y a pas de gouvernements rivaux. De plus, il y a eu des échanges entre des États étrangers et les talibans.

La plupart des États n’appliquent plus la pratique qui consiste à reconnaître les gouvernements étrangers. Le Canada lui-même a publié une déclaration abandonnant cette pratique en 1988, ce qui ne l’a pas empêché de s’appuyer sur la non-reconnaissance des talibans pour interpréter l’alinéa 83.03b).

Je remarque qu’en octobre 2022, on a appris que des diplomates canadiens avaient des contacts, de façon tout à fait acceptable, avec les talibans à propos de questions humanitaires depuis août 2021. Si le Canada traite avec les talibans en tant que gouvernement, il s’ensuit que les talibans forment un gouvernement aux termes du Code criminel et ne peuvent pas simultanément constituer un groupe terroriste. Les impôts ou les droits qui lui sont payés ne contreviennent pas à l’alinéa 83.03b).

Le gouvernement du Canada s’est engagé publiquement à réinstaller des milliers d’Afghans qui vivent en Afghanistan parce qu’ils risquent d’être persécutés par les talibans. S’il est exact qu’on viole l’alinéa 83.03b) en payant des impôts ou des droits aux talibans, un nombre considérable de personnes en Afghanistan enfreignent constamment cette disposition.

La conséquence absurde de l’interprétation privilégiée serait que les Afghans que le gouvernement du Canada s’est engagé à réinstaller parce qu’ils sont à risque sous le régime taliban pourraient être interdits de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la LIPR, qui interdit de territoire au Canada les étrangers pour criminalité. L’alinéa 83.03b) devrait être interprété de façon à éviter d’en arriver à cette absurdité. Merci.

La présidente : Merci, maître Choudhry.

Me Kent Roach, professeur, Faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup de votre aimable invitation. Voici quelques précisions. Une interprétation conforme au but visé et à la Charte de l’alinéa 83.03b) devrait exempter les organisations humanitaires qui ne font que payer des impôts aux talibans et qui n’ont aucune intention de financer le terrorisme ni connaissance de l’utilisation possible de ces fonds à des fins terroristes. Si cet alinéa va à l’encontre de cette observation principale, je dirais que, s’il est suffisamment général pour s’étendre à l’aide humanitaire, il devrait être abrogé ou invalidé par les tribunaux parce qu’il a une trop grande portée.

L’article 83.03 a été promulgué après le 11 septembre pour donner effet à la résolution 1373 du Conseil de sécurité des Nations unies visant à mettre fin au financement du terrorisme comme celui qu’Oussama ben Laden a fourni à Al-Qaïda. Le paiement d’impôts, à mon avis, n’est pas le genre de prestation de biens ou de services financiers visés par l’alinéa 83.02b), qui constitue une infraction très grave et passible d’une peine d’emprisonnement de 10 ans.

À supposer que le gouvernement taliban puisse être inscrit sur la liste des groupes terroristes — et mon collègue vous a dit que c’est impossible —, le paiement de l’impôt ne devrait pas être interprété par le procureur général du Canada ou les tribunaux comme une forme de fourniture directe ou indirecte de biens, services financiers ou connexes qui contrevient au code. De plus, la disposition devrait être interprétée à la lumière de l’arrêt de principe rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Khawaja, excluant les actes de l’ordre des infractions de terrorisme qui présentent un risque négligeable d’accroître la capacité d’un groupe terroriste de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter.

J’admets que l’alinéa 83.03b) a une plus grande portée que toutes les autres dispositions sur le financement utilisées dans le code. À mon avis, cela rend la disposition douteuse sur le plan constitutionnel si elle s’applique à l’aide humanitaire. À mon avis, les tribunaux interpréteraient probablement l’alinéa 83.03b) en y ajoutant la notion de fin terroriste pour remédier à sa portée excessive par rapport à l’objectif légitime et recherché d’interdire le financement intentionnel du terrorisme. De telles préoccupations devraient influencer l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général du Canada en matière de poursuite et l’approbation préalable nécessaire pour porter cette accusation.

Enfin, pour conclure et réitérer mon opinion, ma position principale est qu’il n’est pas nécessaire de modifier l’alinéa 83.03b) pour autoriser l’aide humanitaire en Afghanistan. Ou alors — et il serait malheureusement trop tard pour beaucoup —, des modifications précises pourraient être apportées pour autoriser l’aide humanitaire, comme cela a été fait en Australie et au Royaume-Uni. Si ces solutions de rechange étaient nécessaires — et nous sommes d’avis qu’elles ne le sont pas si vous donnez de la disposition une interprétation conforme au but visé et à la Charte —, je recommanderais également qu’on envisage sérieusement d’abroger l’alinéa 83.03b) au motif qu’il va trop loin dans le but légitime de prévenir le financement du terrorisme. Merci beaucoup.

La présidente : Merci. Passons maintenant aux questions des sénateurs. De façon générale, je n’aime pas poser une question dès le début, mais, maître Choudhry, je voudrais vous demander si, à votre avis, les talibans pâtissent parce que les ONG sur le terrain ne leur fournissent pas d’aide? Nous faisons du tort aux personnes mêmes que nous voulons aider.

Me Choudhry : Sénatrice, si vous me permettez de reformuler votre question, je crois que vous voulez savoir si les Afghans ordinaires souffrent de la situation. La réponse que vous avancez est exacte. Ce qui m’amène à ceci : quels que soient nos désaccords politiques avec les talibans, quoi que nous pensions du traitement qu’ils réservent aux femmes, de leur mépris des droits de la personne et de la démocratie, de la chute du gouvernement de l’Afghanistan, le peuple afghan ne devrait pas être la victime de ce désaccord politique.

L’objet de notre lettre et de notre témoignage, c’est l’aide humanitaire, car il faut éviter que le peuple afghan ne soit la victime de ce désaccord politique et que l’aide humanitaire ne soit criminalisée par des organisations qui veulent simplement aider à prévenir une famine généralisée dans les mois à venir, car il y a là un risque réel.

La présidente : Merci.

La sénatrice McPhedran : Je remercie le comité d’avoir lancé cette étude. Elle me semble cruciale.

Je suis très réconfortée par la conclusion des deux témoins experts, et je veux m’assurer d’avoir bien compris. Selon votre avis d’experts, il n’est pas vraiment nécessaire d’apporter une modification pour que l’aide humanitaire parvienne aux Afghans, qui sont dans une situation désespérée. Nous savons tous qu’en août 2021, lorsque Kaboul est tombée et que les talibans ont officiellement remis la main sur le pays, presque toutes les sources ont dit qu’il s’agissait de la plus grande catastrophe humanitaire au monde à l’époque, et nous savons tous que la situation n’a fait qu’empirer depuis.

Si je vous ai bien compris, puis-je vous demander pourquoi, à votre avis, le gouvernement du Canada continue d’affirmer qu’il doit d’abord modifier la loi? Comment se fait-il que ce qui semble n’être qu’un avis juridique dicte tout ce que ce gouvernement fait actuellement pour bloquer l’aide humanitaire?

Me Roach : Merci de votre question, sénatrice McPhedran. Je crois, bien que nous ne l’ayons pas vu, que c’est cet avis juridique qui bloque le gouvernement. Nous avons essayé, en produisant un avis il y a quelques mois à cause de l’urgence de la situation, de faire valoir que l’affaire Khawaja était tout à fait pertinente, tout comme la capacité du procureur général du Canada d’approuver toute poursuite pour terrorisme avant qu’elle ne puisse commencer. Il se peut — et c’est pure spéculation — que les conseillers juridiques du gouvernement étudient l’exemple d’autres pays qui ont mis en place des exemptions, mais il est important de noter que le gouvernement a été généralement très fier de la Loi anti-terroriste de 2001, qui a été maintenue par la Cour suprême à plusieurs reprises.

La Cour suprême a également pris grand soin de dire que la Loi antiterroriste ne s’applique pas aux actes qui présentent un risque négligeable d’accroître la capacité de commettre des actes de terrorisme. À mon avis, l’alinéa 83.03b) tranche avec le reste. Soit il faut en donner une interprétation limitative, soit, à mon avis, il est vulnérable à une contestation fondée sur la Charte. De toute évidence, il faudrait beaucoup de temps avant qu’une contestation fondée sur la Charte, contestation qui pourrait ne faire l’objet d’une décision finale, favorable à mon avis, qu’en Cour suprême, ou même que ne soit adoptée une modification.

Dans cette affaire, il est possible qu’un avis juridique trop prudent n’ait retardé la prestation d’une assistance humanitaire tout à fait nécessaire. Bien que je ne sois pas un expert de l’aide humanitaire, je sais que certains groupes humanitaires qui œuvrent au Canada passent simplement par leur antenne américaine pour acheminer de l’aide humanitaire en Afghanistan. À mon avis, c’est le comble du tragique et du paradoxal, car l’aide humanitaire est essentielle au maintien de la paix. Même la résolution 1373 du Conseil de sécurité, où tout a commencé, ne portait pas sur le versement de fonds pour des raisons humanitaires, mais visait plutôt à enrayer, légitimement selon moi, le financement de...

La présidente : Merci, maître Roach. Je suis désolée, mais de nombreux sénateurs ont des questions à poser. Honorables sénateurs, je vous rappelle que chacun à quatre minutes pour les questions et les réponses, et que je peux toujours inscrire des sénateurs au deuxième tour.

La sénatrice Omidvar : Merci aux témoins de leur présence. Ce n’est pas une question nouvelle pour les sénateurs. Nous avons soulevé des questions au Sénat. Nous avons écrit au ministre Lametti. On continue de nous répondre que le gouvernement est saisi de la question. Je ne vois pas très bien comment on peut être saisi de la question pendant huit mois et ne rien faire.

Vous ai-je bien compris? Aucune modification n’est nécessaire et le gouvernement du Canada pourrait décider d’établir une exemption à l’alinéa 83.03b) comme l’ont fait les gouvernements de certains pays aux vues similaires aux nôtres? Cette exemption vaudrait-elle expressément pour l’Afghanistan ou serait-elle de portée plus large, s’appliquant à l’aide humanitaire consentie dans des régions en proie à des conflits?

Me Choudhry : Me Roach pourrait peut-être parler des exemptions prévues dans les lois australiennes et britanniques, car il serait utile que les sénateurs soient au courant.

Me Roach : Oui. Dans ces deux pays, il y a des exemptions pour l’aide humanitaire. J’imagine que c’est un modèle possible.

Qu’il soit clair que notre position première est que, pour peu que cette disposition soit correctement interprétée, aucune exemption n’est nécessaire. La question de l’exemption n’est pas facile, parce qu’on sait que dans certains cas, tel groupe classé comme terroriste fournit aussi de l’aide humanitaire. Bien que l’Australie et le Royaume-Uni aient légiféré pour prévoir des exemptions fondées sur des motifs humanitaires qui ne s’appliquent pas spécifiquement en Afghanistan, mais qui me semblent assez générales, ces exemptions soulèvent aussi des questions. Il vaut mieux simplement reconnaître que la portée légitime de l’infraction telle qu’elle existe ne devrait pas être étendue à moins qu’il n’y ait un lien quelconque avec l’activité terroriste.

La présidente : Maître Roach, ai-je bien compris? Vous dites qu’Ottawa interprète mal ses propres lois?

Me Roach : À mon avis, oui, bien que ce ne soit pas la première fois que nous sommes en désaccord sur les interprétations des juristes du gouvernement. Il y a lieu de se demander si le gouvernement n’adopte pas une interprétation très frileuse de cette disposition. Les poursuites privées ne sont pas permises pour les crimes de terrorisme. Elles ne sont pas autorisées non plus pour les crimes liés à la propagande haineuse parce qu’on a l’impression que c’est le gouvernement qui doit prendre une décision.

Franchement, j’ai du mal à comprendre pourquoi le gouvernement semble avoir adopté cette position. Bien sûr, vous allez entendre des représentants du gouvernement qui ont le dernier mot. Vous pourrez vous faire votre propre idée.

[Français]

La sénatrice Audette : Ma question s’adresse à M. Roach.

Vous avez parlé de modifications particulières permettant d’aider directement les Afghans en Afghanistan. Pourriez-vous donner des détails sur cette procédure ou cette modification? Peut-être l’avez-vous fait lors de vos remarques liminaires, mais je veux être sûre de bien comprendre.

[Traduction]

Me Roach : Merci, sénatrice Audette. Si on s’engage dans la voie d’une intervention législative, il serait possible d’envisager des exemptions. La loi australienne, par exemple, met une association qui n’est créée qu’à des fins humanitaires à l’abri de toute accusation pour participation à des activités terroristes. De même, la loi britannique exempte l’aide humanitaire.

Je soutiens que, si on revient à l’arrêt Khawaja, la décision unanime de la Cour suprême du Canada qui a donné une interprétation de la loi conforme au but visé et à la Charte, une telle modification n’est peut-être pas nécessaire. Si le gouvernement s’entête — ce qu’il a probablement déjà fait dans une certaine mesure —, il se peut que vous veuillez envisager une exemption de cette nature.

Mais notre position principale est que, compte tenu du libellé actuel de la loi et de l’arrêt Khawaja, la disposition ne devrait pas être interprétée comme s’appliquant à l’aide humanitaire lorsqu’il n’y a aucun lien, aucune connaissance et aucune intention relativement à une activité terroriste réelle.

La sénatrice Pate : Ma question s’adresse à vous deux. Avez-vous reçu une réponse à la lettre envoyée le 4 mai au ministre Lametti? Si oui, quelle est-elle?

Me Choudhry : Nous avons eu un échange de vues, je dirais, avec le ministère de la Justice, mais je qualifierais cet échange de décevant.

J’esquisse le contexte. Tous les quatre, nous nous sommes réunis rapidement; nous avons rédigé la lettre en trois jours. Nous sommes des avocats assez résolus et indépendants, et nous n’avons pas eu beaucoup de mal à en arriver à notre conclusion, et notre opinion était très fermement arrêtée. Pour être franc, nous ne pensions même pas qu’elle puisse être discutable. Il y a beaucoup de questions de droit public canadien qui peuvent aller dans un sens ou dans l’autre, mais, à notre humble avis, celle-ci n’était pas du nombre.

Nous avons communiqué cette lettre en mai. Nous croyons qu’à ce moment-là, le gouvernement aurait pu revenir sur son interprétation erronée du code. Je souligne encore une fois que, malgré la position du Canada selon laquelle les talibans constituent un groupe terroriste et qu’ils ne sont pas reconnus comme le gouvernement de l’Afghanistan, depuis août 2021, au Qatar et ailleurs, nos diplomates ont des contacts tout à fait normaux avec les talibans au sujet des questions humanitaires. S’ils ont ces contacts, alors, à notre avis, cela démolit l’objection selon laquelle les talibans ne peuvent pas être traités comme un gouvernement, car c’est ainsi que le pouvoir exécutif du gouvernement du Canada les traite.

L’autre possibilité, à ce moment-là, aurait été de présenter un projet de loi d’urgence qui, par consensus de tous les partis, serait adopté rapidement par la Chambre des communes et le Sénat. C’est certainement une option qui s’offre à nous, même si je suis tout à fait d’accord avec Kent Roach pour dire qu’une telle modification n’est pas nécessaire. Si la position du gouvernement va dans le sens contraire, alors allons-y et finissons-en le plus tôt possible, parce que l’hiver est là, en Afghanistan. Après 20 ans d’engagement envers le peuple afghan, nous ne devrions certainement pas le laisser mourir de faim à cause de notre désaccord avec son gouvernement.

La sénatrice Pate : Merci. Quelque chose à ajouter, maître Roach?

Me Roach : Non, je suis tout à fait d’accord avec mon collègue.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Tout cela me semble kafkaïen, dans la mesure où on a des gens qui ont besoin d’aide, d’une part, et d’autre part, on a un gouvernement qui dit que c’est trop dangereux et que le Code criminel ne le permet pas. On n’arrive pas à trouver une solution à court terme pour aider ces gens alors qu’on a quand même participé à une guerre pendant des années pour justement venir en aide à tout un peuple.

Donc, y a-t-il une autre raison pour laquelle le gouvernement n’est pas prêt à bouger? Je ne suis pas une spécialiste du domaine, mais est-ce que les autorités craignent que l’aide humanitaire finisse par aboutir dans les mains des talibans du gouvernement et par aider les talibans à rester au pouvoir? Est-ce l’une des raisons? A-t-elle été invoquée? Cela a-t-il du sens?

[Traduction]

Me Roach : Merci, sénatrice.

Je suppose que cela semble un peu kafkaïen : pourquoi poursuivre quelqu’un pour avoir fourni une aide humanitaire qui a pour effet accessoire de fournir des fonds au gouvernement taliban?

Le gouvernement fait peut-être grand cas du fait que, après les attentats du 11 septembre, nous ne sommes pas allés aussi loin que certains de nos alliés en adoptant une vaste loi antiterroriste. Comme je l’ai dit, cette disposition se démarque vraiment par sa portée. Deux questions me viennent à l’esprit. Il y a essentiellement deux façons, dans notre système, de réduire la portée excessive d’une loi. Il y a d’abord l’interprétation, et la Cour suprême du Canada a montré une réelle préférence pour l’interprétation dans le cas de la Loi antiterroriste. Comme je l’ai dit, elle l’a fait dans l’affaire Khawaja, et elle l’a fait dans un certain nombre d’autres affaires concernant les investigations judiciaires en vertu de la Loi antiterroriste. L’autre possibilité, c’est l’abrogation de la disposition.

Il importe également de savoir que la cour est très ferme dans son interprétation de ce qui est d’application trop générale. Inutile de prouver qu’il y a eu violation de l’article 7 dans chaque application trop générale; il suffit de prouver que cette application a été trop large dans un seul cas, et alors le gouvernement doit montrer qu’une limite à l’application de l’article 7 est juste, raisonnable, nécessaire et proportionnelle. Cela ne s’est jamais produit dans les 40 ans d’histoire de la Charte.

Je suppose que ce sont des questions que vous pourrez poser aux témoins du gouvernement qui comparaîtront après nous.

La sénatrice McPhedran : Je ne peux m’empêcher de souligner que je suis une ancienne étudiante de Me Roach. C’est un plaisir de vous accueillir. Maître Choudhry, je vous remercie également de votre excellent travail.

Je dois situer le contexte de ma question. Tous les ministres qui pourraient répondre à ces questions sont trop occupés pour comparaître devant le comité aujourd’hui. Nous recevrons des fonctionnaires qui ne sont pas en mesure de répondre aux questions en cause. Il importe sans doute de le souligner.

Je tiens également à souligner que l’ajournement d’hiver est très proche. En ce moment, à Kaboul, il fait un peu plus de zéro. Selon les prévisions, la température restera tout aussi froide, voire plus froide. Il est peu probable que les travaux du Parlement reprennent avant quatre ou peut-être cinq semaines, ce qui nous mène à la fin de janvier.

Dans votre milieu, avez-vous entendu dire que le gouvernement songerait à faire quelque chose, soit pour modifier sa position, soit pour faire adopter la loi d’urgence dont nous avons si cruellement besoin? Des rumeurs? Une idée?

Me Choudhry : Sénatrice McPhedran, si on me demandait mon avis, je proposerais de faire deux choses dans le sens que vous suggérez.

Premièrement, j’inviterais le gouvernement du Canada à émettre un avis juridique officiel conforme au nôtre selon lequel le code, correctement interprété, ne criminalise pas le paiement de frais par des organisations humanitaires aux talibans. Mais cela serait assorti d’un engagement à présenter une mesure législative étroitement ciblée pour régler cette question en priorité lorsque le Parlement reprendra ses travaux après Noël, et à rechercher l’accord de tous les partis à ce sujet.

Je pense néanmoins qu’une déclaration indiquant que cette interprétation est fausse serait une bonne chose parce qu’elle effacerait la perversité de ce dont Me Roach a parlé, à savoir que les organisations canadiennes travaillent par l’entremise de leurs homologues ou membres dans d’autres pays pour fournir de l’aide aux personnes dans le besoin.

La sénatrice McPhedran : Le Programme alimentaire mondial nous a déjà dit qu’il y a au moins un million d’enfants afghans qui sont au bord de la famine. La situation ne fera qu’empirer au cours des cinq semaines et plus d’ajournement.

J’aimerais demander à nos deux experts quel genre de délai, selon vous, serait raisonnable pour le gouvernement, s’il y avait effectivement une volonté d’agir.

Me Roach : Merci, sénatrice McPhedran. Comme on l’a mentionné, le gouvernement a été saisi de cette question depuis un certain temps. J’avais oublié que notre avis remontait à aussi loin que le mois de mai. Il me semble que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas vraiment mis l’accent sur l’exemption humanitaire, parce que je ne pense tout simplement pas qu’il soit possible, même avec la plus grande coopération et la plus grande rapidité, de faire adopter cette exemption.

J’aimerais également souligner que l’article 83.24 de la Loi antiterroriste prévoit qu’aucune poursuite ne peut être intentée à l’égard d’une infraction de terrorisme, y compris celle-ci, sans le consentement du procureur général. Je pense aussi qu’une déclaration disant pourquoi le procureur général ne consentira pas à la poursuite, lorsque l’intéressé offre de l’aide humanitaire, est aussi une solution qui pourrait être apportée beaucoup plus rapidement qu’une loi.

Si le gouvernement ne voulait pas retirer l’avis juridique, il pourrait aussi décider de ne pas intenter de poursuites. Comme vous le savez, les accords de non-poursuite sont très courants dans le monde des affaires, et je ne vois aucune raison particulière pour laquelle on ne pourrait pas faire une déclaration semblable dans le monde des droits humanitaires et des droits de la personne.

La sénatrice Omidvar : Vous nous avez suggéré trois solutions. Premièrement, il n’est pas nécessaire d’apporter un amendement; deuxièmement, il est possible de prévoir des exemptions; et troisièmement, le gouvernement pourrait accepter des accords de non-poursuite. Vous parlez d’une déclaration; nos deux témoins parlent de déclarations. L’étude ponctuelle du rapport du Sénat sur les droits de la personne à ce sujet pourrait être une déclaration percutante.

J’ai du mal à tirer mes propres conclusions à ce sujet, et j’aimerais savoir ce que vous en pensez. Ce n’est pas vraiment une question de loi ou même de politique. C’est une question de communication. Il me semble que le gouvernement craint que l’aide aux Afghans ne soit interprétée comme une aide aux talibans et qu’il se retrouve donc dans le collimateur de l’opinion publique et mondiale. Ce n’est pas une question. J’aimerais simplement que vous répondiez à cela.

Me Choudhry : Sénatrice, je pense qu’il y a des avis juridiques rédigés de façon déraisonnable qui sont à la base de tout cela. C’est profondément regrettable et nous pensons que c’est mal. Je répète qu’il y a de nombreuses questions de droit public au Canada sur lesquelles on peut être en désaccord. À notre humble avis, ce n’est pas le cas ici. Cet avis, que nous n’avons pas lu, mais dont nous connaissons les résultats, est tout simplement erroné en droit.

J’aimerais ajouter une chose à ce que Me Roach a dit, car je crois que c’est très important. L’article 83.24 dit que :

Il ne peut être engagé de poursuite à l’égard d’une infraction de terrorisme ou de l’infraction prévue à l’article 83.12 sans le consentement du procureur général.

Ce que dit Me Roach est éminemment sensé et pratique, à savoir qu’il serait tout à fait approprié que le comité adresse au procureur général une demande pour qu’il exerce son pouvoir en vertu de l’article 83.24 de ne pas poursuivre en justice des organisations humanitaires opérant en Afghanistan qui pourraient autrement contrevenir à l’alinéa 83.03b). Cela me semble être une mesure très positive. C’est une mesure qui pourrait être prise immédiatement. Et cela rejoint la question de la sénatrice McPhedran, à savoir ce que nous pouvons faire maintenant, étant donné que le Parlement est sur le point de faire relâche.

La sénatrice McPhedran : Dans le peu de temps dont nous disposons, nous avons établi qu’il est possible d’agir. Il est possible de corriger cette situation épouvantable.

Personne n’a parlé de moralité ici, mais c’est très discutable de la part du gouvernement du Canada sur le plan moral ainsi que sur le plan juridique et politique. Ma question est la suivante : y a-t-il une raison valable justifiant l’inaction dont nous sommes témoins?

La présidente : Je vais aussi poser ma question. Le comité de la Chambre s’est penché sur ce sujet, et plusieurs solutions législatives pour éliminer les obstacles à l’aide humanitaire ont été recommandées pendant l’étude du comité. Quelle a été la réponse du gouvernement? Je veux le savoir, car cela peut être consigné au compte rendu.

Je connais bien l’Afghanistan où j’ai beaucoup voyagé, et je sais à quel point les hivers sont rigoureux à Kaboul. On parle donc d’enfants qui meurent de faim, mais on dit aussi que la plupart d’entre eux n’ont pas de vêtements chauds, pas même des chaussures. Je retourne à Peshawar et je reçois constamment des nouvelles. On me pose constamment des questions à ce sujet. Pourquoi?

Je crois que la sénatrice McPhedran a mis le doigt dessus. Elle a demandé pourquoi le gouvernement n’avait pas la volonté d’aller de l’avant dans ce dossier.

Me Choudhry : Je ne peux pas répondre à des questions auxquelles les témoins du gouvernement sont mieux placés que moi pour répondre. J’ai remis ce document au greffier et j’espère qu’il sera également versé au compte rendu, à titre de preuve. J’ai fourni une version PDF de la réponse du gouvernement au rapport du Comité spécial sur l’Afghanistan. Sénatrice, je vous renvoie à la réponse du gouvernement aux recommandations 9, 10 et 11. Dans sa réponse, le gouvernement du Canada dit que les options législatives seraient examinées pour répondre précisément aux préoccupations qui sont soulevées ici aujourd’hui. Le gouvernement a pris cet engagement. Comme vous le savez, ce rapport a été publié il y a des mois. Je ne peux pas vous dire pourquoi aucune initiative concrète n’a été prise depuis.

La présidente : Il a pris un engagement qu’il n’a pas tenu. Merci.

Me Choudhry : Oui.

La sénatrice Omidvar : Je voulais simplement dire que le gouvernement a accepté presque toutes les recommandations du comité de la Chambre, et qu’il n’y a manifestement pas donné suite.

La présidente : Nous voulions, je crois, que cela figure au compte rendu. Il a accepté les recommandations, mais il n’a rien fait.

La sénatrice McPhedran : J’ai demandé si quelqu’un pouvait trouver une bonne raison à cette inaction, et personne n’en a trouvé.

La présidente : Il n’y a peut-être pas de bonne raison, sénatrice McPhedran.

Je remercie les témoins. Votre témoignage nous aidera grandement lorsque nous terminerons notre étude et que nous formulerons une lettre ou une recommandation énergique. Je pense que c’est aux sénateurs de décider. Voyons ce qu’il adviendra de notre étude. Je tiens à vous remercier.

Je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. Chaque témoin a été invité à faire une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs.

Au nom de la campagne Aide pour l’Afghanistan, nous accueillons, par vidéoconférence, Amy Avis, avocate générale, Croix-Rouge canadienne; Martin Fischer, responsable des politiques, à Vision mondiale Canada est avec nous à la table aujourd’hui. Par vidéoconférence, nous entendrons Me Asma Faizi, présidente, et Mme Adeena Niazi, directrice générale, Afghan Women’s Organization Refugee and Immigrant Services.

J’invite maintenant Me Avis et M. Fischer à présenter leurs exposés, et ce sera ensuite au tour de Me Faizi et Mme Niazi. Chers témoins, pouvez-vous vous assurer que vos téléphones sont éteints? Dans le groupe de témoins précédent, le téléphone de quelqu’un ne cessait de sonner, ce qui rendait difficile l’écoute de nos interprètes. Merci.

Martin Fischer, responsable des politiques, Vision mondiale Canada : Honorables sénateurs, je vous remercie de nous avoir invités à participer à vos délibérations sur les obstacles qui nuisent à la prestation de l’aide humanitaire en Afghanistan, une aide dont les gens ont désespérément besoin, et des obstacles qui devraient et peuvent être surmontés, comme nos recommandations le souligneront. Je partage mon temps de parole avec ma collègue, Amy Avis, avocate générale de la Croix-Rouge canadienne.

Nos deux organisations font partie de la campagne Aide pour l’Afghanistan, qui réunit 18 organisations canadiennes d’aide humanitaire et de défense des droits de la personne, qui étaient actives en Afghanistan avant que les talibans ne prennent le pouvoir, et qui ont hâte de reprendre leur travail. Nous avons des fonds réservés, du matériel et du personnel qui est prêt à aider, mais qui ne le peut pas. Nous devons dire non aux Canadiens qui cherchent à faire un don et à s’engager, et dans le cadre de la campagne, près de 10 000 Canadiens ont signé une pétition exhortant le gouvernement canadien à éliminer tous les obstacles juridiques qui nous empêchent de soutenir notre travail sur le terrain.

Vous avez entendu parler de la dégradation de la situation humanitaire en Afghanistan. Un an après un changement politique capital, les gains durement acquis en matière de développement montrent clairement des signes d’érosion, et la situation des Afghans n’a jamais été aussi précaire. Les événements politiques, conjugués aux conséquences de décennies de conflits, aux catastrophes naturelles cycliques et à la gravité croissante des chocs climatiques, ainsi que les effets socioéconomiques cumulatifs persistants de la pandémie de COVID-19, mettent à l’épreuve la résilience des communautés afghanes, peut-être plus que jamais. Les familles sont au bord du gouffre et la survie des enfants est menacée.

Honorables sénateurs, plutôt que de répéter les chiffres effarants des besoins humanitaires, permettez-moi de lire une petite histoire. Miriam, sept mois, souffre de malnutrition grave et illustre bien l’impact disproportionné des lacunes en matière de santé maternelle, néonatale et infantile sur les enfants. En raison du manque de nourriture et de l’accès limité aux services de santé dans son village, la famille de Miriam a déjà perdu un enfant à cause de la malnutrition. Maintenant, les membres de la famille perdent espoir que Miriam survive. Elle est très faible et ne peut pas bouger beaucoup, dit sa mère. Il y a huit autres villages à proximité du village de 7 000 habitants de Miriam, et aucun d’entre eux n’a actuellement accès à des services de santé, ce qui pose un grand risque pour la survie des enfants souffrant de malnutrition aiguë. Les taux de mortalité maternelle et infantile dans la région sont également très élevés. La mère de Miriam ajoute qu’il faut environ quatre heures pour emmener un villageois chez le médecin, car il n’y a pas de clinique ni même de pharmacie dans son village.

C’est la situation à laquelle nous faisons face et que nous cherchons à régler une fois ces obstacles éliminés.

Me Amy Avis, avocate générale, Croix-Rouge canadienne : Honorables sénateurs, les organisations humanitaires canadiennes ne sont toujours pas en mesure de soutenir le travail en cours en Afghanistan. La position de la Croix-Rouge canadienne et de nos partenaires sectoriels est qu’il ne devrait pas y avoir de limitation sur la base de la géographie pour les populations touchées par une crise humanitaire. L’aide humanitaire impartiale et vitale doit toujours être protégée pour qu’elle parvienne à ceux qui en ont le plus besoin.

Les obstacles auxquels nous faisons face sont de deux ordres. Les organismes d’aide canadiens sont incapables de travailler en Afghanistan sans craindre des poursuites criminelles ou d’autres sanctions en raison de ce que la Croix-Rouge canadienne et d’autres partenaires du secteur estiment être une interprétation trop restrictive du Code criminel, et des sanctions qui ne prévoient pas d’exclusion expresse pour l’action humanitaire et l’aide vitale, contrairement à celles des autres pays du G7. Bien que la Croix-Rouge reconnaisse l’autorité des États et la nécessité de prendre des mesures pour empêcher les activités terroristes et autres détournements de fonds, et y répondre, il est également impératif que l’action humanitaire ne soit pas entravée. De plus, nous vous soumettons respectueusement que de nombreux organismes d’aide canadiens ont une bonne expérience du travail dans des contextes complexes et disposent de contrôles efficaces et de solides partenariats locaux. Comme Martin Fischer l’a très bien dit, ces obstacles ont pour conséquence que nos expéditions sont interrompues, que les stocks vieillissent dans les entrepôts et que les organisations ne sont toujours pas en mesure de soutenir les programmes essentiels.

Compte tenu de la situation de plus en plus désastreuse en Afghanistan, qui touche de façon disproportionnée les femmes et les filles, nous demandons instamment au comité d’examiner les recommandations suivantes :

Que les règlements relatifs aux sanctions soient révisés pour qu’ils soient en conformité avec la résolution 2615 du Conseil de sécurité de l’ONU; qu’il y ait une clarification et une communication au sujet de l’inapplicabilité du Code criminel à une action humanitaire impartiale; et que, pour éviter que cela ne se reproduise à l’avenir, le Code criminel soit modifié afin de permettre l’inclusion d’exemptions humanitaires permanentes et bien conçues.

Je vous remercie de votre attention.

La présidente : Merci. Je vais maintenant céder la parole à Mmes Faizi et Niazi.

Adeena Niazi, directrice générale, Afghan Women’s Organization Refugee and Immigrant Services : Merci, madame la présidente et membres du comité, de donner l’occasion, à Me Faizi et moi-même, de comparaître devant vous aujourd’hui.

Depuis plus de 30 ans, l’Afghan Women’s Organization Refugee and Immigrant Services, ou AWO, sert notre population, surtout les personnes touchées par la guerre et la persécution, en mettant l’accent sur les femmes et leurs familles. Nous avons également parrainé des milliers de réfugiés afghans de partout dans le monde.

L’AWO a été fondée et dirigée par des réfugiées afghanes, et est une loyale défenseure des droits des réfugiés. Elle a également mené des projets éducatifs similaires pour les réfugiés au Pakistan et aussi en Afghanistan, y compris une école clandestine à domicile pendant l’automne, sous le régime taliban, dans les années 1990.

Actuellement, l’AWO dirige l’éducation pour toutes les filles à Kaboul.

Compte tenu de l’engagement de longue date de notre organisation et des liens profonds qu’elle entretient avec la population afghane au Canada et en Afghanistan, l’AWO est dans une position unique pour parler des problèmes urgents auxquels les Afghans sont confrontés en cette période de crise, y compris les obstacles dont on a parlé, qui existent dans l’acheminement de l’aide humanitaire en Afghanistan.

Nous remercions le gouvernement du Canada pour son soutien continu et de longue date visant à assurer la stabilité et les droits humanitaires en Afghanistan, ainsi que pour son investissement dans les domaines de la santé, de l’éducation et des droits des femmes en Afghanistan. Cependant, nous sommes très préoccupés par le fait que les investissements du Canada en Afghanistan sont gravement menacés par la crise qui sévit actuellement. La situation humanitaire sur le terrain est bien pire que ce qu’on entend aux nouvelles. Nous recevons chaque jour des appels de la population afghane, et la souffrance de la population est déchirante.

À l’heure actuelle, plus de 35 millions d’Afghans sont déplacés, et 80 % d’entre eux sont des femmes et des enfants. La famine et l’hiver leur rendent la vie très difficile, sans compter qu’ils n’ont ni maison ni abri. Plus de 24 millions de personnes n’ont que leurs économies et l’aide internationale pour vivre, et au moins un million d’enfants risquent de mourir de faim.

Je vais maintenant céder la parole à Me Faizi, qui vous parlera de nos appels à l’action.

Me Asma Faizi, présidente, Afghan Women’s Organization Refugee and Immigrant Services : Merci, madame la présidente et membres du comité.

Nous avons trois appels à l’action. Premièrement, le Canada devrait éliminer de toute urgence les obstacles législatifs actuels à l’aide humanitaire qui empêchent actuellement les organisations humanitaires de fournir de l’aide en Afghanistan. En tant qu’avocate canadienne d’origine afghane, je suis préoccupée par les effets négatifs que les régimes de sanctions et la législation antiterroriste du Canada ont sur les Afghans qui ont le plus besoin de protection et d’aide humanitaire et qui, au lieu d’alléger la souffrance humaine, causent plus de souffrances.

En raison de ces obstacles, nous venons d’entendre que le soutien des organisations humanitaires canadiennes a été suspendu à ce moment crucial. Comme Mme Niazi l’a mentionné, nous avons un orphelinat de filles en Afghanistan, et nous sommes préoccupées par la façon de les soutenir.

La Politique d’aide internationale féministe du Canada reconnaît que la prise de certains risques est essentielle à la réalisation de sa vision d’un changement social significatif. C’est pourquoi il faut des mécanismes et des approches de financement plus souples, efficients et efficaces. Nous ne comprenons pas pourquoi il faut tant de temps pour élaborer des exemptions ou d’autres solutions de rechange, compte tenu de la gravité de la crise en Afghanistan et de l’incidence disproportionnée qu’elle a sur les femmes et les enfants. Les lois du Canada ne sont certainement pas beaucoup plus compliquées que celles de tous les autres grands donateurs en Afghanistan, y compris le Royaume-Uni, l’Australie, les États-Unis et l’Union européenne, qui ont tous mis en place des exemptions ou d’autres solutions de rechange, dont certaines depuis plus d’un an maintenant.

De plus, pour veiller à ce que les Afghans aient les outils et les ressources dont ils ont besoin, il est impératif que le Canada augmente son engagement financier à au moins 250 millions de dollars pour 2023 afin de tenir compte de l’escalade radicale des besoins.

Deuxièmement, en plus de supprimer les restrictions qu’il impose, le Canada doit travailler avec la communauté internationale pour éliminer d’autres restrictions, en gardant à l’esprit que l’aide devrait être fournie de manière à ouvrir la voie à la relance de l’économie et à répondre à des besoins qui vont au-delà de la prévention de l’effondrement des établissements d’enseignement. Les interventions humanitaires ne peuvent être séparées des besoins du reste de l’économie. L’Afghanistan a besoin d’une économie viable, soutenue par les secteurs public et privé, car l’aide humanitaire ne suffira jamais à elle seule.

Enfin, le Canada devrait travailler avec les Afghans et la diaspora pour veiller à ce que les voix afghanes et les communautés locales soient véritablement mobilisées et prises en compte lorsqu’il s’agit de prendre des décisions concernant la distribution de l’aide, ce qui est conforme aux pratiques féministes du Canada en matière d’affaires étrangères et à la politique d’aide internationale. Une fois les obstacles législatifs éliminés, nous devons veiller à ce que l’aide internationale parvienne aux personnes les plus vulnérables. Par conséquent, les fonds ne devraient être attribués qu’aux ONG et aux organisations multilatérales qui sont indépendantes et transparentes, et qui fournissent un suivi et des rapports.

Merci.

La présidente : Merci beaucoup de vos exposés. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.

Honorables sénateurs, je vous rappelle que nous avons quatre minutes pour les questions et les réponses. Je peux toujours vous inscrire pour le deuxième tour.

La sénatrice Omidvar : Merci beaucoup à tous nos témoins d’être ici aujourd’hui. La Croix-Rouge, Vision mondiale et l’organisation des femmes afghanes sont de précieux partenaires d’Affaires mondiales Canada, et je soupçonne que notre gouvernement ne pourrait pas atteindre ses objectifs humanitaires internationaux sans un partenariat avec vos organisations.

Pouvez-vous me dire ce qu’il vous a communiqué? Je suis sûre que vous avez eu beaucoup d’échanges avec lui pour essayer d’obtenir une explication. Quels renseignements avez-vous obtenus du ministère?

M. Fischer : Merci, sénatrice.

Je pourrais peut-être vous dire comment tout cela a commencé, à l’automne de l’an dernier. Chaque année, Affaires mondiales présente une série de propositions, de soumissions et d’appels pour des urgences humanitaires chroniques. L’Afghanistan figure évidemment sur la liste. C’était certainement sur la liste après la chute du gouvernement.

De notre point de vue, la première fois que le problème s’est posé du côté d’Affaires mondiales, c’est lors de l’élaboration de propositions pour ces urgences chroniques, à l’automne 2021. Du moins de notre côté, Vision mondiale nous a fait savoir que l’Afghanistan devait être retiré d’une proposition multi-pays et que les fonds devaient être réaffectés. C’était la première communication, je crois, d’Affaires mondiales Canada à titre de partenaire de mise en œuvre.

Si je résume les engagements que nous avons pris au cours de l’année, et que je me fais l’écho des frustrations de Me Choudhry et de Me Roach, les communications ont été nombreuses. Nous avons communiqué avec le ministre de la Sécurité publique, le ministre de la Justice, le ministre du Développement international, la ministre des Affaires étrangères et le Cabinet du premier ministre pendant cette période, en tant que divers membres d’une coalition.

La réponse a toujours été le même refrain : « Nous en sommes saisis. Nous travaillons sur quelque chose; nous voulons travailler sur quelque chose. » Maintenant que nous approchons de l’hiver, comme l’a dit Me Choudhry, il y a un peu plus de communications selon lesquelles une solution pourrait être imminente. Nous avons également déjà entendu cela.

Normalement, on n’entend pas les organisations humanitaires venir témoigner devant les comités et exprimer un certain degré de frustration, mais je pense qu’il est juste d’exprimer un degré élevé de frustration, et nous ne savons pas trop vers qui la cibler. Je pense que nous avons eu des échanges constructifs avec toutes les personnes avec qui nous avons discuté. Je ne peux pas présumer de la mauvaise foi de qui que ce soit.

Je pense que nous avons des questions semblables à celles de Me Choudhry : que faut-il faire de plus et quel est l’obstacle?

La sénatrice Omidvar : Est-ce la première fois que la Loi antiterroriste est interprétée de cette façon pour vous empêcher de fournir de l’aide humanitaire à des régions du monde en conflit?

Me Avis : Il est juste de dire que cela n’avait jamais été un obstacle. Je crois qu’il est important de parler aussi du régime de sanctions parce que c’est, je pense, la conjugaison des deux qui a posé des difficultés sans précédent aux organisations d’aide canadiennes. C’est, à mon avis, ce qui rend ce contexte unique en Afghanistan.

La sénatrice McPhedran : Merci beaucoup. Je vais demander à chacun des témoins de répondre. Avant de le faire, je tiens à souligner votre travail, votre dévouement et le fait que vous êtes ici aujourd’hui, la ténacité dont vous faites tous preuve. Je pense notamment à Adeena Niazi. Je me souviens de l’époque où vous apportiez de l’argent en Afghanistan sous une burka, et la situation est encore pire aujourd’hui. Il est difficile de croire que je prononce ces mots 20 ans plus tard.

Ma question s’adresse à vous tous. Dans toutes vos communications, dans toutes vos réunions, y a-t-il une bonne raison qui vous a été donnée par les représentants du gouvernement du Canada — les ministres du Cabinet, Pourquoi sommes-nous aujourd’hui dans une situation où six millions de personnes, dont plus d’un million d’enfants, sont au bord de la famine?

Me Faizi : Nous avons tenu un certain nombre de réunions, et on nous répète sans cesse qu’on comprend qu’il y a un problème, qu’on reconnaît qu’il y a un problème et qu’on y travaille. Comme l’a dit M. Fischer, « la solution est imminente », c’est ce que nous entendons constamment, et ce, depuis des mois.

Vous avez posé une question sur la moralité. Jusqu’à quel point la situation en Afghanistan — qui est déjà sans précédent — doit-elle s’aggraver pour que notre gouvernement se décide à agir et à faire vraiment quelque chose?

Comme M. Fischer l’a mentionné, cette question a été portée à l’attention du gouvernement depuis septembre 2021. Le comité spécial de la Chambre a fait des études approfondies et beaucoup de témoins ont témoigné. Un rapport a reconnu l’urgence de la situation. En juin, nous avons eu une rencontre avec le ministre du Développement international. À la fin de juin, on nous a dit qu’on était au courant, qu’on allait faire quelque chose. Nous avons reçu, en octobre, la réponse du gouvernement, qui acceptait ces recommandations, et nous voici en décembre, mais rien n’a été fait.

Mme Niazi : Si vous me permettez d’ajouter quelque chose, je ne vois aucune raison pour laquelle nous pourrions justifier la famine des enfants en ce moment, alors qu’ils meurent de froid et sont sans abri. Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous limiter à fournir des services à l’orphelinat des filles qui dépendent de nos dons.

Nous n’avons pas payé le loyer au propriétaire, qui est bien sûr une personne généreuse, car il pourrait nous jeter à la rue. Je ne pense donc pas que quoi que ce soit justifie cette situation.

Je vous remercie de vos paroles et du soutien que vous nous apportez depuis de nombreuses années.

Oui, pendant la période des années 1990 où les talibans étaient là, je pouvais traverser la frontière en portant une burka. Maintenant, la frontière pakistanaise est fermée. Nous ne pouvons plus la traverser ainsi. J’avais l’habitude d’aller en Afghanistan. Maintenant, nous ne pouvons même pas aller en personne en Afghanistan pour rencontrer les gens, pour leur fournir quelque chose localement. Les obstacles sont encore pires qu’auparavant.

La sénatrice McPhedran : Merci.

La présidente : Monsieur Fischer, voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Fischer : Je peux parler au nom de Vision mondiale et d’autres organisations humanitaires. Nous avons tous mis en place des mesures de contrôle qui préviennent précisément et atténuent les risques liés aux fonds qui soutiennent des personnes qu’elles ne sont pas censées appuyer. Comme Me Avis l’a dit, même si nous avons fonctionné dans des contextes difficiles semblables où nous nous heurtons à ces règles, nous n’avions pas eu à faire face jusqu’ici à une interprétation semblable qui a un effet paralysant.

Je pense que c’est important pour deux raisons. Les organismes de bienfaisance enregistrés ont des obligations très claires en matière de rapports financiers envers l’ARC. Nous ne parlons pas d’organismes de bienfaisance non enregistrés qui seraient autorisés à mener ce genre d’activités qui sont expressément énoncées dans diverses doctrines juridiques et internationales.

Les organisations humanitaires de grande taille et certainement de taille moyenne, les freins et contrepoids que nous avons mis en place, depuis les protocoles d’entente jusqu’aux listes de bénéficiaires très claires, en passant par les examens préalables et les examens par des tiers, la liste est longue. Nous savons comment procéder et comment atténuer les risques. Tout ce que nous demandons, c’est que le gouvernement respecte sa parole et nous permette de fonctionner comme nous le faisons dans des contextes semblables également. Ce n’est pas nouveau pour nous. Le défi est nouveau, mais la situation et les mesures d’atténuation des risques que nous avons mises en place ne sont pas nouvelles pour nous.

[Français]

La sénatrice Audette : À travers la planète, chaque fois qu’on entend parler — dans les médias, dans les nouvelles ou par l’entremise de nos relations et de nos amis — de la disparition de femmes et de la façon dont on brise les droits des femmes ou on les empêche d’avoir accès à un droit que j’estime normal, soit le droit à l’éducation, cela me fait réagir.

Le travail que vous faites est précieux. Il est important et vous y mettez de l’énergie. Je n’ai malheureusement pas votre expertise, alors j’aimerais que vous nous donniez des détails sur la souffrance et les difficultés que les femmes afghanes vivent actuellement. Pouvez-vous nous dire comment votre travail a été affecté par la suspension de l’aide gouvernementale?

Vous avez l’occasion de nous guider et de nous proposer des actions et des recommandations; j’aimerais également vous entendre à ce sujet.

[Traduction]

Me Faizi : Comme la sénatrice McPhedran l’a dit, la situation s’est détériorée depuis la dernière fois où les talibans étaient au pouvoir. Les femmes font face à des restrictions sur de nombreux fronts, à commencer par l’éducation, comme je l’ai dit. On interdit aux filles d’aller à l’école lorsqu’elles atteignent l’âge de 12 ans. Cela a pour effet d’interdire aux filles de faire des études supérieures. Elles ne peuvent interrompre leurs études quelques années et entrer à l’école secondaire par la suite. On s’assure ainsi que les femmes restent à la maison après l’âge de 12 ans. Cette situation n’existe dans aucun autre pays au monde.

Les femmes qui font actuellement des études postsecondaires sont limitées en ce qui concerne les spécialisations qu’elles peuvent étudier. On les empêche de se spécialiser dans les domaines du journalisme, de l’ingénierie et de l’économie. On juge que ces études sont inappropriées pour elles ou qu’elles ne peuvent les réussir.

Les seules options qui s’offrent à elles sont essentiellement la littérature ou une autre option, et encore une fois, celles qui s’adressent aux quelques femmes qui font des études postsecondaires en ce moment.

Il y a des obstacles à la santé. M. Fischer en a mentionné quelques-unes en ce qui concerne l’accès aux soins de santé, compte tenu des restrictions imposées aux déplacements des femmes. Elles ne peuvent pas quitter leur domicile à moins d’être accompagnées par un parent de sexe masculin. Comme un grand nombre de cliniques ont essentiellement fermé leurs portes, elles doivent parcourir de longues distances pour s’y rendre. L’accès aux soins de santé est un autre obstacle auquel elles font face, de même que la pénurie de nourriture, d’eau potable et de produits d’hygiène. Beaucoup de nos gens sont dans une situation désespérée et sont forcés de vendre leurs actifs et de prendre d’autres décisions désespérées qui leur enlèvent toute dignité.

Pour ce qui est de l’emploi, les femmes n’ont pas le droit de travailler dans la plupart des institutions gouvernementales. Dans certains cas, on a dit aux femmes de choisir un homme de leur famille pour les remplacer. Comment cela peut-il être accepté dans une société? Quand une personne travaille peut-être depuis 20 ans à un endroit, on décide simplement de la remplacer.

En mai 2022, on a ordonné que toutes les présentatrices et les journalistes à la télévision couvrent leur visage lorsqu’elles sont en ondes. Les femmes ne peuvent plus occuper un poste politique. De toute évidence, il est devenu plus difficile de se rendre au travail pour celles qui ont la chance d’occuper encore un emploi, et je ne parle même pas de la sécurité. Il y a des restrictions à leur liberté de mouvement, d’expression et de réunion pacifique, et on leur interdit de tenir des manifestations. Celles qui défient ces ordres sont détenues et battues.

La situation est extrêmement grave, mais l’aspect le plus désastreux à l’heure actuelle est la crise humanitaire. La population a besoin de nourriture, d’eau et d’abris. Une fois que nous serons en mesure d’assurer la durabilité, je pense que nous pourrons aller de l’avant et parler d’autres possibilités de développement qui devraient lui être offertes.

La sénatrice Miville-Dechêne : J’ai une question pour la Croix-Rouge et Vision mondiale. J’essaie de comprendre. À l’heure actuelle, les filiales canadiennes de ces deux organismes de bienfaisance ne sont pas du tout sur le terrain en Afghanistan. Je suis un peu confuse, car il me semble que la Croix-Rouge a dit que certains envois étaient en attente. Avez-vous une équipe réduite sur place ou non?

J’essaie de me faire une idée — parce que, de toute évidence, les besoins humanitaires sont absolument énormes. Quelle était votre contribution avant tout cela? Pouvez-vous mesurer l’importance de l’aide humanitaire canadienne parmi toutes les autres? Notre pays n’est pas si vaste. Je ne dis pas que les besoins ne sont pas énormes, mais je vous demande simplement ce qu’on a enlevé à ces femmes et à ces enfants.

M. Fischer : Merci, sénatrice. Je pense que la plupart des organisations humanitaires fonctionnent selon ce qu’on appelle un modèle de fédération ou de partenariat. Dans le cas de Vision mondiale, vous avez Vision mondiale Canada, Vision mondiale États-Unis, Vision mondiale Allemagne et, évidemment, Vision mondiale Afghanistan comme partenaire de mise en œuvre ou comme bureau sur place. Pour que Vision mondiale Afghanistan puisse fonctionner, il faut mettre en commun les fonds des différents bureaux de soutien. À l’heure actuelle, nous aurions des fonds privés et publics d’autres pays qui ont été en mesure de surmonter les obstacles juridiques dans leur contexte. Dans certains contextes, très rapidement. Je pense que les États-Unis ont délivré ce qu’ils appellent des permis généraux aux partenaires humanitaires. C’est ainsi que nos bureaux sur place peuvent continuer de fonctionner.

Pour les partenaires canadiens, cela signifie que nous ne sommes pas en mesure de mobiliser — et cela nous amène à votre deuxième question — des Canadiens pour des collectes de fonds privées. Il est un peu hypothétique de parler de ce que nous pourrions amasser, mais je pense que, compte tenu de la situation humanitaire extrême, il y aura probablement de grands appels multipartites qui dureront de nombreux mois et qui permettront de recueillir des millions de dollars.

Pour ce qui est des contrats, j’ai une liste d’activités auxquelles nous avons dû mettre fin, alors il est difficile de dire combien d’argent reste sur la table de la part du gouvernement du Canada parce que l’on n’a pas non plus été en mesure de lancer un appel auprès des partenaires canadiens pour obtenir des fonds supplémentaires. Même si je crois qu’il est important — et je reconnais ce mérite au gouvernement — qu’il ait réussi à amasser plus d’argent, bien sûr, mais aucun de ces fonds n’a pu être acheminé par l’entremise de partenaires canadiens.

Les ministres ont raison de dire qu’ils augmentent leurs fonds. C’est vrai, mais ces fonds ne peuvent être acheminés par des partenaires canadiens. Plus important encore, nous ne sommes pas en mesure de mobiliser les Canadiens. Nous savons que l’Afghanistan est l’un des rares pays qui suscitent, lorsque nous lançons des appels, une immense vague de solidarité et de compassion. Il est non seulement frustrant, mais déchirant de ne pas pouvoir agir alors que la situation se détériore de plus en plus.

Me Avis : Si vous me permettez d’ajouter brièvement quelque chose, comme M. Fischer l’a dit, premièrement, les organisations canadiennes ne peuvent pas agir sans craindre des poursuites pénales. Tous ceux qui le font ont cette crainte.

Deuxièmement, au sujet des répercussions, comme l’ont dit d’autres collègues qui ont témoigné aujourd’hui, c’est que cela nous empêche de payer les montants dus, de payer le loyer et d’offrir des programmes d’aide en direct. Le fait que nous n’ayons pas été en mesure de procéder à un transfert ou à une sortie responsable a d’énormes répercussions.

Troisièmement, je dirais qu’avec la façon dont les règles fonctionnent, il importe de savoir d’où l’argent part et où il aboutit. Nous ne pouvons pas travailler de façon multilatérale. Nous ne pouvons pas utiliser notre argent par l’entremise de nos partenaires fédérés. Pour ce qui est de la Croix-Rouge canadienne, nous avons établi un partenariat de 10 ans avec la Société du Croissant-Rouge afghan sur le terrain, et nous avons été incapables d’entreprendre ou de poursuivre des programmes. Pour les témoignages de ce soir, il s’agit surtout d’offrir les services de sages-femmes pour les femmes et les enfants dans les régions éloignées et rurales. Nous ne sommes pas en mesure d’offrir ces programmes essentiels et l’expertise unique du Canada dans certains domaines, comme la santé, parce que tout est paralysé pour l’instant.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.

La sénatrice Hartling : Merci beaucoup de votre présence et de votre témoignage. Plus j’en entends, plus ma colère monte. Je me sens très frustrée, tout comme vous, j’en suis sûre. Merci de faire avancer ce dossier et d’essayer d’apporter un changement.

Il semble que le gouvernement du Canada ait complètement abandonné le peuple afghan, surtout les femmes et les filles, mais aussi vos efforts humanitaires. Cela me semble tragique et désespéré. Que faut-il faire immédiatement? Notre comité peut-il faire quelque chose? Qui d’autre peut faire avancer les choses? Il semble que vous en ayez fait beaucoup pour essayer de faire avancer le dossier, sans obtenir d’aide. Dites-nous simplement si nous pouvons faire quelque chose. Qui d’autre peut faire quelque chose et faire bouger les choses maintenant? Parce que cela doit se faire maintenant.

La présidente : Sénatrice Hartling, nous avons entendu dire que le gouvernement est « saisi » de cette question depuis l’an dernier. Je frémis à l’idée de ce qui se passe lorsqu’il n’est pas saisi d’une question. Qu’advient-il de ce dossier? Monsieur Fischer?

M. Fischer : Je n’aime pas parler de stratégie de défense des droits dans le cadre d’une audience publique, mais c’est ce que bon nombre d’entre nous faisons depuis de nombreuses années, et je n’ai encore jamais vu une situation où l’écart entre la rhétorique et la réalité est si frappant. Je n’ai encore jamais vu de situation où les fonctionnaires et les représentants ministériels étaient disposés à participer ou à entendre les solutions proposées. Nous avons proposé des solutions. La solution est vraiment politique. Ce n’est pas que les solutions ne sont pas sur la table. Me Roach et Me Choudhry les ont présentés. Me Avis et les avocats de nos organisations ont rédigé des propositions de modifications. Les sénatrices et sénateurs ont rédigé des éditoriaux et sonné l’alarme. De toutes les tactiques qu’offre une stratégie de défense des droits, elles ont toutes été déployées. La réponse doit donc être politique.

Un problème suit rarement les ministres et le premier ministre lorsqu’ils voyagent partout dans le monde. Le premier ministre Trudeau a été interrogé à ce sujet vendredi, à Vancouver, lors d’une conférence de presse. Je me souviens quand la ministre Joly a été interrogée à ce sujet lors d’un sommet au Rwanda. Cela n’arrive pas souvent. Ce n’est pas qu’il n’y a pas assez de gens qui sonnent l’alarme. La réponse n’est pas simple, mais elle est connue. Il faut peut-être une volonté politique pour surmonter ce qui a souvent été décrit comme une interprétation trop restreinte de nos propres lois qui ont une incidence réelle sur la vie des gens, surtout les personnes les plus vulnérables, les femmes et les filles, que notre Politique d’aide internationale féministe prétend défendre.

La sénatrice Pate : Je n’ai pas de question à poser. J’aimerais simplement savoir si l’un d’entre vous a quelque chose à ajouter pour le compte rendu. Quelles sont les recommandations les plus importantes à part celles qui sont évidentes et que le comité pourrait formuler?

La présidente : Cette question s’adresse-t-elle à quelqu’un en particulier ou à tout le monde?

La sénatrice Pate : Tout le monde.

La présidente : Maître Avis, voulez-vous commencer?

Me Avis : Bien sûr.

J’ajouterai simplement que nous cherchons à obtenir un signal positif indiquant que nous pouvons agir sans crainte de poursuites pénales.

En l’absence de cette assurance et en plus de cela, nous cherchons, pour l’Afghanistan et dans d’autres contextes, à clarifier le Code criminel. Cette année, nous espérons ne plus jamais nous retrouver dans cette situation. Par conséquent, nous accueillerions favorablement toute clarification du Code criminel.

Nous reconnaissons également qu’il s’agit d’une situation qui touche plusieurs ministères et qu’il s’agit d’un régime très complexe. Nous sommes donc reconnaissants des échanges que nous avons eus au cours de la dernière année. Nous demeurons optimistes quant à la mise en œuvre prochaine de solutions.

La présidente : Madame Faizi, voulez-vous répondre brièvement à cette question?

Me Faizi : Beaucoup de choses ont déjà été dites. Nous espérons que la mise en place d’une solution ne prendra pas plus de temps.

J’insiste encore une fois sur l’obligation morale, parce qu’il s’agit de la dignité du peuple afghan; la dignité de notre peuple. Les statistiques de l’an dernier que nous avons citées aux ministres et aux gens que nous avons rencontrés ont augmenté de façon effarante cette année. C’est le deuxième hiver auquel notre peuple fait face à cette situation, et pourtant, rien n’a encore changé.

La situation, comme Mme Niazi l’a mentionné, est plus désastreuse que ce qu’on voit dans les médias, et on en voit de moins en moins dans les médias. C’est tout aussi décourageant pour nous.

S’il vous plaît, n’oubliez pas notre population, à tout le moins les enfants, qui sont dans une situation aussi désastreuse. Chaque fois que nous participons à ces réunions, c’est difficile pour nous, les Afghans, à cause du traumatisme que nous vivons simplement en regardant ces statistiques et en voyant à quel point elles changent pour le pire chaque jour et chaque mois.

Il faut que le gouvernement fasse quelque chose sans plus attendre.

La présidente : Avant de passer au deuxième tour, j’aimerais faire un commentaire.

Après avoir été nommée sénatrice en 2011, je me rappelle avoir été partie à la même discussion. Alors que le Canada se préparait à se retirer de l’Afghanistan, je me suis beaucoup inquiétée des droits des femmes afghanes, des gains qu’elles avaient réalisés et de ce qui allait leur arriver. Dix ans plus tard, nous sommes revenus à notre point de départ.

Je dois souligner les efforts de mes collègues, les sénatrices Omidvar et McPhedran, qui ont continué de soulever la question au Sénat. Nous avons posé des questions et fait des déclarations. En ce qui me concerne, cela fait près d’une décennie qu’aucun progrès n’est réalisé en Afghanistan. En tant que Pachtoune, un peuple fondamentalement divisé par une frontière — le même peuple des deux côtés —, mon cœur saigne pour les enfants de l’Afghanistan.

Pensez-vous que le monde a oublié l’Afghanistan? Ce qui est sûr, c’est que le pays ne fait plus les manchettes.

Nous savons aussi que divers gouvernements ont eu des échanges avec les talibans. En tant que présidente du Groupe d’amitié parlementaire Canada-Afghanistan, certaines députées nous ont dit en juin que les talibans revenaient et qu’elles avaient besoin de nous aider. C’est le cri d’alarme qui a été lancé à tous les gouvernements, mais aucun n’en a tenu compte. Tout le monde reste silencieux. Pourquoi? Pourquoi ce manque d’empathie envers les femmes et les enfants de l’Afghanistan? C’est difficile à comprendre.

Me Faizi a dit que la situation était mauvaise, mais qu’elle allait empirer. Nous voulons que le compte rendu fasse état de ce manque — je ne sais pas comment le qualifier — d’intérêt ou de mouvement dans ce dossier. Qu’est-ce que cela signifie pour les femmes et les enfants en Afghanistan? Je suis désolée; vous venez de fondre en larmes juste à en parler, et je sais que je vous mets dans une position difficile.

Mais si nous parlons aussi franchement, c’est parce que nous voulons que les choses bougent. Nous voulons que les choses changent.

Mme Niazi : Il faut le rappeler au gouvernement du Canada, parce que les Afghans sont des victimes. Ils sont victimes des talibans et de la communauté internationale, surtout de notre gouvernement au Canada qui les empêche de recevoir de l’aide en Afghanistan.

Ils n’ont pas mis les talibans à la porte. Ce n’est pas le peuple afghan qui a choisi de ramener les talibans. Il y a eu une entente internationale qui a permis aux talibans de revenir au pouvoir.

Alors, pourquoi victimiser les pauvres de l’Afghanistan? Oublions même l’aide humanitaire que nous attendons du gouvernement du Canada pour l’Afghanistan, pour parler du public — nous recevons beaucoup de dons du public. Nous ne sommes pas en mesure de fournir cette aide à l’Afghanistan, aux gens qui souffrent actuellement de la faim et qui en ont grandement besoin.

À l’heure où nous siégeons actuellement, il est tôt le matin en Afghanistan. Nous savons qu’en ce moment, des gens meurent de froid. C’est une crise humanitaire. La question de l’obligation morale a été soulevée à maintes reprises.

De plus, en tant qu’être humain, nous ne pouvons pas voir des enfants mourir de faim parce qu’un gouvernement terroriste leur a été imposé. Ce n’est pas la faute du peuple afghan. C’est très triste qu’ils soient ainsi abandonnés à leur sort.

La présidente : Merci.

Madame Faizi, voulez-vous ajouter quelque chose?

Me Faizi : C’était très bien dit.

Chaque fois que nous devons nous préparer, nous devons essentiellement examiner ce qui se passe, obtenir des rapports sur ce qui se passe, voir des images de ce qui se passe et parler aux gens sur le terrain de ce qui se passe. En tant qu’organisation afghane, en tant qu’Afghans et pour tous les Afghans au Canada et à l’étranger, nous subissons des traumatismes chaque fois. Nous parlons à nos familles. Chaque fois que nous regardons la télévision et les nouvelles de l’Afghanistan, et que nous voyons ce qui s’y passe.

Nous ne cessons de dire que la situation est encore pire que ce que nous montrent les médias, et nous n’en voyons pas tant dans les médias, de toute façon. Nous implorons donc le comité de prendre en compte la gravité de la situation et la raison pour laquelle notre principale demande depuis le début de la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans est d’ordre humanitaire. Depuis août de l’année dernière, la crise est d’ordre humanitaire. Nous continuons de demander une aide, et nous espérons que ce comité contribuera à rendre cette question urgente, ainsi qu’à faire bouger les choses et à apporter des changements à la suite de ces audiences.

La présidente : Merci.

Monsieur Fischer, ma question s’adresse à vous. Le monde a-t-il oublié l’Afghanistan et est-il passé à d’autres manchettes?

M. Fischer : Peut-être.

La question pourrait être reformulée. Je ne peux pas parler à un titre aussi personnel que mes collègues, mais si je peux me permettre de parler de politique un instant, si l’on remonte à l’automne 2021, la COVID défrayait encore les manchettes. Puis, à l’hiver 2022, à Ottawa, ce fut une mauvaise période pour tous les ministres cherchant à dénouer l’impasse autour du convoi et de l’occupation. Nous avons fait preuve d’empathie et de compassion à l’égard de nos collègues. Les gens sont humains; ils ne peuvent s’attaquer qu’à un certain nombre de problèmes à la fois.

Ensuite, évidemment, il y a l’Ukraine.

Les défis et la capacité d’intervention d’un gouvernement sont limités. Il y a aussi maintenant la situation en Iran. Je sais qu’il y a des discussions, qui sont évidemment de nature politique, au sujet de l’inscription et de la radiation d’entités iraniennes en vertu du code. Je dirais que c’est une distraction politique à l’égard de la véritable tragédie humaine qui se déroule en Afghanistan.

En fait, sénatrice McPhedran, nous en avons déjà parlé, et vous aviez dit que j’étais un « cheval de guerre féministe ».

La sénatrice McPhedran : Un vieux cheval de guerre féministe.

M. Fischer : C’était une citation intentionnellement sélective.

Il y a peu de gouvernements dans le monde qui joignent le geste à la parole en ce qui concerne les valeurs féministes. Nous avons tous été emballés en 2015 et en 2016 lorsque la ministre Bibeau a dévoilé la Politique d’aide internationale féministe, ou PAIF, suivie de la politique étrangère féministe, dont les fondements demeuraient pondérés, mais dont les idéaux étaient bien ancrés.

Je crois que c’est Me Faizi qui a dit que la PAIF énonce clairement qu’il faut prendre des risques calculés raisonnables pour atteindre les objectifs en la matière. S’il y a un moment où un gouvernement qui parcourt le monde en se déclarant ouvertement féministe doit prendre ces risques, c’est bien maintenant. Transférer le risque aux organisations qui œuvrent dans de nombreux contextes difficiles va à l’encontre des valeurs de la PAIF et des valeurs que nous défendons tous en tant que Canadiens. Je pourrais continuer longtemps à exprimer ma frustration personnelle et organisationnelle en tant que partenaire externe qui travaille avec les Afghans sur le terrain, qui n’arrive même pas à commencer à exprimer la frustration personnelle et collective des Canadiens d’origine afghane et de la diaspora afghane partout dans le monde, alors qu’il faut tant de temps pour trouver la solution à un problème pourtant simple, alors qu’il nous semble, collectivement, que le gouvernement ne tient pas compte des conseils que d’autres lui ont donnés. Je vais m’arrêter ici.

La présidente : Merci. Si vous ne mettez pas en œuvre le programme et les lois que vous avez mis en place, ce ne sont que des documents inutiles.

La sénatrice Omidvar : Je pense que nous comprenons tous l’urgence de la situation en Afghanistan. Il faut agir dès maintenant. Il fallait agir hier. La situation est plus qu’urgente.

Permettez-moi de vous poser à tous la question suivante. Maîtres Roach et Choudhry nous ont dit qu’il y avait trois solutions. La première, c’est que le gouvernement applique correctement sa propre loi et qu’il cesse de mal l’interpréter. La deuxième consiste à présenter une exclusion à titre d’exemption à la loi pour permettre aux organisations d’aide humanitaire de fonctionner sans crainte de poursuites en Afghanistan; et la troisième consiste à exercer le pouvoir des accords de suspension des poursuites.

De votre point de vue à tous, quelle solution nous permettra d’atteindre le plus rapidement possible l’objectif ultime, qui est de fournir de l’aide au peuple afghan, en particulier aux femmes et aux enfants?

Me Avis : Je pense qu’un autre point essentiel que nous devrions souligner est le régime de sanctions. Il faut aussi régler ce problème pour nous assurer d’éliminer tous les obstacles. Encore une fois, nous aimerions que ce régime soit conforme à la norme de l’ONU.

En ce qui concerne ces solutions, je pense que nous ne pouvons pas parler de la rapidité de la mise en œuvre. Je pense que ces solutions seraient toutes efficaces pour éliminer certains des obstacles. En fin de compte, nous voulons un signal positif indiquant que le gouvernement souhaite que les organisations d’aide canadiennes puissent opérer en Afghanistan. Cela pourrait prendre la forme des solutions que vous avez énumérées. Quoi qu’il en soit, nous devrions envisager de modifier le Code criminel, car cela nous éviterait d’être dans ce contexte à l’avenir.

La sénatrice Omidvar : Modifier le Code criminel?

Me Avis : Oui, au moyen d’une exemption pour motif humanitaire.

La sénatrice Omidvar : Une disposition d’exclusion, d’accord. Merci.

M. Fischer : Je n’ai rien à ajouter. Me Avis est l’avocate-conseil en la matière.

Me Faizi : Je pense que Mme Niazi et moi sommes d’accord avec Me Avis. Au bout du compte, la solution la plus rapide est celle que nous recherchons, quelle que soit la façon dont nous nous y prenons; qu’il s’agisse de demander au ministre, encore une fois, de régler les problèmes en vertu de l’article 83.24 du Code criminel, d’utiliser ses pouvoirs en vertu de cette disposition, ou essentiellement reconnaître qu’aucune exemption n’est nécessaire pour le Code criminel et aussi pour régler les problèmes dont Me Avis a parlé au sujet du régime de sanctions. Le plus tôt nous obtiendrons une solution, le mieux ce sera. C’est ce que nous recherchons, la solution la plus rapide.

La sénatrice McPhedran : Ma question vise à établir un lien entre l’énorme crise humanitaire qui sévit en Afghanistan et ce que je considère maintenant comme une crise pour ceux qui ont été autorisés à venir au Canada et qui essaient toujours de le faire. Pour moi, le thème central est celui des promesses brisées; ce que cela signifie pour la réputation dans la communauté internationale du Canada, qui fait de plus en plus de grandes promesses et les rompt. Comme les sénatrices Omidvar et Ataullahjan l’ont dit, bon nombre d’entre nous travaillons en réseau. Vous le savez parce que nous travaillons avec vous. Nous assistons à l’annulation de l’approbation de mesures spéciales en matière d’immigration.

Faisons seulement une analyse comparative entre les sexes de ce qui se passe ici au pays en termes d’aide humanitaire tout à fait conforme à la Politique d’aide internationale féministe promise au monde et de ce que nous voyons en termes de promesses non tenues, y compris, dans certains cas auxquels nous travaillons, des femmes qui ont été approuvées pour immigrer et dont le dossier, tout récemment, au cours des derniers jours, a été annulé.

Je comprends que vous ne pouvez pas être aussi catégoriques que nous. Vous avez des relations à protéger. Toutes vos organisations sont extrêmement vulnérables face au gouvernement du Canada.

Mais dans le continuum que je décris, à l’intérieur du pays, à la sortie du pays et en espérant pouvoir venir au Canada, comme promis, voyez-vous un décalage ici? Voyez-vous, en fait, un double objectif derrière ces promesses rompues?

Sérieusement, je suis perplexe. Je ne sais pas pourquoi ce gouvernement se comporte de cette façon. Pourriez-vous nous aider à comprendre ce qui se passe ici, sans compromettre les relations que vous devez protéger?

M. Fischer : Je comprends la mise en garde, sénatrice McPhedran. J’aimerais pouvoir répondre à cette question, mais je pense pouvoir dire pour le compte rendu qu’il existe une obligation politique et morale collective de tenir ces promesses. Les Canadiens se souviennent bien de l’histoire de nos alliés occidentaux en Afghanistan. Ces engagements découlent de cette histoire. Ce n’est pas un endroit où nous n’avons pas investi politiquement ou militairement, avec la vie de nos soldats. Il en découle une obligation que nous ne devrions peut-être même pas avoir à énoncer parce qu’il y a un impératif humanitaire.

C’est ce que je peux vous dire. Nos organisations ont l’obligation humanitaire d’agir de façon neutre, impartiale et indépendante. Nous fournissons de l’aide en fonction des besoins et non de l’affiliation politique. Nous ne faisons pas de discrimination dans ces situations, pas plus dans un sens que dans l’autre. C’est tout ce que nous demandons. Nous demandons au gouvernement du Canada d’éliminer les obstacles pour nous permettre de faire notre travail, parce qu’il y a peut-être des obligations que nous ne sommes pas en mesure de respecter en raison des obstacles qui existent, des obstacles dont nous avons, collectivement, entendu dire qu’il est difficile d’en comprendre l’existence encore aujourd’hui.

C’est un problème auquel nous sommes constamment confrontés. Mais je dirais, pour répondre à votre question, que le gouvernement du Canada a une responsabilité spéciale envers l’Afghanistan et les Afghans, celle de régler ce problème et de permettre à ces organisations et aux Canadiens qui cherchent de l’aide de le faire.

Me Faizi : Nous sommes tous complices de ce qui se passe en Afghanistan, pas uniquement nous, au Canada, mais toute la communauté internationale. Nous devons assumer cette responsabilité. Ce qui est encore pire au Canada, c’est qu’ils suscitent l’espoir de nombreuses personnes, des gens qui ont reçu ces courriels ou les exemples que vous donnez de gens qui ont été acceptés et dont les demandes sont maintenant rejetées. C’est encore pire, parce que non seulement on leur a donné l’espoir de se retrouver au Canada et d’avoir ici une meilleure vie — surtout ceux dont on a établi qu’ils étaient à risque et à qui on a donné des approbations — mais qu’on les a finalement laissés derrière.

Non seulement on les a laissés derrière, mais en plus on les a laissés dans un pays soumis à des sanctions internationales, dont les actifs ont été gelés au point de contribuer à l’effondrement complet de l’économie et des infrastructures, un pays sans secteur privé et sans infrastructure publique.

De plus, le Canada ne va même pas permettre à ses organisations d’aide de poursuivre le travail qu’elles font depuis 10, voire 20 ans en Afghanistan.

Mme Niazi : Si je peux ajouter quelque chose à la question de la migration, il ne faut pas oublier que les Afghans quittent l’Afghanistan pour se rendre dans les pays voisins. La persécution, la torture et même l’emprisonnement se poursuivent dans leur pays d’accueil. Ils ne sont pas en sécurité dans le deuxième pays. Nous parrainons aussi des réfugiés d’outre-mer qui n’obtiennent même pas d’entrevue après plus de huit ou neuf mois. Il s’agit de cas spéciaux et urgents en Afghanistan.

Il y a aussi un lien direct entre le manque d’aide humanitaire en Afghanistan, la migration d’un grand nombre d’Afghans et le crime et l’insécurité qui règnent dans ce pays. Certains Afghans pourraient se joindre à l’EIIS parce qu’ils ont faim. L’EIIS est une grande menace en Afghanistan. On parle des talibans. Bien sûr, les talibans représentent un grand risque, mais il y a aussi d’autres organisations terroristes qui agissent en Afghanistan. Nous fermons les yeux et ne voulons pas les voir. Les Afghans se joignent à eux en raison d’un manque de soutien par ailleurs. Ils disent que leurs enfants meurent de faim et qu’ils n’ont d’autre choix que de s’adresser à certaines organisations terroristes qui les financent.

Pour ce qui est de la migration, je connais beaucoup d’Afghans qui se sont retrouvés dans les pays occidentaux où ils avaient de bons emplois, mais dès qu’ils ont senti que la situation était devenue plus sûre au pays, ils sont retournés en Afghanistan. Ils voulaient contribuer à la reconstruction de leur pays. Désormais, même ceux qui étaient profondément attachés à leur pays et qui n’ont jamais voulu en partir, s’en vont. L’un des problèmes, c’est le manque d’emplois, le manque de soutien, pour les femmes et pour les hommes. C’est une question de sécurité.

La présidente : Merci. Je remercie tous les témoins de leurs présentations. Votre aide est grandement appréciée dans le cadre de cette étude. Madame Niazi, vous avez soulevé un point valable — dont j’ai été informée il y a quelques mois — au sujet de la résurgence de l’EIIS ou Daech en Afghanistan. Ce groupe a récemment perpétré des attaques dans des pays voisins après avoir repris du poil de la bête. Mais passons à autre chose. Qu’est-ce qui nous retient? Selon tous les témoins que nous avons entendus aujourd’hui, rien ne devrait nous en empêcher. J’espère que cette étude débouchera sur quelque chose. Je suis peut-être optimiste. Merci beaucoup.

Honorables sénateurs, je vais maintenant présenter notre dernier groupe de témoins. Nous allons les écouter, puis nous passerons aux questions des sénateurs. Nous avons le plaisir d’accueillir Robert Brookfield, directeur général et avocat général principal, Section de la politique en matière de droit pénal à Justice Canada, et Glenn Gilmour, avocat. D’Affaires mondiales Canada, nous accueillons Nancy Segal, directrice par intérim, Division de la politique sur la criminalité et le terrorisme, et Marie-Louise Hannan, directrice générale, Asie du Sud. De Sécurité publique Canada, nous accueillons Sébastien Aubertin-Giguère, sous-ministre adjoint principal par intérim.

Je profite de l’occasion pour vous souhaiter la bienvenue et vous remercier de votre présence.

Sébastien Aubertin-Giguère, sous-ministre adjoint principal, Sécurité publique Canada : Bonjour. Je suis heureux de vous rejoindre ici, sur le territoire traditionnel, non cédé, du peuple algonquin anishinabe. Nous vous remercions de l’invitation de comparaître aujourd’hui pour parler de l’aide humanitaire canadienne en Afghanistan.

Je suis accompagné aujourd’hui par des collègues d’Affaires mondiales Canada et du ministère de la Justice.

Permettez-moi tout d’abord de dire que le gouvernement du Canada demeure profondément préoccupé par la situation humanitaire en Afghanistan, qui est très critique et qui continue de s’aggraver. Le Canada est déterminé à aider le peuple afghan et nous continuerons de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour le soutenir.

L’aide canadienne et internationale a aidé une génération d’Afghans à faire progresser leurs droits fondamentaux, à participer à une société plus inclusive et à atteindre un niveau de vie plus élevé, avec une mortalité infantile réduite, une espérance de vie prolongée et des millions d’enfants, en particulier les filles, qui vont à l’école. Cependant, depuis que les talibans ont pris le contrôle de l’Afghanistan par la force, le monde a été témoin d’une détérioration constante des infrastructures économiques et sociales du pays, ce qui a conduit à la crise humanitaire actuelle.

Sous les talibans, nous avons également assisté à un regain de la violence et à l’érosion des droits fondamentaux, y compris de ceux des femmes et des filles, ainsi que des minorités religieuses et ethniques. La prise de pouvoir par les talibans a rendu plus complexe pour les organisations canadiennes la tâche de s’attaquer pleinement à la situation humanitaire. En effet, cela a également rendu plus complexe de fonctionner en Afghanistan, sans craindre de contrevenir aux dispositions pertinentes du Code criminel sur le financement du terrorisme.

Étant donné que le territoire de l’Afghanistan est sous le contrôle des talibans, et que les talibans sont une entité terroriste aux termes du Code criminel du Canada, l’infraction actuelle de financement du terrorisme a pour effet involontaire d’entraver l’aide humanitaire légitime en Afghanistan. La réponse du gouvernement au rapport de juin 2022 du comité spécial sur l’Afghanistan, Honorer l’héritage du Canada en Afghanistan, reconnaît la gravité de la crise humanitaire.

[Français]

Le rapport décrit la situation humanitaire en Afghanistan, les efforts déployés pour mettre en sécurité les ressortissants afghans qui sont en danger et aussi les obstacles rencontrés. Dans sa réponse, le gouvernement du Canada a reconnu les défis auxquels font face les organisations canadiennes et la nécessité de fournir des éclaircissements et des assurances en ce qui concerne les sanctions et les dispositions du Code criminel du Canada en matière de financement du terrorisme.

Comme vous le savez, la recommandation 10 du rapport demande au gouvernement du Canada d’agir immédiatement pour élaborer une dérogation ou une exception visant à fournir de l’aide humanitaire et à répondre aux besoins essentiels en Afghanistan, sans que les organisations canadiennes craignent de faire l’objet de poursuites. La recommandation 11 insiste d’ailleurs sur le fait que le gouvernement du Canada devrait examiner les dispositions relatives au financement du terrorisme et prendre d’urgence des mesures législatives pour s’assurer que ces dispositions ne restreignent pas indûment l’action humanitaire légitime.

Dans sa réponse, qui a été présentée à la Chambre des communes le 6 octobre 2022, le gouvernement du Canada a accepté les recommandations 10 et 11. Il s’est également engagé à envisager des mesures, y compris des options législatives, pour répondre à la nécessité d’exemptions pour certaines organisations canadiennes qui cherchent à mener des activités humanitaires et d’autres activités essentielles dans des régions contrôlées par un groupe terroriste.

Contrairement aux alliés du Groupe des cinq et aux Nations unies, il n’existe aucune exemption à l’infraction canadienne. Le rapport du comité spécial souligne cette réalité dans les recommandations 10 et 11.

[Traduction]

Conformément aux recommandations 10 et 11 du rapport, les responsables de la sécurité publique ont travaillé en étroite collaboration avec Affaires mondiales Canada, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et le ministère de la Justice pour analyser la question et explorer une gamme de solutions potentielles, afin d’aider le peuple afghan à obtenir l’aide dont il a désespérément besoin.

Dans le contexte afghan, les options de réforme permettront d’équilibrer les objectifs de protection des intérêts du Canada en matière de sécurité nationale, l’intégrité de l’infraction de terrorisme et les engagements internationaux de lutte contre le terrorisme, tout en facilitant l’engagement du Canada à l’échelle internationale pour faire progresser la paix et la sécurité et en fournissant diverses formes d’aide internationale.

Des mesures raisonnables doivent continuer d’être imposées à des organismes de bienfaisance et à d’autres afin de minimiser les avantages pour les talibans ou d’autres groupes terroristes opérant dans cette région, que ce soit directement ou par le détournement de fonds ou d’autres biens à des personnes représentant ces groupes terroristes.

Madame la présidente, je dirai en conclusion que nous sommes en train d’explorer une solution équilibrée pour faciliter l’acheminement de l’aide internationale dont les Afghans ont désespérément besoin. Cela répond à l’engagement du gouvernement de respecter les recommandations 10 et 11 du rapport du comité spécial, tout en préservant l’intégrité des mesures de financement de la lutte contre le terrorisme du Canada. Les mesures étant envisagées par le gouvernement, les responsables ne sont pas, pour l’instant, en mesure de faire le point sur celles-ci et sur le calendrier d’action, mais nous serons heureux de répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup. Je tiens à préciser que les fonctionnaires du ministère de la Justice et d’Affaires mondiales n’ont pas fait de déclaration préliminaire.

Vous avez parlé du comité spécial de la Chambre des communes sur l’Afghanistan. Le gouvernement avait dit qu’il envisageait des mesures, y compris des options législatives pour répondre au besoin d’exemptions. C’est l’option de financement du terrorisme pour certaines organisations canadiennes. Vous ne pouvez pas nous dire quelles mesures précises sont à l’étude?

M. Aubertin-Giguère : Non. À l’heure actuelle, Sécurité publique travaille en collaboration avec d’autres ministères pour explorer une série d’options. Cela comprend les modifications législatives, mais il est trop tôt pour en discuter.

La présidente : Vous travaillez donc encore sur les mesures. Ce comité s’est réuni en juin et nous sommes en décembre, mais vous examinez toujours ces mesures. Pouvez-vous nous donner un échéancier? Prévoyez-vous un échéancier pour l’action gouvernementale?

M. Aubertin-Giguère : Je ne suis pas en mesure de vous donner un échéancier pour l’instant. C’est une question complexe, et il est important de se rappeler qu’il s’agit de dispositions graves sur le financement du terrorisme et que toute solution doit tenir compte de ce degré de gravité. Je pense que nous devons trouver un équilibre entre les besoins humanitaires et l’intégrité des dispositions du code sur le financement des activités terroristes. Des travaux sont en cours, mais je ne suis pas en mesure de vous donner des délais précis.

La présidente : Je pense que nous avons entendu dire que des travaux sont en cours chaque fois que nous posons une question au Sénat. Nous avons reçu la même réponse du représentant du gouvernement. Je suis sûr que vous avez entendu la frustration ressentie par les témoins qui vous ont précédés.

La sénatrice McPhedran : Merci à tous les fonctionnaires qui sont avec nous aujourd’hui. J’ai deux questions, et j’espère que nous pourrons y répondre dans les délais prescrits.

Premièrement, quand avez-vous appris que vous alliez comparaître devant le comité? Quand vous a-t-on informé?

M. Aubertin-Giguère : La semaine dernière.

La sénatrice McPhedran : Après que les ministres ont refusé de venir?

M. Aubertin-Giguère : C’est exact.

La sénatrice McPhedran : Je pense que la référence au Groupe des cinq est utile et présente un intérêt considérable. L’équilibre dont vous avez parlé entre les intérêts du Canada en matière de sécurité et les promesses humanitaires du Canada est également très intéressant.

Le Canada est-il unique? Y a-t-il quelque chose qui nous rend uniques, de sorte que quatre membres du Groupe des cinq ont réussi à faire face à cette crise humanitaire dévastatrice en permettant des actions auxquelles le Canada refuse de consentir? Qu’est-ce qui nous rend unique à cet égard?

M. Aubertin-Giguère : Pour ce qui est du Code criminel, je m’en remets à mes collègues du ministère de la Justice.

Robert Brookfield, directeur général et avocat général principal, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Je ne dirais pas que nous sommes uniques au sens large du terme, mais d’un point de vue technique, la loi en question a été adoptée en 2001 et elle n’a pas été modifiée en profondeur depuis. Nous n’avons pas, dans notre loi, le genre de mécanismes que certains témoins ont mentionnés, comme ceux qu’ont modifiés l’Australie et le Royaume-Uni. Les États-Unis disposent, depuis longtemps, d’un système qui permet d’émettre des directives concernant les sanctions et le financement du terrorisme. Pour ce qui est de nos autres alliés, je ne sais par exemple pas ce qui se fait exactement au niveau de l’UE ou au Japon, mais tous ont leurs mécanismes.

Je ne peux pas dire que nous sommes uniques, mais je crois pouvoir dire que bon nombre de pays dont il a été question ici, ont des mécanismes juridiques différents qui donnent plus de latitude que le nôtre pour les exceptions.

La sénatrice McPhedran : D’accord. Donc, depuis plus de 20 ans, nous savons que le Canada a un régime législatif très restrictif à cet égard et nous n’avons rien changé. Avez-vous suivi les témoignages de Me Roach et de Me Choudhry? Tout le monde hoche de la tête. Merci.

Quelle serait la solution la plus rapide? Il y a différentes options. Il n’est pas nécessaire que ce soit une chose ou l’autre. Qu’est-ce qui est réellement faisable? Un million d’enfants, au minimum, sont menacés de famine. On estime que six millions d’Afghans sont au bord de la famine en ce moment, alors que l’hiver commence. Quelle serait la mesure la plus efficace, d’un point de vue officiel, pour régler ce problème?

Me Brookfield : Je ne peux pas dire quelle décision le gouvernement pourrait prendre pour équilibrer les perspectives juridiques et politiques des droits de la personne, la situation humanitaire atroce et la situation juridique.

Il a été déterminé qu’il fallait modifier le Code criminel d’une façon semblable à ce qui a été fait au Royaume-Uni, en Australie et qui existe déjà aux États-Unis. Certaines autres options sont peut-être plus difficiles d’un certain point de vue, bien que je comprenne le désir d’entendre des défenseurs puissants, comme Me Choudhry et Me Roach, parler de la façon dont les choses peuvent être réglées.

Je remarque que le gouvernement canadien n’a pas le pouvoir de réinterpréter la loi comme bon lui semble. Ce sont des dispositions du Code criminel qui sont décidées par une administration, débattues par des procureurs indépendants et interprétées par des tribunaux. Par exemple, Me Roach s’est demandé si les tribunaux allaient déclarer inconstitutionnelles certaines de ces dispositions. Ce pourrait être le cas. Il n’y a aucun antécédent de ce genre. À ma connaissance, aucune poursuite n’a été intentée en vertu de ces dispositions depuis.

Des clients indépendants, par exemple, pourront décider de suivre les conseils de Me Roach ou de Me Choudhry et, avec leurs propres ressources, de faire ce qu’ils jugent approprié de faire. Le défi pour eux si je comprends bien, et c’est compréhensible, est de décider ce que le gouvernement canadien doit faire pour équilibrer ses risques juridiques et politiques. Le gouvernement pourrait envisager certaines des options qui ont été présentées et juger que d’autres poseraient problème.

La présidente : Sénatrice MacPhedran, je tiens à préciser que les ministres ont été invités. Après qu’ils ont refusé, tous leurs secrétaires parlementaires ont été invités à leur tour, et ils ont tous répondu qu’ils n’étaient pas disponibles. Je voulais simplement que cela figure au compte rendu.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Ma question s’adresse à M. Aubertin-Giguère.

J’aimerais prendre la question sous un autre angle. Vous vous inquiétez des répercussions du fait que l’aide humanitaire pourrait tomber entre les mains d’un régime autocratique comme celui des talibans — pas seulement autocratique, mais aussi lié au terrorisme.

Expliquez-nous en quoi ces inquiétudes, à ce stade-ci, sont fondées. On vient d’entendre Vision mondiale Canada et la Croix-Rouge qui nous ont dit, en particulier Vision mondiale Canada, qu’il y avait des systèmes fort bien intégrés pour s’assurer que l’argent qui vient des dons ne tombe pas entre les mains des talibans.

Bien sûr, la perfection est impossible, mais avez-vous des raisons de croire que cette aide s’en va directement chez les talibans? C’est ma première question.

M. Aubertin-Giguère : On reconnaît que la prestation d’aide humanitaire pourrait entraîner un versement de fonds aux talibans, que ce soit directement ou indirectement, par le biais de taxes ou de frais.

Pour les grandes organisations, qui sont bien organisées, on doit pouvoir indiquer que le risque est peut-être réduit, mais il reste qu’il y aura plusieurs organisations qui vont agir sur le terrain. Donc, il faut avoir un cadre bien structuré pour pouvoir gérer la situation.

Dans le cadre des examens possibles des options, on veut bien comprendre la nature des opérations. On veut aussi s’assurer que les prestations d’aide humanitaire ne sont pas déviées, que ce soit sciemment ou non, par des intermédiaires.

La sénatrice Miville-Dechêne : N’est-ce pas un peu illusoire, ce que vous dites? C’est qu’il y a une population en ce moment — on est à la veille de l’hiver, il fait froid—, dont des femmes et des enfants qui souffrent parce que vous n’arrivez pas à contrôler à 100 % où va chaque denier en Afghanistan. Alors, on est mieux de ne rien faire.

C’est ce qui est difficile comme choix : c’est de ne rien faire, parce qu’il y a un risque — je ne dis pas qu’il est complètement absent—, mais c’est ce qui est difficile à comprendre pour des êtres humains comme vous et comme nous.

M. Aubertin-Giguère : Je comprends votre dilemme et la façon dont vous le présentez. Dans ce cas-ci, ce qu’on cherche, c’est une solution qui permettra des opérations humanitaires tout en réussissant à protéger ces organisations contre des poursuites éventuelles en vertu du Code criminel.

Donc, on cherche des options et un mécanisme structurés, non seulement pour protéger les organisations, mais aussi afin de s’assurer de l’intégrité du régime antiterroriste du Code criminel.

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie.

[Traduction]

La sénatrice Omidvar : Merci à vous tous d’avoir accepté de passer ce temps-là avec nous. Comme vous pouvez l’imaginer, nous sommes quelque peu... Quel mot le gouvernement utilise-t-il? Il parle d’être saisi de la question. Le gouvernement n’a de cesse de nous répéter qu’il est saisi de cette question.

J’aimerais savoir si vos ministres vous ont demandé d’accorder la priorité à ce dossier.

M. Aubertin-Giguère : Je peux vous assurer que c’est une priorité, et nous travaillons d’arrache-pied pour trouver des solutions.

La sénatrice Omidvar : Tous vos ministres ont dit que c’était une priorité, et vous travaillez très fort pour présenter une solution. Nous avons déjà entendu maîtres Roach et Choudhry. Je tiens à souligner que ce sont tous deux des juristes très respectés. Ils ont tous les deux convenu que l’avis juridique qui vous a été fourni par un groupe d’avocats va à l’encontre de la position du ministère de la Justice, à savoir qu’une modification au Code criminel serait nécessaire pour permettre l’acheminement de l’aide internationale vers l’Afghanistan, cela pour éviter tout risque de poursuites.

Nous n’avons pas accès à votre avis juridique. Personne d’autre n’a adopté cette position. Que répondez-vous à l’opinion des deux experts sur votre interprétation de la loi?

Me Brookfield : Comme je le disais, ce sont de puissants défenseurs. Ils militent résolument en faveur d’une solution à cette terrible situation. Sans aller jusqu’à formuler un avis juridique, je peux vous faire part de quelques remarques au sujet des conseils de ces deux messieurs. Il y a notamment la question de l’inconstitutionnalité de la loi mentionnée par le professeur Roach. C’est peut-être le cas, mais il n’empêche que le gouvernement fédéral n’est pas en mesure de faire fi de la loi, même si un tribunal l’a jugée inconstitutionnelle.

Il y a d’autres éléments de leur analyse qui mériteraient d’être soumis à débat, mais ce serait un débat auquel nous ne serions pas en mesure de prendre part, car il serait, selon moi, inapproprié pour nous de discuter des aspects juridiques. Il demeure que d’autres aspects sont à signaler.

Par exemple, une partie de l’argument de Me Choudhry, je crois, concerne le gouvernement taliban. Mes collègues d’Affaires mondiales et du bureau juridique pourraient vous parler de la question de la reconnaissance des gouvernements étrangers, mais je ne vois pas de désaccord possible sur le fait qu’il n’existe pas de différence entre un gouvernement en place et toute entité terroriste, au sens de la loi, éventuellement associée à ce gouvernement. Le Hamas, le Hezbollah et les talibans constituent de telles entités, tout comme le réseau Haqqani qui joue aussi un rôle dans la gouvernance de l’Afghanistan.

Certaines questions juridiques intéressantes se posent. Je ne pense pas avoir la liberté d’en débattre, mais je dirais que, tout aussi convaincants que soient les arguments de ces messieurs, ils n’en sont pas moins discutables. J’ai entendu certains témoins dire que rien n’est vraiment sûr.

Je comprends le désir de faire glisser le débat sur ce qui semble être l’avis du gouvernement fédéral, mais selon moi, ce n’est pas le gouvernement fédéral qui peut résoudre ce problème. Comme je l’ai dit, la solution se trouve dans les mains de la police, des plaideurs indépendants et des tribunaux qui font éventuellement droit à la demande de fournir une aide. Le gouvernement fédéral n’a pas le pouvoir de décider si tel doit être le cas. Cela dépend de la loi qui a été adoptée par le Parlement et qui n’a pas été modifiée depuis 2001.

La sénatrice Omidvar : En l’état, la loi est donc désuète, comme vous l’avez, je crois, laissé entendre, et elle nécessiterait une modification du Code criminel pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire en Afghanistan. C’est votre position?

Me Brookfield : C’est une approche qui est clairement mentionnée dans le rapport de la Chambre des communes. Le gouvernement a accepté cette façon de faire comme solution possible pour l’avenir.

La sénatrice Omidvar : Examinez-vous également les deux autres solutions qui ont été présentées, soit celle d’un accord de non-poursuite en tant qu’exception au titre de l’aide humanitaire, comme l’ont fait nos partenaires? Examinez-vous ces deux options?

Me Brookfield : Je ne peux pas parler de ce que le gouvernement envisage. Je soulignerais simplement que, dans son approche, le gouvernement fédéral semble vouloir s’en remettre à la police et aux procureurs, éventuellement aux procureurs provinciaux, ainsi qu’aux tribunaux. Ce ne sera pas facile.

La possibilité d’opter pour la voie de l’interprétation et du procureur général est aussi envisageable, en théorie. En principe, le « procureur général » mentionné dans le Code criminel n’est pas nécessairement le procureur général fédéral, et il pourrait s’agir d’un procureur général provincial. Un tel mécanisme pourrait être appliqué. Le procureur général mentionné dans le Code criminel — quand il est question du consentement du procureur général — fait référence au procureur général de la juridiction où la poursuite a lieu.

Normalement, il devrait s’agir de l’échelon fédéral, soit du procureur général fédéral, mais ce ne serait pas nécessairement le cas.

Certaines des propositions présentées par les deux experts soulèvent des problèmes, mais je ne suis pas en mesure de dire si le gouvernement compte envisager ces solutions ou les mesures législatives ou autres dont ces messieurs ont parlé.

La sénatrice Omidvar : Ai-je le temps de poser une question au témoin d’Affaires mondiales?

La présidente : Oui.

La sénatrice Omidvar : La Loi sur les organismes de bienfaisance est très stricte. Nous nous sommes penchés sur cette loi et sur les restrictions qu’elle impose aux organismes de bienfaisance dans le cadre de leurs activités non caritatives.

Compte tenu des contraintes auxquelles les organismes de bienfaisance sont soumis, n’estimez-vous pas qu’il suffirait de permettre à des partenaires de confiance, comme Vision mondiale, la Croix-Rouge et l’Organisation des femmes afghanes, de poursuivre leur travail sur le terrain en Afghanistan en matière d’aide humanitaire?

Marie-Louise Hannan, directrice générale, Asie du Sud, Affaires mondiales Canada : Si vous me permettez — et c’est ce que je dis sincèrement à tous nos partenaires de confiance avec lesquels nous travaillons partout dans le monde —, je rappellerai que régime qui nous gouverne dans de telles situations et qui s’applique au cas sans précédent de l’Afghanistan, découle du Code criminel. Nous ne faisons pas affaire avec un gouvernement, mais avec des autorités de fait. Cela nous amène dans une dimension très différente. C’est pourquoi ce n’est pas une question de confiance, mais une question d’applicabilité des lois pertinentes.

Il n’est pas actuellement possible d’accorder des exemptions en vertu des dispositions du Code criminel qui s’appliquent dans cette situation unique, ce qui est profondément regrettable.

La sénatrice Omidvar : Et c’est pourquoi l’Afghanistan a été retiré de la liste — quel mot M. Fischer a-t-il employé? — dans l’appel de propositions d’août 2021. L’Afghanistan a été exclu de la liste à cette étape.

Mme Hannan : À l’époque, le gouvernement n’avait aucun moyen d’encourager les organisations à soumettre des propositions qui, selon nous, les exposeraient sciemment au risque de contrevenir aux dispositions du Code criminel.

[Français]

La sénatrice Audette : Sachant que le Sénat et la Chambre des communes peuvent proposer des modifications et légiférer, lorsque tout cela est arrivé, avez-vous fait ces recommandations pour qu’on puisse en débattre en Chambre afin que puissent être apportées les modifications au projet de loi? C’est ma première question.

Me Brookfield : Je ne suis pas en mesure de donner une réponse en ce qui concerne les avis juridiques, car c’est le privilège du Cabinet. Je suis désolé.

La sénatrice Audette : J’ai une seconde question. En ce qui a trait au rapport du comité qui nous est présenté, êtes-vous en mesure de nous dire ce qui a été fait jusqu’à maintenant à la lumière de toutes les recommandations? S’agit-il aussi d’un privilège?

Me Brookfield : À ce que je sache, en ce qui a trait au Code criminel, le gouvernement a répondu qu’il se penchera sur les mesures possibles, y compris des mesures législatives. La décision reviendra au Cabinet.

La sénatrice Audette : Pour profiter des quelques minutes que nous avons, je comprends, selon votre présentation qu’il faut un cadre robuste.

Est-ce qu’on a commencé à travailler sur un cadre robuste quant à la façon de soutenir ces gens? Je comprends que pour les avocats, le droit est important, mais il y a aussi des gens qui animent le droit et qui ont besoin de nous en ce moment. Est-ce que ces travaux ont commencé afin de proposer un cadre qui nous permettra de soutenir ces personnes?

Me Brookfield : Je ne crois pas pouvoir parler des avis politiques. Cependant, je pense que je peux dire sans me tromper que nous tous et beaucoup d’autres sont saisis de cette question et y travaillons très fort.

La sénatrice Audette : Merci beaucoup.

[Traduction]

La présidente : Sénatrice McPhedran, aviez-vous une question complémentaire? J’ai déjà votre nom pour le second tour.

La sénatrice McPhedran : Merci. Je pourrai y revenir alors.

La sénatrice Pate : Monsieur Aubertin-Giguère, depuis combien de temps travaillez-vous à Sécurité publique?

M. Aubertin-Giguère : Six mois.

La sénatrice Pate : Quelqu’un d’autre a-t-il travaillé au service juridique de Sécurité publique? Non? Je vais vous poser une question et vous demander si vous avez connu des expériences semblables.

Dans mon travail auprès de la société civile, quand j’étais davantage en contact avec le ministère de la Sécurité publique, il arrivait souvent que le ministre décide unilatéralement de la façon de faire les choses et, sans même que les fonctionnaires en soient informés, qu’il fasse une annonce dans les médias ou par d’autres moyens. Je me souviens, par exemple, de la fois où l’on avait accordé une absolution à des céréaliculteurs. Il avait été simplement décidé de modifier la politique relative au système de classification des détenus. C’est ainsi que les décisions étaient prises, et il revenait alors au service juridique d’en déterminer les motifs.

Avez-vous vécu de telles choses dans vos ministères respectifs? Vous semblez tous avoir une certaine expérience du gouvernement.

Me Brookfield : Jusqu’à il y a deux ans et demi à peu près, c’est dans le droit commercial, la politique commerciale et les négociations de l’ALENA que j’avais de l’expérience. Ce sont des domaines très différents. J’ai certainement vu ce genre de situations, souvent causées par des facteurs externes, comme la volonté de Trump de renégocier l’ALENA.

Je ne peux pas dire que j’ai vu ce genre d’intervention concernant le Code criminel au cours de mes deux années et demie ou quelques dans le cadre de mes fonctions actuelles ou antérieures.

La sénatrice Pate : Y a-t-il quelqu’un d’autre qui aurait connu des cas où le gouvernement voulait prendre des initiatives de la sorte?

Mme Hannan : Je ne peux pas dire que j’ai été témoin de ce genre de situation à l’époque où je travaillais sur le dossier de l’Afghanistan, non.

La sénatrice Pate : Vous dites « pas dans le dossier de l’Afghanistan », mais l’avez-vous vu dans d’autres contextes?

Mme Hannan : Je n’ai pas vu cela dans d’autres contextes. Pendant la plus grande partie de ma carrière, je travaillais à l’étranger et je n’étais pas près du centre de décision.

La sénatrice Pate : Y a-t-il quelqu’un d’autre? Le cas des scientifiques qui se font congédier, toutes sortes d’exemples me viennent à l’esprit. Non? Merci.

La présidente : J’ai une question. Quand on vous convoque à comparaître devant un comité du Sénat, quel est le processus? Qui décide du témoin qui se présentera? Tient-on compte de l’expérience dans tel ou tel dossier? Je cherche simplement à comprendre qui décide lequel des fonctionnaires comparaîtra devant un comité.

M. Aubertin-Giguère : Cela dépend de la personne qui reçoit la convocation, puis qui travaille avec…

La présidente : Je suis désolée, je ne vous entends pas.

M. Aubertin-Giguère : Mes excuses.

Nous déterminons, en consultation avec le cabinet du sous-ministre et les Affaires parlementaires, qui est celui des fonctionnaires le mieux placé pour témoigner.

La présidente : C’est donc le sous-ministre qui prend la décision?

M. Aubertin-Giguère : Tout dépend de qui est convoqué au départ. Cela fait certainement l’objet de discussions, probablement entre le cabinet du sous-ministre et celui du ministre.

La sénatrice Pate : J’aimerais avoir votre opinion. Si on vous disait à brûle-pourpoint, disons ce soir ou demain, que telle question doit être réglée le plus tôt possible, combien de temps vous faudrait-il pour vous y attaquer?

M. Aubertin-Giguère : C’est une question des plus hypothétiques. Tout dépendrait de la solution recherchée. Il est presque impossible de répondre à cette question.

Le sénateur Manning : Merci à nos témoins.

Selon vous, quel est le principal obstacle à la résolution de cette grave situation, du point de vue canadien? Est-ce la loi actuelle? J’essaie simplement de comprendre.

J’ai l’impression que nous tournons en rond depuis un certain temps déjà.

Je parle en tant que Canadien. En tant que comité, nous cherchons une voie nous permettant de recommander une solution à la situation à laquelle nous sommes confrontés. Nous voulons que des gens comme vous nous conseillent sur la voie à suivre. Vous pourriez peut-être nous faire des suggestions. Certains disent que c’est un problème politique, d’autres que c’est un problème bureaucratique. En fin de compte, ça demeure un problème. Pouvons-nous mieux définir les moyens de régler ce problème? J’espère que quelqu’un pourra nous éclairer.

Mme Hannan : Je comprends votre frustration, sénateur et madame la présidente. Ce qui rend la situation quelque peu malaisée, c’est que nous représentons trois ministères différents. Nous avons travaillé en étroite collaboration. Cette dernière année, ayant reçu le mandat d’examiner la question, nous nous employons à trouver la façon la plus opportune de la régler. Nous sommes toujours quelque peu soucieux de ne pas empiéter sur le terrain du voisin.

Je vais m’aventurer à dire qu’il semble, après toutes les idées et les conseils qui ont été formulés, que, si nous ne nous attaquons pas à ces blocages qui découlent du Code criminel, nous n’aurons aucun moyen de faire sauter les entraves qui empêchent actuellement d’apporter une partie de cette aide humanitaire. C’est sur ce point que porte une grande partie des efforts. C’est aussi la raison pour laquelle le gouvernement a accepté ces recommandations particulières, comme il l’a indiqué dans sa réponse au rapport du comité spécial. Je demande à mon collègue de la Justice de compléter ma réponse, au cas où elle n’est pas tout à fait exacte.

Me Brookfield : Je me trouve dans une situation délicate du fait que le gouvernement a répondu dans son rapport qu’il envisagerait des mesures, dont des mesures législatives. Cependant, il ne s’est pas engagé à prendre des mesures législatives.

Il y a d’autres approches. Vous avez entendu des témoins vous exposer celles qu’ils proposaient et qui sont peut-être envisagées. Mais je me hasarderai un peu à dire, dans l’optique d’un juriste, qu’il faut se pencher sur les textes législatifs, regarder ce que font les autres pays. Légiférer serait certainement un moyen clair d’aller de l’avant.

Le sénateur Manning : Je vous remercie de cette remarque. Le gouvernement a accepté les recommandations formulées dans le rapport du comité spécial. C’est bien le message envoyé aux Canadiens: les recommandations sont acceptées. Mais cela vous occupe depuis à peu près un an maintenant.

Je suis au gouvernement et en politique depuis maintenant 30 ans et je suis bien conscient que les choses avancent très lentement. Je comprends parfois pourquoi elles avancent lentement. Mais il s’agit ici une situation qui a galvanisé le monde : six millions d’Afghans, dont un million d’enfants, qui voient approcher l’hiver.

J’ai obtenu votre réponse à ma question précédente. Comment pouvons-nous accélérer les choses? Comment pouvons-nous arriver où il faut être pour régler cette grave situation?

Dans un pays comme le Canada, avec les renseignements que nous avons ici à cette table, avec ceux que nous sommes censés avoir au sein du gouvernement, je me fais mal à l’idée que nous continuons à faire du sur-place plus d’un an après le rapport du comité spécial. Je ne comprends pas pourquoi le Canada n’a toujours pas avancé.

Je me rends compte que certains d’entre vous sont dans une position où ils ne peuvent exprimer pleinement leur pensée, mais le comité a besoin d’aide parce qu’il n’en obtient pas des politiciens. Nous devons la recevoir d’ailleurs, de vous, sans égard au rang de chacun ici. Avez-vous des propositions à nous faire sur le plan juridique? Dans ce cas également, pour avoir quelque aboutissement, je suppose qu'il faudra que le gouvernement les prenne à son compte. C’est un exercice frustrant pour nous.

Mme Hannan : Je crains de ne pas pouvoir répondre à cette question. J’aimerais pouvoir le faire, mais je ne peux rien recommander quant à la solution la plus opportune. Cependant, je pense que certains des intervenants d’aujourd’hui ont dit qu’il n’y avait pas eu d’aide.

Je tiens à rectifier les faits pour le compte rendu. En 2022, le Canada a fourni plus de 143 millions de dollars en aide humanitaire à l’Afghanistan et aux pays voisins, dont une bonne part au Pakistan, où vivent actuellement bon nombre de réfugiés afghans. Durant les inondations dévastatrices survenues au Pakistan ces derniers mois, il y a eu un certain nombre d’affectations de ressources, distribuées par l’entremise d’organisations humanitaires suffisamment souples pour maintenir leurs activités dans ce contexte particulier et exceptionnel, tout en étant assujetties aux contraintes existantes; il s’agit de celles qui ont pu se conformer à notre législation antiterroriste.

Nous avons consulté ces partenaires pour nous assurer qu’une certaine aide humanitaire pouvait être fournie. Cela comprend l’affectation de plus de 20 millions de dollars au transport du blé de l’Ukraine vers l’Afghanistan à la faveur de l’Initiative céréalière de la mer Noire. Je veux simplement apporter cette rectification dans le compte rendu en affirmant qu’il n’est pas exact de…

La présidente : Merci. Je pense que la plupart de ceux d’entre nous qui étudient ce dossier sont au courant de l’aide fournie par l’entremise de l’ONU et de divers autres organismes. Merci. Ce dont nous parlons, ce sont de certains des organismes de bienfaisance et autres qui sont sur le terrain, qui ont de l’expérience dans l’aide aux Afghans. Comme vous l’avez entendu, Mme Adeena Niazi, qui dirige un orphelinat et qui, bien qu’elle ait les fonds dans un compte, ne peut pas aider les enfants à l’approche d’un deuxième hiver. Le sénateur Manning a exprimé un sentiment de frustration que nous ressentons tous, je crois. Merci d’avoir soulevé cette question.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Madame Hannan, vous avez dit que vous aviez fait affaire avec des organisations qui sont capables de se plier aux règles de notre Code criminel ou aux règles canadiennes. Est-ce que cela veut dire que des organisations ici, comme Vision mondiale, ne peuvent pas respecter les règles, alors que celles que vous avez choisies peuvent le faire? J’essaie juste de comprendre si ce sont des organisations non canadiennes.

Mme Hannan : Nous ne voulons pas porter préjudice aux autres organismes canadiens. Toutefois, selon notre expérience, c’est une question assez complexe. En règle générale, les organismes de plus grande envergure, qui ont des installations en Afghanistan et à l’extérieur de l’Afghanistan, peuvent négocier certaines dispositions de leur contrat, certaines assurances afin de ne pas payer de frais aux talibans, et prendre d’autres arrangements opérationnels très particuliers relativement à l’endroit où les fonds seront utilisés.

Je ne veux pas dire que d’autres organismes ne seraient pas capables de négocier de tels arrangements. Toutefois, jusqu’à ce jour, pour trouver des partenaires qui étaient en mesure de réaliser de telles conditions, nous avons œuvré par l’entremise de certains grands partenaires.

La sénatrice Miville-Dechêne : Ces partenaires ne sont pas canadiens.

Mme Hannan : J’ai la liste devant moi. Il y a le Comité international de la Croix-Rouge — je pense que vous êtes familière avec les organismes.

La sénatrice Miville-Dechêne : Oui.

[Traduction]

Mme Hannan : Il y a l’OIM, le Haut Commissariat pour les réfugiés, l’UNICEF, le BCAH, le Programme alimentaire mondial et les Services aériens humanitaires des Nations Unies.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.

La présidente : Une question complémentaire?

La sénatrice Omidvar : Nous avons également entendu, madame Hannan, de la part de Vision mondiale Canada, que les Canadiens ne sont pas en mesure de participer à l’aide humanitaire au moyen de dons.

Je comprends que nous travaillons avec des partenaires internationaux, ce qui me semble tout indiqué. J’aimerais savoir ce que vous pensez des limitations qu’impose la collaboration avec les partenaires internationaux et des difficultés que rencontrent les Canadiens désireux d’aider. Les Canadiens sont des gens généreux. Ils veulent aider à soulager la crise humanitaire en Afghanistan, mais sont incapables de le faire. Même s’ils envoient des dons, l’argent est gelé.

Mme Hannan : Je sais bien que les Canadiens sont naturellement portés à répondre aux appels lancés quand une crise humanitaire de ce genre se produit. Je crois qu’il leur est recommandé de travailler par l’entremise des grands partenaires internationaux et, pour peu que des dons puissent être faits, c’est actuellement dans le cadre de grandes campagnes d’aide lancées par l’ONU et ses organismes.

La sénatrice Omidvar : Dans une certaine mesure, cela restreint le champ d’activité de nos propres partenaires, mais je laisse passer.

La présidente : Est-ce que les organismes de bienfaisance ne verraient pas diminuer leurs revenus supplémentaires, leur budget, leurs coûts?

La sénatrice Omidvar : Oui, bien sûr.

La présidente : Il y aurait aussi ce problème.

Avant de passer au deuxième tour, j’aimerais revenir sur ce que vous avez dit, monsieur Brookfield et monsieur Aubertin-Giguère, au sujet de l’équilibre entre les risques juridiques et les risques politiques. De l’avis d’un témoin du groupe précédent, le gouvernement doit prendre les risques nécessaires, surtout en regard du fait que l’aide internationale du Canada en Afghanistan emprunte une approche axée sur les droits des femmes et des filles. Nous constatons que les femmes et les filles disparaissent peu à peu de la vie publique. Si nous nous préoccupons à ce point des femmes et des filles — et nous entendons aussi dire que les victimes sont surtout de jeunes filles, de jeunes enfants —, n’est-il pas de notre devoir d’agir rapidement dans ce dossier?

M. Aubertin-Giguère : Je comprends tout à fait la nécessité d’agir le plus rapidement possible dans ce dossier. Je peux vous assurer que tous les fonctionnaires sont saisis de cette question et qu’ils travaillent fort pour trouver des options, des solutions à soumettre à l’examen du gouvernement.

La présidente : Depuis 12 ans et demi que je siège au Sénat, je n’ai jamais entendu autant de gens du gouvernement être si souvent saisis; je crois que c’est la quatrième ou cinquième fois qu’on emploie le mot. Pourtant, ce n’est pas l’impression que nous avons. Ce n’est pas l’impression laissée par les témoignages précédents. Je ne sais pas ce que cela signifie d’être saisi d’une question quand on n’est pas prêt à aller de l’avant pour la régler. Est-ce que cela signifie que vous en êtes réellement saisi? Je ne sais pas. Peut-être que le mot « saisir » a acquis un nouveau sens.

La sénatrice McPhedran : Avant de poser mes questions aux fonctionnaires, je tiens à vous faire remarquer que, quand on dit d’un moteur qu’il est « saisi », c’est qu’il a cessé de tourner.

La présidente : Vous avez trouvé la réponse, sénatrice McPhedran.

La sénatrice McPhedran : Les mots n’ont peut-être pas tous le même sens ici.

La plupart d’entre vous ont fait des déclarations éloquentes. Nous n’avons pas entendu deux des témoins, je crois, dire des choses comme « faire tout ce que nous pouvons pour les aider » ou « effet involontaire du Code criminel », parler de la clarté et des assurances données concernant l’accord du gouvernement sur les recommandations 10 et 11 du comité parlementaire spécial sur l’Afghanistan et la nécessité d’un « cadre bien structuré ». Nous savons depuis plus de 20 ans que nous avons un article très rigide dans le Code criminel. Nous savons depuis au moins août 2021 que nous vivons la plus grande crise humanitaire au monde. Je veux être sûre de bien comprendre. Ma question est à deux volets.

D’abord, il y a un avis juridique — probablement du ministère de la Justice, mais je n’ai même pas besoin que vous me le disiez — selon lequel les trois ministères suivent un même avis juridique. C’est ce qui vous saisit — un avis juridique — dans le sens du moteur qui cesse de fonctionner.

Me Brookfield : Je crois comprendre que c’est ce que certains témoins ont dit. Je dirais que le problème, c’est la loi. La loi peut être interprétée de différentes façons. Vous avez entendu des témoins qui sont, disons-le bien honnêtement, plus libres que vous pour exprimer leurs points de vue sur la façon de l’interpréter, et j’ai essayé, sans me lancer dans un débat sur les conseils juridiques, de soulever certaines considérations qui pourraient indiquer qu’elle n’est peut-être pas aussi compliquée que cela.

Je dirais que oui, peut-être qu’on cite un avis juridique, mais il reste que c’est la loi telle qu’elle a été adoptée par le Parlement qui est le problème et pas seulement le fait qu’on peut l’interpréter d’une façon et pas d’une autre. Je vais revenir à ce que disait Me Roach. Il est convaincu qu’un tribunal invaliderait cette disposition, mais le gouvernement fédéral n’est pas en mesure de décider ce que feront les tribunaux, constitutionnalité ou pas. Nous sommes des créatures de la loi telle qu’elle a été adoptée par le Parlement et telle qu’elle a été promulguée par l’exécutif.

La sénatrice McPhedran : Merci.

Ma deuxième question est la suivante. Je vais commencer par demander si nous pourrions entendre Mme Segal, directrice par intérim de la Direction de la politique du crime et du terrorisme d’Affaires mondiales Canada, et quiconque représente les deux autres ministères. Y a-t-il eu une analyse comparative entre les sexes plus et une analyse axée sur l’enfant sur cette question?

Nancy Segal, directrice par intérim, Direction de la politique du crime et du terrorisme, Affaires mondiales Canada : Je vous remercie beaucoup de votre question, sénatrice. Je peux vous assurer que l’analyse comparative entre les sexes fait partie intégrante de tout le travail que nous accomplissons et de toutes les options que nous examinons, et cela comprend une approche intersectionnelle pour l’examen du problème, y compris de l’effet sur les enfants, les femmes, les filles, les garçons, les jeunes et les hommes, oui.

La sénatrice McPhedran : Merci.

Puis-je avoir les commentaires des autres témoins, s’il vous plaît? J’aimerais entendre les représentants des trois ministères qui sont ici aujourd’hui.

M. Aubertin-Giguère : Je suis d’accord avec mon collègue. Ce sont des observations qui ont été au premier plan de toutes les options de politique que nous avons examinées.

Me Brookfield : Et je peux confirmer que le ministère de la Justice applique toujours une analyse comparative entre les sexes plus à tous ses travaux, dont certains portent davantage que d’autres sur ces questions. Dans ce cas-ci, c’est certainement l’un des éléments les plus importants.

La sénatrice McPhedran : Pour ce qui est de la portée de l’analyse qui a été faite, vous a-t-on informé de ce qui se passe sur le terrain en Afghanistan? Avons-nous des représentants canadiens d’un ministère ou d’un autre sur le terrain en Afghanistan? Ils ont tous quitté le pays, n’est-ce pas?

Mme Hannan : Notre représentant principal pour l’Afghanistan est basé à Doha, au Qatar. À partir de cet endroit, il rencontre un certain nombre de personnes d’optique commune et interagit avec autant de personnes possibles qui connaissent bien l’Afghanistan. Il tient des réunions informelles pour évaluer les positions des talibans, dans la mesure où cela nous aide à faire rapport de la situation sur le terrain.

La sénatrice McPhedran : Pouvez-vous nous dire si cette personne qui représente le Canada applique à ses rapports l’analyse comparative entre les sexes, y compris l’analyse centrée sur l’enfant?

Mme Hannan : Je peux confirmer que c’est l’une des lentilles les plus importantes que nous appliquons à notre programme national pour l’Afghanistan, en particulier pour les femmes et les filles. En fait, notre représentant principal pour l’Afghanistan est en route pour une réunion sur l’éducation des femmes en Afghanistan, une réunion multilatérale qui aura lieu en Indonésie cette semaine.

La sénatrice McPhedran : Merci.

La sénatrice Omidvar : Nous avons appris par les médias et entendu encore aujourd’hui que des diplomates ont rencontré des représentants des talibans au Qatar.

Je ne suis pas certaine que ce dernier élément soit tout à fait exact, mais c’est ce que j’ai entendu aujourd’hui. Comment cela ne contrevient-il pas au Code criminel, comme vous l’avez dit?

Mme Hannan : Je le répète, notre représentant principal pour l’Afghanistan est basé à Doha, au Qatar. C’est pourquoi bon nombre de ses réunions ont lieu au Qatar. Il est basé là-bas dans un très petit bureau, d’où il assure la coordination avec les alliés et où il tient plusieurs réunions. Il a eu des rencontres informelles avec divers intervenants afin de recueillir le plus d’information possible pour éclairer la position du Canada et notre engagement de continuer d’aider le peuple afghan. Il a notamment rencontré officieusement des représentants talibans pour leur faire part des priorités du Canada. Cela ne contrevient pas à nos obligations en vertu du Code criminel. J’invite mes collègues juristes à intervenir.

La présidente : Donc, des rencontres avec les talibans après leur prise de contrôle? Mais c’étaient des conversations qui avaient lieu avant même que les talibans prennent le pouvoir. Ai-je raison?

Mme Hannan : Je ne pense pas pouvoir confirmer qu’il s’agit de la continuation de conversations qui avaient déjà eu lieu.

La présidente : Pas la continuation, mais je sais que les talibans avaient un bureau à Doha et que divers pays avaient des contacts avec eux. Le Canada a-t-il alors discuté avec eux?

Mme Hannan : Pas que je sache.

La présidente : Merci.

La sénatrice Omidvar : Je m’intéresse vraiment à la façon dont nos diplomates peuvent légalement rencontrer les talibans, une organisation déclarée terroriste, alors qu’il est illégal pour les acteurs de l’aide internationale au Canada de fournir de l’aide aux femmes et aux enfants des talibans. Je ne peux pas concilier cela dans ma tête, alors aidez-moi.

Glenn Gilmour, avocat, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Je peux peut-être vous éclairer.

Ce n’est pas un crime d’être membre d’un groupe terroriste au Canada. Les infractions prévues au Code criminel reposent sur la conduite de l’individu. Contrairement à d’autres pays, comme l’Angleterre, où le fait d’être membre d’un groupe terroriste est un crime en soi, l’article 83.18 du Code criminel criminalise le fait de participer à une activité d’un groupe terroriste ou d’y contribuer directement ou indirectement, dans le but d’accroître la capacité d’un groupe terroriste de se livrer à une activité terroriste. Autrement dit, le seul fait d’être membre d’une organisation terroriste n’entraîne pas une responsabilité criminelle. Ce qui entraîne une responsabilité criminelle, ce sont les gestes que l’on pose pour soutenir le groupe terroriste. Le groupe terroriste lui-même pourrait se livrer à une activité terroriste.

La sénatrice Omidvar : Je suppose que ce que vous voulez dire par là, c’est que lorsque les organisations canadiennes d’aide internationale interviennent en Afghanistan dans un but humanitaire, c’est toujours une forme de soutien. Aidez-moi à décortiquer cela, s’il vous plaît.

Me Brookfield : Je pourrais peut-être apporter une précision. Je pense que ce qu’on a entendu au comité, et à la Chambre est une préoccupation — une des préoccupations en particulier — au sujet des organisations humanitaires œuvrant en Afghanistan, où elles paient des impôts et d’autres frais qui profitent aux talibans. L’infraction consiste à procurer un avantage financier aux talibans, ce que vous ne feriez pas si vous les rencontriez simplement dans une salle de conférence.

La sénatrice Omidvar : J’essaie de trouver une solution. Je respecte vraiment votre témoignage et les contraintes que vous devez respecter en répondant à certaines de nos questions. Je tiens à le souligner. Mais j’essaie de trouver moyen d’aller de l’avant. Pendant que le Canada et vous, bonnes gens, essayez de trouver une solution et de régler le problème du blocage et du Code criminel, etc., aurait-on une mesure provisoire à proposer pour débloquer l’aide humanitaire sans s’exposer à des poursuites? Y a-t-il une mesure provisoire?

Me Brookfield : Dans le contexte des contraintes auxquelles nous sommes confrontés, je peux vous dire que vous avez entendu certaines propositions. J’ai signalé diverses préoccupations possibles à cet égard. Le gouvernement a dit qu’il envisageait des mesures, y compris une initiative législative. Je sais bien que je ne suis pas très utile, mais je...

La sénatrice Omidvar : Vous avez pensé à des mesures provisoires?

Me Brookfield : Nous avons pensé à beaucoup de choses, et notamment à des mesures provisoires.

La sénatrice Omidvar : Je vous entends dire oui. Je m’arrête là.

[Français]

La sénatrice Audette : En quelques secondes, si j’ai bien compris, le Canada est capable de financer l’aide humanitaire dans diverses organisations qui répondent à vos critères, comme l’UNICEF et celles que vous avez nommées. Par contre, les organisations canadiennes ne le peuvent pas. Est-ce qu’on peut changer les règlements, les statuts de nos organisations canadiennes pour qu’ils ressemblent, temporairement, à ce qu’on accepte de faire avec les organisations que vous avez nommées?

Au lieu de nous pencher sur le Code criminel, pourrions-nous temporairement changer les statuts et règlements généraux de ceux et celles qui veulent vraiment aider sur le terrain? Je suis certaine que vous y avez pensé.

Mme Hannan : On n’a pas le loisir de changer le cadre formel que tous les organismes doivent respecter et en vertu duquel ils doivent travailler.

La sénatrice Audette : Pouvez-vous le proposer?

Mme Hannan : Pourvu que cela n’aille pas à l’encontre du Code criminel, je pense que les organismes canadiens seraient aussi encouragés à évaluer eux-mêmes s’ils seraient en mesure de travailler sous les différentes contraintes et en vertu des conditions que je viens de décrire, qui sont assez complexes.

[Traduction]

La présidente : Ma question s’adresse à vous, madame Segal. Je ne sais pas si vous avez entendu le témoin précédent, Adeena Niazi, exprimer sa crainte parce que les gens crèvent de faim et que l’EIIS commence à se relever en Afghanistan. Qu’il pourrait peut-être recruter plus de monde. Quand on meurt de faim, tous les moyens sont bons pour survivre. Est-ce une crainte? Mme Niazi avait-elle raison d’exprimer cette crainte? J’ai aussi entendu parler de l’EIIS qui a revendiqué la responsabilité des récentes attaques au Pakistan également. C’est la grande crainte. Nous pensions avoir vu la fin de l’EIIS ou de Daech. Je trouve très troublant de les voir redevenir actifs tout à coup.

Mme Segal : Merci beaucoup de la question. Oui, franchement, bien sûr, nourrir les conditions sous-jacentes qui poussent à l’extrémisme violent est une préoccupation non seulement pour le Canada, mais encore pour tous nos partenaires. Le Canada travaille de concert avec ses partenaires, le Groupe des cinq, mais aussi avec d’autres, comme la Coalition internationale contre Daech et d’autres groupes du genre. L’Afghanistan a donc fait régulièrement son entrée dans bon nombre de nos réunions internationales de sorte que nous pouvons chercher ensemble des stratégies pour régler ces problèmes. Le Canada n’est pas seul. Nous avons des contraintes que d’autres n’ont peut-être pas, mais c’est l’une des façons dont nous essayons de nous occuper activement de ces choses-là et de participer aux efforts visant à limiter ce genre de conditions. C’est un environnement très complexe, et les choses changent extrêmement rapidement. Par conséquent, travailler à l’échelle internationale maximise notre capacité de nous attaquer aux problèmes, et aussi d’élaborer des stratégies avec mes partenaires et d’essayer d’infléchir la situation dans toute la mesure du possible.

La présidente : Une façon serait peut-être de laisser les organismes d’aide travailler là-bas pour aider ceux qui ont besoin d’aide et qui échapperaient à une radicalisation que personne ne souhaite.

Je tiens à vous remercier tous de votre comparution. Votre témoignage, vos réponses, nous aideront beaucoup. Nous vous sommes très reconnaissants d’être venus à si court préavis. Merci beaucoup.

Honorables sénateurs, nous allons suspendre la séance pour reprendre le huis clos afin de discuter des travaux à venir.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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