LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 6 février 2023
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner les questions qui peuvent survenir de temps à autre relativement aux droits de la personne en général.
La sénatrice Wanda Thomas Bernard (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente : Honorables sénateurs, je suis Wanda Thomas Bernard, sénatrice de la Nouvelle-Écosse et vice-présidente du comité. En l’absence de la présidente, la sénatrice Ataullahjan, je présiderai notre réunion d’aujourd’hui.
Je tiens d’abord à souligner que nous sommes réunis aujourd’hui sur le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin anishinabe.
Je vais demander aux membres du comité qui participent à cette réunion de se présenter.
La sénatrice Hartling : Bonjour. Sénatrice Hartling, du Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Arnot : Sénateur Arnot, de la Saskatchewan.
[Français]
La sénatrice Gerba : Sénatrice Gerba, du Québec.
[Traduction]
La vice-présidente : La sénatrice Omidvar, de l’Ontario, est en route.
Pour notre première réunion de l’année, notre comité poursuivra son étude sur l’islamophobie au Canada dans le cadre de son ordre de renvoi général. Notre étude portera, entre autres, sur le rôle de l’islamophobie en ce qui concerne la violence en ligne et hors ligne contre les musulmans, la discrimination générale ainsi que la discrimination en matière d’emploi, y compris l’islamophobie dans la fonction publique fédérale. Notre étude examinera également les sources de l’islamophobie, ses répercussions sur les personnes, y compris en matière de santé mentale et de sécurité physique, ainsi que les solutions possibles et les interventions gouvernementales.
Après avoir tenu deux réunions en juin 2022 à Ottawa, suivies de réunions publiques et de visites de mosquées en septembre à Vancouver, Edmonton, Québec et Toronto, nous avons poursuivi nos audiences publiques à Ottawa l’automne dernier.
Permettez-moi de vous donner quelques détails sur notre réunion d’aujourd’hui. Cet après-midi, nous entendrons deux groupes de témoins. Dans chaque groupe, nous entendrons les témoins, puis les sénateurs poseront des questions. Je vais vous présenter notre premier groupe de témoins. Chaque témoin a été invité à faire une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs.
Je souhaite la bienvenue à nos premiers témoins, qui se joignent à nous par vidéoconférence, soit Jasmin Zine, professeure de sociologie, de religion et de culture, Option d’études musulmanes, Université Wilfrid Laurier, et Barbara Perry, professeure et directrice, Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme, Faculté des sciences sociales et humaines, Université Ontario Tech.
Avant que Mme Perry ne prenne la parole, puis-je avoir votre permission pour distribuer son document PowerPoint, qui est en anglais seulement? D’accord? Merci. J’invite maintenant Mme Zine à faire sa présentation.
Jasmin Zine, professeure de sociologie, de religion et de culture, Option d’études musulmanes, Université Wilfrid Laurier, à titre personnel : Merci beaucoup de me donner l’occasion de m’adresser aux sénateurs aujourd’hui et de discuter de l’islamophobie au Canada.
Je suis professeure de sociologie, de religion et de culture à l’Université Wilfrid Laurier et cofondatrice de l’International Islamophobia Studies Research Association, l’IISRA. J’ai travaillé comme experte de l’islamophobie à l’échelle internationale pour l’UNESCO, le Conseil de l’Europe et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Je fais des recherches sur l’islamophobie au Canada depuis plus de 20 ans.
Depuis quatre ans, je travaille à une étude sur l’industrie canadienne de l’islamophobie. Ce qui distingue l’islamophobie des autres formes d’oppression et de racisme, c’est qu’il y a une industrie derrière la haine antimusulmane. L’islamophobie est organisée, orchestrée, réseautée et monétisée. Mon rapport intitulé The Canadian Islamophobia Industry: Mapping Islamophobia’s Ecosystem in the Great White North a été publié en octobre dernier. Il révèle les réseaux interconnectés par lesquels l’islamophobie est propagée au Canada.
Compte tenu des conséquences mortelles de l’islamophobie au Canada, il est important de comprendre les diverses manifestations par lesquelles fonctionne le racisme antimusulman. Lorsque je parle de l’industrie de l’islamophobie, je parle d’un groupe ou d’un réseau composé de médias d’extrême droite et d’influenceurs de l’islamophobie, de groupes nationalistes blancs, de groupes d’extrême droite, de groupes marginaux de droite, des dissidents musulmans, des groupes de réflexion et leurs experts en sécurité désignés, ainsi que les donateurs qui financent ces campagnes. Ces individus et groupes autrement diversifiés ont des objectifs politiques et idéologiques communs qui impliquent la diabolisation et la diffamation de l’islam et des musulmans, et travaillent souvent de concert pour fomenter des controverses et répandre des discours islamophobes et des théories du complot.
La recherche sur l’industrie de l’islamophobie aux États-Unis a montré comment la haine islamophobe est monétisée. Le financement des réseaux islamophobes aux États-Unis est distribué à hauteur de 1,5 milliard de dollars à 39 organisations qui se consacrent à la promotion de campagnes de propagande et de désinformation contre les musulmans. Une partie du financement aide à soutenir des groupes au Canada dont le but est d’orchestrer des controverses et de promouvoir des théories du complot au sujet des musulmans en tant que menace démographique et culturelle, ainsi que pour la sécurité et la civilisation.
L’industrie de l’islamophobie regroupe un certain nombre d’acteurs, y compris des médias et des influenceurs de l’islamophobie. Au Canada, Rebel News et d’autres médias d’extrême droite diffusent des récits racistes et islamophobes qui peuvent faire appel à divers groupes antimusulmans. Les influenceurs de l’islamophobie contribuent aux caisses de résonance et aux forums médiatiques d’extrême droite, utilisent les plateformes de médias sociaux pour professionnaliser et monétiser leur propagande et leur sectarisme, et contribuent à la propagation des idéologies islamophobes et des théories du complot antimusulman.
Il y a aussi ce que nous appelons les simples soldats, qui militent pour des groupes d’extrême droite, des nationalistes blancs et des néonazis, et les agitateurs derrière eux qui font la promotion de la haine contre les musulmans en ligne et au moyen de manifestations et de protestations publiques.
Selon les travaux de Mme Perry, il existe au Canada environ 300 groupes nationalistes blancs de tailles et de sphères d’influence différentes. La promotion de l’islamophobie est au cœur du mandat de certains de ces groupes canadiens, comme Patriotic Europeans Against the Islamization of the West, PEGIDA; Soldiers of Odin; Canadian Infidels; Northern Guard; Proud Boys; The Canadian Nationalist Front; Three Percenters; Rise Canada; World Coalition Against Islam et La Meute.
Ce sont peut-être de simples soldats, mais il y a aussi des groupes de persuasion plus discrets qui exercent une influence en faisant la promotion de campagnes antimusulmanes pour atteindre des objectifs politiques et idéologiques précis qui alimentent les sous-cultures islamophobes. Ils le font sous le couvert de la promotion de la démocratie, des droits de la personne, de la liberté d’expression et des valeurs judéo-chrétiennes, des idéaux auxquels ils considèrent que l’islam et les musulmans sont opposés et incompatibles.
Les groupes de persuasion utilisent des tactiques coercitives comme le harcèlement et l’intimidation pour réduire au silence ceux qui s’y opposent. Ces fournisseurs idéologiques épousent des théories du complot selon lesquelles les organismes de bienfaisance et les organisations musulmanes canadiens servent de cheval de Troie pour des groupes islamistes comme le Hamas ou les Frères musulmans qui, selon eux, visent un objectif de domination mondiale.
Un autre groupe qui fait partie de ce réseau est celui des dissidents musulmans et des ex-musulmans qui jouent le rôle d’interlocuteurs faisant autorité en créant et en validant des récits islamophobes et des théories du complot. Ils jouent un rôle d’infiltrés, validant les stéréotypes péjoratifs, et jouent un rôle majeur dans la fomentation et la légitimation des troupes islamophobes, et représentent une justification politique des campagnes islamophobes.
Il y a également des groupes de réflexion et leurs experts désignés en matière de sécurité qui créent un culte d’expertise faisant la promotion des théories du complot islamophobe et qui présentent les musulmans comme des radicaux potentiels et des menaces à la sécurité nationale. Ces groupes de réflexion et ces experts de la sécurité propagent la rhétorique islamophobe sous le couvert de la sécurité nationale et de la protection du Canada contre les dangereux étrangers musulmans et les radicaux d’origine intérieure. Ces stéréotypes permettent aux musulmans d’être ciblés à des fins de surveillance indue et de profilage racial et religieux.
L’islamophobie a renforcé le complexe industriel de la sécurité et légitimé les politiques qui font des musulmans des djihadistes potentiels qui doivent être surveillés et suivis par l’État. Récemment, nous avons vu des rapports sur la façon dont cette surveillance a été étendue aux organismes de bienfaisance musulmans par des organismes d’État comme l’ARC.
Nous constatons également qu’au sein de l’industrie de l’islamophobie, les acteurs sont renforcés et appuyés par des politiciens qui autorisent des discours et des politiques islamophobes qui favorisent des sentiments antimusulmans dans le cadre d’un écosystème plus vaste qui ouvre la voie au racisme islamophobe, afin qu’il prenne racine et se propage.
Il y a un certain nombre de discours, qui font partie de ce que j’appelle la liste musicale de l’islamophobie. Il s’agit de diverses histoires de peur et de théories du complot qui sont perpétuées par cette industrie de l’islamophobie. Un corollaire primordial est cette idée du croque-mitaine islamiste, une théorie du complot qui prétend que les musulmans ont été installés au Canada comme cheval de Troie ou comme cinquième colonne, où des agents musulmans occupent des postes d’autorité — les députés musulmans sont habituellement cités dans le cadre de cette conspiration — et utilisent des tactiques trompeuses, appelées « taqiyya », pour tromper les Canadiens et cacher leurs présumés objectifs de faire du djihad de civilisation et d’imposer une charia rampante.
Il y a aussi la caractérisation des envahisseurs musulmans qui cherchent à renverser la civilisation occidentale. Le récit de l’envahisseur musulman a été rapporté sur la plateforme d’extrême droite Terrorgram, qui désignait la famille Afzaal qui a été fauchée et tuée lors d’un attentat terroriste à London, en Ontario, en 2021, comme « envahisseurs morts ». On y a qualifié l’auteur de cette horrible attaque de saint.
Ces idéologies et théories du complot ne sont pas propres au Canada. Elles font partie des mythes mondiaux de l’islamophobie. Par exemple, la grande théorie du remplacement met en garde contre un génocide des Blancs. Ces idées, promues par des groupes nationalistes blancs d’extrême droite, ont été galvanisées par des craintes démographiques antimusulmanes qui ont été largement diffusées en Europe, mais aussi en Inde et en Chine, par exemple. Ces idées étaient évidentes dans le manifeste du tireur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, ainsi que dans celui de la mosquée de Québec, qui a également parlé de la crainte que des réfugiés musulmans envahissent le Canada.
Nous avons vu ces idées émerger dès 2007 dans les médias canadiens grâce à l’article de Mark Steyn paru dans le Maclean’s, qui affirmait que, pendant que les sociétés occidentales étaient en déclin démographique, une jeune population musulmane croissante était sur le point de s’élever et de faire le djihad. Ces discours dépeignent également l’islam comme une menace aux valeurs judéo-chrétiennes et à la démocratie. C’est un argument qui circule largement parmi les groupes islamophobes.
Pour moi, c’était très troublant de voir comment ces idéologies islamophobes et ces théories du complot ont été reproduites, reprises et amplifiées par les acteurs canadiens de l’islamophobie. Depuis le 11 septembre, les musulmans ont été interprétés comme les nouveaux démons autour desquels les paniques morales ont été galvanisées. Les acteurs de l’industrie de l’islamophobie ont été en mesure de monétiser ce sectarisme de manière à ce que l’islamophobie devienne essentiellement professionnalisée.
Démêler les réseaux du sectarisme et de la haine antimusulmane est essentiel pour bien comprendre la dynamique de l’islamophobie en tant que système d’oppression et l’industrie qui en fait la promotion, et il est impératif de cerner la façon dont elle renforce les formes idéologiques et systémiques de l’islamophobie et crée des lieux propices aux crimes haineux. C’est grâce à un tel examen et à une meilleure compréhension de l’écosystème de l’islamophobie que les conséquences de l’islamophobie peuvent être pleinement comprises et que des mesures visant à contrer les formations contemporaines de l’islamophobie peuvent être élaborées et déployées.
En conclusion, j’insisterai sur un point, une recommandation ou un appel à l’action, si vous voulez, qui vient de mon point de vue d’universitaire dans le domaine des études sur l’islamophobie. J’aimerais que le Conseil de recherches en sciences humaines, le CRSH, aide à développer le domaine universitaire des études sur l’islamophobie en créant des chaires de recherche du Canada, en affectant des fonds de recherche désignés à des centres et à des projets sur l’islamophobie, et à reconnaître que, parce que l’islamophobie n’a pas de frontières, le Canada doit aider à financer des réseaux mondiaux d’experts pour lutter contre l’islamophobie, puisque les réseaux mondiaux qui diffusent l’islamophobie existent déjà et sont très actifs dans leurs objectifs destructeurs.
Merci beaucoup.
La vice-présidente : Merci.
Barbara Perry, professeure et directrice, Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme, Faculté des sciences sociales et humaines, Université Ontario Tech, à titre personnel : Je vous remercie de cette occasion. Je tiens à remercier Mme Zine d’avoir jeté les bases pour moi. Bon nombre des récits qu’elle a présentés sont des questions que j’ai moi-même cernées dans mon travail et qui constituent une base pour la violence contre les musulmans en particulier.
Je suis la directrice du Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme à l’Université Ontario Tech, où je suis titulaire d’une chaire UNESCO d’études sur la haine. Je travaille dans le domaine des études sur la haine depuis une trentaine d’années. Pendant au moins 20 de ces années, je me suis concentrée en partie sur la violence contre les musulmans et les crimes haineux. C’est vraiment ce sur quoi je veux me concentrer aujourd’hui. C’est l’une des manifestations les plus extrêmes de l’islamophobie, parmi les diverses formes de violence contre les personnes et les biens et contre l’ensemble des collectivités.
Je m’appuie en grande partie sur les statistiques officielles, les données de Statistique Canada, que vous connaissez tous très bien, j’en suis sûre, mais je tiens à souligner certaines des tendances que nous observons d’une année à l’autre, et non seulement dans une année en particulier.
Vous avez les diapositives devant vous. À la diapositive 2, qui porte sur les crimes motivés par la haine déclarés à la police, vous voyez que, de façon assez constante, les crimes haineux motivés par la race sont les plus courants, suivis des crimes motivés par la religion. Si l’on fait une ventilation encore plus détaillée, on constate que les crimes haineux antisémites sont généralement la forme la plus courante de crimes haineux motivés par la religion, suivis des crimes contre les musulmans.
Vous verrez toutefois qu’en 2017, il y a eu une hausse spectaculaire des crimes haineux contre les musulmans, de sorte qu’ils sont presque au même niveau que les crimes haineux antisémites. C’était la première année de l’administration Trump et l’année au cours de laquelle des politiques et des discours ont vraiment vilipendé et marginalisé les musulmans dans ce pays, et les idées se sont également retrouvées dans le contexte canadien. En 2018, nous constatons que les crimes haineux reviennent à la normale, ou plutôt à leur niveau habituel, avec une certaine diminution en 2020. Maintenant, en 2021, nous n’avons pas encore toutes les données, mais nous savons que les crimes haineux contre les musulmans ont encore augmenté de 77 %. Il s’agit donc d’une autre hausse assez spectaculaire de la violence contre les musulmans.
Il est également important d’examiner certains des éléments des crimes haineux motivés par la race pour comprendre le phénomène. Je crois que c’est en 2022 que nous commencerons à voir de multiples motivations. À ce stade, la police ne peut consigner que la race, la religion ou l’orientation sexuelle — une seule motivation. Il est également probable que nous assistions à un certain fléchissement ou à un certain remplacement de la religion par la race et l’ethnicité ici. Par exemple, à la diapositive 4, on peut voir que la violence contre les communautés sud‑asiatiques, arabes et asiatiques occidentales a également augmenté au cours des dernières années. En 2021, elle a encore augmenté de 46 %. Je pense que nous devons tenir compte de certains de ces crimes haineux motivés par la race pour expliquer la violence contre les musulmans. Au Canada, je crois que près de 88 % des musulmans sont également membres de minorités visibles.
La communauté musulmane est souvent ciblée dans le contexte canadien pour ce qui est des crimes haineux typiques. Cependant, elle est également surreprésentée parmi les victimes et les cibles de la violence de la droite, plus précisément de la violence d’extrême droite. Mme Zine a fait allusion à certains des groupes d’extrême droite qui sont actifs dans le contexte canadien et qui préparent le terrain pour ce qui est de leur discours et de leur rhétorique qui calomnient et diabolisent les communautés musulmanes, mais je pense que nous voyons aussi cela se produire en ce qui concerne les formes les plus extrêmes de violence.
À la diapositive 5, vous voyez le nombre de meurtres de masse qui sont liés d’une façon ou d’une autre au mouvement d’extrême droite dans le contexte canadien. Depuis 2014, il y a eu au moins 28 meurtres associés à l’extrémisme d’extrême droite dans le contexte de meurtres de masse en particulier, peut‑être plus dans l’affaire de 2022 à Winnipeg. Certains laissent entendre qu’il pourrait y avoir plus de femmes autochtones qui ont été victimes de ce meurtrier en particulier. Il y avait aussi deux autres meurtriers individuels associés à l’extrême droite, dont l’un était antimusulman et l’autre était antiféministe ou motivé par l’idéologie incel, ou célibat involontaire. Au total, nous constatons que 11 de ces meurtres sont associés à des particuliers motivés par une rhétorique ou par des discours antimusulmans. Il ne s’agit pas seulement d’incidents mineurs de crimes haineux. Il ne s’agit pas seulement de vandalisme ou de graffitis dans les mosquées ou dans la collectivité. Cela va jusqu’aux formes les plus extrêmes de violence sous forme d’homicides.
J’aimerais terminer en vous rappelant les répercussions. Je sais que c’est un aspect qui vous intéresse beaucoup. Quelles sont les répercussions? Selon le travail que j’ai fait auprès des communautés musulmanes partout au pays, il est important de reconnaître que, lorsqu’on parle de crimes haineux, même au niveau individuel, les répercussions sont différentes de ce qu’elles sont pour des infractions similaires non motivées par des préjugés, de sorte qu’une agression motivée par [Difficultés techniques] a tendance à avoir des répercussions plus durables et plus profondes qu’une agression qui n’est pas motivée par l’identité. Nous avons beaucoup de documentation à ce sujet.
Nous commençons également à analyser les répercussions communautaires des crimes haineux contre les musulmans, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles nous avons cette désignation de crime haineux. Il est important de reconnaître qu’il s’agit d’un crime à message qui touche non seulement la victime directe ou immédiate, mais aussi les membres de la collectivité. Bon nombre des mêmes effets émotionnels, psychologiques et mentaux ressentis par les cibles directes sont aussi ressentis par les autres membres de la collectivité lorsqu’ils sont mis au courant de ce genre d’incidents. Lorsqu’ils sont conscients du risque de ce genre d’incidents, ils deviennent craintifs. Ils sont paranoïaques et conscients en tout temps, et ils sont vigilants à l’égard de leur environnement et de ceux qui se trouvent à proximité, qui pourraient les surveiller, qui pourraient les suivre ou qui pourraient tourner leur regard vers eux d’une façon qu’ils jugent menaçante.
Cela donne l’impression qu’ils n’ont pas leur place, qu’ils ne sont pas appréciés et qu’ils ne sont pas les bienvenus dans la collectivité, qu’il s’agisse du quartier et de la collectivité locale ou au sein de la population nationale. Cela crée un sentiment d’isolement, non seulement sur le plan émotif, mais aussi sur le plan physique, et les gens ont peur de quitter leur foyer et d’interagir avec des gens qui ne font pas partie de leur collectivité, par crainte des conséquences.
Cela amène aussi les gens à gérer leur identité pour trouver un moyen de réduire le risque ou la menace et, très souvent, de réduire les signaux ou les signes qu’ils sont, en fait, musulmans. Nous entendons parler de femmes qui décident de ne plus se couvrir de peur d’être ciblées parce que nous savons à quelle fréquence les musulmanes qui sont couvertes sont ciblées à cet égard et les hommes musulmans qui se rasent la barbe, ce qui change vraiment les marqueurs de leur identité.
Sur le plan social, non seulement en ce qui concerne l’effet sur la communauté musulmane, mais aussi sur l’ensemble de la communauté, les crimes haineux en général et ceux qui sont commis contre les musulmans en particulier, ont pour effet de créer des divisions et un clivage entre les communautés. Cela crée un sentiment de méfiance parmi les communautés musulmanes à l’égard des autres, en particulier les communautés blanches qui ont tendance à être les auteurs de ces crimes dans ce contexte particulier.
S’il y a un aspect positif, c’est qu’il y a des gens qui se mobilisent par suite de leur propre expérience ou de l’expérience communautaire des crimes haineux. Ces crimes les encouragent à s’impliquer, à repousser les risques et à repousser la réalité de l’islamophobie dans leur communauté. Je pense que c’est important si nous pensons à la façon dont nous intervenons. Quels sont les mécanismes nécessaires? Je pense que c’est pour tirer parti de cette mobilisation et du travail qui se fait déjà, très souvent au niveau local, par les groupes de la communauté musulmane et d’autres groupes en quête d’équité.
Cela laisse entendre, comme le disait Mme Zine, que nous avons besoin d’un cadre fédéral pour nous engager dans ce domaine. Le gouvernement aime parler d’une approche pangouvernementale, mais je préférerais de loin une approche pansociétale dans le cadre de laquelle le gouvernement fournit une base, surtout en ce qui concerne le financement, non seulement pour la recherche, mais aussi pour le travail communautaire de base et déjà effectué et pour s’assurer qu’il aura des effets durables. Je pense que chaque secteur de la société a un rôle à jouer dans la lutte contre l’islamophobie, que ce soit par l’éducation ou par des actions beaucoup plus directes.
Merci beaucoup de votre temps.
La vice-présidente : Merci, madame Perry. Je vous remercie tous les deux de vos exposés.
Avant la période des questions, j’aimerais demander aux membres du comité présents dans la salle, pour la durée de la réunion, de ne pas se pencher trop près du microphone ou de retirer leur oreillette s’ils doivent le faire. Cela permettra d’éviter l’effet Larsen qui pourrait avoir une incidence négative sur le personnel du comité dans la salle.
Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Comme nous le faisions auparavant, j’aimerais rappeler à chaque sénateur qu’il dispose de cinq minutes pour poser sa question et écouter la réponse.
La sénatrice Hartling : Je remercie les témoins d’être parmi nous.
Mesdames Zine et Perry, c’est choquant et troublant d’entendre ce que vous dites, mais je suis heureuse que nous l’entendions parce que je pense que plus il y a de gens qui entendent, plus nous serons en mesure d’agir. Je pense à votre rapport, madame Zine, The Canadian Islamophobia Industry, et à tous les niveaux où il prend forme. C’est un véritable mouvement. Je pense simplement à ce que notre gouvernement fédéral pourrait faire pour changer systématiquement le paysage social et culturel qui donne lieu à l’islamophobie. Quelles mesures le gouvernement pourrait-il prendre? Madame Perry, je sais que vous avez dit que les choses doivent changer à tous les niveaux, mais qu’est-ce que le gouvernement fédéral pourrait faire? Merci.
Mme Zine : Merci beaucoup de la question. Dans mon rapport, qui est très long — il fait environ 240 pages —, je n’ai pas formulé de recommandations, car lors du sommet qui a eu lieu il y a environ un an, la communauté musulmane a formulé des centaines et des centaines de recommandations. Je ne pensais pas pouvoir éclipser toutes ces voix. Cependant, je suis d’accord avec Mme Perry pour dire qu’il s’agit d’une sorte de perspective de changement à l’échelle de la société. Je pense que le gouvernement fédéral peut donner l’exemple et diriger une partie de ce travail en évaluant ses propres politiques et pratiques. J’ai mentionné les rapports qui ont été produits à la suite de la surveillance des organismes de bienfaisance musulmans par l’ARC. Je suis sûre que vous avez entendu d’autres témoignages à ce sujet, et la question de la sécurisation des musulmans au‑delà des organismes de bienfaisance, mais en ce qui concerne d’autres groupes et organisations musulmans qui n’ont pas réussi à rompre cette association avec le terrorisme qui existe depuis les événements du 11 septembre et qui est continuellement renforcée de nouvelles façons par l’islamophobie. Il suffit de regarder des politiques comme le projet de loi 21, au Québec, qui n’est pas du ressort du gouvernement fédéral, mais qui ont quand même un impact sur la question.
Si nous pensons que l’habillement musulman ne convient pas à la sphère publique canadienne, et si nous pensons que les organisations et les organismes de bienfaisance musulmans doivent être surveillés de différentes façons ou qu’il faut une liste d’interdiction de vol qui contient des noms musulmans — et même de tout-petits musulmans — sur cette liste, ou que les organismes de sécurité doivent se concentrer sur la communauté musulmane, quel message envoie-t-on au grand public et aux enfants musulmans qui grandissent et qui n’ont pas beaucoup de contre-discours sur la façon dont les musulmans leur sont présentés? Je pense que des changements systémiques de ce genre liés à l’islamophobie doivent vraiment se produire.
Je dois dire que j’ai été déçue par les audiences qui ont suivi la motion 103 et le rapport qui a servi de base à la stratégie canadienne de lutte contre le racisme. Sur les 30 recommandations, seulement deux ou trois portaient sur l’islamophobie. Je pense que nous devons faire mieux. Les ressources sont là. Il y a Amira Elghawaby qui assume le rôle de représentante spéciale, et elle a elle-même fait l’objet d’énormes attaques, qui sont tout à fait injustifiées. Ce n’est qu’un autre exemple de la rapidité avec laquelle, lorsque des femmes musulmanes racisées tentent de dire la vérité au pouvoir dans la sphère publique, on les empêche de le faire. Tous les efforts pour appuyer son travail seront essentiels.
La sénatrice Hartling : Merci.
Le sénateur Arnot : Merci aux témoins d’être venus aujourd’hui. Ma question s’adresse aux deux témoins.
Madame Zine, vous avez fait une étude approfondie. Vous avez dit que l’islamophobie constitue une industrie et vous avez parlé des réseaux et des liens. Vous avez également fait une recommandation aujourd’hui au sujet des subventions de recherche en sciences humaines qui devraient être axées sur l’étude de cette question de façon beaucoup plus rigoureuse et dynamique, parce que les résultats de ce genre de recherche universitaire aideront les décideurs à instaurer les changements que vous voulez. Madame Perry, vous avez recommandé de mettre l’accent sur l’éducation.
J’aimerais que Mme Zine nous en dise un peu plus sur l’orientation que le comité pourrait prendre dans ses travaux en recommandant des mesures visant à prévenir, à réduire et à éliminer la haine envers les musulmans.
Plus particulièrement, j’aimerais que Mme Perry nous en dise davantage sur l’éducation et le rôle de l’éducation, en particulier de la maternelle à la 12e année au Canada. De toute évidence, la haine contre les musulmans est contraire à la démocratie et aux valeurs démocratiques, mais aussi aux valeurs canadiennes. Je me demande si vous avez des commentaires à faire sur la nature de l’éducation actuelle et sur la façon dont elle pourrait être améliorée et comment l’éducation peut nous sortir du marasme dans lequel nous nous trouvons avec le genre de témoignages que nous avons entendus d’un océan à l’autre au sujet de la haine contre les musulmans dans les collectivités.
Mme Perry : Je vous remercie de cette question.
Vous dites qu’il faut mettre l’accent de la maternelle à la 12e année, et je tiens d’abord à dire que nous devons aussi enseigner aux adultes comment s’engager de façon plus constructive et positive avec la communauté musulmane parce que bon nombre des auteurs de crimes contre les musulmans sont en fait des adultes. Ils en arrivent à ce stade-là parce qu’ils n’ont pas obtenu les bases nécessaires au cours de leurs premières années et qu’ils sont socialisés dans une culture et une collectivité qui ont souvent des discours antimusulmans assez virulents. Tout à fait. Je pense qu’à partir de la maternelle jusqu’à la 12e année, et je me souviens de certaines des entrevues que j’ai eues avec des étudiants de l’université, dont certains avaient eux-mêmes fait la promotion d’images positives des musulmans lorsqu’ils étaient étudiants. On ne saurait trop insister sur cette expérience de première main. Il ne s’agit pas seulement des stratégies formelles d’éducation, mais aussi des stratégies informelles.
L’un des points d’intervention les plus importants concerne également la sphère en ligne. Je n’ai pas vraiment parlé des attaques en ligne, mais elles sont sans fin, semble-t-il, qu’il s’agisse d’attaques individuelles contre des personnes par courriel ou de tentatives de diffamation en public ou de commentaires à grande échelle sur les musulmans et le mal associé aux musulmans. Une grande partie de ce à quoi nous sommes exposés en ligne est négatif, diabolisant des représentations de musulmans, et je ne pense pas que nous soyons bien équipés — que ce soit les adultes ou les enfants — pour critiquer ce qui passe par nos écrans et nos appareils. Je pense au rôle de la littératie numérique essentielle en particulier et au fait d’aider les jeunes à acquérir ces compétences sur la façon de repérer le matériel suspect et ce qu’il faut faire à ce sujet, et pas seulement de ne pas le propager et de ne pas le partager avec les autres. Est-il possible de le signaler? Il n’est probablement pas sécuritaire pour les jeunes d’intervenir et de contester. Si c’est parmi d’autres jeunes, peut-être, mais autrement, il faut faire attention. Comment peuvent-ils le signaler? Comment peuvent-ils créer une vague de soutien pour une plus grande résistance dans leurs espaces en ligne également? Je pense que ce sont là certaines des compétences que nous devons acquérir, surtout pour ce qui est de remettre en question les récits. C’est là qu’ils y sont confrontés.
Mme Zine : J’allais ajouter quelque chose brièvement, s’il reste du temps.
La vice-présidente : En fait, nous avons utilisé tout le temps dont disposait le sénateur Arnot, mais je crois que nous avons encore un peu de temps. Je vais donc demander l’indulgence du comité pour que vous puissiez répondre. Merci.
Mme Zine : Merci beaucoup de votre indulgence.
Pour faire écho à ce que Mme Perry disait au sujet des communautés en ligne et des caisses de résonance qui propagent l’islamophobie, il est essentiel d’avoir cette connaissance essentielle des médias numériques et de faire en sorte que les jeunes, dès leur plus jeune âge, soient conscients de la désinformation qui existe et de la façon d’être critiques lorsqu’il s’agit de distinguer la vérité des faits, car les campagnes de désinformation orchestrées sont aussi profondément enracinées. Par exemple, en cherchant de l’information — même pendant que je préparais mon rapport — sur des termes comme la charia ou le djihad, les premiers à être consultés seront des sites antimusulmans. Il est très difficile d’obtenir des renseignements exacts. Il est important que l’éducation fasse partie du programme d’études de la maternelle à la 12e année et au-delà. J’ai parlé des études postsecondaires parce que c’est là que je travaille et que je fais mon travail. Il y a très peu de cours sur l’islamophobie au Canada. Je peux en nommer deux ou trois autres, à part mon propre cours à ce sujet. Je pense que nous devons renforcer l’éducation concernant la lutte contre l’islamophobie à partir d’un plus jeune âge, mais aussi jusqu’au niveau postsecondaire.
J’ajouterais que l’une des formes d’éducation qui est puissante, ce sont les arts, et il est important de voir les artistes et les conteurs musulmans appuyés par des subventions et des fonds consacrés à cela parce que nous avons besoin d’un contre-discours. Nous avons besoin de ce contre-discours pour trouver un écho auprès du grand public, et les artistes ont la capacité de le faire. J’aimerais que ce financement soit consacré à tous les artistes et conteurs musulmans qui ont une voix puissante et qui ont des histoires à communiquer dont d’autres peuvent bénéficier.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Zine. En tant qu’académicienne ayant travaillé longtemps à l’échelle internationale, quelle différence faites-vous entre l’islamophobie au Canada et l’islamophobie ailleurs dans le monde? Y a-t-il des solutions ou de meilleures pratiques qui ont été mises en œuvre dans d’autres pays que nous pouvons utiliser pour contrer l’islamophobie au Canada?
[Traduction]
Mme Zine : Merci beaucoup de la question.
J’ai travaillé à l’échelle internationale, et l’islamophobie est un fléau mondial. Nous pouvons parler du génocide qui se produit au Myanmar, en Chine, en Inde et partout dans le monde. L’Europe a aussi profondément ancré l’islamophobie dans de nombreux pays. C’est pourquoi, en 2010 et 2012, j’ai commencé à travailler avec l’UNESCO, le Conseil de l’Europe et l’OSCE à l’élaboration de lignes directrices pour les enseignants et les décideurs sur la lutte contre l’islamophobie. Je remarque que ces lignes directrices sont toujours en vigueur. L’autre jour, je me disais qu’il fallait les mettre à jour.
Ce que j’ai constaté en Europe, c’est qu’en 2010, et même avant, beaucoup d’ONG différentes, en collaboration avec des organisations intergouvernementales, se sont employées à mettre ces questions à l’avant-plan.
L’une des initiatives auxquelles j’ai participé dans le cadre du Conseil de l’Europe a été de réunir des jeunes de tous les pays européens à Budapest. Nous avons tenu une séance d’une semaine avec eux afin qu’ils puissent retourner dans leurs collectivités et devenir des chefs de file dans la lutte contre la haine et l’islamophobie. Cela s’inscrivait dans le cadre d’une vaste campagne de lutte contre la haine menée par l’UNESCO.
Ce que j’ai remarqué, c’est que le Canada a mis beaucoup de temps à mettre en œuvre des initiatives nationales visant à sensibiliser les collectivités, à faire participer ces dernières de façon significative et à continuer d’éclairer les politiques, l’éducation et ainsi de suite. Je pense que certains de ces exemples pourraient être très utiles dans le cadre de notre examen de politiques nationales qui ont des répercussions.
La sénatrice Omidvar : Je présente mes excuses au comité et aux témoins pour mon retard. Je suis donc d’autant plus reconnaissante pour la version imprimée des observations de Mme Zine.
Madame Zine, j’ai lu au sujet de votre travail. Je ne prétends pas avoir lu le rapport, mais j’ai lu des articles à ce sujet dans les journaux et dans des publications universitaires. Vous dites que l’islamophobie est une industrie organisée, orchestrée, réseautée et monétisée.
Pourriez-vous nous parler du rôle des lois dans les racines de l’islamophobie au Canada? Je pense notamment au code antiterroriste adopté en 2001 par le premier ministre Chrétien. Vers 2011, le premier ministre Harper a approuvé l’évaluation des risques dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Tout l’appareil gouvernemental — l’ASFC, la GRC, le SCRS, l’ARC, IRCC, etc. — s’articule autour du cadre d’évaluation des risques, qui, comme nous l’avons entendu, contribue au racisme systémique et à l’islamophobie au Canada. Nous avons entendu plus tôt Monia Mazigh dire qu’après l’extradition de Meja Harar et sa libération subséquente, rien n’a changé dans le code antiterroriste. Pourriez-vous nous parler du rôle de la législation et des législateurs dans cette constellation de l’industrie?
Mme Zine : Merci beaucoup de cette question. Elle est importante.
J’ai mentionné plus tôt que le gouvernement doit réfléchir à ses propres politiques et à leurs conséquences lorsqu’il s’agit de lutter contre l’islamophobie. Les politiques de sécurité et le complexe industriel de la sécurité plus vaste qui y est associé sont également très importants.
Vous avez parlé de la Loi antiterroriste. Il y a aussi les certificats de sécurité qui ont été appliqués aux non-citoyens et qui, en fait, tournent autour de procès secrets, de preuves secrètes et ainsi de suite, ce qui a touché les hommes musulmans dans ce pays. De toute évidence, il y a des problèmes d’extradition extraordinaire, et il y a un certain nombre d’autres problèmes entourant certains cas liés au piégeage et à d’autres choses qui ont particulièrement touché les populations musulmanes. Lorsque les organismes de sécurité concentrent leur attention sur des groupes particuliers de la société, ces groupes sont ciblés par le grand public et doivent être surveillés. On se dit qu’il faut les surveiller, parce qu’ils pourraient constituer des menaces.
Pour moi, en tant que sociologue, c’est la façon dont la loi appuie, soutient et reproduit les idées et les récits islamophobes au sujet du radical potentiel, le djihadiste. Dans mon livre, Under Siege, Islamophobia and the 9/11 Generation, qui a été publié l’an dernier, j’examinais les jeunes musulmans et la façon dont ils réagissent au fait d’avoir été socialisés dans un monde où ils étaient perçus comme des radicaux, en tant que terroristes, en tant que djihadistes depuis le 11 septembre et depuis que toutes ces politiques de sécurité ont été mises en place. Il y a un certain nombre de moyens qui ont eu une incidence sur cette génération de jeunes et la génération qui a suivi.
Pour moi, ce n’est pas seulement la loi en soi. Cela a fait l’objet de nombreuses critiques. Il s’agit également d’examiner son effet sur les collectivités et la façon dont elle est adoptée et le message qu’elle envoie au grand public au sujet de groupes particuliers qui sont criminalisés, qui sont considérés comme des radicaux et des menaces potentielles. Je pense que nous devons examiner la question de façon plus générale, non seulement en ce qui concerne ce qui est prévu par la loi, mais aussi l’incidence de cette surveillance.
Comme l’a dit Mme Perry, j’ai découvert dans mes recherches auprès de jeunes musulmans de partout au Canada comment ils ont tendance à internaliser cette sécurisation. Ils ont tendance à se demander si ce qu’ils font est suspect pour les autres. Ils se demandent s’ils peuvent aller jouer au Paint Ball? Peuvent-ils être vus en train de jouer à des jeux vidéo violents? Ils ne veulent pas être perçus comme des terroristes. L’internalisation de cette sécurisation se poursuit depuis des décennies. Je pense que l’impact doit être considéré de façon systémique, mais aussi en ce qui concerne les registres affectifs de l’islamophobie et la façon dont ces politiques transcendent les réactions et se traduisent en réponses de la part des communautés musulmanes.
La sénatrice Omidvar : Madame Zine, pensez-vous qu’il est temps pour nous de revoir le code antiterroriste?
Mme Zine : En plus des autres politiques dont j’ai parlé, il est grand temps d’adopter une approche sérieuse pour lutter contre l’islamophobie.
La vice-présidente : Vous avez tous les deux parlé de l’intersectionnalité et du rôle qu’elle joue, surtout en ce qui concerne la race et le fait d’être musulman. Je me demande si vous avez des suggestions sur le genre de changements législatifs ou de politiques qui seraient utiles, même en ce qui concerne la façon dont nous recueillons des données sur les crimes haineux au pays. Est-ce que cela fait partie du problème? J’aimerais que vous nous en disiez davantage à ce sujet.
Mme Perry : Je peux en parler parce que c’est une question à laquelle je réfléchis et dont je discute avec les responsables de l’application de la loi depuis un certain temps. Les organismes d’application de la loi eux-mêmes estiment qu’ils ont les mains liées pour ce qui est de représenter avec exactitude la faible proportion de crimes haineux qui sont portés à leur attention. Certains reconnaissent qu’une femme musulmane racisée peut être victimisée non seulement parce qu’elle est musulmane, mais aussi parce qu’elle est une femme musulmane et parce qu’elle est racisée. Nous en sommes enfin là, et c’est un changement très récent. Comme je l’ai dit, ce n’est pas dans les données de 2021, mais dans les données de 2022, les forces de l’ordre peuvent maintenant identifier les multiples motivations telles qu’elles les perçoivent. Cela nous permettra de mieux comprendre les complexités associées à de nombreuses formes de crimes haineux où le sexe est souvent un problème, ou même l’identité de genre ou l’orientation sexuelle, et parfois aussi le handicap. C’est un pas en avant très important.
Avant de penser à une nouvelle loi, nous devons penser à la façon dont la loi qui existe est appliquée, et cela revient aux responsables de l’application de la loi, lorsque, souvent, il n’y a pas de volonté politique de réagir pleinement et de façon appropriée aux crimes motivés par la haine, d’enquêter sur ces crimes et de les prendre au sérieux, comme il se doit. Dans certains cas, la volonté peut exister, mais la sensibilisation et les connaissances ne sont pas au rendez-vous. Il y a si peu de formation dans ce domaine. Je sais que le groupe de travail national mis sur pied par la GRC et la Fondation canadienne des relations raciales en fait une de ses priorités, en examinant de plus près l’application de la loi, la formation des agents d’application de la loi et la question de savoir s’ils ont une approche axée sur les victimes en matière de crimes haineux ou non, mais aussi davantage de soutien aux victimes. C’est là que la question de l’intersectionnalité deviendra importante, parce qu’une victime individuelle ou une communauté de victimes peut avoir de multiples types de besoins, selon la communauté avec laquelle elle pourrait être plus proche ou selon la partie de son identité — très artificielle — qui, selon elle, aurait pu être la plus importante dans l’attaque. Cela signifie que nous devons également former nos fournisseurs de services aux victimes de différentes façons. Il ne s’agit pas seulement de comprendre l’identité musulmane, mais aussi l’identité arabe et la façon dont cela pourrait compliquer l’identité de genre.
La vice-présidente : Madame Zine, voulez-vous répondre à cette question?
Mme Zine : Je pense que Mme Perry a donné une réponse solide. Je vais répondre d’un point de vue personnel en tant que femme musulmane racisée.
Il m’est déjà arrivé, lorsque je portais un hidjab ou un foulard, où on me l’a arraché de la tête. Plus récemment, en 2019, j’ai fait l’objet d’une agression lors d’une conférence au cours de laquelle je menais des recherches dans le cadre de l’étude sur l’industrie de l’islamophobie. Au sein de ce groupe, j’ai été agressée physiquement pour avoir parlé d’islamophobie. Quelqu’un m’a crié que je devrais me compter chanceuse d’être dans ce pays. Lorsque je regarde ces réponses, la question de « se compter tout simplement chanceuse d’être ici » se reflète sur mon origine raciale et mon identité. Je n’étais pas visiblement reconnaissable en tant que musulmane. Je suis sûre que c’est ce que les gens pensaient.
Tout se reflète l’un dans l’autre. Le racisme et l’islamophobie sont intimement liés. Le racisme antimusulman fait partie de l’islamophobie et, comme l’a mentionné Mme Perry, il existe différents registres par lesquels l’islamophobie est vécue et expérimentée. Que ce soit par le lien entre le racisme anti-noir, anti-arabe ou anti-brun, il y a différentes inflexions à l’islamophobie et différentes façons dont elle est vécue et expérimentée. Elle arrive par l’entremise de généalogies et d’histoires différentes, et il est important de le reconnaître. On a tendance à considérer les musulmans comme un bloc monolithique et, par conséquent, à penser que l’impact de l’islamophobie serait uniforme, ce qui n’est pas le cas.
La vice-présidente : Merci.
La sénatrice Omidvar : Ma question s’adresse aux deux témoins et porte sur la langue. Vous êtes toutes les deux professeures. Vous vous occupez de recherche, d’analyse et de politiques, mais vous utilisez un langage pour façonner les idées. On débat actuellement de la pertinence de faire la distinction entre l’utilisation du mot « islamophobie » et celle des mots « racisme antimusulman » ou « haine antimusulmane ». Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, mais j’aimerais avoir votre point de vue à tous les deux sur les avantages ou les inconvénients relatifs de l’utilisation de l’un par rapport à l’autre.
Mme Zine : C’est une question importante. Il y a beaucoup de débats au sujet de la dénomination de l’islamophobie et de sa définition. J’en parle dans mon récent livre et dans mon récent rapport, et j’utilise le terme « islamophobie », qui est un système d’oppression qui se manifeste de façon individuelle, idéologique et systémique, pour résumer simplement. Je considère que le racisme antimusulman fait partie de ce cadre général et qu’il s’agit de la façon dont les musulmans sont victimes de discrimination. Si vous retirez l’islam de l’équation pour ce qui est de sa résonance dans les imaginaires islamophobes, les discours et théories du complot, c’est très central. Je ne pense pas qu’on puisse avoir l’un sans l’autre. Par conséquent, je pense qu’il est utile de parler du racisme antimusulman alors que nous parlons des répercussions sur la discrimination à l’égard des musulmans. Mais je crois que l’islamophobie est un cadre global qui nous aide à mieux comprendre l’étendue de ces moyens idéologiques et systémiques individuels qui constituent l’islamophobie.
En ce qui concerne la haine antimusulmane, je pense que cela n’est pas une bonne façon d’utiliser le terme simplement parce que le mot « haine » réduit le phénomène à un phénomène individuel, et nous voulons être conscients des aspects systémiques. Le niveau individuel en fait partie, mais il y a aussi un système et, comme je l’ai souligné dans la façon dont les discours antimusulmans sont véhiculés, un fondement idéologique très profond qui a sa propre longue histoire et généalogie. Le simple fait de parler de haine antimusulmane — et je sais que c’est une expression utilisée dans beaucoup de cercles européens en ce moment — est trop limitatif et ne nous permet pas de remettre en question les aspects systémiques de l’islamophobie.
Mme Perry : Je suis tout à fait d’accord avec ce dernier point, et j’en ai d’ailleurs parlé. Nous sommes aux prises avec l’expression « crime motivé par la haine », qui ne rend pas justice au phénomène dont nous parlons, qui est vraiment systémique. Il est ancré dans l’histoire systémique et les pratiques contemporaines. Il fait partie intégrante des récits que nous utilisons pour définir et souvent dénigrer des communautés particulières. C’est un terme qui, je le crains, nous est imposé à long terme.
Je n’aime guère plus le suffixe « phobie ». J’ai dit la même chose pour l’homophobie et la transphobie. Je vais peut-être trop loin dans ma réflexion, mais une phobie fait référence à une peur irrationnelle, et dans une culture comme la nôtre, il n’y a rien d’irrationnel dans l’hostilité envers des communautés particulières parce que c’est ce que la société nous amène à penser. Nous vivons toujours dans une culture raciste et homophobe qui a encore des idéaux masculins et féminins très rigides. La communauté en général comprend-elle que la phobie fait référence à des peurs irrationnelles?
En tant qu’universitaires, tant que nous reconnaissons les limites comme des termes généraux, elles sont puissantes. Pour les raisons évoquées par Mme Zine, l’islamophobie en particulier est un concept qui résonne très bien pour ce qui est de saisir que la phobie ne se limite pas, comme je viens de le décrire, à la peur, l’hostilité ou l’anxiété individuelle, mais il s’agit d’un phénomène culturel inscrit dans la psyché nationale aux niveaux politique et personnel.
La sénatrice Omidvar : Je reste dans le domaine du langage et des concepts. Au cours des témoignages précédents, lorsque nous avons parlé d’islamophobie, il y a eu, à divers moments, une discussion de suivi au sujet de la diversité. J’ai travaillé dans ce domaine, comme beaucoup le savent. Pourriez-vous nous dire si, à votre avis, la « diversité » est un moyen de détourner l’attention du vrai problème, qui est le racisme systémique, comme vous l’avez décrit?
Mme Perry : Vous posez maintenant les questions faciles, n’est-ce pas? On le reconnaît. Nous nous sommes éloignés de cette notion de tolérance parce que cela ne sous-entend aucun respect ni aucune inclusion. Nous voyons maintenant, dans de nombreux contextes, le terme EDI — équité, diversité et inclusion. L’inclusion nous rapproche peut-être un peu plus du résultat que nous visons.
La diversité est comme un terme que l’on utilise dans le contexte du terrorisme ou de l’extrémisme — l’extrémisme violent à caractère idéologique. C’est un euphémisme à certains égards. Il fait vraiment abstraction des fondations. Encore une fois, il cache l’historique d’exclusion, de marginalisation et d’oppression. Nous devons renverser la vapeur et ne pas utiliser ces termes positifs pour décrire ce dont nous parlons. Comme vous le dites, qu’il s’agisse d’hostilité envers les homosexuels ou les musulmans, il faut nommer les choses. Même dans le cas des crimes haineux, je dis souvent que je préférerais de loin que nous parlions de la violence raciale ou de la violence contre les gais plutôt que simplement de l’expression « crime motivé par la haine », qui adoucit la chose. À bien des égards, l’expression homogénéise une catégorie de violence, une catégorie d’attaques, qui est vécue de façon très différente par différentes communautés.
La sénatrice Omidvar : Merci.
Mme Zine : J’aimerais ajouter que je suis très critique à l’égard de l’équité, de la diversité et de l’inclusion, pour des raisons semblables à celles de Mme Perry. Je fais beaucoup de travail de consultation, non pas en tant que consultant en EDI, mais dans l’optique de la lutte contre l’oppression. Cela permet d’examiner l’intersectionnalité des formes interdépendantes d’oppression qui existent. L’EDI est devenue la nouvelle expression à la mode. C’est une approche très édulcorée. La diversité et l’inclusion ne promettent pas l’équité. C’est une autre question qui doit être comprise dans la désignation de cette catégorie. Elle a été adoptée d’une manière qui ne permet pas un interrogatoire plus approfondi des questions de pouvoir, de privilège historique et de désavantage. Elle peut se concentrer un peu plus sur des idées positives qui ne nous permettent pas d’aborder les problèmes sous-jacents et les causes du racisme et des diverses formes intersectionnelles de violence et d’oppression. Je travaille avec un cadre anti-oppression qui permet ce type d’analyse et d’intervention. C’est très important. Le langage est constitutif. La façon dont nous définissons et comprenons quelque chose implique la façon dont nous pouvons intervenir.
Il y a de nombreuses années, lorsque je travaillais au projet de l’UNESCO, on voulait parler non pas d’islamophobie, mais d’intolérance envers l’islam ou envers les musulmans. Il m’a fallu une heure pour me présenter à cette réunion et parler du fait que la tolérance, en soi, est le plus petit dénominateur commun. Les gens ne veulent pas être tolérés. Si nous faisons cela dans le cadre d’un travail intergouvernemental, on ne peut pas corriger les choses au niveau de l’État si on parle de tolérance. Cela ne relève pas de l’État. C’est pourquoi de nombreux États ont aimé ce terme, parce qu’il permettait de garder la discussion au niveau individuel. Pendant que les gens s’entendaient entre eux, on n’examinait pas le problème au niveau de l’État.
Je trouve qu’une grande partie du genre de langage utilisé joue le même rôle, c’est-à-dire qu’il obscurcit les clivages profonds des désavantages structurels, systémiques et historiques qui doivent être pleinement compris et nommés, et non pas enrobés de langage sur l’EDI.
La sénatrice Omidvar : Je vous entends dire — je ne fais que répéter, madame la présidente, ce que j’ai entendu — que vous recommanderiez que nous nous en tenions à la terminologie de l’islamophobie et que nous ne l’édulcorions pas avec d’autres définitions, y compris des stratégies d’équité, de diversité et d’inclusion, qui ne font qu’obscurcir le cœur du problème. Je reformule simplement ce que vous avez dit de façon beaucoup plus élégante que je ne l’ai fait. Merci.
Le sénateur Arnot : J’aimerais que Mme Perry nous en dise un peu plus sur certains des points qu’elle a soulevés. Elle a travaillé assez régulièrement avec les services de police sur l’intersectionnalité, la motivation et la déclaration des données. Peut-être que Mme Zine aurait des commentaires à ce sujet. Nous avons entendu dire qu’il y a une impression très claire que les policiers de première ligne ne prennent pas au sérieux certains des incidents qui leur sont signalés. Les agents de police disposent d’un certain nombre d’outils pour traiter les infractions au Code criminel, comme les voies de fait, l’intimidation et le harcèlement, mais on a l’impression qu’ils ne donnent pas suite à certaines de ces infractions. C’est peut-être à cause de la nature systémique profondément enracinée de ce problème. Avez-vous des conseils à donner à notre comité sur les recommandations que nous pourrions faire aux services de police, en particulier aux services de police provinciaux et municipaux, en ce qui concerne la haine ou les crimes antimusulmans qui semblent être apparents à la lumière de l’information que nous avons entendue?
Mme Perry : Je vous remercie de cette question. C’est tellement important.
Je ne laisserais pas de côté la GRC, la force fédérale, parce que, bien sûr, elle est l’organisme d’application de la loi attitré dans la plupart des provinces. En fait, je trouve que certains des plus gros problèmes sont là, qu’il y a encore moins de sensibilisation aux crimes haineux au sein de la GRC que dans bon nombre de services municipaux et provinciaux. Il faut tenir compte de tous les aspects.
Du côté de la recherche, j’ai mené une étude pilote en Ontario sur huit services de police. Ces services collaborent avec l’EECHE de la province, l’Équipe d’enquête sur les crimes haineux et l’extrémisme. Ce sont des services qui participent beaucoup aux discussions sur les crimes haineux. Ils ont des agents formés pour intervenir.
Même à ce niveau, on constate un certain nombre d’obstacles. J’ai identifié trois paliers. J’ai parlé d’environnement; c’est l’ambiguïté législative avec laquelle les services doivent composer. Plus important encore, le déficit de confiance des communautés a rendu leur travail difficile. Il y avait aussi des facteurs organisationnels et des facteurs individuels. Sur le plan organisationnel, cela se résume souvent au niveau d’engagement, à la priorité qu’un service accorde à ces infractions et à la façon dont cela se manifeste par l’habilitation, l’approvisionnement et le financement de la formation, mais aussi à la création d’unités de lutte contre les crimes motivés par la haine — pas seulement un agent ou un coordonnateur attitré, mais des unités spécialisées qui surveillent les crimes motivés par la haine. Outre les membres de l’EECHE dont j’ai parlé, beaucoup de services au pays ont des unités de lutte contre les crimes haineux. Beaucoup de services n’ont même pas une personne bien formée, en partie parce qu’il n’y a pas beaucoup de formation disponible; et c’est l’autre élément.
Les facteurs individuels sont indissociables des facteurs structurels. Cela ressort clairement des récentes constatations concernant le fichage et le profilage par les policiers et tout cela. Le racisme systémique demeure problématique au sein des forces policières. Cela se répercute jusqu’au niveau de l’application de la loi en matière de crimes haineux, mais pas tant dans les entrevues, étant donné que ce sont des personnes très diversifiées qui se portent volontaires pour les mener. Dans les sondages, certains commentaires de nature qualitative écrits par des répondants indiquent clairement la persistance du racisme ainsi que le manque de sympathie entourant les crimes motivés par la haine. Ils perçoivent cela comme un enjeu politique, une note discordante, le fait de personnes qui essaient de détourner l’attention de leur propre violence, ce qui explique que la culture ne change pas. On le constate autant chez les jeunes agents que chez ceux qui comptent de nombreuses années de service.
Au moment où nous parlons d’un changement de culture au sein de l’armée, je suis d’avis qu’il faut poursuivre ce débat et maintenir la pression sur les services policiers également. Comment pouvons-nous y arriver? En partie par le recrutement. Certains semblent penser que le recrutement de candidats représentatifs de la collectivité est une panacée. Comme nous l’ont démontré les meurtres commis par des policiers aux États‑Unis au cours des récentes années, les agents noirs ne sont pas moins susceptibles que leurs collègues blancs d’adopter ce genre de comportements parce qu’ils baignent dans cette culture. Ils peuvent nourrir de grands idéaux à leur arrivée dans le service, mais ils ne tardent pas à les perdre. Ce sont là des sujets que nous devons aborder.
Nous cherchons à imposer ce débat au niveau de la GRC — j’ignore dans quelle mesure la situation change là-bas —, mais nous devons aussi le poursuivre à l’échelon local. Il est peut-être plus facile d’avoir ce genre de discussions au niveau municipal qu’au niveau fédéral. Ne pourrions-nous pas instaurer des pratiques exemplaires en matière de changement de culture qui se répercuteraient du bas vers le haut?
La sénatrice Hartling : Merci beaucoup pour cette intéressante discussion.
Nous parlions d’éducation et vous avez demandé où doit commencer l’éducation. J’ai réfléchi à cela. Nous parlions des policiers, mais qu’en est-il des autres professions? Je me demande combien de musulmans travaillent dans les services correctionnels, dans l’enseignement, dans les soins de santé et dans d’autres domaines. Y a-t-il une mobilisation dans ces secteurs? S’il y avait plus de musulmans dans ces secteurs, cela favoriserait davantage l’acceptation de l’autre au sein de ces professions, notamment dans le milieu de l’enseignement. Avez‑vous de la documentation à ce sujet?
Mme Zine : Je peux vous en glisser un mot. Je sais que des universitaires, des responsables de projets et des organismes communautaires examinent la situation dans différents secteurs ainsi que les répercussions de l’islamophobie. À titre d’exemple, l’organisme Islamic Relief Canada vient de faire une étude sur l’emploi. Je sais que l’Université de Toronto vient de confier à un postdoctorat le mandat d’étudier le problème de l’islamophobie dans les secteurs de la médecine et des soins de santé. Plusieurs initiatives ont été lancées dans le domaine de l’éducation et j’ai été ravie de voir que le conseil scolaire de Peel, en Ontario, a lancé un projet de lutte contre l’islamophobie. Il est important d’examiner la situation dans une diversité de secteurs.
Il faut également se pencher sur les services correctionnels afin de déterminer si les musulmans y sont surreprésentés. Je sais que le nombre d’aumôniers dans les institutions fédérales a été réduit il y a plusieurs années. Je ne sais pas si cela a changé quelque chose. J’ai enseigné pendant quatre ans dans une prison fédérale pour femmes dans le cadre du programme Walls to Bridges. J’ai constaté que les détenues musulmanes avaient peu de soutien spirituel à leur disposition, par exemple. Il est très important que les personnes qui ont eu des démêlés avec la justice aient accès à ce genre de soutien.
Il est important d’examiner tous les secteurs que vous venez de mentionner afin de comprendre comment se manifeste l’islamophobie. Comme je l’ai dit, toutefois, nous avons besoin de financement et de ressources pour faire ce genre de travail. Il faut ensuite faire des recommandations et les communiquer aux décideurs et à la collectivité en général afin d’amplifier le travail amorcé. Ce n’est pas comme si rien n’avait été fait. La recherche est en cours, mais il est important de la poursuivre afin qu’elle ne soit pas qu’un feu de paille dans la lutte contre l’islamophobie. Il s’agit d’un problème persistant et nous avons besoin d’un soutien et d’un financement constants pour le régler.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ces discours sont très intéressants.
J’ai entendu parler de diversité et j’ai entendu le témoignage de Mme Zine sur son propre parcours, durant lequel elle a dû enlever son voile. J’aimerais savoir si dans vos études, vous avez abordé la question de la laïcité. Parce qu’en enlevant le voile, je ne sais pas si cela a changé votre vie, ou fait en sorte qu’il y ait moins de comportements antimusulmans envers vous, d’une part.
D’autre part, je viens du Québec, une société qui prône la laïcité, d’où le projet de loi no 21, au moyen duquel on veut que les immigrants qui arrivent au Québec s’intègrent à la société québécoise. Or, le voile dans les organismes paraît comme une volonté de ne pas s’intégrer à la société. Donc, on ne considère pas, dans ce contexte, que l’on est islamophobe.
Ma question s’adresse à nos deux témoins. Comment devons‑nous agir face à une société qui prône la laïcité et qui veut une intégration de ses immigrants? Parce que vous savez que l’immigration est de juridiction provinciale, donc le Québec choisit ses immigrants et fait passer la culture québécoise avant tout. À votre avis, est-ce que la laïcité est un frein, ou est-ce que la laïcité permet d’éviter le mot « islamophobie » dans le contexte du Québec?
[Traduction]
Mme Zine : Je vous remercie de cette question. Si vous le permettez, je vais y répondre.
Je suis tout à fait convaincue de l’importance de discuter de l’islamophobie dans le contexte du Québec. Je pense que nous ne devons pas hésiter à utiliser ce mot ou à parler ouvertement de la manière dont la question est traitée dans le projet de loi 21. Des universitaires ont comparé le sécularisme à un système de pouvoir. Il est certain qu’au Québec, il est apparu comme un projet racial, mais il faut également comprendre le sécularisme racial. La Charte des droits et libertés protège toujours la liberté de religion au Canada et ce droit doit être maintenu dans toutes les provinces. Voilà maintenant que la liberté religieuse est sacrifiée sur l’autel de la laïcité. Il doit y avoir un meilleur équilibre entre les droits.
En particulier, nous devons comprendre les formes sexistes de l’islamophobie et reconnaître que ce sont les musulmanes qui en paient le prix parce que leurs choix vestimentaires sont réglementés, que leur liberté religieuse est brimée et qu’elles n’ont pas le droit de se vêtir comme bon leur semble. Au Canada, aucun autre groupe de femmes se fait interdire de se vêtir d’une manière particulière, pour quelque raison que ce soit. Le hidjab, le foulard ou le niqab sont devenus des symboles culturels très décriés parmi les groupes islamophobes qui y confèrent une signification qui n’a pas grand-chose à voir avec la perception que les musulmans ont de ces symboles ni avec la manière dont les musulmanes habitent ou comprennent leur identité religieuse. Ce n’est pas parce que les autres ne sont pas à l’aise avec notre façon de nous vêtir qu’il faut légiférer contre cela, pour le seul motif que cela crée un inconfort chez les gens. Nous pourrions alors légiférer contre toutes sortes de choses. Je peux difficilement imaginer qu’un autre groupe de femmes au Canada se voit interdire de se vêtir à sa guise, sans qu’il y ait des protestations.
Je pense qu’il s’agit là d’une manifestation d’islamophobie sexiste instituée dans une forme de laïcité qui remonte au colonialisme des colons blancs et à la façon dont il a évolué au Québec. Même si l’accent a été placé sur les immigrants francophones venus au Québec en provenance de nombreux pays d’Afrique, du Maghreb, des Antilles et d’ailleurs, le problème tient au fait que leurs caractères identitaires autres que la langue n’ont pas été respectés ou ne sont pas acceptés au sein d’une société pluraliste. On leur demande plutôt de faire le deuil d’une partie de leur identité et de leur humanité fondamentale à cause de politiques comme le projet de loi 21.
[Français]
La sénatrice Gerba : Au niveau fédéral, en sachant que le Québec fait partie du Canada et que cette loi est provinciale, si nous devons recommander des choses, comment devons-nous aborder la question dans ce cas-ci, pour ne pas braquer la société québécoise qui considère ne pas être islamophobe, mais plutôt laïque?
[Traduction]
Mme Perry : Je vais répondre à cette question.
L’un des problèmes, à mon avis, c’est que nous nous sommes empressés, au niveau provincial, d’invoquer la disposition de dérogation. Je pense que c’est la racine du problème qui permet le recours à ce genre de mécanismes. Oui, vous avez raison de dire que toutes les provinces sont canadiennes. Les droits garantis par la Charte doivent avoir préséance. Je pense que nous devons adopter une position plus ferme à cet égard.
L’autre point sur lequel je veux attirer l’attention, c’est l’effet disproportionné de cette mesure dont parlait Mme Zine, en ce sens qu’elle a non seulement lésé directement les musulmanes, mais également amplifié le message concernant les présumées valeurs ou le choc des valeurs entre les cultures musulmane et non musulmane, pour ne pas dire orientale et occidentale. Je pense que cela ne fait que perpétuer cette idée. Le hidjab devient alors un symbole ou un marqueur de tout ce que les islamophobes n’aiment pas de l’islam. Toute mesure législative qui renforce ce message pose un réel problème et doit être contestée au plan constitutionnel.
La vice-présidente : Je vais poser la dernière question à Mme Perry. Dans votre déclaration préliminaire, vous avez dit que la mobilisation était l’une des répercussions au sein de la collectivité. Avez-vous des exemples de mobilisation communautaire susceptibles d’être considérés comme des pratiques exemplaires pour lutter contre l’islamophobie ou le racisme systémiques dans ce contexte?
Mme Perry : C’est en partie spontané. C’est ce qui se passe en ce moment. Prenons l’exemple du 11 septembre. Les musulmanes avaient peur d’être agressées si elles sortaient de chez elles parce qu’il y avait une telle flambée de violence. Par la suite, des membres d’autres groupes confessionnels ont commencé à créer des groupes de soutien pour accompagner les femmes à l’épicerie ou ailleurs, ce genre de choses. Nous ne pouvons négliger ces gestes très simples du quotidien, car cela crée un sentiment d’appartenance à la communauté, ce qui en retour peut être le point de départ de mesures visant à apporter d’autres changements.
Un autre excellent exemple a émergé dans le contexte de la pandémie, au moment où il y avait beaucoup de violence à l’endroit des Asiatiques, en particulier. De nouvelles coalitions ont vu le jour pour lutter contre le racisme anti-asiatique. Je pense que l’effet se fera sentir durant des années. Nous avons maintenant des coalitions qui combattent la haine et la violence dont leurs membres sont la cible dans les rues et qui commencent à se faire entendre comme les communautés asiatiques, en particulier, ne l’ont jamais fait dans le contexte canadien. Elles commencent à parler beaucoup plus concrètement de créer des alliances, mobiliser les gens en faveur du changement systémique et collaborer plus efficacement avec les organismes gouvernementaux pour exercer des pressions en faveur d’une réforme législative ou stratégique.
Selon moi, ces coalitions s’écartent de l’idée voulant que seul le gouvernement a la responsabilité ou la capacité d’agir. Elles nous rappellent l’impact et l’importance de l’action communautaire parce qu’elle a une influence sur les politiques municipales, provinciales et fédérales. Il y aurait lieu de se pencher sur ces exemples éloquents de coalitions et d’organisations de la société civile qui voient le jour, souvent pendant une crise ou en réaction à une crise.
La vice-présidente : Merci. Je remercie sincèrement nos témoins d’avoir accepté de participer à cette importante étude. Votre contribution est grandement appréciée.
Permettez-moi maintenant d’accueillir notre deuxième groupe de témoins. Chacune fera une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous passerons ensuite aux questions des membres du comité.
Je souhaite la bienvenue à nos témoins. Par vidéoconférence, nous entendrons Fatima Coovadia, commissaire à la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, qui comparaît aujourd’hui à titre personnel, ainsi que Shahina Siddiqui, cofondatrice et directrice exécutive bénévole de l’Association des services sociaux islamiques, elle aussi à titre personnel.
Madame Coovadia, nous vous écoutons.
Fatima Coovadia, commissaire, Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, à titre personnel : Merci et bonsoir de Saskatoon, au Manitoba, située dans le territoire visé par le Traité no 6 et la patrie des Métis. Je m’appelle Fatima Coovadia et je suis membre de la communauté musulmane de Saskatoon depuis plus de 20 ans. J’en suis à ma cinquième année à titre de commissaire à la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan et je suis vice-présidente de la Concentus Citizenship Education Foundation. Aujourd’hui, je m’adresse à vous à titre personnel dans ce que je considère comme mon rôle le plus important, celui de fille, d’épouse et de maman.
Mon engagement quotidien au sein de la communauté musulmane est surtout auprès de mes sœurs et de nos jeunes qui ne cessent de me raconter les microagressions dont ils sont la cible, par exemple, des paroles blessantes, des gestes de menace, la marginalisation et la discrimination. Nous nous consolons souvent en nous disant que ce pourrait être bien plus grave.
Je dois avouer que je n’avais jamais ressenti le plein impact de l’islamophobie avant l’été dernier, quand j’en ai moi-même été la cible. Je pense pourtant être bien outillée pour faire face à la plupart des situations, mais rien ne m’avait préparée à l’intensité de cette expérience ni à ses répercussions persistantes. Je vais vous les décrire, en espérant mettre en évidence ce que je considère comme des obstacles au signalement d’événements ou d’attaques islamophobes, en particulier l’intériorisation du racisme, l’intersectionnalité et les relations interpersonnelles.
Un simple arrêt à un service à l’auto nous a fait vivre à ma mère et à moi, une expérience vraiment terrifiante et blessante. La voiture derrière nous, occupée par une jeune conductrice et un passager, s’est mise à nous suivre de manière imprudente pour essayer de passer devant nous dans la file, mais sans succès. Le couple nous a lancé des injures par la tête, nous a maudites, a fait des gestes menaçants et eu des commentaires déplacés en pointant notre hidjab. Ils ont fait maintes tentatives pour se coller à notre véhicule, tout en ne cessant de nous crier de retourner chez nous.
Sur les conseils d’une répartitrice du service 911, nous avons tourné en rond pendant une quinzaine de minutes, le temps qu’elle essaie d’envoyer une voiture de police à notre rencontre. Ces 15 minutes ont été les pires de ma vie. J’essayais de garder mon calme, de conduire normalement et de manière sécuritaire, même si nous étions poursuivies par deux personnes dérangées, sans savoir ce qu’elles voulaient ou étaient capables de faire. Mon cœur battait si fort et j’avais tellement peur pour ma mère, jamais je n’oublierai cela. En même temps, j’essayais de calculer jusqu’où je devais me rendre exactement pour garder une longueur d’avance sur eux.
Après ce qui m’a semblé des heures, au moment où nous nous approchions de la voiture de police, les jeunes ont pris la fuite en vitesse après avoir lancé leur boisson sur notre voiture par la fenêtre. Nous nous sommes arrêtées pour parler à l’agent qui nous a dit : « Je suis désolé, c’est dommage, mais nous ne pouvons rien faire parce qu’ils ne vous ont rien fait. »
À ce moment-là, je tremblais et j’étais très ébranlée mentalement. L’agent s’est contenté de dire que « c’était seulement des jeunes qui n’ont rien de mieux à faire », alors que c’était clairement des adultes et il a mis fin à l’échange de manière désinvolte. Il n’a pas compris qu’il s’agissait là d’une agression contre toutes les facettes de mon identité. Il n’a pas évalué la situation dans une optique d’intersectionnalité. Cet incident aurait dû être considéré comme un acte d’islamophobie. Je me suis aussi demandé si l’agent aurait agi avec la même courtoisie envers les agresseurs s’ils avaient été mes enfants adolescents, mon fils Muhammad et ma fille qui porte le hidjab.
C’est comme si j’avais reçu un coup de poing en plein ventre. Nous avons essayé, ma mère et moi, de chasser cet incident de notre esprit, tout en nous demandant si nous n’étions pas en train d’en faire une montagne. J’en ai conclu que nous sommes davantage façonnées que nous le pensions par notre passé. Nous avions intériorisé le racisme dont nous avions été la cible en grandissant sous l’apartheid en Afrique du Sud et, en quelque sorte, nous nous attendions d’être traitées de la sorte. Nous nous sommes bien gardées de raconter cette expérience aux autres afin de ne pas être celles qui sèment la discorde ou créent le chaos, une étiquette souvent accolée aux personnes qui signalent ce genre d’incident. De nombreuses personnes racisées ayant grandi dans des contextes d’oppression colonialiste hésitent à signaler des incidents islamophobes comme celui-ci. Nous finissons par ne plus éprouver de reconnaissance envers la société pour les possibilités qu’elle nous a offertes, malgré les immenses contributions que nous avons apportées à cette société.
Sur le chemin du retour, nous nous sommes demandé s’il fallait raconter cet incident aux membres de notre famille. Notre réaction immédiate a été de ne rien dire parce que nous ne voulions pas les accabler par ce qui nous était arrivé — une autre preuve que les relations interpersonnelles sont un obstacle au signalement —, mais nous avons compris qu’il y avait une leçon à tirer de cet incident et nous avons décidé d’avoir cette difficile conversation.
Aussi douloureuse soit-elle, cette conversation est malheureusement courante dans la plupart des foyers musulmans. L’islamophobie est bien réelle et cause bien des blessures. Je ne souhaite à personne de vivre cette expérience, surtout pas à l’une des bienveillantes personnes ici présentes aujourd’hui. Je pense toutefois qu’il était important de vous faire part de mon expérience personnelle pour que vous puissiez la vivre à travers moi. Je crois que l’empathie conduit à la mobilisation, à l’engagement et à l’action. Cette action devrait commencer par l’éducation.
Je vous remercie.
La vice-présidente : Merci beaucoup.
Shahina Siddiqui, cofondatrice et directrice exécutive bénévole de l’Association des services sociaux islamiques, à titre personnel : Que la paix soit avec vous tous et merci de nous permettre de parler avec notre cœur dans cette enceinte. Je vous ai fait parvenir des notes, mais si je m’en écarte un peu, rappelez-vous que cela est dû à la vive anxiété que nous vivons dans le secteur des services sociaux, un secteur axé sur la communauté.
Je suis profondément préoccupée et alarmée en constatant l’intensité croissante de l’islamophobie depuis ses débuts — prétendument en réponse aux événements du 11 septembre — jusqu’à sa manifestation violente et systémique que nous observons aujourd’hui au Canada. Je travaille en première ligne de la lutte contre l’islamophobie depuis 25 ans et je suis très présente dans les médias. Pour vous donner une idée de la façon dont ma vie a basculé après les attaques du 11 septembre, dans les 48 heures qui ont suivi, j’ai accordé 72 entrevues aux médias, j’ai fait de la sensibilisation, j’ai écrit et fait de la formation, j’ai participé à des séances de formation sur l’islamophobie et enseigné à de jeunes musulmans comment faire eux-mêmes de la formation et de l’information sur la question. La plupart d’entre nous, qui travaillons dans le secteur des services sociaux, nous ne cessons de corriger les fausses idées véhiculées par la désinformation et la propagande. Parallèlement, nous prodiguons des conseils aux personnes victimes d’islamophobie, de propos haineux, d’actes de violence, tout en combattant l’islamophobie systémique et les lois discriminatoires.
Comme je travaille à titre de conseillère principalement auprès de nouveaux arrivants, je me dois d’attirer votre attention sur les répercussions de l’islamophobie sur ces personnes. Nous pourrons peut-être y revenir durant la période des questions. Le stratagème délibéré et stratégique de la diabolisation de l’islam sur une diversité de plateformes et dans les médias a suscité la peur et alimenté la haine à l’endroit des musulmans, tout en contribuant à les déshumaniser et les stigmatiser comme s’ils constituaient une menace. Ce processus est en place et il s’applique à toute communauté racisée et marginalisée. La première étape consiste à fomenter la peur; dans le cas des musulmans, cela se fait par la diabolisation de l’islam. C’est de là que vient la haine que nous voyons aujourd’hui.
Je veux me concentrer aujourd’hui sur les répercussions de l’islamophobie sur les musulmans canadiens, notamment sur les femmes et les jeunes. L’impact de l’intériorisation de la haine islamophobe est intergénérationnel. Je suis grand-mère et mes trois petits-fils vont à l’école et nous constatons à quel point cela les touche. La méfiance croissante des musulmans canadiens à l’égard des institutions publiques et politiques est un important indicateur du fossé qui sépare les musulmans de l’ensemble de la société. L’islamophobie sexiste est omniprésente et stratégique, ce qui amplifie son impact sur la famille et la collectivité. Faites un lien entre l’islamophobie sexiste et ses répercussions sur la famille et la collectivité et vous comprendrez à quel point il est essentiel que nous nous penchions sur ce problème.
L’islamophobie pourrait représenter une grave menace à l’harmonie sociale dans quatre secteurs, soit dans les établissements d’enseignement, les services de l’ordre, la classe politique et, enfin, les médias et les médias sociaux. Le traumatisme collectif vécu par les musulmans qui sont exposés aux discours haineux, à la violence et aux tueries, ainsi qu’au vandalisme de leurs lieux de culte, entreprises et écoles nuit également à leur santé mentale. L’anxiété, la dépression et la peur constante sont les conséquences les plus courantes qui s’accompagnent d’un désengagement social et civique et d’un enfermement psychologique volontaire.
En novembre 2022, des représentants de l’Association des services sociaux islamiques se sont réunis avec des professionnels de la santé mentale, des travailleurs sociaux, des organisations et des agences de confession musulmane de partout au pays à l’occasion de l’inauguration de l’Institut musulman d’excellence en santé mentale, un centre de résilience et de guérison, afin de tirer des enseignements de l’expérience autochtone, de travailler en collaboration avec d’autres communautés racisées, de faire avancer la recherche et de mettre en place des pratiques exemplaires pour aider les musulmans, favoriser leur autonomisation et rétablir leur confiance dans leur identité de musulmans canadiens.
Je vous remercie.
La vice-présidente : Merci à vous deux. Nous allons maintenant passer aux questions des sénatrices et sénateurs.
La sénatrice Hartling : Merci aux témoins, notamment à vous, madame Coovadia, d’avoir eu le courage de nous relater votre expérience. Je ne peux qu’imaginer combien cette expérience a dû être difficile à vivre. Pouvez-vous nous parler des séquelles? Avez-vous vécu un stress post-traumatique, et comment faites-vous, votre mère et vous, pour composer avec cela au quotidien?
Mme Coovadia : Immédiatement après, j’étais tellement ébranlée, plus secouée que jamais je ne l’avais été dans ma vie. J’avais surtout peur pour ma mère et je pense qu’elle aussi s’inquiétait pour moi. Comme l’a dit Mme Siddiqui, c’est intergénérationnel. J’analyse tout cela pour mes enfants.
Au début, durant la journée, j’y ai beaucoup pensé. Je n’ai même pas appelé mon mari tout de suite. C’est seulement le soir, au repas, que nous avons raconté notre expérience à la famille. Mais encore là, nous essayons toujours de nous protéger les uns les autres. Nous avons réfléchi et nous nous sommes demandé si nous n’étions pas en train d’en faire tout un plat, jusqu’à ce que nos proches nous disent que c’était vraiment quelque chose d’important.
Les jours suivants, chaque fois que je sortais de la maison, ma mère me demandait d’être prudente. Elle avait vraiment peur pour moi. Je n’avais pas aussi peur qu’elle de sortir, mais elle n’arrêtait pas de me dire qu’ils connaissaient mon véhicule et le numéro de ma plaque d’immatriculation et que je devais être prudente. Il lui a fallu quelques jours avant de retrouver son calme.
Ces incidents sont traumatisants pour tout le monde. Malheureusement, nous devons trop souvent avoir ce genre de conversation avec nos enfants. En fait, cette expérience m’a permis de tirer des enseignements, surtout pour mes fils adolescents. Je leur ai dit d’éviter d’envenimer les choses et je leur ai donné des conseils pour désamorcer la situation. Dans mon cas, ma stratégie a consisté à m’assurer que les agresseurs ne s’approchent pas de ma voiture. J’ai simplement continué à rouler. Je tournais littéralement en rond. Chaque fois que je ralentissais, l’homme essayait de sortir de son véhicule. Je ne lui ai simplement pas donné l’occasion de réagir. Je me suis servi de cet exemple pour sensibiliser mes propres enfants, pour leur montrer qu’il ne fallait pas réagir, mais plutôt désamorcer la situation. C’est très difficile en tant que mère de devoir avoir ces conversations.
La sénatrice Hartling : Quelle aurait pu être la réaction des policiers? Qu’espériez-vous d’eux?
Mme Coovadia : J’aurais à tout le moins espéré qu’ils reconnaissent le préjudice causé. Je prends un peu de recul maintenant. Je comprends pourquoi ils ont raté l’occasion de poursuivre les suspects. C’est à cause d’un léger décalage dans la communication. Je parlais à la répartitrice et celle-ci communiquait ensuite avec l’agent. Durant la fraction de seconde durant laquelle j’aurais pu identifier le véhicule et communiquer l’information à l’agent, les agresseurs en ont profité pour filer. C’est évidemment un problème sur lequel il faut se pencher plus attentivement.
Il y a autre chose que je ne savais pas. Dès que vous appelez le 911, votre téléphone éteint tous les autres appareils. Je ne pouvais pas faire le compte rendu de l’incident pendant que j’étais en ligne avec le 911. Nous n’avions pas assez d’information à transmettre à l’agent. Malheureusement, je n’ai pas pu noter le numéro de la plaque parce qu’ils étaient derrière moi.
Compte tenu de tous ces facteurs, je me serais tout de même attendue à ce que la police prenne note de l’incident au lieu de me dire de manière désinvolte : « Tous les jeunes font ça. » C’était des adultes qui savaient pertinemment ce qu’ils faisaient. Cela nous ramène à la formation des agents, je pense.
La sénatrice Hartling : Merci pour ce témoignage.
Le sénateur Arnot : Je remercie les deux témoins de leur présence aujourd’hui.
Madame Coovadia, merci d’avoir eu le courage de nous relater votre expérience et de nous parler de ses profondes répercussions sur vous-même, sur votre famille et sur la communauté musulmane. Cela découle en grande partie du manque de compréhension et du manque d’empathie de la part des policiers professionnels à qui vous avez eu affaire.
Je suis persuadé qu’il y a une facette de la nature systémique profondément enracinée de la haine à l’endroit des musulmans et de l’islamophobie qui explique peut-être le comportement des policiers, sans toutefois l’excuser. Je pense qu’il y a un fossé entre le leadership progressiste que nous constatons dans certains corps policiers municipaux et provinciaux et les agents de première ligne qui traitent ces problèmes. À votre avis, que pourrait faire le comité pour réduire ce fossé et traiter en profondeur l’incident que vous avez vécu et que vous avez très bien décrit?
Mme Coovadia : Merci, sénateur Arnot.
Je crois sincèrement que cela commence par l’éducation. L’empathie doit se construire dès le très jeune âge. Je crois que cela commence et que cela devrait commencer à l’école. Nous devrions avoir une stratégie d’éducation conçue exprès pour donner à nos jeunes, à nos enfants, les moyens de lutter contre cette haine. Cela commence par l’éducation et par l’engagement de tous les ordres de gouvernement à soutenir des programmes d’études qui enseignent l’empathie aux enfants.
Je suis vice-présidente de la Concentus Citizenship Education Foundation. Nous avons élaboré un programme qui répond à ces questions mêmes : qu’est-ce que cela signifie d’être un citoyen canadien compétent? Qu’est-ce que cela signifie de donner aux enfants l’éducation nécessaire pour contrer ce genre de haine que nous voyons partout au pays?
De même, ce type d’éducation doit s’étendre aux établissements postsecondaires de tous les secteurs, et surtout dans les écoles de police. Il faut que les idées progressistes qui se manifestent chez les dirigeants se répercutent chez les intervenants de première ligne. Par exemple, à Saskatoon, nous avons un chef de police et une commission de police progressistes. Ils viennent de nommer un agent chargé spécialement des enquêtes sur les crimes haineux. Il faut que cela se répercute jusqu’aux premières lignes, chez ceux qui sont déjà dans la profession, mais aussi en amont. Nous avons besoin de ce type d’éducation dans les établissements postsecondaires, par exemple, dans les collèges d’enseignants, les facultés de médecine, les facultés de droit, dans tous les secteurs, pour qu’il se répercute dans l’exercice des professions.
Le sénateur Arnot : Merci.
La sénatrice Omidvar : Je remercie nos témoins de leur présence.
Madame Coovadia, vous sentez-vous en sécurité aujourd’hui?
Mme Coovadia : Je me sens en sécurité. Je me sens en sécurité à Saskatoon. J’avoue que lorsque j’ai entendu les mots « Retournez chez vous », cela m’a désarmée. Saskatoon est l’endroit où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie, 21 ans. Je me sens en sécurité ici. C’est chez moi. C’est ici que mes enfants sont nés et que j’ai choisi d’élever ma famille. Cela m’a vraiment affectée d’entendre ces mots-là, pendant un bon bout de temps.
Mais je suis très reconnaissante d’avoir un bon réseau, une solide communauté autour de moi. Je suis une personne plutôt têtue et je refuse de donner du pouvoir à des gens qui choisissent de me détester. Je refuse de le faire. Je me sens en sécurité.
La sénatrice Omidvar : C’est très bon à savoir, et c’est très bon de savoir que vous êtes têtue parce qu’il faut une certaine forme d’entêtement pour traiter des problèmes épineux. L’islamophobie structurelle en est certainement un.
Nous avons entendu plus tôt de la part de Mme Perry qu’il y avait un déficit de confiance entre les institutions et la communauté musulmane, en particulier entre les institutions policières et la communauté. Mme Perry nous faisait aussi remarquer — et cela trouve certainement un écho chez moi — que les choses peuvent se répercuter de bas en haut. Si on fait bien les choses localement, cela se répercute au niveau fédéral. Qu’en pensez-vous? Est-ce que d’autres ordres de gouvernement s’engagent à lutter contre l’islamophobie?
Mme Coovadia : Absolument. À Saskatoon, il y a eu deux autres agressions islamophobes ces dernières années. La première a eu lieu en 2017. Un homme âgé, qui rentrait à pied de la mosquée tôt le matin, a failli se faire happer par une camionnette. Le conducteur a vraiment tenté de le renverser, mais il a réussi à s’écarter à temps. Il est rentré chez lui en rampant, littéralement. Ensuite, la même personne a lancé une brique par la fenêtre du salon de cet homme âgé. Puis, en 2020, un autre monsieur, qui faisait lui aussi sa marche matinale, a été attaqué par deux personnes, physiquement et verbalement. On lui a coupé la barbe et on lui a dit de retourner chez lui aussi.
Il s’est passé quelque chose de vraiment puissant dans la collectivité après le deuxième incident. Un groupe de trois femmes s’est réuni et a organisé une marche contre la haine dans le quartier même de ce monsieur. J’ai été invitée à y participer, juste pour prononcer quelques mots. L’an dernier, j’ai été très heureuse qu’on m’invite à nouveau, à titre d’organisatrice cette fois, pour faire une deuxième marche contre la haine. Nous avons tenu notre dernière réunion hier soir, en vue de la marche de cette année. C’est en train de s’enraciner, cette initiative citoyenne où les gens se réapproprient leur milieu de vie et se dressent contre la haine. C’est quelque chose de très puissant. Cette année, d’autres quartiers ont demandé à se joindre à nous dans cette marche. Je vois l’effet. C’est très encourageant pour des gens comme moi de voir le soutien qui est offert à la communauté musulmane, et de voir évoluer les choses au sein de notre propre service de police ici à Saskatoon, grâce à la présence de cet enquêteur spécial.
Plus les voix sont nombreuses, plus on peut exiger des mesures. On peut le constater aux trois paliers de gouvernement. Le Conseil national des musulmans canadiens, notamment, avait recommandé aux municipalités d’adopter une stratégie contre l’islamophobie. Cela vient d’être proposé à la Ville de Saskatoon, qui est en train de l’étudier pour voir si elle peut la mettre en œuvre. Il y a beaucoup de bienfaits qui peuvent venir de la base aussi, de la collectivité même.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Coovadia. Je remercie en passant tous nos témoins qui sont ici aujourd’hui; vos témoignages sont vraiment très touchants. Pour revenir à Mme Coovadia, vous nous avez indiqué que malgré les incidents très effrayants que vous avez connus, vous n’avez pas voulu les rapporter à vos proches. Est-ce bien cela? Est-ce de peur de les effrayer? En même temps, nous sommes ici pour étudier la question de l’islamophobie. Comment peut-on traiter cette question si les gens ne rapportent pas les incidents? Cela est ma première question.
Deuxièmement, en venant ici aujourd’hui devant ce comité, et en sachant que l’objectif est vraiment de faire des recommandations au gouvernement par rapport aux politiques, qu’attendez-vous en particulier de ce comité? Quelles seraient vos principales recommandations?
[Traduction]
Mme Coovadia : Merci.
Pour ce qui est de votre première question, à propos de ne pas vouloir en parler, en tant que mère, j’essaie toujours d’inculquer à mes enfants la fierté de leur identité. Je ne veux jamais que des incidents comme celui-ci, ou ce qui m’est arrivé, leur apportent une image négative d’eux-mêmes. Par exemple, ma fille a commencé à porter le hidjab tout récemment, durant la dernière année, mais avant cela, il y a environ deux ans, elle s’en allait au centre commercial un jour et elle a décidé de le mettre. Elle était très fière d’elle. Je lui ai dit que cela lui allait très bien. J’étais fière aussi de voir qu’elle essayait d’attendre, mais en même temps, l’idée me trottait dans la tête que je devais lui dire quoi faire si quelqu’un faisait une remarque au sujet de son hidjab. C’est cette tension constante, essayer de trouver un équilibre entre le fait de les responsabiliser, d’une part, de dire : « Tu t’en sors très bien », et d’essayer d’autre part de leur montrer à réagir de façon sécuritaire si quelque chose se produisait, si quelqu’un faisait des remarques. C’est un tiraillement constant, cette recherche d’équilibre entre la volonté d’en faire des êtres autonomes, fiers de leur identité, et celle de les garder en sécurité. Voilà pour un premier aspect de la chose.
Le second aspect, c’est ce racisme intériorisé que je ressens, que ma mère et moi avons vécu. C’est à se demander si nous ne faisons pas tout un plat avec pas grand-chose. Je n’en ai pas vraiment parlé à beaucoup de gens. Nous devons donner aux musulmans les moyens de raconter leurs histoires. Une façon d’y arriver est d’en prendre acte lorsqu’ils le font, de reconnaître leur souffrance, de les écouter et de ne pas en faire encore des victimes en les étiquetant davantage. Beaucoup de gens se taisent parce qu’ils ne veulent pas envenimer les choses. Il faut donc essayer d’équilibrer toutes ces tensions contraires lorsqu’on veut amener plus de gens à parler. Les gens ne parlent que lorsqu’ils se sentent en sécurité de le faire. Nous avons donc besoin de cela.
En ce qui concerne les recommandations, je crois qu’un grand nombre d’excellentes recommandations ont été présentées au comité et au gouvernement, particulièrement à la suite du Sommet sur l’islamophobie. Le Conseil national des musulmans canadiens a dressé une liste assez exhaustive de recommandations à tous les ordres de gouvernement. Ce n’est pas mon domaine de compétence, alors je m’en remets davantage aux leaders d’opinion et aux décideurs musulmans pour formuler ces recommandations particulières.
Pour ma part, dans ma petite sphère de travail, j’aimerais voir plus de soutien, plus d’aide financière et plus de collaboration avec les organisations musulmanes pour créer des programmes d’études et des stratégies de lutte contre l’islamophobie dans les écoles. J’aimerais voir un véritable effort de financement des ressources qui combattent la haine.
La vice-présidente : Madame Siddiqui, vous êtes la directrice exécutive volontaire de l’Association des services sociaux islamiques. Je me demande dans quelle mesure vous entretenez des liens, le cas échéant, avec les organisations de travail social de votre région et si elles collaborent avec vous dans le domaine de l’éducation, de la formation, et cetera.
Mme Siddiqui : Nous travaillons beaucoup en collaboration. Un an après le 11 septembre, nous avions produit sept guides, des trousses d’outils pour chaque secteur, qui sont très populaires et qui ont été reproduits en Australie, en Europe et ailleurs. Nous avons maintenant 26 guides.
Nous travaillons avec d’autres organisations pour offrir de la formation contre le racisme. Nous venons de publier Building Resistance to Islamophobia. Il m’a fallu un an pour faire la recherche et mettre cela en place, pour m’entraîner. Nous avons formé des policiers. Je siège au comité de la diversité du commissaire de la GRC depuis 20 ans. Je siège aussi au comité de la division. Nous formons principalement des agents de la GRC, des policiers, des enseignants et d’autres professionnels. Je ne saurais trop insister sur l’éducation. J’ai eu un cas où une fille qui venait de commencer à porter un hidjab se l’est fait arracher par un enseignant. Comme elle se trouvait dans un escalier, elle a perdu l’équilibre et est tombée. Le traumatisme était si grave que les parents ont dû la garder à la maison pendant un an — ils lui ont fait l’école à la maison — avant qu’elle ne soit prête à reprendre le cours de sa vie. Je pourrais écrire un livre sur les cas où on a fait appel à mes services et les choses qui sont arrivées de mon vivant.
Après 25 ans à former, à écrire et à tisser des relations, nous devons mettre l’accent sur le troisième point, tisser des relations. Qu’il s’agisse de la police ou des écoles, elles font partie de ma collectivité. J’ai besoin d’une relation avec elles pour faire bouger les choses, et les choses bougent effectivement. J’ai de l’espoir. Sinon, je laisserais tomber. Mais je reçois encore des menaces de mort, des appels pour me dire qu’on s’en vient me couper la tête, des lettres me disant ce qu’on va me faire. Je me contente d’en rire parce qu’il ne sert à rien de s’énerver.
Je dis oui à la collaboration, surtout avec la communauté autochtone. Ce qu’on oublie, c’est que le Canada s’est bâti sur le racisme, sur l’injustice et sur la colonisation. Comment voulez‑vous que mon problème soit compris si je ne me range pas du côté des Autochtones de ce pays, si je ne me range pas du côté de la communauté noire et si je ne me range pas du côté de la communauté LGBTQ2? Je ne veux pas de cette pratique coloniale qui consiste à nous diviser et à nous enfermer dans des silos de personnes racisées. Au Manitoba, nous avons entrepris de rassembler toutes les communautés et d’enseigner à nos jeunes l’histoire du racisme au Canada. Ils ne la connaissent pas. Ils entendent des histoires et on leur offre une formation contre le racisme. Il y en a trois ou quatre qui ont été offertes [Difficultés techniques]. Cela change la vie des gens qui y assistent parce qu’ils entendent des histoires qui viennent du cœur. J’ai coutume de dire : « Vous voulez savoir ce qu’est le racisme ou l’islamophobie? Cherchez sur Google. Vous trouverez les définitions. » Mais c’est par les histoires qu’on apprend ce que cela fait à la personne, à la communauté.
La vice-présidente : J’ai une question complémentaire. Comment faites-vous pour préserver l’espoir, qui est si essentiel, et rester positive devant la violence et le racisme antimusulman?
Mme Siddiqui : Je m’en remets entièrement à ma foi et à moi-même, mais j’ai une responsabilité. Un Autochtone est venu travailler dans notre communauté parce que nous faisons de la réconciliation entre Autochtones et musulmans. Il est venu me voir et m’a dit : « Shahina, pourquoi faites-vous cela? Votre peuple ne nous a rien fait. » Je l’ai regardé et je lui ai dit : « Le jour où j’ai obtenu la citoyenneté canadienne, j’ai hérité du fardeau, et je ne peux pas détourner le regard. » Pour mes petits‑enfants, pour mes parents qui sont enterrés ici. Mon fils est enterré ici. C’est chez moi. Je ne peux pas laisser derrière moi un Canada où les enfants diront : « Pourquoi? Pourquoi est-ce qu’elle est venue ici? » Je ne ferais pas ce que je fais si je n’avais pas confiance que le Canada peut changer.
La sénatrice Omidvar : Madame Siddiqui, vous êtes cofondatrice et directrice exécutive volontaire de l’Association des services sociaux islamiques. Est-ce un organisme de bienfaisance enregistré?
Mme Siddiqui : C’est un organisme de bienfaisance enregistré, mais nous n’obtenons aucun financement de soutien. C’est pourquoi je donne de mon temps. L’association n’aurait pas les moyens de me payer.
La sénatrice Omidvar : Je comprends. Mais vous produisez chaque année une déclaration de revenus en tant qu’organisme de bienfaisance?
Mme Siddiqui : Chaque année, absolument.
La sénatrice Omidvar : Chaque année. Vous n’avez donc pas eu de mauvaise expérience avec l’Agence du revenu du Canada?
Mme Siddiqui : Eh bien, au moment même où nous avons voulu nous enregistrer comme organisme de bienfaisance, c’était juste après le 11 septembre. Nous avons dû nous battre pendant deux ans parce qu’on n’arrêtait pas de nous dire : « Vous êtes un groupe d’intérêt particulier. » Heureusement, nous avions un bon avocat qui disait : « Shahina, je ne vais pas lâcher. » Il est de confession juive et il siège toujours à notre conseil consultatif. Il s’est battu contre l’agence du revenu. Personnellement, je ne comprends pas le système. Je ne saurais pas quoi faire. Grâce à quelqu’un qui a donné de son temps pour nous obtenir le statut d’organisme de bienfaisance, nous avons pu solliciter des fonds pour des projets et garder des portes ouvertes.
La sénatrice Omidvar : Je suis certaine que vous avez lu des commentaires — et probablement entendu des témoins, comme nous — sur le manque de confiance entre la communauté musulmane et l’Agence du revenu du Canada, alors vous êtes au courant de la situation. Est-ce qu’on en parle dans votre communauté? Est-ce qu’il y a d’autres organismes de bienfaisance musulmans qui ont affaire à l’Agence du revenu du Canada et qui en ressortent démunis, avec le sentiment qu’on se méfie d’eux?
Mme Siddiqui : Absolument, tout le temps. Cela va et cela vient, mais cela arrive par vagues. Je ne sais pas pourquoi, mais, oui, il y a toujours cette chose qui nous pend au-dessus de la tête. Il y a un organisme qui s’est fait reprocher une ligne sur son site Web, parce qu’on la disait menaçante pour les Canadiens, et pourtant il n’y avait rien là. On dirait que quelqu’un passe son temps à chercher des prétextes. Lorsque je prends la parole à l’extérieur, je m’assure toujours de parler en mon propre nom, et non pas au nom de l’organisme, parce que j’ai mon franc-parler et que cela peut avoir une incidence sur notre situation. Il y a toujours cette épée au-dessus de nos têtes, juste là. On peut se laisser arrêter par elle ou on peut aller de l’avant.
La sénatrice Omidvar : Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : J’aimerais revenir sur l’idée d’éduquer les gens, car beaucoup de nos témoins ont dit que l’éducation était la solution pour lutter contre l’islamophobie. Le sénateur Arnot est un grand défenseur de cette volonté d’éduquer et de sensibiliser différents groupes et populations.
Madame Siddiqui, l’éducation est de juridiction provinciale. Notre travail est de recommander des solutions au gouvernement fédéral. Comment pensez-vous que notre comité peut émettre des recommandations en vue de modifier le cursus éducatif pour y introduire la lutte contre l’islamophobie ou la sensibilisation à l’islamophobie?
[Traduction]
Mme Siddiqui : En éducation, le programme dont nous parlons ne porte pas sur l’islamophobie. On commence par enseigner ce qu’est l’islam, ce qu’il a apporté au monde et ce qu’est la civilisation islamique. On n’en parle pas dans notre système scolaire, pas plus que les études autochtones n’étaient au programme. Quand on ne sait pas ce qu’est l’islam, ce que nous avons apporté, toutes les disciplines qui sont arrivées en Europe grâce à des savants, des sociologues et des architectes musulmans, comment peut-on être en mesure de recevoir une leçon d’islamophobie? L’islamophobie s’appuie sur la désinformation et la propagande, n’est-ce pas? Il faut d’abord dissiper ce malentendu. Combien d’enseignants qui ont fait des études en éducation ont lu sur la civilisation islamique? Elle a été effacée de l’Europe et de l’Amérique du Nord, n’est-ce pas? Il faut s’inscrire à un programme universitaire quelque part peut-être pour y avoir accès.
Quand je parle d’éducation, je parle des enseignants. S’ils sont informés et qu’ils prennent un cours sur la civilisation islamique et tout ce qui s’ensuit, ils étudient cela. Ils étudient l’algèbre, mais là, ils apprennent qu’elle provient d’une algèbre arabo‑musulmane. C’est de là que vient l’algèbre. C’est ce genre de choses qui fait que nos générations sont ignorantes les unes des autres. On peut voir les yeux s’écarquiller lorsque je parle. J’ai parlé à des milliers et des milliers d’enseignants, de policiers et de gens de tous les secteurs. Ils viennent me dire à la fin : « Nous ne savions pas. » D’accord? Cela m’aide à garder une attitude positive, de savoir que l’éducation peut changer les choses.
De grâce, ne vous en tenez pas seulement à la formation anti‑islamophobie. Parlez de manière positive, dispensez de l’information et des connaissances pour que nous ne prêchions pas dans le désert lorsque nous voulons rétablir les faits, dire que ce n’est pas cela qui est arrivé ou que ce n’est pas ce en quoi nous croyons.
Le sénateur Arnot : J’aimerais avancer l’idée qu’il y a quelques ministères au gouvernement fédéral qui pourraient faire quelque chose au sujet de l’éducation. J’aimerais entendre les commentaires des témoins à ce sujet. Par exemple, le ministère du Patrimoine canadien — le Canada est un pays multiculturel, multiethnique et polythéiste, et Patrimoine canadien a la responsabilité et le mandat de promouvoir cette essence même du pays. Il y a moyen pour le gouvernement fédéral de contribuer même si l’éducation est de compétence provinciale, et c’est en offrant aux enseignants des programmes de perfectionnement professionnel qui renforceraient nos valeurs communes — les droits et les responsabilités de la citoyenneté canadienne —, qui comprennent le respect de chaque citoyen sans exception. C’est la question fondamentale qui se pose au comité parce que tout tourne autour de l’incompréhension, du manque d’empathie, de la peur et de l’ignorance. La solution, c’est de donner aux enseignants les outils dont ils ont besoin. Cela peut se faire par des programmes facultatifs de perfectionnement professionnel, que les enseignants peuvent prendre sans le concours de leur organisation. Ils peuvent le faire à titre personnel. L’autre ministère important, à mon avis, est Sécurité publique Canada, qui a un véritable mandat pour lutter contre le racisme, contre le terrorisme et la violence que le racisme engendre. Il y a des programmes qu’on peut adapter au système d’éducation sans empiéter directement sur la compétence provinciale. Je suggère au comité d’explorer cette avenue ou de faire une recommandation à ce sujet. J’aimerais entendre ce que nos témoins en pensent.
J’aimerais aussi leur poser une dernière question. Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire au comité et que vous n’avez pas pu exprimer jusqu’ici?
Mme Siddiqui : Si vous me permettez, en 2007, le Parlement canadien a désigné le mois d’octobre Mois de l’histoire islamique. Cela passe presque inaperçu à travers le pays. J’espère qu’on pourra raviver la flamme. Je suis présidente de l’organisme Mois de l’histoire islamique Canada, qui n’a pas de personnel. Nous comptons sur des bénévoles dans tout le Canada et nous faisons ce que nous pouvons.
À propos d’éducation, nous organisons le Multicultural Tea Fest, par exemple, à Winnipeg. C’est l’événement le plus couru : les gens viennent et écoutent, ils s’ouvrent aux contributions de l’islam. L’attention que suscite le Mois de l’histoire des Noirs, qui est en cours actuellement, est bonne aussi puisque 9 % de la population musulmane est noire.
Nous devons aussi porter attention au Mois de l’histoire islamique et le souligner dans les écoles. Lorsque les élèves parlent de leur culture et de leur foi et qu’ils apportent leur nourriture, c’est rassembleur. Par exemple, nous avons proposé aux écoles de jumeler des enfants de cultures différentes : prenez deux enfants et dites-leur de s’adopter l’un l’autre, de s’inviter chez eux, de goûter à la cuisine l’un de l’autre et de tisser des liens entre eux. Les enfants sont innocents. Ils n’apprennent pas la haine. On la leur enseigne. En regardant les choses sous cet angle, on peut éliminer la haine : il s’agit de tisser des liens et d’informer davantage.
Patrimoine canadien a financé notre brochure — pas récemment, mais dans le passé. Mais nous la produisons de toute façon. Je peux dire que même le commissaire aux droits de l’homme de l’Union européenne a reproduit notre brochure sur les agents de police et ce qu’ils doivent savoir au sujet de l’islam et des musulmans. Il est malheureux que le gouvernement fédéral ne s’associe pas à cette publication que nous produisons. C’est une bonne contribution au débat, je trouve.
Rendre la formation obligatoire dans les écoles de professions — les médecins notamment en ont besoin. Vous savez, je me rends à l’urgence de l’hôpital, je porte ceci, et l’infirmière se met à parler à mon mari. Je lui ai dit : « Je vais répondre, voyons donc. J’ai encore un cerveau en dessous de ce foulard. » Voilà les sortes d’interactions qui ont leur importance.
Je pense vraiment que nous pouvons peser dans la balance, mais lorsque j’entends des politiciens dire des choses comme : « Oui, l’islamophobie est une mauvaise chose et la diversité est notre force », et que je leur demande pourquoi, ils ne sont pas en mesure de me répondre. Moi, je peux vous dire pourquoi la diversité est importante, mais personne ne le peut. Nous nous intéressons seulement à ce qui se passe plutôt qu’aux raisons qu’il y a derrière. À moins de s’intéresser au pourquoi, on ne peut pas bâtir la compétence culturelle et lutter contre l’islamophobie et le racisme envers les Noirs. On ne peut pas le faire parce que la racine de l’arbre est empoisonnée. Le fruit de cet arbre est aussi empoisonné. On aura beau le cueillir encore et encore, il sera toujours empoisonné parce que le poison vient de la racine. Nous avons besoin d’un débat national. Nous avons besoin d’un conseil de grands-mères de toutes les cultures et de toutes les confessions. Voilà ce qu’il nous faut pour aider nos politiciens et nos dirigeants à comprendre. Nous avons une vue d’ensemble. Nous pensons à nos petits-enfants, pas à nous. Notre temps est révolu. Notre parcours tire à sa fin. Mais si la sagesse et les leçons que nous portons disparaissent avec nous, c’est triste à dire, mais la même vieille rengaine va continuer à se répéter.
Le sénateur Arnot : Je me demande si Mme Coovadia aurait quelque chose à ajouter.
Mme Coovadia : Je pense que Mme Siddiqui l’a très bien expliqué. C’est une bonne note sur laquelle conclure. Cependant, je tiens à dire qu’il faut prendre conscience du problème, reconnaître que ce poison existe bel et bien. Il faut appeler les choses par leur nom. Il faut s’attaquer à cette infiltration de la suprématie blanche de droite dans nos communautés, qui menace la démocratie que nous chérissons nous aussi, mais on ne peut s’y attaquer que si on en reconnaît l’existence et qu’on mobilise la volonté nécessaire pour le faire. Nous devons crier sur tous les toits que ce n’est pas cela, le Canada que nous voulons ou que nous espérons laisser aux générations futures, que ce n’est pas le Canada dont nous sommes tous si fiers. Je pense qu’il faut d’abord reconnaître et nommer le poison, comme Mme Siddiqui l’a si bien dit tout à l’heure.
La vice-présidente : Merci beaucoup à vous deux. Je tiens à remercier sincèrement nos témoins d’avoir accepté de participer à cette importante étude et de nous faire part de leurs expériences et de leurs points de vue aujourd’hui. Nous vous sommes grandement reconnaissants de votre aide.
(La séance est levée.)