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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 13 février 2023

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 6 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner les questions qui pourraient survenir concernant les droits de la personne en général.

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je suis Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité. Aujourd’hui, nous tenons une séance publique du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. J’en profite pour présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui : le sénateur Arnot, de la Saskatchewan; la sénatrice Cordy, de la Nouvelle-Écosse; la sénatrice Gerba, du Québec; le sénateur Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador; et la sénatrice Omidvar de l’Ontario.

Notre comité poursuit aujourd’hui son étude sur l’islamophobie au Canada, suivant l’ordre de renvoi général. Dans le cadre de notre étude, nous aborderons entre autres le rôle de l’islamophobie dans la violence en ligne et hors ligne contre les musulmans, la discrimination générale et la discrimination dans le domaine de l’emploi et l’islamophobie dans la fonction publique. Nous examinerons aussi, aux fins de notre étude, les sources de l’islamophobie, ses conséquences sur les personnes, notamment en ce qui a trait à la santé mentale et la sécurité physique, ainsi que d’éventuelles solutions et interventions gouvernementales.

Nous avons tenu deux réunions en juin 2022 à Ottawa. Nous avons ensuite tenu des délibérations publiques et avons visité des mosquées en septembre à Vancouver, à Edmonton, à Québec et à Toronto. Nous avons continué nos séances publiques à Ottawa à l’automne dernier, et nous avons tenu notre première réunion de l’année à ce sujet la semaine dernière.

Je vais vous donner quelques détails sur la réunion d’aujourd’hui. Cet après-midi, nous accueillons trois groupes de témoins. Les témoins de chaque groupe ont un exposé à nous présenter, puis nous passerons à la période de questions des sénateurs.

Je vais présenter notre premier témoin. Nous avons demandé à chaque témoin de présenter une déclaration préliminaire de cinq minutes. Après leur exposé, nous passerons à la période de questions des sénateurs. Je souhaite la bienvenue à notre premier témoin, qui est avec nous par vidéoconférence aujourd’hui : Me Terrance S. Carter, avocat, de la Carters Professional Corporation.

J’inviterais maintenant Me Carter à nous présenter son exposé.

Me Terrance S. Carter, avocat, Carters Professional Corporation, à titre personnel : Honorables sénateurs, sénatrices et membres du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, merci de m’avoir invité à m’adresser à vous aujourd’hui. Je crois savoir que j’ai été invité à témoigner au sujet des audits de l’Agence du revenu du Canada — l’ARC — ciblant des organismes de bienfaisance musulmans. Dans ce contexte, il vous sera peut-être utile d’avoir un bref aperçu de mon parcours professionnel.

Je suis avocat spécialisé en droit des organismes de bienfaisance ainsi qu’associé directeur de Carters, un cabinet de 15 avocats œuvrant dans le domaine du droit des organismes de bienfaisance. J’ai aussi déjà siégé au Comité consultatif sur le secteur de la bienfaisance, et j’ai témoigné devant la Commission d’enquête sur l’affaire Air India et le Comité permanent des finances de la Chambre des communes au sujet de la loi antiterroriste et des organismes de bienfaisance.

Au cours des 13 dernières années, je suis intervenu dans le cadre de 10 audits de l’ARC visant des organismes de bienfaisance musulmans, qui ont mené à cinq révocations, dont l’une avec suspension du privilège de remettre des reçus, à une sanction financière qui a été annulée à la suite d’un appel interne et à trois accords d’observance. Il y a aussi un audit qui est toujours en cours.

Le travail juridique que j’accomplis pour mes clients est confidentiel et soumis au secret professionnel; je ne peux donc pas vous donner de détails sur les dossiers de mes clients, mais je peux tout de même formuler des observations générales à titre personnel.

D’après mon expérience, les audits de l’ARC visant les organismes de bienfaisance musulmans sont invariablement menés par la Division de la revue et de l’examen de l’Agence du revenu du Canada — la DRE —, même si cela n’est toujours pas précisé. Ces audits diffèrent des autres habituellement réalisés par la Division de l’observation de la Direction des organismes de bienfaisance, étant donné que la priorité de la DRE est d’enquêter sur le financement présumé du terrorisme par des organismes de bienfaisance et d’enrayer ces activités. Cela veut dire que les audits de la DRE sont extrêmement détaillés et complexes; elle produit des rapports d’audit volumineux en analysant des dizaines, sinon des centaines de milliers de courriels, en plus de la présence de l’organisme de bienfaisance sur Internet.

Les audits peuvent aussi durer très longtemps, parfois jusqu’à cinq ans ou plus. Il est aussi très difficile pour les organismes de bienfaisance de contester ces audits, parce que les organismes de bienfaisance enregistrés doivent réfuter toutes les allégations soulevées dans l’audit, c’est-à-dire qu’ils doivent réfuter toutes les allusions et les insinuations au sujet d’une participation alléguée à un possible financement du terrorisme. Essentiellement, l’organisme est présumé coupable jusqu’à ce qu’il puisse démontrer que toutes les allégations et les soupçons formulés par la DRE sont infondés, mais de façon générale, c’est une exigence impossible à respecter.

Beaucoup d’organismes de bienfaisance musulmans font aussi l’objet d’allégations que je vois rarement lors des audits ciblant d’autres groupes religieux, par exemple lorsqu’on soutient que les festivals religieux et les programmes jeunesse, sportifs et sociaux n’ont pas un contenu suffisamment religieux.

À mon avis, ces audits sont problématiques parce que la DRE s’inscrit dans une approche pangouvernementale en matière de sécurité nationale, qui est fondée sur les exigences énoncées à la recommandation 8 du Groupe d’action financière — le GAFI —, comme on peut le voir dans l’Évaluation des risques inhérents au recyclage des produits de la criminalité et au financement des activités terroristes au Canada, publiée par le Canada en 2015, ce qui a alors conduit à la mise en œuvre d’un modèle d’évaluation axé sur les risques, lequel a cerné 11 groupes qui représentent supposément la menace la plus importante relativement au financement des activités terroristes au Canada. Neuf de ces 11 groupes — 82 % — sont musulmans. Cette liste de 11 groupes n’a pas été mise à jour depuis 2015 et ne reflète pas les organismes inscrits plus récemment, comme les groupes locaux de suprémacistes blancs, par exemple les Proud Boys.

Si la DRE avait vraiment des raisons de croire qu’un organisme de bienfaisance musulman participait au financement d’activités terroristes, alors elle devrait le signaler à la GRC, laquelle pourrait alors mener enquête et engager des poursuites, parce que le financement des activités terroristes est une infraction criminelle qui dépasse la compétence de la DRE. Mais, plutôt, lorsqu’elle soupçonne qu’un organisme de bienfaisance finance des activités terroristes, la DRE va utiliser les vastes outils exécutoires dont elle dispose en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour soumettre l’organisme en question à un audit, et ainsi, elle n’a pas à employer les dispositions plus contraignantes qui sont prévues dans la Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) pour révoquer l’enregistrement.

Non, la DRE peut accomplir son objectif qui est d’enquêter sur la participation présumée des organismes de bienfaisance musulmans au financement des activités terroristes et d’enrayer ce financement, simplement en utilisant les outils d’observation habituels de l’ARC pour justifier la révocation du statut d’organisme de bienfaisance, par exemple l’exigence que l’organisme de bienfaisance tienne des livres de comptes et des registres détaillés, qu’elle assure la direction et le contrôle de ses activités et qu’elle veille à ce que l’information dans son formulaire T3010 soit complète, exacte et actuelle. Même si la DRE prétend qu’elle n’effectue qu’une vérification ordinaire de la conformité de l’organisme de bienfaisance, ce qu’elle fait en réalité, c’est tenter de donner suite à ces soupçons d’un supposé financement d’activités terroristes, sans pour autant être obligée de prouver ne serait-ce que l’un de ces soupçons.

La réalité, c’est qu’aucun organisme de bienfaisance au Canada n’a été accusé — et encore moins déclaré coupable — d’avoir financé des activités terroristes, et à ma connaissance, l’ARC n’a jamais utilisé la Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) pour refuser ou révoquer le statut d’organisme de bienfaisance à un tel organisme.

On ne peut pas régler ce problème systémique pangouvernemental simplement en examinant la façon dont l’ARC réalise ses audits lorsqu’il s’agit d’organismes de bienfaisance musulmans, même si cela est hors de tout doute un facteur. Plutôt, le ministère des Finances doit intervenir, puisque c’est le ministère responsable de l’établissement et du maintien de l’approche axée sur les risques, comme cela a été reflété dans l’évaluation des risques inhérents au Canada. Il faut que cette évaluation soit profondément repensée, compte tenu des dégâts qu’elle a causés et qu’elle continue de causer en créant cette présomption que la meilleure façon de s’attaquer au risque du financement des activités terroristes est de cibler les organismes de bienfaisance musulmans au Canada.

De plus, il faudrait demander au nouvel Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement d’examiner le mandat de la DRE ainsi que la formation de ses agents et ses procédures au sein de l’ARC, particulièrement en ce qui concerne la sélection et le traitement des audits de l’ARC ciblant des organismes de bienfaisance musulmans, y compris les audits antérieurs et actuels. Cela permettrait de déterminer si la DRE devrait continuer d’être une entité distincte de la Division de l’observation de la Direction des organismes de bienfaisance.

En conclusion, je crois que le Canada peut et doit mieux traiter les organismes de bienfaisance musulmans. La communauté musulmane, comme tant d’autres groupes minoritaires dynamiques au pays, est une part essentielle de la mosaïque multiculturelle du Canada; elle devrait être célébrée et respectée, au lieu d’être minée par notre gouvernement. J’espère sincèrement que les travaux de votre comité sénatorial contribueront à atteindre ce but. Merci.

La présidente : Merci beaucoup de nous avoir présenté votre exposé, maître Carter.

Avant de commencer la période de questions, j’aimerais demander aux membres du comité ou aux témoins dans la salle de bien vouloir, pour le reste de la réunion, s’abstenir de s’approcher trop près de leur micro, ou si vous devez le faire, de retirer votre oreillette. Nous éviterons ainsi les réactions acoustiques qui pourraient nuire au travail du personnel du comité dans la salle.

Nous allons commencer la période de questions des sénateurs et des sénatrices. Comme c’est notre habitude, je rappelle aux sénateurs et aux sénatrices que vous disposez de cinq minutes pour poser votre question et écouter la réponse.

La sénatrice Omidvar : Merci de votre présence et de votre témoignage, maître Carter.

Quand les agents de l’ARC sont venus témoigner, ils nous ont dit qu’ils suivaient la loi et les protocoles connexes. Nous avons reçu l’ombudsman des contribuables, qui s’était vu confier par la ministre du Revenu national le mandat d’examiner les procédures de l’ARC pour déterminer s’il y a ou non de l’islamophobie au sein de l’ARC. D’après ce qu’il nous a dit, il n’est pas en mesure de faire son travail. Il doit travailler avec une main liée derrière le dos, parce que la majeure partie de l’information qu’il reçoit de la DRE et des autres fonctionnaires est caviardée. Maintenant, d’après ce que vous nous dites... d’après ce que je comprends de ce que vous dites, maître Carter, et je vous demanderais de m’aider à comprendre si j’ai raison, c’est que cela ne se limite pas à la possibilité d’islamophobie; il s’agit de toute une structure réunissant les angoisses du Canada en matière de sécurité, créée par la GAFI et la Loi antiterroriste, laquelle n’a d’ailleurs pas été examinée depuis Dieu sait combien d’années, et l’ARC et la DRE en particulier font mourir ces organismes à petit feu, pour dire les choses ainsi, en utilisant toutes ces lettres de conformité, au lieu de simplement révoquer leur statut.

J’essaie de tout démêler, parce que c’est très opaque, si je peux dire. Y a-t-il une solution pour alléger l’incommensurable fardeau que les organismes musulmans semblent porter, au nom de nos objectifs de sécurité?

Me Carter : Merci, sénatrice. Je pense que, pour répondre à votre question, nous devons comprendre le problème. Pour être juste envers la Direction des organismes de bienfaisance, elle a déjà signalé — je ne sais pas si elle considère que c’est un problème, mais elle a signalé la raison pour laquelle les organismes de bienfaisance musulmans font l’objet d’audits —, et cela recoupe le témoignage du commissaire adjoint, M. Geoff Trueman, ainsi que celui de la directrice générale de la Direction des organismes de bienfaisance, Mme Sharmila Khare, qui ont expliqué que l’Agence du revenu du Canada, et en particulier la DRE, a comme priorité de se conformer à l’évaluation nationale des risques inhérents, qui remonte à 2015. Ils ont clairement dit que leur sélection d’organismes de bienfaisance à vérifier doit refléter le mandat en vertu de cette évaluation.

Si vous consultez l’évaluation — l’évaluation nationale des risques inhérents de 2015 —, vous verrez qu’une priorité est d’établir un rapprochement entre les menaces et les vulnérabilités. Mais pour faire cela et pour cerner les menaces, comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, on se retrouve au bout du compte avec onze groupes, dont neuf sont musulmans. Donc, ce que l’Agence du revenu du Canada est censée faire, c’est d’essayer de trouver des groupes qui pourraient être vulnérables, même localement, à une affiliation avec des organismes terroristes de musulmans. C’est ce raisonnement qui semble expliquer pourquoi les organismes de bienfaisance musulmans sont sélectionnés.

Si on regarde ce que le GAFI a véritablement prévu par rapport au travail qui devrait être accompli, il est clair que les organismes de bienfaisance qui font l’objet d’un audit devraient être choisis selon une approche prudente et proportionnelle, et les mesures prises doivent être équivalentes. Le GAFI a publié un rapport en octobre 2021, dans lequel il soulignait certains des problèmes lorsque les pays imposaient trop agressivement la recommandation 8 du GAFI, et il est indiqué que certains mettent incorrectement en œuvre les normes et prennent des mesures restrictives à l’égard des organismes sans but lucratif, les OSBL, au nom de la conformité avec le GAFI, volontairement dans certains cas et involontairement dans d’autres. On donne l’exemple de la « dissolution forcée, de la révocation d’enregistrement ou de l’expulsion d’OSBL ». Le GAFI arrive à la conclusion que :

L’analyse de la situation permet de conclure que des OSBL sont ciblés de façon injustifiée aux fins d’une mise en œuvre prétendue ou réelle des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, et que cela peut être lié dans certains cas à une mise en œuvre incorrecte ou négligente de l’approche fondée sur les risques du GAFI.

Je pense que c’est ce qui se passe ici au Canada. Dans notre mentalité en matière de sécurité, la priorité est d’essayer de restreindre l’éventail des entités qui devraient être examinées aux seules organisations qui ont des liens avec des organismes terroristes musulmans. Ce n’est pas correct. Cela marginalise la communauté musulmane du Canada au grand complet, et elle vit dans la peur d’attirer l’attention de l’appareil de sécurité du gouvernement, en particulier dans le cadre des activités de la DRE de l’ARC.

La sénatrice Cordy : Merci beaucoup, maître Carter. Je ne suis pas membre régulière du comité, mais j’ai choisi une excellente journée pour y être. La discussion est fascinante.

Y a-t-il une différence entre les audits ciblant des organisations comme les Proud Boys et les campagnes GoFundMe que nous avons vues en février dernier à Ottawa et les audits ciblant des organismes de bienfaisance musulmans?

Me Carter : Merci, sénatrice. Il y a une différence. La définition d’un organisme sans but lucratif selon le GAFI englobe de façon générale non seulement les organismes de bienfaisance enregistrés, mais en plus, les organismes sans but lucratif. Ce sont des organismes qui sont exonérés d’impôt, mais qui n’ont pas l’avantage de pouvoir remettre des reçus pour dons de bienfaisance. Ce ne sont pas des organismes de bienfaisance. Quand vous parlez des Proud Boys, cette organisation s’inscrit probablement dans la catégorie des organismes sans but lucratif. L’organisation ne ferait pas l’objet d’un audit par la DRE. La DRE est seulement habilitée à vérifier les organismes de bienfaisance enregistrés.

Les organismes de bienfaisance musulmans, comme tous les autres organismes de bienfaisance au Canada, doivent pouvoir recueillir des fonds et doivent pouvoir remettre des reçus de dons. La DRE cible donc un champ plus restreint que ce que le GAFI demande, et c’est l’une des raisons pour lesquelles le GAFI a abaissé la notation du Canada en 2021, parce que son approche n’était pas assez vaste. Je pense que les Proud Boys, dont vous avez parlé, sont un excellent exemple. Si nous sommes vraiment préoccupés par les menaces contre le Canada, il devrait y avoir un éventail complet d’organismes inscrits, et pas seulement des organismes de bienfaisance musulmans.

La sénatrice Cordy : Merci. C’est très intéressant. J’ai pensé que vous répondriez en ce sens.

Vous avez dit que le Canada doit s’améliorer dans la façon dont il traite les organismes de bienfaisance musulmans, et vous l’avez réitéré dans votre réponse à ma question. Quelle serait la première étape? Quelles seraient certaines des règles que nous devrions tout de suite examiner? Est-ce même des règles, ou plutôt des préjugés qui sont intégrés au système? Parfois, même si les règles changent, cela n’a pas d’effet réel sur ce qui se fait. Faut-il changer les règles, s’attaquer aux préjugés, ou les deux?

Me Carter : Oui, je pense que c’est un problème dans toute la structure gouvernementale. Cela dépasse largement la seule Agence du revenu du Canada, et de certaines façons, on passe à côté de l’essentiel si on s’attarde uniquement à l’ARC. C’est un problème pangouvernemental. C’est pourquoi j’ai dit, dans mes recommandations, que ce que nous devons d’abord faire, c’est examiner l’évaluation nationale des risques inhérents de 2015. C’est désuet, cela date de huit ans. Les choses ont changé depuis. Le fait que 82 % des groupes désignés sont des organismes de bienfaisance musulmans ne reflète pas la réalité des menaces contre le Canada. Voilà le point numéro un.

Ensuite, les activités de la DRE au sein de l’Agence du revenu du Canada constituent un prolongement de l’approche de sécurité pangouvernementale, qui donne à la DRE des outils qui confondent la Loi de l’impôt sur le revenu et la Sécurité nationale. Cela veut dire que la DRE peut s’en prendre aux organismes de bienfaisance musulmans si elle pense ou soupçonne que ces organismes sont impliqués dans des activités terroristes, mais elle n’a pas à démontrer que l’organisme de bienfaisance était impliqué dans des activités terroristes. La DRE ne s’occupe pas des aspects criminels. Elle n’a pas à se soucier de démontrer quoi que ce soit hors de tout doute raisonnable. Elle n’a même pas à démontrer quoi que ce soit selon la norme civile de la prépondérance des probabilités. Elle n’a pas à démontrer quoi que ce soit, parce qu’un organisme de bienfaisance a des avantages énormes, et en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, il incombe à l’organisme de bienfaisance de démontrer à la ministre du Revenu national qu’il n’y a aucune raison de révoquer son statut d’organisme de bienfaisance. C’est un pouvoir énorme. Donc, quand ce pouvoir est utilisé par le prolongement de l’appareil de sécurité du Canada qui fait aussi partie de la Direction des organismes de bienfaisance, cela donne un outil extrêmement puissant, contre lequel les organismes de bienfaisance musulmans n’ont pas de recours adéquats. Ils ne peuvent rien faire.

La sénatrice Cordy : Merci beaucoup.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins. Maître Carter, vous qui êtes juriste et conseiller pour des clients qui ont eu à subir cette loi, vous nous dites que les procédures actuelles doivent être modifiées. Si vous aviez une recommandation à nous faire, par où devrait-on commencer si l’on souhaite modifier les règles et les critères de classification de ces organismes qui font que, naturellement, ils tombent dans la catégorie des organismes à risque?

[Traduction]

Me Carter : Merci, sénatrice. Si vous me le permettez, je vais répondre en vous donnant un peu plus de détails sur mes recommandations.

D’abord et avant tout, en ce qui concerne l’examen de l’évaluation nationale de gestion des risques inhérents, qui date de 2015, l’une des choses qui pourraient être faites, c’est d’élargir la définition d’un organisme sans but lucratif, afin qu’elle ne se limite pas aux seuls organismes de bienfaisance enregistrés. Alors, s’il y a réellement des organismes qui constituent un problème ou une menace pour le Canada, ils pourront être ciblés dans l’évaluation des risques.

Ensuite, je ne suis pas certain qu’il est nécessaire d’avoir un appareil tellement vaste dans la Direction des organismes de bienfaisance. La dernière fois que j’ai regardé — ou du moins, que j’ai lu les déclarations de certains témoins —, la DRE comptait plus de 40 employés, qui disposaient d’énormément de ressources. Encore, cela cible une tranche spécifique de la société canadienne.

La réalité, c’est qu’aucun organisme de bienfaisance au Canada n’est accusé de se livrer à des activités terroristes. À dire vrai, j’ai un document ici, publié par Revenu Canada, intitulé Liste de contrôle pour les organismes de bienfaisance sur des façons d’éviter l’abus à des fins terroristes. La dernière mise à jour date de 2021, et je cite :

Heureusement, l’expérience canadienne et internationale démontre que l’abus à des fins terroristes au sein du secteur de la bienfaisance est rare, mais que c’est possible, et que la vulnérabilité est réelle.

Eh bien, si c’est tellement rare, pourquoi accordons-nous une si grande priorité à cela? Quand il était temps de choisir quels groupes cibler en priorité, en 2015, le ministère des Finances s’est attardé à neuf groupes parmi onze. Si vous regardez la liste actuelle des entités — il y en a 77 —, seulement 72 % sont islamiques. Il y en a sept qui sont maintenant néonazis, des groupes de la suprématie blanche, mais ils ne sont pas mentionnés du tout.

Il y a une autre liste au Canada, la liste dans le Règlement d’application des résolutions des Nations unies sur la lutte contre le terrorisme. Il y a 36 entités inscrites à cette liste — sélectionnées par les Nations unies —, et 6 d’entre elles sont irlandaises.

Je le dis avec un peu d’ironie, j’imagine, parce que je suis Irlandais. Ce sont mes racines. J’ai la double citoyenneté, parce que ma grand-mère était Irlandaise, et j’en suis fier. Malgré tout, si nous voulons commencer à être justes dans ce que nous faisons, nous devrions commencer à cibler d’autres groupes que seulement les musulmans. Le travail qui doit être fait envoie un message fort au ministère des Finances, pour lui dire qu’il peut faire mieux par rapport à l’évaluation nationale des risques inhérents, qui est désuète parce qu’elle remonte à 2015.

Le sénateur Arnot : Merci, maître Carter.

Selon un rapport publié en 2021 par la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles, les organismes de bienfaisance musulmans au Canada représentaient moins de 0,5 % des organismes de bienfaisance en 2015, mais entre 2008 et 2015, 75 % de tous les organismes de bienfaisance qui ont vu leur statut révoqué par la DRE étaient musulmans. L’injustice saute aux yeux dans cette statistique.

Vous avez dit que l’abus par des organismes de bienfaisance était, en réalité, relativement rare. Vous avez aussi dit que, à votre connaissance, qu’aucun organisme n’avait été accusé au criminel d’avoir contribué à des activités terroristes, y compris d’avoir les liens avec un organisme de bienfaisance musulman.

Vous avez parlé de la norme de preuve en matière criminelle, qui est celle de la preuve hors de tout doute raisonnable, une norme très élevée, et aussi de la norme civile de la prépondérance des probabilités. Vous avez dit que, dans les audits menés par la DRE, le fardeau de la preuve est pour ainsi dire inversé, parce que la culpabilité est tenue pour acquise ou présumée, s’il n’y a pas de preuve du contraire.

Devrions-nous intervenir pour corriger ce fardeau inversé dans le modèle qui est actuellement en place? Je comprends que vous avez recommandé de commencer par examiner l’évaluation nationale inhérente des risques de 2015, parce qu’il s’agit possiblement du fondement, du moins en partie, de cette injustice manifeste.

Me Carter : Merci, sénateur. Quand j’ai parlé d’un fardeau inversé de la preuve, tout d’abord, c’est mon opinion. Je vois cela comme un fardeau inversé, mais c’est ce qui est prévu dans la Loi de l’impôt sur le revenu, plus précisément à l’alinéa 230(2)a). Essentiellement, il est écrit que tous les organismes de bienfaisance enregistrés au Canada ont l’obligation de tenir des livres de comptes et des registres contenant :

[...] des renseignements sous une forme qui permet au ministre de déterminer s’il existe des motifs de révocation de l’enregistrement de l’organisme ou de l’association en vertu de la présente loi.

Cela veut dire que quand l’Agence du revenu du Canada réalise un audit, qu’il s’agisse d’un organisme de bienfaisance musulman ou non, l’ARC va signaler les problèmes de conformité qu’elle détecte, puis elle va envoyer ce qu’on appelle une lettre d’équité administrative pour donner à l’organisme de bienfaisance l’occasion de répondre, et dans cette réponse, il incombe à l’organisme de bienfaisance de démontrer qu’il s’est conformé à l’obligation en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu.

De quelles obligations s’agit-il? Vous devez tenir des livres de comptes et des registres très détaillés. C’est le début. Vous devez vous être assuré d’avoir rempli correctement votre rapport T3010. Vous devez être en mesure de diriger et de contrôler vos activités. Il y a un certain nombre d’obligations à respecter.

Souvent, on va donner aux organismes de bienfaisance une deuxième chance, et ils vont pouvoir conclure à un accord d’observance avec l’Agence du revenu du Canada. J’ai moi-même réussi à régler de nombreux cas de manière satisfaisante, mais les choses sont plus difficiles quand il s’agit d’organismes de bienfaisance musulmans. Je ne peux pas faire de comparaison, j’ai essayé de consulter nos registres, mais c’était impossible. Malgré tout, sur les dix audits ciblant des organismes de bienfaisance musulmans, il y en a un qui est toujours en cours — donc, nous savons le résultat des neuf autres —, et l’issue de cinq de ces neuf audits a été une révocation. Un accord d’observance a été conclu pour trois d’entre eux, et nous en sommes bien contents; et une sanction financière a été imposée pour une autre, mais nous avons réussi à l’annuler à la suite d’un appel interne.

Mais cinq sur neuf? Quand je regarde les déclarations de l’Agence du revenu du Canada sur son approche, je retourne voir le témoignage en 2015 et en 2016 de l’ancienne directrice générale de l’Agence du revenu du Canada — je peux le citer, si vous le voulez. Essentiellement, quand la DRE a des préoccupations au sujet d’une organisation, parce qu’elle a peut-être une certaine proximité avec un certain type d’activité qui, à son avis, pourrait contribuer au financement d’activités terroristes, elle peut invoquer les exigences prévues dans la Loi de l’impôt sur le revenu pour vraiment forcer les organismes de bienfaisance à se conformer autant que possible, puis elle peut utiliser l’inobservation pour révoquer l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance et donc éliminer le problème sans jamais avoir à prouver que l’organisme participe au financement d’activités terroristes, dans les faits. Ce n’est pas correct.

La présidente : Je suis désolée de vous interrompre, mais d’autres sénateurs aimeraient que nous fassions un deuxième tour pour vous poser des questions.

Me Carter : Aucun problème. Merci.

La sénatrice Omidvar : Maître Carter, mis à part votre recommandation que le ministère des Finances fasse un meilleur travail relativement à l’évaluation nationale des risques inhérents, il me semble que nous avons besoin de mieux comprendre la DRE, et donc l’ARC elle-même, parce que c’est quelque chose qui a été mentionné encore et encore. Lors du Sommet national sur l’islamophobie, la chose qui était le plus demandée était de régler le problème de l’islamophobie à l’ARC. Les témoins savaient. Nous vous avons tous entendu parler de la façon dont agit la DRE.

C’est comme si la DRE était un groupe d’élite de 40 personnes, sans supervision ni comptes à rendre — du moins, c’est mon point de vue. Selon vous, une solution pourrait-elle être d’avoir un organisme civil indépendant pour surveiller la DRE, afin que les organismes de bienfaisance ne continuent pas à recevoir des lettres de conformité excessivement rigoureuses ou de se faire révoquer leur statut, et de veiller à ce que l’ombudsman des contribuables, qui relève actuellement de la ministre de l’Agence du revenu du Canada, ait une véritable indépendance? Ce sont mes deux propositions, que j’ai un peu mélangées, mais elles reviennent toutes les deux à une surveillance civile indépendante.

Me Carter : Merci, sénatrice. Je pense que vos propositions sont bonnes. Seulement, je vais m’attarder à deux ou trois choses que vous avez dites.

Il est très clair que la DRE est vraiment un groupe d’élite. Quand elle effectue un audit — comme M. Alistair Bland l’avait déclaré en 2016 — elle a diverses personnes qui interviennent pour faire un travail spécialisé, que ce soit à l’égard de la sécurité, du renseignement ou de la TI. C’est vraiment un groupe d’élite qui intervient pour réaliser ces audits.

La surveillance devrait être faite par l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. C’est un organisme qui a été formé en 2019, parce qu’il n’y avait personne qui assurait une surveillance globale de l’appareil de renseignement au Canada, et cela soulevait de réelles préoccupations. On réclamait depuis des années ce genre de surveillance; c’est l’organisme qui devrait être chargé d’examiner cela. L’office surveille l’Agence du revenu du Canada, dans l’ensemble de l’appareil de sécurité, et c’est pourquoi l’une de mes recommandations est de lui demander de lancer une enquête sur la DRE pour voir comment la DRE sélectionne et traite les organismes de bienfaisance musulmans, puis ensuite pour décider si nous avons besoin de la DRE. Peut-être que nous pourrions traiter les organismes de bienfaisance musulmans qui ont des problèmes de conformité comme n’importe quel autre groupe du secteur de la bienfaisance, en passant comme cela se fait normalement par la Division de l’observation de l’ARC.

Donc, l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement devrait faire le travail. Je pense que le Sénat devrait recommander que cet organisme intervienne.

La sénatrice Omidvar : Que pensez-vous de l’ombudsman des contribuables, qui, présentement, est nommé par la ministre de l’ARC, mais qui n’est pas indépendant, étant donné qu’il fait partie du système?

Me Carter : Il a recommandé que l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement intervienne. Il a fait cette recommandation quand il a témoigné devant votre comité. Il a reconnu qu’il n’était pas habilité à effectuer ce genre de surveillance. Personne n’a ce pouvoir, lorsqu’il s’agit de sécurité, mis à part l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. Dieu merci, cet organisme existe, et c’est à lui que nous devrions demander de l’aide.

La sénatrice Omidvar : Merci. Ses représentants vont témoigner bientôt, alors cela nous aide à bien nous préparer.

Le sénateur Arnot : Maître Carter, dans les 10 cas auxquels vous avez participé, 5 ont abouti à une révocation. Vous semblez trouver offensante, d’une certaine façon, cette injustice. Pour ainsi dire, ceux qui sont accusés, concrètement, ne peuvent pas se défendre.

Vous nous expliquiez cela en détail. Pourriez-vous nous en fournir davantage, ou poursuivre l’explication que vous donniez plus tôt, en réponse à la première question?

Me Carter : Merci, sénateur. Je ne pense pas que je trouve cela vraiment offensant, c’est plutôt que la situation me préoccupe, en tant que Canadien.

Notre pays est fondé sur l’idée de la primauté du droit, et quand il y a des procédures qui peuvent avoir des conséquences considérables, en particulier sur une tranche vulnérable de notre société — et c’est la communauté musulmane — qui découlent toutes d’un pouvoir discrétionnaire...

On reconnaît qu’il y a un problème quand on le voit. On reconnaît un terroriste quand on en voit un. Nous savons qu’il y a un problème, et on peut invoquer des mécanismes qui peuvent être utilisés différemment pour les organismes de bienfaisance musulmans, en comparaison des autres organismes de bienfaisance. C’est un problème.

Je connais beaucoup de personnes qui travaillent pour l’ARC. Elles font leur possible, je le reconnais, mais elles suivent l’évaluation nationale des risques inhérents. Elles essaient probablement de faire leur travail, et elles pensent probablement qu’elles protègent le Canada, mais il demeure que le GAFI a déclaré qu’il y a des pays — sans nommer le Canada —, mais qu’il y a des pays qui vont trop loin.

La semaine dernière, je me suis adressé à l’Association du Barreau américain pour lui donner une mise à jour de la situation au Canada. J’ai mentionné que j’allais comparaître aujourd’hui comme témoin. Les avocats à qui j’ai parlé n’en croyaient pas leurs oreilles. « Pourquoi nous parlez-vous de menaces venant des organismes de bienfaisance musulmans? C’est dépassé de 15 ans. » Les sujets qu’on abordait étaient, par exemple, est-ce que l’atténuation des changements climatiques peut être une activité de bienfaisance. Voilà un sujet qui les intéresse.

Voilà un risque existentiel qui nous concerne tous, au lieu des organismes de bienfaisance musulmans. C’est de l’histoire ancienne. Ils étaient tout simplement très surpris que nous continuions d’en discuter.

La présidente : Merci.

Maître Carter, je vais poser la dernière question. Au comité, nous avons entendu parler de divers types de préjugés organisationnels qui existent ou qui pourraient exister au sein de l’ARC, par exemple le préjugé selon lequel les musulmans ne sont pas des nôtres, qu’ils sont des étrangers.

Selon vous, dans quelle mesure ce préjugé organisationnel contre les musulmans existe-t-il au sein de l’ARC, et comment le gouvernement fédéral pourrait-il régler le problème?

Me Carter : Il existe. Les gens qui ont témoigné devant votre comité l’ont confirmé. Je pense plus précisément à la directrice générale de la Direction des organismes de bienfaisance, qui a déclaré, le 28 novembre :

[...] Au moment d’examiner le risque, tout tient à l’Évaluation nationale des risques inhérents, qui relève du ministère des Finances.

Si vous jetez un coup d’œil sur la liste des acteurs de menaces, que cela nous plaise ou non, les menaces peuvent apparaître ou semblent apparaître dans des communautés racisées en particulier.

Donc, elle reconnaît qu’il y a un problème. Ce qu’elle dit, c’est qu’ils agissent ainsi parce qu’ils essaient de respecter l’évaluation nationale des risques inhérents, et à cela, je répondrais que nous devrions donc faire quelque chose de tout à fait différent. Le ministère des Finances doit prendre ses responsabilités et dire : « Nous ne sommes pas en 2001. Nous ne sommes même pas en 2015. Nous sommes en 2023. Nous devons faire les choses mieux et différemment. » Le ministère doit donner l’exemple pour changer la mentalité de sécurité du gouvernement canadien, pour cesser de cibler uniquement les organismes de bienfaisance musulmans. Ce n’est pas correct, et ce n’est pas juste.

La présidente : Merci.

La sénatrice Jaffer : Maître Carter, excusez mon retard, mais d’après ce que j’ai entendu, je voulais vous demander d’approfondir ce que vous disiez, par rapport à votre discussion avec les États-Unis, où les gens pensaient que tout cela était vraiment rétrograde, ou quelle que soit la formulation que vous avez employée. Pouvez-vous nous dire exactement ce que les gens disaient? Qu’est-ce que le Canada devrait faire?

Me Carter : La discussion était surtout axée sur la façon dont les organismes exonérés d’impôt aux États-Unis peuvent investir dans la lutte contre les changements climatiques afin d’améliorer le monde entier. C’était le sujet de la discussion.

Quand je leur ai donné une mise à jour sur la situation au Canada et que j’ai parlé à certains avocats personnellement, ils ont simplement secoué la tête. Ils ne comprenaient pas.

Le département du Trésor des États-Unis a publié une matrice de risque en 2002 et en 2007, puis n’y a plus vraiment porté attention depuis presque 15 ans. Au Canada, le risque est devenu une préoccupation très majeure pour l’Agence du revenu du Canada. Laissez-moi vous donner un exemple : l’ARC a élaboré une nouvelle ébauche de lignes directrices pour les versements admissibles. Au lieu d’essayer de simplifier la tâche aux organismes de bienfaisance qui veulent travailler avec des organismes de bienfaisance non enregistrés, ces lignes directrices mettent l’accent sur le risque. Le risque est une préoccupation majeure, et l’ARC a même fini par publier une matrice de risque qui ressemble à celle du Trésor des États-Unis.

Si je donne cet exemple, sénatrice, c’est que l’Agence du revenu du Canada semble être figée dans cette approche, alors que le reste du monde est passé à autre chose, mais pas l’ARC. Elle est figée 15 ans en arrière. Nous avons des menaces et des problèmes plus importants au Canada que de cibler un groupe minoritaire dans notre pays.

La sénatrice Jaffer : Maître Carter, je vais lire la transcription complète de ce que vous avez dit, mais même si on met l’accent sur les fonctionnaires et sur l’Agence du revenu du Canada, il y a aussi la ministre. Le blâme ne revient-il pas en grande partie au gouvernement et à la ministre, à l’exemple qu’ils donnent? Ne devrions-nous pas blâmer, jusqu’à un certain point, la ministre et le gouvernement? Le gouvernement parle d’inclusivité et de diversité, mais dans la communauté musulmane, il y a une réelle colère. La communauté musulmane ne comprend pas pourquoi ses organismes de bienfaisance sont mis à part. Qu’en pensez-vous? La ministre et le premier ministre ne devraient-ils pas jouer un rôle meilleur?

Me Carter : Le gouvernement pourrait, peut et doit prendre ses responsabilités et intervenir. Nous l’avons vu en 2015. Quand le gouvernement actuel a été élu, la préoccupation était que l’Agence du revenu du Canada priorisait les organismes de bienfaisance environnementaux pour ses audits. Je ne sais pas si vous vous en souvenez. À l’époque, le gouvernement a alors suspendu tous les audits futurs concernant les organismes de bienfaisance environnementaux, parce que cela était considéré comme étant problématique. Donc, si le gouvernement — et en particulier le ministère des Finances, qui semble être responsable de l’évaluation des risques — veut intervenir, il peut le faire, et il doit le faire, parce que je pense qu’il y a un décalage entre le gouvernement et le reste du monde. Je pense que le GAFI va de l’avant, mais pas notre gouvernement, parce qu’il continue d’insister sur quelque chose qui remonte à de nombreuses années.

Pour répondre à votre question, le gouvernement peut et devrait prendre ses responsabilités.

La sénatrice Jaffer : Mon temps est écoulé. Nous essayons de préparer un rapport, alors puis-je vous demander de nous donner vos recommandations sur ce que le gouvernement devrait envisager? Je vais vous demander de nous répondre par écrit, si vous le pouvez, s’il vous plaît.

Me Carter : C’est dans la transcription, sénatrice. J’ai déjà donné mes recommandations.

La sénatrice Omidvar : J’ai une question très brève, parce que vous avez parlé des États-Unis, l’un des pays qui accorde le plus d’importance au risque au monde. Pourtant, les États-Unis ne font pas cela. Ils n’ont pas une sorte d’organisme d’élite qui, disons, travaille dans l’ombre, d’après ce que j’ai entendu. Leurs enquêtes sont menées par des organismes d’enquête, et non pas par une division de leur direction des organismes de bienfaisance, ou peu importe ce qu’ils ont. C’est une situation unique au Canada, n’est-ce pas?

Me Carter : C’est très unique, absolument.

La présidente : Merci, maître Carter. Je tiens à vous remercier sincèrement d’avoir témoigné aujourd’hui. Nous vous sommes très reconnaissants de votre aide dans le cadre de notre étude.

Je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. Nous leur avons demandé de présenter une déclaration préliminaire de cinq minutes. Les témoins vont nous présenter leurs exposés, puis nous passerons à la période des questions des sénateurs. Chers collègues, je veux seulement vous rappeler que nous avons une heure avec ces témoins.

Nous avons le plaisir d’accueillir en personne, à la table, Mme Iqra Khalid, députée de Mississauga—Erin Mills; M. Sameer Zuberi, député de Pierrefonds—Dollard; et M. Naheed Nenshi, ancien maire de Calgary. Bienvenue à tous.

Je vais inviter Mme Khalid à nous présenter son exposé.

Iqra Khalid, députée, Mississauga—Erin Mills : Merci beaucoup, madame la présidente, et merci aux sénateurs et sénatrices de m’accueillir ici aujourd’hui. Je commencerai tout d’abord par souligner que nous nous réunissons aujourd’hui sur le territoire ancestral et non cédé du peuple algonquin anishinabe, qui a parcouru ces terres et y a habité pendant des millénaires. Nous reconnaissons la présence durable de toutes les Premières Nations, des Métis et des Inuits sur ces terres. Je tiens aussi à souligner la présence de mon collègue, M. Sameer Zuberi. Je suis impatiente d’écouter vos opinions importantes dans le cadre de l’étude d’aujourd’hui.

Il y a eu une montée alarmante du racisme et des crimes haineux au Canada, montée qui se poursuit, contre toutes les communautés, mais en particulier contre la communauté musulmane de notre pays. Selon Statistique Canada, les crimes haineux signalés à la police contre des musulmans ont augmenté de 71 % en 2021.

Nous n’avons tous qu’à regarder en arrière pour savoir qu’il y a eu énormément de morts au Canada. Il y a eu tant d’incidents de haine dirigée contre la communauté musulmane, activement à cause de l’islamophobie; contre la communauté juive par des actes d’antisémitisme; contre la communauté asiatique par le racisme anti-asiatique; contre la communauté noire par le racisme anti-noir, et tellement plus.

Aujourd’hui, j’espère pouvoir vous donner un bref aperçu de mon monde. En décembre 2016, j’ai déposé la motion numéro 103 devant la Chambre des communes pour tenter de lutter contre le racisme systémique et la discrimination religieuse, y compris contre l’islamophobie, dans notre pays. La motion était fondée sur une pétition électronique, la pétition e-411, qui avait été diffusée à l’échelle du pays et qui avait récolté environ 70 000 signatures, pour demander à notre gouvernement de lutter contre l’islamophobie. La prémisse était que les musulmans ne sont pas des terroristes. Cela m’a touchée droit au cœur.

J’ai aussi fait énormément de recherches. Le Globe and Mail a fait des recherches sur le racisme qui existe au Canada, sur ses conséquences pour les gens de tous les horizons et sur le nombre alarmant de personnes qui en subissent les répercussions — les nouveaux arrivants, et les gens qui se distinguent par leur apparence ou par leur amour. Tout cela a vraiment un impact sur qui nous sommes en tant que Canadiens et sur l’égalité des chances.

En décembre 2016, quand j’ai déposé la motion 103, j’ai parlé de mes propres expériences en tant que jeune femme musulmane, en tant que nouvelle arrivante au Canada, qui a dû faire l’école secondaire en portant un hidjab et qui devait faire face à ses circonstances de vie. Mais, en janvier 2017, j’ai été choquée et désemparée quand six musulmans ont été abattus dans une mosquée à Québec. À l’époque, je pensais que ma motion allait être un moment de rapprochement, où le pays dirait : « Voici la haine, voici ce que nous devrions combattre. » Mais la réalité a été tout autre. La réalité, c’est que je suis devenue une cible pour l’islamophobie... ce que j’essayais justement de combattre. Pendant des mois et des mois, j’ai reçu des dizaines de milliers de courriels remplis de haine et de menaces de mort. Ma communauté, mes sœurs qui portent le hidjab, les jeunes, se sont sentis ciblés et victimisés.

La motion 103 réclamait une étude sur le problème du racisme systémique et de la discrimination religieuse dans notre pays, y compris l’islamophobie, une étude réalisée par le Comité du patrimoine afin d’examiner des façons d’élaborer une approche pangouvernementale pour combattre ce mal qui nous habite, des façons de travailler ensemble pour veiller à ce que chacun d’entre nous se sente inclus et protégé, et fait plus important encore, ait une chance égale de réussir dans notre pays.

La motion a été adoptée par un vote majoritaire à la Chambre des communes en mars 2017, je crois. Cela fait six ans maintenant. Depuis, notre gouvernement a adopté une approche sérieuse dans la façon dont nous luttons contre l’islamophobie et contre tous les types de racisme systémique et de discrimination religieuse. Je serai heureuse d’en parler pendant la période de questions, mais je voulais simplement souligner l’importance de l’égalité des chances.

Que ce soit grâce à notre stratégie contre le racisme, grâce au sommet sur l’islamophobie, grâce à la nomination d’une représentante spéciale chargée de la lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme, grâce aux 23 millions de dollars pour faire en sorte que les communautés vulnérables ont ce qu’il faut pour renforcer leurs capacités, l’objectif de notre gouvernement et l’objectif de votre étude devraient, en définitive, être de savoir comment nous pouvons assurer l’égalité des chances pour chaque Canadien et Canadienne, peu importe sa religion, son apparence, la couleur de sa peau ou qui il et elle aime. Je pense que le but ultime de tout gouvernement est de veiller à ce que tous et toutes soient traités équitablement.

Nous savons tous qu’il y a des avantages économiques à inclure les minorités, les femmes et tout le monde qui le mérite dans notre économie. C’est ainsi que nous nous améliorons. C’est ainsi que nous rehaussons notre PIB. Fait plus important encore, nous élevons des enfants forts pour notre avenir. Nous élevons un groupe fort qui va diriger notre pays dans l’avenir.

Sur ce, madame la présidente, je veux vous remercier de m’avoir accueillie ici aujourd’hui, et je suis impatiente de répondre à vos questions.

La présidente : Merci, madame Khalid. La parole va maintenant à M. Zuberi, pour sa déclaration.

[Français]

Sameer Zuberi, député, Pierrefonds—Dollard : Merci à tous et à toutes d’être ici pour cette importante étude et de nous donner l’occasion de parler avec vous aujourd’hui.

[Traduction]

Votre étude sur l’islamophobie est extrêmement importante. C’est une réalité que vivent de nombreux Canadiens et de nombreuses Canadiennes. C’est quelque chose que nous, en tant que société, voulons régler, mais nous devons continuer de nous y attaquer. C’est quelque chose qui, comme ma collègue Mme Khalid l’a mentionné, mène à la sous-représentation et au sous-emploi et qui empêche les gens d’atteindre leur plein potentiel en tant qu’humain. Comme je l’ai dit, c’est un problème que nous devons corriger.

[Français]

J’aimerais partager avec vous un peu de mon parcours et de mon histoire. Je suis né à Montréal.

[Traduction]

Mon père a immigré ici dans les années 1970 depuis le Pakistan. Ma mère vient de Brockville, en Ontario. Sa famille est ici depuis plusieurs générations. Elle est d’origine italienne et écossaise. Je suis l’aîné de six enfants. Je suis né en 1979, mais je peux dire que je suis devenu adulte après 2001. À l’époque, j’étais étudiant de premier cycle à l’université. Jusque-là, j’étais un simple étudiant en mathématiques. Je ne contribuais pas à notre travail en sciences humaines et sociales. Je me concentrais sur les théories, les chiffres et les concepts abstraits.

Deux choses m’ont poussé à faire ce que je fais aujourd’hui, 20 ans plus tard. Premièrement, il y a eu une série d’événements qui m’ont poussé à m’impliquer dans la vie étudiante. Deuxièmement, il y a eu le contexte dans lequel nous nous sommes retrouvés après 2001, lorsque la discrimination contre les gens qui étaient présumés être musulmans ou qui l’étaient réellement était très prononcée et très forte. L’opinion s’est cristallisée contre les musulmans et ceux qui étaient présumés l’être, et cela a mené à énormément de malentendus et de fausses impressions. Je vais vous donner un exemple.

J’étais au cégep. Au Québec, les étudiants vont au cégep après la 11e année, puis à l’université pendant trois ans. J’avais un ami proche au cégep... je dis « proche », parce que nous avons eu plusieurs discussions personnelles. Pour moi, c’est ça, un ami proche. Quand vous vous ouvrez et que vous avez une discussion personnelle, vous êtes proche. Nous ne nous sommes pas vus pendant un an ou deux. Quelques mois après 2001, il m’a salué en disant — et j’ai un peu de barbe, mais je n’en avais peut-être pas à l’époque — « Osama bin Sameer ». C’est la première chose qui lui est venue à l’esprit. C’était une personne avec qui j’avais eu des discussions personnelles. D’accord, c’était peut-être juste un commentaire maladroit, mais il y a pensé, et il l’a dit. D’une certaine façon, je suis content qu’il l’ait fait, parce qu’au Canada, nous sommes polis, mais nous pensons, aussi. Ce qu’il a dit, c’est simplement ce qu’il a pensé. Je ne pense pas que c’était une mauvaise personne, mais cette pensée lui a effleuré l’esprit.

Aujourd’hui, cela fait 20 ans que je m’implique dans la communauté de Montréal, ainsi qu’un peu en Ontario, à Ottawa, à Toronto et dans d’autres régions du pays. Une grande partie de mon travail est axée sur la lutte contre la discrimination, dans le contexte de l’après-2001, par exemple les enquêtes concernant Maher Arar et Iacobucci, où des Canadiens ont été remis à des tortionnaires, à cause de fausses notes que nos organismes de sécurité avaient à leur sujet. J’ai travaillé sur ces dossiers. J’ai aussi travaillé sur les dossiers de femmes victimes de discrimination en raison de ce qu’elles portaient ou de gens qui voulaient pratiquer leur religion paisiblement, mais tout de même la pratiquer.

Je veux souligner, pendant que j’ai la parole, quelques-uns des accomplissements importants de notre gouvernement depuis 2015. Je veux rappeler à ceux et celles qui nous regardent le contexte dans lequel nous étions tout de suite après 2015 : nous avions une discussion nationale sur les pratiques culturelles barbares et des lignes de dénonciation si on voulait dénoncer nos voisins parce qu’ils étaient, dans notre esprit, louches. Aujourd’hui, notre gouvernement a une liste d’organisations néonazies. Il a consacré 85 millions de dollars sur quatre ans à une stratégie de lutte contre le racisme. Nous nous sommes engagés à fournir près de 90 millions sur cinq ans pour corriger la lutte menée par l’ARC au financement du terrorisme. Nous nous sommes engagés à créer un organisme de surveillance pour l’Agence des services frontaliers du Canada. Nous avons aussi récemment nommé une représentante spéciale de la lutte contre l’islamophobie, initiative à laquelle nous avons consacré 5,6 millions de dollars sur six ans. Nous avons créé une base de données d’archives sur les musulmans, depuis la Confédération jusqu’à aujourd’hui, et y avons consacré 4 millions de dollars sur quatre ans. Fait plus important encore, nous avons dit que nous interviendrons contre le projet de loi 21 lorsque l’affaire sera portée devant la Cour suprême, et nous continuons d’être d’ardents défenseurs des droits protégés par la Charte; nous avons souligné que nous trouvons troublant que la clause nonobstant soit utilisée de façon préventive.

J’aimerais dire une dernière chose. Cela m’a fait chaud au cœur, pour ainsi dire, de voir la solidarité qu’il y a eu après l’attaque à Québec, et on m’a demandé d’être porte-parole à Montréal, immédiatement après l’événement. Je me rappelle le jour après la tragédie où six hommes ont perdu la vie. Il faisait très froid à Montréal — presque -30 —, et nous nous sommes réunis, Montréalais, sur la place publique. Nous étions sur la scène, et j’ai regardé la foule, et j’ai vu qu’une grande majorité des personnes présentes, présentes dans le froid mordant pour être solidaires de la communauté, ne faisaient pas partie de cette communauté. C’était des gens de la société majoritaire, qui disaient que nous, en tant que Québécois, rejetons ce qui était arrivé. C’était un très beau moment, et j’aimerais que nous y pensions, que nous réfléchissions à ces moments, pour essayer d’avoir le même enthousiasme important, plein de bonne volonté et de compréhension. Merci.

La présidente : Merci.

[Français]

Naheed Nenshi, ancien maire de Calgary, à titre personnel : Bonjour, tout le monde. Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour discuter de ce sujet fort important. Je vais faire la majorité de mon discours en anglais aujourd’hui, parce qu’on a bien appris — particulièrement au cours des dernières semaines — à quel point il est important d’être très précis dans notre langue lorsqu’on discute de choses aussi importantes.

[Traduction]

Je m’adresse à vous aujourd’hui depuis mon studio maison à la fine pointe de la technologie — qui est aussi ma salle à manger parce que je n’ai toujours pas recommencé à avoir de la visite —, ici, sur les terres très anciennes tout près des Rocheuses. Les Pieds-Noirs appellent cet endroit Moh-kíns-tsis; il attire les gens depuis des temps immémoriaux. Ce qui attire les gens, ce sont les eaux, les deux rivières qui se rejoignent. Moh-kíns-tsis veut dire « le coude », l’endroit où les rivières se réunissent. Les premiers habitants de cette terre étaient les Nittsítapi, ce qui veut simplement dire « le peuple ». Aujourd’hui, nous les appelons le peuple de la Confédération des Pieds-Noirs, les Premières Nations Siksika, Piikani et Kainai. Ils sont ici avec le peuple des montagnes, les Premières Nations Îyârhe Nakodabi, Chiniki, Wesley et Bearspaw. Nous sommes aussi près des Danezaa, que nous appelons aussi les Tsuut’ina, dont les terres sont adjacentes à la ville de Calgary. Les Métis sont très rapidement venus ici.

Au cours des 150 dernières années ou environ, cet endroit où les rivières se réunissent a été un lieu accueillant, de refuge, de sécurité, de prospérité, de possibilité et de liberté pour des gens de tous les horizons de notre terre brisée. Ici, en Alberta, il y a une très longue histoire musulmane. On dit que les premiers musulmans qui sont arrivés au Canada sont venus ici, où ils ont formé des relations commerciales avec les Autochtones. Nous savons que la première mosquée du Canada, la mosquée Al Rashid, a été construite à Edmonton en 1938 par des commerçants ukrainiens, surtout pour servir la population musulmane de la région. Le premier ministre élu d’ascendance musulmane au Canada, Larry Shaben, était un Albertain. Nous avons ici aussi la première lieutenante-gouverneure musulmane de tout le Commonwealth, je crois.

Puis, il y a moi. Quand j’ai été élu, le 18 octobre 2010, pas plus tard que le lendemain, je suis soudainement devenu très célèbre. Je passais à CNN, j’étais dans le Time; j’ai été interviewé par Al Jazeera. Mais on ne m’interviewait pas parce que j’avais mené une campagne exceptionnellement réussie, pour connaître mon opinion sur l’urbanisme ni même pour ma grande prestance. C’est intéressant que je n’étais même pas interviewé à cause de la couleur de ma peau, car j’étais tout de même le premier maire de couleur de n’importe quelle grande ville au Canada. Tout ce qui intéressait les gens, c’était ma religion. J’étais le premier maire musulman en Occident. Cela m’a un peu surpris de savoir que les gens trouvaient cela si intéressant, partout dans le monde. À dire vrai, cela a pris des années pour qu’un média national comme le Globe and Mail m’appelle simplement le maire de Calgary et non pas le maire « musulman » de Calgary.

À ce moment-là, je devais faire un choix. Est-ce que je voulais parler de ma foi musulmane? Après tout, je ne suis pas un imam ni même un érudit musulman, et je ne voulais pas qu’être musulman soit ce qui me définisse. J’ai même hésité à m’adresser à vous aujourd’hui pour parler d’islamophobie. Mais, en 2010, j’avais aussi l’impression que les choses étaient en train de changer, et pas nécessairement pour le mieux. Il y avait des situations où des gens de partout dans le monde parlaient de la montée du sentiment antimusulman, et je me suis dit : pourquoi pas? C’est une occasion pour nous de parler au monde d’un endroit où le pluralisme fonctionne, où le multiculturalisme fonctionne et où la diversité fonctionne. Au Canada, en Alberta, à Calgary. Si je peux jouer même un minuscule rôle, si on me donne cette chance, alors peut-être que je devrais le faire. Une réplique que j’utilisais toujours, c’était que, en grandissant à Calgary, je n’ai jamais pensé qu’il y avait un emploi dans la collectivité, à part peut-être prêtre ou rabbin, que je n’aurais pas pu occuper à cause de ma religion.

La situation s’est dégradée. En 2015, les choses ont grandement changé. Si vous vous demandez si je crois que le gouvernement de l’époque, avec sa loi sur les pratiques culturelles barbares et son interdiction du niqab était particulièrement islamophobe ou que ces gens étaient islamophobes, je répondrais non. Mais est-ce que je crois qu’ils ont perçu un avantage politique, en pesant le pour et le contre, s’ils ciblaient les musulmans? Oui, je le crois.

J’ai vu la réponse à la motion 103 de Mme Khalid qui, franchement — et je m’excuse de dire ceci — énonçait simplement : « Nous n’aimons pas les mauvaises choses. » Pourtant, toute la réaction qui s’est produite, tout le vitriol et toute la haine sont sortis, et franchement, le mal que notre classe politique et médiatique a eu à répondre à cela m’ont profondément dérangé.

Depuis de nombreuses années, des gens de partout au pays et moi-même dénonçons cette loi au Québec, la seule loi de tout l’hémisphère occidental qui dit que vous ne pouvez pas exercer certains emplois, peu importe votre intelligence, entièrement en fonction de votre foi. J’ai été choqué par le silence de notre classe politique face à tout cela.

J’ai été extrêmement contrarié au cours des dernières semaines par la réaction de notre classe politique et de notre communauté médiatique, par le choc et les protestations ostentatoires que nous avons vues, du fait que quelqu’un que nous avons engagé pour lutter contre l’islamophobie pourrait avoir quelque chose à dire au sujet de l’islamophobie. Le fait que la représentante spéciale ait été intimidée, haranguée, qu’elle se soit fait faire la leçon et qu’elle ait été forcée de rencontrer des gens qui ne souhaitent pas l’écouter, mais qui souhaitent l’instrumentaliser pour se faire du capital politique, à mon avis, fait vraiment ressortir un problème très grave dans notre pays. Nous pouvons dire les bonnes choses. Nous pouvons mettre de l’argent de côté pour faire des choses. Ici, en Alberta, nous pouvons donner plus d’argent aux mosquées pour qu’elles aient des caméras de sécurité, des caméras en circuit fermé à l’extérieur de leurs installations pour lutter contre le vandalisme.

Mais où trouver le courage politique de dire vraiment, comme Mme Khalid vient de le dire — et je pense qu’elle me citait —, que la chose la plus importante de notre communauté — la promesse de notre communauté — est très simple : peu importe d’où vous venez, à qui vous vouez un culte ou qui vous aimez, vous avez votre place ici et méritez une vie digne ici? Il ne faut pas de courage pour faire cela. Ce n’est pas un acte d’une grande bravoure politique que de simplement défendre la dignité des gens.

Nous devons être capables de faire passer cela par notre établissement. Je vous remercie vraiment tous d’avoir fait le dur travail de comprendre où nous en sommes en tant que communauté. J’espère que votre rapport n’y ira pas de main morte, parce que, encore une fois, ce n’est pas du courage; c’est simplement la bonne chose à faire.

La présidente : Merci de vos exposés. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.

Comme à notre habitude, j’aimerais rappeler à chaque sénateur que vous avez cinq minutes, ce qui comprend les questions et les réponses.

Le sénateur Manning : Merci aux témoins pour une conversation très intéressante.

Je vais poser ma première question à Mme Khalid. Dans le cadre de l’étude, plusieurs témoins ont parlé à notre comité de l’importance de la motion M-103, ainsi que du rapport du Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes qui en a résulté, lequel comprenait des recommandations relatives au Secrétariat fédéral de lutte contre le racisme et à l’utilisation de l’analyse comparative entre les sexes plus comme outil positif dans la fonction publique fédérale.

D’autres témoins ont discuté de la façon dont les contrecoups qu’a suscités la motion M-103 a démontré un niveau inquiétant de haine contre les musulmans au Canada.

Pourquoi pensez-vous qu’il y ait eu autant de réactions à la motion M-103, et comment peut-on éviter cette réaction à l’avenir pour lutter contre la haine envers les musulmans? Y a-t-il des recommandations du rapport du Comité du patrimoine auxquelles il serait important de donner suite?

Mme Khalid : Merci beaucoup de poser ces questions.

J’ai vraiment passé beaucoup de temps à réfléchir aux raisons pour lesquelles il y a eu autant de réactions négatives à la motion M-103, surtout lorsque nous cherchions simplement à offrir du réconfort, du soutien et l’égalité des chances à ceux qui ont du mal à s’en sortir.

Au final, il y a eu beaucoup de facteurs différents qui ont contribué à cette haine. Nous avons vu qu’il y avait une course à la direction du Parti conservateur, et que beaucoup de discours dégueulasses diffusés, au même titre que beaucoup de désinformation propagée sur ce qu’était la motion M-103, et sur ce qu’étaient réellement l’islam et les musulmans, servaient à recueillir des fonds. Tout cela est consigné.

C’était très malheureux.

De plus, il y a un manque important de compréhension. Je ne veux pas utiliser le mot « ignorance », mais je dirais que nous ne savons tout simplement plus qui sont nos voisins. C’est ce qui a conduit aux discours vitrioliques dont j’ai été la cible à la suite de la motion M-103.

Nous pouvons faire mieux. Ce que j’aime vraiment dans toute cette expérience, c’est que nous avons eu une conversation nationale sur ce que sont nos droits, où commencent les droits d’une personne et où finissent ceux d’une autre, et comment les droits se complètent. Où le droit d’une personne de pratiquer sa religion interfère-t-il avec le droit d’une autre personne à la sûreté et à la sécurité? Et ainsi de suite.

Le rapport découlant de la motion M-103 était important, et le travail qui a été fait au cours des dernières années pour lutter non seulement contre l’islamophobie, mais aussi contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme systémique et de discrimination religieuse a été important.

Pouvons-nous en faire plus? Absolument.

Le sénateur Manning : Merci.

Dans le même ordre d’idées, j’ai eu le privilège d’être élu à l’échelle provinciale et fédérale, et le fait que vous soyez ici ce soir en tant que députés signifie que vous avez l’appui de vos électeurs pour être ici. Je ne vais pas remettre en question cet aspect, mais dans vos activités quotidiennes en tant que députée ici à Ottawa, comment le fait... Ils se préoccupent de votre sécurité et de votre travail. Comment fonctionnez-vous en sachant très bien qu’il existe quelque chose qui... Je déteste utiliser le mot « haine », mais c’est ce dont nous sommes témoins dans notre pays, malheureusement. Comment fonctionnez-vous au quotidien, pas nécessairement dans votre circonscription, mais ici, à Ottawa?

Mme Khalid : Je suis vraiment heureuse que le Service de protection parlementaire, ou SPP, ait fourni aux députés une sécurité supplémentaire, au besoin. J’en suis vraiment reconnaissante.

Je siège au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement dans le cadre de mes fonctions de parlementaire. Je fais également partie du Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique en tant que parlementaire également.

Ma principale préoccupation, hier comme aujourd’hui, a toujours été de savoir comment je représente ma communauté et comment je peux mieux la soutenir. Je n’ai pas vraiment passé beaucoup de temps à réfléchir à ma propre sûreté et sécurité personnelles, car je fais confiance aux Canadiens. Je sais que je suis en sécurité dans ma communauté. Je veux simplement pouvoir bien servir ma circonscription et les Canadiens en général. Je sais que le SPP est là et qu’il a été là pour nous aider à relever les défis.

La présidente : Je dois vous mettre au deuxième tour, sénateur. Nous avons une longue liste de sénateurs.

La sénatrice Jaffer : Merci à vous trois. C’est vraiment un honneur de vous avoir tous ici.

Je vais commencer par M. Nenshi. Ya Ali Madad. Je sais que vous êtes le genre de personne qui examinera les recommandations. Comme vous le savez, nous préparons le rapport. Je vous mets sur la sellette, mais quelles sont les trois recommandations que, selon vous, le comité devrait faire au Sénat?

M. Nenshi : J’hésitais à fournir des recommandations particulières, parce que je ne voulais pas présumer que j’avais compris le travail du comité, mais puisque vous me l’avez demandé, je vais aller de l’avant.

Premièrement, nous avons besoin d’une déclaration forte de la part du comité pour dire que, dans tout le pays, l’importance de la dignité des musulmans compte et que les musulmans ne peuvent pas être utilisés comme des ballons politiques. C’est une chose difficile à dire; d’après ce qui s’est passé ces dernières semaines, il est difficile de le dire. En particulier, j’aimerais que le comité condamne sans ambages les lois sectaires d’un bout à l’autre du pays, y compris le projet de loi 21 au Québec.

Une partie de ce que le comité doit faire également, c’est vraiment souligner l’importance de l’acceptation des gens de différentes confessions dans la communauté. Cela va bien au-delà de ce que certains pourraient appeler l’islamophobie. Il serait dangereux de définir l’islamophobie comme un crime haineux, car il y a beaucoup plus que cela, mais il y a une ligne de démarcation claire entre ces deux choses. Si le comité était prêt à faire, par exemple, des recommandations sur l’accréditation des professionnels étrangers et l’importance de cela pour permettre aux gens de vivre réellement une vie enrichissante au sein de la collectivité... ce serait très important.

Le comité peut également faire une déclaration ferme sur la lutte contre le racisme et le sectarisme religieux en général. Cela doit vraiment être la base du travail que nous faisons. Lorsque Mme Khalid a répondu à la question de savoir pourquoi il y a eu de tels contrecoups au sujet de la motion M-103, il ne faut pas oublier qu’une partie, mais pas la totalité, de l’islamophobie dont nous sommes témoins est fabriquée à dessein. Des calculs politiques ont été faits qui montrent que le ciblage des musulmans présente plus d’avantages que de coûts d’un point de vue politique et sur le plan de la collecte de fonds, si je peux être aussi grossier.

Cela ne s’est pas produit tout seul; les gens de partout au pays ne se sont pas réveillés en disant : « Je vais envoyer des menaces de mort à Iqra Khalid. » Ces choses sont organisées. Il est important que nous nous dressions contre ce type de conception et d’organisation également.

Ce sont des recommandations vagues, et je le sais, sénatrice Jaffer. Mais c’est le genre de déclarations que les Canadiens trouveraient très utiles de la part du comité.

La sénatrice Jaffer : À vous deux, salaam alaikum. J’avais une question facile à vous poser, mais je vais maintenant vous poser une question difficile; pardonnez-moi.

Vous, madame Khalid, et vous, monsieur le député Zuberi, avez fait face à de nombreux défis lorsque vous avez présenté la motion sur l’islamophobie. Je me souviens de la façon terrible dont vous avez été traités. Je ne l’oublierai jamais. Maintenant, nous avons Amira Elghawaby. Elle est très mal traitée.

Je me souviens qu’à la fin, lorsque vous étiez traitée de cette façon, le gouvernement est venu vous soutenir. Elle est juste abandonnée là. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on la discrédite avant même qu’elle commence son travail. Qui veut faire le genre de travail qu’elle devra faire compte tenu de la façon dont elle est discréditée?

Bien sûr, tout le monde a une opinion. On ne voudrait pas de quelqu’un qui n’a pas d’opinion. Je me demande si vous pouvez tous les deux nous dire si le gouvernement fait quelque chose de concret pour l’appuyer afin qu’elle ne soit pas complètement seule.

Je sais que ce n’était pas amusant pour vous, madame Khalid.

La présidente : Avant que vous ne répondiez, j’aimerais dire que la collectivité dans son ensemble a l’impression qu’elle a été laissée à elle-même lorsqu’elle a eu besoin de soutien et lorsqu’elle a été attaquée. Cela amène la collectivité à se demander quel soutien elle recevra du gouvernement lorsqu’elle s’acquittera de ses fonctions de représentante spéciale pour l’islamophobie.

M. Zuberi : Il suffit de regarder les commentaires du premier ministre. Il a été très clair en la soutenant fermement, en disant qu’elle avait son soutien et sa confiance. C’était une déclaration claire faite devant de nombreux appels, à Ottawa et ailleurs, pour qu’elle démissionne. Je pense que cela montre du leadership et un soutien ferme.

Vient maintenant l’important travail qu’elle doit accomplir. Son travail consiste à être une conseillère pour le gouvernement fédéral et les ministères. Cette idée d’être un bâtisseur de ponts... Elle n’est pas la ministre des Affaires intergouvernementales; elle n’est pas là pour établir des relations avec les collectivités de tout le pays, mais à cause de la conversation qui l’entoure, c’est maintenant une responsabilité implicite, je dirais. Mais, expressément, son travail consiste à conseiller les ministères fédéraux.

Je pense que cette réponse lui donne l’occasion de faire le travail important et nécessaire pour avoir des conversations. Comme Mme Khalid l’a mentionné, c’est par les interactions que la discrimination fond, et les études le montrent. Les études montrent que, au départ, lorsque des communautés nouvellement arrivées se heurtent à la société en général, la poussière de la discrimination est soulevée, mais elle se dissipe avec le temps et à mesure que les gens apprennent à se connaître.

C’est ce qui doit se passer avec son mandat. Elle devra communiquer avec les collectivités de tout le pays, avoir des conversations et permettre aux gens d’apprendre à la connaître et à connaître son travail.

Mme Khalid : Si je peux ajouter brièvement quelque chose. Mme Elghawaby est une dure à cuire. C’est une sœur, et nous la soutenons toujours, elle et le travail qu’elle fait, mais je voudrais aussi ajouter que ce n’est pas seulement sa responsabilité. C’est aussi la responsabilité de la communauté de la soutenir dans son travail important. C’est aussi la responsabilité de la communauté et des Canadiens de s’unir et de dire : « Écoutez, voici les enjeux, madame Elghawaby. Voici comment nous pouvons travailler ensemble pour passer à l’action. Voilà les recommandations que nous avons formulées. C’est ainsi que nous pouvons construire des ponts. » C’est en agissant comme un facilitateur et un défenseur du rôle qu’elle va réussir.

Nous ne pouvons pas simplement dire : « Nous avons nommé quelqu’un, et maintenant c’est à elle de réussir. » Ce serait une façon très intersectionnelle de dire que nous venons de la conduire sur le bord de la fosse aux lions et que nous attendons de l’y pousser. Nous devons la soutenir et continuer de veiller à ce qu’elle réussisse alors qu’elle se lance dans cette mission très importante.

La présidente : Madame Khalid, vous avez trois sœurs ici, en la personne de la sénatrice Gerba, de la sénatrice Jaffer et de moi-même, qui sont très favorables à Mme Elghawaby. Elle a été l’un de nos premiers témoins, et nous espérons l’entendre à nouveau à la fin du mois de mars.

Le sénateur Arnot : Je remercie les témoins d’être venus aujourd’hui. Il s’agit d’un groupe de témoins inhabituels. Nous avons deux députés élus et un ancien maire de Calgary. Vous êtes des décideurs bien connus et vous avez une grande influence dans la communauté.

J’ai posé cette question à de nombreux témoins qui ont comparu devant le comité lorsque j’étais présent, et je vous dis que l’Aga Khan est venu au Canada en 2010 et qu’il a pris la parole à Toronto. J’ai assisté à l’une des réunions, et il a dit que le Canada est l’expérience la plus réussie du monde en matière de pluralisme. Je crois qu’il a tout à fait raison. Mais il y a une fragilité rattachée à cette observation, et cela est directement lié à la connaissance, à la compréhension et à l’engagement de tous les Canadiens envers notre pays multiculturel, polythéiste et multiethnique.

Malheureusement, je crois que nous n’avons pas réussi à éduquer les élèves dans les écoles, particulièrement de la maternelle à la 12e année, au sujet des droits de la citoyenneté canadienne, mais aussi des responsabilités qui accompagnent ces droits et de la responsabilité fondamentale de respecter ses concitoyens, de respecter chaque être humain. Pourquoi? Parce que chaque être humain mérite une considération morale égale.

La démocratie et nos droits de la personne ne sont pas automatiques. Nous devons enseigner ces choses de manière explicite, intentionnelle, ciblée et séquentielle aux élèves canadiens. Nous n’avons pas réussi à le faire de manière efficace.

Lorsque je regarde la haine contre les musulmans, l’islamophobie, nous savons que les composantes sont l’ignorance, la peur et la malice. Nous avons besoin d’un antidote à ce poison, et je crois qu’il tient au pouvoir de l’éducation et à l’éducation des élèves d’une manière qui leur donne les outils dont ils ont besoin pour créer le genre de société dans laquelle ils veulent vivre.

J’aimerais entendre les commentaires des témoins sur cette idée, sur l’importance de l’éducation pour vraiment faire comprendre aux Canadiens le pouvoir de notre citoyenneté.

M. Zuberi : Un exemple positif a été donné par un gouvernement précédent du Québec, qui a instauré un cours de religion mondiale, ce qui a entraîné beaucoup de mélanges. Ce qui se passait, c’est que les élèves allaient dans différents lieux de culte — des lieux de culte sikhs, des temples hindous, et cetera — et étaient exposés à des endroits auxquels ils n’avaient jamais été exposés.

C’était une initiative très positive. C’est quelque chose qui a ouvert les yeux de beaucoup de gens. Elle n’est plus là actuellement, mais elle y était le cas il n’y a pas si longtemps.

J’aimerais aussi demander au comité, s’il ne l’a pas déjà fait, de prendre note du rapport Bouchard-Taylor du Québec. Il s’agit d’un rapport très exhaustif. Je l’intégrerais à vos travaux.

J’aimerais revenir sur ce que Mme Khalid a mentionné plus tôt au sujet des malentendus. Le rapport Bouchard-Taylor a dit que la plupart des histoires concernant le débat sur l’accommodement raisonnable ont été mal rapportées. Essentiellement, seulement la moitié de l’histoire a été rendue publique.

On m’a demandé tout à l’heure ce que l’on pouvait faire pour lutter contre la discrimination. Je dirais que l’une des choses essentielles est que les dirigeants prennent un moment pour se demander s’ils comprennent bien le problème en question.

Mme Khalid : Merci, monsieur Zuberi.

J’ajouterais qu’une chose que je préconise depuis quelques années, c’est une table ronde nationale. Bien que, en tant que gouvernement fédéral, nous n’ayons pas vraiment de compétence en matière de programmes d’enseignement dans notre pays, j’aimerais vraiment voir une table ronde nationale réunissant des experts non seulement en matière de diversité et d’inclusion, mais aussi en matière d’alimentation et de nutrition, de littératie financière, de haine en ligne et de citoyenneté numérique, et cetera, qui se réunisse et élabore un programme de base que nous aimerions voir à l’échelle du pays, sous réserve que les provinces puissent y ajouter des composantes. Je pense qu’un tel programme de base permettrait aux jeunes de la maternelle à la 12e année de devenir de meilleurs citoyens, comme vous l’avez mentionné, sénateur Arnot. Cela permettra également de s’assurer qu’en grandissant, les enfants comprennent mieux.

Je pense qu’au cœur de tout cela, nous avons peur de l’inconnu. Nous avons peur des choses que nous ne connaissons pas et des gens que nous ne connaissons pas. Lorsque nous nous débarrassons de cette peur, nous construisons automatiquement des sociétés plus inclusives. Je pense qu’en incluant cela dans nos programmes de cours, en particulier lorsqu’il s’agit d’éducation religieuse ou simplement d’éducation culturelle sur les personnes qui vivent avec nous et autour de nous, nous construirions des communautés plus fortes en éduquant mieux nos jeunes grâce à cette table ronde nationale.

M. Nenshi : Sénatrice Khalid, c’était très bien dit. Merci. L’Aga Khan a donné la conférence LaFontaine-Baldwin trois jours avant mon élection, si ma mémoire est bonne, et je la cite depuis de nombreuses années, et j’ai pu approfondir certains de ces thèmes lorsque j’ai eu l’honneur de donner cette conférence quelques années plus tard. Si vous vous ennuyez beaucoup un soir ou si vous êtes insomniaque, vous pouvez trouver cette conférence LaFontaine-Baldwin où j’aborde ce sujet en détail.

J’aimerais attirer votre attention sur quelque chose et peut-être vous faire réagir un tout petit peu.

Nous citons toujours M. King lorsqu’il dit : « ...l’arc de l’univers moral est long, mais il se penche vers la justice », mais nous ne reconnaissons jamais que nous devons saisir l’arc et le tirer vers la justice. Cela ne se fait pas tout seul. Comme vous l’avez dit, cela n’est pas automatique : nous devons faire le travail. L’éducation en fait certainement partie.

J’hésiterais un peu à me concentrer entièrement sur l’éducation des jeunes, car d’après mon expérience auprès des jeunes, en particulier les jeunes des villes au Canada, les enfants vont s’en sortir parce qu’ils doivent vivre cette diversité tous les jours. Je fais toujours une expérience lorsque je parle à des étudiants : je leur demande quel pourcentage des membres de la collectivité ne sont pas des Blancs. Quel pourcentage des gens sont musulmans? Ils ont tendance à surestimer le nombre de personnes parce que c’est le monde dans lequel ils vivent.

Le défi que nous devons relever est qu’il existe des forces qui travaillent activement à éduquer les gens et à les faire progresser dans la direction opposée. Avant de venir ici aujourd’hui, j’ai dit que je devais être très prudent; le Sénat est un lieu de second examen objectif où les gens sont très distingués, et je ne devrais pas être aussi piquant que d’habitude. Nous y voilà.

Pendant toute la durée de mon mandat de maire, j’ai été invité à d’innombrables conférences sur la radicalisation des jeunes hommes musulmans. Comment mettre fin à la radicalisation des jeunes hommes musulmans? Je dirais au comité que notre problème, ce n’est pas la radicalisation des hommes musulmans au Canada. C’est important, et nous devons nous y intéresser. Quand commencerons-nous à parler de la radicalisation des Blancs dans le pays? Quand commencerons-nous à parler du fait qu’il y a une génération — pas les étudiants, mais la génération suivante, les personnes dans la vingtaine, la trentaine et plus — qui se sent dépossédée, qui s’interroge sur le changement dans la communauté et qui est très sensible aux messages de radicalisation?

Nous l’avons vu tout au long de la pandémie, mais cela n’a pas commencé et ne se terminera pas avec la pandémie. Le fait que, comme le témoin précédent l’a mentionné, nous nous concentrions à l’ARC sur... et nous n’en parlons jamais vraiment. Une partie de la justification qui a été donnée pour le sentiment antimusulman auparavant, c’était qu’on s’inquiétait toujours du terrorisme. En fait, on n’en entend plus beaucoup parler, et c’est parce que — et je déteste cette expression — le terrorisme intérieur est devenu une affaire plus importante. Je n’aime pas le terrorisme intérieur, parce que cela donne l’impression qu’il s’agit d’un type de terrorisme moins important que le terrorisme musulman. Mais en réalité, ce type de radicalisation est ce que nous devons vraiment combattre.

Vous soulevez un point important. Cela commence dans le système d’éducation, de la maternelle à la douzième année, mais nous devons continuer de nous assurer que les gens ont accès aux connaissances et aux messages, qu’ils ont accès aux activités interculturelles et qu’ils ont la capacité interconfessionnelle de mieux se comprendre. Cela ne s’arrête certainement pas à l’âge de 18 ans.

Le sénateur Arnot : Bon point.

La présidente : Pouvons-nous essayer d’être brefs dans nos questions et nos réponses?

La sénatrice Gerba : Je vais essayer d’être brève.

[Français]

Merci à nos invités; c’est vraiment très intéressant d’entendre vos parcours et votre vécu personnels. Félicitations pour la motion; même si elle vous a valu beaucoup d’insultes, vous avez osé le faire et c’est vraiment très apprécié.

J’aimerais savoir ce que vous pensez du mot « islamophobie ». Je suis du Québec; vous avez vu la réaction de tout le Québec par rapport à cette nomination, parce qu’il y a le mot « islamophobie » et il y a une généralisation selon laquelle s’il y a de l’islamophobie, tous les Québécois sont islamophobes. Croyez-vous que ce mot fait peur? Croyez-vous que ce mot doit être accepté et doit continuer d’être utilisé pour décrire la situation que les musulmans vivent au Canada? Sinon, pensez-vous qu’on peut modifier le terme pour que les gens se sentent concernés?

J’ai une seconde question.

Merci à M. Zuberi d’avoir mentionné la Commission Bouchard-Taylor, qui a vraiment analysé en détail la question interculturelle et tous les accommodements raisonnables proposés.

Le Québec est une société qui se veut laïque. Je n’aime pas trop le terme en anglais, parce que cela ne dit pas exactement ce que cela veut dire, à savoir qu’une fois que quelqu’un entre dans l’espace public, il doit être vêtu de manière à ce qu’on ne reconnaisse pas son identité religieuse. Pensez-vous que le concept de la loi 21 doit être relu et expliqué, pour que les gens comprennent la position du Québec par rapport à ce sujet très délicat?

Si on ne règle pas le problème de la compréhension même de ce terme, du comportement et de la position du Québec, même la nomination de notre représentant spécial causera des problèmes dans la province de Québec, et cela m’inquiète beaucoup.

M. Zuberi : Pour répondre à votre première question, je pense qu’il est important de conserver le terme « islamophobie ». On utilise d’autres mots semblables pour d’autres communautés, comme « antisémitisme » et « racisme anti-Noirs »; on définit ces concepts par de tels termes. Il est vrai que, de temps en temps, il y a d’autres sous-concepts que l’on peut ajouter au concept et au principe.

[Traduction]

À l’heure actuelle, en ce qui concerne l’islamophobie, il est essentiel que le terme soit maintenu, je dirais. Il a un sens. Aucun terme n’est parfait, mais il a un sens. De plus, ce terme est utilisé depuis plus de 20 ans maintenant. Il a été mentionné pour la première fois dans un rapport de Runnymede au Royaume-Uni et a continué à être utilisé.

[Français]

Vous avez posé une deuxième question. Un grand débat a lieu au Québec actuellement par rapport à la question de la loi 21. Au début, la majorité des Québécois soutenaient cette loi, mais avec le temps, le soutien a diminué. On a vu ce qui s’est passé avec la dame de Chelsea.

[Traduction]

Elle a été retirée de la classe, et nous avons constaté immédiatement une baisse de l’appui à la loi. Le débat est en cours, et je pense qu’il est injuste pour le Québec que nous disions que c’est la position de tous les Québécois, car ce n’est certainement pas le cas.

[Français]

C’est la position du gouvernement actuel.

[Traduction]

Il y a une clause dérogatoire dans la loi, et cela donne la possibilité que la loi tombe tous les cinq ans, alors j’espère que ce sera le cas dans les 10 à 15 prochaines années.

La présidente : Merci, monsieur Zuberi.

La sénatrice Cordy : Merci beaucoup. Je suis ravie de vous avoir tous les trois ici aujourd’hui. Vos témoignages ont été excellents. Je dois vous dire que, dans l’avion ce matin, je lisais mes notes pour la réunion, et je ne savais pas que c’était pour ce comité, mais j’ai vu que vous comparaissiez tous les trois devant le comité, et j’ai pensé : « J’aimerais bien aller à ce comité. » Puis, je me suis rendu compte que c’était le comité auquel j’allais me rendre. Merci à tous. Vous avez illuminé ma journée avec l’excellent travail que vous avez fait.

Madame Khalid — et ceci s’adresse à tout le monde — votre expérience lorsque vous avez présenté la motion 103... je me souviens du harcèlement et du vitriol dont vous avez fait l’objet. Beaucoup d’entre nous se souviennent de ce qui s’est passé à l’époque; c’était vraiment exagéré. Le sénateur Arnot a parlé plus tôt de parler aux jeunes. J’ai déjà enseigné, et je pense que les parlementaires devraient être des modèles pour le langage que nous utilisons et la façon dont nous rendons des comptes au Parlement.

Les choses se sont-elles améliorées quelques années plus tard, après cette période épouvantable que vous avez traversée personnellement en présentant ce qui était une très bonne motion? La bonne chose, c’est qu’elle a certainement bénéficié d’une grande publicité. Les choses s’améliorent-elles au Parlement? Le discours est-il plus mesuré et réfléchi, et les gens sont-ils respectés? Ou est-ce que c’est toujours la même chose? Avons-nous appris quelque chose?

Mme Khalid : Je dirais que lorsque j’ai assisté à la veillée pour la famille Afzaal à London, en Ontario, qui avait été tuée parce qu’elle était musulmane, j’ai vu tous les dirigeants politiques présents, et ils ont utilisé et reconnu le mot « islamophobie ». Je me souviens de la difficulté que j’avais eue à leur faire reconnaître l’existence de l’islamophobie, compte tenu des résultats du vote à l’époque du débat sur la motion M-103. Il y avait un appel énorme pour dire que cela n’existait pas, que ce n’était pas le bon mot, ou que l’on assistait à une montée furtive de la charia, ou quoi que ce soit d’autre.

Mais lorsque nous pleurions la mort de ces quatre innocents et qu’un jeune enfant gisait à l’hôpital, ignorant que toute sa famille avait été tuée à cause de ce qu’elle était, je me souviens que le chef du Parti conservateur, du Bloc québécois, du NPD et, bien sûr, notre premier ministre ont déclaré qu’il s’agissait d’un incident islamophobe. J’avais envie de pleurer. Parce qu’à l’époque, il y a quatre ans, j’avais dit que nous devions lutter contre l’islamophobie dans notre pays, et j’avais dû faire face à une réaction brutale. Et il a fallu la mort d’autres personnes pour que cela soit reconnu. Ce n’est pas acceptable. Ce n’est absolument pas acceptable que cela ait pris autant de temps, mais c’est maintenant reconnu, et j’en tire un certain réconfort.

La sénatrice Cordy : Monsieur Zuberi, êtes-vous du même avis? Les choses changent-elles si lentement?

M. Zuberi : Je le crois assurément.

[Français]

On doit toujours garder espoir.

[Traduction]

Nous avons la conviction profonde que les choses s’amélioreront, et je crois qu’elles se sont améliorées. Si je regarde où nous en étions il y a 20 ans, après 2001, les choses se sont concrètement améliorées.

Au cours de la première décennie qui a suivi 2001, il y a eu beaucoup de défis. Les agences de sécurité nationale frappaient continuellement à la porte des dirigeants laïcs, non pas des gens qui s’adonnaient à des activités malveillantes, mais des dirigeants laïcs de la collectivité. Nous en avons tiré des leçons. Nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas acceptable.

La compréhension de qui étaient ou sont les musulmans s’est beaucoup améliorée au fil du temps, mais nous avons encore beaucoup de défis à relever.

S’il y a une recommandation que je ferais à cet organisme, c’est que nous devons promouvoir des politiques et des programmes qui permettent le mélange des gens, et en particulier, pas dans les grandes villes du Canada, mais dans les villes moyennes et petites du Canada et dans chaque province du pays. C’est là que nous construirons la compréhension. C’est lorsque les gens ne se mélangent pas et ne se mêlent pas les uns aux autres que nous avons de fausses impressions de nos concitoyens. Donc, s’il y a une recommandation que je ferais, c’est qu’il y ait des programmes et des politiques qui encouragent le mélange et la rencontre dans les villes moyennes et petites du pays.

M. Nenshi : Merci pour cela. Je suis un peu moins optimiste. Je pense que les choses s’étaient beaucoup améliorées. Je pense que depuis 2015 ou 2016 — et je ne veux pas verser dans la paranoïa ici — mais nous avons vu les forces de la division et de la haine devenir beaucoup plus organisées et raffinées en étant capables d’utiliser les outils des médias sociaux et de la technologie pour pousser leur travail plus loin. Lorsque nous regardons les résultats de la façon dont les gens vivent leur vie — je n’ai pas besoin de vous donner les statistiques sur l’augmentation des crimes haineux et ainsi de suite — je pense que cela a été facilité et encouragé par trop de gens dans mon ancienne profession — la politique — qui ont vu un gain politique à court terme dans ce travail.

[Français]

Il faut dire que je ne suis pas Québécois et que je parle français comme un cowboy. Je ne connais pas vraiment les nuances de la laïcité. Je ne connais pas l’histoire du Québec ni l’histoire du pouvoir de l’Église au Québec.

Cependant, je sais que lorsque l’on tient des discussions sur la langue et sur ses mots, cela ne fait qu’une chose : éviter de faire le travail qui doit être fait.

[Traduction]

Je dis toujours, quand je parle à mes employés, que l’une des meilleures façons d’éviter le travail est de parler du travail plutôt que le faire. Je pense que lorsque nous sommes pris dans des questions de langue — l’islamophobie est-il le bon terme, par exemple, comme nous en avons discuté — peu importe le nom que nous lui donnons. En fait, je n’aime pas le terme islamophobie, car il ne s’agit pas d’une phobie ou d’une peur. Je parle souvent de sectarisme religieux, mais peu importe comment on l’appelle. Les mêmes personnes vont nous attaquer de toute façon. La chose la plus difficile à comprendre et à retenir pour nous, c’est que la discrimination passée ne peut jamais justifier la discrimination actuelle.

Un de mes anciens collègues, un ancien maire du Québec, a écrit un article d’opinion la semaine dernière dans lequel il explique pourquoi la laïcité est importante pour les Québécois, et c’est parce que les Québécois se sont sentis très maltraités par l’Église catholique pendant si longtemps. C’est une histoire vieille de 50 ans. Il a même dit que nous pouvions justifier que l’on retire des droits aux femmes musulmanes parce que sa grand-mère a été forcée d’avoir tant d’enfants.

On ne peut pas utiliser la discrimination passée pour régler la discrimination actuelle. Je sais que cela peut sembler naïf et utopique, mais nous devons créer une place publique où chacun se sent suffisamment fort pour accueillir tout le monde. Une place publique vraiment laïque n’est pas une place qui fait de la discrimination contre certaines personnes et qui dit : « Vous pouvez participer moins que les autres », ce que fait le projet de loi 21.

Le député Zuberi n’a pas tort. Les gens ont commencé à se retourner contre le projet de loi 21 lorsqu’ils se sont rendu compte que de véritables êtres humains étaient concernés ici. Il y a une excellente enseignante qui est en train de perdre son emploi à cause de cela. Ce n’est pas seulement la théorie d’une femme qui porte un hidjab. Cette place publique doit être suffisamment ouverte et forte pour être ouverte à tous.

Et d’ailleurs, je le dis aux communautés musulmanes. Je dis : « Je suis musulman, et mon Allah n’est pas si faible que Dieu est menacé par une jeune fille du Pakistan qui est chrétienne. » Quand mon dieu est-il devenu si faible?

De même, quand notre société est-elle devenue si faible que la pensée de quelqu’un qui s’habille différemment de nous, qui ne prêche pas, qui ne convertit pas, qui ne prépare pas les gens à sa religion, mais qui s’habille simplement d’une façon différente de nous... Comment se fait-il que notre société est si faible que c’est une telle menace? C’est ce que nous devons être en mesure de surmonter. Nous devons être en mesure de le faire sur le plan stratégique.

Nous avons beaucoup parlé de changer le cœur des gens. Nous avons beaucoup parlé de rendre les gens plus tolérants. J’utilise le mot « tolérants » avec beaucoup de prudence. Beaucoup de gens n’aiment pas la tolérance. Je ne veux pas être toléré. Je veux être accepté. Je veux être respecté. Je dis, je serais heureux avec la tolérance. Je serais heureux que la personne dise : « Je n’aime pas vraiment cette famille musulmane qui vit à côté de chez moi. Ils ne sont pas mes meilleurs amis, mais je respecte leur droit de vivre ici, d’avoir un emploi, d’être éduqué et de participer à la communauté. »

Nous avons beaucoup parlé de cela. En tant que politiciens, en tant que parlementaires, nous devons également nous assurer que nos politiques répondent à ce dont nous parlons.

La dernière chose que je dirai sur cette histoire — je suis en pleine diatribe — mais la dernière chose que je dirai, c’est qu’il y a eu un débat, et nous l’avons même entendu aujourd’hui : les Québécois sont-ils plus islamophobes que d’autres? Je vous rappelle que, en 2015, et dans les sondages effectués depuis, le niveau d’appui pour des choses comme le projet de loi 21, l’interdiction du niqab lors des cérémonies de citoyenneté, était extraordinairement élevé partout au pays. Pourtant, ce n’est qu’au Québec que les politiciens agissent en ce sens.

En 2015, si les élections avaient simplement porté sur la ligne directe des pratiques culturelles barbares — et si vous aviez cru les sondages à l’époque — la grande majorité des Canadiens — eh bien, je ne devrais pas dire la ligne directe des pratiques culturelles barbares, parce que c’était fou. L’interdiction du niqab lors des cérémonies de citoyenneté, si ce n’avait été que cela, aurait permis à ce gouvernement de remporter une vaste majorité.

Ce gouvernement n’a pas gagné cette élection, parce que les gens votent pour d’autres choses. Se concentrer uniquement sur cela est une erreur politique, et c’est aussi une erreur stratégique. C’est pourquoi je continue de dire que ce n’est pas du courage de faire la bonne chose. Au bout du compte, les gens sont récompensés pour avoir fait ce qu’il fallait du point de vue stratégique.

Désolé, je suis allé bien au-delà de votre question.

La présidente : Merci. Sénatrice Omidvar, en tant que présidente, je vais prendre la liberté de vous donner du temps.

La sénatrice Omidvar : Je serai brève. Merci, madame la présidente.

Je vais poser une question aux trois témoins et vous inviter à y répondre.

Monsieur Zuberi, vous avez parlé des investissements que le gouvernement a faits pour lutter contre l’islamophobie. J’aimerais passer des investissements aux questions de racisme structurel et systémique dans la loi fédérale qui ont des conséquences intentionnelles ou non — je ne suis pas assez intelligente pour le savoir — sur les musulmans.

Je parle plus particulièrement de la Loi antiterroriste, qui a été adoptée à la hâte par l’ancien premier ministre Chrétien en 2001, puis, en 2015, de la stratégie nationale relative au cadre de gestion du risque inhérent qui a été mise en œuvre au ministère des Finances par l’ancien premier ministre Harper. L’Agence des services frontaliers du Canada, la GRC, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, le Service canadien du renseignement de sécurité et l’ARC fonctionnent tous dans l’orbite de son influence. Le résultat est que certaines communautés font l’expérience du racisme systémique de manière réelle et ressentie.

Je vais vous donner un exemple. L’ARC révoque le statut des organismes de bienfaisance musulmans à un rythme beaucoup plus rapide que celui des autres organismes de bienfaisance.

Ne pensez-vous pas qu’il est temps pour votre gouvernement de revoir ces textes de loi?

M. Zuberi : Excellente question. Je pense que vous soulignez quelque chose de très important, à savoir que les lois élaborées dans des moments de profondes émotions sont des lois qui doivent être revues.

La communauté internationale et le Canada ont vécu un moment très émouvant lorsque la Loi antiterroriste a été adoptée et promulguée peu après l’attentat de 2001. Comme vous l’avez souligné, elle a eu de graves répercussions sur les Canadiens, en particulier sur les communautés musulmanes.

Cette communauté particulière de Canadiens a eu l’impression d’être considérée comme une cinquième colonne dans son propre foyer et dans la société. Si c’est là l’incidence d’une législation, alors, comme vous le dites, elle mérite d’être revue. Elle mérite d’être revue non seulement en raison de la manière dont elle a été adoptée et des faux positifs qui en ont découlé, mais aussi parce que cette loi était précise pendant un certain temps et ne s’applique pas nécessairement de la même façon pendant 20 ans, n’est-ce pas?

Nous savons que nous faisons face aujourd’hui à l’extrémisme d’extrême droite. Il s’agit d’une nouvelle forme d’extrémisme qui conduit à la violence. Nous devons nous demander si les outils d’il y a 20 ans sont adaptés à ce problème actuel.

Je ne veux pas dire que les problèmes d’il y a 20 ans ont complètement disparu; non, ils sont toujours présents dans le débat public et dans le contexte international dans une certaine mesure, mais nous avons aussi de vrais problèmes ici, chez nous, aujourd’hui. C’est ainsi que je répondrais à votre question réfléchie et précise.

Mme Khalid : J’ajouterai rapidement, j’en ai parlé plus tôt, l’égalité des chances. Le fait d’avoir de plus en plus de gens assis à ces tables de décision qui comprennent le contexte, qui savent qu’un musulman n’est pas un terroriste, qui savent que l’antisémitisme est mal, qui savent que le fait d’être une personne noire n’est pas de facto négatif de quelque façon que ce soit, je pense que le fait d’avoir des gens assis à ces postes de pouvoir à la table de décision contribue vraiment beaucoup pour combattre la discrimination systémique sous toutes ses formes.

J’encourage le comité à en prendre note et à recommander que de plus en plus de personnes d’origines diverses, y compris des musulmans, soient nommées aux conseils d’administration dans tout le pays.

M. Nenshi : Merci de cette question très pertinente, comme toujours, sénatrice.

Je crois que c’est l’ex-sénateur Sinclair qui a dit que le racisme systémique, c’est ce qui reste quand on se débarrasse des racistes. Ce que nous avons pu faire, c’est réellement changer le cœur et l’esprit des gens, comme je l’ai dit tout à l’heure. Maintenant, nous devons vraiment nous pencher sur les questions structurelles qui font que, même si les personnes qui travaillent dans le système ne sont pas racistes... c’est ainsi que le système est conçu. Le gouvernement est bien connu pour cela.

Quand j’étais maire, je disais toujours qu’aucun des fonctionnaires ne veut aller travailler tous les jours, et personne ne se lève le matin en disant, je veux aller travailler aujourd’hui et rouler un citoyen, mais parfois, vous allez au travail, et les plaintes des citoyens sont telles que la politique, la procédure et la façon dont vous les gérez vous donnent comme seule option de rouler le citoyen. Quand vous faites cela au quotidien, vous avez tendance à oublier les leviers institutionnels qui en sont la cause.

Bon nombre de personnes réagissent très mal à ces mots, « racisme systémique ». En réalité, ce dont on parle, ce sont des générations de pouvoir et de conception. Quand j’étais au gouvernement, j’ai toujours dit que je n’étais pas une personne très brillante. Je n’ai que deux réponses à chaque problème, et ce sont toujours les mêmes : adoptez une vision systémique de ce sur quoi vous travaillez et placez la personne que vous essayez de servir au centre de votre vision systémique.

Trop souvent, nous servons la politique. Nous servons le processus. Nous servons la bureaucratie. Nous servons les formulaires qui doivent être remplis, plutôt que le citoyen.

Si l’on peut utiliser ce point de vue de discrimination systémique et que l’on peut ensuite vraiment adopter de manière méthodique et rigoureuse cette vision systémique et reformater les choses de sorte que le citoyen soit au centre du travail, cela fait une énorme différence.

Je vais vous donner un exemple banal. Cette année, au bureau des passeports, il y a eu de nombreux problèmes. Une des choses que j’ai découvertes, depuis mon poste en semi-retraite ici, c’est que le bureau des passeports est l’un des rares endroits où le gouvernement fédéral sert directement les citoyens.

La Ville de Calgary, le palier municipal de gouvernement, doit servir les citoyens de toutes les manières, tous les jours. Mais l’une des difficultés qu’il y avait, c’est que le bureau des passeports devait suivre toutes ces politiques ridicules, plutôt que de penser à son objectif, à savoir fournir au citoyen le passeport au plus vite, tout en réduisant le risque que la collectivité fournisse le passeport à la mauvaise personne. En réalité, c’est un risque infime, mais l’ensemble du système repose sur l’élimination du risque qu’il y ait une fraude de passeport. Pourquoi sommes-nous si inquiets de la fraude de passeport? Eh bien, nous craignons que les passeports servent à la perpétration d’un crime. Pourquoi sommes-nous si inquiets que les passeports servent à la perpétration d’un crime? Parce que les gens qui ont un passeport canadien n’ont pas forcément l’air canadien, et nous devons donc mettre en place tous ces freins et contrepoids pour nous assurer que ces personnes ont un passeport. Vous voyez où je veux en venir? Quand nous examinons les structures de pouvoir institutionnelles — c’est juste un exemple hypothétique — qui ont créé cela, nous retrouvons les problèmes institutionnels que vous avez décrits, sénatrice.

Si l’une des recommandations de ce travail est que le gouvernement adopte une vision systémique de la façon de supprimer rigoureusement ces leviers d’autorité et de pouvoir institutionnels qui ont été mis en place au fil des générations, ce serait un travail formidable. Nous ne pouvons tout gâcher en laissant la fonction publique se transformer en bureaucratie.

La présidente : Merci, monsieur Nenshi. Mesdames et messieurs les sénateurs, je suis désolée, il n’y aura pas de seconde série de questions. Je n’ai pas pu poser de questions non plus.

J’aimerais remercier les témoins de leur témoignage. L’aide que vous avez apportée à notre étude est très appréciée.

Honorables sénatrices et sénateurs, je vais maintenant présenter notre troisième groupe de témoins. On a demandé aux témoins de présenter une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous allons les entendre et nous passerons aux questions des sénateurs.

J’aimerais saisir l’occasion pour vous souhaiter la bienvenue. J’ai été surprise de savoir que vous vouliez comparaître. Je vous souhaite la bienvenue au comité.

Nous allons entendre M. Michael Mostyn, chef de la direction du Bureau national de B’nai Brith Canada, qui présentera la déclaration avec Me David Matas, conseiller juridique principal du bureau national de B’nai Brith Canada.

Michael Mostyn, chef de la direction, Bureau national, B’nai Brith Canada : Merci beaucoup, honorables sénatrices et sénateurs. Je m’appelle Michael Mostyn, et je suis le chef de la direction de B’nai Brith Canada. Je suis accompagné aujourd’hui de deux de mes collègues. Je partage mon temps de parole avec Me David Matas et M. Richard Robertson, qui sera ravi — avec Me Matas et moi-même — de répondre à toutes vos questions.

B’nai Brith est la plus vieille organisation juive des droits de la personne et des services sociaux du pays. Grâce à notre ligue des droits de la personne, nous produisons des audits des incidents antisémites depuis 1982. Ce travail nous a permis d’acquérir une expertise pour déterminer les nombreuses tendances sociétales qui ont mené à l’expression de la haine dans notre société. Nous utilisons les leçons que nous avons apprises pour aider tous les membres vulnérables de notre société à lutter contre la haine et le racisme qu’ils subissent. Par exemple, B’nai Brith organise en ce moment une série de tables rondes pour élaborer un plan d’action communautaire dans le cadre de l’initiative de l’Ontario contre le racisme et la haine.

Notre engagement à protéger les droits de la personne est ce qui nous a amenés à comparaître devant vous aujourd’hui. Compte tenu de notre expérience et de notre expertise, nous estimons que nous pouvons aider de manière significative l’étude d’aujourd’hui à soutenir un Canada accueillant et sûr pour tous ses citoyens musulmans.

Dans votre comité, on a beaucoup parlé de l’islamophobie. Cependant, je suis également ici à titre de représentant de la communauté juive du Canada en général pour vous dire à quel point les juifs étaient tristes et blessés d’apprendre qu’ils ont été victimes d’une campagne de salissage injustifiée sous la forme d’un rapport présenté par Mme Jasmin Zine. Le rapport a été approuvé par d’autres qui ont comparu devant le comité. En étant mentionnées dans le document de Mme Zine, les principales organisations juives de notre pays, responsables de la lutte contre l’antisémitisme, ont été victimes de diffamation de la part de Mme Zine, car elles auraient conspiré en vue de construire, de mettre en œuvre une industrie islamophobe fabriquée de toutes pièces et d’en tirer profit... sans surprise, elle a précisément exclu cette dimension de ses témoignages devant votre comité.

L’ironie grinçante de ces suppositions fallacieuses, dangereuses et conspirationnistes formulées à l’encontre du groupe le plus visé par la haine religieuse au Canada ne devrait échapper à personne. Personne ne doit être surpris, si ces éléments de son rapport contribuent à l’augmentation de l’antisémitisme dans notre pays. Une définition trop étroite ou trop large de la haine contre les musulmans, ou l’utilisation d’un terme indéfini comme l’islamophobie, peut clairement avoir comme conséquences imprévues de victimiser des non-musulmans, des musulmans progressistes et l’ensemble de la communauté musulmane elle-même. L’unique vraie valeur du rapport de Mme Zine est effectivement qu’il a mis en lumière cette triste réalité, ce qui nous permet de chercher à la surmonter.

C’est pourquoi B’nai Brith Canada recommande d’utiliser une définition claire de la haine contre les musulmans qui protège les musulmans, qui n’est pas en contradiction avec les droits de la personne d’autres minorités, qui concorde avec la jurisprudence canadienne et est fondée sur les valeurs universelles des droits de l’homme. Mon collègue, Me Davis Matas, va maintenant expliquer davantage nos propositions.

Me Matas : L’étude de l’islamophobie que le Sénat a effectuée peut définir de manière utile le terme. Nous faisons cette suggestion du point de vue de notre expérience et de la définition du terme « antisémitisme ».

Le terme « antisémitisme » ne veut littéralement rien dire, puisque le terme antisémitisme signifie littéralement être contre le sémitisme, et le sémitisme n’existe pas. Ce terme a été initialement inventé par Wilhelm Marr, qui a fondé la ligue contre l’antisémitisme en Allemagne, en 1879. Il considérait le sémitisme comme une conspiration juive visant à contrôler le monde. Ce sémitisme, cette conspiration, n’a jamais existé. Croire en son existence était une forme fantastique de sectarisme qui existait seulement dans l’esprit des antisémites. Les ravages de l’Holocauste ont discrédité le terme. Le terme antisémite a changé de camp. Aujourd’hui, le terme « antisémite » n’est pas utilisé par les antisémites. Il est plutôt utilisé par ceux qui luttent contre le sectarisme contre les juifs, et pas seulement la forme particulière de sectarisme envisagée par Wilhelm Marr et ses collègues, mais plutôt toutes les formes de sectarisme contre les juifs.

Le sectarisme contre les juifs existe depuis la préhistoire. Son existence est pérenne, mais sa forme est en constante évolution. En raison de la nature pérenne du sectarisme contre les juifs, de la nature constamment changeante de ce sectarisme et de l’utilisation d’un terme pour résumer ce sectarisme qui ne se réfère littéralement à rien, il est devenu utile de définir le terme « antisémitisme ».

Aujourd’hui, il existe un consensus général sur ce que devrait être la définition, approuvée par l’Alliance internationale sur la mémoire de l’Holocauste, malgré des refus isolés. Nous considérons aujourd’hui l’antisémitisme non pas simplement comme la forme particulière de sectarisme qu’exprimait la ligue originale des antisémites, mais plutôt comme toutes les formes de sectarisme contre les juifs.

L’évolution de la signification du terme « antisémitisme » et l’adoption d’une définition par consensus à l’échelle mondiale est, selon nous, un précédent utile à suivre pour le terme « islamophobie ». Même si l’islamophobie signifie littéralement quelque chose — crainte irrationnelle de l’islam —, sa signification littérale est trop étroite pour le vrai problème qu’elle évoque. Le réel problème est le sectarisme contre les musulmans. L’islamophobie est l’une des causes de ce sectarisme, mais elle n’est pas la seule.

Il pourrait être plus simple de parler uniquement de sectarisme contre les musulmans, plutôt que d’islamophobie. Cependant, puisque le terme « islamophobie » est aujourd’hui largement utilisé et reconnu, il est probablement préférable de le garder, mais, comme pour l’antisémitisme, il faut le définir au-delà de sa signification littérale.

Si on examine la définition d’antisémitisme de l’Alliance internationale sur la mémoire de l’Holocauste, ce que l’on constate, c’est qu’il s’agit d’une déclaration générale de ce que l’antisémitisme est, de ce qu’il n’est pas et de quelques exemples fournis à titre indicatif. Ce mode de présentation que nous proposons est un modèle utile pour l’islamophobie. Nous proposerions une définition de l’islamophobie qui associe le terme à la haine contre les musulmans, qui affirme que le terme n’empêche pas la critique raisonnée de diverses interprétations de l’islam et fournit quelques exemples de ce que cette expression englobe, l’islamophobie dans son sens littéral étant l’une d’entre elles.

Le Canada avait un rôle important à jouer dans l’adoption de la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale sur la mémoire de l’Holocauste de 2016, dans le cadre de sa conférence et de son sommet de 2010 de la Coalition interparlementaire de lutte contre l’antisémitisme dans son protocole d’Ottawa. Le Canada pourrait, et selon nous il devrait, prendre l’initiative d’aider à établir un consensus mondial sur la signification du terme « islamophobie ».

Voilà mes observations. Merci.

La présidente : Merci beaucoup de vos observations. Je vois que les sénateurs n’ont pas de questions.

La sénatrice Omidvar : Je n’ai pas entendu quelque chose. Monsieur Mostyn, vous avez dit qu’un mémoire que vous avez cité nous avait été présenté. Pourriez-vous nous donner le nom du témoin qui a fourni le mémoire?

M. Mostyn : Merci, sénatrice, de la question. Vous ne parlez pas du mémoire de B’nai Brith?

La sénatrice Omidvar : Non.

M. Mostyn : Le document auquel je faisais référence était celui de Mme Jasmin Zine, intitulé « The Canadian Islamophobia Industry: Mapping Islamophobia’s Ecosystem in the Great White North ».

La sénatrice Omidvar : Merci. Je n’avais pas entendu le nom.

La présidente : Puisque personne n’a de questions, j’aimerais vous remercier tous deux de vos exposés, et j’aimerais vous remercier d’avoir comparu devant le Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Votre aide dans le cadre de notre étude est très appréciée.

(La séance est levée.)

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