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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 6 mars 2023

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 5 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner les questions qui pourraient survenir concernant les droits de la personne en général.

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bonjour. Je me présente : Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité. Nous tenons aujourd’hui une séance publique du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.

J’aimerais profiter de l’occasion pour présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui. Nous avons avec nous la sénatrice Bernard, vice-présidente du comité, qui représente la province de la Nouvelle-Écosse. Il y a également Andrew Cardozo, de l’Ontario, et la sénatrice Pat Duncan, du Yukon.

Notre comité poursuit aujourd’hui son étude sur l’islamophobie au Canada, conformément à son ordre de renvoi général. Dans le cadre de notre étude, nous aborderons entre autres le rôle de l’islamophobie dans la violence en ligne et hors ligne contre les musulmans, la discrimination générale, ainsi que la discrimination en matière d’emploi, y compris l’islamophobie dans la fonction publique fédérale. Nous examinerons aussi, aux fins de notre étude, les sources de l’islamophobie, ses conséquences sur les personnes, notamment en ce qui a trait à la santé mentale et à la sécurité physique, ainsi que d’éventuelles solutions et interventions gouvernementales.

Après avoir tenu deux réunions en juin 2022 à Ottawa, suivies de délibérations publiques et de visites de mosquées en septembre à Vancouver, Edmonton, Québec et Toronto, nous avons poursuivi nos audiences publiques à Ottawa l’automne dernier et le mois dernier.

Permettez-moi de vous donner quelques détails sur la réunion d’aujourd’hui. Cet après-midi, nous accueillerons deux groupes de témoins. Dans chaque groupe, nous entendrons les témoins, puis les sénateurs poseront des questions.

Je vais maintenant vous présenter notre premier groupe de témoins. Chaque témoin a été invité à faire une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs.

Je souhaite la bienvenue à notre première témoin, qui se joint à nous par vidéoconférence : Mme Rabia Khedr, présidente-directrice générale de DEEN Support Services et membre du conseil d’administration de la Federation of Muslim Women. Nous recevons, ici même, M. Karim Elabed, imam de la mosquée de Lévis, de l’Association des musulmanes et musulmans du Grand Lévis. Nous avons également le plaisir d’accueillir en personne, à la table, l’imam Michael Taylor.

J’invite maintenant Mme Khedr à faire son exposé.

Rabia Khedr, présidente-directrice générale, DEEN Support Services, et membre du conseil d’administration, Federation of Muslim Women, à titre personnel : Merci beaucoup, honorables sénateurs et chers témoins. C’est un privilège et un honneur pour moi de participer à ce processus et de comparaître devant vous.

Je me présente souvent en utilisant un énoncé d’une seule ligne, à savoir que je me considère comme un trait d’union, c’est-à-dire une personne qui jongle avec de multiples identités en portant le hidjab et qui croit en la réalité multiculturelle du Canada. Je suis musulmane, pendjabie, pakistanaise, canadienne, épouse, mère, fille de parents vieillissants, sœur de personnes handicapées, entrepreneure sociale engagée dans la communauté et centrée sur la carrière, perturbatrice de systèmes, et j’en passe. Il se trouve aussi que j’ai un handicap : je suis aveugle. Voilà toutes les facettes de ma personne.

Je m’adresse à vous aujourd’hui depuis Mississauga, en Ontario, soit les territoires traditionnels des Mississaugas de New Credit. Je suis éternellement reconnaissante aux ancêtres, aux premiers habitants de cette terre, qui m’ont donné le privilège, malgré la colonisation, de partager la richesse et les bénédictions de cette terre. Je suis éternellement reconnaissante aux Premières Nations qui m’ont donné le privilège de vivre à Mississauga, au Canada, et ce, pendant presque toute ma vie. Je ne suis pas née ici. Je suis une Canadienne naturalisée, mais je ne me sens chez moi nulle part ailleurs qu’ici, là où j’ai grandi. C’est aussi ici que j’élève ma famille. J’ai quatre enfants qui sont maintenant de jeunes adultes.

Je vais vous parler de mon vécu, et j’évoquerai également certaines de mes fonctions actuelles et antérieures, ainsi que les expériences des personnes que j’appuie dans le cadre de mes diverses activités. Je vous parlerai en ma qualité de personne qui fournit de l’aide et des services aux personnes handicapées d’une manière adaptée à leur culture et leurs croyances spirituelles. Je vous parlerai également du point de vue d’une femme musulmane qui prend part à des activités d’éducation et de sensibilisation en vue de donner aux femmes musulmanes les moyens de participer pleinement à notre société. Certains d’entre vous ont également entendu parler de moi en ma qualité de directrice nationale du mouvement Le handicap sans pauvreté. Je contribue donc de multiples façons.

Mon cheminement vers la découverte de ma foi s’est fait lorsque j’étais étudiante en sciences politiques à l’université, dans un contexte marqué par de nombreux bouleversements à l’échelle mondiale, provoquant ainsi chez moi un sentiment d’altérité. C’était dans les années 1990 : première guerre du Golfe, Somalie, Bosnie. Je n’avais pas de lien direct avec ces pays, mais j’ai très vite compris qu’il y avait un fil conducteur : l’islam et le fait d’être musulman.

Appelait-on cela de l’islamophobie à l’époque? Pas forcément. Assistait-on à un nouveau phénomène aux ramifications inimaginables? À l’échelle locale, oui. Nos valeurs et nos croyances étaient tout à coup dénigrées, et nous étions victimisés de bien des façons à l’échelle locale, sur le plan émotionnel et psychologique. Les personnes musulmanes ou perçues comme telles ont été « altérisées » et ont commencé à faire l’objet d’une haine énorme.

Cette situation s’est poursuivie au fil des décennies, et voilà où nous en sommes aujourd’hui. Pour ma part, j’ai contribué à la société ontarienne en tant que commissaire à la Commission ontarienne des droits de la personne. Je défends constamment les droits des personnes handicapées et les droits de la personne afin d’améliorer la qualité de vie de chaque Canadien. Dans mon monde, il n’y a pas de place pour l’altérité. Je vous parle en tant que femme aveugle qui ne voit pas les différences physiques et qui ne voit pas si les gens s’habillent bien ou mal. Dans cette optique, j’aimerais demander à chaque Canadien de reconnaître que l’islamophobie n’a pas sa place. Il n’y a pas de place pour la haine. L’islamophobie est bien réelle, et elle devient de plus en plus fréquente.

Ce sont les femmes qui sont les plus touchées par l’islamophobie : les femmes racisées, les femmes qui s’identifient visiblement comme musulmanes. Même s’il s’agit de femmes blanches privilégiées, dès qu’elles portent le hidjab, elles sont soumises au profilage racial et à l’islamophobie. J’ai trois filles qui sont de jeunes adultes. Je souhaite pour elles un avenir où elles n’auront jamais à subir l’impact de l’islamophobie. Hélas, je crains fort que l’islamophobie fasse partie de leur réalité, à moins que nous ne la combattions activement par des lois, des programmes, des partenariats, des projets de collaboration et des efforts visant à sensibiliser tous les Canadiens aux musulmans et au fait que nous faisons partie intégrante de la société canadienne, que nous pouvons être de toutes les couleurs, que nous avons toutes sortes d’identités et que tous ces éléments se recoupent. Nous venons de diverses sphères sociales et nous contribuons de multiples façons à la société.

À Mississauga, dans la région de Peel, nous avons observé une augmentation considérable des crimes haineux et des signalements d’incidents haineux — en fait, il y a eu une hausse d’environ 90 % ou plus au cours des dernières années. À bien des égards, nous avons été témoins de cas de violence extrême infligée à des personnes visiblement musulmanes : des femmes se sont fait arracher leur foulard, se sont fait cracher dessus parce qu’elles étaient visiblement musulmanes. L’islamophobie ne se limite pas à l’expérience des musulmans; elle vise également les personnes perçues comme musulmanes, si elles sont racisées, si elles portent un symbole religieux ou toute forme d’expression culturelle qui consiste à se couvrir les cheveux.

Au Canada, nous avons des droits et des responsabilités. Nous avons une tradition en matière de droits de la personne, laquelle est inscrite dans le Code et dans la Charte. Afin d’honorer ces traditions, nous devons mettre en place des politiques et des initiatives progressistes qui éradiquent la peur des musulmans dans la société canadienne et qui offrent des chances égales afin que nous puissions contribuer pleinement. Nous voulons tous la même chose : nous voulons nous épanouir, apporter une contribution, être des membres productifs de la société et jouir d’une qualité de vie comme tout le monde.

Les personnes handicapées souhaitent la même chose. Là encore, en tant que personnes handicapées racisées et exprimant leur foi, nous subissons beaucoup de discrimination. Comme nous exprimons notre foi de manière visible, nous sommes encore plus ciblés et marginalisés.

Le Canada, le gouvernement canadien, a le devoir d’honorer sa réputation historique de pays qui accepte les différences, qui défend les notions de multiculturalisme, de justice, d’équité et de droits de la personne, tout en reconnaissant que l’islamophobie et la haine n’ont pas leur place dans notre société et que nous avons besoin de ressources dédiées, d’efforts ciblés et de sensibilisation pour nous débarrasser de cette peur profonde des musulmans, peur qui a coûté des vies, qui a fait perdre des moyens de subsistance et qui a nui à la santé mentale de certaines personnes. Les gens souffrent d’énormes traumatismes en raison de la discrimination qu’ils subissent à cause de l’islamophobie.

Je suis ici pour faire valoir que nous, les femmes handicapées racisées qui choisissent fièrement d’exprimer leur foi de manière visible, ne devrions pas avoir à vivre dans la peur. Nous ne devrions pas avoir à cacher notre foi. Nous ne devrions pas nous sentir obligées d’enlever nos foulards pour obtenir des emplois ou des services, pour participer pleinement à notre société et pour ressentir un sentiment de sécurité.

Je ne veux pas que mes filles aient à vivre dans la peur. Je ne veux pas que leurs enfants vivent dans la crainte d’être musulmans et d’être pris pour cible. Nous assistons à une augmentation de la violence et de la haine. Nous devons rester vigilants et faire preuve d’engagement pour véritablement éradiquer la haine de notre société grâce à des programmes et à des services. Je suis ici pour vous rappeler que l’islamophobie est bien réelle. Vous avez vu les chiffres, les données et les recherches. Vous avez entendu les récits. Vous avez vu ce qui s’est passé lors de la fusillade de la mosquée de Québec. Vous avez vu ce qui s’est passé lors de l’agression brutale d’un homme dans un parc de Mississauga. Vous avez vu les nombreuses autres formes de l’islamophobie qui passent inaperçues et qui ne sont souvent pas signalées.

La présidente : Merci, madame Khedr. Je suis désolée de vous interrompre, mais vous aurez l’occasion d’y revenir lorsque les sénateurs poseront leurs questions.

Je donne maintenant la parole à l’imam Karim Elabed.

[Français]

Karim Elabed, imam de la mosquée de Lévis, Association des musulmanes et musulmans du Grand Lévis, à titre personnel : Bonjour à tous. Merci beaucoup de m’avoir donné la parole. Je suis très honoré de faire partie de ce panel et de pouvoir un tant soit peu enrichir le débat sur l’islamophobie et, surtout, apporter des solutions parce que la situation, bien entendu, est quand même de plus en plus difficile.

Nous qui sommes sur le terrain et en contact avec la communauté musulmane directement, prenons connaissance malheureusement tous les jours d’un certain nombre d’incidents qui sont extrêmement alarmants.

Permettez-moi d’abord de me présenter très brièvement; je vais essayer d’être succinct. Je suis imam à la mosquée de Lévis dans la région de Québec. Je suis un imam bénévole. Je suis également homme d’affaires et je suis marié avec une Québécoise; j’ai des enfants qui ont une double culture française et marocaine, et la culture canadienne également.

Je suis très alarmé par rapport à ce qui est en train de se produire en ce moment. J’ai vécu en France pendant une quinzaine d’années; ma femme québécoise, que j’ai rencontrée là-bas, n’en pouvait plus, en fait, de la stigmatisation et des discours haineux dans les médias comme dans la sphère politique. Elle m’a dit qu’on devait déménager de la France, car elle ne voulait pas que nos enfants vivent dans un pays et dans un milieu islamophobes comme en Europe.

Je vous parle de 2008 et à l’époque, effectivement, le Canada et le Québec étaient vraiment des havres de paix et du bien-vivre ensemble.

Lorsque je suis arrivé avec ma petite famille au Québec pour m’installer et recommencer ma vie, durant les premiers mois et les premières années, je me suis senti extrêmement privilégié, parce que tout ce que je détestais en Europe, et en France en particulier, je ne l’ai pas retrouvé ici. Je parle du fait que les gens ne sont pas jugés en fonction de leur race ou de leur religion, mais plutôt en fonction de leurs qualités, en fonction de leur humanité et en fonction de leur effort de participation à la prospérité collective.

Malheureusement, ce n’était en quelque sorte qu’un feu de paille; ce n’était vraiment que durant quelques années. Après, à partir des années 2010 et 2011, les choses ont commencé à se compliquer. Je parle vraiment du Québec parce que j’y vis actuellement et que j’y ai toujours vécu depuis 2008.

J’ai vu vraiment cette montée du racisme et plus particulièrement de l’islamophobie à l’occasion de quelques événements, dont la commission Bouchard-Taylor qui voulait en quelque sorte — je ne doute pas de sa bonne foi — essayer de comprendre ce qui ne va pas avec l’islam et les musulmans au Québec. Il y avait quelques incidents et des problèmes d’intégration. Malheureusement, cette commission n’a fait qu’exacerber un petit peu les discours haineux et a totalement décomplexé la xénophobie et l’islamophobie dans l’espace public. On entendait des témoignages de gens qui prenaient, par exemple, des cas d’incompréhension entre voisins comme un problème majeur de communautarisme et des problèmes d’intégration des musulmans et concluaient que l’islam était vraiment un problème.

Dans les médias, à partir de 2011-2012, on a commencé à présenter l’islam comme étant un problème dans la société québécoise et cela a commencé à attiser un petit peu des problèmes autour des lieux de culte, autour des commerces halal, ethniques et ainsi de suite.

Chemin faisant, dans les lieux de culte, par exemple à la mosquée du Centre culturel islamique de Québec, soit la grande mosquée de Québec, sur le chemin Sainte-Foy, où il y a eu un attentat le 29 janvier 2017 — j’ai d’ailleurs participé à la fondation de cette mosquée —, nous avons reçu, à partir de 2013, 2014, 2015, des signes avant-coureurs manifestes d’une montée de la xénophobie et de l’islamophobie. Entre autres, des croix gammées ont été dessinées sur les murs et les portes de la mosquée.

Quelques mois plus tard, une tête de porc a été déposée devant la mosquée. Dans une autre mosquée, des vitres ont été brisées; des jets de pierres volontaires ont brisé des vitres de la mosquée et ainsi de suite.

Pour tout cela, au lieu que ce soit pris très au sérieux par les instances politiques, on a considéré que c’était simplement des faits divers. Comme je l’ai dit, je suis aussi homme d’affaires et j’ai un supermarché ethnique et, un jour, un groupe de personnes d’un groupuscule extrémiste de l’extrême droite — La Meute pour ne pas le citer — est venu carrément dans mon commerce pour me menacer et me dire de fermer mon commerce, parce qu’on n’avait pas de place au Québec, que le Québec était aux Québécois et qu’on n’avait pas le droit de vendre de la viande halal et des produits venus d’ailleurs, et cetera.

C’était justement avant cet attentat; ensuite, il y a eu cet attentat le 29 janvier 2017, qui a en quelque sorte bouleversé ma vie. À un moment donné, j’ai vraiment pensé à quitter le Québec, mais pour mes enfants et ma famille, j’ai décidé de rester ici et de me battre.

Je vous remercie de cette initiative qui prouve qu’il y a de l’espoir. Il y a de l’espoir pour qu’on puisse vraiment régler ce problème une bonne fois pour toutes, à condition que tous s’y mettent.

Il n’est pas normal que chaque jour, dans les médias, surtout dans les radios-poubelles — et on en connaît des radios-poubelles, ici au Québec —, on extraie des faits divers ou des petits problèmes d’incompréhension entre voisins ou entre un employeur et un employé, et on extrapole le sujet pour le faire paraître comme un problème de société, comme si c’était un problème d’intégration des musulmans.

Je crois qu’il faut vraiment une conscientisation des Québécois et des Canadiens de manière générale, parce que le problème n’est pas que québécois. En juin 2021, il y a eu un terrible attentat contre une famille de Canadiens d’origine pakistanaise, tout simplement parce qu’on n’a pas l’impression que les gens qui viennent d’ailleurs, en l’occurrence les musulmans qui viennent d’ailleurs, entraînent un apport réel en matière de prospérité dans ce pays tout entier.

L’Islam peut être une énorme richesse pour ce pays et c’est le cas, mais il faut vraiment que nous puissions travailler ensemble, et la classe politique en premier, afin de légiférer en ce sens.

[Traduction]

La présidente : Je suis désolée de vous interrompre, mais nous aurons des questions à vous poser. S’il y a quoi que ce soit que vous jugez ne pas avoir eu l’occasion de dire, vous pouvez nous le soumettre par écrit. Je surveille le temps de près. Nous avons un autre témoin à entendre, et les sénateurs auront ensuite des questions à poser.

Michael Taylor, imam, à titre personnel : Comme les deux autres témoins, je suis absolument honoré d’être ici en présence de sénateurs dévoués.

Malheureusement, on ne m’a même pas demandé de préparer une brève notice biographique. Sachez que je suis un imam et un ancien secrétaire du Conseil canadien des imams. Je suis fonctionnaire. Je travaille comme aumônier régional pour le Service correctionnel du Canada. J’ai siégé à titre de témoin honoraire à la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, et j’ai été nommé responsable des aumôniers musulmans au service de l’armée canadienne.

Je vous remercie de m’avoir invité et j’espère que vous m’inviterez de nouveau lorsque nous pourrons parler d’un sujet plus agréable que la haine au Canada. J’ai rédigé un mémoire que j’aimerais lire pour ne pas dépasser mes cinq minutes.

Je ne pense pas que nous puissions légiférer en matière d’amour et de compassion. Je ne sais pas si les lois et les décrets peuvent adoucir les cœurs ou changer les esprits. Je sais toutefois que mon récit peut servir d’exemple aux autres et les encourager à faire preuve de bonté et à ne pas causer de mal aux autres. Je sais que ma propre compassion pour les personnes en marge de la société peut aider les gens à se rendre compte qu’ils peuvent accepter les différences chez les autres.

Les législateurs et les décideurs, comme vous, ici présents, ont l’obligation de protéger les musulmans canadiens contre les préjudices et d’assurer la sécurité du Canada et des Canadiens. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les incidents extrêmes et très médiatisés qui ont eu lieu dans notre pays et qui ont choqué la majorité des Canadiens. Les deux autres témoins ont mentionné le massacre de Montréal et l’attaque à la camionnette de London, mais j’ai été personnellement touché par le meurtre de l’oncle d’un ami et d’un ancien collègue à l’extérieur d’une mosquée à Toronto. Cela m’a touché de près parce que je connais la famille de la victime. Ces actes nous ont tous choqués, mais ils ne sont pas le fruit du hasard. Les auteurs ont dû être habilités, encouragés et désensibilisés pour commettre des actes aussi odieux.

Les conséquences de ce genre d’actes nuisent aux musulmans. Nous commençons à remettre en question notre place au Canada. Cela a une incidence sur la santé mentale des musulmans, sur la confiance des adolescents et sur le sentiment de sécurité de chacun d’entre nous. Si quelqu’un peut commettre un meurtre dans un lieu de culte, alors les musulmans ne doivent pas être les seuls à s’inquiéter de leur sécurité. Malgré tout cela, les musulmans canadiens semblent continuer à vivre leur vie. Nous nous débrouillons tant bien que mal.

J’ai dit ici que les enfants musulmans chantent notre hymne national avec fierté et que nos passeports sont comme des médailles d’honneur. Les musulmans servent notre pays avec honneur, sincérité et dévouement, même dans un climat de méfiance apparente, malgré les obstacles à leur avancement et en dépit des préjugés conscients et inconscients qui existent dans de nombreux domaines, dans les sphères publiques et privées. Les musulmans canadiens valorisent l’idéologie de la diversité et du multiculturalisme qui distingue notre pays du reste du monde.

Nous continuons à apporter une contribution importante, même si certaines personnes tiennent à nous dire que nous n’avons pas notre place ici. Un membre de ma famille m’a récemment dit qu’on lui demandait toujours : « D’où viens-tu vraiment? Tu n’es sûrement pas d’ici. » Je regarde ma propre vie et je me dis que cela n’épargne pas les musulmans canadiens de quatrième génération qui fondent aujourd’hui leur famille. D’ailleurs, j’ai eu l’occasion d’officier lors du mariage d’un musulman descendant de loyalistes noirs, c’est-à-dire un Canadien de neuvième génération qui est musulman.

Je fais attention à mon temps de parole, mais je voudrais parler de la perception selon laquelle les musulmans canadiens constituent un bloc monolithique. Ce n’est pas le cas. Nous sommes tous très différents. Imaginez une personne musulmane qui est une femme noire immigrante qui porte le hidjab et dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais. Les musulmans portent l’identité de nombreux membres de notre société qui sont victimes de discrimination. Qu’ils soient immigrants, allophones, noirs, arabes, en situation de handicap — comme l’a expliqué ma sœur Rabia Khedr —, voilà autant d’identités que nous portons et qui semblent avoir toujours fait l’objet de discrimination et de haine dans notre société. Cette discrimination et cette haine ont pris une nouvelle dimension et ont cédé le pas à la violence. Nous en avons parlé. Il suffit de regarder les nouvelles pour comprendre que nous sommes en danger. Il y a quelques années, notre société semblait craindre la violence des extrémistes musulmans. Aujourd’hui, les choses ont changé, et les musulmans craignent désormais la violence d’autres extrémistes ici, au Canada.

Je terminerai en disant que tant que l’islamophobie systémique ne sera pas traitée de manière adéquate et que des mesures dissuasives fortes ne seront pas mises en place pour protéger les musulmans, nous continuerons à voir des jeunes qui ont peur d’aller à la mosquée. Nous continuerons à voir des personnes abandonner leur foi et leur culture, et obtenir de mauvais résultats au travail et à l’école à cause de la peur. Nous continuerons de voir des musulmans qui ont une perception négative d’eux-mêmes, d’observer un sentiment global d’insécurité et de constater les effets négatifs que ce climat a sur la santé mentale des musulmans.

Je tiens également à dire que les responsables musulmans et les imams jouent leur rôle. Nous encourageons la fierté à l’égard de notre foi et de notre religion. Nous incitons les jeunes désabusés à œuvrer du côté de la paix et de la sécurité. Nous encourageons la participation civique, comme le vote et le bien-être. Le Mois de l’histoire islamique est célébré dans tout le pays. Le ramadan approche et j’attends que mon supermarché local propose des soldes pour l’occasion. Voilà où en sont l’islam et les musulmans dans notre pays. Les musulmans sont là. Nous n’allons nulle part. Nous méritons une place, et nous tous — nous tous — méritons d’être libres. Nous méritons tous d’être en sécurité. En particulier, les musulmans méritent de ne pas vivre sous le spectre de la peur ou de la haine que nous avons qualifiée d’« islamophobie ».

Je vous remercie.

La présidente : Je vous remercie pour tous vos exposés.

Avant de commencer la période de questions, j’aimerais demander aux membres du comité ou aux témoins dans la salle de bien vouloir, pour le reste de la réunion, s’abstenir de s’approcher trop près de leur micro, ou si vous devez le faire, de retirer votre oreillette. Nous éviterons ainsi tout retour de son indésirable qui pourrait nuire au travail du personnel du comité dans la salle.

Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Comme d’habitude, je rappelle à chaque sénateur qu’il dispose de cinq minutes pour poser ses questions et recevoir ses réponses.

La sénatrice Bernard : Je vous remercie tous d’être venus nous présenter ces témoignages. Je vous en suis reconnaissante.

Ma première question s’adresse à l’imam Taylor. Je pense que vous êtes la seule personne de ce groupe d’experts à avoir parlé précisément de l’islamophobie systémique, et je me demande si vous pourriez nous en dire un peu plus à ce sujet. Je sais que c’est un enjeu sur lequel vous travaillez depuis longtemps, alors si vous avez des recommandations ou des idées particulières à nous transmettre au sujet de ce que nous pouvons faire pour lutter contre l’islamophobie systémique dans notre pays, je vous saurais gré de nous en faire part.

M. Taylor : Merci, sénatrice Bernard.

Juste avant de venir ici aujourd’hui, comme je l’ai dit, une partie de mon travail quotidien se fait avec le Service correctionnel du Canada, et le ramadan est à nos portes. Notre système correctionnel a une méthode en ce qui concerne les personnes enfermées et le temps dont ces dernières disposent pour se déplacer au sein du système correctionnel, etc. Toutefois, ce mois-ci, par exemple, les musulmans doivent commencer à manger avant de se déplacer et terminer leur jeûne après s’être déplacés. Par conséquent, le simple fait pour eux de disposer d’un système leur permettant de recevoir facilement un repas chaud — pour certains d’entre eux, pas pour tous — avant le début de la journée et après la fin du jour est l’un des aspects systémiques des difficultés auxquelles ils seront confrontés. Au sein de nos systèmes gouvernementaux, il y a des politiques qui peuvent être modifiées. En travaillant aujourd’hui avec un responsable de la santé, nous chercherons à modifier le système permettant aux musulmans qui jeûnent d’obtenir des médicaments avant ou après leur déplacement. Ce sont là quelques-unes des choses qui existent. C’est ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui, car c’est un problème que nous devons résoudre dans la région de l’Ontario cette semaine.

Pour beaucoup d’entre nous, le terme « systémique » est parfois difficile à comprendre. Suis-je victime de discrimination parce que je suis immigré, parce que je suis noir ou parce que je ne parle pas assez bien le français? De quoi s’agit-il?

Les situations où des barrières sont créées à cause du hidjab d’une femme ou de la barbe d’un homme ne peuvent être résolues ou corrigées que par des conversations et par la participation des musulmans à la recherche de solutions. Le dicton « rien de ce qui nous concerne ne doit se faire sans nous » a aussi son importance pour les musulmans, en particulier lorsqu’il est question des législateurs qui cherchent à mettre en place des politiques en la matière ou à modifier des politiques existantes. Je pense qu’une consultation, une mobilisation et une participation régulières des musulmans, en particulier des personnes qui ont de l’expérience dans des domaines précis, seraient utiles pour s’attaquer aux barrières systémiques auxquelles les musulmans sont parfois confrontés en matière d’emploi ou simplement dans leur vie de tous les jours.

La sénatrice Bernard : Ma prochaine question s’adresse en fait à notre premier témoin, Mme Khedr. Vous avez beaucoup parlé de l’intersectionnalité et vous avez accordé une attention particulière aux femmes qui subissent les effets combinés d’un certain nombre d’aspects. Ma question est une variante de celle que je viens de poser. Y a-t-il des éléments particuliers auxquels nous devrions prêter attention dans le cadre de cette étude, en pensant précisément à l’intersectionnalité, à l’islamophobie et à l’islamophobie systémique?

Mme Khedr : L’islamophobie systémique, absolument. L’imam Taylor l’a mentionnée et il a mis en évidence certains sujets de préoccupation. Il existe des pratiques institutionnalisées qui perpétuent l’islamophobie, la discrimination et l’exclusion des musulmans.

Historiquement — encore une fois, je remonte à l’époque où l’on ne parlait pas nécessairement d’islamophobie —, nous l’aurions vu dans les politiques systémiques qui exigeaient que nous portions certains types de maillots de bain pour pouvoir nager dans une piscine. Il s’agissait d’un obstacle que nous avons pu surmonter grâce à la conception créative de maillots de bain, ainsi qu’à la mise en œuvre de programmes visant à aider les femmes à acquérir des compétences. On a veillé à qu’il y ait des heures de natation réservées aux femmes et aux filles afin de leur permettre d’acquérir une compétence importante qui n’était pas nécessairement à la portée des femmes musulmanes. Cette modification du système visant à mieux répondre aux besoins des gens est en quelque sorte un changement systémique au cas par cas, qui n’est pas toujours compris par tous.

En ce qui concerne les femmes, pour ce qui est de l’intersectionnalité, nous avons fait de grands progrès grâce à notre analyse comparative entre les sexes plus, qui nous permet de nous pencher sur la façon dont les programmes et les services sont conçus et fournis par le système fédéral ainsi que sur la façon dont nous prenons notre place dans l’ensemble du gouvernement. Cette lentille permet de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’obstacles pour les femmes. Or, ce « plus » renvoie souvent à l’intersectionnalité, mais je déplore toujours le fait que nous n’abordons pas toujours l’intersectionnalité dans le cadre de ce travail d’analyse. Le gouvernement a pris des mesures pour lutter contre le racisme, pour inclure les personnes handicapées et pour améliorer l’accessibilité, la diversité et l’inclusion. Cependant, une partie de ce travail ne s’applique pas, encore une fois, à l’ensemble des domaines. Le travail de lutte contre le racisme n’intègre pas nécessairement le handicap, pas plus que le travail autour de la diversité et de l’inclusion.

Le travail sur l’islamophobie ne doit pas se faire de manière isolée. Nous devons intégrer l’optique de l’islamophobie à tous les aspects du travail afin d’éradiquer la foi en tant qu’« isme » qui se répercute sur les musulmans de façon systémique. J’espère que ce que je dis est clair.

La sénatrice Bernard : Oui, c’est très utile. Je vous remercie.

Le sénateur Cardozo : Je remercie les témoins de leur présence. J’ai cinq minutes et j’ai une question pour chacun de vous, alors devinez quoi? Vous avez une minute chacun, si vous le voulez bien. Permettez-moi de presser le pas.

Madame Khedr, c’est un plaisir de vous voir ici. Vous et moi avons beaucoup d’amis communs qui ont travaillé dans ce domaine, et je connais donc très bien votre réputation. Je vous remercie de nous avoir accordé votre temps. Ma question porte sur la liberté d’expression. Nos prochains invités sont des représentants des médias, et j’aimerais leur poser la même question qu’à vous. Souvent, les gens disent des choses dans les médias et prétendent qu’ils le font au nom de la liberté d’expression. Que pensez-vous de la ligne de démarcation entre liberté d’expression et dicours haineux?

Imam Taylor, vous êtes aumônier dans les forces armées. Pouvez-vous nous parler du racisme dans les forces armées? La situation s’améliore-t-elle ou empire-t-elle?

[Français]

Imam Elabed, vous avez dit que vous êtes venu au Canada en raison de la situation en France et en Europe. Pensez-vous que la même tendance va s’installer ici?

[Traduction]

Une minute chacun. Madame Khedr, vous êtes la première.

La présidente : En tant que présidente, je vais prolonger la minute. Ça ira.

Le sénateur Cardozo : Formidable. Je vous remercie.

La présidente : Vous avez posé des questions très importantes, sénateur Cardozo.

Le sénateur Cardozo : Merci beaucoup, madame la présidente.

Mme Khedr : Merci beaucoup de cette question.

Que dire au sujet de la frontière ténue entre liberté d’expression et discours haineux? Nous disons toujours : « Les bâtons et les pierres me briseront les os, mais les mots ne me feront jamais de mal. » C’est ce qu’on apprenait au terrain de jeu. Je suis une personne qui a dû essuyer beaucoup d’agressions par le bâton, la pierre et les mots, et je dois dire que les mots font effectivement mal. Les mots font beaucoup de torts. J’ai grandi en me faisant traiter de « Paki ». J’ai grandi en me faisant traiter d’un certain nombre d’autres choses en raison de mon handicap, de la couleur de ma peau et de mon appartenance à la communauté musulmane. Je n’ai jamais vraiment compris cela avant de devenir adulte. En fait, je n’ai appris à nommer cela que lorsque j’ai commencé à travailler à l’échelle locale avec un organisme pour handicapés de toutes sortes qui s’intéressait aussi à l’intersectionnalité. Je me suis alors dit que cela expliquait ce que j’avais ressenti.

Dès que les mots blessent, la limite de la liberté d’expression est franchie. En tant qu’êtres humains, nous nous querellons souvent sur les mots à cause des blessures qu’ils causent. Je pense que nous devons comprendre que dès que nos mots déclenchent de la douleur, des traumatismes et de la peur, dès qu’ils invoquent des émotions négatives, nous franchissons une ligne que nous devons examiner de très près. C’est la distinction que je fais entre liberté d’expression et discours haineux.

Je me fiche de ce que les gens pensent de moi. Je me fiche des regards désobligeants que l’on me lance. Si quelqu’un ne m’aime pas, je m’en fiche. Sauf que lorsqu’ils s’en prennent plus personnellement à ce que je suis, à mon handicap, à la couleur de ma peau, à mon visage, c’est une autre sorte de blessure. C’est à ce moment-là que l’on franchit la ligne et que l’on passe au discours haineux. Les discours haineux se propagent de l’individu à la collectivité par l’intermédiaire d’une discrimination stéréotypée : ils se perpétuent et causent des préjudices systémiques.

Le sénateur Cardozo : Je vous remercie.

M. Taylor : Merci, sénateur Cardozo. Je ne suis pas aumônier dans les Forces armées canadiennes. On m’a nommé pour prêter main-forte aux aumôniers — en particulier aux aumôniers musulmans — dans les Forces armées canadiennes. Je fais partie du Comité interconfessionnel pour l’aumônerie militaire canadienne. Cependant, je connais la vie de beaucoup de ces aumôniers en service. Je suis toujours à la recherche de solutions. Au fil des ans, il y a eu des rapports et des études sur le racisme au sein de l’armée canadienne. C’est un fait avéré. C’est un fait historique. C’est devant nous.

Je suis mieux renseigné sur ce qui s’est passé ces derniers temps et sur ce qui se passe actuellement. L’armée canadienne est en train d’organiser une série de conférences réunissant un major musulman et un major chrétien, le major Ryan Carter. La série a été intitulée « Parlons de la race ». Cet aumônier s’efforce d’amorcer une conversation sur la race avec tous les membres des Forces armées canadiennes. Malheureusement, les participants sont des personnes touchées par le racisme et non des décideurs ou des acteurs du changement. Par conséquent, alors que se tiennent ces échanges et que l’on recherche des solutions à ce problème, les acteurs du changement ne sont pas obligés d’être là et ils ne sont pas présents. Parfois, nous nous demandons si nous nous parlons à nous-mêmes et si, en nous parlant à nous-mêmes, nous allons résoudre ce problème. Je pense que non. Tant que nous n’aurons pas de décideurs activement impliqués dans ces questions relatives à la race et au racisme au sein des Forces armées canadiennes, le problème persistera.

Je tiens à dire que les aumôniers musulmans font un travail remarquable. C’est un groupe qui a vraiment accompli énormément de choses depuis 20 ans, c’est-à-dire depuis qu’il y a des musulmans qui officient comme aumôniers dans les Forces armées canadiennes. Cela n’est toutefois pas sans susciter certaines préoccupations. Une aumônière musulmane ne devrait pas se faire dire : « Votre mari vous autorise-t-il à faire ce travail dans nos forces armées? » Elle ne devrait pas entendre cela. On s’attend à ce que les gens qui nous entourent soient des professionnels, à ce qu’ils soient bien intentionnés et tout cela, mais il y a encore des cas comme celui-là qui restent parfois sans réponse. Le cas particulier de cette femme est en cours d’examen et nous espérons qu’il aboutira à un résultat positif. Il reste que c’est le genre de choses que j’entends à l’heure actuelle.

Nous devons chercher des solutions. Je suis une personne qui cherche des solutions, mais lorsque nous avons des systèmes qui ont toujours favorisé un groupe par rapport à d’autres sans ébranler ce système, ce genre de choses continuera à se produire. Le problème réside dans le groupe qui a toujours été favorisé. Je pense que certaines personnes pensent qu’elles vont perdre quelque chose. Vous ne perdez rien. La différence contribue à un meilleur ensemble. C’est ce que les musulmans, les immigrés, les personnes de couleur et les personnes LGBTQ ajoutent à l’ensemble. Nous avons des idées et des approches différentes, et nous apportons des solutions différentes. C’est en intégrant ces différences que notre rendrons ce pays plus sécuritaire, meilleur, plus dynamique et plus accueillant. Nous devons accepter la différence pour de vrai, non pas en arborant un drapeau, mais en acceptant réellement les différences et en ramenant les choses vers le milieu, c’est-à-dire là où le changement est nécessaire et là où il se fait.

[Français]

M. Elabed : En ce qui concerne votre question, sénateur, à savoir s’il y a une similitude avec la situation en France, je vous répondrai que selon ce qu’on vit ici, oui. Par contre, on a au Canada environ 20 ans de retard. Donc, si vous voulez savoir si on devrait continuer comme ça, si rien ne change, et ce que deviendra le Canada, vous n’avez qu’à regarder le dernier rapport de la Commission européenne sur l’islamophobie en Europe. Vous allez voir qu’en Europe, la France est la championne d’Europe en matière d’islamophobie, ainsi que l’Autriche. Si vous voulez savoir ce que deviendra le Canada dans 20 ans, malheureusement, on sera dans la même situation que la France et l’Europe aujourd’hui, si rien ne change.

C’est pourquoi j’en appelle vraiment à vous pour essayer d’éviter toutes les erreurs commises en Europe. Avec les réseaux sociaux et la rapidité de la diffusion de l’information aujourd’hui, peut-être que les choses changeront en mal très rapidement, ici, au Canada.

Quand j’habitais en Europe dans les années 1990 et 2000, il y avait beaucoup de lois semblables à la loi no 21 du Québec sur la laïcité. Je ne sais pas si c’est un concept qui existe dans le Canada anglo-saxon, mais le principe est d’essayer de séparer tout ce qui est religieux de l’État, des instances politiques. Or, en fait, ce principe est faussé parce que « laïcité » ne signifie pas annuler l’existence de la religion dans l’espace public; la laïcité veut dire que les institutions d’un pays doivent se mettre à distance égale par rapport à toutes les religions.

Le contre-exemple est la loi no 21 qui empêche, par exemple, une enseignante qui porte le hijab, au Québec, de pratiquer sa profession parce qu’elle porte le hijab. On ne regarde pas ce qu’elle a dans la tête, mais plutôt ce qu’elle a sur la tête. C’est malheureux. Cela est en train de stigmatiser la population musulmane au pays. C’est ce qui s’est passé depuis les années 1990 et 2000 en Europe, où il y a de plus en plus de stigmatisation et de plus en plus d’islamophobie. Aujourd’hui, on est en train de jeter les bases d’une plus forte islamophobie au Canada au moyen de lois liberticides et discriminantes envers certaines communautés, en l’occurrence la communauté musulmane.

Par exemple, je vous renvoie également à un autre problème qui peut paraître extrême : c’est celui de l’extrémisme et du fondamentalisme religieux. Ceux qui veulent recruter de jeunes terroristes jouent sur cette corde sensible, ils essaient de montrer aux jeunes musulmans que le Canada est en train de créer des lois contre eux, que le Canada ne les aime pas, que le Canada ne veut pas les inclure dans sa communauté.

Ils disent qu’ils vont leur apprendre à lutter contre ces injustices, contre ces discriminations, et c’est comme ça que l’on crée du fondamentalisme, de l’extrémisme et, parfois même, du terrorisme. Malheureusement, les attentats contre des journaux, des médias ou des journalistes en Europe sont le résultat de plusieurs années, voire de décennies de stigmatisation des musulmans dans des campagnes médiatiques.

[Traduction]

La sénatrice Duncan : Merci beaucoup aux témoins de s’être présentés devant nous aujourd’hui.

Imam Taylor, permettez-moi d’exprimer mes plus sincères condoléances pour la perte de votre ami.

Je siège au comité à titre de remplaçante. Il ne s’agit pas d’un domaine au sujet duquel je pourrais prétendre avoir une quelconque expertise. J’aimerais focaliser mes questions sur les termes qui comptent et sur les solutions.

Madame Khedr, vous avez utilisé un terme que je n’ai pas souvent entendu. Vous avez dit « altérisé ». J’ai tout de suite pensé à un formulaire gouvernemental où l’on demande des renseignements tels que « vous identifiez-vous comme membre d’une Première Nation, Métis ou autre » — d’où le terme « altérisé ».

J’ai également été interpellée par ce que vous avez dit, je crois, monsieur Taylor, sur la recherche de solutions. Or, l’une de ces solutions pourrait être une meilleure compréhension de l’islamophobie et de la situation dans l’ensemble du pays. Je me demande — notamment en ce qui concerne la langue utilisée et l’enjeu qui nous occupe — comment vous conseilleriez au gouvernement fédéral de mieux aider les Canadiens à comprendre et de mieux soutenir les musulmans dans tout le pays. À cet égard, j’aimerais, si possible, que vous abordiez la situation dans l’ensemble du pays. Si nous devions considérer l’islamophobie comme un thermomètre, combien ferait-il au nord, au sud, dans tout le pays? La température est-elle de 90 degrés dans certaines régions et de 30 degrés dans d’autres?

Ces deux questions : les solutions, et est-ce que l’une de ces solutions est dans les termes que nous utilisons? Aussi, comment le gouvernement fédéral pourrait-il mieux soutenir la communauté musulmane et mieux aider les Canadiens à comprendre?

La présidente : Je demanderais aux témoins d’être brefs. Je suis désolée, mais nous manquons de temps, et j’ai aussi des questions à poser.

M. Taylor : J’y ai réfléchi avant de venir ici, et lorsque vous parlez d’être « altérisé », sénatrice Duncan, c’est comme si nous étions invités à une fête, mais sans être autorisé à danser ou sans être invité à le faire. C’est le lot de nombreux musulmans. Nous sommes ici, les gens sont compétents, ils sont impatients de travailler et de contribuer à la société, mais on ne nous invite pas à danser.

La sénatrice Duncan : Donc, si je puis me permettre, ce n’est pas une question linguistique. Vous ne laissez pas entendre que l’on pourrait remédier à la situation entre autres en modifiant le langage employé, n’est-ce pas?

M. Taylor : Eh bien, non, mais, voyez-vous, pour la plupart des gens dans la communauté, être « altérisés », c’est-à-dire être jugé autre, n’est qu’un mot. Vous êtes « autre ». Par exemple, si on vous demande : « Êtes-vous X, Y, Z ou autre », dans certains cas, « autre » vous donne l’occasion de vous autodécrire, mais ici, cela signifie que vous n’êtes pas invité à danser.

Mme Khedr : Par l’utilisation du mot « altérisé », je fais référence aux droits de la personne quand un groupe s’estime supérieur à un autre. Il voit l’autre comme une entité à craindre, une entité de moindre valeur. Le principe veut que, dès que l’on commence à altériser un groupe, on commence à le démoniser et à le déshumaniser, ce qui vient légitimer la haine et la violence, la discrimination et toute loi ou initiative systémique que l’on peut adopter contre ce groupe altérisé.

La sénatrice Duncan : Peut-être faudrait-il sensibiliser la population à ce mot.

Mme Khedr : Tout à fait. Il faut une sensibilisation mur à mur. Dans le cas des Premières Nations, des Métis, la notion d’autre prend un sens différent. Nous sommes davantage dans la catégorisation. Dans le cadre de notre discussion, il n’est pas question du « nous ». Il s’agit plutôt de moi par rapport à vous, donc vous êtes l’autre, vous êtes perçue comme l’ennemi ou quelqu’un qui m’enlève quelque chose, ce qui se résume au pouvoir et au privilège. Quand les temps sont durs, quand les gens en arrachent, la façon la plus simple pour eux de gérer cela est de l’imputer à quelqu’un qui ne leur ressemble pas, quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, qu’ils jugent différent, qu’ils voient comme l’autre.

La sénatrice Duncan : Je sais que le temps file et que vous avez des questions, madame la présidente. J’aurais aussi aimé aborder les solutions, mais ce serait probablement mieux que les témoins répondent à cette question par écrit. J’aurais aimé connaître les solutions que vous souhaitez proposer au comité.

La présidente : Merci.

J’ai une question pour chaque témoin.

Imam, une fois l’étude terminée, nous rédigeons un rapport et formulerons des recommandations. Qu’aimeriez-vous trouver dans ces recommandations? Selon vous, quelle serait l’une des trois recommandations les plus importantes que pourrait faire ce comité?

M. Taylor : Je dirais que la participation et l’engagement véritable des musulmans constituent l’une des principales choses à inclure dans les recommandations. Nous devons être partie prenante de tout ce qui nous concerne. Je crois que nous devons également examiner sérieusement ce qui se fait ailleurs et la façon dont on y gère les lois en matière de discours haineux. Aussi, nous devons concrètement examiner de quelle façon habiliter les leaders musulmans, pas strictement les imams, même si nous pensons parfois faire pencher la balance dans notre communauté, mais bien susciter la participation de leaders de différents secteurs et occupant différents postes au sein des communautés musulmanes dans la quête de solutions. Donc, ces trois points.

La présidente : Sœur Khedr, nous nous connaissons depuis un certain temps et avons collaboré dans de nombreux dossiers. Ce qui m’a frappée aujourd’hui en vous écoutant c’est qu’on ne cesse d’entendre que les incidents d’islamophobie sont en hausse de 70 ou 72 %. Vous estimez qu’il s’agit plutôt de 90 %. Avez-vous l’impression que les incidents augmentent? J’ai l’impression que beaucoup d’incidents d’islamophobie ne sont pas signalés. En fait, quand j’ai lancé cette étude et mentionné à un groupe d’amis que nous allions nous pencher sur l’islamophobie au Canada, ces amis m’ont priée de ne pas faire de vagues. Je constate que beaucoup de gens se taisent. Ils ne veulent pas signaler ces incidents.

Mme Khedr : Les gens ont peur de faire un signalement. Ils ne savent pas comment procéder. Nous ne leur fournissons pas le soutien dont ils ont besoin pour le faire.

Il y a quotidiennement des incidents discriminatoires et islamophobes, que ce soit au terrain de jeux ou en classe, dans le réseau scolaire. Nos enfants sont souvent en danger dans des établissements qui sont censés être un refuge pour eux, ce qui ne veut pas forcément dire que chaque personne déborde de haine et de peur par rapport aux musulmans, mais on constate une propagation accrue de la haine, ce qui se répercute sur nos enfants dans des lieux où ils sont censés être en sécurité. Nos familles sont aussi touchées dans les parcs et les espaces publics. Les femmes ont quant à elles l’impression de devoir enlever leur hidjab pour pouvoir travailler, pour participer pleinement à la société ou pour ne pas se faire attaquer. Les musulmans vivent réellement cette peur en raison de l’islamophobie. C’est en hausse et c’est traumatisant. La communauté musulmane vit un traumatisme qui ne fait que mettre en péril sa santé et son bien-être.

Ce n’est pas uniquement les attaques violentes qui font les manchettes. Il y a beaucoup de choses qui se produisent sans faire les manchettes. J’ai dit que l’islamophobie date d’aussi loin que les années 1990, avant qu’on lui donne ce nom. Une amie, qui est handicapée, était assise dans un centre commercial, et m’a dit que quelqu’un l’a regardée, puis lui a craché dessus en lui disant de retourner d’où elle venait. C’était au début des années 1990. Aucun de ces incidents n’est signalé, mais les gens les portent dans leur cœur et leur âme, et cette douleur influe sur leur bien-être.

La présidente : Imam Elabed, vous avez parlé de politiciens qui normalisent les incidents islamophobes. Vous avez fait référence à votre commerce où il y avait un groupe de jeunes hommes, ou peu importe. Avez-vous signalé l’incident à la police, et quelle réponse avez-vous obtenue de la police?

[Français]

M. Elabed : Oui, j’ai rapporté cet incident à la police moi-même, et on m’a dit qu’on allait renvoyer ma plainte à des instances supérieures, mais étant donné qu’il n’y a pas eu d’agression physique, de vol ou de saccage, cela n’a pas fait l’objet de suivi. Donc, il n’y a pas eu de suite tout simplement.

Cet événement s’est produit à peine quelques mois avant l’attentat de la grande mosquée de Québec. Maintenant, si je reviens à votre première question au sujet des solutions, en fait, à la suite de la vulgarisation de l’islamophobie, on a confondu totalement la liberté d’expression et la liberté d’insulter, d’être islamophobe, d’être raciste, et cetera. Il faut vraiment créer une ligne de démarcation entre les deux et cela ne peut se faire qu’au moyen de lois.

Si on veut combattre l’islamophobie, il faut que toute la société reconnaisse le problème et s’implique dans la lutte contre l’islamophobie, et à travers l’islamophobie contre toutes les discriminations, que ce soit contre les femmes, contre les personnes handicapées, peu importe. Il faut vraiment se mettre tous ensemble, toutes les composantes de la société doivent agir ensemble.

La classe politique doit légiférer pour créer des lois sévères, il faut passer par l’école et l’éducation. C’est extrêmement important que les enfants, dès leur jeune âge, apprennent à s’entendre et à s’accepter tels qu’ils sont. Aujourd’hui dans les écoles, même dans les écoles primaires et secondaires, on a quelques incidents d’islamophobie qui nous sont rapportés, par exemple de petits musulmans qui se font cracher dessus parce qu’ils sont musulmans. Forcément, dans les foyers, lorsqu’on parle de musulmans, on ne parle pas du nombre. Le petit écolier qui va rencontrer son camarade de classe à la récréation va reproduire cette discrimination et ce discours haineux qu’il entend à la maison.

Dans les écoles, il nous faut créer des programmes précis afin que nos enfants apprennent à vivre ensemble, à vivre avec leurs différences et à se respecter mutuellement. Il ne faut pas que cela soit de vains mots. Des cours d’éthique religieuse sont plutôt des cours qui vont stigmatiser une religion, plutôt que d’apporter de la clarification. Je puis parler aussi de tout ce qui est —

[Traduction]

La présidente : Merci, imam. Je suis désolée de vous interrompre, mais nous avons largement dépassé le temps prévu et j’ai encore quelques questions à poser à l’imam Taylor. S’il y a quoi que ce soit que vous jugez ne pas avoir eu l’occasion de dire, veuillez nous le soumettre par écrit.

Imam Taylor, nous avons entendu des mères demander à leur fille d’enlever leur hidjab parce que la situation était rendue dangereuse. Quand nous sommes allées à Edmonton, on nous a dit que, si vous êtes une jeune Noire qui porte le hidjab, vous courrez constamment le risque de vous faire cracher dessus, de vous faire agripper le hidjab, voire de vous faire jeter par terre et battre à coups de pied. Je le vois aussi ici. J’aime toujours discuter quand je prends un taxi pour l’aéroport. Je demande son nom au chauffeur et, si c’est un nom musulman, je réponds : « Oh, vous êtes musulman ». Ils sont nombreux à répliquer qu’ils ne sont toutefois pas pratiquants, mais quand j’affirme être moi aussi musulmane, là j’entends la véritable histoire. Là j’entends parler de la peur, de l’aggravation de la situation pour eux et des incidents islamophobes qu’ils vivent.

On nous a dit que les agents de changement dans l’armée n’étaient pas au courant. Que devons-nous faire si les personnes en position d’autorité ne comprennent pas ce qu’elles vivent? Les musulmans représentent aujourd’hui 5 % de la population canadienne. Les politiciens et toute personne en position d’autorité sont essentiellement au service de la population et représentent les Canadiens. Comment peut-on leur faire comprendre qu’il y a un problème? Il y a eu l’attaque de London, celle à la mosquée de Québec, des pensées et des prières, puis c’est tombé dans l’oubli. Il y a tant de gens qui me disent qu’ils n’ont que faire de nos pensées et de nos prières, que ce qu’ils veulent, c’est du concret. Je les prie d’ailleurs de le dire à tout le monde.

M. Taylor : Personnellement, je crois que, en tant que communauté, nous n’avons pas fait le genre de travail abattu par d’autres communautés pour que ces questions soient prioritaires, peut-être parce que nous sommes arrivés au Canada plus tard ou que les gens ont encore en tête le concept « dans mon pays » et qu’ils ne sont pas encore pleinement installés au Canada. Je crois que les musulmans ont la responsabilité de se raconter, de prendre une part active et d’appliquer de la pression là où c’est nécessaire, mais cela comporte un risque énorme. Nul besoin d’aller bien loin. Il y a quelques semaines, la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie a été diffamée par la presse. Les musulmans plus jeunes voient ces exemples du traitement de leurs aînés et des pressions qu’ils subissent, donc ils sont parfois réticents à franchir ce pas, à être en première ligne ou visibles, et ils ont besoin d’encouragements. Nous avons besoin de nous raconter. Nous devons être actifs.

Il doit y avoir davantage de personnes comme Mme Ataullahjan qui sont nommées au Sénat et élues là où ils peuvent amener le changement. Il y a toutefois des obstacles. Il y a des obstacles quand on veut se présenter aux élections. Il y a des obstacles quand on veut devenir un décideur au sein de la fonction publique ou d’une entreprise privée. Peut-être suffit-il pour les musulmans d’y mettre les efforts nécessaires. Nous devons nous retrousser les manches. Les musulmans ne demandent pas vraiment de favoritisme ou d’être plus particulièrement choisis pour faire une chose ou l’autre, mais nous voulons avoir l’occasion de le faire, et parfois nous voulons être mis au défi de réagir et d’être des agents de changement.

Il y a beaucoup de jeunes gens très très brillants qui ne sont pas suffisamment soutenus dans nos communautés. Nos communautés envoient habituellement certains leaders musulmans diriger des conseils d’administration ou échanger avec des politiciens, et cetera. Je crois que notre communauté a besoin de faire ses devoirs et d’envoyer d’autres visages communiquer des idées différentes. Ces jeunes ont particulièrement besoin de soutien, de mentorat et d’occasions de se démarquer. Mes enfants et les enfants et petits-enfants de mes amis attendent de pouvoir se démarquer. Leur pays, c’est le Canada. Ils sont ici. Ils veulent amener le changement, mais ils ont besoin de soutien et d’occasions pour ce faire. Je crois que nous devons mieux nous raconter et que nous devons fournir des occasions d’amener le changement là où c’est possible.

La présidente : Merci pour cette réponse, imam. J’ai le sentiment que nous avons de belles histoires, que nous les racontons, mais qu’elles n’intéressent personne. Là encore, les médias ont un rôle à jouer. Ils ne sont pas intéressés. Je suis revenue d’Iqaluit hier soir où un samedi sur deux la mosquée distribue de la nourriture, des produits périssables et non périssables. Il y a énormément d’insécurité alimentaire à beaucoup d’endroits. Pendant que nous étions là-bas, il y a eu 93 familles, composées en moyenne de quatre, cinq ou six personnes. C’est beaucoup de monde. Pourtant, on n’entend jamais parler de la générosité musulmane. Là encore, nous entendons constamment que les médias jouent un rôle en ne racontant pas les belles histoires.

Imam, je voulais vous poser des questions sur les musulmans dans l’armée. Ce n’est pas quelque chose qui nous vient à l’esprit, soit qu’il y a des musulmans dans l’armée canadienne. J’aimerais savoir si vous avez une idée de leur nombre.

Aussi, au cours de notre étude, on nous a fait part de préoccupations quant à la présence réduite d’aumôniers musulmans dans les prisons en raison de la privatisation en 2013 du programme d’aumônerie dans les prisons fédérales au Canada. Un rapport du Conseil national des musulmans canadiens et de l’Islamic Family & Social Services Association publié en 2021 recommande de revenir au modèle antérieur. Dans quelle mesure est-ce que le modèle d’aumônerie en prison illustre l’islamophobie systémique — si vous pouviez expliquer cela, s’il vous plaît — et quels sont les éléments qui devraient figurer dans une nouvelle politique sur les aumôniers en prison?

La sénatrice Bernard a une question. Sénatrice Bernard, quand nous sommes allées à Edmonton, l’aumônier musulman a expliqué que, le vendredi, plus de 30 personnes viennent écouter son sermon, et elles ne sont pas toutes musulmanes. Le programme qu’on nous a montré à Edmonton est une réussite.

Pouvez-vous répondre brièvement à ma question? La sénatrice Bernard aura ensuite une question.

M. Taylor : Vous avez posé deux questions. L’une est facile, mais l’autre est plus difficile.

La plus facile porte sur les médias. Je suis associé à la campagne Give 30. Les musulmans sont très préoccupés par la faim et la nourriture. La campagne en est à sa dixième année à Kingston, où les musulmans, entre autres, sont invités à faire un don aux banques alimentaires partout au pays. Cette initiative connaît une grande réussite qui n’a suscité aucun intérêt médiatique. L’an dernier, une somme record a été versée à Kingston, ce qui a permis de nourrir beaucoup de ces résidants. Voilà pour la question facile.

Dans le cas de la question plus difficile, on y a déjà répondu à maintes reprises. Le mois dernier, cette question a été posée à la Chambre et un rapport écrit a été remis aux deux ministres, au ministre qui représente Don Valley-Est. J’ai oublié son nom. Des députés tant libéraux que conservateurs ont posé cette question sur les musulmans et le contrat relatif aux services d’aumônerie dans nos prisons. La question a officiellement été abordée à la Chambre, et il serait donc prudent que je vous invite à consulter la réponse fournie aux députés.

La présidente : Pouvez-vous nous fournir quelque chose? Ce qui se passe à la Chambre ne fera pas forcément partie de notre étude. Cette étude et le rapport que nous allons éventuellement rédiger se fonderont sur les témoignages entendus ici, donc si vous pouviez nous soumettre le tout par écrit, nous vous en serions reconnaissants.

M. Taylor : Vous aimeriez que je soumette le tout par écrit.

La présidente : Oui, si possible, afin que ce soit inclus dans notre étude. La Chambre est une entité distincte, et ce qui s’y passe ne figurera pas dans notre rapport.

M. Taylor : Je le ferai sans faute. La première phrase du rapport qui a été rédigé par l’une des personnes associées à l’organisme d’Edmonton précise que, en 2013, le gouvernement du Canada a accordé le contrat de prestation de services ou de services d’aumônerie dans les prisons à une société à but lucratif. La première phrase de ce rapport est erronée. C’était une entreprise sans but lucratif. Si la première phrase, sur laquelle se fonde la majorité du rapport, est erronée, il faut lire entre les lignes et au-delà de ce qui est exposé sur papier.

La présidente : Imam, votre soumission par écrit devra être courte, car nous devons l’envoyer à la traduction, et la période prévue pour notre étude tire à sa fin.

M. Taylor : Je suis persuadé que le rapport qui a été envoyé à la Chambre était en anglais et en français.

La sénatrice Bernard : Imam Taylor, je voudrais vous demander un éclaircissement au sujet d’une réponse à une question posée par la présidente. Je pense qu’il est important de mettre la réponse en contexte. Vous avez mentionné — je ne me souviens plus exactement des mots que vous avez utilisés — quelque chose comme quoi les musulmans ne racontent pas assez bien leurs histoires ou qu’ils n’en font pas assez. Je ne crois pas que vous vouliez dire que la responsabilité repose uniquement sur les musulmans, qui doivent mieux raconter leurs histoires. Vous avez parlé tout à l’heure de problèmes systémiques. S’agit-il d’un problème lié aux musulmans qui ne racontent pas assez bien leurs histoires, ou s’agit-il d’un problème lié à des systèmes qui doivent changer et au fait de ne pas être réceptifs et de ne pas reconnaître la nécessité de changer?

M. Taylor : Je pense que nos histoires ne viennent pas non plus de nos artistes. Je suis sensible à l’expression suivante : l’expression artistique de la vie.

C’est vrai en ce qui concerne les systèmes de changement. Nous pouvons parler de la question des systèmes. La période du ramadan arrive à grands pas. Chaque année, dans nos prisons canadiennes, il y a une collecte pendant la période de Noël — une collecte de décembre. Ce n’est plus une collecte pour Noël, c’est une collecte pour la période des Fêtes. Elle permet aux hommes incarcérés dans les prisons fédérales canadiennes d’acheter des articles qu’ils ne pourraient normalement pas acheter et de dépenser plus d’argent qu’ils n’en ont normalement le droit. Notre politique autorise d’autres collectes ou d’autres occasions pour les détenus d’acheter ce qu’ils veulent pour célébrer des fêtes. Notre politique autorise des achats en dehors des fêtes de décembre, mais personne n’a jamais mis en œuvre cette pratique — sauf cette année. Mais le changement, c’est comme « Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui va se passer? Nous devons déployer beaucoup d’efforts pour parvenir à mettre cette pratique en œuvre, car cela n’a jamais été fait auparavant. » Le système et les règles permettent que cette pratique soit mise en œuvre. Mais il est parfois difficile de faire adopter une pratique, et c’est le franchissement de cet obstacle qui crée des difficultés. Les personnes qui sont touchées par le fait que nous ne tentons pas assez fort de surmonter l’obstacle diront évidemment qu’il s’agit peut-être d’obstacles érigés contre eux ou contre leur religion.

Je pense que les obstacles systémiques en place ont toujours été la norme. Nous avons toujours été en congé le samedi et le dimanche. Ce sont nos jours fériés. Mais mon jour saint est le vendredi. Notre semaine de travail elle-même crée des difficultés et peut constituer un obstacle systémique pour les musulmans.

La présidente : Je tiens à remercier sincèrement tous les témoins d’avoir accepté de participer à cette importante étude. Nous vous sommes très reconnaissants de l’aide que vous nous apportez dans le cadre de notre étude.

Honorables sénateurs, je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. Notre témoin a été invité à faire une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous allons l’entendre, puis nous passerons aux questions des sénateurs. Je souhaite la bienvenue à notre témoin qui se joint à nous aujourd’hui par vidéoconférence, c’est-à-dire Pierre-Paul Noreau, président du Conseil de presse du Québec. J’invite maintenant M. Noreau à faire son exposé.

[Français]

Pierre-Paul Noreau, président, Conseil de presse du Québec : Merci, madame la présidente. Je veux tout d’abord remercier les membres du comité de leur invitation.

Permettez-moi de préciser que je suis président du Conseil de presse du Québec depuis le 19 mai dernier. J’ai aussi été administrateur du conseil pendant cinq ans. J’ai donc agi comme membre actif d’un comité de plaintes.

J’ai travaillé activement dans les médias pendant 42 ans, ayant été notamment président du quotidien Le Droit et rédacteur en chef du quotidien Le Soleil.

Le Conseil de presse du Québec (CPQ) est un organisme d’autorégulation des médias qui existe depuis 50 ans. C’est l’un des plus vieux conseils de presse dans le monde. Il est tripartite dans toutes ses composantes, grâce à une représentation égale du public, des journalistes et des entreprises.

La mission du conseil est de veiller à la protection de la liberté de presse et à la défense du droit du public à une information de qualité. À l’exception notable de Québecor, la quasi-totalité des médias d’importance au Québec sont membres du CPQ.

Pour remplir sa mission de veiller à la qualité de l’information, le CPQ agit comme un tribunal d’honneur. Il reçoit et traite les plaintes du public relatives au travail des journalistes et des médias lorsque le plaignant juge que les règles de bonnes pratiques contenues dans notre guide de déontologie n’ont pas été respectées. Le conseil ne fait pas d’autosaisie; il doit recevoir une plainte pour se pencher sur un dossier.

Le conseil accueille les plaintes sur tout ce qui est diffusé par les médias d’information au Québec, quel que soit le type de média ou la langue, et le CPQ étudie les plaintes, que le média soit membre ou non du conseil.

Quand une plainte est jugée fondée, quand il y a une étude en comité, si cela se rend à l’étude en comité, le média et le journaliste font face à quatre décisions possibles : une absolution; ce n’est pas un blâme. On estime alors que le média a commis une faute, mais qu’elle a été corrigée très rapidement. Cela peut aussi être considéré comme un manquement mineur; ce n’est pas un blâme non plus. On reconnaît qu’il y a eu une erreur, mais elle était si mineure qu’elle ne mérite pas un blâme. Il y a aussi, évidemment, le blâme lui-même. C’est la sanction par défaut lorsqu’il y a un manquement déontologique. Enfin, il y a le blâme sévère, qui est possible quand la faute ou les fautes sont estimées très graves ou qu’il s’agit d’une récidive.

Il y a une petite chose intéressante : quand on est membre du Conseil de presse au Québec, on s’engage à diffuser la décision dont on va faire l’objet. Si on a été blâmé, on est obligé de le diffuser sur nos plateformes.

Pour traiter plus particulièrement de la dimension de l’islamophobie, qui est à l’étude dans votre comité, précisons que notre guide de déontologie comporte une section, la section D, qui est précisément consacrée au respect des personnes et des groupes. Si on se penche sur l’article 19, qui porte précisément sur la discrimination, on peut lire ce qui suit :

Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir [des] préjugés.

Les journalistes et les médias d’information ne font mention de caractéristiques comme la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou d’autres caractéristiques personnelles que lorsqu’elles sont pertinentes.

Depuis 2016, le CPQ a traité une quinzaine de dossiers de plaintes touchant précisément les musulmans, soit une moyenne de deux par année. De ce nombre, seulement la moitié ont donné lieu à un blâme ou à un blâme sévère. Il faut noter qu’un dossier peut regrouper plusieurs plaintes, donc plusieurs plaignants. Si cela porte sur le même texte ou le même reportage, on va regrouper les plaintes en un seul dossier.

Si l’on tient compte du fait que le conseil répond chaque année à plusieurs centaines de requêtes sur le travail journalistique et que ces requêtes aboutissent à l’ouverture de quelque 200 dossiers officiels de plainte annuellement, il faut en conclure que l’islamophobie n’est pas un sujet sur lequel les médias diffusés au Québec sont souvent pointés du doigt.

On peut aisément convenir avec le comité que le contenu diffusé par les médias a une influence sur la perception que les gens ont des réalités, mais il y a d’autres vecteurs d’influence très importants comme la famille, l’école, les amis et les communautés sur les médias sociaux. On peut également convenir qu’avec la grande variété de médias œuvrant au Québec, on trouve dans les salles de rédaction un large spectre d’opinions à l’égard de sujets sensibles comme la religion et les gens qui la pratiquent. Il peut donc y avoir, à l’occasion, un dérapage.

À l’opposé, on peut aussi se dire que dans les grandes salles de rédaction, il y a une sensibilisation à l’égard de la discrimination et de ses conséquences. Alors, même si les balises de la liberté d’expression sont très larges, les directions des médias et les journalistes eux-mêmes ne veulent surtout pas se voir blâmés pour avoir incité à la haine ou avoir entretenu des préjugés.

Alors voilà, j’ai procédé succinctement et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

[Traduction]

La présidente : Merci beaucoup.

La sénatrice Bernard : Je vous remercie, monsieur Noreau, d’avoir été très patient et de nous avoir attendus alors que nous avions légèrement dépassé le temps qui nous était imparti pour entendre le groupe de témoins précédent. En fait, je n’ai qu’une question à vous poser. Je me demande si vous connaissez des exemples de ce que j’appellerais des pratiques exemplaires adoptées par des médias, des pratiques qui contribueraient à prévenir la propagation de la haine et les préjudices causés par l’islamophobie. Y a-t-il des médias qui font bien les choses?

[Français]

M. Noreau : Heureusement, je pense que oui, madame la sénatrice. Je pense qu’il y a des gens qui font les choses correctement, heureusement. Les pratiques exemplaires — si je me réfère au guide de déontologie —, le Conseil de presse du Québec n’est pas le seul à en avoir un. Radio-Canada a le sien, le Globe and Mail a le sien, le Toronto Star, et cetera. Les médias ont des codes de conduite, dans de larges proportions.

Est-ce que cela empêche des dérapages? Malheureusement, non. C’est pourquoi il existe un Conseil de presse au Québec et au Canada hors Québec. Ces conseils de presse sont là pour dire, en ce qui a trait aux bonnes pratiques et aux règles de déontologie, s’il y a eu incitation à la discrimination ou entretien de préjugés. On reçoit la plainte, on l’étudie et on l’évalue.

Ce que j’essayais de faire valoir — vous savez, j’ai écouté attentivement ce qui a été dit précédemment et je conviens aisément qu’il y a de la discrimination et qu’il peut y avoir de l’islamophobie au Canada. Il n’y a aucun doute là-dessus. Toutefois, dans le domaine de l’information, en ce qui a trait aux médias d’information eux-mêmes, on ne peut pas dire qu’on reçoit beaucoup de plaintes liées à cela. Alors moi, comme responsable du CPQ, je souligne le fait qu’on n’a pas beaucoup de plaintes à cet égard. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de dérapages ou qu’il y en aurait plus? Pour cela, il faudrait peut-être aller davantage vers une meilleure publicité ou une meilleure connaissance de ce que peuvent faire les conseils de presse à cet égard.

[Traduction]

La sénatrice Bernard : Je vous remercie de cette explication. À la fin, vous avez dit que le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de plaintes peut être dû au fait que les gens ne sont pas très conscients des problèmes. Je me demande comment quelqu’un peut savoir qu’il peut déposer une plainte officielle. Quel genre de processus est en place pour informer les gens de leurs droits à cet égard?

[Français]

M. Noreau : Merci, c’est une excellente question. Le conseil de presse est un organisme d’autorégulation doté de moyens limités. Nous faisons la diffusion de cette possibilité du mieux que l’on peut.

Vous savez, quand il y a une série de décisions qui sont rendues, on le diffuse sur les plateformes de communiqués de presse et c’est repris par les médias. Il y a là une certaine connaissance, mais on pourrait faire beaucoup mieux si on avait davantage de moyens, je ne vous le cache pas. Compte tenu du contexte financier dans lequel évoluent les conseils de presse — nous sommes financés par les médias eux-mêmes et disons que, aujourd’hui, les médias sont plus sensibles à leurs cotisations qu’ils l’ont déjà été. On travaille avec les moyens qu’on a. Certainement, une meilleure connaissance de l’existence de ces instances où on peut se plaindre et signaler des comportements qui nous apparaissent répréhensibles ne peut pas nuire, à mon avis.

[Traduction]

La sénatrice Duncan : Je remercie infiniment notre témoin d’avoir accepté de comparaître devant nous aujourd’hui.

Je m’intéresse au rôle que les conseils de presse et les médias eux-mêmes pourraient jouer dans la sensibilisation des journalistes et des médias canadiens à l’islamophobie et dans la promotion d’une couverture plus diversifiée et plus inclusive des communautés musulmanes. Je m’intéresse particulièrement aux régions rurales du Canada. Il y a beaucoup de petites villes au Canada où un journal est publié ou même une station de radio privée est diffusée. Quel rôle le conseil de presse pourrait-il jouer en matière d’éducation et de promotion d’une couverture plus inclusive? Par exemple, plus tôt aujourd’hui, nous avons entendu parler de nombreuses situations où des mosquées ont joué un rôle crucial dans la collectivité en soutenant les banques alimentaires. Quel rôle les conseils de presse pourraient-ils jouer en communiquant cette information dans les grands centres, puis en la transmettant aux communautés ou aux centres ruraux de l’ensemble du pays? Avez-vous des réflexions à communiquer au comité à ce sujet?

[Français]

M. Noreau : Merci de votre question. Évidemment, un conseil de presse, ça réagit à des plaintes. Le conseil existe pour que la qualité de l’information soit la meilleure possible. Alors, le conseil lui-même ne fait pas d’enquête ni d’autosaisie. Il doit recevoir des plaintes. Donc, il ne va pas pousser les médias à aller dans un sens ou dans un autre. Nous sommes ceux qui réprimandent et qui interviennent pour signaler une mauvaise pratique et pour dire de cesser de la faire. Ensuite, on explique les raisons pour lesquelles le média est blâmé.

Comme j’ai pratiqué le journalisme longtemps et dirigé des salles de presse, je constate qu’on soit du côté de la Croix-Rouge ou des Chevaliers de Colomb ou d’un organisme musulman qui crée quelque chose de positif dans sa communauté, souvent, on a l’impression que les médias ne font que très peu écho à ces gestes positifs. C’est vrai chez les musulmans, mais c’est aussi vrai chez les catholiques, chez les anglicans ou n’importe quelle autre communauté. Que font les médias? Ils sont comparables à un chien de garde. Ils ne sont pas les promoteurs de quelque chose de particulier. Ils sont les chiens de garde de l’administration publique et de la bonne administration des affaires de l’État. Ils ont davantage un regard critique qu’un rôle de promotion. Cela étant, dans beaucoup d’hebdomadaires, on va voir, comme dans les communautés rurales, des espaces et des photos montrant qu’il y a eu de l’argent amassé, etc. Vous avez l’air sceptique par rapport ma réponse, sénatrice.

[Traduction]

La sénatrice Duncan : Ce que je vous entends dire, c’est que vous vous concentrez davantage sur ce qu’il ne faut pas faire que sur ce qui pourrait être fait. Ne pensez-vous pas que les conseils pourraient être responsables d’élaborer un code de pratiques exemplaires pour les médias en ce qui concerne la couverture des organisations musulmanes ou même d’autres organisations? Nous nous concentrons aujourd’hui sur l’islamophobie, mais ne serait-il pas utile que le conseil de presse publie des pratiques exemplaires? Il ne s’agit pas nécessairement de couvrir les meilleurs événements ou les meilleures collectes de fonds, mais simplement de définir les meilleures pratiques.

[Français]

M. Noreau : Pour ce qui est des pratiques exemplaires, madame la sénatrice, elles existent et elles sont vraiment très bien codifiées. Que ce soit le Guide des normes et pratiques journalistiques de La Presse, le Guide de déontologie des journalistes du Québec de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec ou les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, tout ça édicte très clairement quelles sont les pratiques exemplaires.

[Traduction]

La sénatrice Duncan : Je connais bien la CBC. Nous recevions un guide de prononciation. Cela remonte à de nombreuses années. Je me souviens que, lorsque je travaillais dans le domaine du sport, on nous fournissait un guide pour nous aider à prononcer le nom de Martina Navratilova, quand elle était toujours active. Ces pratiques exemplaires auraient-elles été examinées sous l’angle de l’islamophobie pour veiller, par exemple, à indiquer qu’il ne serait pas approprié de communiquer avec un imam au cours d’un jour saint particulier ou dans d’autres situations auxquelles je ne peux pas penser immédiatement? D’autres personnes assises à la table pourraient peut-être penser à d’autres exemples. Ces meilleures pratiques ont-elles été examinées sous l’angle de l’islamophobie au Canada et de la lutte contre l’islamophobie?

La présidente : Reconnaît-on seulement l’existence de l’islamophobie dans les témoignages que nous entendons en ce moment?

[Français]

M. Noreau : Il y a très certainement, dans tous les guides de déontologie, la reconnaissance du fait qu’il faut contrer la discrimination. Cela inclut l’islamophobie et toutes les autres discriminations. Quand on parle de pratiques exemplaires des médias, on cherche à éviter tout ce qui est nuisible. Alors, oui, il faut être rigoureux, indépendant et rechercher la vérité, et il ne faut pas faire preuve de discrimination; c’est élémentaire. Je parle toujours des contenus d’information, ici, parce que ce que les conseils de presse évaluent, ce sont les contenus d’information, les contenus produits par les journalistes. Donc, on examine ce qui est fautif. C’est ce qu’on nous amène comme plainte qui nous fait réagir, mais du côté de la discrimination, on ne peut pas dire qu’il y a un déluge de plaintes. Est-ce que c’est parce que les conseils de presse ne sont pas suffisamment connus? Je n’en sais rien. Une chose est certaine, on reçoit 240 plaintes par année et il n’y a pas au Conseil de presse du Québec un déluge de plaintes relatives à la discrimination.

[Traduction]

La présidente : Êtes-vous satisfaite, sénatrice Duncan, ou avez-vous une question complémentaire à poser?

La sénatrice Duncan : En ce qui concerne les pratiques exemplaires, madame la présidente, je pensais conseiller aux médias de sensibiliser, par exemple, les Canadiens au ramadan, car tous les Canadiens ne comprendront pas de quoi il s’agit ou ne connaîtront pas bien la signification de cette fête. Si vous vivez dans une grande ville ou que vous avez des contacts avec la communauté musulmane, vous comprendrez peut-être la situation, mais la pratique exemplaire consisterait à expliquer ce que la fête représente pour la communauté musulmane. Ce code de pratiques exemplaires est-il en place? C’est ce que j’essayais de dire, un peu maladroitement je l’admets.

La présidente : Ce que la sénatrice veut savoir, c’est si vous connaissez des pratiques exemplaires qui tiennent compte non seulement de l’Islam, mais aussi d’autres religions.

[Français]

M. Noreau : Les dimensions éthiques et les dimensions de bonnes pratiques en matière de déontologie sont discutées régulièrement lors de congrès et il y a aussi des émissions de télévision qui se penchent là-dessus. On ne peut pas dire que ces pratiques ne sont pas comprises. Elles sont très bien comprises. Est-ce qu’elles sont mises en pratique tout le temps? Non, mais à ce moment-là, c’est pourquoi un conseil de presse existe, c’est pour dire qu’il y a un dérapage. Si je donnais un contre-exemple, on a fait beaucoup de cas de l’attentat du 29 janvier 2017 à la mosquée de Québec. On a écrit beaucoup de papiers sur le jeune homme, sur ce qui s’était passé et sur les victimes.

Chaque année, tous les grands médias québécois y reviennent et parlent de la commémoration, alors on travaille à faire comprendre le dérapage qui a eu lieu, on contribue à cela. Il y a une contribution positive à la compréhension. On va relater ce que le maire de Québec va dire à ce sujet, on va entendre celui qui était le président du Centre culturel islamique, M. Benabdallah.

Alors, oui, il y a du positif, il y a eu un aspect négatif atroce, mais il y a du positif qui transpire aussi dans les médias; cela s’est passé il y a six ans et tous les ans, on rappelle cet événement pour essayer d’en contrer l’effet, l’impact.

Le sénateur Cardozo : Merci, monsieur Noreau de votre présentation.

Je voudrais vous poser une question sur la liberté d’expression, que vous avez mentionnée à la fin de votre présentation. Selon vous, quelle est la limite ou la frontière entre un discours libre et un discours haineux? Avez-vous des exemples de décisions où vous avez tranché des questions qui étaient difficiles à traiter?

M. Noreau : Merci de votre question, monsieur le sénateur.

Absolument, vous avez raison, nous nous sommes déjà penchés sur ce type de plaintes. Il y a une différence entre un discours qui est qualifié de libre par la liberté d’expression, et le fait d’inciter à la haine, à la violence et à entretenir des préjugés.

J’ai transmis à votre comité un document. À la fin du document, il y a une série de décisions rendues par le Conseil de presse du Québec. Dans les premiers cas, qui sont en début de liste, vous avez de ces exemples de propos tenus sur la base de rumeurs, des textes écrits où on disait que les gens d’une mosquée refusaient de voir des femmes travailler sur un chantier de construction les jours de prière ou à l’heure de la prière. Ce n’était fondé sur absolument rien, alors on voit une incitation à des préjugés, à la haine et à une discrimination flagrante. Nous avons alors émis un blâme sévère dans un dossier comme celui-là.

Le sénateur Cardozo : Juste avant votre présentation, un témoin a répondu à la même question. Elle a dit que la ligne est : « quand cela fait mal ». Êtes-vous d’accord avec cela?

M. Noreau : Malheureusement, vous savez, les tribunaux ont interprété la liberté d’expression avec de très larges balises et le droit de ne pas être offensé, malheureusement, n’est pas reconnu comme un droit fondamental.

Alors, oui, il peut y avoir des opinions qui sont offensantes, mais qui restent à l’intérieur des limites de la liberté d’expression. Je ne suis pas juge ni avocat, mais je comprends très bien ce que la dame entendait par « quand cela fait mal ». Souvent quand cela fait mal ainsi, c’est souvent parce qu’on tombe dans le préjugé et dans la haine, et qu’on veut ostraciser et discriminer les gens. Alors, oui, cela est l’affaire du conseil, mais pour ce qui est de la liberté d’expression au Canada, les balises sont très très larges : pas d’incitation à la haine, pas d’incitation à la violence et, évidemment, pas de diffamation.

Le sénateur Cardozo : L’accent est mis sur la notion d’incitation.

M. Noreau : Vous savez, à un moment donné, le comité de plaintes de notre conseil de presse reçoit une plainte où le plaignant s’est exprimé en disant : « Cela est discriminatoire, cela entretient des préjugés ». Le média peut avoir répondu : « Non, pas vraiment, pour telle et telle raison ». Alors, le comité de plaintes analyse cela. Quelquefois, le contexte n’est pas toujours parfaitement clair et évident, mais si le contexte suggère l’entretien d’un préjugé, l’incitation à la haine, alors oui, il y aura un blâme, mais cela reste un blâme qui est celui d’un tribunal d’honneur, qui est diffusé par d’autres médias, par des médias, et qui explique que ces comportements sont répréhensibles.

Le sénateur Cardozo : J’aimerais connaître votre point de vue sur la différence entre la presse écrite et la presse audiovisuelle, comme la radio et la télévision.

Lorsque j’étais conseiller au CRTC, il y a quelques années, je me rappelle d’exemples où les journaux critiquaient le CRTC pour avoir fixé une limite à certains mots abusifs dans le cas de Howard Stern, mais où les journaux, dans les articles mêmes sur cette question, ne publiaient pas ces mots eux-mêmes. Est-ce que vous avez un standard différent des autres médias, êtes-vous plus chrétien que les autres?

M. Noreau : Évidemment, au Conseil de presse du Québec, on va se tenir très près de ce que sont toutes les bonnes pratiques. Alors, s’il y a des mots que l’on ne doit pas prononcer pour ne pas inciter à la haine ou à la discrimination, c’est certain qu’on va être très rigoureux à cet égard.

Vous savez, dans les médias écrits et les médias électroniques, il y a un partage, en ce sens que le CRTC exerce — on l’a vu dans l’affaire Jeff Fillion à CHOI FM quand vous êtes intervenu pour faire suspendre la licence tellement il y avait du dérapage. Les conseils de presse, le CRTC et les tribunaux travaillent conjointement afin de circonscrire ces tristes réalités que sont la discrimination, l’islamophobie ou ce type de dérapages. Il faut travailler ensemble, se faire connaître et peut-être être un peu plus présent sur le plan de la publicité, mais on travaille avec les moyens qu’on a.

Le sénateur Cardozo : Est-ce que la couverture sur le sujet de l’islamophobie est différente entre la presse écrite et les autres médias?

M. Noreau : Permettez-moi de répondre au moyen des exemples que je fournis : depuis 2016, on parle de médias électroniques dans la majorité des cas.

Le sénateur Cardozo : Juste pour partager avec nous la question des médias sociaux, est-ce que cela change beaucoup le débat sur les races, l’immigration, et cetera? Quel est votre point de vue sur le rôle des médias sociaux?

M. Noreau : Je suis évidemment très d’accord avec vous quant au fait que les médias sociaux sont des vecteurs beaucoup plus importants en matière d’impact sur la discrimination; ils ont un impact qui est beaucoup plus grand que celui des médias.

Vous savez, dans les médias traditionnels, les médias écrits et même la radio et la télévision, il n’y a pas d’énorme dérapage, mais sur les médias sociaux, c’est tout et n’importe quoi à la fois. Pour cela, en mon sens, il devrait y avoir une intervention un peu plus sévère de la part de ceux qui peuvent intervenir.

Le sénateur Cardozo : Merci beaucoup.

M. Noreau : Merci à vous.

[Traduction]

La présidente : Merci.

Je tiens à remercier sincèrement le témoin d’avoir accepté de participer à notre importante étude. Nous vous sommes très reconnaissants de l’aide que vous nous avez apportée dans le cadre de notre étude.

(La séance est levée.)

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